Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 41-72).
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ACTE DEUXIÈME


La scène représente la rue et l’izba de Piotr. À gauche, l’izba avec une terrasse et l’escalier au milieu. À droite, la porte cochère et un coin de la cour. Près de ce coin, Anicia carde du chanvre. — Six mois entre le premier et le second acte.



Scène PREMIÈRE

ANICIA, seule.

anicia s’arrête et écoute.

Encore quelque chose qui bourdonne ? Il doit être descendu du poêle.



Scène II

ANICIA, AKOULINA. Akoulina entre, portant deux seaux accrochés à une palanche.

ANICIA

Il appelle. Va voir ce qu’il veut. Le voilà qui beugle.

AKOULINA

Et toi donc ?

ANICIA

Va, on te dit ! (Akoulina entre dans l’izba.)


Scène III


ANICIA, seule.

Il m’a mise à bout de forces… Il ne veut pas dire où il a son argent… Voilà ! hier, il était dans le vestibule, il l’a peut-être caché là ; aujourd’hui, je ne sais plus où… C’est encore heureux qu’il n’ose pas s’en séparer et que l’argent reste dans la maison. Ah ! si je le trouvais ! Hier, il l’avait sur lui ; aujourd’hui, je ne sais plus !… Ah ! Il m’a mise sur les dents.



Scène IV

ANICIA, AKOULINA. Akoulina sort de l’izba en nouant les coins de son fichu.

ANICIA

Où vas-tu ?

AKOULINA

Où je vais ? Il veut qu’on aille chercher la tante Marfa. — « Va chercher la sœur, qu’il dit, je vais mourir ! J’ai un mot à lui dire ! »

anicia, à part.

Il fait chercher sa sœur ! Oh ! ma tête, oh ! Il a l’idée de lui remettre son argent. Que faire ? (À Akoulina.) Ne sors pas ! Où vas-tu ?

AKOULINA

Eh bien ! Chercher la tante.

ANICIA

N’y va pas, je te dis ! J’irai moi-même. Va plutôt à la rivière pour rincer le linge, autrement tu n’auras pas le temps de finir avant la nuit.

AKOULINA

Mais il me l’a ordonné…

ANICIA

Va où je t’envoie. Je te répète que j’irai moi-même chercher Marfa. N’oublie pas de prendre les chemises qui sèchent sur la haie.

AKOULINA

Les chemises ? Tu ne vas pas y aller et il l’a ordonné.

ANICIA

Je te dis que j’y vais. Où est Anioutka ?

AKOULINA

Anioutka ? Elle garde les veaux.

ANICIA

Envoie-la ici. Ils ne s’en iront pas. (Akoulina ramasse le linge et sort.)



Scène V


ANICIA, seule.

Si je n’y vais pas, il se fâchera ; si j’y vais, il remettra son argent à sa sœur. Toutes mes peines seront perdues. Je ne sais que faire. Ma tête va se fendre ! (Elle continue son travail.)


Scène VI

ANICIA, MATRIONA. Matriona entre avec un bâton, portant un petit paquet.

MATRIONA

Que Dieu te soit en aide, ma fraise ! (Anicia se retourne, jette son travail et fait claquer ses mains de joie.)

ANICIA

Je ne t’attendais pas, petite tante ! C’est le bon Dieu qui t’envoie au bon moment !

MATRIONA

Eh bien ?

ANICIA

J’ai la tête perdue… malheur !

MATRIONA

Eh bien ? Il vit encore à ce qu’on dit ?

ANICIA

Ah ! tais-toi, il ne se décide ni à vivre, ni à mourir !

MATRIONA

Et l’argent ? Il ne l’a remis à personne ?

ANICIA

Tout à l’heure, il a envoyé chercher Marfa, sa sœur. Ça doit être à propos de l’argent.

MATRIONA

Évidemment. Est-ce qu’il ne l’aurait pas déjà remis à quelqu’un ?

ANICIA

Non, il n’y a personne… Je le guigne comme un vautour…

MATRIONA

Où est-il donc, l’argent ?

ANICIA

Il ne le dit pas. Je ne puis pas arriver à le savoir. Il change toujours ses cachettes. Je suis gênée à cause d’Akoulina… elle est bête, oui, mais elle m’épie aussi. Elle monte la garde ! Oh ! ma pauvre tête ! Je suis éreintée !

MATRIONA

Eh ! ma fraise, il te fera passer l’argent sous le nez et tu auras le temps de pleurer tout le restant de ta vie. Ils te mettront dehors… sans rien. Tu auras peiné toute ton existence, ma chère, autour de ce vieux grigou, et quand tu seras veuve, il faudra que tu mendies.

ANICIA

Tais-toi, petite tante ! Mon cœur se déchire. Je ne sais comment faire. Je ne sais pas même de qui prendre conseil. J’ai bien parlé à Nikita, mais il ne se sent pas le courage de se mêler à l’affaire. Il m’a dit seulement hier que l’argent était sous le plancher.

MATRIONA

Eh bien, y as-tu cherché ?

ANICIA

Pas possible, il est toujours là. À ce que j’ai pu voir, tantôt il l’a sur lui et tantôt il le cache.

MATRIONA

Rappelle-toi bien, ma fille, que si tu manques ton coup une fois, ce sera irréparable et pour toute ta vie ! (À voix basse.) Lui as-tu donné du thé fort ?

ANICIA

Oh ! (Elle veut répondre et se tait en apercevant la voisine.)



Scène VII

Les Mêmes, UNE COMMÈRE. Passant devant l’izba, elle a entendu un cri. À Anicia.

LA COMMÈRE

Commère ! Anicia ! Eh ! Anicia ! N’est-ce pas ton vieux qui appelle ?

ANICIA

Il tousse toujours comme ça ; on dirait qu’il crie. Il est bien mal.

la commère, s’avançant vers Matriona.

Bonjour, petite grand’mère. D’où viens-tu donc ?

MATRIONA

De chez moi, ma chère, je viens prendre des nouvelles de mon fils. Je lui apporte des chemises ; tu sais bien, on pense toujours à son enfant.

LA COMMÈRE

C’est évident. (À Anicia.) Je voulais, commère, blanchir les toiles, mais je crois que c’est encore trop tôt. Personne n’a commencé.

ANICIA

Pourquoi se presser ?

MATRIONA

Est-ce qu’il a communié ?

ANICIA

Oui, le pope est venu hier.

la commère, à Matriona.

Moi aussi, hier, petite mère, j’ai jeté sur lui un coup d’œil. Je ne sais à quoi tient sa vie. Ce qu’il a maigri ! Hier, ma petite mère, il se mourait tout à fait… on l’a mis sous les saintes images, nous l’avons déjà pleuré et nous nous préparions même à le laver…

ANICIA

Et il revit ! Il s’est levé et il rôde encore.

MATRIONA

Lui donnerez-vous l’Extrême-Onction ?

ANICIA

On nous le conseille. S’il vit encore, nous enverrons chercher le pope demain.

LA COMMÈRE

Ça doit être bien embêtant pour toi, tout ça, ma petite Anicia. On a raison de dire que le plus malade n’est pas celui qui est au lit, mais celui qui est autour.

ANICIA

Il faudrait bien pourtant que cela finisse d’une façon ou de l’autre.

LA COMMÈRE

Pour sûr ! Voilà une année qu’il se meurt ! Il te lie les mains.

MATRIONA

Ce n’est pas gai non plus d’être veuve. C’est bon quand on est jeune, mais quand on vieillit, personne ne vous plaint. La vieillesse n’est pas une joie. Voyez moi, par exemple, je ne viens pas de loin et je suis éreintée, je ne sens plus mes jambes. Où est donc mon petit ?

ANICIA

Il laboure. Entre donc, nous chaufferons le samovar. Tu vas te refaire avec une tasse de thé.

matriona, s’asseyant.

C’est vrai, mes chères, c’est que je suis fatiguée. Quant à l’Extrême-Onction, c’est absolument nécessaire. On dit que c’est utile pour l’âme.

ANICIA

Oui, nous enverrons demain…

MATRIONA

Ce sera mieux comme ça. Et chez nous, ma fille, il y a noce.

LA COMMÈRE

Comment donc ? Au printemps ?

MATRIONA

Le proverbe est bien juste : quand un pauvre homme se marie, sa nuit est courte. Semion Matveitch épouse Marina.

ANICIA

Elle a tout de même trouvé son bonheur.

LA COMMÈRE

Il est veuf, je crois. Il l’a prise pour ses enfants.

MATRIONA

Il en a quatre. Quelle fille un peu propre aurait accepté ? Il l’a prise et elle est contente. Dame ! On buvait du vin et il paraît qu’il y a du louche… le verre était percé…

LA COMMÈRE

Oui, en effet, on en causait ! Et le mari, a-t-il quelque aisance ?

MATRIONA

Jusqu’ici, ils ne vivent pas trop mal.

LA COMMÈRE

Il n’y a pas beaucoup de filles qui accepteraient des enfants ; par exemple, chez nous, Mikhaïlo, c’est un paysan, ma petite mère…

VOIX DE PAYSAN

Eh ! Mavra, où le diable t’emporte-t-il ? Fais rentrer la vache ! (La voisine s’en va.)



Scène VIII

ANICIA, MATRIONA

matriona, pendant que la voisine s’en va, elle parle d’une voix égale.

On l’a mariée, ma fille. Au moins, maintenant que la voilà loin du péché, mon imbécile n’aura plus d’idées sur Nikita. (Puis tout à coup, à voix basse.) La voilà partie… Eh bien, lui as-tu fait prendre le thé ?

ANICIA

Ne me rappelle pas ça. Il ferait mieux de mourir tout seul. Il ne meurt pas tout de même, et je n’ai fait que me mettre un péché sur la conscience. Oh ! ma tête ! Pourquoi m’as-tu donné ces poudres ?

MATRIONA

Eh bien ! ma fille, ce sont des poudres qui font dormir, pourquoi ne lui en donnerais-tu pas ? Il n’y a pas de mal à cela.

ANICIA

Je ne parle pas de celles qui font dormir, mais des autres, des blanches…

MATRIONA

Eh bien ! ma fraise, les blanches, ce sont des poudres médicinales.

anicia, soupirant.

Je sais, mais j’ai peur tout de même. Oh ! si tu savais comme il m’a éreintée…

MATRIONA

Et tu en as employé beaucoup ?

ANICIA

Je lui en ai donné deux fois.

MATRIONA

Tu n’as rien remarqué ?

ANICIA

J’ai trempé dedans le bout de ma langue ; c’était légèrement amer. Lui, il les a prises dans le thé et il a dit : — Même le thé me dégoûte ! Et moi je lui ai dit : — Tout paraît amer aux malades. Oh ! ma tante, ce que je me sentais mal à l’aise !

MATRIONA

N’y pense pas ! Quand on y pense, c’est pire !

ANICIA

Tu aurais mieux fait de ne pas me les donner et de ne pas m’induire en péché. Quand je me souviens, cela m’arrache le cœur. Pourquoi me les as-tu données ?

MATRIONA

La ! la ! la ! ma fraise, que Dieu te garde ! Pourquoi tout rejeter sur moi ? Ne va pas faire passer tes idées pour les miennes ! S’il arrive quoi que ce soit, je m’en lave les mains. Je ne sais rien de rien. Je baiserai la croix et je jurerai que je n’ai pas vu les susdites poudres. Je n’en ai même pas entendu parler. Penses-y bien, ma fille ! Dernièrement, nous causions de toi : — Comme elle doit souffrir, la pauvre ! Une belle-fille qui est bête, un homme qui est pourri, une vraie emplâtre ! Que faire de bon avec une vie pareille ?

ANICIA

Mais, moi, je ne m’en dédirai pas ! Avec l’existence que je mène, non seulement il y a de quoi s’engager dans une pareille aventure, mais il y aurait de quoi se pendre ou l’étrangler ! Est-ce une vie, ça ?

MATRIONA

À la bonne heure. Maintenant il n’y a plus de temps à perdre ! D’une manière ou d’une autre, il faut trouver son argent et lui faire boire du thé.

ANICIA

Oh ! ma pauvre tête ! Je ne sais plus que faire. Je me sens mal à l’aise. Ah ! s’il mourait donc tout seul ! C’est que je crains de charger ma conscience.

matriona, méchamment.

Pourquoi ne dit-il pas où est l’argent ? A-t-il envie de l’emporter avec lui pour que les autres n’en profitent pas ? Est-ce juste, ça ? Que Dieu nous garde ! Tant de gros sous qui seraient perdus pour tout le monde ! Ce n’est pas un péché, ça ! Qu’est-ce qu’il fait donc !

ANICIA

Je ne sais plus moi-même ! Je suis à bout de forces !

MATRIONA

Qu’est-ce que tu ne sais pas ! L’affaire est claire. Si tu manques ton coup maintenant, tu t’en repentiras toujours. Il remettra l’argent à sa sœur et tu resteras sur le pavé.

ANICIA

Il a déjà envoyé la chercher. Il va falloir que j’y aille.

MATRIONA

Attends avant d’y aller. D’abord, va chauffer le samovar ; nous lui ferons boire du thé et nous chercherons l’argent ensemble. Peut-être arriverons-nous à mettre la main dessus.

ANICIA

Et s’il nous arrive malheur ?

MATRIONA

Que voudrais-tu donc faire ? On ne peut pas rester les bras croisés. Te contenteras-tu de voir l’argent et de ne pas y toucher. Agis !

ANICIA

Alors, je vais faire bouillir le samovar.

MATRIONA

Va ! ma fraise, fais ce qu’il faut pour n’avoir rien à regretter. Voilà ! (Anicia s’en va. Matriona la rappelle.) Surtout ne dis rien de tout cela à Nikita. Tu sais comme il est simple. Dieu veuille qu’il n’apprenne rien au sujet des poudres, car je ne sais de quoi il est capable ! Il est si sensible, vois-tu ! Il n’osait pas seulement saigner un poulet. Ne lui dis pas, il ne comprendrait rien… (Elle s’arrête épouvantée en voyant paraître Piotr sur le seuil.)



Scène IX

Les Mêmes, PIOTR. Il se cramponne après le chambranle de la porte et d’une voix faible.

PIOTR

Il n’y a donc pas moyen de vous avoir ! Oh ! Anicia, qui est là ? (Il tombe sur un banc.)

anicia, sortant de son coin.

Pourquoi es-tu sorti ? Tu aurais mieux fait de rester où tu étais.

PIOTR

Est-ce que la fille est allée chercher Marfa ?… Je souffre… Oh ! si la mort venait donc !…

ANICIA

La fille n’a pas le temps. Je l’ai envoyée à la rivière. Attends un peu. Quand j’aurai fini, j’irai moi-même.

PIOTR

Envoie Anioutka !… Où est-elle ! Oh ! je souffre ! Oh ! c’est ma mort !…

ANICIA

Je l’ai déjà envoyée chercher.

PIOTR

Oh !… Où est-elle donc ?…

ANICIA

Où est-elle ? Que la paralysie lui casse les os !

PIOTR

Oh !… Je n’en peux plus !… Cela me brûle les entrailles… C’est comme si on me perçait avec une vrille !… Pourquoi me laissez-vous seul, comme un chien ?… Je n’ai pas même quelqu’un pour me donner à boire… Oh !… Envoie-moi Anioutka…

ANICIA

La voilà ! Anioutka, va trouver ton père.



Scène X

Les Mêmes, ANIOUTKA, entrant vivement. Anicia s’en va dans le coin.

PIOTR

Va t’en… oh !… chercher… la tante Marfa… Dis-lui… le père l’appelle… qu’elle vienne… j’en ai besoin…

ANIOUTKA

Eh bien…

PIOTR

Attends !… Dis-lui de se presser… Dis-lui que je meurs… oh !…

ANIOUTKA

Je prends mon fichu et j’y cours ! (Elle sort en courant.)



Scène XI

PIOTR, ANICIA, MATRIONA

matriona, clignant de l’œil.

Eh bien ! ma fille, n’oublie pas ton affaire. Va dans l’izba et fouille partout… Fais comme les chiens, quand ils cherchent leurs puces. Furète partout, moi, je le fouillerai tout à l’heure !

anicia, à Matriona.

Avec toi, je me sens plus de courage. (Elle s’avance vers le perron. À Piotr.) Faut-il faire bouillir le samovar ? C’est la tante Matriona qui est venue voir son fils, vous prendrez le thé ensemble.

PIOTR

Eh bien, fais !… (Anicia entre dans l’izba.)



Scène XII

PIOTR, MATRIONA. Matriona s’avance vers le perron.

PIOTR

Bonjour !

MATRIONA

Bonjour, mon bienfaiteur ! Bonjour, chéri ! Je vois que tu es toujours malade. Ce que mon vieux te plaint ! — « Va, qu’il m’a dit, prendre de ses nouvelles. » Il t’envoie le bonjour. (Elle s’incline encore une fois.)

PIOTR

Je me meurs…

MATRIONA

Oui, en te regardant, Ignatitch, je vois bien que le mal n’erre pas au milieu des bois, mais bien parmi les gens. Tu as maigri, tu as bien maigri, mon cher ! Et dam ! la maladie n’embellit pas.

PIOTR

C’est ma mort qui arrive…

MATRIONA

Eh bien ! Piotr Ignatitch, c’est la volonté du Seigneur ! On t’a administré, avec l’aide de Dieu, tu recevras l’Extrême-onction… tu as heureusement une femme intelligente… On t’enterrera, et on fera le repas des funérailles, le tout bien convenablement, et mon fils, en attendant, fera marcher la maison.

PIOTR

Mais, qui commandera ?… La femme n’est pas sérieuse… elle s’occupe de bêtises… C’est que je sais tout, moi… je le sais… La fille est un peu simple… elle est jeune aussi… Peu à peu… j’ai monté ma maison… et il n’y aura personne pour la faire marcher… Cela me peine ! (Il pleure.)

MATRIONA

Si c’est à cause de ton argent, tu peux disposer…

piotr, à Anicia qui est dans l’izba.

Anioutka ! Est-elle partie ?

MATRIONA, à part.

Il se rappelle toujours.

anicia, de l’izba.

Elle est partie tout de suite. Entre donc dans l’izba. Je t’aiderai.

piotr

Laisse-moi ici… pour la dernière fois… L’air est lourd… en dedans… Je souffre… Oh ! ça m’a brûlé le cœur… Je voudrais mourir…

MATRIONA

Si Dieu ne la retire pas, l’âme ne sort pas toute seule. Dieu dispose de la vie et de la mort, Piotr Ignatitch, et on ne peut pas prédire la mort. Il arrive qu’on se rétablit. Ainsi, chez nous, nous avions un paysan qui agonisait…

PIOTR

Non ! Je sens que je mourrai aujourd’hui… Je le sens ! (Il s’appuie au mur et ferme les yeux.)



Scène XIII

Les Mêmes, ANICIA

anicia

Eh bien ? Rentres-tu, oui ou non ? Tu te fais bien attendre, Piotr ! Eh Piotr !

matriona, se retire un peu et appelle du doigt Anicia.

Eh bien ?

anicia, descendant le perron, à Matriona.

Rien !

MATRIONA

As-tu bien cherché ? Sous le plancher ?

ANICIA

Il n’est pas là non plus. C’est peut-être dans le grenier. Il y est monté hier.

MATRIONA

Cherche, cherche partout !… Dans tous les coins… Je crois qu’il mourra aujourd’hui… tout seul. Il a les ongles bleus et le teint est devenu terreux. Est-ce que le samovar est prêt ?

ANICIA

Il va bouillir.



Scène XIV

Les Mêmes, NIKITA. Il arrive du côté opposé et si c’est possible à cheval. Il s’approche de la porte cochère.

nikita, à sa mère.

Bonjour, mère ! Tout le monde va bien à la maison ?

MATRIONA

Oui, Dieu merci !

NIKITA

Et le patron, comment va-t-il ?

MATRIONA

Doucement, le voilà ! (Elle indique le perron.)

NIKITA

Eh bien, qu’il reste ! Qu’est-ce que cela me fait ?

piotr, ouvrant les yeux.

Nikita ! Eh ! Nikita, viens ici ! (Nikita s’approche. Anicia parle à voix basse avec Matriona.) Pourquoi es-tu rentré si tôt ?

NIKITA

J’ai fini de labourer.

PIOTR

As-tu labouré la bande, derrière le pont ?

NIKITA

C’est trop loin pour y aller.

PIOTR

Loin ! Oui, d’ici, en effet, c’est plus loin. Faudra y aller exprès maintenant. Puisque tu y étais… (Anicia, sans se faire voir, écoute.)

matriona, s’avançant.

Ah ! mon fils, pourquoi n’es-tu plus dévoué pour ton patron ? Le patron est infirme. Il a confiance en toi, tu dois le servir comme ton propre père. Fais tous tes efforts, sers-le bien ! C’est comme ça que je t’ai dit de faire.

PIOTR

Eh bien ! va sortir les pommes de terre de la cave… les femmes, oh !… iront les trier…

Anicia, à part.

Tu attendras un peu avant que j’y aille. Il veut encore renvoyer tout le monde… C’est que maintenant il a l’argent sur lui… Il veut le cacher.

PIOTR

Quand le temps de les semer sera venu, elles seront pourries. Oh !… je n’en peux plus !… (Il se lève !)

matriona monte vivement sur le perron et soutient Piotr.

Veux-tu que je t’aide à rentrer ?

PIOTR

Oui ! (Il s’arrête.) Nikita !

nikita, bourru.

Quoi, encore ?

PIOTR

Je ne te verrai plus… Je vais mourir aujourd’hui… Pardonne-moi, pour l’amour de Dieu, pardonne-moi, si je t’ai offensé… un jour ou l’autre, par paroles… ou par actions… Il y a eu de tout ! Pardonne-moi !

NIKITA

Je n’ai pas à te pardonner. Nous sommes tous pécheurs.

MATRIONA

Ah ! mon fils, écoute bien ce qu’il te dit !

PIOTR

Pardonne, pour l’amour de Dieu ! (Il pleure.)

nikita, très ému.

Dieu te pardonnera, oncle Piotr ! Je n’ai pas à t’en vouloir, tu ne m’as jamais fait de mal. Pardonne-moi, toi ! Peut-être suis-je plus coupable envers toi ! (Il pleure. Piotr sort en sanglotant. Matriona le soutient.)



Scène XV

NIKITA, ANICIA

ANICIA

Oh ! ma pauvre tête ! Ce n’est pas pour rien qu’il a parlé ! Il doit avoir quelque chose dans la tête ! (Elle s’avance vers Nikita.) Pourquoi donc as-tu dit que l’argent était sous le plancher ? Il n’y est pas.

nikita, pleurant, après une pause.

Il ne m’a jamais fait de mal, au contraire, il ne m’a fait que du bien. Et moi, voilà ce que j’ai fait !

anicia

Assez ! Où est l’argent ?

nikita, fâché.

Que sais-je, moi ? Cherche-le.

anicia

Qu’as-tu à être si sensible ?

NIKITA

Il me fait peine. Comme il s’est mis à pleurer ! Heu !

ANICIA

C’est bien la peine d’avoir pitié de lui, qui t’a toujours traité comme un chien ! Tout à l’heure, il ordonnait encore de te chasser de la maison. C’est de moi que tu devrais avoir pitié.

NIKITA

Et pourquoi donc ?

ANICIA

Il mourra et il aura caché son argent.

NIKITA

N’aie pas peur ! Il ne le cachera pas.

ANICIA

Oh ! mon petit Nikita, il a envoyé chercher la sœur ! Il veut le lui remettre. Malheur à nous ! Comment vivrons-nous s’il lui donne de l’argent ? Ils nous mettront dehors. Fais ton possible. Tu as dit hier qu’il était allé au grenier ?

NIKITA

Oui, je l’ai vu qui en sortait, mais je ne sais où il a pu le mettre.

ANICIA

Oh ! ma pauvre tête ! Faut-il que j’y aille voir ! (Nikita s’éloigne.)



Scène XVI

Les Mêmes, MATRIONA. Elle sort de l’izba, descend du perron et parle à voix basse à Anicia.

MATRIONA

Ne cherche plus, l’argent est sur lui ! Je l’ai tâté. Il est suspendu à son cou par un cordon.

ANICIA

Oh ! ma pauvre tête !

MATRIONA

Si tu ne l’attrapes pas tout de suite, tu iras le chercher sur l’aile de l’aigle. La sœur va venir, alors bonjour !

ANICIA

C’est vrai ! Elle va venir et il lui remettra… Que faire alors ?

MATRIONA

Que faire ? Regarde ici, le samovar a bouilli, fais du thé et verse-le-lui ! (À voix basse.) Et vide tout ce qu’il y a dans le papier… Puis, fais-le boire… Quand il aura bu une tasse, alors cherche… Ne crains rien… Il n’ira pas le raconter !

ANICIA

J’ai peur !

MATRIONA

Ne dis pas de bêtises ! Fais vite. Moi, j’attendrai la sœur s’il le faut. Et surtout, ouvre l’œil ! Agriffe l’argent et apporte-le ici. Nikita le cachera.

ANICIA

Oh ! ma tête ! Je ne sais par où commencer.

MATRIONA

Pas de réflexions ! Fais ce que je te dis ! Nikita !

NIKITA

Quoi ?

MATRIONA

Attends ici, sur le banc, pour le cas où il y aurait à faire…

nikita, avec un geste d’ennui.

Oh ! Ces femmes ! Elles inventent toujours quelque chose. Décidément, elles vont me faire perdre la tête. Ah ! laissez-moi tranquille, vaudrait mieux que j’aille sortir les pommes de terre de la cave.

matriona, le retenant par le bras.

Attends, je te dis !



Scène XVII

Les Mêmes, ANIOUTKA, entrant.

ANICIA

Eh bien ?

ANIOUTKA

Elle était dans le potager de sa fille. Elle va venir.

ANICIA

Elle va venir… qu’allons-nous faire ?

matriona, à Anicia.

Tu as le temps, fais ce que je te dis.

ANICIA

Je ne sais pas… Je ne sais plus rien… Mes idées se brouillent… Anioutka, ma fille chérie, va voir les veaux… ils ont dû s’échapper… Oh ! je ne me sens pas le courage !…

MATRIONA

Va donc ! je parie que le samovar déborde.

anicia, s’en allant.

Oh ! ma pauvre tête ! (Elle sort.)



Scène XVIII

MATRIONA, NIKITA

matriona, s’avançant vers son fils.

C’est comme ça, mon fils ! (Elle s’assied près de lui sur le banc.) Il faut bien réfléchir à ton affaire et ne pas agir à la légère…

NIKITA

Quelle affaire donc ?

MATRIONA

Savoir bien arranger ta vie en ce monde.

NIKITA

Arranger ma vie ! Tout le monde vit, je ferai comme tout le monde.

MATRIONA

Je pense bien que le vieux mourra aujourd’hui.

NIKITA

S’il meurt, qu’il aille au ciel ! Qu’est-ce que cela me fiche ?

matriona, tout en parlant, elle ne quitte pas le perron des yeux.

Ah ! mon fils, les vivants doivent penser aux choses de ce monde. Et on a besoin d’avoir beaucoup de tête ! Avec tes idées drôles, c’est moi qui suis obligée de me fourrer partout, qui m’éreinte en m’occupant de toi. Souviens-t’en bien et ne m’oublie pas plus tard.

NIKITA

De quoi t’es-tu occupée, voyons ?

MATRIONA

De quoi ? De ton sort, de ton avenir. Si on n’y pensait pas d’avance, on n’arriverait à rien. Tu connais Ivan Mosieitch, n’est-ce pas ? Je suis très bien avec lui. Dernièrement, je suis entrée chez lui pour une affaire… j’étais assise, nous causions de choses et d’autres et alors, je lui ai demandé : — Comment donc, Ivan Mosieitch, pourrait-on arranger une affaire de ce genre ? Voilà, je suppose, un veuf, qui épouse une femme en secondes noces, et il n’a, par exemple, qu’une fille de cette femme et une autre de la première. Eh bien, que je lui dis, si ce paysan meurt, est-ce que la veuve peut faire entrer dans la maison un second mari ? — Oui, ça se peut, qu’il dit, seulement il faut y mettre de l’habileté. Avec de l’argent, on peut arranger cette affaire-là, mais sans argent, il ne faut pas y penser.

nikita, riant.

Bien entendu. Il n’y a qu’à donner de l’argent. L’argent, tout le monde en a besoin.

matriona

Alors, chéri, je lui ai raconté tout. — Premièrement, qu’il dit, il faut que ton fils se fasse inscrire dans cette commune. Pour ça, faut de l’argent… pour faire boire les vieux. Alors, ils signeront. Faut tout faire, qu’il dit, avec intelligence. Tiens, regarde ! (Elle prend un papier dans son fichu.) Voilà le papier qu’il a fait. Lis-le, tu es savant, toi ! (Nikita lit tout bas, Matriona écoute.)

nikita

C’est un papier comme un autre. C’est un certificat d’inscription. Faut pas beaucoup d’intelligence pour cela.

MATRIONA

Écoute donc ce qu’Ivan Mosieitch dit encore. — Surtout, qu’il dit, ma tante, fais attention de ne pas laisser échapper l’argent. Si elle ne l’attrape pas, la maison sera fermée pour le mari. L’argent est le nerf de tout. Fais donc attention, mon fils, c’est bientôt le moment.

NIKITA

Qu’est-ce que cela me fait ? L’argent est à elle. Qu’elle s’arrange !

MATRIONA

Eh ! mon fils, comme tu raisonnes ! Est-ce qu’une femme sait s’arranger ? Quand même elle prendrait l’argent, elle ne saurait qu’en faire ! Une femme, c’est connu ! Toi, tu es un homme, tu peux le cacher, etc… Tu sauras mieux te retourner, s’il arrive quelque chose.

NIKITA

Vos projets, à vous autres femmes, ne sont pas raisonnables du tout.

MATRIONA

Pourquoi donc, pas raisonnables ? Fais main basse sur l’argent et tu tiendras la femme ; si jamais elle s’avise de rechigner, tu auras de quoi la mater !

NIKITA

Laisse-moi tranquille, je m’en vais !



Scène XIX

NIKITA, MATRIONA, ANICIA. Anicia sort vivement de l’izba, toute pâle.

anicia, à Matriona.

L’argent était bien sur lui ! Le voilà ! (Elle le montre sous son tablier.)

MATRIONA

Donne-le à Nikita, il le cachera ! Nikita, prends-le et serre-le quelque part.

NIKITA

Eh bien, donne.

ANICIA

Ah ! ma tête ! Est-ce bien moi ?… (Elle va vers la porte cochère.)

matriona, l’arrêtant par le bras.

Où vas-tu ? On remarquera ton absence. La sœur va venir… Donne-le lui… Il sait… Oh ! la folle !

anicia, indécise.

Oh ! ma tête !

NIKITA

Eh bien ! donne, si tu veux ! Je le fourrerai quelque part.

ANICIA

Où donc ?

NIKITA

Est-ce que tu craindrais, par hasard ? (Il rit.)



Scène XX

Les Mêmes, AKOULINA, rentrant avec le linge.

ANICIA

Oh ! ma pauvre tête ! (Elle lui remet l’argent.) Nikita, garde-le bien !

NIKITA

Que crains-tu ? Je le cacherai si bien que je ne le retrouverai pas moi-même. (Il sort.)



Scène XXI

MATRIONA, ANICIA, AKOULINA

anicia, épouvantée.

Oh ! s’il…

MATRIONA

Eh bien ? Est-il mort ?

ANICIA

Je crois que oui. Je lui ai enlevé le sac du cou et il n’a rien senti…

MATRIONA

Va donc dans l’izba. Voici Akoulina.

ANICIA

C’est moi qui ai commis le péché… et s’il s’empare de l’argent ?

MATRIONA

Assez ! rentre dans l’izba. Voici Marfa qui vient.

ANICIA

J’ai eu confiance en lui !… Nous allons voir ! (Elle rentre.)



Scène XXII

MARFA, AKOULINA, MATRIONA. Marfa entre d’un côté, Akoulina de l’autre.

marfa, à Akoulina.

Je serais venue plus tôt, mais j’étais chez ma fille. Eh bien ? Et le vieux ? Il veut donc mourir ?

akoulina, posant son linge.

Je ne sais pas. Je viens de la rivière.

marfa, montrant Matriona.

Qui est cette femme ?

MATRIONA

Je suis de Zouievo ! Je suis la mère de Nikita, de Zouievo, ma chère ! Bonjour ! Ce qu’il languit, ce qu’il languit, ton pauvre frère ! Il est sorti lui-même. — Envoyez-moi, a-t-il dit, la sœur, parce que… parce que… Oh ! est-ce qu’il serait mort ?…



Scène XXIII

Les Mêmes et ANICIA. Elle sort en courant de l’izba. Elle embrasse une colonnade du perron en hurlant.

ANICIA

Oh ! Oh !… Pourquoi m’as-tu laissée… toute seule… veuve… malheureuse… pour toujours… pour toujours… il a fermé ses yeux… ses yeux clairs…



Scène XXIV

Les Mêmes, LA COMMÈRE. La commère et Matriona soutiennent Anicia sous les bras. Akoulina et Marfa entrent dans l’izba. Les voisins accourent.

UNE VOIX

Il faut appeler les vieilles pour laver le mort.

matriona, retroussant ses manches.

Y a-t-il de l’eau dans le chaudron ? Ah ! il y en a encore dans le samovar. Je vais m’y mettre !


FIN DU DEUXIÈME ACTE