◄  II.
II.  ►


I

GOGOL


I. — Enfance. — Adolescence. — Au collège de Niéjine. — À Saint-Pétersbourg. — Débuts littéraires. - Gogol acteur. — Premier voyage. — Gogol employé dans le département des apanages. — Premiers succès littéraires : Soirées de Dikaneka. — Gogol professeur d’histoire à l’Université de Saint-Pétersbourg. — Première représentation du Révizor. — Voyages en Europe. — Jugement de Gogol sur les Français. — Rôle des voyages dans la vie de Gogol. — Publication de Âmes mortes. — Gogol brûle la seconde partie des Âmes mortes. — Le mysticisme de Gogol.— Visite de Tourguéniev.— L’état mental de Gogol. — La folie dans l’œuvre de Gogol : Mémoires d’un fou ; le Manteau ; Le Portrait. — Gogol à Jérusalem. - Naissance et développement de la maladie de Gogol : Mania religiosa. — Mort.

II. — L’œuvre de Gogol. — « Continuateur de Pierre-le-Grand ». — Taras-Boulba. — Le Révizor. — Âmes mortes. — La dualité de Gogol. — Antinomies. — L’intuition artistique de Gogol le conduit inconsciemment à la morale sociale. — Gogol et son milieu. — Correspondance. — Confession d’auteur. — Rôle historique de Gogol. — Phénomène linguistique : Petit-Russien de naissance et d’esprit, Gogol crée la langue littéraire russe. Gogol et la Petite-Russie. — Chevtehenko. — L’humour de Gogol. — Gogol a préparé la voie a ses successeurs : Tourguéniev, Dostoïevsky, Tolstoï, etc.


Personnage étrange, destinée presque tragique. Créateur du roman russe et — avec Pouchkine — de la langue nationale, Gogol resta toujours une énigme, comme homme.

« Personne n’a pu me deviner complètement, écrit-il à sa mère, à l’âge de vingt ans[1]. À la maison, vous me considérez comme un pédant capricieux, insupportable, qui se croit plus spirituel que tout le monde. Ici, on me croit un idéal de douceur et de patience. Pour les uns, je suis modeste, poli ; pour les autres, je suis sombre, rêveur, inculte, ou alors bavard, ennuyeux à l’excès ; ici, j’ai de l’esprit, là, je suis un sot. »

Gogol s’ignore lui-même. Tantôt, il se croit appelé à une « mission supérieure de prophète » ; tantôt, il tombe dans une humilité sans bornes. Atteint de mysticisme morbide aigu, — les dernières années de sa vie — il meurt fou ou presque et laisse une très belle œuvre, vraiment compréhensible aux Russes seuls.


I


Nikolaï Vassiliévitch Gogol[2] naquit le 19 mars 1809 dans le bourg de Sorotchintzy du gouvernement de Poltava, en Ukraine. Sa famille descend du fameux Ostap Gogol, colonel podolien, puis hetman ou ataman d’un corps de cosaques en 1655. Son père écrivit plusieurs pièces de théâtre, — sans aucune valeur littéraire. Ce fut un homme ordinaire ; il ne transmit à son fils que l’organisation pathologique de son système nerveux. La mère de l’écrivain avait quinze ans quand elle le mit au monde. De douze enfants qu’elle eut, il ne lui en resta que cinq. C’est à son grand-père, Nikolaï Vassiliévitch, que Gogol est redevable du côté poétique de son caractère. Le vieux cosaque aimait à lui narrer des contes, des traditions populaires. L’enfant écoutait avec avidité les récits pleins de vie de son aïeul. « Mon grand-père (que Dieu le garde et lui donne dans l’autre monde des gâteaux de froment et de pavot au miel à manger !) savait raconter à merveille. »

L’auteur des Âmes mortes passa son enfance et son adolescence au milieu de sa famille à Vassilievka. Il eut pour premier maître un séminariste et continua ses classes au collège des Hautes-Etudes de Niéjine, fondé par le prince Bezborodko. Ce ne fut pas un brillant élève. Ses camarades ne l’aimaient pas et lui faisaient subir toutes sortes de moqueries. « Votre fils est paresseux, écrivait Orlay, le directeur du collège, au père de Gogol, mais quand il le veut, il est parfaitement capable de ne pas rester en arrière des autres. » Seulement, Gogol préférait écrire des poésies satiriques. Une des pièces écrites au collège est intitulée : Les sots ne connaissent pas de lois. Gogol se mit aussi à éditer, pour ses camarades, un journal en manuscrit : Zvezda (l’Étoile) et à organiser des spectacles. On le voit, à cette époque, observateur minutieux de tout ce qui l’entoure, ne laissant rien passer sans le noter dans son esprit. Il saisit le détail et le dessine avec une vérité surprenante, mais il ne voit pas l’ensemble.

Ayant terminé ses études, il retourne auprès de sa mère, restée veuve avec quatre filles. Trop pauvre pour retenir son fils auprès d’elle, elle l’envoie, à Saint-Pétersbourg, tenter la fortune. « Pourquoi est-on si pressé de savourer son bonheur ? La seule pensée de la capitale me tourmente jour et nuit, mon âme s’agite comme pour s’élancer hors de son étroite prison, et mon sang bouillonne d’impatience[3]… »

Le premier essai littéraire de Gogol ne réussit pas et il se tourna du côté du théâtre. Le succès qu’il avait eu au lycée lui faisait croire qu’au théâtre, il serait tout à fait dans son élément. Il se soumit à l’examen préliminaire, dans le cabinet du prince Gagarine, alors directeur des théâtres impériaux, en présence de deux acteurs : Karatyguine et Briansky. L’épreuve fut subie médiocrement ; on lui confia cependant un rôle dans une petite pièce, mais, dès les premières répétitions, les acteurs le jugèrent incapable de se présenter devant le public. Presque en même temps il connut un autre chagrin : il tomba amoureux d’une jeune veuve, sans aucun espoir de retour. Il résolut de voyager. À peine embarqué sur un bateau, il s’aperçut que sa bourse était trop maigre pour continuer le voyage et il retourna à Saint-Pétersbourg.

Ce fut une époque très pénible pour Gogol. Il lui fallait penser aux moyens matériels d’existence. En 1830, il occupe un modeste emploi dans le département des apanages. Il garde cette place très peu de temps et se met à donner des leçons particulières, sans grand succès. Un jour, un de ses élèves lui demanda : « Quand commencerons-nous nos leçons de russe, Nicolas Vassiliévitch ? » — « À quoi bon ces leçons ? Personne ne peut apprendre à bien écrire, cela est inné et ne s’acquiert pas. En parcourant vos cahiers, je vous ferai des observations et des corrections, — cela suffit. »

En 1831, Gogol fit paraître la première partie des Soirées de Dikaneka[4]. Le succès fut colossal. La Nuit de Mai ravit tout le monde. « … Connaissez-vous la nuit de l’Ukraine ? L’air est frais et pourtant il oppresse, chargé de langueur et de parfums. Nuit divine ! Nuit enchanteresse ! Immobiles et pensives, les forêts reposent pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Voici des étangs silencieux : leurs eaux sombres et froides sont tristement emprisonnées dans les murailles de verdure des jardins. La petite forêt vierge de merisiers et de prunelles risque timidement ses racines dans le froid de l’eau ; par moments, ses feuilles murmurent comme un frisson d’abandon, quand le vent de nuit se glisse à la dérobée et la caresse. Tout l’horizon dort, tout respire, tout est auguste et imposant. Et dans l’âme, comme au ciel, s’ouvrent des espaces infinis ; une foule de visions argentées se lèvent avec grâce de ses profondeurs. Nuit divine ! Nuit enchanteresse !… »

Les Soirées de Dikaneka valurent à Gogol l’amitié du grand poète Pouchkine et celle du poète Joukovsky, éducateur du prince impérial, plus tard Alexandre II. « Je viens de lire les Soirées de Dikaneka, elles m’ont émerveillé. Quelle franche gaîté, sans effort, sans exagération ! quelle poésie, quelle vraie sensibilité ! Cela est si extraordinaire dans notre littérature contemporaine que j’en suis tout confondu ! On me raconte que pendant l’impression, les compositeurs avaient peine à ne pas rire aux éclats. Molière lui-même aurait été flatté d’apprendre que ses œuvres déridaient les typographes. Je félicite le public et je souhaite bonne chance à l’auteur[5]. »

Grâce à Pouchkine et à Joukovsky, Gogol obtint la chaire d’histoire russe et d’histoire universelle à l’Université de Saint-Pétersbourg, pour laquelle il n’était pas préparé. Il ne connaissait pas l’histoire russe, il ignorait l’histoire universelle, il n’avait jamais étudié les langues étrangères. « Dieu sait si je n’aurais pas mieux fait de prendre une chaire de botanique ou de pathologie que d’histoire russe », écrit-il à un de ses amis.

Il se met cependant au travail avec beaucoup d’enthousiasme. Il commence par étudier l’histoire de son pays natal, — l’Ukraine. « Je viens de me remettre à l’histoire de notre Ukraine. Je ne sais rien de plus calmant que l’histoire ; mes pensées commencent à couler avec plus de douceur et d’harmonie. »

Parfois, cependant, l’histoire lui suggère des réflexions amères : « Dans les chroniques générales de l’humanité, il y a des siècles entiers qu’on voudrait biffer et faire disparaître comme inutiles. Oui, là aussi, sur la plus grande échelle du monde, il s’est fait des bévues dont il semble qu’un jeune enfant même serait incapable. Que Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/33 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/34 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/35 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/36 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/37 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/38 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/39 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/40 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/41 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/42 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/43 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/44 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/45 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/46 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/47 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/48 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/49 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/50 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/51 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/52 Page:Ossip-Lourié - La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle.djvu/53

  1. Lettre datée de Niéjine.
  2. Un gogol est une espèce de canard sauvage ordinairement blanc, élégant dans ses mouvements, rappelant le cygne, fréquentant les lacs de la Petite-Russie, aimant à suivre les courants rapides et à s’isoler de ses pareils.
  3. Gogol. Correspondance. Lettre datée de 1827.
  4. Vetchera na choutoré bliz Dikaneky. La seconde partie parut en 1832.
  5. Pouchkine.