La Prusse et l’Allemagne en 1869
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LA
PRUSSE ET L'ALLEMAGNE

IV.
LES ETATS ALLEMANDS DU SUD, LES PARTIS ET LES GOUVERNEMENS.[1]


I

Grandes furent les perplexités, les angoisses des états secondaires de l’Allemagne dans les premiers mois de l’année 1866. Une lutte terrible allait s’engager, et, quelle qu’en fût l’issue, l’Allemagne avait beaucoup à perdre, elle n’avait rien à gagner. A Dresde, à Munich, à Stuttgart, on pouvait dire avec un personnage de Goethe : « Deux mondes prêts à s’entre-choquer nous écrasent de leur poids. Les puissances qui nous gouvernent réclament un sacrifice, et nous sommes la victime désignée par le destin. » Quel parti prendre dans cette crise ? Se croiser les bras, rester neutre, ou, un rameau d’olivier à la main, s’interposer entre les contendans ? L’une et l’autre conduite étaient bien hasardeuses. De tous les droits de ce monde, les droits des neutres sont les plus contestés, et quant aux arbitrages, pour qu’ils aient quelque chance d’aboutir, il faut que l’arbitre soit fort, il faut aussi que les plaideurs désirent la paix. En vain la diète de Francfort pouvait-elle se prévaloir de cet article 11, qui obligeait tous les états germaniques à porter leurs différends devant elle pour qu’elle les conciliât ou les jugeât. Les lois sont faites pour les petits, les grands les ignorent. La diète ne pouvait se flatter que son verdict fût respecté ; à peine entendait-on sa voix dans cet orageux tumulte ; il n’y avait pas d’apparence que des ambitions si échauffées et de si longues épées s’inclinassent devant sa toque et sa simarre.

Deux sentimens dominaient dans les états allemands du midi : on craignait l’Autriche et on n’aimait pas la Prusse. On craignait l’Autriche parce qu’on était accoutumé à la craindre, parce qu’avec toute l’Europe on la croyait plus préparée qu’elle ne l’était, parce qu’enfin la puissance qui possède la Bohême et le Tyrol commande l’Allemagne du midi, la tient dans une sorte de dépendance géographique. On n’aimait pas la Prusse, et il est à peine besoin d’en rappeler les raisons. Le cabinet de Berlin avait pris à tâche de s’aliéner et les peuples et les gouvernemens. Depuis des années, on voyait M. de Bismarck aux prises avec sa chambre et le règne des lois remplacé par les ukases. Le vernis constitutionnel dont s’était revêtue quelque temps la royauté prussienne était tombé écaille par écaille ; on apercevait à découvert une monarchie militaire et de droit divin, qui ne croyait qu’à sa mission et à son épée. Comme la liberté, l’Allemagne avait de cuisans griefs contre Berlin. La question des duchés avait été résolue sans elle et contre elle. Droits légitimes, vœux des populations, la Prusse faisait bon marché de ces niaiseries ; elle déclarait dans les termes les moins ambigus qu’elle avait fait la guerre au Danemark pour s’agrandir, et, comme si elle avait eu des rancunes à satisfaire, en notifiant ses intentions à ses confédérés, elle s’était plu à leur prodiguer les hauteurs. Les plus candides adeptes du Nationalverein savaient désormais l’usage qu’elle ferait de la victoire, si là fortune favorisait ses armes[2].

Les états secondaires n’écoutèrent pas seulement leurs ressentimens, leurs craintes où leurs aversions ; leur conduite fut conforme au seul principe qui pût déterminer leur choix dans des circonstances si embarrassantes. Ce principe fut exposé très nettement par le plus important de ces états, la Bavière, dans une dépêche, qu’elle adressa, le 8 mars, à la Saxe, au Wurtemberg, à Baden, à Hesse-Darmstadt et à Nassau. M. de Pfordten y déclarait que si l’Autriche et la Prusse, s’obstinant à récuser l’autorité de la confédération, entendaient vider leur querelle en tête à tête, le devoir de l’Allemagne était de rester neutre, que si au contraire l’une des parties invoquait l’arbitrage de la diète, celle-ci devait s’empresser d’appeler la cause à son tribunal. En même temps, le ministre bavarois avertissait le cabinet de Vienne qu’il eût à se replacer sur le terrain légal dans la question des duchés, qu’à cette condition seulement il aurait qualité pour saisir la diète de ses griefs. Cet avertissement fut entendu. L’Autriche commençait à se repentir d’avoir trop longtemps joué le jeu de M. de Bismarck ; elle abjura ses longues et déplorables erreurs, elle se ressouvint qu’il y avait une confédération germanique, elle lui déféra le jugement souverain du procès. Dès lors Les états allemands ne pouvaient plus hésiter sur la conduite à tenir ; en restant neutre, la diète eût abdiqué, renoncé à l’existence, et elle se flattait d’exister ; c’était à M. de Bismarck de lui prouver le contraire. Tout en s’occupant de rassembler les élémens de cette démonstration, la Prusse s’efforçait d’embrouiller la question et de troubler les esprits par des propositions de réforme fédérale ; elle en appelait de la diète de Francfort à une autre confédération germanique dont elle avait le plan en portefeuille. Les contradictions ne lui coûtaient guère. Elle avait accusé l’Autriche de pactiser avec la démagogie en parlementant avec les populations du Holstein, et le lendemain elle proposait la convocation d’un parlement fédéral, puis la création d’un nouveau Bund dont l’Autriche serait exclue, et où l’hégémonie militaire du sud serait attribuée à la Bavière. Qui pouvait croire encore à son libéralisme, à ses concessions ? Les états secondaires étaient tentés de lui répondre ce que disaient à Faust et à Méphistophélès les braves habitués du caveau d’Auerbach : « Je vous en prie, regardez-nous en face, car nous croyons nous apercevoir que vous vous moquez de nous. »

Nein, Herren, seht mir ins Gesicht !
Ich seh’ es ein, ihr habt uns nur zum Besten.

Quoi qu’on en dise à Berlin, l’Allemagne fit en 1866 la seule chose qu’elle pût faire. Elle prit parti pour celui des belligérans qui lui faisait l’honneur de reconnaître son existence, et qui tardivement avait mis le bon droit de son côté. En politique, il ne suffit pas d’être correct, il faut être heureux, et la fortune est moins capricieuse qu’il ne semble elle dispense volontiers ses faveurs à ceux qu’elle trouve en état de grâce, c’est-à-dire attentifs et prêts. Or depuis bien des années on avait fait à Munch et à Stuttgart de grandes économies sur le budget de la guerre, et l’on n’était pas prêt. On le fit savoir à Vienne, on demanda du temps. Le cabinet autrichien, dans sa superbe confiance, déclara fièrement qu’il répondait de tout, que ses alliés pouvaient s’en rapporter à lui, qu’au besoin il se chargeait à lui seul de mettre la Prusse à la raison, — après quoi les canons eurent la parole, et donnèrent un éclatant démenti à ces hautaines assurances. L’Autriche fut à ce point humiliée qu’elle dut se résigner à ne traiter que pour elle-même ; au mépris de ses engagemens, elle ne put rien stipuler pour ses alliés, elle dut les abandonner à la discrétion du vainqueur, et chacun des états du sud envoya son ministre dirigeant à Nikolsbourg pour y mendier un armistice et des préliminaires de paix. La Prusse se complut à tenir en suspens ces inquiets solliciteurs, à leur donner des alarmes, des dégoûts, à leur faire sentir la pesanteur de ses victoires et de ses pardons. — Dur et pénible nous fut le voyage de Nikolsbourg, — disait un jour le président du ministère wurtembergeois, M. de Varnbüler.

Les frais de guerre que durent acquitter les gouvernemens du sud montèrent pour Baden à 6 millions de florins payables en deux mois, pour le Wurtemberg à 8 millions, pour la Bavière à 13 millions, plus une parcelle de territoire, pour le grand-duché de liesse à 3 millions, plus le landgraviat de Hesse-Hombourg, dont il avait hérité depuis quelques mois à peine. La carte à payer mise à part, on peut se demander si la neutralité eût fait aux états du sud une meilleure situation que leur malheureuse campagne. La Prusse nourrissait l’espoir que, s’effrayant de leur isolement, ils bifferaient de leur main l’article 4 du traité de Prague, qu’avant peu ils consommeraient son triomphe en se donnant volontairement à elle. Il importait de ne point décourager leur bonne volonté par des froissemens et des rigueurs inutiles. On avait bien pu se donner le plaisir d’humilier leurs ministres à Nikolsbourg ; mais peuples et gouvernemens, la politique commandait de ménager ces 9 millions d’Allemands du midi qu’on ne pouvait prendre et qui pouvaient être tentés de s’offrir[3]. Aussi, depuis 1866, la Prusse n’a guère eu que de bons procédés à leur égard ; on a beau les traiter, dans le laisser-aller d’une conversation, de non-valeurs politiques ; on est bien forcé de convenir que le couronnement de l’édifice dépend d’eux avant tout, et que, s’ils le voulaient bien, dès demain la Prusse n’aurait plus rien à désirer. Cependant le cabinet de Berlin entendait pousser ses acheminemens aussi loin que possible et imposer à toute l’Allemagne son hégémonie militaire et économique, se flattant que le reste se ferait de soi-même. Il n’avait pas tenu compte dans ses calculs des résistances morales et de la clairvoyance de ce bon sens populaire qu’on trompe rarement, qu’on endort quelquefois, mais dont les réveils inattendus déconcertent souvent les prévisions des habiles.

Par les traités secrets d’alliance que la Prusse conclut à Nikolsbourg avec les états du sud, les parties contractantes se garantirent réciproquement l’intégrité de leurs territoires, et s’engagèrent, le cas échéant, à réunir toutes leurs forces sous le commandement suprême du roi de Prusse. Ces traités ne furent portés à la connaissance de l’Europe que le 19 mars 1867. La grosse affaire du Luxembourg venait de s’engager ; on espérait sans doute faire réfléchir la France. Dans le midi de l’Allemagne, l’impression fut très vive ; l’opposition accusa les gouvernemens d’avoir porté atteinte au traité de Prague dans ce qu’il avait de favorable à l’indépendance du sud et de s’être faits les vassaux militaires de la Prusse. La Souabe surtout se récria, protesta, et l’on vit le moment où le parlement wurtembergeois refuserait la ratification qu’on lui demandait. En Prusse, on éprouva d’abord une satisfaction sans mélange, on porta aux nues l’habileté du grand ministre qui, d’un coup de baguette, venait de supprimer le Mein. Après réflexion, ce grand enthousiasme se refroidit ; on ne vit plus dans les traités d’alliance qu’une demi-mesure et un demi-succès. On jugea que ce fameux coup de partie n’était, à le bien prendre, qu’un coup de théâtre. Passe encore si des conventions annexées aux traités avaient soumis à la surveillance et au contrôle prussiens l’organisation militaire des états du sud ; mais ces états restaient les maîtres absolus de leurs armées en temps de paix, et, qui plus est, la teneur des obligations qu’ils avaient contractées était bien vague. A quoi s’étaient-ils engagés ? A reconnaître la paix de Prague et à faire cause commune avec la Prusse contre quiconque attenterait au nouvel ordre de choses. Or qui peut bien songer à biffer le contrat de Prague ? Ce n’est pas l’Autriche, dont la politique consiste à en recommander la fidèle observation. Ce n’est pas la France non plus, qui a collaboré de son mieux à ce grand œuvre de la diplomatie. La paix de Prague n’est incommode qu’à ceux dont elle n’a satisfait qu’à moitié l’ambition et qui la considèrent, non comme le dernier terme de leurs espérances, mais comme une étape qu’ils ont hâte de laisser derrière eux pour atteindre le but. Ceux-là peuvent être tentés d’en éluder les dispositions ou tout au moins de les interpréter à leur façon. Les états du sud n’ont point juré de considérer la casuistique prussienne comme parole d’Évangile, et si on voulait les entraîner dans quelque ambitieuse entreprise où les intérêts de l’Allemagne, tels qu’ils les comprennent, ne se trouveraient point engagés, ils rappelleraient au cabinet de Berlin qu’ils ont conservé le droit d’apprécier les circonstances et de déterminer le casus fœderis[4]. C’est ce qu’ont déclaré tour à tour M. de Varnbüler et le prince Hohenlohe aux parlemens de Bavière et de Wurtemberg. » Quand j’ai dit, s’écriait ce dernier dans la séance du 23 janvier 1867, que la Bavière placerait, en cas de guerre, son armée sous le commandement du roi de Prusse moyennant garantie de sa souveraineté, il s’entend de soi-même que j’ai supposé le cas d’une guerre où l’intégrité de l’Allemagne dans ses limites actuelles, serait menacée de quelque côté que ce soit. » Cela revient à dire que, si la Prusse était jamais appelée à défendre par les armes les intérêts allemands, elle pourrait compter sur le concours actif des états du sud. Que la France étende le bras pour s’emparer du Rhin, l’Allemagne se lèvera, comme un seul homme. Était-il besoin d’un traité pour cela ? Seulement, à Munich comme à Stuttgart, on n’a pas renoncé à distinguer les intérêts allemands des intérêts prussiens, ce qui prouve qu’il y a encore un Mein, et que la confédération du nord n’embrasse pas toute l’Allemagne. Jadis M. de Kaunitz, dans un moment d’humeur contre la France, qui se refusait à suivre le cabinet de Vienne dans son aventure bavaroise et disputait sur le casus fœderis, s’écria : « Il est inutile de faire des traités, si l’explication de leurs engagemens devient arbitraire. » Il faut reconnaître en effet que les traités généraux d’alliance, par lesquels on croit engager l’avenir sont d’une médiocre utilité. L’application qu’on en peut faire dépend toujours de la conformité des vues et des intérêts. On le sait bien à Berlin, et on y doute de l’efficacité de l’instrument de Nikolsbonrg ; mais on y sait aussi qu’il est avantageux de n’avoir pas l’air d’en douter, tout en se disant, avec le prince de Ligne, « qu’on ne peut s’en rapporter qu’à soi, et qu’on n’a des alliés que pour être sûr de n’avoir pas tout à fait des ennemis de plus. »

La Prusse remporta un avantage plus effectif par le renouvellement du Zollverein et par la métamorphose qu’elle lui fit subir. Sur ce terrain, la Prusse était forte ; elle avait pour elle la conspiration secrète ou déclarée des intérêts économiques, plus puissans dans ce siècle que dans tout autre. Les marchandises n’ont pas d’opinions politiques ; le seul principe qu’elles admettent est que tout ce qui entrave la faculté d’aller et de venir et le droit de libre circulation est pernicieux et funeste. La frontière politique du Mein serait devenue insupportable aux populations du sud, si elle s’était transformée tout à coup en ligne de douanes. Il y parut bien quand en Bavière la chambre haute fit mine de rejeter le traité douanier ; la boutique et le comptoir s’émurent, s’ameutèrent ; les meetings succédèrent aux meetings, effrayée de cet orage, la chambre des pairs courba la tête : la raison d’état est bien forcée de capituler quand elle a contre elle les affaires et ceux qui les font.

Le cabinet de Berlin, qui connaissait l’état des esprits, en profita pour faire ses conditions, pour prendre tous ses avantages et pour investir le roi de Prusse de l’hégémonie économique de l’Allemagne. Amoureux, non sans raison, de la constitution qu’il venait de donner au Nordbund, M. de Bismarck ne put rien imaginer de mieux que de l’étendre à l’union douanière. Le nouveau Zollverein se trouvait ainsi nanti d’un président, qui était le roi de Prusse, et de deux chambres, dont l’une n’était que le Bundesrath agrandi et l’autre le Reichstag avec une rallonge. Cette organisation ne pouvait produire que d’excellens résultats. Commissaires et députés du sud devaient faire dorénavant, à époques réglées, le voyage de Berlin pour venir siéger dans le Zollbundesrath ou dans le Zollparlament. Il était bon que ces Souabes, ces Bavarois, si casaniers, si attachés à leurs habitudes, fussent obligés de respirer de temps à autre l’air de la Prusse, le pays le plus parlementaire de l’Europe, puisqu’il possède désormais trois parlemens et six chambres, toutes gouvernées par M. de Bismarck. On pouvait se flatter de commencer ainsi le dressage politique du sud, de l’initier par un laborieux noviciat aux institutions du nord, de lui en faire prendre l’esprit et le pli. Qui ne sait qu’en fait d’éducation les commencemens sont tout ? Les Allemands du midi n’acceptèrent pas sans effroi des conditions qui leur paraissaient menaçantes pour leur indépendance. Ce qui les inquiétait le plus, c’étaient les privilèges conférés à la présidence, c’est-à-dire à la Prusse, le droit qu’elle s’arrogeait de conclure de son chef, sauf ratification du parlement, des traités de commerce et de navigation avec l’étranger, le veto qui lui était attribué en matière de lois et de règlemens administratifs, l’atteinte dangereuse qu’on portait à l’autonomie des états en englobant dans les objets de législation commune l’imposition du sel et du tabac indigènes. La Bavière s’efforça d’obtenir de Berlin quelques concessions. On lui octroya six voix au lieu de quatre dans le Bundesrath, et la promesse que, nonobstant le droit d’initiative réservé à la Prusse dans les conventions qui pourraient être conclues avec l’Autriche et la Suisse, les états du sud seraient admis à participer aux négociations ; mais en vain réclama-t-elle une part dans le droit de veto. La Prusse savait tout ce qu’il lui était permis d’oser ; les gouvernemens du midi en étaient réduits à subir ses conditions ou à sortir du Zollverein. Après d’orageux débats, les parlemens bavarois et wurtembergeois ratifièrent le traité douanier comme les traités d’alliance, non sans regret, à leur corps défendant, se disant, avec un moraliste, que c’est une violente maîtresse d’école que la nécessité, ou, pour emprunter le langage de l’un de leurs hommes d’état, « qu’en politique ce qui n’est que mauvais est quelquefois acceptable, et qu’il ne faut rejeter que le pire. »

Le Zollverein n’a pas eu toutes les conséquences politiques qu’on en attendait. Il n’a justifié jusqu’à ce jour ni les inquiétudes du midi, ni les espérances du nord. Les unitaires ne craignaient pas de déclarer que le Zollparlament était une boîte à surprises d’où allait sortir, au grand effarement de l’Europe, l’unité de l’Allemagne, ou, pour parler plus net, la création définitive d’une grande Prusse s’étendant des rivages de la Baltique jusqu’aux frontières de l’Autriche. Il pouvait arriver en effet que le parlement douanier, composé des députés de l’Allemagne entière, résolût, dans un élan d’enthousiasme national, de reculer les limites marquées à sa compétence et de se transformer en assemblée politique. Sur quoi se fussent appuyés les gouvernemens du sud pour réprimer cette insurrection parlementaire du suffrage universel ? Aussi les élections douanières, qui eurent lieu dans les mois de février et de mars 1868, furent-elles envisagées d’avance par tous les partis comme un événement qui déciderait du sort de l’Allemagne. On se demandait avec anxiété ce qui allait sortir de cette urne mystérieuse autour de laquelle toutes les espérances, tous les intérêts, toutes les passions s’étaient donné rendez-vous. Le parti prussien mit tout en œuvre pour gagner cette bataille décisive ; il se flatta pendant quelques jours qu’il tenait la victoire : accoutumé au bonheur, un échec lui semblait impossible. Le résultat ne répondit pas à son attente. Dans le grand-duché de Hesse, il est vrai, les nationaux eurent gain de cause ; à Baden, ils n’obtinrent qu’un demi-succès ; en Bavière, ils essuyèrent une éclatante défaite, et en Wurtemberg leurs dix-sept candidats restèrent sur le carreau.

Les nationaux eurent quelque peine à se résigner. La première session du parlement douanier fut troublée par les efforts qu’ils firent pour arracher à cette assemblée une déclaration conforme à leurs vues, efforts malencontreux qui soulevèrent des orages. Le Bavarois, quand on le provoque, devient âpre et violent ; le Souabe a des fougues, des élans et des libertés de parole qui démontent le flegme prussien. Berlin s’étonna de ces véhémences, de ces incartades méridionales. Dans la séance du 7 mai, les nationaux présentèrent un projet d’adresse qui, sous une forme indirecte, conviait le parlement douanier à réaliser par l’extension de sa compétence l’union politique de l’Allemagne. C’était vouloir mettre le feu aux étoupes. L’assemblée conjura l’incendie en enterrant cette motion par un ordre du jour pur et simple.

Le 22 mai, la session terminée, les membres du parti sudiste adressèrent à leurs commettans un manifeste par lequel ils déclaraient qu’ils avaient profité de leur séjour à Berlin pour étudier de près les choses et les hommes, qu’ils avaient pu se convaincre que dans le Nordbund les intérêts militaires passaient avant tout, et que la politique traditionnelle de la Prusse ne pouvait manquer d’imposer à ses confédérés des charges toujours croissantes, qu’aussi bien cette confédération n’était qu’un établissement transitoire, et que les états qui la composaient se trouveraient tôt ou tard absorbés dans une grande Prusse unitaire, que partant l’accession des états du sud serait un malheur et pour l’Allemagne et pour la liberté, qu’il leur importait de sauvegarder énergiquement leur indépendance, tout en remplissant loyalement leurs devoirs nationaux. « Nous atteindrons ce but, ajoutaient-ils, par une politique franchement libérale et en établissant entre nous une entente ferme et durable. »

Ce manifeste fournit aux journaux du parti national une occasion de plus de déclamer contre la phraséologie des Allemands du midi, die süddeutschen Phrasen, ce qui signifie simplement qu’au nord et au sud du Mein on ne parle pas la même langue politique.


II

Pour se faire une idée exacte de la situation politique des états allemands du sud et de la conduite qu’ont suivie leurs gouvernemens depuis 1866, il importe d’examiner tour à tour ce que ces états ont de commun et par quoi ils diffèrent.

Un patriotisme local très vif et un indestructible attachement à la grande patrie, ces deux sentimens se retrouvent partout, sous une forme ou sous une autre, dans l’Allemagne du midi. Qu’y reproche-t-on à la Prusse ? D’avoir déchiré l’Allemagne par sa politique de conquêtes, d’avoir traité avec l’étranger pour qu’il reconnût ces conquêtes faites sur des Allemands, d’avoir créé une situation telle que désormais il a le droit de dire son mot sur les affaires allemandes. Quand elles apprirent les clauses du traité de Prague, les populations du sud éprouvèrent une véritable consternation. L’Allemagne divisée en trois tronçons ! Leur patriotisme ne pouvait se résigner à ce déchirement, elles se sentaient comme délaissées et condamnées à l’isolement politique, et il est à croire que, si les traités douaniers et militaires avaient été proposés sur-le-champ à leur acceptation, elles les eussent votés d’enthousiasme, tant elles avaient besoin de se rattacher à quelque chose, de sortir d’une position louche et équivoque, d’échapper aux incertitudes de l’avenir ! Avec le temps, les esprits, se remirent ; à mesure qu’on se rendit mieux compte de ce qui se passait à Berlin, on fut moins tenté d’envier les destinées des états du nord, plus disposé à s’accommoder de son isolement pour sauver son autonomie. Il s’agissait pour les états du sud ou de rester ce qu’ils étaient ou de devenir les vassaux de la Prusse en attendant de devenir ses sujets. — Est-il de notre intérêt, se demandèrent-ils, de renoncer à notre indépendance pour que l’Allemagne devienne une grande Prusse ? Le bon sens populaire répondit Non. Ce n’est pas à dire qu’on se résignât à jamais au statu quo, que, pour sauver la petite patrie, on renonçât à la grande. Les choses ne se passent pas ainsi dans les têtes germaniques ; elles répugnent aux options, parce que tout choix suppose un sacrifice. Nombre d’Allemands ressemblent à cet évêque qui croyait aimer la campagne et qui possédait une maison de plaisance où il n’allait jamais. Un de ses amis le priant instamment de la lui céder : — Permettez, repartit le prélat, ne savez-vous pas qu’il faut toujours avoir un endroit où l’on ne va point et où l’on croit qu’on serait heureux, si on y allait ? — Tel Souabe serait inconsolable, si on parvenait à lui démontrer qu’il n’y a de possible qu’une grande Prusse, et que la grande Allemagne est un rêve. Il sait que son programme est d’une exécution difficile, que ses espérances, avant de s’accomplir, essuieront bien des contre-temps et des lassitudes, et que dans l’histoire les paiemens se font rarement aux échéances convenues. Que lui importe ? Il ne doute pas qu’un jour tous les peuples germaniques ne forment une vaste communauté où les Souabes seront des Allemands sans cesser d’être des Souabes. Seulement il a résolu d’attendre des conjonctures plus favorables, et que le militarisme prussien soit remplacé par des constellations plus bénignes et plus propices. Il tient à son rêve, mais il n’entend pas en être la dupe.

Partagés entre des intérêts contraires, les Allemands du midi s’en remettent à l’avenir du soin de les concilier ; cependant il est difficile qu’une âme sollicitée par deux passions tienne la balance égale entre elles. Dans tous les états du sud s’est formé un parti nombreux qui a fait résolument son choix, et dont le programme peut se formuler ainsi : — Il faut prendre les situations telles quelles sont ; les récriminations et les doléances ne servent -de rien. La Prusse, constituée et gouvernée comme elle l’est, ne nous inspire ni confiance ni sympathie ; mais sa suprématie est un fait que nous devons accepter ou subir. Unissons-nous dès aujourd’hui à la Prusse pour doter enfin d’Allemagne de cette unité politique à laquelle elle aspire. — Ce parti d’unitaires quand même qui se recrute surtout dans la classe commerçante, dans certaines couches de la bourgeoisie des grandes villes et dans les universités, se compose d’élémens très divers et de gens qui s’entendent, par des motifs différens, à vouloir à peu près la même chose. Ceux-ci voient avant tout l’étranger et la nécessité de se fortifier contre lui, de lui imposer, de le décourager d’avance des entreprises qu’il pourrait former. Ceux-là subissent l’entraînement du succès, ils ont un goût naturel pour ce qui est fort ; ils estiment qu’il y a quelque gloire à relever de Berlin, que les puissans communiquent un peu de leur lustre à ce qu’ils protègent. D’autres sont impatiens du provisoire, ils éprouvent le besoin de régulariser leur position et de fixer leurs destinées ; convaincus qu’un jour la Prusse mettra la main sur eux, ils sont disposés à anticiper sur l’avenir, à s’abandonner aux événement pour n’avoir plus à les redouter. — Ces timides, disait un grand personnage du midi, sont semblables à un soldat qui se brûlerait la cervelle avant la bataille de peur d’y être tué, — Il en est d’autres encore qui font passer avant tout les intérêts et les facilités qu’assure aux transactions commerciales l’unité de législation ; les grandes patries sont favorables aux grandes affaires. Dans cette phalange bigarrée et bariolée figurent aussi des hommes d’université, affranchis par vocation ou par esprit de métier de tout patriotisme local. Depuis longtemps, il n’existe plus de frontières intérieures pour les professeurs d’outre-Rhin. Tribu nomade, ils ont l’humeur voyageuse, le pied léger, et l’Allemagne leur appartient tout entière. Ont-ils acquis quelque renom, tous les gouvernemens les recherchent à l’envi, se les disputent, et ces inconstans s’envoient du sud au nord, emportant leur chaire sur leur dos. Ces aventures ont quelquefois mn air de roman ; on a vu s’opérer des rapts de philosophes, des enlèvemens de physiciens ; il n’y manquait que l’échelle de soie. Comment s’étonner que Tubingen et Heidelberg soient des foyers de prussianisme ? On y trouve réunis des hommes venus de tous les coins de l’Allemagne, et qui ne sont que des Badois ou des Souabes d’occasion.

Ce qui fait la faiblesse du parti grand-prussien, c’est qu’il y règne bien des dissidences. On est d’accord sur le but, on exprime des vœux et des souhaits communs, on a plus de peine à s’entendre sur la conduite à tenir. Les uns disent : Commençons par nous donner ; coalisés avec les états du nord, nous contraindrons la Prusse à compter avec nous. D’autres, plus nombreux, leur répondent : — Dieu nous garde d’une telle imprudence ! Commençons par faire nos conditions à la Prusse, par lui demander des garanties, — à quoi les premiers répliquent, non sans raison, qu’il est de l’essence de la politique prussienne de dicter des conditions et de n’en point accepter, — que M. de Bismarck croirait acheter à trop haut prix l’accession des états du sud, si elle le condamnait à modifier sa constitution fédérale, cette savante machine construite pour certaines fins, et dont on ne saurait relâcher les ressorts sans tout compromettre. D’autres enfin, plus indifférens ou plus naïfs, estiment qu’il faut se donner sans conditions, parce que tout est bien, parce que la confédération du nord est une vraie confédération, parce que la Bavière et le Wurtemberg n’auraient rien à désirer, si on leur faisait le même sort qu’à la Saxe, dont l’indépendance, en dépit des méchants propos, ne court aucun danger. Ces naïfs, à la vérité, sont rares dans le midi. Du lac de Constance jusqu’aux bords de l’Inn, on raconte aux petits enfans l’histoire de Waldeck.

Le parti grand-prussien est tenu en échec dans le Wurtemberg et la Bavière par une majorité peu disposée à transiger avec lui, et qui est elle-même une combinaison d’élémens divers. On y trouve rassemblés et associés des conservateurs dont le principal mobile est le sentiment dynastique, des patriotes qui tiennent à leurs souvenirs et à leurs traditions, des catholiques qui se défient beaucoup des avances que leur fait Berlin, des constitutionnels qui ne croient pas à la constitution prussienne, des démocrates qui ne sauraient se contenter des libertés berlinoises. Si différentes que soient leurs visées, ces hommes ont une passion commune : ils désirent la chute de Babylone et le rétablissement de Jérusalem.

Depuis 1866, plusieurs circonstances ont accru et renforcé cette majorité. Le prestige des grandes victoires diminue avec le temps ; on les commente, on les explique, on fait sa part à la fortune. Les sudistes sont frappés aussi de ce que les populations annexées restent hostiles, de ce que la Prusse a quelque peine à digérer ses conquêtes. Sa résignation dans l’affaire du Luxembourg leur a fait quelque impression ; sa politique, jadis étourdissante d’audace, leur paraît plus tâtonnante, moins sûre de son fait. — On ne sait plus très bien ce que veut la Prusse, disait un politique du sud, et ce qu’elle est capable d’oser. — Il faut mettre encore en ligne de compte la transformation qu’a subie l’Autriche, la popularité qu’elle a reconquise par son libéralisme, qui donne lieu à des comparaisons peu flatteuses pour Berlin. Il ne faut pas oublier non plus la sagesse de la diplomatie française, qui a soigneusement évité de donner aux Allemands du sud des inquiétudes et des ombrages dont la Prusse eût profité. Assurément la France ne saurait renoncer à s’occuper des affaires d’Allemagne : elle n’est point absente de Munich ; mais elle n’y gêne que ceux qui ont quelque chose à lui cacher. Discrète, conciliante, réservée, quoique attentive, acceptant loyalement les faits accomplis et leurs inévitables conséquences, voyant les choses avec cette élévation d’esprit qui n’a garde de grossir les détails et qui préserve des tracasseries, elle ne permet point cependant qu’on oublie qu’elle est là, que ce qui se passe l’intéresse, et que, si elle respecte tous les droits, elle ne reconnaît à personne celui de la tromper. La révolution pacifique, sinon paisible, qui vient de s’accomplir à Paris a contribué également à diminuer ou à dissiper les défiances de l’Allemagne à l’endroit de la France. L’Europe est convaincue que les institutions parlementaires sont une garantie de paix, un préservatif contre la politique d’aventures, de surprises et de coups de main. — Il y a quelques mois encore, nous écrivait un Allemand, la France semblait vouée à jamais au gouvernement personnel, ce qui était d’autant plus grave qu’il semblait vraiment qu’il n’y eût plus personne. Il nous paraît prouvé aujourd’hui qu’il y avait quelqu’un ; mais il ne nous fait plus peur. S’il réussit dans ce qu’il vient d’entreprendre, il n’aura plus besoin du Rhin, et nous n’aurons plus besoin de la Prusse.

La réforme militaire, qui fut pour les états du sud l’une des conséquences les plus incommodes de la paix de Prague, est encore un de leurs griefs contre la Prusse, bien qu’elle n’en soit qu’indirectement responsable. Tant que subsista l’ancienne confédération germanique, les petits et moyens états, qui vivaient en sûreté sous le double protectorat de la Prusse et de l’Autriche, avaient pu se permettre de diminuer leur armée et d’affecter aux travaux de la paix les économies qu’ils opéraient sur les baïonnettes. Le plus admirable résultat qu’aient jamais produit les viremens budgétaires, c’est Munich. Les églises, les palais, les musées, les chefs-d’œuvre de tout genre qui en font une ville européenne, un lieu de pèlerinage pour les artistes, sont en grande partie la création d’un roi dilettante qui, pour fournir à ses nobles plaisirs, taillait et rognait dans le budget de la guerre. Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il préférait une fresque à une revue. Sadowa et Nikolsbourg imposèrent aux gouvernemens du sud de nouvelles et pressantes nécessités, auxquelles ils ne pouvaient se dispenser de pourvoir. Livrés à eux-mêmes, ils devaient songer à leur sûreté et se rendre assez forts pour être pris au sérieux, pour faire, le cas échéant, respecter de tout le monde la liberté de leurs résolutions. Comme ils avaient prévu par les traités d’alliance le cas où ils s’uniraient à la Prusse pour défendre l’intégrité du territoire allemand, il était naturel qu’en réformant leurs institutions militaires ils prissent modèle sur le puissant allié qui, un jour peut-être, serait appelé à commander leurs troupes. Toutefois ils ne pouvaient se dissimuler que l’introduction du système prussien provoquerait dans les populations bien des résistances. Les Allemands du midi savent très bien que le service obligatoire et universel n’est une institution libérale qu’à la condition que la caserne ne garde pas longtemps son monde, et qu’elle ne le reprenne que par intervalles ; ils n’ignorent point la différence qu’il y a entre une armée citoyenne et une nation de soldats[5]. Rien de plus contraire que le caporalisme à leurs habitudes et à leurs goûts. Le maître d’école est en honneur chez eux ; mais, s’ils ne demandent pas mieux que de se laisser élever ; ils souffrent difficilement qu’on les dresse, qu’on les enrégimente, qu’on les encadre. Il leur plaît d’avoir leurs coudées franches, et ils ne savent respecter que ce qu’ils aiment.

Les gouvernemens du sud ne purent obtenir l’acquiescement des chambres à leurs projets de réforme militaire qu’à la faveur de transactions ; de compromis, que Berlin leur reproche sévèrement. En Bavière, la durée du service fut limitée à six ans, dont trois ans sous les drapeaux pour l’infanterie, quatre pour la cavalerie. Encore les écrivains militaires de Prusse accusent-ils le gouvernement bavarois d’entendre le service actif autrement qu’on ne le fait à Berlin, où on ne le réduit qu’exceptionnellement par des congés ; ils ne lui pardonnent point non plus d’avoir conservé ses règlemens particuliers d’exercice et de manœuvres, d’être resté fidèle à son système d’administration militaire, et surtout d’avoir sacrifié à l’idole du séparatisme en préférant au fusil prussien une arme de sa façon, le fusil Werder. « La Bavière, disent-ils, s’est tellement appliquée à conserver à ses troupes un caractère particulier, qu’aujourd’hui il n’y a pas plus de ressemblance entre l’année bavaroise et celle du Nordbund qu’entre les armées prussienne et française[6]. » Ils ne peuvent adresser au Wurtemberg le même reproche ; il n’a point fait difficulté d’adopter le fusil prussien, mais il a réduit de trois années à deux la durée du service actif, et sa landwehr n’existe encore que sur le papier. Quant au grand duché de Baden, la Prusse n’a qu’à se louer de lui ; il a fait tout ce qu’on lui demandait, son budget l’atteste, et cependant, comme leurs voisins, les Badois ont peu de goût pour les dépenses improductives. Chose curieuse, chaque année les chambres badoises expriment des vœux en faveur de l’accession du sud à la confédération du nord, et chaque année elles protestent contre les dépenses militaires exagérées, et invitent le gouvernement à réduire de fait le temps de service en multipliant abondamment les congés. On ne se régénère pas en un jour A Carlsruhe comme ailleurs, le vieil homme sudiste montre le bout de l’oreille.

L’amour de l’économie, que Mirabeau qualifiait de seconde providence du genre humain, une aversion prononcée pour les gros budgets militaires, une façon un peu bourgeoise, c’est-à-dire très moderne et très sensée, d’entendre les devoirs de l’état et le gouvernement des peuples, le sentiment que la prospérité d’un pays fait plus pour sa vraie gloire que le nombre de ses baïonnettes, la haine instinctive de toutes les gênes inutiles, voilà des traits communs à toutes les populations allemandes du sud, dont les propensions et les habitudes politiques diffèrent beaucoup de celles du nord. La vie constitutionnelle, qui a pénétré si tard en Prusse et qui a tant de peine à s’y acclimater qu’on l’y traite encore en étrangère, a pris pied depuis un demi-siècle dans l’Allemagne méridionale ; c’est dire qu’elle y est déjà une coutume, une tradition. Heureux les peuples qui ont eu le temps d’acquérir les mœurs et les préjugés de la liberté. Le Wurtemberg, où l’autorité du prince fut presque toujours tempérée par le pouvoir des états, possède une constitution depuis 1819. Baden et la Bavière depuis 1818. A l’origine, ces constitutions laissaient sans doute beaucoup à désirer, elles étaient un compromis passé entre les traditions historiques et les idées nouvelles, système mixte où le régime représentatif se trouvait concilié tant bien que mal avec le maintien des corporations, la séparation des classes, les distinctions hiérarchiques et les privilèges. Toutefois, si imparfaites qu’elles fussent, ces chartes ont pris racine dans le sol, et à travers bien des crises, des temps d’arrêt, des réactions, elles ont porté leurs fruits. Réparant ses défaites, se retrempant dans ses adversités, la liberté grandissait et se sentait maîtresse de l’avenir. Depuis dix ans surtout, elle a fait de grandes conquêtes dans les états moyens de l’Allemagne ; l’esprit moderne y a renouvelé des institutions surannées, démoli bien des abus, sapé bien des privilèges, opéré d’importantes réformes civiles, administratives et politiques. Ce mouvement s’est encore accéléré depuis 1866. Comme l’Autriche, les gouvernemens du sud ont pris à tâche de se faire pardonner leurs échecs par des concessions libérales, et ils ont rendu plus acceptable la réorganisation militaire que leur imposaient les circonstances en l’accompagnant d’autres réformes plus populaires. On les prenait pour des malades condamnés par leur médecin ; ils étaient bien aises de prouver qu’ils en appelaient.

Ce n’est pas à dire que le système de gouvernement qui prévaut encore dans l’Allemagne du sud soit le pur régime parlementaire. Qui dit parlementarisme dit trois choses : — une royauté toujours prête à sacrifier ses préférences et ses idées personnelles aux oscillations de l’opinion publique dont elle accepte les arrêts, — un gouvernement pris dans la majorité des chambres et qui en est l’expression fidèle, — par suite un ministère homogène et solidairement responsable. Le régime parlementaire est au régime personnel ce qu’est au dogmatisme en matière de sciences le système expérimental, qui leur a rendu de si grands services. Les peuples libres font des expériences, et la royauté s’y prête en s’appliquant à en conjurer les périls. Si l’expérience réussit, le souverain en profite ; si elle échoue, il se sert des mécomptes de la nation pour la ramener à ses propres idées. Dans l’Allemagne du sud, où le sentiment dynastique a conservé je ne sais quoi de patriarcal, la royauté ne se croit point obligée aux sacrifices et aux abstentions qu’elle s’impose en Angleterre et en Belgique. Si constitutionnel qu’y soit le souverain, il y a en lui du père de famille, qui se fait un devoir, dans les cas graves, de dire hautement ce qu’il pense, ce qu’il redoute, ce qu’il désire, et de donner à ses sujets les avertissemens et les conseils que lui inspire sa prudence. C’est ainsi qu’on a vu dernièrement, lors de la discussion des traités, le roi de Wurtemberg peser de toute son influence sur les députés pour vaincre une opposition qu’il croyait funeste aux intérêts du pays. C’est de plus un principe reçu dans ces états que le choix des ministres est une prérogative de la couronne, ce qui rend impossible l’homogénéité rigoureuse et la responsabilité collective des ministères. Les Allemands, qui ne craignent pas les complications, ne cherchent pas à simplifier la politique. Ceux du midi ne sauraient admettre le régime personnel, ils ne professent point non plus dans sa rigueur la doctrine de la souveraineté du peuple. Le pied sur lequel vivent chez eux les princes et les parlemens est un respect réciproque, qui les empêche d’entreprendre les uns sur les autres, qui résout par des compromis les difficultés qui peuvent surgir : système bien différent de celui qu’on voit dans un pays où le gouvernement porte des défis à ses chambres, parce que dans ce pays il n’y a de vraiment solide que l’administration et l’armée, et que les libertés octroyées n’y ont encore qu’une existence précaire et toute de tolérance. « L’âme de la Prusse, a dit récemment un Prussien, est la royauté, et cette royauté est essentiellement militaire et féodale… Les événemens de 1866 ont prouvé qu’il n’y avait de populaire chez nous que le roi et l’armée[7]. » Un seul fait suffit souvent pour définir des situions. Le roi Louis de Bavière annonçait dernièrement à ses chambres que son gouvernement leur présenterait un projet de loi sur la réorganisation de la garde nationale, « afin d’assurer pour l’avenir les services méritoires que la bourgeoisie bavaroise a su rendre avec un dévoûment digne de gratitude au maintien de la paix et de l’ordre public. » Une garde nationale en Prusse ! Se trouverait-il un Prussien pour la prendre au sérieux ?

Le tempérament politique des Allemands du midi offre un remarquable mélange de féauté dynastique et de franchise démocratique. La démocratie est une puissance dans des contrées naturellement riches, où la propriété est divisée, où la fortune est plus également répartie que dans le nord, où règnent l’esprit communal et le génie de l’association. Dans le système mixte, auquel sont soumis aujourd’hui les états du sud, les droits très effectifs des parlemens sont restreints par les prérogatives de la couronne ; mais d’autre part ces prérogatives ont pour contre-poids une opinion publique très vigilante, dont le pouvoir a pour garanties des élections libres et une presse libre. Que si cette presse a des griefs à faire valoir, elle exprime ses plaintes, ses mécontentemens, dans un langage souvent acerbe, âpre, véhément, parfois grossier, car, s’il est vrai, comme on l’a dit, que l’exagération est le tort commun des partis sous le régime représentatif, cela s’applique surtout aux pays à tendances démocratiques. Fortement organisés, les partis qui divisent le duché de Baden, la Bavière et le Wurtemberg n’agissent pas seulement par la presse ; l’Angleterre et la Suisse n’ont rien à leur apprendre sur l’usage qu’on peut faire du droit d’association et de réunion. Dans les cas graves, quand une grosse question est pendante, par voie de meetings, de pétitions, d’adresses, ils organisent dans les villes et dans les campagnes une agitation avec laquelle les gouvernemens doivent compter. Si les parlementaires purs peuvent trouver à redire aux institutions de l’Allemagne du sud, ils ne sauraient nier qu’elle ne soit un pays de forte vie politique, ce qui n’étonne pas ceux qui savent qu’elle est un pays de forte vie communale. Partout où la commune est libre, le peuple acquiert à la fois l’habitude et la faculté de faire lui-même ses affaires.

Quelque vigueur de tempérament que déploient les partis politiques du sud, ils sont trop nombreux et trop divisés pour posséder toute la puissance d’action à laquelle ils prétendent. Très forts pour empêcher ce qu’ils ne veulent pas, s’agit-il de vouloir, ils se partagent, se décomposent, s’affaiblissent par leurs discordes intestines. Il en faut chercher la raison dans la nature de l’esprit allemand, qui unit au goût des abstractions l’esprit de détail et qui se résout difficilement à sacrifier les accessoires à l’essentiel. Ajoutez l’excessive complication des problèmes depuis 1866 et la difficulté de s’entendre à la fois sur la question allemande et sur les questions intérieures. Tel progressiste national se joint aux démocrates pour demander certaines réformes civiles, sociales ou politiques ; mais il désire l’accession au Nordbund, et cette accession fait horreur à ceux-ci, qui s’accordent avec les conservateurs pour réclamer énergiquement le maintien du statu quo. C’est ainsi que dans les états du sud il est également difficile de trouver un parti où l’on s’entende sur tout et deux partis qui ne s’entendent pas entre eux sur quelque chose. Les couleurs n’existent pas dans la nature : elle n’offre an regard que des nuances qui se lient les unes aux autres par une dégradation insensible. Tel est à peu près l’état des esprits dans l’Allemagne du sud, ce qui, joint aux prérogatives de la couronne, y rend malaisée l’introduction du pur régime parlementaire. Peut-on demander que la majorité du parlement gouverne, lorsque le plus souvent ce parlement n’a point de majorité, ou que cette majorité n’a point de programme commun, qu’unanime aujourd’hui sur une question, se divisant demain sur une autre, elle déroute les calculs par l’infinie variété de ses groupemens ? C’est affaire au gouvernement de constituer de son mieux dans ces chambres flottantes un tiers-parti, eine Mittelpartei, centre droit ou centre gauche, qui se préoccupe d’assurer par une politique d’accommodement la bonne marche des affaires. Cette minorité ministérielle prend sur les fractions modérées des partis extrêmes l’ascendant qu’exerce toujours le bon sens, et, grâce à son appui, le ministère leur fait agréer des transactions qui satisfont la majorité du pays.

Dans de telles conditions, les partis sont impuissans à gouverner ; mais les gouvernemens doivent compter sérieusement avec eux, sous peine de voir se former de fortes et dangereuses coalitions qui les renverseraient. Ces coalitions, qui jouent un grand rôle dans le mécanisme constitutionnel des états du sud, ont plus d’une fois déconcerté les projets de la Prusse et de ses partisans. Que la question d’indépendance vienne à se poser, on voit démocrates et catholiques se former en phalanges serrées pour faire face à l’ennemi commun. Le parti prussien n’a rien négligé pour rompre cette redoutable alliance, il a usé de toutes les armes que pouvaient lui fournir les événemens. Au printemps de 1869, dans son grand meeting de Worms, il poussa un cri de guerre contre le concile, s’en servant comme d’un épouvantail pour effrayer les libéraux et les protestans du sud et les jeter dans les bras de la Prusse. On espérait, par cette manœuvre, réveiller les passions religieuses dans le sud ; on se flattait qu’en évoquant devant les populations le fantôme de l’ultramontanisme, on leur ferait faire de salutaires réflexions, et que le despotisme spirituel de Rome se chargerait de les réconcilier avec la dictature militaire de Berlin. Cet espoir a été déçu. Les Allemands du midi ont de bonnes raisons pour n’avoir pas trop peur de l’ultramontanisme ; bien qu’il s’agite chez eux comme partout, ils le savent impuissant. Qu’est-ce que le catholicisme jésuitique ? Une conception grossière de la religion, qui la réduit à n’être qu’un instrument de gouvernement et dont l’idéal est une dévotion machinale ou mécanique, de laquelle les habiles font jouer à leur gré les ressorts. Les Allemands sont protégés contre le jésuitisme par des défenses naturelles. Ils sont la race religieuse par excellence, et on leur persuadera difficilement qu’on peut avoir une religion sans y mettre un peu de soi, un peu de son âme, un peu de ce cœur pensant auquel ils ont donné le nom de Gemüth, Leurs croyances leur sont chères, parce qu’elles les aident à vivre ; elles ne sont pas à la merci d’une bulle ou d’un rescrit. Qu’était-ce que Luther, ce grand Allemand ? Le tribun de la conscience ; la sienne lui semblait valoir un monde, et, la proclamant inviolable, il mettait Rome et l’empereur au défi de la lui prendre. Au surplus, l’Allemagne est un pays de forte culture scientifique. Les jésuites ne seront les maîtres et les directeurs du clergé allemand que lorsqu’ils auront détruit les universités et les facultés théologiques d’où sont sortis les Wessenberg, les Moehler, les Dollinger, les Hefele, les Haneberg, ces doctes et vénérables représentans du catholicisme libéral.

L’attitude qu’a prise au concile l’immense majorité des prélats allemands prouve assez que les démocrates avaient bien jugé de la situation, et qu’ils ont bien fait de ne pas trop s’émouvoir du meeting de Worms. Que si les nationaux leur font un crime de se coaliser avec Rome, ils répondront qu’une coalition est immorale quand deux partis font campagne ensemble pour renverser un gouvernement qu’ils ne sauraient remplacer sans que l’un des deux regrette ce qu’il a contribué à détruire : dans de telles alliances, il y a toujours un trompeur et une dupe ; mais qu’y a-t-il de répréhensible dans une ligue formée pour conserver ce qui est, chacun des deux partis le préférant à l’inconnu redoutable qu’on lui propose ? Lors des élections au parlement douanier, catholiques, ministériels et démocrates wurtembergeois pouvaient signer tous, sans sacrifier aucun de leurs principes, ce commun manifeste : « l’accession au Nordbund signifie un surcroît de dépenses annuelles de 6 millions de gulden, un an de service de plus, nos droits constitutionnels compromis, la liberté de la parole et de la presse mise en péril, notre prospérité et notre bonheur menacés par les charges toujours croissantes qu’impose au peuple un gouvernement militaire, lequel demande des soldats et encore des soldats, de l’argent et toujours de l’argent. »


III

Ce qui ajoute aux difficultés de la question allemande, c’est que les deux royaumes et les deux grands-duchés dont se compose l’Allemagne du midi sont bien liés entre eux par des relations d’amitié et de bon voisinage, par des traditions, par des intérêts semblables, mais que cependant ils diffèrent trop les uns des autres pour pouvoir s’associer et faire corps. Ils se ressemblent tous en ceci, que chacun d’eux ressemble fort peu à la Prusse, et que le régime prussien, transporté chez eux, choquerait leurs habitudes et leurs idées. Toutefois, si le voyage est long de Berlin à Munich, on voyage aussi en se transportant de Munich à Stuttgart, et le Wurtemberg réserve bien des étonnemens à celui qui penserait y retrouver les mœurs et le tour d’esprit bavarois. Si l’on veut juger impartialement la politique qu’ont suivie les états du sud depuis 1866, il faut se rendre compte du caractère particulier des peuples et de la nature des difficultés qu’avait à surmonter chacun de leurs gouvernemens.

Il serait permis, dans cette revue, de ne citer Hesse-Darmstadt que pour mémoire à cause de la situation toute spéciale que lui ont faite les traités en incorporant dans la confédération du nord la partie du grand-duché située sur la rive droite du Mein, c’est-à-dire la province de la Hesse supérieure et les communes de Kastel et de Kostheim, soit une population de 250,000 âmes sur 800,000. La province de Starkenbourg, dont Darmstadt est le chef-lieu, et la Hesse rhénane gardaient leur indépendance, mais écornée, amoindrie et compromise par des conventions que le vainqueur avait dictées. L’administration des postes et des télégraphes du grand-duché a passé aux mains de la Prusse, et ses troupes font partie intégrante de l’armée fédérale. Organisées à la prussienne, elles sont, en temps de paix comme en temps de guerre, sous le commandement du roi de Prusse avec cette seule restriction, que la nomination des généraux, hormis celle du commandant divisionnaire, n’a pas besoin d’être sanctionnée par lui, et qu’en temps de paix il renonce à l’exercice de sa juridiction militaire. Ajoutons que le grand-duché a dû céder Mayence à la Prusse ; non-seulement elle y tient seule garnison, elle s’est subrogée à tous les droits qu’exerçait la confédération germanique à l’égard du gouvernement territorial. Ce modus vivendi n’a pas un caractère strictement juridique ; mais la Prusse a la possession de fait, et l’on ne voit pas trop qui pourrait la lui contester. La Hesse se trouve ainsi enlacée de toutes parts dans un réseau qui gêne singulièrement la liberté de ses mouvemens, une partie de son territoire relevant de la confédération du nord, et le reste ne s’appartenant qu’à moitié : situation difficile et périlleuse, qui semblait faite pour ne pouvoir durer et qui dure encore, grâce surtout à la patiente ténacité de l’habile président du ministère hessois, le baron Dalwigk, dont les résistances ont plus d’une fois mécontenté Berlin. On le lui a fait sentir. Le 24 novembre 1867, le chancelier fédéral lui adressait une note amère et sèche pour le blâmer de s’être laissé inviter par la France à une conférence européenne sur la question romaine. Au mois d’avril 1868, M. de Bismarck frappa un second coup ; il se plaignait que le grand-duché procédât trop lentement à la réorganisation de son armée et à l’exécution des traités. Il s’en prit au général divisionnaire, le prince Louis, qui rejeta la faute sur le ministre de la guerre. Le cabinet de Berlin menaçait, si on ne lui donnait satisfaction, de transporter à Cassel les troupes de la Hesse supérieure et de remplacer le prince par un général de division prussien. Le prince donna sa démission. Cette pression, habilement concertée, ne manqua point son effet ; la Hesse dut faire son peccavi, et le 21 avril des officiers prussiens arrivaient à Darmstadt pour y prendre en main l’administration militaire. Le ministre de la guerre avait reçu son congé, mais M. Dalwigk est toujours là.

Le génie français est rectiligne de sa nature, et les situations fausses lui sont insupportables ; il est prêt à tous les sacrifices pour en sortir. L’esprit allemand en prend mieux son parti, il en fait le tour, il en examine les bons côtés, et cherche à s’y établir le plus commodément possible. A son obstination naturelle, qui le rend capable de longues résistances, il joint le talent de la procédure, et alors même qu’il a perdu le principal, il multiplie les incidens ; il plaidera jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus rien à perdre. L’histoire d’Allemagne en offre une foule d’exemples, grands et petits, et ce qui se passe à Darmstadt en est un. Il semblait que la population hessoise ne pourrait supporter longtemps de se voir partagée par le Mein en 250,000 Allemands du nord et en 600,000 Allemands du sud. La destinée des premiers paraissant irrévocable, on pouvait croire que les seconds ne tarderaient pas à les rejoindre et à se fondre avec eux dans la confédération du nord. Peut-être l’espérait-on à Berlin. C’eût été une première entorse donnée au traité de Prague, et un tel exemple aurait pu devenir contagieux. Quand la convention militaire fut présentée au parlement hessois, les nationaux et quelques conservateurs de la seconde chambre se réunirent pour demander l’accession. Ils faisaient valoir des raisons de convenance, d’utilité, de nécessité politique, de patriotisme allemand, et représentaient qu’au surplus le principal était fait, qu’il ne valait guère la peine de se débattre pour conserver un semblant d’indépendance. M. Dalwigk repoussa énergiquement cette motion ; il s’efforça de démontrer que les inconvéniens de la situation n’étaient pas aussi grands qu’on se plaisait à le dire ; il allégua aussi le traité de Prague, et que l’Autriche, consultée par lui, avait déclaré qu’elle prenait au sérieux l’article 4 et la frontière du Mein. En dépit de son éloquente plaidoirie, la proposition fut votée par 32 voix contre 15 ; mais le gouvernement avait pour lui la chambre haute, qui la rejeta tout d’une voix, après une discussion vive où la politique prussienne fut traitée sans ménagement. L’un des orateurs déclara que, si jamais il était forcé de voter pour l’accession, il attendrait qu’un jour plus heureux vînt à luire pour l’Allemagne, et qu’il voterait alors des deux mains la dissolution du Nordbund. La même proposition a été remise plus récemment sur le tapis sans plus de succès, et jusqu’à ce jour le grand-duché a maintenu obstinément le statu quo. Les Hessois n’ont pas encore rempli la mission que leur assignait Berlin, ils ne se sont pas faits « les pionniers de l’unité. » Les nationaux prussiens s’en prennent à M. Dalwigk, à son savoir-faire, à ce qu’ils appellent ses intrigues ; en vérité ne se sont-ils pas appliqués à lui rendre sa tâche plus facile ?

La Bavière, qui traverse en ce moment une crise parlementaire et ministérielle dont l’Europe s’occupe, est, par l’étendue de son territoire, le plus important des états du sud. Il y a des pays qui sont en quelque sorte embarrassés de leur taille. Trop grands pour accepter des dépendances humiliantes et une existence de satellite, pas assez pour dominer les événemens, ils courent le risque d’avoir des prétentions qui excèdent leurs forces ; essuient-ils des catastrophes, se voient-ils condamnés aux abaissemens et aux soumissions, ils ne s’accommodent pas longtemps de leur déchéance, une sourde inquiétude les pousse à recouvrer leur rang par de nouvelles entreprises. L’histoire des derniers siècles nous montre la Bavière tantôt entraînée par les passions religieuses dans l’orbite de l’Autriche et gravitant autour d’elle, tantôt sentant le péril de cette alliance et s’appuyant sur la Prusse pour résister aux menaçantes convoitises des Habsbourg, tantôt liant à deux reprises partie avec la France, dont l’amitié lui fut utile, mais risque de lui devenir fatale, ou bien enfin visant à jouer, dans le sein de la confédération germanique, un rôle proportionné à son importance, s’efforçant de grouper autour d’elle les états secondaires de l’Allemagne et caressant des rêves de triade que les événemens ont jusqu’ici condamnés. Dans les diverses péripéties de cette politique oscillante, qui essayait de tout, la Bavière, a connu les extrémités des choses humaines. Maximilien-Emmanuel, pour avoir épousé la cause de la France dans la guerre de succession, fut, après la bataille d’Hochstett, mis au ban de l’empire et ne rentra dans ses droits qu’après la paix de Baden. Son successeur, le fameux Charles VII, conquit l’Autriche et ceignit la couronne impériale ; mais, par un revers de fortune, il perdit du même coup et l’empire et la Bavière. La paix de Fussen la rendit à son fils. Plus tard, quand Maximilien-Joseph fut mort sans enfans et que le chef de la branche cadette de la maison palatine, Charles-Théodore, fut appelé à recueillir son héritage, l’Autriche étendit de nouveau la main sur cette proie, et ce fut l’intervention prussienne qui sauva la Bavière. L’alliance française devait, au commencement de ce siècle, l’ériger en royaume ; cet honneur l’eût perdue, si elle n’eût sacrifié à la fortune et acheté par un brusque retour l’indulgence des vainqueurs de Leipzig. C’est ainsi qu’on a vu la Bavière guettant d’un œil inquiet les occasions, cherchant à tâtons sa destinée sur tous les chemins de l’Europe, et tour à tour croyant la tenir, ou réduite à disputer son existence. « Certaines gens, a dit un homme d’état, s’imaginent que la Bavière ne représente rien. Elle a échappé à tant de chances de destruction, elle existe depuis si longtemps, qu’il faut bien qu’il y ait de bonnes raisons pour cela. »

Ce n’est pas seulement dans ses relations avec l’étranger que la Bavière a des choix à faire et que ces choix l’embarrassent. Sa situation intérieure présente des difficultés qui ne peuvent être surmontées que par un gouvernement habile, dont la main soit à la fois ferme et légère. Pays essentiellement agricole et catholique, la Bavière, avec le temps, est devenue autre chose encore ; elle se compose aujourd’hui d’élémens distribués à doses inégales dans les diverses parties de son territoire et réfractaires les uns aux autres. Ses villes industrieuses et commerçantes renferment une bourgeoisie riche, éclairée, ouverte à toutes les idées modernes ; elle a trois universités, — et dans le nombre l’une des plus prospères et des plus fréquentées de l’Allemagne ; un quart de ses 5 millions d’habitans professe la religion protestante, répandue surtout en Franconie et dans le Palatinat. Le parti bourgeois, jaloux d’assurer à la Bavière toutes les institutions et les garanties libérales, forme des groupes épars au milieu d’une vaste population agricole, qui se dérobe à son influence et dont les intérêts sont absolument opposés aux siens. Pour mesurer la distance qu’il y a des idées de cette classe moyenne à celles de ce peuple des campagnes, il suffit de parcourir un numéro de la Gazette d’Augsbourg, qui, à travers les vicissitudes de sa politique, est demeurée l’un des organes les plus éclairés de l’esprit moderne en toutes choses, et de lire ensuite l’un de ces petits carrés de papier qui s’impriment à Munich et dans lesquels un bon sens gausseur ou des préjugés surannés s’adressent, dans le langage qu’il peut comprendre, à un public de villageois. Un peu lourd de tempérament, rude d’écorce et de manières, assez instruit pour mêler un peu de raisonnement à ses préventions et à ses instincts, organisé en associations puissantes qui couvrent tout le pays de leur réseau, vivant sur une terre grasse et fertile qui récompense abondamment les sueurs de l’homme, et dans un pays où il y a du bonheur, le paysan bavarois est très attaché à ses habitudes, à ses souvenirs : il est conservateur avec passion. L’esprit moderne l’inquiète, le trouble, parce qu’il se présente à lui sous les traits de la bureaucratie et que les bureaux sont ses plus grands ennemis. La liberté, telle qu’il l’entend, est celle qui le soustrait autant que possible au contrôle et aux tracasseries de cet être invisible qu’on nomme l’état, lequel n’entre guère en conversation avec lui que pour lui demander de l’argent, lui intimer des ordres ou lui signifier des défenses. Il n’obéit volontiers qu’à certaines autorités qu’il peut aimer, parce qu’elles ont un visage, ou parce qu’il sait nettement à quoi elles servent : son roi, sa commune, son curé. Voilà, dans sa pensée, les rouages qui font aller le monde. Les lois et les fonctionnaires sont des inventions bourgeoises ; quand ses meneurs veulent lui échauffer la tête, ils lui représentent que le gouvernement dont il se plaint, qui lui augmente chaque année sa cote, est un gouvernement de bourgeois. Ce mot dit tout ; il n’en demande pas davantage, il sait ce qu’il doit faire et comment il doit voter.

La Bavière est l’un des pays où le clergé a conservé le plus longtemps ses privilèges et son omnipotence. Livrée aux jésuites, lorsque le joséphisme vint à régner en Autriche, elle se gara de cette contagion, sa foi demeura vierge et incorruptible. Ce fut l’électeur-roi Maximilien-Joseph qui, le premier, revendiqua les droits de la société civile. En 1817 et 1818, la Bavière reçut tout à la fois une constitution et un concordat. Une lutte sourde s’engagea entre les deux puissances, lutte mêlée d’alternatives diverses. Tantôt l’état concédait trop, tantôt il faisait prévaloir avec ses intérêts ceux de la science, de la tolérance et de la civilisation. Depuis dix ans surtout, il a fait des pas décisifs ; il lui serait difficile de retourner en arrière. Quand le clergé ne peut plus disposer de l’état, qu’il n’a plus le gouvernement à sa dévotion, il se fait peuple. C’est à quoi il a réussi en Bavière plus encore qu’ailleurs. S’appuyant sur le paysan, épousant ses passions, lui parlant sa langue, qu’il savait de naissance, il s’est fait le représentant de ses instincts à la fois conservateurs et démocratiques, de son aversion pour le régime bourgeois. Sans laisser dormir dans leur fourreau les vieilles armes ecclésiastiques, il s’en est forgé de nouvelles ; il a usé avec habileté de tous les moyens d’agitation inventés par la démocratie, la presse, les assemblées, les associations. Le clergé bavarois constitue aujourd’hui une sorte de tribunat en soutane, passé maître dans l’éloquence populaire, et agissant en même temps par le confessionnal et par le journal. Les événemens de 1866 l’ont servi à merveille. Il a su exploiter l’attachement du pays à son indépendance, les antipathies que le nom prussien inspire au patriotisme bavarois, les défiances du peuple des campagnes, son humeur soupçonneuse, qui découvre partout des machinations et des trames. S’emparant de ces inquiétudes, les fomentant et les envenimant, incriminant les intentions, dénonçant avec acrimonie et les actes du pouvoir et les arrière-pensées qu’il lui imputait, — de tous ces griefs, les uns plus ou moins fondés, les autres chimériques, il a composé un volumineux dossier où il puise à pleines mains dans les jours d’élections. Il est donc pour quelque chose dans l’organisation de ce parti patriote qui possède aujourd’hui la majorité dans les chambres, et qu’on désigne à tort en France et ailleurs sous le nom de parti ultramontain. Les conservateurs ou patriotes bavarois, qui ont à leur tête des hommes éclairés et de grande valeur, sont moins un parti qu’une coalition, et cette coalition se recrute dans toutes les classes. A côté des champions du Syllabus et de la curie, on y trouve des hommes de gouvernement, des catholiques libéraux, presque tous les orthodoxes protestans. L’intérêt commun est la conservation de la Bavière ; mais les uns estiment qu’il est des progrès et des changement conciliables avec cette conservation ; d’autres, incapables de ces distinctions, s’attachent à tout conserver, craignant que la muraille ne s’écroule, si on en détache une pierre ; d’autres encore s’occupent moins de sauver la patrie que de faire leurs propres affaires, et, avides du pouvoir, ils comptent que les patriotes voudront bien leur tenir l’échelle. L’indépendance nationale est le mot d’ordre commun du parti ; mais ce qui pour la plupart est le but, pour quelques-uns n’est qu’un moyen, et le paysan est leur instrument[8].

Si on en jugeait par sa lourdeur apparente, par son indolence habituelle, on pourrait croire que la grande occupation du Bavarois est d’exister et de se sentir exister. Pourquoi ne jouirait-il pas de la vie ? Il n’a pas à se plaindre de son lot dans ce monde. Toutefois sous ce flegme couvent des passions mal endormies et de véritables fougues politiques, Il y a dans le Bavarois le plus placide un électeur primaire qui a la tête près du bonnet, et ses longues tranquillités sont interrompues par des fièvres électorales à tout consumer. Heureusement il n’y a pas d’inquiétude à avoir pour la maison ; elle est bâtie à chaux et à sable. Au demeurant, dans les pays libres, les agitations de la vie publique ne sont pas un mal ; elles sont tout au plus l’un des inconvéniens nécessaires de la liberté. Ceux qui les maudissent ou qui les redoutent doivent se chercher un maître et le charger de vouloir pour eux. Il n’est pour la Bavière qu’un danger sérieux ; ses hommes d’état doivent veiller à ce que la lutte des partis ne dégénère pas en une lutte de classes, et la question politique en une question sociale. La bourgeoisie bavaroise est trop nombreuse, trop influente, et ses idées sont trop d’accord avec celles du siècle pour qu’elle ne les impose pas à son gouvernement ; mais il doit tenir grand compte des instincts et des préventions populaires. Joseph de Maistre disait qu’il ne suffit pas d’aimer son prochain comme soi-même, qu’il faut l’aimer comme il désire qu’on l’aime : grande maxime à l’usage des gouvernans. Il ne suffit pas de bien gouverner les peuples, il faut leur faire aimer leur gouvernement et les apprivoiser avec la raison en l’accommodant à leurs goûts Pour que le progrès devienne populaire en Bavière, il faut que le progrès se fasse bavarois. En un mot, la Bavière est peut-être le pays ou le doctrinarisme bourgeois offre le plus de danger, où la politique de transaction et de bon sens pratique est le plus nécessaire.

Le prince Hohenlohe, qui entra, dans les affaires le 31 décembre 1866 fut condamné par la nécessité à un début malheureux ; il dut proposer aux chambres cette réforme militaire à laquelle le Bavarois a peine à s’accoutumer. — Cela explique en quelque mesure l’écho auront pu trouver dans le pays les accusations passionnées auxquelles sa politique est en butte, bien qu’envisagée en elle-même, cette politique, dont il n’a jamais dévié, soit celle que conseillaient les circonstances à un esprit réfléchi, à une intelligence élevée. Se posant en modérateur des partis, réprouvant également les impatiences de la gauche progressiste et les inquiétudes exagérées de l’extrême droite patriote, le prince Hohenlohe a toujours déclaré d’une part que l’indépendance de la Bavière serait le premier intérêt de son gouvernement, et qu’il ne conseillerait jamais à son pays de solliciter son entrée dans la confédération du nord, dont les institutions lui semblaient inconciliables avec les droits de souveraineté des états. D’autre part, il représentait aux conservateurs que, pour un pays tel que la Bavière, l’isolement est une situation fâcheuse et à la longue insupportable, que ce droit qu’elle tenait de la paix de Prague de choisir ses alliances était d’un usage dangereux, qu’elle devait faire non pas de la grande politique ni de la politique européenne, mais de la politique allemande, qu’en cherchant son point d’appui dans une puissance étrangère, elle blesserait le sentiment national et s’exposerait à de redoutables complications, que les engagemens souscrits à Nikolsbourg étaient les seuls compatibles avec le véritable intérêt bavarois. Concilier le légitime désir de s’appartenir, de rester soi, avec l’observation loyale des traités et le maintien de bonnes relations entre la Prusse et la Bavière, tel a été, pendant ces trois années, le programme du prince Hohenlohe. Dans sa politique intérieure, le prince est parti de ce principe, que de sages progrès sont la meilleure sauvegarde de l’indépendance de la Bavière, et toutes les lois qu’il a présentées aux chambres touchant la liberté d’industrie, le mariage, les associations, la réforme judiciaire, sont des lois de progrès, destinées les unes à garantir les droits de l’état, les autres à supprimer de vieilles institutions et de vieux règlemens qui ne répondent plus aux besoins d’activité et de libre expansion des sociétés modernes[9].

Le seul reproche qu’on puisse adresser à la politique honnête et éclairée du ministère bavarois, c’est qu’il a donné prise à ses adversaires par des imprudences, des précipitations, par un certain luxe de mouvemens et de démarches propres à exciter des inquiétudes. Il n’a rien fait de mauvais, mais il a trop fait, et pour un gouvernement toute action superflue est une faute. Il s’est attiré un échec en proposant une loi scolaire qui dérobait l’école à la surveillance du clergé, et qui, excellente en soi, devançait les temps, choquait bien des catholiques modérés, et avait peut-être ce défaut suprême d’être impraticable. Poursuivant au dedans une politique vraiment libérale, il s’est trop préoccupé de petits incidens qu’il aurait dû ignorer ; il a trop prodigué les circulaires, les adresses, les avertissemens au pays. Il a eu le tort que le Christ reprochait à Marthe, il s’est occupé et inquiété de trop de choses. Dans sa politique extérieure, il a commis la faute de ne pas s’en tenir à ce qui était net, précis et pratique. Il a compliqué son programme de regrets et d’aspirations dont il était inutile d’entretenir les chambres, puisqu’on n’avait rien à leur proposer. On leur a trop souvent répété que l’isolement compromettait l’existence du pays, qu’on avait hâte de trouver un moyen de renouer le lien fédéral de l’Allemagne et de sortir du provisoire alarmant où l’on vivait. Il faut savoir subir le provisoire et attendre les occasions ; ce n’est pas en en parlant qu’on les fait naître. Le prince Hohenlohe a un idéal, lequel assurément est très avouable. Il a la fibre allemande, il est très attaché à l’unité nationale, et il serait étrange qu’on lui en fît un crime. Il déplore la politique d’annexion qui a brisé le faisceau de la famille allemande, et, s’il ne tenait qu’à lui, la Prusse aurait déjà restitué ses conquêtes, et s’en dédommagerait par l’hégémonie de l’Allemagne. D’un autre côté, il s’inquiète de sentir derrière lui une Autriche détachée des intérêts germaniques, et qui, en toute question qui se présentera, ne prendra conseil que de sa propre sûreté. Ne pouvant supprimer les traités de Prague, ni défaire ce qu’a fait la Prusse, le programme d’avenir qu’il caresse, qu’il a souvent exposé dans un noble langage, peut, se résumer ainsi : — union fédérative entre les états du sud, entente cordiale entre ces états et la confédération du nord et règlement commun des affaires communes, réconciliation et alliance de la Prusse et de l’Autriche. — Mais aujourd’hui encore ce programme n’est qu’un rêve, et, en y revenant si souvent, on courait le risque d’alarmer inutilement le pays, de lui faire croire que ces plans d’avenir étaient déjà en voie d’exécution, qu’outre les traités militaires et douaniers, on en avait fait un autre auquel on cherchait à le préparer : soupçons injustes qu’une déclaration royale vient de condamner, mais que les animosités et les jalousies ont su exploiter. Que reprochent ses ennemis au prince Hohenlohe ? Non des actes, mais des arrière-pensées et des intentions, ou, pour parler bavarois, sein lendenziöses Schaffen und Handhaben. Or il ne sert de rien à un gouvernement d’avoir des tendances ; elles le compromettent en pure perte.

L’espérance du prince Hohenlohe était que le parti sur lequel il s’appuyait rallierait à lui peu à peu les esprits modérés de la droite et de la gauche. Il n’en fut rien, le ministère vit son corps d’armée s’affaiblir, se disperser et se fondre. Les élections du printemps de 1869 donnèrent à la Bavière une chambre où les patriotes et les progressistes se balançaient, et où le tiers-parti ne formait qu’une infime minorité. On sait l’étrange spectacle que donna cette chambre quand elle voulut constituer son bureau et choisir son président. Deux partis exactement égaux luttèrent front contre front dans sept votations successives sans qu’il se fît aucune défection d’un côté ou de l’autre, — rare exemple de discipline et d’opiniâtreté. En vain le prince Hohenlohe interposa ses bons offices pour concilier cet insoluble différend et ménager un accommodement ; il fallut dissoudre cette chambre impossible et en appeler au pays. La dissolution n’ayant point été provoquée par une question de cabinet, le ministère aurait dû garder une stricte neutralité ; quel que fût le résultat du scrutin, il n’aurait point eu de part dans la défaite. Il eut le tort de remanier les circonscriptions électorales, et il paie aujourd’hui cette imprudence. Les patriotes sortirent de la lutte vainqueurs, très échauffés et disposés à pousser jusqu’au bout les conséquences de leur victoire. Dans le remarquable discours que prononça le roi Louis à l’ouverture de la session, il engagea les partis à la conciliation et à la concorde. Les deux chambres lui ont répondu par des adresses qui renferment un vote de méfiance pour le ministère, et le jeune roi en a marqué son déplaisir ; ce vote lui a paru porter atteinte à sa prérogative. Il lui en coûte de se séparer d’un ministre qui a sa confiance ; il sent d’ailleurs qu’une politique prudente est la seule qui convienne à la Bavière dans la situation délicate et troublée de l’Allemagne, qu’une rupture avec la Prusse ou tout éclat fâcheux pourrait avoir d’inquiétantes conséquences, et, bien qu’il lui fût aisé de trouver un ministère à sa convenance dans les rangs des patriotes, qui ont beaucoup d’hommes à lui proposer, il redoute la queue du parti, ses fins secrètes et ses menées occultes.

Il est une réponse à faire aux exagérés qui accusent le prince Hohenlohe de trahir les intérêts bavarois et de livrer la Bavière à la Prusse. Le discours de la couronne reproduit, quant au fond, le programme qu’il n’a cessé de proposer et de défendre, et ce discours a excité à Berlin un vif mécontentement. Toutefois, dans l’intérêt du régime constitutionnel, il est désirable que l’injustice des chambres bavaroises ait gain de cause. Quelque sympathie qu’on ressente pour un homme d’état, on ne saurait lui souhaiter un succès que lui reprocherait sa conscience politique. En définitive la victoire des institutions tourne au profit de tout le monde, et même des vaincus. Le prince Hohenlohe peut se dire que l’opinion publique se ravisera, que tôt ou tard son pays aura besoin de ses services et devra revenir à une politique modérée et libérale, à laquelle on ne peut reprocher que de s’être trop agitée et de représenter la raison sans en avoir tout le sang-froid.


IV

Parler du Wurtemberg, c’est parler de l’un des pays les plus prospères et les plus libres qui soient au monde. C’est parler aussi de l’état qui représente avec le plus d’énergie les deux passions communes à toute l’Allemagne du midi, un attachement égal à la petite et à la grande patrie. Un Prussien a dit du Wurtembergeois qu’il ne connaissait que deux choses, la Souabe et le ciel. Cette boutade ne porte point. Le Wurtembergeois ne peut séparer dans ses rêves la conservation du Wurtemberg et le rétablissement de la grande Allemagne. Il se sent à la fois très Souabe et très Allemand, Et quelle province a donné davantage à la commune patrie, a fait produire au génie germanique plus de fruits exquis et savoureux ? Si le Souabe aime trop l’Allemagne pour se réconcilier avec la paix de Prague, il est trop libéral pour se donner à M. de Bismarck ; il craindrait que le remède ne fût pire que le mal. C’est à ce double titre que Stuttgart est le foyer de la résistance à la Prusse et qu’il a mérité d’être surnommé l’anti-Berlin.

S’il est vrai que la santé soit l’équilibre, le Wurtemberg est aussi l’un des pays de ce monde qui se portent le mieux. On n’en trouve guère qui visent davantage à cet idéal de la civilisation complète où aucun intérêt n’est sacrifié. Pays d’agriculture et d’industrie, de démocratie et de classes moyennes instruites et influentes, de liberté municipale et d’excellente administration, d’enseignement populaire et de haute culture scientifique, il n’est pas de société mieux pondérée et qui s’applique davantage à se développer dans tous les sens. Nulle part l’instruction n’est plus répandue et ne répond mieux à tous les besoins ; l’éducation va chercher tout le monde en Wurtemberg, mais elle respecte le naturel, elle ne lui fait point faire pénitence. Le Souabe possède ce qui est rare dans le nord : l’abandon, l’expansion, la vivacité, le charme, et sa capitale s’en ressent ; elle n’est pas la plus belle des résidences allemandes, elle en est la plus charmante. Ce naturel qui résiste à tout est aussi la qualité souveraine des poètes et des écrivains souabes, arbres à qui les soleils du midi ont permis de croître et de mûrir en plein vent sans avoir à subir la gênante discipline de l’espalier. Ouverts à toutes les influences, à toutes les idées, ces poètes n’ont pas à craindre de cesser d’être eux-mêmes. Qu’est-ce que Schiller ? Un Souabe qu’a greffé la Grèce et qui a humé les vents orageux de la révolution française. Le passé, le présent, son cœur a tout fondu dans une harmonie forte à la fois et délicieuse. Il n’est pas d’écrivain qui soit plus homme ; bien habile qui distinguerait son génie de son âme : il avait une âme de génie. Moins grands que lui, ses successeurs de l’école souabe lui ont ressemblé en ceci, que l’art pur ne leur a point suffi, et qu’un jour ou l’autre ils ont servi d’interprètes aux grandes passions qui remuent le monde. « Que ne puis-je, s’écrie le plus parfait d’entre eux, respirer de nouveau dans le royaume doré des songes et des légendes ! Un souffle plus sévère fait vibrer les cordes de ma lyre. Ma fée s’appelle aujourd’hui la liberté, et mon chevalier s’appelle le droit. Debout, chevalier, et résiste de pied ferme aux sauvages assauts des dragons. »

Un Zurichois ou un Bernois qui voyage en Wurtemberg ne s’y sent point dépaysé ; tout lui rappelle que le Souabe est son parent, qu’ils sont sortis l’un et l’autre d’une tige commune. Il retrouve dans cette Suisse monarchique tout ce qui se voit chez lui, le même penchant à se gouverner soi-même, la liberté communale, une ardeur passionnée pour les affaires publiques, l’esprit de parti tout-puissant, l’usage illimité du droit de réunion et d’association, une police qui n’impute à personne des délits d’opinion. Cependant les deux pays ne se ressemblent pas en tout point, La Suisse, en raison de sa petitesse et de la division pour ainsi dire parcellaire de son territoire, se compose de cantons qui ne sont la plupart que des municipes souverains ; il en résulte que les opinions et les idées y prennent des proportions municipales, et que de grands talens politiques y sont employés souvent à régler des questions de ménage. Les Souabes joignent à l’avantage de former un pays à part, qui s’administre et se régit lui-même, celui de se rattacher à une grande vie nationale, dont ils ressentent les contre-coups et les courans ; ils ne sont pas claquemurés chez eux ; tout en s’occupant activement de leurs affaires, ils ont vue sur le monde, et débattent avec leurs intérêts privés ceux de 40 millions d’Allemands. Aussi n’ont-ils pas l’esprit positif et renfermé du Suisse. Le Wurtemberg a produit non-seulement des Schiller et des Uhland, mais des métaphysiciens, des Schelling et des Hegel. En revanche, le Suisse, se mouvant dans un cercle plus étroit et ne s’occupant, que d’intérêts dont il peut faire le tour, apprend à se défier des utopies ; son bon sens politique, qui le préserve de bien des entraînemens dangereux, est le correctif de l’absolue liberté dont il jouit. En sa qualité d’idéaliste, le Souabe a le goût de faire grand ; il cherche l’absolu dans la politique, — délicate entreprise. Ajoutez qu’il tient trop à ses idées pour se résigner facilement à en rien sacrifier ; il aime mieux s’isoler que de s’amoindrir. N’est-ce pas un poète souabe qui a dit : « Je ne jurerai jamais par le nom de personnel car moi aussi je suis quelqu’un ? »

En Wurtemberg, les difficultés politiques sont d’une tout autre nature qu’en Bavière ; elles n’y sont point compliquées d’oppositions de classes, et de confessions. Le Wurtemberg est un état essentiellement protestant ; sur 1,800,000 habitans, il a 540,000 catholiques, et sur cette terre protestante l’état moderne se développe sans crises violentes ; le terrain lui est favorable, il plonge ses racines dans des consciences émancipées. L’esprit libéral domine parmi les catholiques du Wurtemberg. Le clergé souabe fait ses études à Tubingen, il s’y familiarise avec les sciences, l’histoire et les idées nouvelles ; partant il est disposé à vivre en de bons termes avec les protestans et avec l’état, et quelques efforts qu’une nonciature italienne, qui ne comprend rien aux instincts élevés de l’esprit allemand, ait pu tenter pour brouiller les cartes, elle n’y a pas réussi.

Nous avons vu qu’en Bavière le plus grand embarras pour un gouvernement libéral est une démocratie rustique, ennemie du bourgeois, par trop conservatrice et endoctrinée par ses curés. En Wurtemberg, le danger est la formation d’un parti républicain, auquel semble incliner une fraction de la bourgeoisie. Les Souabes ont la république à leurs portes, ils ne sont séparés d’elle que par la largeur du lac de Constance, elle est pour beaucoup d’entre eux un idéal qu’ils souhaitent d’acclimater chez eux. Le parti républicain, qui a pour organe le Beobachter de Stuttgart[10], ne réclame pas ouvertement la république, il se contente de demander les institutions républicaines. Il a déjà obtenu le suffrage universel ; ce qu’il poursuit en ce moment, c’est l’abolition de la chambre des pairs et le remplacement de l’armée permanente par des milices organisées et exercées comme en Suisse. De telles prétentions ont paru excessives à plusieurs des hommes de valeur du parti démocratique ou Volkspartei. Ils sentent qu’une propagande républicaine, couverte ou déclarée, donnerait beau jeu à la Prusse. L’attachement qu’ont les populations du sud pour leur indépendance est un faisceau de sentimens, d’habitudes et de traditions auquel il serait dangereux de toucher ; l’amour du pays s’unit étroitement dans leur esprit à l’affection qu’elles portent à la maison de leurs princes. Est-il sûr qu’elles soient mûres pour la république ?

Le président du ministère wurtembergeois, le baron de Varnbüler, n’est pas de ceux que les difficultés effraient ou rebutent. Si c’est le caractère des grands poètes de faire difficilement des vers faciles, c’est le propre des hommes d’état qui ont la vocation de faire facilement les choses difficiles. Esprit supérieur et ironique, M. de Varnbüler a de l’homme d’état le coup d’œil juste et prompt, le sentiment vif et net des situations, le parfait sang-froid et cette belle humeur qui assure à l’esprit toute sa liberté. Administrateur consommé, il possède aussi la tactique et le maniement des assemblées. Il sait, selon les occasions, agir ou faire agir, se montrer ou s’effacer, parler ou se taire. On l’a vu, dans les grandes crises, assister silencieux pendant des séances entières à des débats passionnés où s’agitait une question de cabinet, attendre son moment, et, profitant d’une manœuvre imprudente, d’un mot malheureux, faire une soudaine trouée dans les rangs ennemis et enlever la victoire quand tout semblait perdu. Au surplus, le moins doctrinaire des hommes, faisant peu de cas des politiques spéculatifs et de ces rêveurs que Napoléon Ier appelait des têtes à tableaux, il ne croit guère aux idées, mais il croit beaucoup aux situations, et il s’applique à se servir le mieux possible des cartes qu’il a en main. Il connaît mieux que personne les conditions et les nécessités du gouvernement des sociétés modernes ; aristocrate d’instinct, il est orateur d’assemblée populaire comme de parlement, et il se prête aux réformes, même à celles qui ne lui plaisent guère, lorsqu’elles lui paraissent réclamées par l’opinion. Ses adversaires lui reprochent sa versatilité et de n’avoir que des principes de circonstance ; il pourrait répondre qu’en politique ce qui est faux aujourd’hui sera vrai demain, et que le premier principe d’un homme d’état est d’avoir une montre qui marche bien.

M. de Varnbüler, qui était déjà le pilote du Wurtemberg dans les tempêtes de 1866, n’eut pas de peine à se justifier après l’événement de la politique qu’il avait suivie. C’était celle du pays, et les Souabes n’avaient point changé d’avis après Sadowa ; ils ne se repentaient de rien, leur conscience n’étant pas à la merci de la fortune. Il fut plus difficile à l’habile ministre de leur faire agréer les engagemens qu’il avait souscrits à Nikolsbourg. Il a le malheur des hommes d’état dont la réputation d’esprit est faite, on lui prête des mots. On assurait qu’il avait dit à M. de Bismarck : « Nous croyions l’Autriche forte, nous nous sommes alliés à l’Autriche ; nous savons aujourd’hui que vous êtes forts, vous pouvez compter sur nous. » On prétend aussi que l’idée première des traités d’alliance lui appartient, que c’est lui qui les a proposés. Peut-être se disait-il que l’empressement à offrir sert quelquefois à empêcher qu’on ne vous demande plus que vous ne voulez donner, Peut-être aussi pensait-il qu’il fallait ôter au provisoire ce qu’il avait de plus inquiétant, que c’était le meilleur moyen de le faire durer. Quoi qu’il en soit, M. de Varnbüler eut de la peine à défendre le traité d’alliance contre une opposition acharnée qui le qualifiait d’attentat à l’indépendance du Wurtemberg, et il lui fut difficile aussi de faire accepter la réforme militaire qui en était la conséquence indirecte. Les discours qu’il prononça dans ces importantes discussions sont des chefs-d’œuvre d’éloquence parlementaire. Un instant la Prusse et les nationaux se flattèrent qu’il se donnerait à eux ; mais il s’était d’avance tracé sa ligne et n’était pas homme à s’en écarter. Aussitôt que les traités furent votés, on le vit, dans les élections douanières, déclarer la guerre au parti prussien, et, se liguant avec les démocrates, remporter avec eux une éclatante victoire, peu après, toujours prompt dans ses décisions et agile à la manœuvre, leur rompre en visière dans les questions intérieures et résister énergiquement à leurs demandes de réformes radicales. Il ne croit pas aux milices suisses ; il n’accordera pas non plus la suppression de la chambre haute, mais il désire qu’elle représente des intérêts et non des privilèges ; s’il ne tenait qu’à lui, il en ferait une chambre de grands propriétaires. Quant à la question allemande, il n’a garde de compliquer son programme par de trop longues prévoyances, par de précoces inquiétudes. Il estime que les petits états n’ont qu’un moyen de sauvegarder leur indépendance : c’est de prouver qu’ils vivent et qu’ils aiment à vivre en faisant de bonnes lois, en attachant surtout une extrême importance aux intérêts économiques et aux réformes administratives, et ce ne lui est pas une médiocre satisfaction d’avoir réussi à doter le Wurtemberg d’un réseau de chemins de fer supérieur à ce qui se voit ailleurs, entreprise qu’il a conduite avec une habileté financière que personne ne conteste. « Après tout, dit-il, et ceci n’est pas un des mots qu’on lui prête, pourquoi sacrifier le présent à l’avenir ? Tout dans ce monde est provisoire. Si la grande crise qu’on redoute éclate, elle remettra en question toutes les existences, petites ou grandes, à commencer par celle de l’assureur. »

Arrivons enfin au grand-duché de Baden, qu’un publiciste appelait le pays des imbroglios et des mystères. S’il s’est trouvé un état du nord pour reprocher à la Prusse d’avoir trop respecté les droits de souveraineté de ses confédérés, parmi les états du sud il en est un à qui son indépendance pèse, qui a hâte de se délivrer de sa. liberté, et qui sollicite incessamment et opiniâtrement son accession au Nordbund, comme s’il ne lui était possible de vivre et de respirer que sous le sceptre tutélaire de la Prusse. La politique badoise a donné lieu à bien des appréciations diverses ; on en a cherché le secret. Les uns prétendent que le grand-duché n’est qu’un instrument entre les mains de la Prusse, qu’il ne fait qu’exécuter les ordres qu’il reçoit de Berlin, — enfant perdu qu’on lance en avant, quitte à le désavouer, s’il devient compromettant. Quoi que fasse le gouvernement grand-ducal, quoi qu’il désire, quoi qu’il propose, ces esprits soupçonneux voient toujours M. de Bismarck derrière le ministère Jolly, lequel ne ferait que répéter les paroles, du grand souffleur » et se chargerait de demander à ses voisins ce que la Prusse n’ose demander elle-même. N’a-t-on pas vu dernièrement, dans les conférences sur les forteresses du sud, la Bavière et le Wurtemberg obligés de rejeter des propositions de Carlsruhe qui eussent réduit l’Allemagne du sud. A reconnaître en temps de paix la suzeraineté militaire de Berlin ? Baden nous donne beaucoup d’ennuis, disait, à ce propos un homme d’état.

D’autres assurent au contraire, avec plus de raison, que Baden ne reçoit point son mot d’ordre de Berlin, qu’il agit et parle, de son chef ; ils ajoutent que ses instances indiscrètes ont souvent embarrassé la Prusse, que maintes fois ce solliciteur intempestif a frappé secrètement à la porte et que cette porte ne s’est point ouverte, qu’en 1867 M. Matthy, le prédécesseur de M. Jolly, a mis en quelque sorte M. de Bismarck en demeure, et que M. de Bismarck n’a pas même daigné répondre, estimant que l’annexion isolée de Baden lui procurerait peu d’avantages et de grands embarras. Ils soutiennent encore que cette convention, récemment passée, par laquelle les Badois ont acquis le droit de faire leur service militaire en Prusse, loin d’avoir été désirée à Berlin, y fut d’abord repoussée, et que le cabinet prussien ne céda que malgré lui à d’opiniâtres obsessions, dont il ne se pouvait délivrer. Ceux qui pensent ainsi ne voient dans les agissemens de la cour de Carlsruhe que les conséquences naturelles de relations de famille, et ils expliquent tout par une politique de sentiment[11]. Ils allèguent que ce que femme veut, Dieu et les ministères le veulent aussi, et qu’une princesse charmante, spirituelle et d’une rare intelligence prend bien de l’ascendant sur tout ce qui l’entoure. Il faut convenir en effet qu’il y a dans la politique badoise je ne sais quoi d’agité, de nerveux et de passionné qui donne beaucoup à penser. Quand on palpe et qu’on ausculte cette politique, on croit sentir le battement fébrile et précipité d’un cœur de femme.

Que l’esprit de famille exerce quelque influence sur la conduite des affaires, cela s’est vu trop souvent pour qu’on s’en étonne, et de tels mobiles sont trop respectables pour qu’on les discute ; mais on ne saurait admettre que dans les affaires badoises tout s’explique par une politique de sentiment : — à la raison de famille se joint la raison d’état. S’il est naturel que le gouvernement grand-ducal désire l’accession de Baden à la confédération du nord, il reste à expliquer pourquoi, en dépit des froideurs de Berlin, il poursuit l’accomplissement de son désir avec de fiévreuses impatiences qui embarrassent tout le monde, comme s’il y avait péril en la demeure, et qu’il sentît la terre lui manquer sous les pieds. Est-ce à dire que, limitrophe de la France, il se sente plus exposé, qu’il tremble chaque soir de voir le lendemain à son réveil un régiment français entrant dans Carlsruhe enseignes déployées ? A supposer qu’il fût en proie à des craintes aussi chimériques, ne peut-il s’endormir en paix sur cet oreiller qui s’appelle le traité d’alliance, lequel, en pareille occurrence, serait valable et très valable ? Qu’ajouterait donc à sa sécurité son adjonction politique à la Prusse ? Non, ce n’est pas la France qui excite ses alarmes ; c’est la question intérieure, ce sont les embarras du dedans.

La maison de Zæhringen a traversé, en 1849, des crises et des orages qui ne se sont point effacés de son souvenir. La révolution l’avait dépossédée ; c’est l’épée de la Prusse qui lui a rendu sa couronne et ses états. De telles épreuves prédisposent à l’inquiétude. Assurément la maison de Zæhringen n’a pas à craindre le prochain retour de dangers si pressans ; mais elle gouverne un pays où les passions sont vives, où les partis sont violens, et quand on a pris l’habitude de craindre, on redoute non-seulement les périls, mais les difficultés et les embarras. Baden est un état mixte de 1 million 500,000 habitans, dont les deux tiers sont catholiques et se partagent en libéraux et en ultramontains. Les rapports de l’église et de l’état sont dans le grand-duché la question principale et dominante, problème plus difficile à résoudre en pays catholique qu’en pays réformé. Ce que l’église demande à un gouvernement protestant, c’est la liberté ; ce qu’elle demande à un gouvernement catholique, c’est de la laisser gouverner. — De là d’inévitables conflits, plus graves dans les petits états où le pouvoir impose moins, et, se défiant de sa force, se protège quelquefois en attaquant. Baden est un aimant dont les deux pôles sont l’archevêché de Fribourg et l’université de Heidelberg ; mais cet aimant n’a pas de ligne moyenne. Ce qui manque au grand-duché, c’est un parti mitoyen, qui, se posant en arbitre entre des prétentions extrêmes, ferait sa part à la minorité, et appliquerait les principes dans un esprit de sagesse politique. Craignant de ne pouvoir maîtriser une situation tendue, redoutant ces agitations de la vie publique, qui sont, après tout, la marque et l’honneur d’un pays libre, la cour inquiète de Carlsruhe ne rêve que de s’atteler à plus fort qu’elle ; il lui tarde de se sentir protégée par le bras puissant de la Prusse, et au besoin par cet article 68 qui autorise le président de la confédération du nord à rétablir la sûreté publique dans les états où l’ordre est compromis. Quand pourra-t-elle atteindre à ce port, où il lui sera permis de se reposer et de respirer à l’abri des tempêtes, sans avoir à redouter les anathèmes de l’archevêque de Fribourg et les violences des feuilles ultramontaines, sans avoir aussi à compter avec les hommes de Heidelberg, dont elle a dû rechercher l’appui, — amitié de circonstance qui lui est souvent incommode ?

Entre les deux partis qui se disputent le grand-duché, le choix de la cour ne pouvait être douteux. Le nom prussien est en horreur aux ultramontains comme aux démocrates. Il fallait avoir pour soi les libéraux et s’assurer leur concours. Donnant donnant ; une telle alliance ne pouvait reposer que sur des concessions réciproques, et plus d’une fois elle a été pour le gouvernement grand-ducal un fardeau lourd à porter. Ce qu’on désirait dans les hautes régions de Carlsruhe, c’est de contracter avec la Prusse tous les engagemens possibles, de se modeler sur elle, d’adopter son système militaire dans son immaculée pureté, de confier à un Prussien le portefeuille de la guerre, d’envoyer les cadets badois faire leur noviciat dans les écoles militaires d’outre-Mein. En attendant qu’on pût s’unir politiquement à la Prusse, on aspirait à se rapprocher d’elle, à lui ressembler, à diminuer dans la mesure du possible la différence qu’il peut y avoir entre un Prussien et un Badois. Le malheur est que les libéraux n’entendaient pas se donner sans conditions, et, quoi qu’ils en disent, ils sont Allemands du sud, comme leurs voisins de Stuttgart et de Munich. Ils acceptaient le programme de la cour dans la question allemande, ils votaient la réforme militaire, les graves charges qu’elle allait faire peser sur le pays. En retour, il fallut leur accorder bien des choses dont on se souciait peu. On promettait, on ne se pressait pas de s’acquitter ; mais ils revenaient à la charge, et il fallait finir par céder. Ils ont demandé et obtenu l’extension des prérogatives parlementaires, le droit d’initiative substitué au simple droit de motion, une loi sur la presse, une loi sur la responsabilité ministérielle, un commencement de réforme électorale. Étrange effet d’une alliance contre nature ! Un cabinet qui aurait voulu faire du grand-duché une annexe politique de la Prusse s’est vu contraint, dans la question capitale, celle du modus vivendi de l’état et de l’église, de faire tout le contraire de ce qui se fait en Prusse. A Berlin, l’état s’unit étroitement à l’église, la protège et lui assure une part considérable d’influence dans le gouvernement des esprits et de la société, estimant que l’église est une grande école de respect et d’obéissance, et que le dogme est le vrai fondement du principe d’autorité. C’est un système tout opposé que les libéraux badois ont fait triompher dans le grand-duché. Ils professent le principe de la séparation absolue des deux puissances. Ils entendent renfermer l’église dans le cercle des affaires ecclésiastiques et lui interdire toute immixtion dans les affaires civiles ; leur mot d’ordre est l’état moderne, neutre en religion ou laïque, formule qui épouvante Berlin. La sécularisation de l’état civil, le mariage civil obligatoire, l’école entièrement soustraite au contrôle de l’église, les institutions de bienfaisance distinguées rigoureusement des établissemens religieux et remises aux mains des communes ou de l’état, voilà les réformes qu’ils ont obtenues, et c’est ainsi qu’une cour prussienne de cœur a inauguré une politique qui prend en toutes choses le contre-pied de la Prusse.

Cette alliance n’a pas seulement l’inconvénient d’être onéreuse, elle est précaire. Bien des orages l’ont troublée et la troubleront encore. Au commencement de l’année 1868, le gouvernement badois présenta aux chambres une série de projets de loi qui avaient pour objet d’introduire dans le grand-duché la législation militaire prussienne, code pénal, procédure, loi sur les tribunaux d’honneur des officiers. La commission parlementaire chargée d’examiner ces projets déclara au gouvernement que l’introduction des lois prussiennes ne lui paraissait pas une conséquence nécessaire des traités, que l’entrée de Baden dans le Nordbund résoudrait la question, que jusque-là il n’y avait pas de raison d’adopter un code qui inspirait aux populations une insurmontable répugnance, qu’en tout cas il le faudrait considérablement amender, et que mieux valait s’abstenir de débats compromettans et dangereux pour la politique nationale qu’on entendait suivre. Le ministère retira ces projets ; mais peu après il promulguait une loi provisoire de procédure militaire. Le pays se récria, tout fut remis en question. Ainsi finissent les lunes de miel.

Au défi qu’on leur portait, les libéraux répondirent par l’assemblée d’Offenbourg et par une circulaire qui fit du bruit. Ils déclaraient dans ce manifeste que désormais l’ultramontanisme n’était plus le seul péril à conjurer, que le parti libéral avait d’autres craintes et d’autres soucis, qu’en prêtant les mains à l’augmentation du budget militaire et des impôts il avait compromis sa popularité, que le gouvernement, trop peu reconnaissant des services rendus, avait manqué d’égards aux chambres, qu’on l’avait vu récemment remanier le cabinet sans daigner se mettre d’accord avec le parti libéral, que la confiance réciproque était morte et que l’alliance était rompue. Les signataires du manifeste ajoutaient que l’accession de Baden à la confédération du nord serait toujours l’objet de leur plus cher désir, mais que, cette accession n’étant point prochaine, la grande affaire était de poursuivre activement l’œuvre commencée des réformes intérieures, en revenant à des traditions de sage économie et en se gardant de copier ou d’imiter la Prusse, dont les traditions et les erremens, en tout ce qui touche à la question des cultes, étaient jugés par eux « contraires à l’esprit du siècle et propres à compromettre les intérêts intellectuels de la nation allemande. » Irrité de ce vote de méfiance qui ressemblait à une déclaration de guerre, le gouvernement répliqua d’abord par des hauteurs, par des défis. Cependant, l’agitation croissant, on entra en pourparlers ; on tâcha de s’entendre ; les promesses et les sourires réussissent quelquefois où les menaces ont échoué. Dans la seconde assemblée qu’ils tinrent à Offenbourg le 27 décembre 1868, les libéraux firent entendre un langage plus conciliant : ils s’engageaient à ne point faire d’opposition systématique ; ils soutiendraient le ministère dans toutes les mesures conformes à leurs principes, ils le combattraient dans les autres. On ne se boudait plus, on ne devait pas tarder à se réconcilier, grâce à l’imprudence des ultramontains, qui, trop ardens à profiter des dissentiment de leurs adversaires, conclurent un pacte avec les démocrates, et, entrant en campagne, organisèrent une agitation populaire pour obtenir la réforme de la constitution et l’élection d’une constituante par le suffrage universel[12]. Cette levée de boucliers de l’ennemi commun produisit un effet magique ; on se tendit la main, et le raccommodement dure encore, les libéraux votant à regret les dépenses militaires, le gouvernement leur proposant des lois qui ne lui plaisent qu’à moitié, les deux alliés se consolant de leurs amertumes par des mesures de rigueur contre leurs communs adversaires, lesquelles sont souvent impolitiques, et ne sont pas toujours conformes à la justice.

Il est regrettable, dans l’intérêt du grand-duché, que la tentative d’Offenbourg ait avorté. Elle aurait mis fin à la coalition forcée d’un gouvernement et d’un parti qui ne s’entendent guère et qui ne s’aiment que par intermittence. Elle aurait pu donner à Baden ce qui lui manque, un tiers-parti, un centre parlementaire et une assiette politique plus solide. Le premier devoir d’un gouvernement est d’avoir l’esprit gouvernemental, et ce serait un bonheur pour le grand-duché que la formation d’un ministère qui, dans les affaires allemandes, concilierait le patriotisme avec la sagesse, et au dedans inaugurerait une politique de ménagement et d’apaisement. Les passions compromettent les principes, et on ne résout rien en fermant des couvens, en multipliant les poursuites judiciaires et les procès de presse, en refusant aux corporations religieuses la faculté d’ouvrir des écoles, et en proposant sur les fondations une loi qui passe le rouleau sur les droits acquis. C’est aux petits pays à donner l’exemple de la justice, et la justice n’est sauvegardée que par les grandes réformes ; les demi-mesures la mettent en péril. Le parti libéral badois et les hommes distingués qui sont à sa tête rendraient service à l’Europe, s’ils se proposaient de résoudre les premiers le grand problème de la séparation de l’église et de l’état. Ce qui ne s’est pas fait se fera peut-être. Baden n’est pas seulement le pays des imbroglios, mais des réactions subites, des remous politiques, des flux et des reflux. En attendant de savoir quel effet y produiront les changemens apportés récemment au système électoral, il est intéressant de remarquer ce qu’il y a d’artificiel dans la situation présente du grand-duché et les. ressorts secrets qui y font mouvoir la machine politique. Il est curieux aussi de constater que le seul des états du sud qui réclame sa part dans les bienfaits de l’hégémonie prussienne est celui qui aurait le plus de peine à s’accommoder du régime prussien, car, s’il est quelque, chose qui diffère, plus encore de la Prusse que le conservatisme bavarois et le libéralisme souabe, c’est le radicalisme badois.


VICTOR CHERHULIEZ

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1870.
  2. Cette histoire a été retracée de main de maître par M. Julian Klaczko dans les remarquables articles intitulés les Préliminaires de Sadowa. Voyez les livraisons da la Revue du 1er septembre et du 1er octobre 1868.
  3. La Prusse avait d’abord exigé de la Bavière le paiement de 20 millions de thalers et la cession de territoires situés dans le nord du Palatinat et dans la Franconie, et comprenant au moins 500,000 habitans. Le gouvernement bavarois invoqua dans sa détresse les bons offices de la France, qui ne lui furent point inutiles ; mais il est probable que la Prusse avait demandé beaucoup afin d’avoir bonne grâce en se contentant de peu.
  4. Les traités d’alliance portent que les contractans, se garantissent réciproquement l’intégrité de leurs territoires respectifs, et s’engagent, en cas de guerre, à mettre à cet effet, zu diesem Zwecke, toutes leurs forces à la disposition les uns des autres. Il en résulte que les états du sud ne se sont engagés que pour le cas d’une guerre qui aurait pour objet de sauvegarder l’intégrité de l’Allemagne, et qu’ils se sont réservé le droit d’examiner si tel cas qui pourrait se présenter est vraiment un casus fœderis. Depuis peu, les feuilles, officielles de Berlin leur contestent ce droit ; elles ne s’en étaient pas avisées jusque ce jour. M. de Varnbüler déclara en 1867, que le cabinet prussien l’avait consulté pour savoir s’il estimait que l’affaire du Luxembourg fût un casus fœderis. M. de Bismarck reconnaissait ainsi implicitement le droit d’examen des états du sud.
  5. Un a homme d’état hanovrien, Rehberg, écrivait au commencement de ce siècle : « La Prusse n’est pas un pays qui a une armée, c’est une armée qui a un pays. »
  6. Süddeutsches Heerwesen und süddeutsche Politik von einem Norddeutschen. Berlin, 1869, p. 23.
  7. Deutschland um Neujahr 1870, vom Verfasser der Rundschauen. Berlin 1870. L’auteur de cette brochure, qui a fait grand bruit à Berlin, est l’un des chefs du vieux parti prussien, M. de Gerlach.
  8. Il est permis de douter que la majorité des paysans bavarois soient ultramontains. En tout cas, les définitions théologiques sont le moindre de leurs soucis ; ils n’entrent pas dans le détail, ils voient les choses en gros. Dans la séance du 3 février dernier de la chambre des députés de Bavière, l’un des représentans de la droite, M. Hafenbrädl, a déclaré qu’il était faux que les associations de paysans ou Bauernvereine fussent au service de Rome et des jésuites, que leur mot d’ordre était : Dieu, le roi et la patrie. « Dites aux paysans, s’est-il écrié, que la Bavière doit devenir une province romaine, et vous verrez comme ils feront volte-face. » Répondant ensuite à ceux qui lui reprochaient d’être allé pendant la période électorale à la chasse du paysan, auf den Bauernfang : « Nos paysans ne sont pas si faciles à attraper que vous croyez, ajouta l’honorable député. Essayez de cette chasse, il est probable que vous en reviendrez bredouille. La grosse affaire pour le paysan, avant de se laisser prendre, c’est de savoir qui est le chasseur. »
  9. On peut s’étonner que le ministère bavarois n’ait pas proposé une loi de réforme électorale. La Bavière élit sa chambre des députés par un système d’élection à deux degrés ; d’autre part, elle nomme par le suffrage universel ses députés au parlement douanier. Une telle anomalie semble ne pouvoir durer ; mais l’épreuve qui a été faite en 1868 du suffrage universel a démontré qu’il était une arme puissante entre les mains du parti patriote. Le système bourgeois par excellence, celui qui garantit le mieux l’influence des classes moyennes, est l’élection directe avec un cens. Ce n’était pas une chose à proposer, le pays n’en voudrait pas. Cette grave difficulté réclame sa solution.
  10. Le Beobachter a pour rédacteur en chef M. Karl Mayer, écrivain de grand talent d’un esprit élevé, d’un cœur chaud, et l’une des plumes de guerre les mieux taillées de l’Allemagne.
  11. Le grand-duc de Baden a épousé en 1856 la princesse Louise, fille du roi Guillaume.
  12. Dans le duché de Baden, démocrates et ultramontains, unis par un éloignement commun pour la Prusse, réclament le suffrage universel et direct, qui modifierait la représentation des partis dans la chambre élective. Les élections douanières en font foi.