La Prusse après Tilsit
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 387-411).
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LA
PRUSSE APRES TILSIT

II[1].
LA RÉFORME MILITAIRE[2]

Jamais le lien entre l’état social, politique, intellectuel des peuples et leur état militaire n’a été plus sensible qu’au XIXe siècle. Jamais n’est apparu d’une façon plus claire le rôle que jouent les élémens purement moraux dans la puissance et dans les succès militaires des nations.

Dans l’effort de la révolution française, arrêtant, puis domptant l’Europe coalisée ; dans le soulèvement qui affranchit l’Europe de la domination napoléonienne ; dans les guerres qui ont fondé, durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’empire d’Allemagne ; à l’origine de chacun de ces grands développemens de puissance militaire, l’on rencontre une idée qui a agité les nations jusque dans leurs couches profondes : la passion de l’égalité et de la justice sociale en 1792, la soif de l’affranchissement et de l’indépendance en 1813, l’aspiration des Allemands vers l’unité nationale, sont de ces mouvemens d’idées rares qui ont, à des degrés divers, pénétré la démocratie et les classes populaires, qui ont atteint jusqu’au fond de leur indifférence ou de leur défaut de lumières, qui les ont arrachées aux préoccupations de la vie matérielle et journalière. Ils ont aussi créé des armées nationales et transformé en quelques années des nations humiliées, anéanties ou effacées, pour les élever à un rôle politique de premier ordre et à une situation dominante.

C’est dans la formation des armées révolutionnaires en France que la puissance de l’idée éclate de la façon la plus incomparable. Dans l’insignifiance même des premiers événemens militaires qui firent reculer la coalition ; — dans la résistance victorieuse de ces élémens de l’armée française de 1792, la veille encore indisciplinés, désorganisés, sans direction, presque réduits à l’état d’anarchie, et devant lesquels s’arrête l’armée de Brunswick ; — dans les hésitations, les lenteurs, les incertitudes des coalisés, où se traduisent la méfiance et l’énervement des volontés, le rôle des forces morales apparaît avec une évidence indiscutable.

Cette vérité a éclaté aux yeux mêmes des contemporains, surtout aux yeux des vaincus, que la défaite rendait clairvoyans. Les gouvernemens et les peuples qui commencèrent à souffrir, au début du XIXe siècle, de l’oppression militaire en laquelle avait dégénéré la révolution française ne s’y trompèrent point. Les hommes d’État prussiens, en particulier, reconnurent la vérité à l’heure même de la défaite, avant que les forces morales n’eussent eu le temps de se retourner à leur profit. C’est là l’origine de la réforme militaire.

Il était impossible qu’elle ne tînt pas une place prépondérante dans les préoccupations des patriotes qui avaient saisi, après 1806, la direction des destinées de la Prusse. C’était par un désastre militaire que s’était consommée la ruine de l’État. C’était dans la déroute de cette armée, à la formation, à l’entretien, au service de laquelle était vouée toute l’ancienne organisation politique, que s’était résumé l’effondrement de l’ancien régime. C’était contre la caste privilégiée, officiers et noblesse, que se déchaînaient les rancunes et les mépris.

Napoléon, peu idéologue de sa nature, résumait en un vice d’organisation matérielle les causes de la défaite de la Prusse. Le reproche le plus sensible qu’il jeta à Frédéric-Guillaume III, sur le radeau de Tilsit, ce fut d’avoir conservé dans son armée cette disposition qui faisait des capitaines autant d’entrepreneurs chargés, à forfait, d’entretenir leur compagnie.

Les patriotes prussiens cherchèrent ailleurs, pour y remédier, les causes de la ruine. Ils les trouvèrent dans la constitution sociale de l’armée prussienne.


I

L’armée, dans l’ancienne monarchie des Hohenzollern, à la fin du règne de Frédéric-Guillaume II, ne comptait pas moins de 230,000 hommes. L’effectif présent sous les drapeaux en temps de paix était réduit, par les congés, d’un peu plus du tiers. C’était encore, par rapport à la population, une proportion de 1,76 pour 100, très supérieure à la proportion actuelle dans l’empire allemand.

Les sources de recrutement de cette armée étaient doubles : la première était le recrutement indigène, tel que l’avait établi Frédéric-Guillaume Ier lorsqu’il avait proclamé pour la première fois le devoir de tout citoyen de contribuer à la défense du pays et institué le service obligatoire. A l’origine, au temps de Frédéric-Guillaume Ier, l’obligation du service militaire avait été à peu près générale et la durée illimitée, et ce n’est pas là l’un des traits les moins curieux de cet état essentiellement militaire qui s’était constitué en Prusse dans les commencemens du XVIIIe siècle. Mais plus tard, avec le développement de l’industrie, le progrès des mœurs, le système s’était modifié très sensiblement, tout au moins dans son application. Les exemptions s’étaient étrangement multipliées et, sous le nom de service obligatoire, elles étaient devenues la règle.

C’était, en première ligne, les exemptions attachées à certains lieux, — Berlin d’abord, depuis le temps de Frédéric-Guillaume Ier, puis d’autres villes dont on voulait favoriser le développement : brandebourg, Potsdam, tout le duché de Clèves, le territoire de Mors, toute la Frise orientale, en vertu d’un privilège constitutionnel ; — la plupart des villes et un grand nombre de communautés rurales du comté de La Mark, certains cercles industriels tout entiers de la Silésie.

C’étaient aussi les exemptions accordées aux personnes : à la caste privilégiée, à la noblesse, aux fonctionnaires d’un certain ordre, dits eximirten, dont l’exemption comportait des privilèges sociaux et une sorte d’assimilation avec la noblesse. C’étaient les exemptions accordées à l’industrie : aux travailleurs de laine immigrés, aux bourgeois, manouvriers et artistes établis, aux ouvriers mineurs ; enfin, dans la population rurale, aux paysans connus sous le nom de Bauern et de Kossäthen, — c’est-à-dire à tous les tenanciers exploitant de sept à quinze hectares, — et, parmi les classes rurales inférieures : journaliers, petits travailleurs, à tous ceux des serfs que la noblesse prélevait pour les affecter d’une façon permanente à son service propre.

Le recrutement se trouvait réduit, pour le surplus, au prolétariat urbain, et surtout au prolétariat agricole. C’était de là que provenait presque exclusivement la portion non mercenaire de l’armée prussienne ; elle en formait environ les deux tiers.

Le troisième tiers se composait de ce qu’on appelait les étrangers : les Aüslander, — mot assez impropre, car ces mercenaires se recrutaient en partie à l’intérieur.

Le dernier règlement du recrutement de 1792 n’avait point modifié cette organisation. Il avait maintenu à l’armée son caractère mixte ; il avait maintenu les exemptions ; il avait seulement fixé à vingt années la durée du service militaire obligatoire, qui était auparavant illimitée.

Les élémens dont se composait l’armée, dégradés dans l’opinion et dans la réalité par le contact avec le ramassis de vagabonds qui en constituait la partie mercenaire, n’étaient point relevés par le régime auquel ils étaient soumis : c’était celui de la brutalité la plus avilissante et la plus cruelle.

Plus d’un malheureux avait laissé la vie dans cette exécution hideuse que l’on appelait la Gussenlaufe. Le soldat, qui souvent n’avait commis d’autre crime qu’une tentative pour recouvrer sa liberté, avait à parcourir, jusqu’à trente fois en deux jours, des rues humaines où deux cents baguettes, trempées dans l’eau salée, le frappaient, l’ensanglantaient et mettaient sa chair en lambeaux. Les jambes liées, pour qu’il ne pût hâter sa course, une balle de plomb dans sa bouche pour étouffer ses cris, il s’affaissait souvent au milieu de son martyre. On l’attachait alors à un pilori, et l’on amenait jusqu’à lui les instrumens d’un supplice dont on ne voulait rien lui épargner. Les deux tiers des mercenaires avaient subi ces tortures, plus d’un y avait laissé le dernier souffle, et aux yeux de la population civile, témoin journalier de ces barbaries, la vie militaire était devenue un objet d’horreur. Un habitant de la ville n’eût point voulu s’asseoir à la même table d’auberge qu’un soldat, et Kant lui-même déclarait indigne de tout intérêt l’homme qui avait pu se plier sans résistance au métier de soldat. Cet édifice artificiel ne tenait que par la contrainte journalière ; les désertions constantes n’étaient point seulement réprimées avec cruauté, on s’efforçait de les prévenir : une moitié des garnisons était occupée à garder l’autre. A chaque instant l’alarme était donnée ; les postes préparés à l’avance et chargés de cette mission spéciale s’ébranlaient au premier signal et saisissaient presque infailliblement le fugitif. Lorsque les fils de paysans, qui formaient la partie nationale de l’armée prussienne, lorsque les malheureux, soumis à ce régime, arrivaient, après avoir servi durant des années, après avoir versé plus d’une fois leur sang sur les champs de bataille, au terme de la durée de leur service, c’était pour retrouver le régime, presque aussi rigoureux, du servage rural. On avait longuement discuté la question de savoir si l’ancien soldat, revenu aux champs, devait rentrer dans les liens de la sujétion héréditaire, et c’était l’affirmative qui avait prévalu.

On juge de ce que pouvait être l’état moral d’une armée ainsi constituée, où, suivant l’expression de Mathieu Dumas, la rigueur de la discipline n’en garantissait pas la solidité.

C’est un fait, — peut-être difficile à expliquer, mais cependant certain, — que le poids d’une organisation solide, dans laquelle la volonté humaine se trouve enserrée, que la discipline seule a souvent déterminé l’homme à faire le sacrifice de sa vie sans que ni le dévoûment à la patrie, ni le dévoûment à une idée ou à une cause, l’y incitassent. Ni chez les mercenaires de Wellington, ni dans les armées de Frédéric II, les mobiles moraux ne jouaient un grand rôle. Mais il n’est pas douteux, non plus, que ce défaut de ressort moral n’ait été l’une des causes principales de la décadence de l’armée prussienne. Frédéric II lui-même en avait eu le sentiment lors de la guerre de succession de Bavière ; et, lorsque la défaite eut fait écrouler, en un jour, cet édifice compliqué, artificiel et fragile de l’ancienne armée frédéricienne, on vit apparaître, dans la dissolution si rapide qui suivit, ces causes irrémédiables de ruine. Ces prisonniers qui, conduits par quelques cavaliers et délivrés par un hasard, refusaient d’aller reprendre le harnais, n’étaient point des soldats qui pussent défendre, contre les années issues de la révolution, l’indépendance de la Prusse.

Si l’esprit reste étonné, ce n’est point, certes, de l’effondrement de l’armée prussienne en 1806, c’est bien plutôt de l’éclat qu’elle avait jeté quarante années auparavant ; c’est aussi qu’elle ait pu retrouver, dans quelques-unes de ses parties, après les premières impressions du désastre, assez de solidité pour fournir, avec York à Altenzaun, avec Blücher à Lübeck, avec Lestocq et Scharnhorst à Eylau, des corps qui donnèrent encore des preuves réelles de valeur militaire.

La constitution du corps d’officiers n’était pas en contradiction moins flagrante que la constitution de l’armée elle-même avec l’esprit des temps nouveaux.

Dans le cours du XVIIIe siècle, le corps des officiers prussiens avait tendu de plus en plus à former une véritable caste. Encore, au temps de Frédéric-Guillaume 1er, il s’en fallait qu’il lût exclusivement composé de nobles. Mais, sous Frédéric II, son caractère aristocratique s’était affirmé de plus en plus. C’était un préjugé enraciné du grand roi que seule la noblesse avait le sentiment de l’honneur, aussi interdisait-il aux bourgeois la direction de ses troupes. Lorsque, à la suite des désastres de la guerre de sept ans, la disproportion entre l’effort qu’il soutenait et les ressources des territoires qu’il gouvernait, l’obligea à faire usage de tous les élémens qu’il pouvait rassembler, il admit des officiers roturiers ; mais, au lendemain de la paix, il congédia, sans une précaution et sans aucune ressource, ces hommes qui avaient versé leur sang pour l’état prussien.

En temps normal, le recrutement des officiers était réservé aux chefs des régimens. — C’était d’eux qu’il dépendait d’admettre, dans leurs régimens, les Junker, c’est-à-dire les jeunes nobles qui venaient, à l’âge de douze, treize ou quatorze ans, y commencer leur apprentissage militaire au détriment de leur instruction générale. — Comme les familles nobles paraissaient manifester, vers la fin du XVIIIe siècle, une sorte de préférence pour les services civils, le roi intervint plus d’une fois pour exercer une véritable presse. Mais c’était, en somme, par les chefs de régimens, c’est-à-dire par une sorte de cooptation, que se recrutait le corps d’officiers. L’avancement ultérieur appartenait au roi. En 1806, sur les 7 à 8,000 officiers prussiens, l’on n’en comptait que 695 sans titres de noblesse, et l’on en comptait plus de 1,000 venus de l’étranger.

L’arrogance de ces officiers, qui étaient en même temps des privilégiés, était devenue intolérable ; leur outrecuidante légèreté, leur brutalité pour tout ce qui leur était étranger, le double orgueil de la caste aristocratique et d’une autorité militaire, dont l’arbitraire était presque sans limite, les avaient rendus de plus en plus odieux. Dans mon État, disait Frédéric II, un lieutenant est plus qu’un chambellan, et, encore à la fin du siècle, tout était permis à l’officier, non-seulement contre le bourgeois, mais contre les plus hauts fonctionnaires civils. Dans le comté de la Mark, en 1795, Ruchel insultait publiquement le président de la chambre provinciale, et le général qui commandait à Potsdam même, mécontent des dispositions prises lors d’un incendie, rouait de coups de ses propres mains le bourgmestre et le directeur de la police. La séparation entre l’armée et la nation, l’hostilité même, était devenue, d’année en année, plus aiguë.

Il y avait eu, du moins, sous le règne de Frédéric II, des compensations à ces vices fondamentaux. L’armée prussienne sous le grand roi avait eu, malgré tout, l’incontestable supériorité que donne l’unité de direction. Et quelle direction ! Le sort de chaque officier, qu’il s’agît de sa carrière, de son avancement, de sa vie privée, de son mariage, de l’éducation de ses enfans, était livré à l’arbitraire pur du roi. Frédéric II n’aimait pas voir ses officiers mariés ; il refusait souvent, même à ceux qui se proposaient de satisfaire à toutes les exigences de l’esprit de caste, l’autorisation nécessaire. Mais, en revanche, l’organisation était tenue tout entière entre les mains d’un chef qui la connaissait, la possédait et la dirigeait.

Depuis la mort de Frédéric II, ce dernier avantage avait disparu. Dans l’armée, comme dans la direction des affaires politiques, le régime personnel n’avait laissé que des ruines derrière lui. Et tandis que Frédéric laissait, en disparaissant, ce squelette que n’animaient plus son initiative hardie et sa volonté puissante, tout, au dehors, se modifiait. Les méthodes de guerre subirent, durant les grandes crises de la fin du siècle, une transformation radicale. Que l’on compare la guerre de sept ans aux campagnes de la révolution, d’une part, ces armées sans contact avec la nation, ces longues et lentes manœuvres se poursuivant durant des années, ces négociations qui se prolongent à l’infini et où se discute le sort de quelque province ; d’autre part, ces guerres actives et violentes qui tranchent le sort de la société moderne et de l’Europe, ces masses d’hommes puisées dans la nation et animées de son esprit, ces campagnes foudroyantes et décisives. En Prusse, les guerres du XVIIIe siècle, où la diplomatie et ses lenteurs jouaient, au milieu des événemens militaires, un rôle si capital, avaient laissé des traditions qui n’étaient pas près de s’éteindre ; et, si l’habileté consommée des négociations de Frédéric II avait, en regard des temporisations de Daun, servi plus d’une fois sa cause, les intrigues des chefs militaires qui n’étaient plus tenus par une main de fer, leur goût des manœuvres politiques, présentaient, en face de l’ardeur des armées révolutionnaires ou de la décision de la politique napoléonienne, un contraste trop frappant et des causes trop visibles d’infériorité. L’état-major de Möllendorf avait été, en 1793 et en 1794, un foyer d’intrigues, au sein desquelles la coalition s’était dissoute. Et, en 1806, l’état-major du duc de Brunswick, avec ses indécisions, avait présenté, par le contraste avec l’activité et la résolution du vainqueur, comme un tableau parlant, où étaient écrites les causes de la défaite.

Il faudrait ajouter à ce tableau les vices d’organisation matérielle, les sacrifices faits à la routine des parades, l’encombrement des impedimenta, la vieillesse des officiers, leur peu de goût pour la guerre, l’organisation des compagnies, toutes ces causes de faiblesse qui avaient déjà frappé Frédéric II à la fin de sa carrière. Mais le fond et la cause véritable de l’infériorité de l’armée prussienne étaient dans sa constitution sociale et dans son état moral. C’est là que les chefs du parti national n’hésitèrent point, au lendemain de Tilsit, à chercher les causes du désastre.


II

Pas plus que Stein et que Hardenberg, pas plus que les réformateurs politiques, les hommes de la réforme militaire n’appartenaient à la Prusse par leur naissance. Scharnhorst était le fils d’un fermier saxon, et Gneisenau celui d’un officier autrichien. Gneisenau avait vu le jour et commencé son existence mouvementée, durant la guerre de sept ans, dans les bagages de l’armée de Daun. L’une et l’autre avaient beaucoup couru le monde, cherchant, sous des maîtres différens, l’emploi de leur activité ; Scharnhorst dans l’armée coalisée sous les murs de Menin, Gneisenau jusque dans le nouveau monde. Comme bien d’autres, aussi nomades qu’eux, comme Blücher, le Mecklembourgeois, comme York, ils avaient fini, après avoir tenté la fortune de côté et d’autre, par s’attacher à la Prusse. Tant il est vrai que l’État prussien, ce type d’Etat encore incomplet, exerçait une puissance d’attraction particulière sur les Allemands, qui demandaient à une collectivité, douée de vie politique, un aliment à leur goût d’activité publique.

Scharnhorst était le seul qui fût roturier. Il avait pénétré, par la faveur du comte de Lippe, dans l’armée hanovrienne, et, de là, par une exception, dans l’armée prussienne, où, pour effacer la tache de son origine, le roi ne tarda pas à l’anoblir. Les autres, Gneisenau, Blücher, Boyen, étaient d’origine aristocratique. Il faut toutefois distinguer : ils appartenaient à des familles nobles, mais, depuis plus ou moins longtemps, séparées de la terre. Ils n’étaient point, en réalité, de cette caste de soldats agriculteurs, de cette caste de l’aristocratie foncière et militaire, de ce parti féodal, dont Marwitz est resté le type le plus achevé. C’étaient, — suivant l’expression d’un historien allemand, — des aristocrates in partibus infidelium.

S’ils appartenaient, par une longue carrière, à l’ancienne armée prussienne, ils y formaient une catégorie particulière et facile à reconnaître. Il existait, parmi les officiers prussiens, au commencement de ce siècle, des générations et des tendances très différentes. Les vieux officiers de la guerre de sept ans, comme Möllendorf, Kalkreuth, Brunswick, Lestocq, étaient arrivés à un âge où leurs habitudes surannées effaçaient et compensaient leur expérience militaire. Les officiers entrés au service depuis la paix ne rachetaient point par l’expérience, l’étroitesse d’esprit, résultat naturel des misères d’un état de paix prolongé ; enfin, la légion des jeunes officiers frais émoulus du bien noble paternel apportait tous ses préjugés de caste et une éducation intellectuelle généralement peu soignée. Et, cependant, le mouvement intellectuel de l’époque avait fait sentir son action et propagé ses tendances idéalistes, même dans ce milieu. Scharnhorst avait organisé, en 1803, à l’institut de Berlin, un enseignement complet, créé un cercle militaire, où l’échange des idées était fort actif. Les cours de philosophie n’y faisaient point défaut. Gneisenau et Boyen étaient poètes à leurs heures et nous ont laissé des vers ; Boyen avait suivi, en Prusse, les leçons de Kant et de Kraus. Ce furent précisément les hommes qui avaient accueilli, dans l’ancienne armée prussienne, les tendances idéalistes de l’époque nouvelle, qui entreprirent, après le désastre, l’œuvre de la réforme.

Scharnhorst surtout avait, jusque dans son apparence extérieure, beaucoup plus du philosophe que de l’homme d’action. Il semblait, à voir sa mise négligée, sa chevelure éparse, son attitude gênée et renfermée, son inaptitude aux rapports avec les hommes, que ce fût moins un chef militaire, qu’un esprit méditatif absorbé dans le culte de la science et de la théorie. Cependant, de Lübeck et d’Eylau au champ de bataille de Grossgörtschen, sur lequel il succomba, dans cette action commune qui le lia étroitement à Blücher, il sut donner tort, plus d’une fois, aux adversaires, de toute origine, qui ne voulaient voir en lui qu’un théoricien. Il est curieux de suivre dans cet esprit méditatif, bien allemand, où les qualités de réflexion s’allient à quelque exaltation, l’action du temps et des événemens, et la formation même des idées qui devaient présider à la réforme militaire.

Nous avons de lui un écrit, daté de 1792, où il défend les armées permanentes contre le courant d’idées humanitaires qui en sapait, à cette date, en Allemagne, assez vigoureusement l’existence. Très attentif au mouvement politique de son époque, il rattache ses idées sur les armées permanentes à des conceptions plus générales et très arrêtées. Dans les régimes démocratique et aristocratique, dit-il, l’idée de l’intérêt général disparaît ; chacun ne songe plus qu’à soi. Il combat résolument l’idée de la a nation armée, » opposée aux armées permanentes. Il faut, dit-il, pour la conduite de la guerre, des connaissances et une expérience qui ne s’acquièrent pas en un jour. Et, vers la même époque, répondant à Berenhorst, qui soutenait que le patriotisme et le sentiment de l’honneur étaient les ressorts les plus puissans de la guerre : « On ne voit aller au combat, écrivait Scharnhorst, que ceux que la force y pousse, et les causes des guerres sont toujours les mêmes : l’instinct naturel à l’homme de la destruction réciproque. »

Quelques années plus tard, l’action des armées révolutionnaires démontrait que le régime démocratique n’était point incompatible avec le sentiment de l’intérêt général, ni voué fatalement à l’individualisme. Elles manifestaient, aux yeux de tous, la puissance invincible des armées nationales et la force incalculable que pouvaient donner, à l’expansion militaire des nations, les idées qui les pénétraient et les soulevaient dans leurs couches profondes. Elles établissaient, en un mot, l’action des forces morales dans les succès militaires ; et, après Iéna, ce problème ardu de la psychologie du champ de bataille était devenu, pour les Prussiens, une question pratique, de l’intérêt le plus vital.

Treize ans après avoir écrit la page que nous venons de citer, en avril 1806, même avant les désastres de la Prusse, Scharnhorst, — s’il n’était point devenu un esprit moins philosophique, — défendait contre les partisans de l’ancien état de choses, des idées directement opposées et un projet de milice nationale ; — seize ans plus tard, il préparait contre la domination française un projet d’insurrection nationale : « Il faut, écrivait-il le 27 novembre 1807, il faut inculquer à la nation le sentiment de son indépendance, détruire les anciennes formes, briser les liens du préjugé, guider l’œuvre de la régénération et ne la point troubler dans son libre développement. »

Quel revirement s’était produit dans les idées de Scharnhorst ! et par quel retour soudain les événemens l’avaient préparé à associer son action à l’action politique de Stein et de Hardenberg ! Il semble que ce soient leurs idées mêmes qu’il exprime dans les lignes qui précèdent.

Tous les hommes qui lurent ses collaborateurs étaient, du reste, entraînés dans le même courant. Ils avaient reçu les mêmes impressions et en avaient tiré les mêmes conclusions. Aucun n’eût été enclin à contester le rôle des idées révolutionnaires dans les succès militaires de la France ; et, lorsque l’on parcourt les mémoires, les correspondances, les ouvrages de théorie militaire où ils ont laissé la trace de leurs conceptions, l’on y retrouve, avec une concordance frappante, — chez l’un, plus généralisateur, l’affirmation du rôle des forces morales dans la guerre, — chez l’autre, plus enclin à l’analyse, la discussion des mobiles qui forment, chez le soldat, la base du courage militaire ; — chez tous, l’influence très vive des exemples de la Révolution française, la conviction que le patriotisme découlera de l’émancipation sociale, — toutes les faces diverses d’une même idée.

Ce n’était point que les réformateurs prussiens ne rencontrassent des contradictions ardentes. Ils avaient en face d’eux les traditions mécaniques de l’ancienne armée frédéricienne. Ils entraient en opposition avec cet esprit cosmopolite, tout imprégné des tendances françaises du XVIIIe siècle, qui, chez des hommes comme Massenbach et Kalkreuth, voilait même l’idée de patrie, et les portait à oublier, dans leur admiration aveugle pour Napoléon, qu’il était l’ennemi de l’Allemagne et de la Prusse. Ils se heurtaient surtout, et cette hostilité était bien plus violente et plus passionnée que l’autre, à toute l’ardeur de l’esprit de caste et du privilège nobiliaire.

On allait ouvrir le corps d’officiers aux roturiers, et York s’élevait avec violence contre cette faiblesse déplorable envers les « cosmopolites et les raisonneurs. » Même sous l’ancien régime, les noms de Derfilinger, de Grollmann, de Gunther, de Tempelhof, ne prouvaient-ils pas que le talent savait toujours se faire jour, et « fallait-il, sous prétexte que Sixte-Quint avait été gardeur de pourceaux, courir après tous les gardeurs de pourceaux que Dieu a faits, de crainte qu’il ne se trouvât parmi eux un génie caché ? »

En s’attaquant à cette base fondamentale de l’état prussien, à ce principe qui destinait la noblesse à l’armée et lui réservait l’état d’officier, on portait la main sur un droit sacré de la noblesse. Si l’on attribuait ce même droit à tous, que devenaient alors les devoirs de la noblesse ? Quel titre aurait-on pour y faire appel ? « Et, disait York au prince Guillaume qui défendait les réformes, si votre altesse royale nous ravit nos droits, sur quoi reposent donc les siens ? »

Lorsque, avant 1806, on avait proposé de mettre à pied les officiers subalternes, Schulenburg-Kehnert, porte-parole du préjugé nobiliaire, avait combattu cette mesure en termes caractéristiques.

« Cette noblesse nombreuse, écrivait-il, qui remplit chez nous les postes d’officiers subalternes, et qui, de l’aveu de l’Europe entière, fait la force et la supériorité de notre armée, se sentirait humiliée par une mesure qui l’assimilerait au simple soldat, et ravalée au-dessous de la situation que sa naissance et son éducation lui assurent. Les uns, plus aisés, quitteraient le service ; les autres, retenus par la nécessité, perdraient le sentiment de leur dignité. Ils ne seraient plus respectés du simple soldat. »

Marwitz était encore plus virulent contre les idéologues et les philosophes, contre cette destruction de l’esprit militaire, soldatenmörderischen Einrichtungen, Mais, écrivant vers 1830, alors que la restauration, — tout au moins partielle, — de l’ancien régime avait plus qu’à moitié détruit l’œuvre des réformateurs, il raillait légèrement leurs illusions égalitaires. « Les phrases retentissantes sur l’égalité, écrit-il, ont, sans doute, fait bien du mal ; mais on a dû reconnaître, à l’user, qu’elles ne suffisaient point à changer la nature des choses. »

« Le roi, dit-il, pouvait bien conférer des titres de noblesse ; il ne dépendait pas de lui de faire des âmes véritablement nobles, de répandre cet esprit de dévoûment, de sacrifice qui vouait, de tout temps, en Prusse, l’aristocratie au service militaire. Dans le fils du banquier, du marchand, de l’idéologue, du citoyen du monde (et l’association qui surgit sous la plume de Marwitz est assez caractéristique), vous retrouverez quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, le spéculateur ou le garçon de boutique. Le fils d’un noble, même stupide, reculera toujours devant un acte vulgaire, » et, s’élevant jusqu’au lyrisme, Marwitz cite les vers du poète latin :

Fortes creantur fortibus, et bonis
Est in juvencis et in equis patrum
Virtus, nec imbellem feroces
Progenerant aquilœ columbam.

Il résume toute sa doctrine politique dans une page qu’il emprunte à Montlosier et dont il rappelle la conclusion : « C’est ainsi qu’a brillé l’institution de l’ancienne chevalerie. Les savans, les prêtres, les jurisconsultes, les rois (surtout l’industrie et l’invention de la poudre, ajoute Marwitz entre parenthèses), sont parvenus à faire disparaître ce beau monument. » Et il termine par un parallèle enthousiaste entre l’ancienne chevalerie et le corps d’officiers de Frédéric II.

Ces théories ne pouvaient guère se retrouver, après Iéna, que sous la plume d’un hobereau, et York lui-même se chargeait de répondre à Marwitz, dans ses plaintes sur la dégénérescence de la noblesse prussienne, sur cet esprit de spéculation qui s’était emparé d’elle, qui, particulièrement pour la petite noblesse des Marches, avait brisé ses attaches à la terre et l’avait rendue mobile comme le sable. « Depuis que la noblesse des Marches, écrivait York, a mis de côté l’épée et l’éperon pour peser l’or dans ses balances, elle s’est perdue elle-même ; il est trop tard pour la sauver. »

Cette opposition violente de l’esprit de caste, qui s’alliait à un patriotisme un peu étroit, mais très ardent, avait d’ailleurs plus de ténacité et de vivacité que d’étendue. Les réformateurs avaient, en somme, pour eux, le courant de l’époque ; et les idées dont ils étaient les représentans ne dataient ni d’Iéna ni de Tilsit.

Dès les premières années du siècle, même auparavant, sous le règne de Frédéric-Guillaume II, la nécessité d’une transformation radicale dans l’organisation de l’armée prussienne, avait été plus d’une fois ressentie. Rüchel avait proposé, dès 1802, au roi, une refonte complète de l’organisation militaire ; notamment, la suppression des exemptions du recrutement. Mais, encore à cette époque, une semblable réforme devait rencontrer, non-seulement la résistance de l’esprit de routine, mais aussi celle de l’esprit libéral et humanitaire, qui réagissait contre l’arrogance et l’envahissement de la domination militaire. Par une conception où se mêlaient à la fois les souvenirs des anciennes oligarchies et les tendances philanthropiques du XVIIIe siècle, on considérait le service militaire comme une oppression, et l’on appelait les exemptions du recrutement des libertés. Les projets de Rüchel donnèrent lieu, dans les conseils mêmes de Frédéric-Guillaume III, entre le général et Menken, le conseiller relativement libéral du roi, à des scènes très vives.

En avril 1806, avant la guerre, au moment où le parti national commençait ses premières démarches, Scharnhorst proposait au duc de Brunswick la création d’une milice nationale, projet que les conseillers du roi écartaient assez sommairement.

Et, dans un mémoire écrit au milieu des épreuves de la retraite, en décembre 1806, Gneisenau demandait la suppression des exemptions, le service généralisé, l’accès des grades pour tous. La netteté avec laquelle il signalait les causes de la ruine de l’armée prussienne indiquait assez que ses réflexions avaient devancé les événemens.

C’est un trait commun de plus, entre la réforme militaire et la réforme sociale, que les désastres n’avaient point fait naître les idées qui les dominaient l’une et l’autre. Ils en imposèrent seulement la réalisation.


III

Les difficultés ne furent pas moindres pour Scharnhorst et pour la commission de réorganisation militaire, que pour Stein et pour la commission immédiate. Aux uns et aux autres, les appuis sûrs et fixes faisaient défaut, et les obstacles naissaient naturellement des faiblesses de la volonté royale, si mal préparée à la tâche qui s’imposait à elle. Les historiens prussiens ont longtemps admis et souvent répété que Frédéric-Guillaume III avait, en matière d’organisation militaire, plus d’idées personnelles qu’en tout autre, et même que son action y avait été plus sensible, plus décisive, sa part d’initiative plus large que partout ailleurs.

En novembre 1806, le roi avait traduit, dans une série d’instructions, ses vues sur une transformation de la tactique. Le 1er décembre 1806, par un premier effort de réaction contre le courant de lâcheté et d’abandon universel qui avait livré la Prusse, il avait prescrit des mesures sévères contre les généraux coupables d’avoir capitulé sans défense. Enfin dans l’instruction autographe qui fut publiée à la fin de juillet 1807, et qui suivit immédiatement l’institution de la commission de réorganisation militaire, le roi posait, en dix-neuf points, les questions qui allaient faire l’objet du premier examen et des premières réformes. Scharnhorst a déclaré lui-même que, dans les travaux qui précédèrent l’institution de la commission de réorganisation, Frédéric-Guillaume III avait suggéré aux réformateurs plus d’une idée utile.

La publication récente des mémoires de Boyen et les travaux sur la vie de Scharnhorst ne permettent point de laisser à Frédéric-Guillaume III le bénéfice de ces appréciations. Il s’était sans doute attaché particulièrement, plus par tradition de famille et de situation que par goût, aux questions militaires, mais pas plus là qu’ailleurs il ne savait vouloir. Partagé entre lescourans contraires, entre la pression de l’opinion et les influences de son entourage de cour, entre la nécessité d’une réforme commandée par la situation, et le vague pressentiment qu’il pourrait en fin de compte se trouver entraîné plus loin qu’il ne voulait, il ne sut pas éviter ces apparences de duplicité auxquelles la faiblesse échappe si difficilement. Tandis que les réformateurs proclamaient, et proclamaient peut-être plus qu’ils n’y croyaient, la bonne volonté et l’absence de préjugés du roi, Frédéric-Guillaume III avait donné dans la composition même de la commission de réorganisation militaire un témoignage de ses résistances intimes. Il y avait assuré la majorité aux adversaires de toute réforme.

Scharnhorst et Gneisenau s’y trouvaient seuls en présence de Massenbach, de Lottum et de Bronikowsky. Ce fut seulement en août 1807 que Scharnhorst obtint du roi la nomination de Grollmann, et assura ainsi l’entrée dans la commission d’un nouvel auxiliaire, en alléguant la nécessité d’y représenter les officiers subalternes.

En octobre 1807, les partisans de l’ancien état de choses firent décider, pour compenser l’entrée de Grollmann dans la commission, la nomination de Borstell, et, dès le mois de décembre, le parti de l’ancienne armée, qui avait semblé un instant écrasé sous la responsabilité de la défaite, relevait la tête. Stein était fort inquiet. La réforme militaire lui paraissait compromise par ces résistances et par « l’esprit de la cabale. » Les idées de la commission ne parvenaient au roi que par son adjudant général Lottum, un bureaucrate endurci de la vieille école, auquel Frédéric-Guillaume demandait des rapports sur les projets de Stein et de Scharnhorst.

Toutefois le contraste était trop violent pour que cette collaboration pût se poursuivre longtemps. La nécessité évidente de la réforme, la faiblesse intellectuelle de ses adversaires, vinrent en aide à Scharnhorst et à ses auxiliaires. Des scènes fort vives ayant éclaté au sein de la commission entre Scharnhorst et Borstell et tous deux ayant offert de se retirer, ce fut le départ de Borstell que le roi décida. Mais il témoigna en même temps à la commission son mécontentement, et lui notifia le rejet de ses premières propositions. Le découragement s’était emparé des réformateurs, et Gneisenau demanda à son tour l’autorisation de se retirer ; le roi la lui refusa le 18 janvier. Ce fut au contraire Bronikowsky qui, lassé d’une collaboration où sa médiocrité se trouvait quelque peu dépaysée, quitta la commission. Le roi consentit alors à un double changement de personnes qui assura la majorité aux idées de réforme. Götzen, celui-là même qui avait organisé et dirigé avec tant d’initiative et d’activité la résistance de la Silésie, remplaça Borstell, et Boyen succéda à Bronikowsky.

Il s’en fallait que la lutte fût terminée. Les résolutions du roi n’étaient jamais définitives. Kalkreuth, York, Zastrow, Köckeritz, formaient autour de lui une coterie active et tenace, d’autant plus tenace qu’elle représentait les traditions, les intérêts menacés, et tout ce parti de l’ancienne armée atteint directement par les projets de Scharnhorst et de Gneisenau, — d’autant plus ardente que la faiblesse et la médiocrité de Frédéric-Guillaume III lui offraient un terrain d’action plus propice. On voyait reparaître ici, comme sur le terrain des réformes politiques pures, ces intermédiaires qui avaient joué un rôle si important dans les dernières crises. Lottum avait pris auprès du roi, après le départ de Büchel et de Kleist, le poste d’homme de confiance pour les affaires militaires, et, membre de la commission de réorganisation, il mettait au service de la cabale réactionnaire toute l’influence que lui donnait sa position d’intermédiaire obligé.

Telle était la situation dominante de Stein, et l’autorité de sa forte volonté, que ce fut seulement à son retour de Berlin qu’il débrouilla le chaos où se perdait la direction des affaires militaires. En février 1808, Scharnhorst se désespérait, écrivait qu’il n’avait d’espoir qu’en Stein. Le 31 mai 1808, Stein revenait de Berlin et, dès les premiers jours de juin, discernant avec son clair coup d’œil le mal et le remède, il obtenait du roi, lui imposait peut-être la nomination de Scharnhorst comme adjudant général rapporteur au lieu et place de Lottum. De ce moment, les affaires militaires prirent un cours différent. S’il est vrai que l’intervention du roi y fut particulièrement sensible, il est donc vrai aussi qu’elle se traduisit en hésitations, en restrictions, en actions d’influences subalternes. Elle se traduisit surtout dans le caractère incomplet des résultats.


IV

L’organisation de l’administration centrale de l’armée avait été un des points les plus faibles de l’ancienne bureaucratie prussienne. Il fallait tout d’abord y porter remède. Toutefois le roi n’y avait point fait allusion dans le programme qu’il avait indiqué, dès le début, à la commission, et lorsque celle-ci proposa une réorganisation rationnelle de l’administration militaire, l’institution d’un ministère de la guerre partagé en deux départemens, l’un pour les affaires militaires, l’autre pour l’administration de l’armée, le roi ne se résolut à accepter ces propositions qu’au mois de juillet 1808. Encore donna-t-il une preuve nouvelle de ses méfiances en n’attribuant à Scharnhorst que le premier de ces deux départemens et le second à Lottum, organisant ainsi le désordre au sein du nouveau ministère.

Ce n’étaient là que les préliminaires de la réforme. Ce qui en faisait l’objet principal, c’était le recrutement et la constitution sociale de l’ancienne armée prussienne, c’était le système de recrutement et le caractère exclusivement nobiliaire du corps d’officiers.

Les événemens qui avaient marqué la campagne de 1806 avaient porté à son comble l’impopularité de la caste militaire. Les scandales de la reddition des places fortes avaient, dès le mois de décembre 1806, obligé le roi à prendre des mesures de rigueur. La commission d’enquête qu’il avait instituée devait, en châtiant les fautes commises, préparer un renouvellement du personnel. Toutefois, telle était la situation des officiers sous l’ancien régime, qu’aucun texte légal ne permettait de sévir contre eux. Les articles de guerre ne s’appliquaient qu’aux sous-officiers et aux soldats. On n’avait point voulu admettre que l’officier noble pût faillir. L’on dut, après des recherches minutieuses, s’appuyer pour frapper les coupables sur un texte qui datait du grand électeur. La commission d’enquête n’en poursuivit pas moins son œuvre avec décision. On vit des officiers suspects et d’un rang élevé, mis aux arrêts, en attendant leur jugement, et placés, par un singulier renversement des rôles, sous la garde des bourgeois que, quelques mois auparavant, ils accablaient de leur mépris. Plus d’une condamnation à mort fut prononcée. Le roi toutefois n’en maintint qu’une, qui ne fut pas exécutée ; mais lorsque la commission d’enquête eut terminé sa tâche, qui se poursuivit durant des années, le personnel se trouva presque entièrement renouvelé. Des cent quarante-trois généraux que comptait l’armée prussienne en 1806, il n’en restait, en 1812, que huit en activité, et deux seulement exercèrent un commandement durant la guerre d’indépendance. Si l’on songe à l’esprit de corps, si l’on se représente ces familles de l’ancienne noblesse militaire, reliées par mille liens, comptant parfois en même temps dans l’armée jusqu’à dix ou douze de leurs membres, il faut reconnaître que la commission d’enquête avait accompli une œuvre difficile.

Mais ce travail d’épuration, s’il parait au plus pressé, ne satisfaisait point à lui seul les tendances des réformateurs, qui demandaient plus qu’un changement de personnel. C’étaient les bases mêmes de l’ancienne organisation et du recrutement du corps d’officiers qu’ils voulaient modifier.

Hardenberg et Altenstein, très étrangers au sentiment militaire, tout imprégnés, comme on l’a pu voir par le Mémoire de Riga, des exemples de la révolution française, ne proposaient rien moins, dans leur plan de réorganisation générale de l’État prussien, que de faire élire les sous-officiers par les soldats et les officiers subalternes par les sous-officiers.

Tout novateurs que fussent Scharnhorst et Gneisenau, ils n’allaient pas si loin. Dans les projets qu’ils préparèrent, dès le mois de septembre 1807, ils supprimaient la charge de Junker, c’est-à-dire cette sorte de stage que l’on faisait accomplir, à partir de l’âge de treize ou quatorze ans, par les jeunes nobles destinés à l’état d’officiers. Ils commençaient la hiérarchie des officiers à la charge de Portepee-Fähnrich, nom que l’on avait donné jusqu’alors au Junker à partir du moment où il était autorisé à porter les insignes d’officier. Ils ouvraient l’accès de cette charge aussi bien aux roturiers qu’aux nobles, même aux anciens sous-officiers ; ils l’ouvraient par un examen dont le programme était modeste, mais qui plaçait la constatation du mérite comme première condition à l’entrée de la hiérarchie militaire.

Pour les promotions ultérieures, Scharnhorst et Gneisenau, qui subissaient, bien qu’à un degré moindre, l’influence des mêmes exemples et des mêmes doctrines que Hardenberg et Altenstein, avaient imaginé un système mixte. L’élection, mais l’élection par les grades supérieurs, et l’examen y tenaient l’un et l’autre leur place. Les lieutenans du régiment choisissaient pour chaque promotion trois candidats parmi les Portepee-Fähnrich. Ceux-ci subissaient l’examen, et, si tous y étaient admis, c’étaient les officiers supérieurs qui proposaient définitivement au roi le candidat qu’il investissait.

Le roi résista durant toute une année aux projets élaborés durant l’automne de 1807. Ce fut seulement en août 1808 qu’il les revêtit de son approbation, sans y apporter de modification sensible. La prérogative royale restait toutefois réservée ; le roi pouvait s’affranchir, dans des cas exceptionnels, des règles qui lui étaient tracées.

Ce fut surtout sur la question plus capitale encore du recrutement de l’armée elle-même que Scharnhorst et Gneisenau rencontrèrent, de la part de Frédéric-Guillaume III, une hostilité qui paralysa leurs efforts.

Nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer la singulière confusion qui se rencontre dans les idées du XVIIIe siècle allemand sur cette question du recrutement des armées.

La conception du service obligatoire généralisé, du service national, si elle tentait les esprits par ce qu’elle avait de plus équitable, de plus conforme à la notion de l’État moderne avec ses charges et ses devoirs, choquait aussi ce siècle intellectuel, pacifique et cosmopolite.

On s’était acheminé lentement du régime des armées mercenaires au régime des armées nationales. Frédéric-Guillaume Ier avait proclamé le service obligatoire illimité et institué ce système cantonal, ce système de recrutement régional où chaque régiment avait son canton et y puisait le nombre d’hommes qui lui étaient nécessaires. En 1792, l’on avait commencé à limiter la durée du service. Ainsi se poursuivait l’évolution qui devait aboutir au service universel, limité à la durée strictement nécessaire.

Mais l’esprit du temps, la philosophie du XVIIIe siècle, battaient en même temps en brèche cette militarisation extrême à laquelle aboutit la constitution des armées nationales, et le service obligatoire généralisé. Il y avait une contradiction évidente entre le mouvement qui portait à la formation d’armées nationales et cette répugnance pour le service militaire, cet éloignement pour tout ce qui touchait à l’armée. Cette contradiction est frappante à l’époque dont nous parlons. Tandis que Herzberg vantait « cette excellente milice nationale, qui devait assurer la victoire, et plus aisément encore quand elle serait purgée des élémens étrangers et mercenaires, » les philanthropes de la même école se félicitaient que le règlement cantonal de 1792 eût restitué au pays le plus de forces vives, en étendant à outrance les exemptions.

Ce n’était d’ailleurs pas chose facile que de toucher au système du recrutement, tel qu’il existait en Prusse depuis un siècle. Le recrutement des armées et l’état social des peuples se tiennent par mille liens. Surtout dans l’ancienne monarchie des Hohenzollern, dans cet édifice si compliqué et si artificiel, l’état militaire et l’état social, qui coexistaient depuis plus d’un siècle, ne pouvaient ni disparaître ni subsister l’un sans l’autre. Comment eût-on empêché le hobereau prussien de rouer de coups à l’armée le soldat, qu’il ne traitait guère mieux lorsqu’il le retrouvait comme laboureur sur ses terres ? Comment eût-on empêché la population rurale de se porter en masse vers ces cités exemptes du service militaire et dont l’accroissement, comme celui de Berlin, commençait à préoccuper l’Etat, si le servage n’eût retenu à la glèbe ceux qui devaient éprouver la tentation d’échapper par l’émigration aux rigueurs du service illimité ? Comment, surtout, eût-on assujetti au service militaire tel qu’il était organisé, avec ses barbaries et ses brutalités, les élémens plus cultivés et plus éclairés de la nation, ceux que la servitude civile n’avait point plies par avance à la servitude militaire ?

Le lien n’existait pas seulement dans la réalité. Il existait aussi dans la pensée des réformateurs prussiens. Ni Scharnhorst, ni Gneisenau ne reculaient devant l’idée d’une transformation sociale qui se trouvait impliquée dans leurs projets de réorganisation militaire. Au cours même de la crise, en 1806, Scharnhorst avait proclamé la nécessité du service obligatoire universel ; au printemps de 1807, il avait formé un plan de levée en masse et d’insurrection nationale. Mais lorsqu’après Tilsit il se trouva plus près de la réalisation de ses idées, il dut renoncer à leur donner cette forme. Le véritable obstacle était moins dans la charge qui en fût résultée pour la nation, ou dans la surveillance jalouse du vainqueur, que dans le préjugé dominant dont nous avons indiqué l’origine trop justifiée et qui faisait de l’armée, pour le reste de la nation, un objet d’éloignement et de répulsion.

Scharnhorst, pour vaincre cette difficulté, voulait séparer absolument l’armée permanente et la milice. Il divisait la population en deux classes : l’une était destinée à recruter l’armée permanente ; l’autre, formée des hommes qui étaient en état de s’entretenir et de s’armer eux-mêmes, c’est-à-dire des classes aisées de la population, devait constituer la milice. On pensait, par cette séparation, rendre le service militaire plus acceptable à ceux que l’on voulait y soumettre. La milice devait élire ses officiers, qui auraient même rang et mêmes privilèges que ceux de l’armée permanente. On l’exercerait pendant quatre semaines ou pendant huit semaines chaque année. Enfin, l’on assurerait l’instruction militaire de tous les enfans dans l’école élémentaire.

Cette conception n’avait rien de démocratique, et lorsqu’on rappelait à Scharnhorst que ce projet pouvait présenter quelque danger pour le principe monarchique, que l’armée permanente avait toujours été considérée comme une institution monarchique et la milice comme une institution oligarchique, il répondait que les milices pouvaient, en effet, constituer un danger si les élémens en étaient puisés dans les classes inférieures, mais que tels n’étaient ni sa pensée, ni son projet.

Les idées de Scharnhorst n’en paraissaient pas moins aventureuses. Ce n’était pas seulement le roi qu’elles effrayaient, mais aussi des esprits comme ceux de Gentz, de Vincke, de Niebuhr. Gentz s’indignait de l’esprit outrageusement démocratique et purement révolutionnaire qui régnait dans les bureaux de Königsberg. Vincke, cet administrateur consciencieux, qui avait été en Westphalie le successeur et le disciple de Stein, faisait campagne contre la conscription, qu’il appelait le tombeau de la civilisation, des sciences, de l’industrie, de la liberté civile, de tout ce qui fait la joie de l’homme, et Niebuhr se plaignait de ces enthousiastes qui avaient accueilli les idées anticivilisatrices germées dans le cerveau de capitaines incultes.

La commission de réorganisation militaire échoua devant ces résistances. La seule concession que lui fit le roi fut de supprimer pour l’avenir l’introduction des mercenaires étrangers. Au surplus, le recrutement demeura ce qu’il était ; on se décida seulement à apporter quelques atténuations à ces châtimens barbares qui avaient si largement contribué à faire prendre en horreur le métier de soldat par la population civile. Gneisenau avait éloquemment réclamé, dans un article de journal qui fit sensation et agit vraisemblablement sur l’esprit du roi, ce qu’il appelait la liberté de l’échine. Le 3 août 1808, Frédéric-Guillaume III signa les ordonnances qui réalisaient en ces matières des progrès réels, bien que incomplets.

Elles maintenaient encore un code spécial pour les officiers et un autre pour les sous-officiers et les soldats. Ceux-ci étaient partagés en deux classes. Dans la seconde, les peines corporelles demeuraient en vigueur ; mais pour les hommes admis dans la première classe et qui formaient la majorité, elles faisaient place aux peines d’emprisonnement. Pour apprécier l’importance d’une réforme qui paraît modeste, il ne faut pas oublier que le code pénal, applicable à la population civile, prévoyait encore, dans un grand nombre de cas, des châtimens corporels.


Quelque idéalistes que fussent les patriotes qui avaient entrepris de réformer l’armée prussienne, la partie morale de leur tâche ne les absorbait point. C’était sans doute la plus importante et la plus ardue, mais il y avait dans les institutions anciennes plus d’un vice d’organisation matérielle à reprendre. Le chef de la compagnie, le chef du régiment, qui n’en étaient souvent pas les commandans effectifs, étaient demeurés, vis-à-vis de l’État, comme autant d’entrepreneurs dont la situation rappelait encore, par plus d’un trait, le temps des lansquenets. Si le chef du régiment ne nommait plus les officiers, il touchait encore les sommes fixées à forfait pour alimenter son corps par le recrutement des mercenaires ; le chef de la compagnie touchait de même les sommes fixées également à forfait pour le petit équipement et l’entretien de ses troupes. Lorsque Frédéric II tenta, par une première réforme, de faire rembourser les frais du recrutement des mercenaires sur des listes présentées par les intéressés, on lui apporta des listes falsifiées. Les officiers multipliaient de même les congés, car ils touchaient les allocations de l’État non d’après le nombre des hommes réellement présens, mais d’après des effectifs théoriques fixés une fois pour toutes. Plus ils affaiblissaient leurs corps, plus ils réalisaient de bénéfices. Enfin ils se faisaient des revenus considérables en autorisant un grand nombre de leurs mercenaires à rentrer provisoirement dans la vie civile, à y exercer des métiers dont ils partageaient les profits. Ces trafics divers, qui attachaient au maintien de la paix tous ceux, officiers ou soldats, qui en bénéficiaient, étaient, pour l’ancienne armée prussienne, une source de démoralisation et de déconsidération universelles. Ces abus eux-mêmes trouvaient, parmi les partisans de l’ancien état de choses, en la personne de Borstell surtout, des défenseurs convaincus. Mais en ces matières Frédéric-Guillaume III passa outre. Napoléon avait mis le doigt sur cette plaie, et le roi de Prusse avait été très sensible au dédain de l’empereur pour l’ancienne organisation de l’armée prussienne. Dès le mois d’août 1807 il avait pris, pour transformer cette organisation défectueuse, pour restituer à l’État ce qui lui appartenait et allouer aux officiers des appointemens fixes, de premières mesures qui furent précisées en juillet 1808.

Il en fut de même lorsqu’il s’agit de décréter en principe l’adoption des méthodes de guerre modernes, de décider que les armées en campagne vivraient dorénavant par la réquisition, qu’elles ne rentreraient plus dans leurs cantonnemens en hiver, de réduire les impedimenta fabuleux de l’ancienne armée.


En résumé, vers la fin de 1808, les patriotes prussiens n’avaient point obtenu, sur les points qui leur tenaient le plus à cœur, de résultats importans.

La question du recrutement de l’armée n’était point résolue par la décision incomplète qui avait fait disparaître la presse des mercenaires ; et il existait certainement un écart énorme entre les conceptions si vastes qui remplissaient l’esprit des réformateurs, l’envolée de leurs espérances et les maigres ordonnances que le roi avait consenti à signer. Il en était de leur œuvre comme de celle de Stein et de Hardenberg. Leur état d’esprit les préparait admirablement à s’associer à ce mouvement d’idées où les hommes purement politiques, où Stein et Hardenberg s’étaient engagés. Il s’agissait surtout de manifestations par lesquelles ils espéraient créer et développer l’esprit nouveau au sein de la nation prussienne. Les uns et les autres agissaient sous l’empire du même entraînement. Leur pensée dépassait de beaucoup les réalités immédiates et les possibilités pratiques.


V

Toutefois, les réformateurs militaires avaient un but immédiat et direct qui les condamnait, plus que les hommes politiques, à rechercher le résultat prochain. Si idéalistes qu’ils fussent, on retrouvait d’ailleurs chez eux ce mélange caractéristique d’esprit pratique qui distingue si particulièrement la fusion de l’esprit allemand et de l’esprit prussien. Ni Gneisenau, ni Boyen, ni Scharnhorst lui-même, ne restaient dans les nuages. Et la nécessité impérieuse d’une reconstitution aussi prompte que possible de la puissance militaire assurait, en fin de compte, une réalisation prochaine de leurs idées. Tandis que dans le domaine des ordonnances Frédéric-Guillaume III et son entourage refusaient d’accepter leurs doctrines, elles s’imposaient, par la force même des choses, dans le domaine des faits.

Il faut avoir toujours présente à l’esprit la situation du gouvernement prussien à cette date. Lorsqu’on fit à Königsberg le compte des trois premiers mois de 1808, cet État, de moins de 5 millions d’habitans, bien plus réduit en réalité, puisqu’il était confiné sur la rive droite de la Vistule, avait touché 1,450,000 fr. et en avait dépensé 9,700,000 francs. L’ancien corps d’officiers n’existait pour ainsi dire plus. On avait congédié sans regret tout ce qui venait des provinces polonaises récemment acquises et restituées au grand-duché de Varsovie ; on avait congédié aussi tout ce qui venait des provinces cédées à Tilsit. Mais ce qui restait, c’est-à-dire les officiers originaires des provinces centrales, véritable pépinière de la noblesse militaire, représentait un effectif beaucoup plus considérable que celui dont on pouvait assurer l’emploi. Sur les 7,121 officiers de l’ancienne armée prussienne, on n’avait pu en conserver, en juillet 1808, que 1,638 en activité. Le reste était en demi-solde, touchant parfois le cinquième des anciens traitemens. Il avait fallu assurer aux officiers subalternes, dans un grand nombre de cas, une ration de pain. L’on avait vu d’anciens officiers, congédiés par la voie du sort, condamnés à fendre du bois, à exercer des métiers manuels. L’on avait dû réduire, parfois de moitié, le traitement des officiers restés au service, supprimer la viande de la nourriture de la troupe.

L’on imagine facilement qu’une semblable situation était peu propice aux projets de réorganisation. L’on avait bien reconstitué sur le papier une armée de 50,000 hommes, à six divisions. Mais tant que le pays était occupé, cette réorganisation devait rester en suspens. L’armée était demeurée dans l’état où l’avait laissée la campagne de 1807 ; les débris de l’ancienne organisation, les corps nouveaux, rassemblés à la hâte, formaient trois groupes principaux, — un corps de 30,000 hommes dans la Prusse orientale autour du roi, le même qui avait fait, sous la direction de Scharnhorst et de Lestocq, la campagne de Pologne, — un corps de 10,000 hommes en Poméranie aux environs de Colberg, sous les ordres de Blücher, — un autre corps en Silésie, de 10,000 hommes aussi environ, le noyau des formations qu’avait organisées Götzen. Il était impossible de réorganiser sérieusement ces corps tant que la Prusse demeurait dans l’état d’incertitude que Napoléon prolongeait à dessein.

De ces extrémités cependant sortit l’une des mesures qui contribuèrent le plus à préparer la revanche militaire de la Prusse. Scharnhorst reprit, durant cette période si agitée de l’été de 1808, le projet qu’il avait conçu en juillet 1807 aussitôt après Tilsit, et le fit sanctionner par l’ordre de cabinet du 6 août 1808. On réduisit dans une large mesure l’effectif des compagnies, et l’on appela successivement les cantonistes demeurés dans leurs foyers à s’exercer durant un mois au régiment. Il fut également décidé que chaque régiment détacherait un certain nombre d’officiers qui se rendraient durant les jours fériés dans le canton du régiment pour y exercer les hommes en congé de l’ancienne armée.

Les partisans du service obligatoire prenaient ainsi largement leur revanche sur l’échec que leur avaient imposé la volonté du roi et les intrigues qui s’agitaient autour de lui. L’on soumettait à des exercices militaires tous les hommes qui n’étaient point compris dans les catégories d’exemptés ; c’était un progrès considérable réalisé vers l’application du service universel. Les officiers avaient reçu l’ordre de traiter les hommes avec les plus grands ménagemens. Chacun se familiarisait avec le service et la réconciliation de l’armée et de la nation était préparée de la façon la plus pratique. Ces mesures exceptionnelles, ce rapide passage sous les drapeaux, faisaient pénétrer partout la notion exacte de la situation violente de l’État, des devoirs civiques, du rôle de l’armée. Les soldats d’un mois, les Krämper, jouèrent un rôle considérable dans la guerre d’indépendance, et leur appel constitua l’un des élémens les moins apparens peut-être, mais certainement les plus réels du mouvement national.


L’exposé des réformes militaires nous a entraînés jusqu’à l’été de 1808. Les patriotes prussiens étaient alors dans un état d’esprit différent de celui où les avait laissés le traité de Tilsit. Pleins d’espérances et de projets qui devaient se heurter et se briser contre la faiblesse et les méfiances du souverain, ils se croyaient à la veille d’un soulèvement national. C’est sous l’influence de ce premier réveil, avant-coureur de la guerre nationale de 1809, qu’ils réussirent à obtenir la signature de Frédéric-Guillaume III, pour quelques-unes des mesures qu’ils proposaient, et qui se rattachaient à un plan de mobilisation contre la France.

Les résultats qu’ils avaient obtenus étaient minces sans doute. L’accès du corps d’officiers ouvert à toutes les classes sociales, conquête plus théorique que réelle, quelque adoucissement dans la condition du soldat, la suppression du recrutement des mercenaires, et l’échec de tous les projets d’armée nationale, tel était le bilan de la réforme militaire, lorsque la convention de septembre 1808 et la retraite de Stein livrèrent de nouveau la Prusse désemparée à la domination française, et engagèrent la politique prussienne dans une voie nouvelle. Toutefois la nécessité de préparer et d’instruire, par un passage rapide dans les rangs de l’armée permanente, le plus grand nombre d’hommes possible, avait imposé des mesures qui ressemblaient singulièrement à l’organisation d’une milice nationale. Les nécessités nouvelles avaient vaincu, par la force même des choses, la résistance des élémens traditionnels, et les faits avaient une fois de plus triomphé des édits.

C’est un trait frappant de la réforme militaire, un trait où se retrouve toute l’action de la Prusse sur le génie allemand, que l’idéalisme des chefs militaires et leurs conceptions aventureuses n’aient point exclu l’esprit pratique. Ce n’était pas seulement le programme d’une réorganisation sociale qu’ils voulaient emprunter à la révolution française, c’était aussi la force effective avec laquelle ils espéraient sauvegarder leur nationalité menacée.

Mais combien, eux aussi, étaient pénétrés des exemples de la révolution et imbus de son esprit ! Leur haine pour la France était plus vivace encore que celle des hommes politiques. Hardenberg n’avait point de haines. Chez Scharnhorst et chez Gneisenau, l’horreur du Welche était une passion. Chez les esprits inférieurs, qui y joignaient l’étroitesse, cette passion atteignait au ridicule.

Et cependant, dès 1807, Gneisenau, dans une page qu’aurait pu signer Hardenberg, laissait apparaître avec la dernière clarté la source d’où découlaient ses idées nouvelles et ses conceptions sur la régénération de la Prusse, en même temps qu’il trahissait le lien étroit de la réforme militaire et de la réforme sociale.

« Une cause, écrivait-il, a contribué à porter la France à ce degré de puissance. La révolution a éveillé toutes les forces sociales et assuré à chacune un cercle d’action approprié. Quel trésor de force latente inutilisée gît dans le sein des nations ! Dans l’âme de milliers et de milliers d’hommes demeure un génie dont les circonstances extérieures dépriment et arrêtent l’essor… La révolution a mis en œuvre la force nationale tout entière du peuple français, et, si les États européens veulent rétablir les anciens rapports des nations entre elles et l’équilibre qui en résultait, il faut qu’ils puisent aux mêmes sources. S’ils s’approprient les résultats de la révolution, ils auront le double avantage d’opposer leur force nationale dans toute sa puissance aux forces étrangères, et d’éviter les périls d’une révolution intérieure qui les menace encore, parce qu’ils n’ont pas su échapper par une transformation volontaire aux dangers d’une transformation violente. »

Ainsi Gneisenau et Hardenberg, ce Hanovrien et cet Autrichien qui, comme tant d’autres, avaient trouvé en Prusse une patrie d’adoption, la patrie morale de la nationalité allemande, rencontraient presque les mêmes termes pour traduire les mêmes pensées. Le scepticisme éclairé de l’un et la passion contenue de l’autre, l’esprit facile du diplomate et le clair jugement du chef militaire se trouvaient d’accord pour constater la supériorité morale du peuple dont ils subissaient la supériorité matérielle. Et s’ils devaient réussir à secouer l’une, ils ont inscrit l’autre dans l’histoire, de façon qu’elle n’en puisse être effacée. Il n’est point de témoignage moins suspect de l’action dominante de la France sur les origines de l’Europe contemporaine.


G. CAVAIGNAC.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. En dehors des sources plus anciennes, et trop nombreuses pour être indiquées ici, nous citons seulement les deux publications les plus récentes, qui jettent sur ces questions un jour tout nouveau : les Mémoires de Bergen, et la Vie de Scharnhorst, par Lehmann.