La Prusse après Tilsit
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 852-876).
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LA
PRUSSE APRES TILSIT

I.
LES DÉBUTS DE LA RÉFORME SOCIALE.

I. L. von Ranke, Denkwürdigkeiten des Staatskanzlers Fürsten von Hardenberg ; Leipzig, 1877. — II. G.-H. Pertz, Das Leben des Ministers Freiherrn vom Stein ; Berlin, 1850. — III. J. -R. Seeley, Life and times of Stein, or Germany and Prussia in the Napoleonic age ; Cambridge, 1878. — IV. Aus den Papieren des Ministers und Burggrafen von Marienburg Theodor von Schön ; Halle ; 1875-1882. — V. Max Lehmann, Knesebeck und Schön ; Leipzig, 1875. — VI. Zu Schutz und Trutz am Crabe Schön’s, von einem Ostpreuszen ; Berlin, 1877. — VII. Max Lehmann, Stein, Scharnhorst und Schön. Eine Schutzschrift ; Leipzig, 1877. — VIII. Publicationen aus den Königlich preussischen Staatsarchiven ; N. Stadelmann, Preussen’s Könige in ihrer Thätigkeit für die Landescultur ; Leipzig, 1878-1887. — IX. G.-F. Knapp, die Bauern-Befreiung ; Leipzig, 1887. — X. Niebuhr’s Briefe ; Hamburg, 1838. — XI. Philippson, Geschichte des preussischen Staatswesens ; Leipzig, 1882.

A peine le traité de Tilsit eut-il clos cet épisode dramatique de l’histoire de Prusse qui s’étend de la bataille d’Iéna à l’entrevue des souverains sur le radeau du Niémen, qu’apparut la préoccupation ardente de réorganiser l’État prussien et de réformer la société. C’est le 9 juillet 1807 que fut conclu à Tilsit le traité qui scellait l’asservissement de la Prusse, et le 9 octobre Frédéric-Guillaume III signa l’édit qui abolissait le servage et qui engageait toute une œuvre de reconstitution intérieure. Durant la crise redoutable, commencée aux premiers jours d’octobre 1806, et qui venait d’être provisoirement fermée au mois de juillet 1807, la situation violente de l’État, les périls qui menaçaient son existence même, avaient semblé dominer et absorber tous les esprits. C’est cependant durant cette crise que mûrirent, que se fixèrent les pensées et les projets de réformes. Même à cette époque, où les espérances lointaines semblaient interdites, où il ne paraissait plus y avoir place que pour le découragement et l’abandon, les patriotes prussiens ne désespérèrent point de relever l’État allemand au lendemain du désastre, et de relever par lui la nationalité allemande. Ils comprirent tout de suite que ce résultat ne pourrait être atteint, et il ne fut atteint, en réalité, qu’à la suite d’une transformation intérieure.

Cette œuvre a fait, en Allemagne, l’objet de discussions passionnées et d’études qui apportent chaque jour, pour la connaissance des faits et des hommes, des élémens nouveaux. L’histoire a joué, de tout temps, un rôle considérable au-delà du Rhin ; les travaux historiques ont été naguère plus qu’un indice, ils ont été un élément du mouvement unitaire. C’est surtout à l’époque dont nous parlons, époque si décisive pour la nationalité prussienne, que s’est attachée l’école historique.

Elle a apporté à cette étude tantôt la passion et les sévérités du sentiment national, tantôt et récemment surtout, la préoccupation dynastique et le parti-pris d’excuser le faible monarque qui portait alors en Prusse le fardeau du pouvoir. Elle y a apporté constamment le désir d’opposer aux États de la confédération du Rhin, qui recevaient docilement l’empreinte des institutions politiques de la France, — le type d’un État allemand qui n’ait rien dû qu’à lui-même, qui ait su faire à lui seul, au seuil de l’époque contemporaine, la transformation de son état social et la refonte de son état politique.

Ce contraste est beaucoup plus apparent que réel. La reconstitution intérieure de la Prusse a été étroitement liée à un mouvement de haine ardente et passionnée contre la France, à un réveil de la nationalité dont l’on ne saurait retrouver la trace dans le reste de l’Allemagne. Mais, quelque effort qu’aient fait les historiens et les réformateurs prussiens eux-mêmes pour donner à cette œuvre l’apparence, non-seulement de l’hostilité contre la France, mais aussi de l’opposition aux idées françaises, il n’est pas difficile d’y dégager l’influence pénétrante du grand mouvement politique dont la France avait été l’initiatrice.

Les idées du XVIIIe siècle, à l’expansion desquelles l’esprit français avait donné tant d’éclat, avaient envahi l’Allemagne, de Frédéric II à Schiller et à Goethe. La Révolution française y avait suscité non-seulement l’enthousiasme des premières heures, mais encore les impressions durables dues au développement ultérieur des événemens. Les armées françaises y avaient fait place nette par la destruction de l’organisme ancien et par le bouleversement matériel ; l’action de la Révolution française, en Allemagne, a eu plus d’une forme, et toute l’histoire de la Prusse et de sa rénovation intérieure ne tient évidemment pas dans les quelques mois qui suivent Tilsit. Mais, au lendemain du désastre, dans une situation si intense et si violente, les caractères se dégagent, les décisions se précipitent, les théories s’opposent. L’évolution politique de l’État prussien apparaît avec une clarté singulière.


I

Le roi de Prusse avait accumulé, avant et après Iéna, les faiblesses et les indécisions. A la dernière extrémité seulement, en mai 1807, alors que le territoire presque entier de son royaume était occupé par les Français, il s’était résolu, sous la pression du tsar, à adopter les idées de résistance nationale. Il avait constitué alors au profit de Hardenberg, qui était, depuis le printemps de 1806, le représentant de la politique nationale en Prusse, une sorte de dictature.

L’énergie et la résolution que le premier ministre avait déployées durant le printemps de 1807 l’avaient désigné à l’hostilité de Napoléon. Celui-ci avait refusé à Tilsit de négocier avec Hardenberg. Il aimerait mieux, disait-il, faire la guerre pendant quarante ans. Et comme le roi de Prusse insistait sur les difficultés qu’il éprouverait pour trouver un ministre : « Prenez le baron de Stein, lui dit l’empereur, c’est un homme d’esprit. » En donnant ce conseil, l’empereur se fourvoyait certainement. S’il eût connu Stein, il n’eût pu trouver grand avantage à écarter Hardenberg pour lui faire place. Mais il le connaissait peu et mal. Stein n’était rien moins qu’un homme d’esprit au sens où nous l’entendons. C’est par des qualités qui sont la négation même de l’esprit, qu’il a frappé ceux qui l’ont connu. Le duc de Broglie l’entendit encore à Coppet, peu après les événemens de 1815, épancher, sans aucun à-propos, ses amertumes et ses déceptions de patriote allemand dans les oreilles françaises. Il est vrai que, pour Napoléon, l’homme d’esprit était celui qui comprenait et servait ses desseins. Mais ce genre d’esprit ne manquait pas moins que l’autre à Stein. L’empereur ne tarda pas à le reconnaître.

Au lendemain de la campagne de 1807, c’était Hardenberg qu’il voulait écarter. Le 3 juillet encore, il avait fait dire à Frédéric-Guillaume III qu’il ne traiterait point avec la Prusse tant que le premier ministre serait là. Le 6 juillet, Hardenberg se résolut au départ. Il vit une dernière fois le roi, et là, investi encore de toute sa confiance, il arrêta, de concert avec lui, et réussit à lui faire adopter les résolutions qui réglaient l’avenir immédiat et qui allaient préparer l’avenir lointain de la Prusse. Comme Napoléon, mais avec plus de clairvoyance, il conseilla à Frédéric-Guillaume de rappeler Stein pour lui confier la direction des affaires.

Dès que la retraite de Hardenberg avait été connue, Stein était apparu à tous les patriotes prussiens comme le seul homme qui fût en état, par ses défauts comme par ses qualités, par la rudesse même de son caractère, de faire face à la situation. Il avait été, avant Iéna, et avec, Hardenberg, l’un des ministres de Frédéric-Guillaume III et l’un des fondateurs du parti national. Il recevait de toutes parts, de la princesse Louise Radziwill, sœur du malheureux prince Louis-Ferdinand, de Finkenstein, l’ambassadeur prussien à Vienne, de Niehuhr, de bien d’autres encore, des lettres pressantes. On y sent percer l’anxiété d’une transformation nécessaire, la certitude que Stein seul a pour l’accomplir l’énergie indispensable, la conviction que l’avenir même de la Prusse dépend de sa décision. Il était à craindre qu’il ne refusât. Le roi s’était séparé de lui brutalement en janvier 1807, et ces souvenirs étaient restés gravés dans un esprit qui n’était ni exempt de quelque aigreur, ni facile à l’oubli. Pour Frédéric-Guillaume lui-même, le rappel de Stein était un cruel sacrifice d’amour-propre. Six mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’il avait congédié celui qu’il considérait comme un ministre rebelle, en termes presque insultans, à la suite d’un conflit qui avait laissé dans l’esprit étroit et concentré du monarque ample matière à griefs et à rancune. Mais Frédéric-Guillaume, qu’on représentait alors comme un modèle de résignation, était aussi une volonté désemparée, plus que jamais incapable de faire prévaloir ses tendances dans le domaine des faits. Devant le sentiment général, la nécessité impérieuse, les instances de Hardenberg, il se résigna, sans trop de difficultés, au rappel de Stein. Hardenberg put, dès le 10 juillet, écrire au nom du roi à son successeur désigné.

La dernière entrevue de Frédéric-Guillaume III et de son premier ministre aboutit à une autre conclusion qui jette un jour très vif sur la situation politique de la Prusse. Le roi demanda à Hardenberg de préparer et de lui adresser un exposé complot de ses vues sur la reconstruction de l’État prussien. Que de chemin parcouru depuis le moment où Frédéric-Guillaume s’était engagé avec tant de peine dans la politique dont Hardenberg était le représentant le plus marquant ! Au début, cette politique avait été dominée par l’idée de la résistance nationale. Alors que la crise touche à son terme, une autre idée apparaît, différente de la première, une idée qui a mûri silencieusement, mais avec une singulière rapidité, au contact des forces nouvelles qui viennent d’anéantir la Prusse. C’est que les causes de sa ruine ont été dans ses vices d’organisation intérieure.

La première pensée des gouvernemens de la vieille Europe, en face de la Révolution, avait été de chercher le salut dans une politique de réaction, dans l’arsenal d’ancien régime, dans l’organisation traditionnelle. Ils durent reconnaître que c’était seulement par ses propres armes qu’ils pourraient vaincre la Révolution, que la participation active et morale des peuples à l’œuvre de défense pourrait seule réprimer l’élan invincible du peuple français. Aucun n’a compris cette vérité plus vite et plus clairement que l’Etat prussien. Cette monarchie, à laquelle sa situation sans cesse menacée interdisait l’inertie complaisante et routinière des mécanismes d’ancien régime, était aussi, par son origine encore récente et sa situation de « parvenue, » plus alerte aux transformations nécessaires.

On verra avec quelle netteté ces idées étaient apparues dès lors à Hardenberg. Il les avait conçues avec la singulière ouverture de son esprit. Il est plus frappant de voir un homme comme Frédéric-Guillaume III demander au ministre dont il est contraint de se séparer, lui demander, avant même la signature du traité de Tilsit, un mémoire sur la reconstruction de l’État prussien.

Hardenberg se retirait donc pour méditer sur un programme de réorganisation politique et sociale que le roi, avec quelque naïveté, lui réclama dès le lendemain, mais qu’il demanda à préparer avec plus de loisir. Stein était fort éloigné. Il s’était retiré, en janvier, dans un état d’irritation aiguë, assez détaché de la Prusse. C’était à peine s’il s’était arrêté devant la publication de sa correspondance avec Frédéric-Guillaume III. Elle eût fourni, disait-il, un document intéressant pour l’histoire de la dissolution de l’État prussien et de l’organisation vicieuse de son gouvernement. Il avait vu Clarke lors de son passage à Berlin et lui avait livré, avec un singulier abandon, sur les crises du gouvernement prussien et sur la démoralisation des ennemis de la France, des renseignemens que le gouverneur français de la Marche électorale s’était hâté de transmettre à l’empereur[1]. Il s’était enfin rendu dans son domaine des bords de la Lahn, près de Nassau, où il avait rédigé, en juin 1807, un long mémoire exposant ses vues sur la réorganisation administrative de l’Etat prussien. Les lettres qui lui avaient été écrites le 10 juillet, au lendemain du traité de Tilsit, lui parvinrent seulement le 9 août. Il n’hésita pas et se mit sans réserves et sans conditions à la disposition du roi. a Au milieu des désastres qui nous accablent, écrivait-il à Frédéric-Guillaume III en acceptant, il serait immoral de faire valoir des considérations personnelles, surtout en présence du grand exemple de fermeté que donne Votre Majesté. » Retenu cependant à Nassau par la maladie jusqu’à la fin d’août, retardé par la difficulté des communications, il ne devait arriver à Memel que le 30 septembre, près de trois mois après le traité de Tilsit. Il était donc nécessaire de prendre des mesures provisoires, et Hardenberg demanda à Frédéric-Guillaume III de constituer, pour la direction des affaires intérieures, une sorte de commission exécutive en rapports directs avec le roi, une commission immédiate composée des hommes qui avaient été dans les derniers temps ses collaborateurs, et dont la plupart étaient ses amis. Le roi, après quelques hésitations, se résolut à accepter à peu près sans réserves les propositions du ministre démissionnaire.

La commission immédiate était formée de l’élite du parti national et réformateur. Ce parti, dont les origines remontaient assez loin, avait pris conscience de lui-même en voyant se préparer, puis fondre sur l’état prussien les désastres qui l’accablaient. Il était arrivé au pouvoir avec Hardenberg, qui en était sinon l’esprit le plus ferme, du moins le plus éclairé, l’homme le plus en vue par sa situation ancienne et européenne. Stein, qui venait d’y jouer le rôle de victime, en était le caractère le plus énergique. Les membres de la commission immédiate, Shön, Niebuhr, Altenstein, Stà-gemann, Klewitz, avaient tous été, durant les derniers mois, les auxiliaires de Hardenberg.

Shön était le membre le plus actif de la commission immédiate. Dans cette sorte d’association que laissent pressentir les lettres d’Altenstein et qui s’était formée entre les collaborateurs de Hardenberg pour la défense de la bonne cause, il est possible qu’on eût formé le plan de le pousser au pouvoir ; mais le jeune conseiller n’avait encore, à trente-quatre ans, ni la situation ni l’autorité nécessaires pour qu’on lui confiât un premier rôle. Il avait dû renoncer à être préféré à Stein. Originaire de la Prusse orientale, Prussien dans toute la force du terme, et dans le sens provincial du mot, Shön s’était formé dans le commerce et l’enseignement de Kant, qui était un ami de son père. Il avait puisé dans les leçons de l’économiste Kraus, disciple lui-même de Kant, un attachement passionné aux doctrines d’Adam Smith et de l’économie politique. C’est visiblement à l’influence de Kant qu’il devait ses conceptions politiques et sociales : il rappelle le souvenir très vif que lui avait laissé, dans sa jeunesse, l’émotion profonde ressentie par le grand philosophe, chaque fois qu’il songeait au servage. Shön, d’une tournure d’esprit philosophique, enclin à la généralisation et aux théories, rattachait ses idées politiques à la conception des droits inaliénables de l’homme et tenait par là aux doctrines de la Révolution française plus qu’aux conceptions politiques de l’Allemagne. « Personne, dit-il plus tard en parlant de cette époque, personne n’avait alors en Allemagne l’idée des droits inaliénables de l’homme. »

Nous touchons ici à l’un des traits où les Prussiens ont souvent voulu voir la distinction la plus nette entre leurs théories politiques et les nôtres. La déclaration des droits indique pour eux, au seuil de la révolution française, la préoccupation dominante d’un individualisme qui songe aux droits du citoyen plus qu’aux devoirs et aux sacrifices que lui impose la conservation de l’État. L’évolution de l’état prussien représente, au contraire, à leurs yeux, la lente formation de l’idée d’état, dans ce milieu anarchique de l’ancienne constitution germanique. C’est pour avoir trouvé en elle-même la force de créer un organisme capable de remplir les fonctions que la société moderne impose à l’état que la Prusse n’a pas tardé à acquérir en Allemagne une situation dominante et une puissance d’absorption irrésistible.

Des théoriciens politiques de l’Allemagne opposent donc la notion de l’état lentement mûrie sur le sol prussien, « l’impératif catégorique du vieux sentiment du devoir prussien, » non-seulement aux tendances individualistes et cosmopolites de l’Allemagne du XVIIIe siècle, mais aussi aux tendances théoriques du contrat social, de la déclaration des droits de l’homme et de la révolution française.

Shön, au contraire, tenait sans contredit aux théories politiques du XVIIIe siècle, du contrat social. Mais il y ajoutait les tendances bien marquées de l’idéalisme allemand. Son caractère paraît n’avoir pas été exempt d’âpreté et de quelque étroitesse. C’est sur ce qu’il appelle leur « capacité à concevoir les idées » qu’il juge la plupart du temps ses contemporains, et ses jugemens sont généralement sévères.

Ceux qu’il porte sur Stein, et qu’il faut accepter avec quelque réserve, donnent cependant une idée assez exacte de l’un et de l’autre caractère. « Son esprit brillant, dit-il, lançait des éclairs, mais la culture générale, solide et scientifique, lui faisait défaut ; Stein, écrit-il ailleurs, me traitait d’idéaliste ; s’il ne disait point métaphysicien, c’était par bienveillance pour moi et afin de ne pas employer de gros mots. Mais mon esprit à système lui était si désagréable qu’il s’en plaignit plus d’une fois à Hardenberg. » Il fait allusion ailleurs aux passions antifrançaises de Stein, en expliquant comment celui-ci en vint à préparer l’ordonnance municipale du 19 novembre 1808. « Il suffisait, dit-il, que les Français n’eussent point alors de municipalités indépendantes pour que Stein cherchât le contre-pied… Son esprit si vif et si pénétrant, ajoute-t-il dans un passage presque intraduisible, lui permettait de saisir facilement les idées, mais la préparation de l’homme d’État lui faisait défaut. Toute son éducation classique avait été superficielle, ses études ne lui avaient pas donné le sens de l’histoire. Il cherchait bien à assurer à ses idées une base historique ; mais en l’absence de toute culture philosophique et poétique, il traitait l’histoire comme une chronique. Il avait contre la philosophie, malgré la profondeur de son esprit, une haine enracinée. En 1808, il n’avait rien lu de Goethe. Sur mes pressantes instances, il prit Faust ; mais la puissante philosophie et la haute poésie du livre lui échappèrent complètement. »

La commission immédiate renfermait, avec Shön, un homme de haute valeur intellectuelle et de tendances assez différentes dont l’action n’y fut point d’ailleurs des plus marquées ; nous voulons parler de Niebuhr.

Stein, chargé, avant la crise de 1806, de l’administration financière, avait mandé Niebuhr de Danemark en Prusse. Celui-ci était arrivé à Berlin quelques jours avant Iéna. Il était tombé en pleine crise, et s’était bientôt trouvé assez dépaysé au milieu du désarroi des affaires prussiennes, demeurant par dévoûment, mais offrant à tout moment sa démission, poursuivant ses travaux sur les langues, apprenant le russe et le slavon dans le désordre et les loisirs de la cour de Memel et regrettant ses études historiques. Il s’était lié avec Hardenberg, Shön et Altenstein ; mais c’était de Stein que ses tendances d’esprit le rapprochaient. Il avait conçu pour la Révolution française une haine ardente qui datait de la première heure, de sa treizième année, qui ne s’était jamais démentie, et qui était un lien entre lui et Stein. Il opposait de même aux tendances théoriques de Shön des idées de conservation éclairée très analogues à celles de Stein. S’il avait été pour Hardenberg un auxiliaire utile, il se tint fort à l’écart des travaux de la commission immédiate. « Je suis, disait-il, un pur mahométan, un strict unitarien en matière administrative. J’ai horreur des commissions et de tout ce qui y ressemble. »

Il se retira à Riga, au lendemain du traité de Tilsit. Il y devint l’auxiliaire de Hardenberg pour la rédaction de son mémoire, et son conseil en matière de finances, mais ne participa plus que de loin aux travaux de la commission.

Tous ces élémens divers contribuèrent au mouvement réformateur qui imprima alors aux destinées de la Prusse une direction nouvelle. Chacun y eut son rôle, sans qu’il soit possible d’attribuer une action exclusive ni à Hardenberg, ni à Stein, ni à Shön, ni à la commission immédiate.

Celle-ci ne fit que mettre en œuvre les idées directrices que Hardenberg développait en même temps à Riga dans le mémoire qu’on a appelé, on ne sait trop pourquoi, son testament politique. L’accord entre le premier ministre et les collaborateurs qu’il laissait derrière lui s’était certainement établi au cours même de la crise. On trouve sur plus d’un point une singulière concordance entre les idées de Stein, éloigné depuis le mois de janvier du théâtre des événemens, — celles de la commission immédiate qui siégeait à Memel au centre même du gouvernement, mêlée au mouvement journalier des affaires, — celles de Hardenberg, de Niebuhr et d’Altenstein, qui s’étaient retirés à Riga avant même la signature du traité de Tilsit.

En réalité, les idées générales qui présidèrent à la transformation de l’État prussien étaient fort répandues depuis la révolution, surtout depuis les dix premières années du règne de Frédéric-Guillaume III. Les désastres de la Prusse ne les avaient point fait naître. Ils leur donnèrent seulement plus de force et de précision. Ils leur assurèrent la prépondérance.


II

L’on ne saurait comprendre ce que lurent les premières tentatives de réforme sociale sans se représenter le régime de la propriété et la constitution sociale de la Prusse à la fin du XVIIIe siècle.

L’Allemagne était encore beaucoup plus voisine que la France de la propriété collective. Sans parler des étendues considérables, atteignant sur certains points jusqu’au tiers du territoire, qui formaient les pâturages communs ou les terres communes, là même où le sol avait été réparti entre les membres de la communauté rurale, cette répartition avait été presque plus théorique que réelle.

Les petites parcelles, occupées et cultivées par les paysans, par les tenanciers ruraux, enchevêtrées les unes dans les autres, sans accès indépendant, n’étaient point, au sens où nous l’entendons, la propriété de l’occupant. Elles faisaient partie du bien noble.

Le seigneur, outre qu’il avait la pleine propriété d’un certain nombre de morceaux de terre qu’il cultivait lui-même ou qu’il affermait, avait presque partout un droit de copropriété sur les terres des petits tenanciers. Les attributs les plus saillans, les plus répandus de cette copropriété étaient le droit de reprendre la tenure à la mort de l’occupant, le droit de transporter le tenancier d’une tenure sur une autre, et le droit d’employer, dans une proportion souvent indéterminée, les services du tenancier à la culture des parcelles dont le seigneur était seul propriétaire.

Il ne faut point, d’autre part, se représenter les terres qui constituaient à l’intérieur du bien noble le domaine propre du seigneur comme formant une étendue d’un seul tenant. C’était, en dehors des forêts nobles, le cas le moins général. Les parcelles du seigneur étaient éparpillées au milieu de celles des petits tenanciers. C’était en les pénétrant de toutes parts qu’il dominait les tenures rurales. La confusion était généralement telle que chacun des petits cultivateurs avait peine à reconnaître le coin de terre qui lui était attribué. Il n’eût pu le cultiver qu’en traversant les parcelles voisines, en les détériorant, en y détruisant les récoltes. Aussi la culture individuelle y était-elle impossible. Non-seulement l’assolement était déterminé pour l’ensemble du territoire de la communauté rurale, mais la nature, l’époque, l’heure même de chaque travail étaient imposées. Chaque soir, le chef de la petite communauté, le Schulze, qui n’était généralement que l’agent du seigneur, indiquait aux paysans, presque toujours groupés par villages, leur tâche du lendemain. On eût pu les voir partir à la même heure, munis des mêmes instrumens de travail, se répandre sur les parcelles que le seigneur leur avait attribuées et qu’il les laissait cultiver pour leur propre compte. Le tenancier n’avait pour ces travaux ni indépendance ni initiative.

La plupart du temps, le paysan était en outre attaché au domaine par les liens du servage ou de la sujétion héréditaire. Il n’avait alors ni le droit ni la possibilité de quitter la demeure à laquelle sa naissance ou la volonté du seigneur l’avait attaché.

Dès lors, l’aristocratie foncière, à peine limitée dans ses goûts d’oppression, dans ses besoins d’exploitation ou dans ses fantaisies d’arbitraire par le contrôle de l’autorité monarchique, ne l’était point davantage par la faculté laissée à l’homme de fuir les maux dont il souffrait. Le paysan était rivé au sol. C’était la sanction de toutes ses misères. Le serf ne pouvait échapper par l’émigration ou par la fuite à la condition qui lui était faite. La révolte ouverte eût été sa seule ressource. Il en avait usé au XVIe siècle, du moins dans toute la région occidentale de l’Allemagne ; il avait été brisé ; il végétait dans l’oppression.

Un quart du sol environ était cultivé par la noblesse en faire-valoir direct ou par voie d’affermage. Un dixième de la superficie, y compris les forêts domaniales, était cultivé de même par l’État. Le reste, c’est-à-dire les deux tiers environ du territoire, se composait de petites tenures rurales dépendant des biens nobles ou du domaine.

La précarité des droits du tenancier n’était qu’une part de sa misère. Il faut y joindre les charges qui l’accablaient. Il devait au seigneur ou tout son temps, ou presque tout son temps. Il lui devait ses enfans pour le service de la domesticité ; et la domesticité, payée d’un salaire dérisoire, limité par un maximum que le paysan n’avait pas le droit de discuter, s’étendait loin. C’est elle qui exploitait le faire-valoir direct du seigneur. Sur une population de dix millions d’habitans, il n’y avait pas moins d’un million de serviteurs des deux sexes.

Le paysan n’était guère plus qu’un esclave, il n’était pas traité beaucoup mieux qu’une bête de somme. Le propriétaire noble exploitait économiquement ses domaines propres avec la corvée. On réveillait, comme l’on pouvait, le zèle du travailleur à coups de courbache, de fouet ou de bâton, et l’on compensait la qualité du travail par la quantité. Le seigneur forçait parfois le paysan à travailler six jours par semaine pour son compte. Frédéric II, un roi philanthrope, estimait que le serf qui devait seulement trois jours de travail par semaine n’avait pas à se plaindre. Souvent le paysan ne disposait, pour labourer sa terre, que des nuits où la lune lui donnait quelque clarté pour conduire ses attelages épuisés. Dans les Marches, la situation était peut-être moins intolérable ; en Poméranie, dans la Silésie, dans les provinces prussiennes, elle était lamentable.

Tout effort pour préciser la condition du paysan serait d’ailleurs superflu ; il était à peu près sous le régime de l’arbitraire pur. Pourvu que la noblesse ne réduisît pas, en accaparant les petites tenures, le chiffre de la population rurale, le souverain la lui livrait presque sans réserves. Si quelques tentatives de détail avaient été faites dans le cours du XVIIIe siècle pour modifier cet état barbare, les liens s’étaient resserrés sous le règne de Frédéric-Guillaume II, sous l’empire des tendances contre-révolutionnaires. En 1787, Frédéric-Guillaume II reprit les ordonnances du grand électeur « contre les plaintes inutiles des sujets. » Les seuls conseillers que le paysan pût trouver pour écrire ses pétitions, c’étaient ces petits agens d’affaires ruraux que les Allemands désignent du nom expressif de Winkel-consulenten. Le roi les menaçait également des peines les plus sévères.

L’État, satisfait des conquêtes qu’il avait réalisées sur l’oligarchie au temps du grand électeur et de Frédéric-Guillaume Ier, s’était arrêté avant d’avoir achevé son œuvre et, par un singulier revirement, livrant les populations rurales à l’oppression privée de l’aristocratie foncière, il semblait avoir employé tous ses efforts à conserver intacte la situation sociale de la caste à laquelle il avait arraché le pouvoir politique. En contradiction flagrante avec son principe, il s’était fait une tâche de maintenir, de codifier la féodalité à laquelle il s’était superposé, et, le gouvernement le plus personnel développant tous ses moyens d’action pour assurer la hiérarchie féodale, la Prusse présentait dans son organisation intérieure, au seuil même du XIXe siècle, un assemblage hétéroclite de socialisme d’État et d’inégalités sociales. L’État y apparaissait non comme un agent de fusion préparant, par la force même des choses, l’avènement de l’égalité moderne et de la liberté individuelle, mais comme le gardien vigilant des classifications les plus rigoureuses, préoccupé d’enfermer par une intervention constante l’activité de chacun dans les limites les plus étroites.

Le poids de cette intervention oppressive ne portait pas seulement sur la classe des paysans. Elle se faisait sentir partout. À de rares exceptions près, les bourgeois, qui formaient de par le code une classe à part, ne pouvaient acquérir les biens nobles. En revanche, il existait, dans la Prusse orientale notamment, un certain nombre de propriétés indépendantes des biens nobles et à peu près libres. Il était interdit à la noblesse d’acquérir ces propriétés ; personne ne pouvait en posséder plusieurs. Ainsi le commerce des terres était à peu près impossible, en tout cas singulièrement limité. Le crédit de la classe privilégiée en recevait une grave atteinte.

Ce n’était pas tout. Une barrière infranchissable était élevée entre les habitans des campagnes et les habitans des villes, en dehors desquelles l’exercice de l’industrie n’était point toléré.

La noblesse avait bien obtenu le droit d’établir sur ses terres quelques fabriques privilégiées qui ne payaient point l’accise et qui faisaient par suite à l’industrie des villes une concurrence désastreuse. Mais c’étaient là des exceptions. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’État veilla soigneusement à ce que l’industrie demeurât renfermée dans l’enceinte des villes.

« On ne tolérait au pays plat, dit Philippson en décrivant la situation des petites industries rurales à cette époque, que l’exercice des métiers les plus indispensables : ceux des tailleurs, forgerons, charpentiers, charrons, couvreurs et tisserands. Encore le nombre en était-il limité et ne pouvaient-ils résider que dans les demeures spécialement affectées aux titulaires de ces petits emplois. Si le paysan, ou même si le seigneur voulait remplacer un carreau de vitre, acheter une table ou une armoire, réparer son mur, acheter un tonneau ou un pot pour sa cuisine, se faire faire une paire de souliers, manger un morceau de viande qui n’eût point été abattue dans sa cour, il lui fallait aller à la ville éloignée souvent de plusieurs milles. »

Cette contrainte était tellement insupportable que la règle était partout violée avec la connivence même des seigneurs propriétaires des biens nobles et chargés de la police locale. Un nombre considérable de petites industries s’étaient créées et avaient été tolérées dans le pays plat. En 1786, l’État voulut mettre un terme à cet « abus. » En juillet 1787, il prescrivit aux chambres provinciales de taire rentrer en trois semaines dans les villes les petits industriels qui s’étaient établis sans autorisation dans la campagne. Les propriétaires nobles devaient payer une amende de cent ducats pour chaque infraction tolérée par eux.

Les chambres provinciales, la noblesse, réclamèrent de toutes parts. Le directoire général maintint ses prescriptions. Il prolongea seulement les délais, les étendit de trois semaines à cinq années. On ne devait plus tolérer dans chaque village qu’un forgeron, un charpentier, un charron, un tailleur, qui devrait autant que possible cumuler cet emploi avec les fonctions de sacristain ou de maître d’école. Cette « exécution impitoyable » suit son cours. En 1789, la chambre provinciale de Poméranie annonce que dans sa circonscription trois cent deux de ces petits travailleurs ou bien ont été refoulés dans les villes, ou bien ont renoncé à leur industrie ou sont morts.

Par l’application de semblables doctrines, l’État providence avait tué dans la nation tout esprit d’initiative ; il avait préparé lui-même les causes de la décadence et de l’effondrement de la Prusse au début du XIXe siècle.

Augustin Thierry, dans son Histoire du Tiers-État, montre combien avait été incomplet le mouvement d’affranchissement des populations rurales en France au XIIIe et au XIVe siècle.

« Et pourtant, ajoute-t-il, cette masse d’affranchis encore attachés au domaine par quelque lien et tout au moins soumis à la juridiction seigneuriale, cette population qui ne relevait point immédiatement de la puissance publique, pouvait déjà compter parmi les forces vives de la nation ; elle était comme un corps de réserve imbu de l’esprit patriotique et capable d’un élan spontané de vigueur et de dévoûment. »

On n’en eût pu dire autant des populations rurales de la Prusse à la fin du XVIIIe siècle. Quel intérêt ces paysans, dont nous avons décrit la vie misérable, eussent-ils pu prendre au sort de l’État ? Les hommes qui travaillèrent, après 1806, au relèvement de la Prusse, apportèrent, tentèrent du moins d’apporter un remède à leurs maux. C’est seulement alors que les populations rurales devinrent une force vice de la nation prussienne.


III

Aussitôt après Tilsit, le 20 juillet 1807, Schrötter, le ministre provincial, avait proposé diverses mesures pour remédier à la situation lamentable des provinces prussiennes. Il fallait reconstruire les maisons détruites, reconstituer les troupeaux, rendre des chevaux à la culture, réparer les ruines de la guerre. Schrötter proposait d’apporter à ces misères des secours et une aide matérielle, d’acheter aux frais de l’État des bestiaux qui seraient distribués aux cultivateurs. Il apparut tout de suite aux membres de la commission immédiate que ces mesures ne seraient qu’un palliatif sans portée. Shön, Stägemann et Klewitz pensaient que des « aumônes » individuelles seraient tout à fait insuffisantes à réparer les plaies du pays. Shön, particulièrement, conçut pour les idées et les « bêtes à cornes » de Schrötter un mépris dont il ne ménagea pas plus tard l’expression.

Le 17 août, la commission immédiate proposa, sous l’inspiration de Shön, un ensemble de mesures applicables aux provinces prussiennes et qui avaient le caractère de réformes sociales.

Le même jour, 17 août, Schrötter déposait un projet tout différent de celui qu’il avait présenté le 20 juillet, plus étendu et plus précis même que celui de la commission immédiate. Le trait essentiel des deux projets était la suppression au moins partielle du servage.

Shön nous a laissé sur la préparation de son rapport, du 17 août, un récit des plus dramatiques : « J’enfantai ce rapport, écrit-il dans ses mémoires, dans la peine et la douleur. Tandis que je le préparais, je reçus la nouvelle que ma femme était mourante à Königsberg. C’était, de part et d’autre, une affaire de deux ou trois heures. Atteint au plus profond de mon être, je ne pus me résoudre à abandonner la grande pensée. Par un effort surhumain, j’achevai le rapport. Je partis dès qu’il fut terminé ; mais je ne retrouvai plus l’ange qui planait sur ma vie. »

On a remarqué non sans raison que Shön eût pu, sans compromettre la réforme à laquelle il était attaché, ajourner son rapport et qu’il avait peut-être fait à ses sentimens conjugaux une violence inutile. Il faut, en tout cas, se dégager de l’impression que laisse ce récit dramatisé et revenir à l’examen des mesures proposées.

Le rapport de Shön s’inspirait d’une double idée : abolir, d’une part, le servage, supprimer, de l’autre, toutes les restrictions au libre commerce des terres qui, depuis un siècle, avaient empêché toute transformation profonde et tout progrès et fixé, en quelque sorte, le régime de la propriété.

C’étaient là sans doute des réformes importantes ; elles étaient toutefois de nature à ne produire que des résultats lointains.

Le libre commerce des terres ne pouvait amener qu’à la longue un changement, de propriétaire et la disparition en fait du privilège de la noblesse. Quant à la suppression du servage, de la sujétion héréditaire, elle donnait bien au paysan le droit qui lui avait manqué jusqu’alors d’échapper par l’émigration à l’oppression qui pesait sur lui. C’était un progrès considérable ; mais outre qu’il ne pouvait du jour au lendemain, dans cette société classée, hiérarchisée jusqu’à l’excès, trouver facilement à s’établir en dehors du coin de terre où il était né, sa situation, s’il restait, n’était point essentiellement modifiée. Il demeurait, en fait, l’esclave du bien noble, accablé par les charges et les services dont il était grevé, n’ayant, pas plus que par le passé, de droit héréditaire sur sa tenure.

Il n’est pas sans intérêt de rapprocher les premières idées de réforme en Prusse des premières mesures prises par la Révolution française dans la nuit du 4 août. La hiérarchie féodale, qui était restée en Prusse un édifice presque intact, n’était plus qu’une ruine en France. Si les populations rurales de la France étaient encore écrasées de charges et misérables, elles avaient fait vers la propriété des progrès décisifs. Le régime de la propriété en Prusse, tel qu’il s’était conservé, tel que nous l’avons décrit, ne permet point de comparaison entre l’état d’oppression des populations rurales dans les deux pays.

L’assemblée constituante avait eu bien moins à faire que les réformateurs prussiens de 1807. Elle avait fait beaucoup plus. Elle ne s’était point bornée à faire disparaître la servitude personnelle ; elle avait, dans la nuit du 4 août, aboli sans indemnité tous ceux des droits féodaux qui tenaient à la servitude personnelle. Encore ce premier effort fut-il bien vite dépassé. Les assemblées qui succédèrent à la Constituante reconnurent bientôt l’impossibilité de maintenir les distinctions subtiles auxquelles elle s’était arrêtée.

Le projet de Shön allait beaucoup moins loin, même que les décrets du 4 août. Il faisait seulement disparaître la servitude personnelle, la sujétion héréditaire, et avec elle le service obligatoire des fils de serfs dans la domesticité du seigneur. Il donnait au paysan le droit platonique de fuir une existence trop misérable ; mais il laissait intactes la constitution du bien noble, les charges de tout genre, l’oppression dont vivait la noblesse.

Si la portée de ces mesures était limitée, l’idée n’en était pas non plus nouvelle. Les rois de Prusse avaient plus d’une fois, dans le cours du XVIIIe siècle, tenté de supprimer la sujétion héréditaire. Ils y avaient à peu près complètement réussi sur les domaines royaux, et, depuis 1796, depuis l’avènement de Frédéric-Guillaume III, l’abolition du servage, même sur les biens nobles, avait été étudiée sous toutes ses faces. Le projet était dans tous les esprits et la solution semblait mûre. En même temps que Shön rédigeait son mémoire à Memel, Schrötter faisait de Königsberg des propositions toutes semblables. Dans les rangs inférieurs de la hiérarchie administrative, Wilcken, Morgenbesser, les avaient prévenus. Shön, d’ailleurs, a reconnu lui-même dans ses mémoires à quel point les esprits, même avant la catastrophe de 1806, étaient préparés.

Il n’avait manqué, pour que la réforme fût réalisée plus tôt, que l’impulsion décisive. Les événemens, les désastres de 1806 suppléèrent, en la déterminant, aux lacunes la volonté royale. Peut-être aussi l’obstacle était-il venu du pressentiment vague, mais juste, de ce qui devait suivre. La suppression de la sujétion héréditaire ne pouvait être qu’un commencement, le commencement d’une transformation sociale dont personne ne mesurait exactement l’étendue, mais que la noblesse, encore toute-puissante dans l’État, redoutait singulièrement.

Le 23 août, le roi, dans un ordre de cabinet écrit de sa main, rappelait que l’abolition du servage était le but qu’il avait poursuivi depuis son avènement. Il donnait son assentiment aux propositions qui lui avaient été faites par Shön et par Schrötter, mais voulait que l’on étendit la mesure, projetée seulement pour la Prusse orientale et pour la Prusse occidentale, à l’ensemble du royaume.

Cependant la noblesse s’était émue des projets qui menaçaient de l’atteindre dans sa situation et dans ses intérêts. Le 29 août, un certain nombre de grands propriétaires nobles de la Prusse orientale remirent une adresse au roi. Ils consentaient à la suppression de la sujétion héréditaire, mais à une double condition. Ils voulaient que les enfans des tenanciers restassent assujettis à un service de cinq années dans la domesticité obligatoire. Ils voulaient surtout qu’on leur accordât le droit d’adjoindre à leur domaine propre les petites tenures rurales. La seule limitation que l’État eût apportée sous l’ancien régime aux droits du propriétaire noble, était l’interdiction de réduire le nombre des tenures rurales. Les ordonnances qui avaient renouvelé cette défense, si elles n’assuraient point le maintien individuel de chacun des tenanciers sur sa tenure, apportaient du moins à la population des petits cultivateurs dépendant des biens nobles une sorte de garantie collective en empêchant l’aristocratie foncière d’en diminuer le nombre. La noblesse invoquait très habilement à son profit les nouveaux principes de liberté commerciale et demandait qu’on ne lui interdît point d’étendre son domaine direct en acquérant les terres des paysans.

Si ses prétentions eussent été admises, elle n’eût presque rien perdu. La suppression du servage fût sans doute restée théorique. En tout cas, la domesticité obligatoire demeurait. Et, en dégageant ses droits de copropriété des seules restrictions que l’État y eût apportées jusqu’alors, l’aristocratie se dédommageait amplement. Elle pouvait rapidement devenir, dans l’état de misère des petits cultivateurs, propriétaire absolue du territoire tout entier.

Le roi, Schrötter, la commission immédiate, repoussèrent sans hésitation le maintien de la domesticité obligatoire, qui eût presque réduit l’abolition du servage à une pure dérision.

Ils se montrèrent beaucoup plus embarrassés en présence des revendications de l’aristocratie foncière sur les tenures rurales. La plupart de celles-ci avaient été dévastées durant la guerre, et il était difficile d’exiger des grands propriétaires, ruinés eux-mêmes et sans crédit, qu’ils fissent les frais nécessaires pour leur rétablissement.

Shön, tout à ses idées théoriques sur l’économie politique, sur le libre commerce des terres et sur l’avantage des grandes cultures, eût admis l’extension du domaine noble aux dépens des tenures rurales. Il la subordonnait seulement à la suppression du servage et à un certain contrôle administratif. Niebuhr acceptait ces idées, mais Stagemann, plus enclin à protéger les paysans dans leur situation de fait, résistait et ne voulait accorder à la noblesse le droit d’accaparement que dans des cas très exceptionnels.

Sur ce point, comme sur l’extension de l’édit au royaume entier, les esprits étaient partagés, les volontés flottantes. On sentait autant que jamais l’absence de décision.

En réponse à l’ordre de cabinet du 23 août, les deux Schrötter déposèrent, le 9 septembre, un nouveau projet. Ils insistaient pour que la mesure fût restreinte aux provinces prussiennes et non étendue, comme le roi l’avait demandé, à l’ensemble du royaume. Ils se montraient favorables aux revendications de la noblesse sur les terres des paysans.

La commission immédiate présenta, de son côté, au roi, à la date du 30 septembre, de nouvelles propositions fort semblables à celles du 17 août. La suppression de la sujétion héréditaire devait être accomplie en trois années. Elle était toujours limitée aux provinces prussiennes, — Prusse orientale et occidentale et Lithuanie. La commission accordait à la noblesse le droit d’accaparer les tenures rurales, à condition que la sujétion héréditaire eût disparu et sous la réserve d’un contrôle assez platonique des chambres provinciales.

Ces idées n’étaient partagées sans réserves ni par Altenstein, qui voulait étendre ledit au reste du royaume, ni par Stagemann, qui se refusait à sacrifier les petits cultivateurs.

Stagemann dit le mot de la situation en conseillant, dans son rapport du 26 septembre, d’attendre l’arrivée de Stein.

IV

Stein arrivait à Memel le 30 septembre. Il eut, le 1er octobre, une entrevue avec le roi, qu’il trouva fort découragé, et avec la reine, qu’il vit « impressionnable, mélancolique, à la fois pleine de préoccupations et d’espérances. » Dans cette entrevue, il fixa sa situation. Il obtint l’assentiment du roi à ses projets politiques et se fit attribuer, par l’ordre de cabinet du 4 octobre, les pouvoirs les plus étendus. Il devint, ainsi que Hardenberg l’avait été quelques mois plus tôt, un véritable dictateur. Il aborda aussitôt l’examen des projets de la commission immédiate. Il n’hésita pas à étendre au royaume entier la suppression de la sujétion héréditaire, à limiter la faculté laissée aux propriétaires nobles d’adjoindre les tenures rurales à leur faire-valoir direct. Il s’appropria, sur la protection à accorder aux petits cultivateurs, les vues de Stagemann, laissant d’ailleurs à des instructions ultérieures le soin de préciser. Neuf jours après son arrivée, il soumettait l’édit à la signature de Frédéric-Guillaume III.

L’édit, qui fut signé par le roi le 9 octobre 1807, avait plus encore le caractère d’un acte politique que d’une réforme sociale. C’était, en tout cas, une réforme sociale d’une portée limitée. L’importance réelle de l’édit venait surtout des tendances nouvelles dont il était le premier indice. Les idées d’émancipation sociale avaient été souvent et depuis longtemps, agitées en Prusse. Au milieu de résistances de tout genre, les souverains avaient réalisé vers leur application pratique quelques progrès. Jamais encore elles n’avaient fait un pas aussi décisif. Pour la première fois, l’Etat retirait de la caste privilégiée sa main protectrice et rendait, en soulevant légèrement le poids de sa réglementation oppressive, quelque latitude au libre jeu des initiatives individuelles.

Stein a eu longtemps à lui seul tout l’honneur de l’édit du 9 octobre 1807 et a personnifié en quelque sorte l’œuvre de la réforme agraire. Son rôle a été récemment défini avec plus d’exactitude. Les polémiques engagées par les héritiers des tendances provinciales et politiques de Shön, les publications officielles qui ont fait effort pour attribuer aux Hohenzollern la paternité presque exclusive des progrès accomplis dans leur royaume, ne laissent plus à Stein le mérite d’une conception ou d’une initiative très originale. Le mémoire qu’il avait rédigé durant sa retraite à Nassau indique clairement que les idées de réformes administratives et gouvernementales le préoccupaient plus alors que les idées de réformes sociales. Lorsqu’il arriva à Memel, la commission immédiate avait préparé la réalisation des projets depuis longtemps mûris. L’assentiment du roi était assuré. Il semble que le nouveau ministre n’eut pas grand effort à faire pour apposer, quelques jours après son arrivée, sa signature sur l’ordonnance préparée sans lui.

Et cependant, ce n’est pas à tort, — on le reconnaît en analysant la situation du gouvernement au lendemain de Tilsit, telle que nous l’avons vue se préparer dans les pages qui précèdent, — ce n’est pas sans justice que l’on a attribué pour une si large part à Stein l’honneur de la réforme sociale.

Les modifications qu’il fit subir au projet d’édit n’étaient point sans importance. En l’étendant au territoire tout entier, il ne faisait qu’assurer l’exécution d’une intention manifestée par Frédéric-Guillaume III. En défendant dans une certaine mesure les tenures rurales, il témoignait, en face des prétentions de la noblesse, de plus de fermeté que n’en avaient montré ni ses prédécesseurs, ni le souverain lui-même.

Mais ce ne sont point là encore ses véritables titres. En réalité, ce qui faisait surtout défaut aux Allemands à cette époque et aux Prussiens eux-mêmes, ce n’était point la faculté de concevoir, de s’approprier, de discuter et d’approfondir les idées, même les idées de réformes politiques et sociales ; c’étaient les qualités de volonté et de caractère indispensables pour passer de l’idée au fait. Durant les dix premières années du règne de Frédéric-Guillaume III, les idées d’amélioration sociale, dont la réalisation en France avait suffi à bouleverser l’Europe, avaient été examinées, discutées sous toutes les formes, mûries avec l’assentiment certain du souverain, et, pour ainsi dire, sans résultat. La commission immédiate elle-même avait donné le même spectacle durant ces trois mois, où les projets avaient été remaniés sans cesse, sans que personne eût voulu ou su donner l’impulsion décisive.

Les qualités qui font l’homme d’action, rares en tout temps, particulièrement rares alors en Allemagne, Stein les possédait au plus haut degré. Il inspirait à tous ces théoriciens, à tous ces idéalistes qui raillèrent plus tard la faiblesse de ses connaissances philosophiques, de son jugement esthétique et littéraire, le respect que ne peuvent manquer d’éprouver pour une volonté forte ceux auxquels elle fait défaut.

Shön lui-même a défini très exactement la situation. « Ce que l’on demandait à Stein, dit-il, c’était une raison sociale. » Cette signature donnée, huit jours après son arrivée, à un projet préparé depuis des semaines, si elle ne lui laisse point le mérite de l’initiative, fait apparaître en traits d’autant plus saillans l’autorité dont il jouissait et la confiance qu’inspirait son caractère. Il n’est pas exagéré de dire que ce sont les contemporains eux-mêmes, tous ceux qui tendaient vers un état de choses nouveau, qui, par l’impatience avec laquelle ils attendaient Stein, ont fait de lui l’auteur principal de l’édit du 9 octobre 1807. « Notre don Juan arrivera-t-il ? » écrit Altenstein en faisant allusion à cette impatience. Dans l’entourage du roi, de Hardenberg et de Shön, l’anxiété était extrême. Beyme, le confident de Frédéric-Guillaume, pour qui le retour de Stein devait être le signal du départ et qui ne pouvait l’ignorer, déclarait avec véhémence qu’il plaçait tout son espoir en lui, et que le roi devait lui tout abandonner. « Notre misère est extrême, écrit Altenstein à Shön. Dans la boue où nous nous débattons, nous ne pouvons trouver de point d’appui. Il faut y jeter un pilier solide. Ce pilier, ce sera Stein, et s’il ne vient point, ce sera vous. » Niebuhr, de son côté, écrit à la même date, en faisant allusion à la commission immédiate : « Au lieu d’un concert à tant de voix, j’eusse certainement préféré, avec mon peu de goût pour la musique, un seul orgue puissant et la congrégation entière prenant le ton et conduite par ses accords. J’ai écrit à Stein pour mettre mon sort entre ses mains ; oui, mais seulement entre les siennes, et encore… Il faut voir si Stein (tu es Petrus et supra hanc petram œdificabo ecclesiam meam) acceptera la mission qu’on veut lui confier. »

Dès lors se multiplient les jeux de mots sur le nom du premier ministre. Ce ne sont point seulement des souvenirs classiques, comme ceux de Niebuhr. C’est une légende qui se forme. Il devient le roc sur lequel on veut fonder la constitution future de la Prusse : Des Guten Grundstein, des Bösen Eckstein, des Deutschen Edelstein. Sans une impression aussi répandue, sans un mouvement d’opinion aussi sensible, Frédéric-Guillaume III ne se fût sans doute pas résigné à une humiliation qui dut lui être amère. Stein apparut véritablement alors, aux yeux de ses contemporains, comme un homme nécessaire et pour ainsi dire providentiel.


V

Si, au lieu de rechercher où a été le caractère le plus ferme, la volonté la plus inébranlable, on veut savoir où ont été les vues les plus larges, les conceptions les plus étendues, les mérites de Stein s’atténuent sensiblement ; mais ce ne sont point ceux de Shön qui les effacent. Shön était un économiste très attaché aux doctrines du XVIIIe siècle, assez pénétré des idées de justice sociale pour être un adversaire passionné du servage et de la sujétion héréditaire. Il n’était point exempt d’une certaine étroitesse. Ce fut sans contredit Hardenberg qui eut, à cette époque, la conception la plus nette de la révolution politique et sociale qui devait s’accomplir en Prusse. Ce mémoire, que Frédéric-Guillaume lui avait demandé avant son départ, qu’il avait rédigé à Riga avec Altenstein et Niebuhr et qu’il présenta au roi en septembre, a une tout autre portée que celui de Stein. Le mémoire de Stein n’est point, comme le rapport de Hardenberg, une étude « sur la réorganisation de l’État prussien. » L’auteur a choisi un titre moins large et plus compliqué : « Sur la réforme de l’administration supérieure et de l’administration provinciale, en ce qui touche les matières de finance et de police, dans l’État prussien. » Ce qui absorbe évidemment ses préoccupations, ce sont les défectuosités qu’il a relevées dans le fonctionnement du gouvernement prussien. Il voudrait apporter quelque ordre et quelque unité dans ce mécanisme gouvernemental où l’existence et l’intervention constante du cabinet, où l’organisation quasi-fédérative des ministères provinciaux, où l’enchevêtrement des attributions réelles et des attributions territoriales ont jeté de si singulières complications.

Il y a cependant une pensée politique dans le mémoire de Stein. Lui aussi, il veut « utiliser les forces qui sommeillent ou sont mal dirigées, établir l’accord entre l’esprit de la nation, ses vues, ses besoins et l’esprit des fonctionnaires chargés de gérer les intérêts généraux. » C’est ainsi qu’il compte éveiller « l’esprit de collectivité, » si faible en Allemagne, « le dévouement à la patrie, le sentiment de l’indépendance ou de l’honneur national. » Il juge indispensable de briser les entraves que la bureaucratie impose à l’essor de l’activité humaine. « Il faut, dit-il, détruire cet esprit d’avidité, de rapacité, cet attachement étroit au mécanisme qui est le trait distinctif de la bureaucratie. Il faut accoutumer la nation à administrer elle-même ses propres affaires, la sortir de cet état de tutelle où la tient une administration servile et agitée. »

Donc, s’il est pénétré de ce qu’Altenstein appelle la nécessité de mettre en jeu les forces sociales inutilisées, die Idée des Erweckens des Schlafenden, c’est par une réforme politique plutôt que par une réforme sociale qu’il songe à les susciter. Le but de cette réforme politique, ce n’est point encore le self government des Anglais ; c’est quelque chose de plus que la décentralisation administrative : c’est la participation du pays à l’administration proprement dite, la Selbst-Verwaltung.

Les Allemands ont, en effet, tantôt raillé les théories abstraites de justice sociale pour lesquelles se passionne l’esprit français, et taxé d’individualisme la nation qui plaçait la déclaration des droits à l’origine de son nouvel état politique, tantôt, au contraire, incriminé le génie centralisateur de la France.

Dans l’esprit de Stein, l’administration du pays par lui-même s’oppose aux types les plus abhorrés de la bureaucratie. C’est, d’une part, la centralisation administrative issue de la révolution française, ce système préfectoral, Prœfekten-system, sous le nom duquel les Allemands confondent trop aisément l’organisation impériale et la forme actuelle de l’administration française. C’est, d’autre part, cette forme non moins haïe de la bureaucratie, cette bureaucratie prussienne d’ancien régime dont la complication était le moindre défaut, mais dont l’intervention constante, dans tous les domaines de l’activité et de la vie humaines, en enchaînant jusqu’au dernier degré la liberté individuelle, interdisait au paysan de quitter le coin de terre où il était né, à l’industriel d’exercer son industrie hors de l’enceinte des villes, à l’artisan de sortir de la cité, au bourgeois de ville d’acquérir la terre, au noble de vendre ses biens, au paysan de se faire artisan, et qui réalisait ainsi le type achevé d’un socialisme d’État maintenant avec rigueur les classifications de la féodalité.

Aux yeux de Stein, rien n’est plus fâcheux que de confier l’administration provinciale à des fonctionnaires soldés étrangers au pays qu’ils administrent. Dans ces collèges provinciaux, dans ces sortes de commissions qui administrent les provinces prussiennes, et qu’on appelle les chambres provinciales, il voudrait faire pénétrer des représentans des intérêts locaux. Ce ne serait point seulement des membres de l’aristocratie. « Au lieu et place de la bureaucratie, dit-il, il ne faut point installer la domination d’un petit nombre de propriétaires fonciers. Ce serait construire sur des bases trop étroites. » Il veut admettre les députés des communautés civiles et urbaines, des propriétaires de tout ordre, « pourvu qu’ils touchent un revenu important affranchi de toute dette. » Ses idées le rapprochent plus du régime censitaire que du régime féodal. L’esprit conservateur de l’ancien chevalier d’empire se traduit par rattachement aux élémens traditionnels, le désir de les développer progressivement au lieu de les détruire, plutôt que par des tendances aristocratiques.

Quant à la réforme sociale, elle ne tient dans le mémoire de Nassau qu’une place très restreinte. C’est seulement à propos des provinces polonaises, de leur état de civilisation inférieure, qu’il propose en quelque sorte incidemment d’y assurer aux paysans la liberté individuelle, et la propriété de leurs tenures, tout en maintenant et en déterminant leurs charges et leurs redevances. Stein n’était sans doute ni hostile, ni même étranger aux idées de réforme sociale. Il en avait donné par les actes mêmes de son administration antérieure plus d’une preuve palpable. Elles n’étaient point pour lui la base et le fond même de la réorganisation de l’État prussien. Le mémoire de Nassau avait été écrit en juin, avant la fin de la crise. Le successeur de Hardenberg arriva à Memel, à la fin de septembre, dans le même état d’esprit. « Il est certain, écrivait-il alors, qu’en éloignant la nation de toute participation à la gestion de ses propres intérêts, on a complètement éteint l’esprit de collectivité. Une administration gérée par des fonctionnaires soldés n’y supplée point. Il faut un changement complet dans la constitution. » — « En France, disait-il encore, le mécanisme bureaucratique est coûteux, pénètre partout. Il est conduit par la volonté arbiti d’un seul homme. »

Qu’il s’agît de la France ou de la Prusse, les jugemens de Stein étaient faussés par la même erreur. Il ne savait point reconnaître que la France, malgré tous les vices de l’organisation impériale avait fait, par la révolution sociale, un pas de géant vers la participation de la nation à la gestion de ses affaires. Il ne vit pas avec plus de netteté qu’en Prusse l’affranchissement social était le prolégomène indispensable des réformes politiques qu’il envisageait. Avant de songer à faire une part à la nation dans la direction politique ou même dans l’administration, il fallait émanciper les élémens sociaux encore asservis par l’oppression privée, dernier legs de la féodalité.

Seeley reproche au premier ministre prussien, dans la monographie qu’il lui a consacrée, de n’avoir pas compris la nécessité d’une réforme profonde au lendemain des désastres. Il serait plus juste de dire que Stein se trompa sur le caractère essentiel de la réforme à entreprendre. Cette erreur est des plus sensibles dans le programme qu’il traça à Nassau et qu’il apporta à Memel.

Hardenberg était arrivé depuis le mois de septembre 1807 à une conception beaucoup plus large de la situation. Il l’expose magistralement dans son rapport au roi, dans ce testament politique qui devint le programme de son administration ultérieure.

« Les événemens, écrit-il, qui depuis plusieurs années excitent notre étonnement et apparaissent à nos faibles esprits comme d’effroyables désordres se rattachent aux plans d’une sage providence. Cette pensée doit calmer nos esprits. S’il n’est pas donné à nos regards de saisir l’ensemble de ce plan, nous pouvons cependant discerner le but : détruire partout ce qui est faible, suranné, impuissant, et suivant une évolution qui est aussi celle du monde physique, éveiller, animer, parfaire de nouvelles forces pour de nouveaux progrès.

« L’État qui réussira à concevoir l’esprit véritable du siècle, qui parviendra à se faire sa place tranquillement, sans secousse violente, par la sagesse de son gouvernement, dans ce plan providentiel, acquerra par là même d’immenses avantages, et ses habitans pourront bénir ceux à la sagesse desquels ils devront ces bienfaits.

« La révolution française, dont les guerres actuelles ne sont que le prolongement, a donné à la France, au milieu d’orages et de scènes sanglantes, un essor imprévu. Les forces qui sommeillaient ont été éveillées. Le vieil organisme, avec ses misères et ses faiblesses, avec ses crimes et ses préjugés, avec ce qu’il contenait de bon aussi, a été brisé et détruit.

« On s’est fait l’illusion de croire que l’on résisterait plus sûrement à la révolution en s’attachant étroitement à l’organisation ancienne, en pourchassant sans relâche les principes nouveaux. L’on a ainsi singulièrement favorisé la révolution et facilité son développement. La force de ses principes est telle, en effet, ils sont si généralement reconnus et répandus, que l’État qui refusera de les accepter sera condamné à les subir ou à périr. Même l’avidité, l’ambition, la<passion dominatrice de Napoléon et de ses auxiliaires sont subordonnées, en dépit d’eux-mêmes, à cette puissance.

« Ainsi une révolution dans le bon sens du mot, conduisant à l’anoblissement de l’humanité, réalisée par la sagesse du gouvernement, et non par une impulsion violente du dedans ou du dehors, tel doit être notre but. Des principes démocratiques dans un gouvernement monarchique, telle me paraît être la forme appropriée à l’esprit du temps. »

Ainsi s’exprimait au mois de septembre 1807, devançant son temps, l’homme qui venait d’être le premier ministre de l’une des monarchies européennes d’ancien régime, et il semble que ces vues sur l’époque au sein de laquelle il vivait soient celles même de la postérité. Comparées à ce langage, les idées de Stein, vers la même date, apparaissent comme singulièrement étroites.

Sans doute Hardenberg n’avait pas toujours pensé ainsi. En 1800, il s’était associé, au moins par sa signature, à la résistance du directoire général contre les réformes projetées par le roi. Au printemps de 1807 encore, il avait, s’il en faut croire Shön, refusé de faire appel à la nation par de grandes déclarations législatives. Il était certainement beaucoup moins d’une pièce, beaucoup plus accessible aux impressions du dehors, beaucoup plus variable que Stein et que Shön. Stein et Shön étaient foncièrement Allemands. Ils s’étaient formés, l’un sur les rives du Rhin, l’autre au fond de la province prussienne, aux deux extrémités de l’empire, mais sur le territoire allemand. On suit le développement régulier et normal de leurs idées. Par la nature de leur esprit, comme par les particularités de leur caractère, ils trahissent leur origine. Hardenberg est beaucoup plus cosmopolite ; ses variations mêmes établissent à quel point ses idées lui viennent du dehors ; elles ne se sont point formées, avec l’homme lui-même, par une lente croissance sur le sol germanique. L’impression des idées françaises sur Hardenberg est avouée, elle éclate dans la page que nous avons citée. Il personnifie l’influence de la révolution française sur la Prusse, sur le seul peuple allemand qui ait entrepris de lui-même la réforme sociale, et qui ait mis son orgueil à ne pas la recevoir toute faite avec les formes mêmes de la centralisation française, des mains de la France.

C’est pour cela que les Allemands ont incontestablement effacé, atténué le rôle de Hardenberg dans la politique intérieure de la Prusse après Iéna. Ils ont exagéré l’importance de l’édit du 9 octobre 1807, tentative bien timide et bien incomplète encore, si on la compare à la législation de 1811 qui fut l’œuvre de Hardenberg lui-même. Et dans ce premier essai de réforme sociale, ils ont tenu dans l’ombre, au profit de Stein et de Shön, l’action de Hardenberg.

Sans doute, Stein apparaissait à tous comme le seul homme d’une trempe assez forte pour commencer ce que le parti féodal appelait la révolution d’en haut. Par son caractère même, et par l’opinion que les contemporains en avaient, il y a joué un rôle prépondérant. Sans doute on ne saurait oublier la passion de Shön pour les idées élémentaires de justice sociale, et son travail assidu au sein de la commission immédiate qui en prépara la réalisation. Mais Hardenberg plane au-dessus d’eux tous par la largeur de conception et la hauteur de vues avec laquelle il développe les idées directrices. Non-seulement il a su par une habileté politique de premier ordre introduire dans le gouvernement de la Prusse une politique nouvelle et diriger vers elle la volonté du roi ; non-seulement il a assuré l’arrivée aux affaires du seul homme qui pût lui succéder et poursuivre son œuvre ; non-seulement il lui a légué avec la commission immédiate l’instrument des premières réformes ; mais lui seul a su dès le début discerner avec clarté, exposer avec netteté et avec une singulière élévation les principes généraux qui devaient diriger ce qu’il appelait la régénération de l’État prussien, et ces principes étaient ceux mêmes de la révolution française.


G. CAVAIGNAC.

  1. Lettre inédite de Clarke à l’empereur, en date du 4 mars 1807. (Archives historiques du ministère de la guerre. — Correspondance de la Grande Armée.)