La Prison du Mid-Lothian/Texte entier

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. --576).



ŒUVRES


DE


WALTER SCOTT.



LA PRISON DU MID-LOTHIAN.


CONTES DE MON HÔTE. — 3e SÉRIE.
LA PRISON


DU MID-LOTHIAN,


OU


LA JEUNE CAMÉRONIENNE.


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.


Il la surprit lisant une feuille de papier qui renfermait une citation à comparaître comme témoin dans le procès de sa sœur.


PARIS
MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PLACE SORBONNE, 3
1838.

INTRODUCTION
MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




L’auteur a dit, dans la préface des Chroniques de la Canongate, publiées en 1827, qu’il avait reçu d’un correspondant anonyme un récit de l’incident sur lequel est basé le roman qu’on va lire. Il a maintenant la liberté d’ajouter que ce récit lui fut adressé par une femme aimable et spirituelle, qui ne vit plus aujourd’hui, mais dont le tact fin et sûr pour comprendre et juger les caractères est encore présent au souvenir de ses amis. Son nom de fille était miss Hélène Lawson, de Girthead ; elle était femme de Thomas Goldie, esquire, de Craigmuie, commissaire de Dumfries.

Voici la teneur de l’écrit qu’elle m’envoya :

« J’avais loué, pour y passer l’été, une chaumière[1], près de la vieille abbaye de Lincluden ; elle avait été peu de temps auparavant habitée par une dame qui prenait plaisir à embellir les chaumières qu’elle trouvait agréablement situées et en même temps assez misérables. La mienne était donc ornée avec un goût et une élégance peu ordinaires dans ces sortes d’habitations en Écosse, où une chaumière est exactement ce que son nom exprime.

« De la porte je voyais une partie de la vieille abbaye que j’ai déjà nommée. Au-dessus des arbres dont était bordée une prairie qui s’étendait jusqu’aux ruines, je distinguais les arcades les plus élevées, tandis que les plus basses se montraient dans leurs interstices. Les formes bizarres et fantastiques de ces vieux frênes s’alliaient merveilleusement bien avec les bâtiments qu’ils ombrageaient et ornaient tout ensemble.

« De ma porte, l’abbaye elle-même paraissait sur le même plan que la chaumière ; mais si vous alliez jusqu’au bout de la prairie, vous découvriez qu’elle était placée sur une hauteur à pic, au pied de laquelle coulaient les eaux transparentes du Cluden, qui se hâtent de rejoindre les ondes dormantes du Nith,

Dont le lointain murmure et s’augmente et retombe.

« Ma cuisine était très-voisine de mon parloir. Un jour j’y entendis une personne qui proposait des poulets ; j’allai les marchander. C’était une petite vieille qui paraissait encore alerte, et âgée de soixante-dix à quatre-vingts ans ; elle portait un plaid de tartan ; elle avait par-dessus son bonnet un capuchon de soie noire qui s’attachait sous son menton, sorte de coiffure fort en usage parmi les vieilles femmes écossaises de cette condition ; ses yeux étaient noirs, extraordinairement vifs et spirituels. Je liai conversation avec elle ; je commençai par lui demander ce qu’elle faisait pour vivre, etc.

« Elle me répondit qu’en hiver elle ressemelait les bas, c’est-à-dire qu’elle cousait des semelles aux bas des gens de la campagne ; occupation qui est au métier de tricoteuse de bas à peu près dans le même rapport que le métier de savetier à celui de cordonnier, c’est-à-dire tout à la fois et moins élevé et moins lucratif. Elle enseignait aussi à lire à quelques enfants. Pendant l’été elle élevait des poulets.

« Je lui dis qu’à son visage j’oserais gager qu’elle n’avait jamais été mariée. Elle rit de bon cœur, et me répondit : « Il faut que j’aie la plus singulière figure qui fût jamais, pour que vous ayez envie de gager cela. Mais, dites-moi, madame, ce qui vous a fait penser ainsi. » Je lui répliquai que c’était son air joyeux et serein. « Avec un bon mari, de beaux enfants, et l’abondance de tout ce qui est nécessaire, n’avez-vous pas, reprit-elle, plus de raisons que moi d’être heureuse ? Quant à moi, je suis la plus pauvre d’une classe de gens bien pauvres, et je gagne à grand’peine de quoi me soutenir par les moyens que je vous ai expliqués. » Après quelque temps encore de conversation, durant lequel je fus de plus en plus charmée du bon sens de ses discours et de la naïveté[2] de ses remarques, elle se levait pour partir, quand je lui demandai son nom. Son visage devint sombre, et elle me dit gravement et en rougissant : « Mon nom est Hélène Walker ; mais votre mari me connaît bien. »

« Le soir je ne manquai pas de raconter le plaisir que j’avais eu à causer avec cette vieille femme, et de demander ce qu’il y avait d’extraordinaire dans son histoire. M*** me répondit qu’il n’existait peut-être pas de femme plus remarquable qu’Hélène Walker. Elle était restée orpheline, ayant à sa charge une sœur beaucoup plus jeune qu’elle, qui fut élevée et entretenue par ses soins. On peut imaginer ce qu’elle ressentit en apprenant que cette unique sœur à laquelle elle s’était attachée par tant de motifs d’affection, était accusée d’infanticide, et qu’elle-même était assignée pour déposer contre elle comme principal témoin. Le conseil de l’accusée dit à Hélène que si elle déclarait que sa sœur avait fait pour ses couches quelques préparatifs, tant petits fussent-ils, ou qu’elle lui avait fait quelque confidence sur son état, une telle déposition sauverait la vie de cette infortunée, parce qu’elle était le principal témoin à charge contre elle. Hélène répondit : « Il m’est impossible de dire une fausseté sous la foi du serment. Quoi qu’il puisse en résulter, je ferai ma déclaration d’après ma conscience. »

« Le jugement eut lieu : la sœur fut déclarée coupable, et condamnée. Mais en Écosse la loi laisse un intervalle de six mois entre la sentence et l’exécution : Hélène Walker mit ce temps à profit. Le jour même de la condamnation de sa sœur, elle fit dresser une pétition contenant le détail exact des faits, et dans la nuit elle partit à pied pour Londres.

« Sans introduction ni recommandation, avec sa pétition toute simple, et peut-être mal rédigée (c’était sans doute l’ouvrage de quelque greffier de bas étage attaché au tribunal), elle se présenta en plaid de tartan, et avec l’habillement du pays, au feu duc d’Argyle, qui immédiatement lui fit obtenir la grâce qu’elle sollicitait. Munie de cette grâce, Hélène revint à pied, assez à temps pour sauver sa sœur.

« Ce récit m’intéressa si vivement que je me déterminai aussitôt à cultiver la connaissance d’Hélène Walker ; mais comme je devais quitter le pays le lendemain, je fus obligée d’ajourner mon projet jusqu’à mon retour, qui eut lieu au printemps suivant. Ma première promenade fut pour aller à la cabane d’Hélène Walker.

« Elle était morte quelque temps auparavant. Mes regrets furent extrêmes, et je fis mon possible pour obtenir des renseignements sur Hélène Walker, d’une autre vieille femme qui habitait l’autre partie de sa chaumière. Je lui demandai si Hélène avait jamais parlé de son histoire d’autrefois, de son voyage à Londres, etc. « Non, me répondit la vieille femme : Hélène était une rusée commère ; et si quelque voisin la questionnait là-dessus, elle détournait toujours la conversation. »

En un mot, tout ce que j’appris ne servit qu’à augmenter mes regrets et à exalter mon opinion sur Hélène Walker, qui avait uni tant de discrétion à une si héroïque vertu. »

Ce récit était enfermé dans la lettre suivante, adressée à l’auteur, sans date ni signature :

« Monsieur, l’aventure dont voici la relation m’est arrivée il y a vingt-six ans. Hélène Walker est enterrée dans le cimetière d’Irongray, à six milles environ de Dumfries. J’avais formé le projet d’élever sur sa tombe un petit monument pour rappeler le souvenir d’un si noble caractère ; mais je préfère vous laisser le soin d’en perpétuer la mémoire d’une façon plus durable. »

Le lecteur peut maintenant juger si l’auteur a embelli ou altéré l’intéressant et touchant mélange de la plus haute vertu et de l’affection la plus tendre que déploya Hélène Walker, le modèle de la Jeanie Deans du roman. Mistress Goldie malheureusement était morte avant que l’auteur eût mis son nom en tête de ces volumes ; ainsi il n’eut pas l’occasion d’adresser à cette dame ses remercîments pour sa précieuse communication. Mais sa fille, miss Goldie, voulut bien ajouter aux bons offices de sa mère, en envoyant à l’auteur les informations suivantes :

« Mistress Goldie fit son possible pour recueillir d’autres renseignements sur Hélène Walker, particulièrement sur son voyage à Londres : mais elle ne put rien découvrir. L’élévation naturelle du caractère de cette fille, un profond respect pour l’honneur de sa famille, lui faisaient considérer l’infortune de sa sœur comme inséparablement unie au souvenir de son propre dévouement ; si bien qu’aucun de ses voisins n’osait jamais la questionner sur ce sujet. Une vieille femme, parente éloignée d’Hélène, qui vit encore, a dit qu’elle avait travaillé avec elle pendant une moisson, mais qu’elle ne se hasarda jamais à lui parler du procès de sa sœur, ou de son voyage à Londres. Hélène, ajoutait-elle, était fière, et le prenait bien vite sur un ton fort élevé. Cette même vieille femme a dit que chaque année Hélène recevait une galette de sa sœur qui demeurait à Whitehaven, et qu’elle ne manquait jamais d’en envoyer une bonne part à elle-même, ou à la famille de son père. Ce fait, tout simple qu’il est, montre suffisamment quelle affection subsista toujours entre les deux sœurs, et que la plus jeune était convaincue que son aînée n’avait agi que par des principes de la plus pure vertu. C’est ce qu’une autre petite anecdote très-significative montrera mieux encore. Un parent de mistress Goldie, qui voyageait dans le nord de l’Angleterre, s’étant arrêté dans une petite auberge, fut conduit dans le parloir par une servante qui, après avoir soigneusement fermé la porte, lui dit : « Je suis la sœur de Nelly Walker. » Elle faisait bien voir par là qu’elle regardait sa sœur comme plus connue par sa noble conduite, qu’elle ne l’était elle-même par une espèce de célébrité fort différente.

« Mistress Goldie désirait extrêmement qu’une pierre tumulaire et une inscription fussent placées sur la fosse d’Hélène Walker, dans le cimetière d’Irongray ; et si sir Walter Scott veut bien prendre la peine de composer cette inscription, une souscription qui sera facilement remplie dans le voisinage nous mettra à même de réaliser ce vœu. »

Il est presque inutile d’ajouter que la demande de miss Goldie sera bien volontiers exaucée, et sans qu’on ait besoin de s’adresser à la générosité du public. Il n’est pas plus nécessaire de répéter combien l’auteur se croit obligé au correspondant anonyme qui lui a fourni un sujet où brille avec tant d’éclat la dignité morale de la vertu, dénuée de l’appui de la naissance, de la beauté ou du talent. Si l’exécution laisse beaucoup à désirer, c’est que le talent a manqué au peintre pour transporter dans un cadre plus étendu l’esquisse si simple et si frappante tracée par mistress Goddie.

Abbotsford, ler avril 1830.


POST-SCRIPTUM.

Quoiqu’il semble impossible de rien ajouter au récit pittoresque et si intéressant de mistress Goldie sur Hélène Walker, le prototype de la Jeanie Deans de ce roman, l’éditeur espère qu’on lui pardonnera de rapporter deux ou trois anecdotes relatives à cette femme extraordinaire, qu’il a tirées d’un volume intitulé Esquisses d’après nature, par M. John Mac-Diarmid, rédacteur d’un journal fort estimé, à Dumfries.

« Hélène était fille d’un petit fermier, dans l’endroit appelé Dalhaion, paroisse d’Irongray. C’est là qu’après la mort de son père elle continua, avec la piété si naïve des paysans écossais, de soutenir sa mère à force de travail et de privations, dévouement si commun que, même encore à présent, je suis fier de le dire, il y a peu de mes compatriotes de l’autre sexe qui ne s’y croiraient obligées comme à un devoir.

« Parmi les gens de sa condition, Hélène Walker passait pour pensy, c’est-à-dire orgueilleuse ou dissimulée : mais les faits prouvent qu’elle ne s’était attiré cette accusation que par une énergie de caractère qui la rendait supérieure aux gens qui l’entouraient. On remarqua que, quand il tonnait, elle se plaçait avec sa bible et son ouvrage devant la chaumière, disant que Dieu pouvait tout aussi bien frapper dans la ville que dans les champs. »

M. Diarmid donne des détails circonstanciés sur le malheur de sa sœur, qu’il suppose avoir eu lieu avant l’année 1736. Hélène Walker rejeta toutes les propositions qu’on lui fit pour sauver la vie de sa sœur en trahissant la vérité, elle emprunta une somme d’argent suffisante pour son voyage, fit toute la route jusqu’à Londres à pied, et parvint jusqu’au duc d’Argyle. On l’a entendue dire que, par l’assistance de Dieu, elle avait pu pénétrer auprès du duc au moment décisif, faute de quoi c’en était fait de la vie de sa sœur.

Isabelle ou Tibby Walker, sauvée du triste sort qui la menaçait, épousa l’homme qui l’avait séduite (il se nommait Waugh), et vécut heureuse presque jusqu’à sa centième année, reconnaissant toujours l’extraordinaire dévouement auquel elle était redevable de son salut.

Hélène Walker mourut vers la fin de l’année 1791. Ses restes furent déposés dans le cimetière d’Irongray, sa paroisse natale. Rien de plus romantique que ce cimetière sur les bords de la Cairn. Cette femme, si admirable pour son héroïque amour de la vertu, vécut et mourut dans la pauvreté, sinon dans le besoin, pour montrer combien sont indifférents aux yeux du ciel nos plus chers objets d’ambition sur la terre.





AU MEILLEUR DES PATRONS,
UN LECTEUR INDULGENT ET SATISFAIT,
JEDEDIAH CLEISHBOTHAM,
SOUHAITE BONNE SANTÉ, RICHESSE ET CONTENTEMENT.


lecteur très-courtois,

Si l’ingratitude renferme tous les vices, elle doit certainement paraître le plus coupable de tous les travers à celui qui a passé sa vie à instruire la jeunesse dans la vertu et les belles-lettres. En conséquence, j’ai formé la résolution, dans ce prolégomène, de déposer à tes pieds mon tribut de remercîments pour la faveur avec laquelle tu as fait un si bienveillant accueil aux Contes de mon hôte. Si tes regards se sont arrêtés avec plaisir sur les agréables et attachantes descriptions dont ils sont remplis ; si tu as suivi avec intérêt les étranges et singulières vicissitudes qu’ils retracent ; moi aussi, j’ai souri en voyant un second étage surmonté d’un attique, s’élever sur ma petite maison de Gandercleugh, les murs ayant été préalablement déclarés par le diacre[3] Barrow capables de supporter une telle augmentation de poids. Ce n’a pas été non plus sans quelque joie que je me suis revêtu d’un habit neuf couleur tabac, avec boutons de métal, et le pantalon pareil. Il y a donc eu entre nous échange de bienfaits ; mais ceux que j’ai reçus étant les plus solides (car une maison neuve et un habit neuf valent mieux qu’un nouveau livre et une vieille chanson), il est convenable que ma reconnaissance s’exprime sur un ton plus élevé et avec une véhémence plus passionnée. Mais comment s’exprimera-t-elle ? non par des paroles seulement, mais par des actions. C’est dans ce seul but, et en désavouant toute intention d’acquérir cette pièce ou ce lopin de terre qu’on appelle le Carlinescroft, adjacente à mon jardin, et de la contenance de soixante-dix acres trois verges quatre perches, que j’ai mis ces quatre nouveaux volumes des Contes de mon hôte sous les yeux des approbateurs des quatre précédents[4]. Cependant, s’il prend envie à Pierre Prayfort de vendre ledit lopin de terre, il est le maître de le déclarer, et peut-être qu’il rencontrera un acquéreur ; à moins, aimable lecteur, que les plaisantes peintures de Pierre Pattieson, adressées à toi en particulier, et au public en général, n’aient perdu de leur prix à tes yeux : ce que je ne crains pas, à vrai dire. J’ai d’ailleurs tant de confiance dans la continuation de ta faveur que, si quelque affaire t’appelle à la ville de Gandercleugh, où beaucoup de gens viennent pour ceci ou pour cela, une fois au moins en leur vie, je gratifierai tes yeux de la vue de ces précieux manuscrits qui t’ont procuré tant de plaisir, ton nez d’une prise de mon tabac, ton palais d’un coup de mon ratafia, nommé par les savants de Gandercleugh la goutte de Dominie Dribble.

C’est alors, très-vénérable et très-cher lecteur, que tu pourras rendre témoignage, quoique par l’intermédiaire de tes sens, contre les enfants du siècle qui ont cherché à identifier ton serviteur et ami avec je ne sais quel auteur de contes apocryphes qui a rempli le monde de ses inventions, mais qui n’a pas le courage de les avouer. En vérité, ce n’est pas sans motif qu’on a appelé cette génération une génération de peu de foi. Je le demande, en effet, que peut faire un homme pour assurer son droit de propriété sur un volume imprimé, sinon de placer son nom sur la première page, avec ses prénoms et qualités, comme disent les jurisconsultes, et l’indication de son domicile ? Je voudrais bien que ces sceptiques considérassent ce qu’ils souffriraient eux-mêmes en voyant leurs ouvrages imputés à d’autres, leurs noms et professions traités comme des impostures, leur existence même mise en question ; quoique peut-être il n’importe guère à personne, si ce n’est à eux-mêmes, non-seulement s’ils vivent ou s’ils sont morts, mais encore s’ils ont jamais vécu ou non. Mais là ne se sont pas arrêtées les malicieuses entreprises de mes ennemis.

Ces chicaneurs n’ont pas seulement révoqué en doute mon identité, quoique si bien établie ; ils ont encore élevé des soupçons sur ma véracité et sur l’authenticité de mes récits historiques. En vérité, je ne puis répondre qu’en rappelant le soin avec lequel j’ai cité mes autorités. Il est vrai que si je n’avais écouté que d’une seule oreille, j’aurais répété un conte qui aurait plu davantage à ceux qui n’aiment que la moitié de la vérité. Il se pourrait bien, sans vouloir par là faire tort à notre chère nation écossaise, que nous soyons portés à prendre un intérêt très-vif, partial même, en faveur des actions et des sentiments de nos ancêtres. Celui que ses adversaires représentent comme un parjure prélatiste, désire qu’on regarde ses prédécesseurs comme ayant usé avec modération de leur autorité, et avec justice de leurs privilèges, quand, au fait, la lecture impartiale des annales de ce temps-là prouvera qu’ils ont été violents, sanguinaires et tyranniques. D’un autre côté, les descendants des non conformistes persécutés veulent que leurs aïeux, les Caméroniens, soient dépeints comme des enthousiastes honnêtes et sincères, opprimés pour leurs opinions religieuses, mais gens de bonne compagnie et guerriers intrépides. En vérité, l’historien ne peut tenir compte de ces prédilections. Il doit faire voir les cavaliers[5] arrogants, intrépides, cruels, sans remords, vindicatifs ; les Presbytériens, il doit les montrer attachés avec une glorieuse opiniâtreté à leur foi pendant la persécution, mais d’un caractère sombre, austère et rude, dire que leurs opinions étaient absurdes et extravagantes, et leur conduite, d’un bout à l’autre, celle de gens qu’on aurait bien mieux fait de traiter avec l’ellébore que de les traîner à la mort comme coupables de haute trahison. Au demeurant, quoi qu’on trouve à redire aux opinions des deux partis, il y avait, sans aucun doute, dans l’un comme dans l’autre, des hommes vertueux et estimables, qui donnent à chacun d’eux le droit de s’enorgueillir de ses martyrs. On m’a demandé de quel droit moi, Jedediah Cleishbotham, je me constituais le juge impartial de ces opinions divergentes : d’autant que (comme il est bien prouvé) je dois nécessairement descendre de l’un des deux partis contendants, et être attaché, pour mon bien ou pour mon mal, conformément à l’usage très-raisonnable de l’Écosse, aux dogmes de ce parti ; être obligé même comme par un devoir patrimonial, ou, pour parler sans métaphore, par les droits du sang (ex jure sanguinis), à soutenir ces dogmes, comme préférables à tous les autres.

Mais, sans dénier en rien la sagesse de la loi d’après laquelle tous les êtres actuellement vivants doivent régler leurs opinions politiques et religieuses sur celle de leurs grands-pères, et quelque inévitables que paraissent les deux branches du dilemme entre lesquelles mes adversaires pensent m’avoir renfermé, j’aperçois pourtant quelques moyens d’échapper à la difficulté, et de prétendre à un privilège particulier pour écrire et parler des deux partis avec impartialité : car (ô vous, puissants logiciens !) quand les prélatistes et les presbytériens d’autrefois allumèrent la guerre civile dans ce malheureux pays, mes ancêtres (honneur à leur mémoire !) appartenaient à la secte des quakers, et souffrirent des deux partis de très-mauvais traitements, jusqu’à l’épuisement de leur bourse et l’incarcération de leurs personnes.

Sollicitant ton pardon, aimable lecteur, pour ces petits détails sur moi et les miens, je demeure, comme je l’ai déjà dit, ton fidèle et reconnaissant ami[6] .

J. C.
Gandercleugh, le 1er avril 1818.


LA PRISON


DU MID-LOTHIAN[7],


OU


LA JEUNE CAMÉRONIENNE.



CHAPITRE PREMIER.

PRÉLIMINAIRE.


Ainsi de la colline, romantique Ashbourn, descend la diligence de Derby, portant six personnes à l’intérieur.
Frère.


Un des plus grands changements que le temps ait introduits dans nos usages (nous suivons toujours le manuscrit de Pierre Pattieson), c’est la rapidité des moyens de transport et de communication entre les diverses parties de l’Écosse. Il n’y a pas plus de vingt ou trente ans, selon le témoignage digne de foi de beaucoup de personnes encore vivantes, qu’un misérable cheval de charrette, parcourant à peine trente milles par jours, faisait le service de la poste d’Édimbourg aux extrémités du pays. Pourtant l’Écosse n’était pas plus mal partagée sous ce rapport que ne l’était sa puissante et riche sœur quatre-vingts ans plus tôt. Fielding dans son Tom Jones, et Farqhar dans sa petite comédie du Coche, ont tourné en ridicule la marche lente de ces voitures. Selon ce dernier, il fallait une forte gratification pour obtenir du conducteur qu’il arrivât une demi-heure plus tôt qu’à l’ordinaire à l’auberge du Bull and Mouth[8].

Mais, dans les deux pays, ces anciens moyens de transport, si lents et si sûrs, sont maintenant oubliés ; les malles-postes et les diligences se croisent en tous sens, dans les parties les plus reculées de la Grande-Bretagne ; et dans notre village, trois voitures de poste et quatre diligences, avec des gardes bien équipés et habillés d’écarlate, retentissent chaque jour dans les rues, et rivalisent de bruit et d’éclat avec l’invention de ce tyran fameux,

Demens ! qui nimbos et non imitable fulmen
Ære et cornipedum pulsu simularat equorum
[9].


Pour compléter la ressemblance et pour corriger la présomption des cochers hasardeux, il arrive de temps en temps que la course de ces rivaux de Salmonée finit d’une mamière aussi terrible et aussi violente que celle de leur prototype. C’est dans de telles occasions que les voyageurs, ceux de l’intérieur comme ceux du dehors, ont lieu de regretter la marche lente mais sûre des anciennes diligences, qui toutefois semblent bien mal mériter ce nom quand on les compare aux voitures de M. Palmer. Les anciennes voitures versaient lentement et sans secousse, comme un navire que l’eau coule bas en s’introduisent graduellement par les écoutilles ; les voitures modernes, au contraire, se brisent en mille pièces, comme un vaisseau emporté contre les brisants, ou plutôt comme une bombe qui éclate en l’air. L’ingénieux M. Pennant, qui avait déclaré une espèce de guerre à ces rapides moyens de transport, a dit-on, réuni une liste formidable d’accidents de ce genre, qui, jointe aux friponneries des aubergistes, que les voyageurs n’ont pas le temps de discuter, à l’effronterie du postillon, et à l’autorité despotique et sans contrôle du tyran qu’on appelle conducteur, forment un tableau auquel le meurtre, le vol, la fraude et la concussion prêtent leurs sombres couleurs. Mais l’impatience humaine se satisfera, quel que soit le danger, et bravera les remontrances ; et en dépit de l’antiquaire cambrien, non seulement les malles-postes feront retentir leur tonnerre autour de la base des montagnes de Penman Maur et de Cader-Edris[10], mais

Le Skiddaw effrayé de loin entend le bruit
Du char sans faux que le voyageur suit,


et peut-être les échos de Ben-Nevis seront bientôt éveillés par le cor, non pas d’un chef de guerre, mais d’un conducteur de malle-poste.

C’était un beau jour d’été, et notre petite école avait obtenu un demi-congé, sur la demande du bon gentilhomme qui l’était venu visiter[11]. J’attendais, par la voiture, un nouveau numéro d’une publication périodique intéressante, et j’allais sur la grande route à sa rencontre, avec l’impatience que suppose Cowper à l’habitant de la province qui attend les journaux.

L’imposante discussion,
Le discours populaire et la verte réplique,
La calme et solide raison
Avec l’esprit et la logique,
Et les éclats de rire : il faut voir tout cela.
Je brûle d’affranchir tous ces disputeurs-là ;
Je veux leur rendre la parole.

C’est dans une semblable disposition que je guettais l’approche de la nouvelle voiture, appelée le Sommerset, établie depuis peu sur notre route, et qui, il faut le dire, a encore quelque intérêt pour moi, même quand elle ne m’apporte pas quelque chose d’aussi important. Je distinguais le bruit lointain des roues au moment où j’atteignais le sommet de cette montée assez douce qu’on appelle Goslinn-Brae, d’où l’on domine au loin la vallée et la rivière de Gander. La grande route côtoie d’abord cette rivière, puis la traverse au moyen d’un pont situé à un quart de mille environ de l’endroit où j’étais arrêté ; passant tantôt entre des enclos et des plantations, tantôt au travers de vastes plaines. C’est peut-être un amusement puéril ; mais ma vie s’est écoulée au milieu des enfants, et pourquoi leurs plaisirs ne seraient-ils pas les miens ? J’éprouve donc un grand plaisir à épier l’approche de la voiture lorsque la route entièrement découverte permet de l’apercevoir. Cet équipage si léger, si rapide dans sa course, de loin gros comme un jouet d’enfant, et qui disparaît et reparaît par intervalles ; ce bruit de roues qui augmente à mesure qu’il approche : tout cela a quelque chose de piquant pour un spectateur désœuvré qui n’a point d’occupation plus importante. Le ridicule pourra s’attacher à moi, comme il s’attache à beaucoup d’honnêtes citoyens qui attendent à la fenêtre de leurs maisons de campagne le passage de la diligence ; mais ce n’en est pas moins une source très-naturelle d’amusement ; peut-être même beaucoup de ceux qui en rient en usent en secret.

Pour cette fois, le destin avait décidé que je ne jouirais pas complètement du plaisir de voir la nature passer devant moi, assis sur le gazon, et d’entendre la voix rude du conducteur, quand il me jette le paquet attendu sans arrêter la voiture un seul instant. Je l’avais vue descendre la colline qui conduit au pont, avec plus d’impétuosité qu’à l’ordinaire, briller par instants au milieu du nuage de poussière qu’elle soulevait, et laissait derrière elle une traînée semblable à une épaisse vapeur d’été ; mais elle ne parut pas sur le haut de l’autre rive dans l’espace ordinaire de trois minutes, que je savais, par une observation assidue, être le temps moyen nécessaire pour passer le pont et monter la colline. Quand le double de ce temps se fut écoulé, je pris l’alarme, et m’avançai avec rapidité. Arrivé à la vue du pont, la cause de ce retard ne me fut que trop manifeste ; car le Sommerset avait fait un bon soubresaut[12] et culbuté si complètement, qu’à la lettre il était par terre, l’impériale en bas et les roues en haut. Avec de grands efforts, le postillon et le conducteur (qui furent tous deux mentionnés avec éloge dans les journaux), étant parvenus à dételer les chevaux en coupant les harnais, s’occupaient à retirer les voyageurs enfermés dans la voiture, par un procédé sommaire, une espèce d’opération césarienne, en forçant les gonds d’une des portières qu’ils ne pouvaient ouvrir autrement. Par ce moyen, deux demoiselles désolées furent tirées des flancs de ce coffre de cuir. En les voyant rajuster leurs vêtements un peu dérangés, comme on le pense bien, je jugeai qu’elles n’étaient point blessées, et je ne me hasardai pas à leur offrir mes services pour leur toilette, ce qui, je pense, me fit peu d’honneur auprès des belles affligées. Les voyageurs de l’impériale, qui devaient avoir été lancés de leur position élevée, par une secousse pareille à une mine qui éclate, en furent quittes, toutefois, pour la dose ordinaire d’égratignures et de contusions, à l’exception de trois d’entre eux qui avaient été jetés dans la rivière et luttaient contre les flots, comme les débris du vaisseau d’Énée :

Apparent rari nantes in gurgite vasto[13].

Je portai mes faibles secours là où ils semblaient le plus nécessaires, et, avec l’aide d’un ou deux autres des assistants qui étaient restés sains et saufs, nous parvînmes aisément à repêcher deux des malencontreux voyageurs, tous deux jeunes et lestes, et qui n’auraient eu besoin d’aucune aide, si ce n’eût été la longueur embarrassante de leurs redingotes et l’ampleur démesurée de leurs pantalons à la Wellington. Le troisième était faible et âgé, et aurait infailliblement péri sans les efforts qu’on fit pour le sauver.

Quand les deux messieurs à grandes redingotes furent sortis de la rivière et eurent secoué leurs oreilles comme deux barbets, une discussion violente s’éleva entre eux, le conducteur et le postillon, sur la cause de l’accident. Dans le cours de la dispute, je remarquai que mes deux nouvelles connaissances étaient des légistes, et que l’assurance ordinaire à leur profession avait peine à lutter contre le ton fier et officiel des deux directeurs de l’équipage. Le conducteur mit fin à la querelle en promettant aux voyageurs qu’une pesante voiture passerait avant une demi-heure, et qu’ils y auraient des places, si toutefois elle n’était pas pleine. Le hasard favorisa cet arrangement ; car la voiture qu’on attendait ne contenait que deux personnes et pouvait en porter six. Les deux dames y furent reçues sans difficulté ; mais les personnes déjà en possession de la voiture refusèrent positivement d’y admettre les deux légistes car leurs vêtements mouillés ressemblaient à des éponges, et il y avait tout lieu de craindre qu’ils ne rendissent une partie de l’eau dont ils étaient imprégnés, au détriment de leurs compagnons de voyage. De leur côté, les légistes refusaient une place sur l’impériale, alléguant qu’ils ne s’étaient placés ainsi à l’extérieur que pour leur plaisir, et qu’ils avaient conservé tous leurs droits à la libre entrée dans l’intérieur, où leurs places avaient été positivement retenues. Après une courte altercation, où l’on cita l’édit Nautœ, caupones, stabularii[14], la voiture s’éloigna, laissant aux deux savants jurisconsultes tous leurs droits à une action en dommages et intérêts.

Ils me prièrent alors de les conduire au prochain village et à la meilleure auberge ; et sur l’éloge que je leur fis des Armes de Wallace, ils déclarèrent qu’ils aimaient mieux s’arrêter là que d’aller plus loin aux conditions imposées par ce maraud de conducteur du Sommerset. Tout ce dont ils avaient besoin, c’était d’un commissionnaire pour porter leurs malles, et on en trouva un dans une chaumière voisine. Nous allions nous mettre en marche quand ils virent qu’un troisième voyageur avait été abandonné comme eux : c’était cet homme âgé, à l’air malade, qui avait été précipité avec eux dans la rivière. Il avait eu, à ce qu’il paraît, trop peu d’assurance pour faire valoir ses prétentions contre le conducteur de la voiture quand il avait vu rejeter celles de deux personnages plus importants que lui, et se tenait derrière eux avec un air de timidité et d’inquiétude qui indiquait assez son dénûment de ces moyens de recommandation indispensables pour donner quelques droits à l’hospitalité des auberges.

Je me hasardai à appeler l’attention des deux jeunes gens sur la position malheureuse de leur compagnon de voyage. Ils entrèrent sur-le-champ dans mes vues avec beaucoup d’obligeance.

« Monsieur Dunover, dit l’un d’eux, vous ne pouvez pas rester là sur le pavé ; il faut nous accompagner et dîner avec nous. Halkit et moi, nous aurons une chaise de poste pour nous en aller, à tout événement, et nous vous déposerons où vous voudrez. »

Le pauvre homme, car son costume aussi bien que son humilité le faisaient reconnaître pour tel, fit en signe de remercîment cette espèce de salut écossais qui veut dire : « C’est trop d’honneur pour moi, » et marcha humblement derrière ses joyeux patrons, tous les trois répandant sur le chemin poudreux l’eau de leurs vêtements, et offrant le spectacle singulier et quelque peu plaisant de trois personnes souffrant de l’humidité, tandis qu’un soleil d’été brillait dans tout son éclat, et qu’aux environs tout semblait brûlé par la chaleur. Les deux jeunes gens sentaient ce que leur situation avait de risible, et ils ne tardèrent pas à en faire le sujet de quelques plaisanteries assez passables.

« Nous ne pouvons nous plaindre comme Cowley, dit l’un d’eux, que les toisons de Gédéon restent sèches, quand tout est mouillé autour d’elles ; c’est ici l’inverse de ce miracle. — Les bons habitants de ce village doivent nous recevoir avec reconnaissance, car nous leur apportons ce qui paraît leur manquer, répondit Halkit. — Et nous le distribuons avec une générosité sans pareille, reprit son compagnon ; car nous faisons l’office de trois voitures d’arrosement au profit de leurs routes poudreuses. — Et nous nous présentons à eux en force, d’après notre profession, dit Halkit, un avocat et un agent d’affaires. — Et un client, » dit le jeune avocat en regardant derrière lui. « Et un client, » ajouta-t-il à voix basse, « qui paraît être resté trop long-temps en aussi funeste compagnie. »

En effet, il n’était que trop vrai que l’humble compagnon des joyeux jeunes gens avait l’apparence misérable d’un plaideur ruiné, et je ne pus m’empêcher de sourire à cette plaisanterie, tout en m’efforçant de cacher ma gaieté à celui qui en était l’objet.

Arrivés à l’auberge de Wallace, le plus jeune des voyageurs d’Édimbourg, que je reconnus pour un avocat, insista pour que je restasse à dîner avec eux ; leurs questions et leurs ordres mirent bientôt mon hôte et toute sa maison en mouvement pour tirer du garde-manger et du cellier ce qu’ils pouvaient fournir de meilleur, et le préparer avec toutes les ressources de l’art culinaire, dans lequel nos amphitryons paraissaient profondément versés. C’étaient d’ailleurs de gais jeunes gens, pleins de vivacité et de bonne humeur, menant cette joyeuse vie des légistes de premier rang à Édimbourg, qui ressemble beaucoup à celle des jeunes étudiants au temps de Steele et d’Addison. Un air de gaieté légère s’unissait à un fond de bon sens, de goût et d’instruction qui ressortait de leur conversation ; et ils semblaient vouloir paraître à la fois hommes de bon ton et amateurs des arts. Un gentleman accompli[15], élevé dans cette paresse totale et ce désœuvrement que je crois nécessaire pour arriver au plus haut degré de perfection du genre, aurait sans doute aperçu une teinte de pédantisme, qui trahissait l’avocat en dépit de tous ses efforts, et quelque chose d’une activité affairée chez son compagnon ; il aurait certainement trouvé dans le langage de tous les deux quelque chose de plus qu’un mélange passable d’instruction et de vivacité. Pour moi, qui n’ai pas de prétention à tant de sagacité, je ne vis dans mes compagnons que des gens bien élevés, disposés à rire, à faire des plaisanteries et des jeux de mots, qualités fort amusantes pour un homme grave, parce qu’il ne saurait les trouver en lui-même.

L’homme maigre et pâle qu’ils avaient invité avec tant de bienveillance semblait n’être pas à sa place, pas plus que dans son bon sens ; il était assis sur le bord de sa chaise, à deux pieds de la table, se gênant ainsi considérablement pour porter les morceaux à sa bouche, comme pour expier sa hardiesse de partager le repas de gens au-dessus de lui. Quelques instants après le dîner, refusant de partager le vin qui circulait en abondance, il demanda à quelle heure la chaise partirait, et ayant ajouté qu’il serait prêt pour l’heure indiquée, il sortit de la chambre après avoir fait un salut respectueux.

« Jack, dit l’avocat à son compagnon, je me rappelle la figure de ce pauvre diable ; vous avez dit plus vrai que vous ne pensiez : c’est réellement un de mes clients, le pauvre homme ! — Le pauvre homme ! répéta Halkit. Vous voulez dire, je pense, que c’est votre seul et unique client ? — Ce n’est pas ma faute, Jack, » répondit son ami, que j’appris se nommer Hardie ; « vous savez que vous deviez me donner toutes vos affaires, et si vous n’en avez aucune, notre savant convive sait que rien ne vient de rien. — Il paraît au moins que vous avez réduit quelque chose à rien en ce qui regarde cet honnête homme. On dirait qu’il est sur le point d’honorer de sa visite le Cœur du Mid-Lothian. — Vous vous trompez ; il en sort à peine… Mais notre ami attend une explication… Avez-vous été à Édimbourg, monsieur Pattieson ? »

Je répondis affirmativement.

« Alors vous avez traversé, par occasion au moins, et non pas aussi assidûment que je suis condamné à le faire, une rue étroite et tortueuse qui conduit à l’extrémité nord-ouest de la place du Parlement, et passant devant un haut et antique édifice avec des donjons et des grilles de fer,

Justifiant le dicton en ce lieu :
Près de l’Église et loin de Dieu. »

M. Halkit interrompit le savant avocat pour ajouter quelque chose à l’énigme : — Ayant à la porte l’enseigne de l’Homme rouge. — Enfin, » reprit l’avocat, interrompant à son tour son ami, « un endroit où l’infortune est confondue avec le crime, et dont tous les habitants voudraient en sortir. — Et où personne de ceux qui ont le bonheur d’en être dehors ne voudrait entrer, ajouta M. Halkit. — Je vous comprends, messieurs, leur répondis-je ; vous voulez parler de la prison. — La prison ! ajouta le jeune avocat ; vous avez deviné… la vénérable prison elle-même. Et permettez-moi de vous dire que vous nous devez des remercîments pour vous l’avoir décrite avec tant de réserve et de brièveté ; car de quelques amplifications que nous eussions voulu embellir notre sujet, vous étiez complètement à notre merci, puisque les pères conscrits de notre ville ont décrété que le vénérable édifice lui-même ne resterait plus sur le pied pour confirmer ou démentir nos paroles. — Ainsi la prison d’Édimbourg, leur dis-je, s’appelle le Cœur du Mid-Lothian ? — Je puis vous l’assurer. — Alors on peut dire, » ajoutai-je avec la défiance et la timidité d’un homme qui laisse échapper une plaisanterie devant des gens qui sont au-dessus de lui, « que le comté métropolitain a un triste cœur. — Juste comme un gant, monsieur Pattieson, continua M. Hardie ; et un cœur serré, et un cœur dur… Soutiens donc un peu cela, Jack. — Et un cœur méchant, un pauvre cœur, » répondit Halkit faisant de son mieux.

« On peut dire aussi un grand cœur, un cœur élevé, ajouta le jeune avocat ; vous voyez que je vous pique au cœur tous les deux. — J’ai joué tous mes cœurs, dit l’autre jeune homme. — Alors nous allons prendre d’autres cartes, répondit son ami ; et pour en revenir à la vieille prison qui est condamnée, quel dommage qu’on ne lui fasse pas le même honneur qu’on accorde à la plupart de ceux qui l’ont habitée ! Pourquoi n’aurait-elle pas ses « dernières paroles, confessions et prières des morts ? » Les vieilles pierres seraient aussi sensibles à cet honneur que beaucoup de pauvres diables qui étaient suspendus comme des glands de soie à l’extrémité occidentale de la prison, pendant que les colporteurs criaient la confession du condamné, qui n’en avait jamais entendu parler. — Je crains, dis-je, si j’ose exprimer mon opinion, que ce ne soit un récit monotone d’afflictions et de crimes. — Pas tout à fait, mon cher, dit Hardie ; l’intérieur d’une prison est un monde, qui a ses affaires, ses malheurs et ses plaisirs particuliers. Il arrive souvent que ceux qui l’habitent ne vivent pas long-temps ; en cela ils ressemblent aux soldats en campagne ; ils sont pauvres relativement au monde du dehors, mais il y a aussi des degrés de richesse et de pauvreté parmi eux, et quelques-uns sont riches relativement aux autres. Ils ne peuvent sortir, mais la garnison d’un fort assiégé, l’équipage d’un vaisseau en mer, ne le peuvent pas davantage ; ils sont même dans une situation moins pénible, puisqu’ils peuvent avoir autant d’aliments qu’ils ont d’argent pour en acheter, et que leur nourriture ne dépend pas de leur travail. — Mais quelle variété d’événements, dis-je (non pas sans songer à la tâche que je remplis maintenant), pourrait se trouver dans un pareil ouvrage ? — Une variété infinie, répondit l’avocat. Tout ce qu’on peut rencontrer de fautes, de crimes, de folies, d’infortunes inouïes, de revers imprévus dans la vie humaine, mes « dernières paroles de la prison » en offriraient des exemples capables de rassasier le public le plus affamé d’horrible et de merveilleux. Ceux qui composent des récits d’invention se torturent le cerveau pour varier leur histoire, et, après tout, à peine trouvent-ils des caractères ou des incidents qui n’aient été battus et rebattus, au point d’être familiers à tous les lecteurs ? et ainsi le développement du roman, l’enlèvement, la blessure mortelle dont le héros ne meurt jamais, la fièvre brûlante dont l’héroïne est sûre de guérir, deviennent une affaire de pure habitude. Je suis de l’avis de mon honnête ami Crabe, et j’ai une malheureuse disposition à espérer encore quand tout espoir est perdu, et à me fier en ce corset de liège qui porte le héros du roman sain et sauf à travers tous les flots de l’affliction. » Et il se mit à déclamer le passage suivant, avec quelque peu d’emphase :

Je m’effrayais jadis, mais je suis sans effroi.
Si quelque vierge en son émoi
Est arrachée à sa natale rive ;
Qu’un mur solide enfermant la captive,
À ses clameurs nous rende sourds ;
Qu’elle ne puisse enfin, sautant par la fenêtre,
Compter sur le moindre secours.
Quelque pouvoir, je le sais, va paraître,
Et d’elle alors se rendant maître,
En dépit des pervers il sauvera ses jours.

« Quand tout est prévu, ajouta-t-il, l’intérêt est mort, et c’est pour cela que personne ne lit les romans nouveaux. — Entendez-le, grands dieux ! reprit son ami. Allez chez lui, monsieur Pattieson, et vous trouverez sur sa table les romans nouveaux les plus en réputation, cachés, il est vrai, sous les Institutes de Stairs ou un volume ouvert des Décisions de Morrison. — Pourquoi le nier, » dit le jurisconsulte en expectative, « quand tout le monde sait que ces Dalilas en séduisent de plus sages et de meilleurs que moi ? Ne les trouve-ton pas cachés au milieu des nombreux mémoires de nos plus célèbres avocats ? Ne les voit-on pas même sous le coussin du fauteuil d’un juge ? Nos anciens au barreau, même sur leurs sièges, lisent des romans, et, si l’on dit vrai, quelques-uns en composent par-dessus le marché. J’en lis par habitude et par désœuvrement, et non par l’intérêt qu’ils inspirent ; comme le vieux Pistol rongeant son poireau, je lis et je jure jusqu’à ce que j’arrive à la fin du récit. Mais il n’en est pas de même quand il s’agit du récit des folies humaines, du journal des progrès, et du livre des ajournements, où chaque page vous dévoile un nouveau secret du cœur humain, où vous rencontrez des revirements de fortune qui surpassent tout ce que le plus hardi romancier pourrait forger dans son cerveau. — Et vous pensez, demandai-je, que, pour de tels récits, l’histoire de la prison d’Édimbourg fournirait des matériaux ? — Des matériaux à l’infini, mon cher monsieur, dit Hardie. Remplissez votre verre, cependant. N’est-ce pas là que le parlement écossais se rassembla pendant long-temps ? Ne fut-ce pas le lieu de refuge de Jacques, quand la populace, enflammée par des prédicateurs séditieux, se souleva contre lui en criant : « L’épée du Seigneur et de Gédéon ! — Livrez-nous le pervers Aman ! » — Depuis ce temps, combien de cœurs ont palpité dans ses murailles, quand le son de la cloche voisine annonçait leur dernière heure ! combien ont été abattus par ce son lugubre ! combien ont été soutenus par un orgueil obstiné ! combien ont été consolés par la religion ! Quelques-uns en jetant un regard en arrière sur les motifs de leur crime, n’ont-ils pas eu peine à comprendre qu’ils aient été assez puissants pour les éloigner de la vertu ? Quelques autres peut-être, sûrs de leur innocence, n’étaient-ils pas partagés entre l’indignation que leur inspirait l’injuste sentence qu’ils allaient subir, la conscience de ne pas l’avoir méritée, et le désir violent de trouver quelque moyen de délivrance ? Pensez-vous qu’on puisse se rappeler ou lire l’histoire de sentiments aussi profonds, aussi puissants, aussi violents, sans éprouver un intérêt également puissant et profond ? Oh ! attendez que je publie les Causes célèbres de la Calédonie, et d’ici à quelque temps vous n’aurez besoin ni de romans ni de tragédies. La vérité triomphera des plus brillantes inventions de l’imagination la plus ardente : Magna est veritas, et prœvalebit[16]. — Je croyais, » dis-je, encouragé par l’affabilité de mon joyeux interlocuteur, « que l’histoire des tribunaux écossais offrirait moins d’intérêt que celle de tout autre pays. La moralité de nos compatriotes, leurs habitudes de sobriété et de prudence… — Empêchent sans doute qu’il n’existe parmi eux un grand nombre de voleurs et de brigands de profession, mais ne les garantissent pas de ces violents écarts d’imagination ou de passion qui produisent des crimes d’une nature extraordinaire, les plus propres précisément à exciter un vif intérêt chez les lecteurs. L’Angleterre est arrivée bien avant nous au plus haut degré de civilisation ; ses sujets ont été soumis rigoureusement à des lois appliquées sans crainte ni faveur ; une complète division du travail s’y est établie ; et les voleurs eux-mêmes forment une classe distincte dans la société, et se subdivisent entre eux selon l’importance de leurs vols et la manière dont ils les exécutent, agissant toujours d’après des usages et des principes arrêtés, qu’on peut énumérer et connaître d’avance à Bow Street, Hatton-Garden, ou à Old-Bailey. Ce royaume est comme un champ cultivé. Le fermier s’attend que, malgré tous ses soins, une certaine quantité d’herbes sauvages croîtront avec les épis, et il pourrait vous en dire à l’avance le nom et la nature. Mais l’Écosse est comme le sol de ses montagnes ; et le moraliste qui parcourt les registres de ses tribunaux y rencontrera une foule de faits curieux et extraordinaires, comme le botaniste découvrirait les plantes les plus rares dans le creux de ses rochers. — Et c’est là le seul fruit que vous avez retiré de trois lectures successives des Commentaires sur la jurisprudence criminelle d’Écosse ? dit son compagnon. Je présume que le savant auteur ne prévoyait guère que les faits qu’il avait rassemblés à grand renfort d’érudition et de sagacité pour éclaircir la science du droit, pourraient former une espèce d’appendice aux insignifiantes productions de la littérature éphémère. — Je vous parie une pinte de claret[17] répondit l’avocat, qu’il ne s’affligera point de la comparaison. Mais, comme nous disons au barreau, je demande à n’être point interrompu. J’ai encore beaucoup de choses à dire sur ma collection des Causes célèbres d’Écosse. Voyez quelles sources de crimes audacieux dans les longues dissensions de notre pays, dans les juridictions héréditaires qui, jusqu’en 1748, laissaient la poursuite des coupables à des juges ignorants, partiaux ou intéressés ; dans les habitudes des nobles des campagnes, renfermés dans des maisons écartées et solitaires, et nourrissant des passions haineuses comme nécessaires pour entretenir la chaleur de leur sang ; pour ne rien dire de cette charmante qualité nationale, qu’on appelle le perfervidum ingenium Scotorum[18], que nos légistes donnent pour motif de la sévérité de quelques-unes de nos ordonnances. Quand j’arriverai à traiter ces sujets mystérieux, profonds et terribles, le sang du lecteur se glacera, et il en aura la chair de poule. Mais, attention ; voici l’hôte, et il vient sans doute nous dire que la chaise est prête. »

Tout au contraire, l’hôte annonça qu’on ne pourrait avoir la chaise ce soir-là, parce que sir Peter Plyem avait emmené le matin les quatre chevaux de mon hôte au bourg royal de Bubbleburgh, pour certaine affaire ; mais comme Bubbleburgh n’est qu’un des cinq bourgs qui se réunissent pour élire un membre du parlement, l’adversaire de sir Peter avait habilement profité de son absence pour aller briguer les suffrages dans Bitem, autre bourg royal, qui, comme chacun sait, se trouve à l’extrémité de l’avenue de sir Peter, et a été de temps immémorial sous son influence et celle de ses ancêtres. Sir Peter, était ainsi dans la position d’un monarque ambitieux qui, ayant fait une incursion hardie sur le territoire ennemi, est rappelé tout à coup par une invasion dans ses propres états. Il était donc obligé de retourner du bourg à demi conquis de Bubbleburgh, au bourg à demi perdu de Bitem ; et les quatre chevaux qui l’avaient conduit le matin à Bubbleburgh, il les avait forcément retenus pour le transporter lui, son agent, son valet, son diseur de bons mots, et son franc buveur, à travers le territoire de Bitem. La cause de ce retard, qui était de peu de conséquence pour moi, comme pour le lecteur sans doute, intéressait assez mes compagnons pour leur laisser peu de regrets sur la prolongation de leur séjour. Comme les aigles, ils flairèrent de loin le carnage ; ils demandèrent donc un magnum[19] de claret et des lits, puis se jetèrent à corps perdu sur la politique de Bubbleburgh et de Bitem, énumérant par avance toutes les pétitions et plaintes auxquelles probablement donneraient lieu leurs élections.

Au milieu d’une discussion vive, animée et intelligible pour moi, sur les prévôts, baillis, sièges d’élection, bourgeois résidants et non résidants, l’avocat s’arrêta tout à coup : « Ce pauvre Dunover, il ne faut pas l’oublier ; » et l’hôte fut envoyé à la recherche du pauvre honteux, avec une pressante invitation pour le reste de la soirée. Je ne pus m’empêcher de demander au jeune avocat s’il connaissait l’histoire de ce pauvre homme : il mit aussitôt la main dans sa poche pour chercher le mémoire dans lequel il avait exposé son affaire.

« Il a réclamé, dit M. Hardie, notre remedium miserabile, qu’on appelle communément cessio bonorum. De même que certains théologiens ont douté de l’éternité des peines dans l’autre monde, les législateurs écossais ont pensé que le crime de pauvreté serait trop puni par un emprisonnement perpétuel. Après un mois de détention, un prisonnier pour dette peut, sur une demande en forme à la cour suprême, contenant le montant de ses biens et la nature de ses malheurs, peut, dis-je, en abandonnant tout ce qu’il possède à ses créanciers, obtenir sa liberté. — J’ai entendu parler, répondis-je, de cette législation si conforme à l’humanité. — Oui, dit Halkit, et le beau de l’affaire, c’est que vous pouvez, comme dit un confrère étranger obtenir la cession, quand les biens sont mangés. Mais pourquoi bouleverser votre poche pour trouver votre unique mémoire au milieu des billets de spectacle, des lettres de convocation à la faculté, des règlements de la société spéculative, des extraits de discours ? car on trouve tout dans la poche d’un jeune avocat, hors des mémoires et des billets de banque. Ne pouvez-vous exposer une affaire de cessio sans votre mémoire ? On en fait tous les samedis ; ces affaires marchent et se succèdent avec la régularité d’une horloge ; elles sont toutes semblables. — Mais cela n’a aucun rapport avec la variété des infortunes que ce pauvre homme a exposées devant ses juges, dis-je. — C’est vrai, dit Halkit ; mais Hardie parle de jurisprudence criminelle, et cette affaire-ci est purement civile. Je plaiderais moi-même une cessio, sans être inspiré par l’honneur de la robe et de la perruque à trois marteaux. Écoutez. Mon client, d’abord ouvrier tisserand, amassa quelque argent ; il prend une ferme (car conduire une ferme est un talent naturel, comme celui de faire tourner une toupie) mais il fait à un ami des billets de complaisance que celui-ci ne peut payer ; son propriétaire l’expulse de sa ferme ; les créanciers acceptent un arrangement. Il ouvre un cabaret, fait une seconde faillite, et est emprisonné pour une dette de dix guinées sept shillings six pences. Son actif et son passif étaient en balance parfaite : zéro de part et d’autre. Dès lors nulle opposition ; je demande qu’il plaise à la cour ordonner qu’il prêtera serment et que l’on nomme une commission pour le recevoir. »

Hardie renonça alors à son inutile recherche, dans laquelle il entrait peut-être un peu d’affectation, et nous raconta les malheurs du pauvre Dunover avec une sensibilité étrangère à son état et dont il semblait honteux, ce qui ne lui en faisait que plus d’honneur. C’était une de ces histoires qui montrent comment le malheur ou la fatalité s’attachent à un héros. Dunover, homme intelligent, laborieux, irréprochable, mais pauvre et timide, avait tenté en vain tous les moyens qui procurent aux autres l’indépendance ; il n’avait jamais pu gagner au-delà de sa subsistance. Il eut un moment d’espérance plutôt que de prospérité réelle, et il se mit sur les bras une femme et une famille ; mais ses espérances furent bientôt détruites. Tout le poussait vers le bord de l’abîme qui s’ouvre devant les débiteurs insolvables ; après s’être accroché à toutes les branches, et avoir éprouvé la longue agonie de les voir lui échapper les unes après les autres, il était tombé dans cette basse-fosse dont Hardie venait de le tirer.

« Et maintenant que vous avez retiré ce pauvre diable de l’eau, vous le laisserez à demi nu sur le rivage, s’arranger comme il pourra ? dit Halkit. Écoutez ; » et il dit quelque chose à l’oreille de Hardie, dont je ne pus saisir que ces mots : « Il faut en parler à milord. — Cela est pessimi exempli, dit Hardie en riant, de s’entremettre pour un client ruiné ; mais je songerai à ce que vous venez de me dire, pourvu que cela puisse s’arranger. Chut ! le voici. »

Le récit qui venait d’être fait des infortunes de ce pauvre homme semblait lui avoir donné des droits, je me plus à le remarquer, à l’attention et au respect des deux jeunes gens ; ils le traitèrent avec beaucoup de politesse et l’engagèrent peu à peu dans une conversation qui, à ma grande satisfaction, retomba bientôt sur les causes célèbres d’Écosse. Enhardi par la bienveillance qu’on lui témoignait, M. Dunover contribua pour sa part à l’amusement de la soirée. Les prisons, comme tout autre lieu, ont leurs vieilles traditions, connues de ceux-là seuls qui les habitent, et qu’ils transmettent entre eux de génération en génération. Dunover en raconta quelques-unes pleines d’intérêt, qui éclaircirent pour nous quelques jugements remarquables que Hardie savait sur le bout du doigt, et que son compagnon connaissait fort bien aussi. Cette conversation se prolongea fort avant dans la nuit ; M. Dunover alla prendre du repos, et moi je me retirai pour prendre note de ce que je venais d’entendre, dans le dessein d’ajouter de nouveaux récits à ceux dont je me plais à former un recueil. Les deux jeunes gens demandèrent des rôties, du negus[20] au vin de Madère, avec un jeu de cartes, et commencèrent une partie de piquet.

Le lendemain matin, les voyageurs quittèrent Gandercleugh. J’appris ensuite par les journaux qu’ils avaient tous deux figuré dans le grand procès politique entre Bubbleburgh et Bitem ; affaire sommaire qui devait être jugée sans délai, et qui cependant durera peut-être plus long-temps que la session du parlement à laquelle elle se rattache. M. Halkit remplit dans ce procès le rôle d’agent ou de solliciteur, et M. Hardie plaida pour sir Peter Plyem avec tant d’habileté et de succès, qu’il a maintenant, je pense, moins de billets de spectacle et plus de mémoires dans sa poche. Ces deux jeunes gens méritent leur bonne fortune, car j’ai su de Dunover, que je vis quelques semaines après, et qui m’en parla les larmes aux yeux, qu’il avait obtenu, par leur recommandation, une petite place suffisante pour faire subsister convenablement sa famille. Ainsi, après une si longue suite de malheurs, il voyait luire une aurore de prospérité par suite de l’heureux accident qui l’avait fait tomber de l’impériale d’une voiture dans la rivière de Gander, de compagnie avec un avocat et un agent d’affaire. Le lecteur ne croira peut-être pas avoir autant d’obligation à cet événement, qui lui procure la narration suivante, laquelle a été fournie par la conversation de la soirée.


CHAPITRE II.

LES DEUX CONDAMNÉS.


Quiconque a été à Paris doit connaître la Grève, lieu fatal à plus d’un brave malheureux, où l’honneur et la justice contribuent à terminer les peines d’un héros, au moyen d’une corde et d’un gibet. Là la mort brise des chaînes imposées par la force, et le bourreau achève ce que le juge a commencé.
Prior.


Autrefois l’Angleterre avait son Tyburn, où l’on conduisait en procession solennelle les victimes condamnées par la justice, en montant le chemin qu’on appelle aujourd’hui Oxford-Road[21]. À Édimbourg, une large rue ou plutôt une place oblongue, entourée de maisons élevées, appelée Grass-Market, avait la même destination. L’emplacement était bien choisi, car il était vaste et pouvait contenir le grand nombre de curieux qu’attire ordinairement ce triste spectacle. D’un autre côté, presque toutes les maisons qui l’entourent n’étaient habitées depuis déjà fort long-temps que par des gens de la basse classe ; de manière que tous ceux que ces scènes pénibles choquaient, ou affectaient profondément, pouvaient les éviter. Les maisons de Grass-Market sont en général d’une architecture peu remarquable ; et cependant la place elle-même ne manque pas d’un certain caractère de grandeur, étant dominée au sud par les vastes masses de rochers sur lesquels s’élève le château, et par les tours et les remparts couverts de mousse de cette antique forteresse.

C’était sur cette esplanade que se faisaient les exécutions publiques, il y a environ trente ans. Un énorme gibet noir, élevé à l’extrémité orientale de la place, annonçait aux passants le jour fatal. Cette sinistre machine était d’une grande hauteur, entourée d’un échafaud avec deux échelles, l’une pour le patient, l’autre pour l’exécuteur. Cet appareil de mort était toujours disposé avant l’aurore ; il semblait que la potence sortît de terre pendant la nuit, comme l’œuvre d’un mauvais génie, et je me rappelle avec quel effroi, quand j’étais écolier, je considérais ces funestes préparatifs. Pendant la nuit qui suivait l’exécution, le gibet disparaissait, et était reporté sous les voûtes souterraines, obscures et silencieuses de Parliament-House, lieu de séance des cours de justice. Aujourd’hui les exécutions se font à Édimbourg de la même manière qu’à Newgate[22]. Ce changement a-t-il quelque avantage ? on peut en douter. Les souffrances morales du condamné sont abrégées ; il ne traverse plus une grande partie de la ville, entouré de prêtres, couvert d’un linceul, et semblable à un cadavre ambulant ; mais comme le principal objet de la peine est de prévenir les crimes, on peut croire qu’en abrégeant cette triste cérémonie, on a en même temps diminué en partie l’impression qu’elle faisait sur les spectateurs, unique résultat profitable de pareils supplices, et qui peut seul justifier, sauf quelques cas particuliers, les condamnations à mort.

Le 7 septembre 1736, ces préparatifs d’exécution étaient établis sur la place que nous avons décrite ; de grand matin des groupes nombreux l’entouraient, et le regardaient avec des yeux dans lesquels brillait une expression de vengeance et de satisfaction rarement manifestée par la populace, qui, en de pareilles occasions, oublie le crime du condamné pour ne penser qu’à son infortune. Mais le crime de celui qu’on attendait était de nature à exciter des sentiments de haine chez la multitude. Cette histoire est bien connue ; toutefois il est à propos d’en rappeler les principales circonstances pour l’intelligence de ce qui va suivre. Le récit pourra être long, mais j’espère qu’il ne sera pas sans intérêt pour ceux-là même qui ont déjà entendu parler de cette affaire. Au reste, quelques détails sont indispensables pour faire comprendre les événements que nous avons à raconter.

La contrebande, bien qu’elle attaque un gouvernement légitime dans sa racine en diminuant ses revenus, qu’elle porte préjudice aux négociants honnêtes, et pervertisse ceux-là même qui s’y livrent, n’est cependant pas regardée comme un crime par le vulgaire, ni même par les gens d’un esprit plus relevé. Au contraire, dans les comtés où elle est en vigueur, les paysans les plus hardis et les plus intelligents s’adonnent à ce commerce illicite, souvent même avec l’approbation secrète des fermiers et des petits gentilshommes du pays. La contrebande se faisait généralement en Écosse sous le règne de George Ier et sous celui de George II ; n’étant pas accoutumé aux impôts, le peuple les regardait comme une usurpation sur ses anciennes franchises, et ne se faisait aucun scrupule de s’y soustraire par tous les moyens possibles.

Le comté de Fife, bordé par deux bras de mer au sud et au nord, et par la mer à l’est, ayant d’ailleurs un grand nombre de petits ports, fut long-temps le centre d’une contrebande active et heureuse ; et comme il s’y trouvait beaucoup de gens de mer qui dans leur jeunesse avaient été pirates ou boucaniers, il ne manquait pas d’hommes entreprenants pour se livrer à ce genre de commerce. Parmi eux, un certain André Wilson, autrefois boulanger au village de Pathead, était l’objet d’une surveillance particulière de la part des douaniers. C’était un homme doué d’une vigueur extraordinaire, d’un grand courage et de beaucoup d’adresse ; il connaissait parfaitement la côte, et était capable de diriger les entreprises les plus hasardeuses. En plusieurs occasions, il parvint à échapper aux poursuites et aux recherches des officiers du roi ; mais il excita tant de soupçons et une surveillance si attentive, qu’à la fin il fut entièrement ruiné par plusieurs saisies successives. Poussé à bout, il se considéra comme pillé et volé, et se mit dans la tête qu’il avait droit d’user de représailles quand l’occasion se présenterait. Elle ne manque pas long-temps quand on est décidé à faire le mal. Ce Wilson apprit que le receveur des douaniers de Kirkaldy devait venir à Pittenweems, en faisant sa ronde pour percevoir les droits, porteur d’une somme considérable provenant des deniers publics. Comme cette somme était encore bien au-dessous de la valeur de ce qu’on lui avait saisi, Wilson résolut, sans aucune espèce de scrupule, de se rembourser lui-même de ce qu’on lui avait pris, aux dépens du receveur et de sa recette. Il s’associa un nommé Robertson et deux autres jeunes gens qui se livraient aussi à cette industrie illicite, et parvint à leur faire envisager son projet sous un jour aussi peu défavorable qu’il le voyait lui-même. Wilson entra dans l’appartement du receveur avec deux de ses complices, et Robertson resta à la porte, un sabre à la main. Le receveur, craignant pour sa vie, sauta par une fenêtre de sa chambre à coucher, et s’enfuit en chemise, de manière que les voleurs s’emparèrent sans aucune difficulté de deux cents livres environ, appartenant à l’État. Ce vol fut commis de la manière la plus audacieuse, car il passait alors plusieurs personnes dans la rue ; mais Robertson leur ayant dit que le bruit qu’elles entendaient venait d’une discussion entre le receveur et les gens de la maison, les bons habitants de Pittenweeras pensèrent qu’il n’avaient point à prendre fait et cause pour le receveur ; et, sans se mêler autrement de l’affaire, il passèrent de l’autre côté de la route, comme le lévite de la parabole. Enfin l’alarme fut donnée : des soldats arrivèrent ; les voleurs furent poursuivis, l’argent repris, et Wilson et Robertson jugés et condamnés à mort, sur le témoignage d’un de leurs complices.

Beaucoup de gens pensaient qu’attendu que les coupables s’étaient formé une fausse idée du crime qu’ils avaient commis, on ne les condamnerait pas au dernier supplice ; mais le gouvernement jugea qu’un crime aussi audacieux nécessitait un exemple de sévérité. Quand il fut certain que leur sentence serait exécutée, des amis du dehors leur firent passer des limes et d’autres outils propres à préparer leur fuite. Ils scièrent un barreau d’une des fenêtres de la prison, et seraient parvenus à s’échapper sans l’obstination de Wilson, qui était d’un caractère excessivement opiniâtre. Son camarade Robertson, jeune et d’une taille élancée, voulait passer le premier par l’ouverture qu’il avait pratiquée, et ensuite l’élargir au dehors, si cela était nécessaire, pour faciliter la sortie de Wilson : celui-ci voulut absolument tenter le premier le passage ; et comme il était gros et chargé d’embonpoint, non seulement il ne put passer entre les barreaux, mais, par les efforts qu’il fît, il s’y engagea tellement qu’il lui fut impossible de s’en retirer. Robertson n’adressa pas un mot de reproche à son compagnon sur les suites de son opiniâtreté ; mais la suite prouva que Wilson se reprochait amèrement lui-même d’avoir engagé son camarade, sur l’esprit duquel il exerçait une grande influence, dans l’entreprise criminelle qui avait tourné si malheureusement, et d’avoir causé une seconde fois sa perte, puisque, sans son obstination, Robertson se serait échappé. Les esprits de la trempe de celui de Wilson, bien que livrés à des projets coupables, peuvent n’être pas étrangers à des sentiments de générosité. Il ne songea plus qu’aux moyens de sauver la vie à Robertson, sans s’occuper aucunement de le suivre. La résolution qu’il prit, et la manière dont il l’exécuta, sont aussi surprenantes qu’extraordinaires.

Auprès de la Tolbooth, ou prison d’Édimbourg, est une des trois églises qui composent aujourd’hui la cathédrale de Saint-Gilles, et qu’on appelle, à cause de son voisinage, l’église de la Prison. Il était d’usage que les condamnés à mort fussent amenés dans cette église, sous une garde suffisante, pour assister aux prières publiques, le dimanche qui précédait leur exécution. On supposait que le cœur de ces infortunés, quelque endurci qu’il fût, se laisserait aller à quelques sentiments de religion en unissant pour la dernière fois leurs pensées et leurs voix à celles de leurs semblables pour adorer Dieu : on pensait aussi que les fidèles devaient éprouver une impression salutaire et profonde en priant ainsi avec des hommes condamnés par la justice humaine à comparaître devant le tribunal de l’Éternel. Cet usage, quelque édifiant qu’il parût, a été abandonné par suite de l’événement que nous allons raconter.

Le prêtre qui ce jour-là officiait dans l’église de la prison, venait de terminer un sermon pathétique, adressé en partie aux infortunés Wilson et Robertson, qui étaient assis sur un banc isolé, réservé pour les condamnés, et placés chacun entre deux soldats de la garde de la ville. Il leur avait rappelé que la première assemblée où ils se trouveraient serait celle des bons ou des méchants ; que les psaumes qu’ils entendaient maintenant seraient remplacés, dans le court délai de deux jours, par d’éternelles actions de grâces ou d’éternelles lamentations ; que cette terrible alternative dépendait de l’état où se trouverait leur âme avant le fatal instant ; que, loin de s’effrayer d’un aussi prompt appel devant Dieu, ils devaient y trouver un soulagement à leur misère ; car tous ceux qui maintenant élevaient la voix ou fléchissaient le genou avec eux étaient, comme eux, sous le coup inévitable d’une sentence de mort, mais qu’eux seuls avaient l’avantage d’en connaître le moment précis. « Mettez donc à profit, mes malheureux frères, » ajoutait le bon prêtre d’une voix émue, « le temps qui vous est laissé, et rappelez-vous qu’avec la grâce de celui devant qui l’espace et le temps ne sont rien on peut faire son salut, même dans le court délai que vous accordent les lois de votre pays. » À ces paroles, on vit Robertson répandre des larmes, mais Wilson paraissait n’en avoir pas complètement compris le sens, ou être absorbé par des pensées toutes différentes ; disposition tellement naturelle dans sa situation, qu’elle n’excita ni surprise ni soupçon.

La bénédiction ordinaire ayant été prononcée, la plupart des assistants avant de se retirer satisfirent leur curiosité en regardant avec plus d’attention les deux coupables, qui étaient alors debout, aussi bien que leurs gardes, pour sortir dès que la foule serait écoulée. Un murmure de compassion s’élevait parmi les spectateurs, sans doute à cause des circonstances atténuantes de l’affaire, quand tout à coup Wilson, qui, comme nous l’avons déjà dit, était fort et vigoureux, saisit un soldat de chaque main, en criant à son compagnon : « Sauve-toi ! Geordy, sauve-toi ! » puis, se jetant sur un troisième, il le retint par son habit avec ses dents. Robertson étonné restait immobile, sans penser à profiter du moyen qui lui était offert de prendre la fuite ; mais plusieurs des assistants, entraînés par un intérêt très-naturel, ayant crié : « Sauve-toi ! sauve-toi ! » il se débarrassa du quatrième soldat, s’élança hors du banc, se perdit dans la foule qui s’écoulait, sans que personne voulût arrêter un malheureux et le priver de la dernière chance d’échapper à la mort. Il gagna la porte, et toutes les recherches que l’on fit ensuite pour le découvrir furent infructueuses.

L’intrépidité généreuse que Wilson montra en cette occasion augmenta encore la compassion qu’excitait son sort. Le public, quand il est dégagé de toute prévention, embrasse ordinairement le parti de l’humanité ; il admira la conduite de Wilson et se réjouit de la fuite de Robertson. Ce sentiment était si général, qu’un bruit vague courut que Wilson serait délivré au moment de l’exécution, soit par la populace, soit par quelques-uns de ses anciens associés, soit par un nouvel acte de force et de courage de sa part. Les magistrats jugèrent qu’il était de leur devoir de prendre les mesures les plus efficaces pour empêcher toute espèce de troubles. Ils mirent donc sur pied, pour assurer force à la loi, la plus grande partie de la garde de la ville, sous les ordres du capitaine Porteous, dont le nom est devenu mémorable depuis les tristes événements de cette journée et ceux qui en furent la suite. Il paraît nécessaire de dire un mot de cet officier et du corps qu’il commandait ; mais le sujet est assez important pour mériter un nouveau chapitre.


CHAPITRE III.

L’EXÉCUTION.


Et toi, eau-de-vie, grande divinité qui domines sur cette ville (quand nous sommes à demi ivres), prépare-toi à nous délivrer de ces noirs coquins de la garde urbaine.
Fergusson.


Le capitaine John Porteous, nom mémorable dans l’histoire d’Édimbourg, aussi bien que dans les registres de la justice criminelle, était fils d’un habitant d’Édimbourg, qui s’efforça de lui apprendre son métier de tailleur ; mais le jeune homme avait un goût prononcé pour la dissipation, et finit par s’engager dans le corps écossais qui fut long-temps au service des États de Hollande, et qu’on appelait le corps scoto-hollandais. Il y apprit la discipline militaire, et étant revenu à Édimbourg, après avoir mené une vie oisive et vagabonde, les magistrats le chargèrent en 1715, année si féconde en troubles, de discipliner la garde de la ville, dont il fut ensuite nommé capitaine. Il ne dut ce grade qu’à ses connaissances militaires et à son caractère résolu et déterminé ; car il passait pour un homme de mauvaise conduite, pour un fils dénaturé, pour un mari brutal. Toutefois il rendait de grands services dans sa place, et sa rudesse autant que sa sévérité le rendirent l’effroi des tapageurs et de tous les perturbateurs de la paix publique.

La troupe qu’il commandait, forte d’environ cent vingt hommes, est, ou plutôt était divisée en trois compagnies. Elle était armée, vêtue et organisée comme un corps régulier, et composée en grande partie de vieux soldats qui s’y enrôlaient parce qu’il leur était permis de travailler de quelque métier quand ils n’étaient pas de service. Ils étaient chargés de maintenir l’ordre, de réprimer le tumulte et le vol dans les rues, enfin de faire une police armée et de surveiller dans toutes les occasions où l’on pouvait craindre quelque trouble ou quelque émeute[23]. Le pauvre Fergusson, que son inconduite mit souvent en rapport de plus d’une manière désagréable avec ces gardiens de la tranquillité publique, et qui parle d’eux si souvent qu’on pourrait l’appeler leur poète officiel, donne à ses lecteurs cet avis ; dont sa propre expérience sans doute lui avait fait sentir l’importance :

Gens qui revenez de la foire,
Évitez l’escouade noire ;
De tels sauvages nulle part
Ne sauraient frapper le regard.

Dans le fait, les hommes de cette garde, tous anciens militaires, encore assez vigoureux pour un tel service, et pour la plupart montagnards, n’étaient disposés, ni par leur naissance, ni par leur éducation, ni par leurs premières habitudes, à endurer patiemment les insultes de la populace et la pétulance insolente des écoliers débauchés ou des vauriens de toute espèce avec lesquels leurs fonctions les mettaient en contact. On peut ajouter que le caractère de ces vieux soldats était aigri par les outrages dont la populace les accablait en toute occasion, et il aurait eu souvent besoin d’être adouci par les paroles du poète que nous avons déjà cité :

Soldats, pour l’amour de vous-mêmes,
Pour l’amour de l’Écosse au gâteaux succulents,
Ne soyez point si durs envers tous ces enfants ;
Redoutez de longs anathèmes ;
Que la hache du Lochaber[24],
Que le fusil aux lugubres emblèmes,
Épargnent un sang aussi cher !

Les jours de fêtes particulièrement, une escarmouche avec ces vétérans était un divertissement favori pour la populace d’Édimbourg. Bien des gens qui liront peut-être ces pages, se rappelleront avoir vu de ces scènes auxquelles nous faisons allusion. Mais ce corps vénérable peut être regardé maintenant comme n’existant plus. Il a disparu graduellement comme les cent chevaliers du roi Lear. Les magistrats à mesure qu’ils se succédèrent, tels entre autres Gonerille et Regane, en diminuèrent successivement le nombre, après s’être fait cette question : « Qu’avons-nous besoin d’une garde de cent vingt hommes ? Qu’avons-nous besoin de quatre-vingts ? Qu’avons-nous besoin de cinquante ? » Enfin on en est presque venu à dire : « Qu’avons-nous besoin d’un seul ? » Cependant on peut voir encore çà et là le spectre d’un montagnard, à la barbe et aux cheveux gris, le visage couvert de cicatrices, courbé par l’âge, la tête couverte d’un chapeau relevé à l’ancienne mode, bordé d’un ruban blanc au lieu d’un galon d’argent ; il porte un justaucorps, une veste et une paire de culottes d’un rouge sale ; sa main flétrie est armée d’une arme ancienne appelée hache de Lochaber, espèce de hallebarde à long manche, dont le fer est en forme de hache d’un côté et de crampon de l’autre[25]. Un tel spectre se traîne encore, si l’on ne m’a pas trompé, autour de la statue de Charles II, sur la place du Parlement : comme si la statue d’un Stuart était le dernier refuge de tout souvenir de nos anciennes mœurs. Un ou deux autres aussi apparaissent, dit-on, autour de la porte du corps-de-garde qu’ils occupèrent dans les Luckenbooths ; lorsque leur ancien asile de High-Street eût été détruit[26]. Mais le sort des manuscrits confiés à des amis et à des exécuteurs testamentaires est si incertain, que des récits contenant ces fragiles souvenirs de l’antique garde d’Édimbourg, qui avec son vaillant et refrogné caporal John Dhu (le plus terrible visage de soldat que j’aie jamais vu de ma vie), était dans mon enfance tour à tour un sujet de terreur et de dérision pour la pétulante population de l’école Haute, ne verront peut-être le jour que lorsqu’on aura tout-à-fait perdu le souvenir de cette institution. Ils serviront alors d’illustrations aux caricatures de Kay, qui a conservé les traits de quelques-uns de ces héros. À une époque précédente, quand les complots des jacobites excitaient de perpétuelles alarmes, les magistrats d’Édimbourg déployèrent un grand zèle pour maintenir ce corps, quoique composé de la manière que nous l’avons dit, sur un pied plus respectable que lorsque, ce qui arriva dans la suite, leur plus dangereux service fut d’en venir aux mains avec la populace, aux anniversaires de la naissance du roi. Aussi excitaient-ils plutôt la haine que le mépris.

Le capitaine John Porteous attachait la plus grande importance à l’honneur du corps qu’il commandait. Il fut vivement irrité de l’affront fait par Wilson à ses soldats en favorisant l’évasion de son camarade, et il s’exprimait avec beaucoup de feu sur ce sujet. Mais sa fureur augmenta encore quand il entendit parler d’un complot formé pour sauver Wilson lui-même du gibet, et il s’emporta en menaces et en imprécations que, pour son malheur, on ne se rappela que trop dans la suite. En effet, si la résolution et l’activité de Porteous le rendaient, sous un rapport, très-propre à commander une garde destinée à étouffer les agitations populaires, sous un autre il semblait peu propre à remplir une fonction aussi délicate, à cause de son caractère acerbe et impétueux, toujours prêt à en venir aux coups et à la violence ; il était aussi trop disposé à regarder la populace (qui manquait rarement de l’accueillir, lui et les siens, avec quelques marques de haine) comme une troupe d’ennemis déclarés sur lesquels il était naturel et juste qu’il cherchât à se venger. Toutefois, comme il était le plus actif et le plus dévoué des capitaines de la garde de la ville, ce fut à lui que les magistrats confièrent le commandement des soldats désignés pour maintenir l’ordre pendant l’exécution de Wilson. On lui donna donc la mission de garder le gibet et l’échafaud avec toute la force disponible, c’est-à-dire avec environ quatre-vingts hommes.

Mais les magistrats prirent encore d’autres précautions qui blessèrent vivement l’amour-propre de Porteous : ils requirent l’assistance d’un bataillon d’infanterie régulière, non pour surveiller l’exécution, mais pour occuper la principale rue de la ville, afin d’intimider la populace, si elle voulait commettre quelque désordre, en déployant une force qui ne permettrait aucune résistance. Il peut nous paraître ridicule, à nous qui voyons cette ancienne garde urbaine tout-à-fait détruite, que son commandant se montrât aussi jaloux de l’honneur de ce corps ; cependant il en fut ainsi. Le capitaine Porteous se trouva très-humilié qu’on fît entrer dans la ville des fusiliers gallois, pour les placer dans une rue où nul autre tambour que les siens n’avait droit de battre sans l’ordre exprès ou la permission des magistrats. Comme il ne pouvait faire tomber sa mauvaise humeur sur ceux-ci, sa colère s’en accrut, ainsi que son désir de se venger du malheureux Wilson et de ses partisans. Ces mouvements intérieurs de jalousie et de rage opérèrent dans ses traits et tout son extérieur un changement manifeste pour tous ceux qui le virent dans la fatale matinée du jour de l’exécution. L’extérieur de Porteous prévenait en sa faveur ; il était de moyenne taille, vigoureux, bien fait ; il avait la tournure militaire, et cependant l’air assez agréable ; il était brun, légèrement marqué de petite vérole ; son œil était plutôt doux que méchant et farouche. Mais ce jour-là on l’eut cru agité par quelque mauvais génie. Sa démarche était irrégulière, sa voix sombre et saccadée, sa figure pâle, ses yeux étincelants et hagards, ses discours sans suite, et tout son extérieur en désordre ; beaucoup de gens trouvèrent qu’il avait l’air fey, expression écossaise qui désigne un homme entraîné vers sa destinée par la force d’une nécessité irrésistible.

Sa conduite fut atroce, il faut l’avouer, si les préventions qu’on a conservées contre sa mémoire n’ont rien exagéré. Quand Wilson lui eut été livré par le gardien de la prison pour être conduit au lieu de l’exécution, Porteous ne se contenta pas des précautions ordinaires pour prévenir l’évasion du criminel ; il lui fit mettre les fers aux mains. Cette mesure pouvait être justifiée par le caractère et la force corporelle du condamné, ainsi que par le bruit généralement répandu qu’on tenterait de le sauver ; mais les menottes dont on se servit s’étant trouvées trop étroites pour les poignets d’un homme de la stature de Wilson, Porteous déploya toute la force de ses mains pour les fermer, et fit ainsi souffrir au malheureux la plus cruelle torture. Wilson se récria contre cette barbarie, et se plaignit que la souffrance qu’il éprouvait l’empêchait de se livrer aux méditations convenables à sa malheureuse situation.

« C’est bon, c’est bon, répondit le capitaine : vos souffrances ne dureront pas long-temps. — Vous êtes bien cruel, reprit Wilson ; vous ne savez pas si vous n’aurez pas bientôt à demander pour vous-même la pitié que vous refusez à votre semblable. Puisse Dieu vous le pardonner ! »

Ces paroles, qu’on se rappela et qu’on répéta dans la suite, furent les seules qu’échangèrent Porteous et son prisonnier ; mais lorsqu’elles se furent répandues parmi le peuple, elles augmentèrent beaucoup l’intérêt qu’on prenait à Wilson, et accrurent d’autant l’indignation générale contre Porteous, qui, par sa rigueur et sa violence dans l’exercice de ses impopulaires fonctions, s’était déjà attiré, quelquefois à juste titre, souvent aussi par l’effet des préventions, la haine générale.

Quand cette pénible marche fut achevée, et que Wilson fut arrivée près de l’échafaud, dans Grass-Market, aucun signe ne vint révéler qu’on dût faire quelque tentative en sa faveur, ni justifier les précautions qu’on avait prises. La multitude, en général, contempla cette exécution avec plus d’intérêt qu’à l’ordinaire, et l’on put voir sur la physionomie de beaucoup de spectateurs cette sombre expression de mécontentement qui devait s’emparer des anciens caméroniens à la vue du supplice de leurs frères, exécutés sur la même place en glorifiant le Covenant. Pourtant il n’y eut aucune tentative de soulèvement ; Wilson lui-même paraissait résigné à franchir l’espace qui sépare le temps de l’éternité. Les prières et les cérémonies religieuses usitées ne furent pas plus tôt achevées, qu’il subit son sort, et la sentence reçut sa pleine exécution.

Il était suspendu au gibet depuis un espace de temps assez long pour ne plus donner aucun signe de vie, lorsque tout à coup une grande agitation se manifesta dans la foule, comme si elle avait reçu une subite impulsion. Une grêle de pierre tomba sur Porteous et ses soldats ; quelques-uns furent blessés, et la multitude les serra de près avec de grands cris, des huées et des imprécations. Un jeune homme portant un bonnet de matelot qui lui couvrait à moitié le visage, s’élança sur l’échafaud et coupa la corde qui soutenait le criminel ; d’autres s’approchèrent et voulurent enlever le corps, soit pour l’enterrer d’une manière convenable, soit pour essayer de le rappeler à la vie. Cette espèce de rébellion contre son autorité jeta Porteous dans une telle fureur, qu’il oublia que la sentence ayant reçu une complète exécution, son devoir était non pas d’en venir aux mains avec une multitude égarée, mais de se retirer avec sa troupe le plus promptement possible ; il sauta à bas de l’échafaud, saisit le mousquet d’un de ses soldats, leur ordonna de faire feu, et, comme plusieurs témoins oculaires s’accordèrent à l’affirmer, leur donnant lui-même l’exemple, déchargea son arme et tua un homme sur la place. Quelques soldats obéirent à son ordre ; six ou sept personnes furent tuées, et un grand nombre d’autres plus ou moins dangereusement blessées.

Après cet acte de violence, le capitaine se retira avec sa troupe vers le corps-de-garde dans High-Street ; mais la populace, loin d’être intimidée, poursuivit les soldats en les accablant de malédictions et leur lançant des pierres. Serrés de trop près, les soldats qui fermaient la marche se retournèrent et firent une nouvelle décharge qui eut pour résultat de disperser la foule. Il n’est pas certain que Porteous ait commandé ce nouvel acte de violence ; mais l’odieux de tout ce qui se fit dans cette fatale journée retomba sur lui et sur lui seul. Rentré au corps-de-garde, il congédia ses soldats, et vint faire son rapport aux magistrats sur ces malheureux événements.

Porteous avait eu le temps de réfléchir sur sa conduite, et l’accueil qu’il reçut des magistrats le rendit encore plus inquiet sur les moyens de se justifier. Il nia qu’il eût ordonné de faire feu ; il nia qu’il eût tiré lui-même ; il fit même examiner son fusil, et on le trouva encore chargé : des trois cartouches qu’il avait mises le matin dans sa giberne, deux y étaient encore ; on passa un mouchoir blanc dans le canon, et il en sortit sans être noirci. Mais on répondit à ces preuves que si Porteous ne s’était pas servi de son arme, il avait pris celle d’un soldat. Parmi le grand nombre de personnes tuées ou blessées, il s’en trouva quelques-unes d’un rang assez élevé ; car un sentiment d’humanité ayant porté quelques soldats à tirer par-dessus les têtes de la populace rassemblée autour de l’échafaud, plusieurs personnes placées aux fenêtres d’où elles contemplaient de loin ce triste spectacle, avaient été atteintes. L’indignation était générale et s’exprimait hautement ; et avant que les esprits eussent eu le temps de se calmer, le procès du capitaine Porteous fut commencé devant la haute cour de justice.

Après de longs et sérieux débats, le jury se trouva chargé d’une tâche difficile. De nombreux témoins, et parmi eux des hommes fort respectables, déposaient positivement que l’accusé avait commandé le feu et avait fait feu lui-même ; quelques-uns même l’avaient vu tirer sur un homme qu’il avait abattu ; d’autres, quoique bien placés pour voir tout ce qui s’était passé, n’avaient point entendu Porteous ordonner de faire feu, ne l’avaient point vu tirer lui-même, et assuraient au contraire que le premier coup de fusil avait été tiré par un soldat placé près de lui. Une partie de sa défense roulait aussi sur l’agitation de la populace, que les témoins, selon leurs sentiments, leurs prédilections, ou le plus ou moins de facilité qu’ils avaient eu d’observer, représentaient sous un jour différent : quelques uns la peignaient comme une sédition redoutable ; d’autres n’y avaient vu qu’un désordre fort peu grave, comme il en arrive en pareilles occasions, où les exécuteurs et ceux qui sont chargés de les protéger sont toujours exposés à quelques attaques. Le verdict des jurés prouve comment ils apprécièrent ces diverses dépositions : il déclare que John Porteous avait tiré sur le peuple assemblé pour voir l’exécution ; qu’il avait ordonné une décharge, par suite de laquelle plusieurs personnes furent tuées ou blessées ; mais que l’accusé et sa troupe avaient été provoqués par les pierres que la populace lançait contre eux. D’après ce verdict, les lords de la cour prononcèrent une sentence de mort contre John Porteous, le condamnant à être pendu, en la manière ordinaire, sur la place des exécutions, le vendredi 8 septembre 1736, et tous ses biens-meubles furent confisquées au profit du roi, conformément aux lois écossaises en cas de meurtre volontaire.


CHAPITRE IV.

LE SURSIS.


Il est l’heure, mais l’homme ne vient pas[27].
Kelpie.


Le jour où le malheureux Porteous devait subir la sentence de mort rendue contre lui, la place de l’exécution, quelque spacieuse qu’elle fût, était remplie au point qu’on y étouffait.

Dans toutes les hautes maisons qui en forment la circonférence, dans la rue de Bow[28], rapide et sinueuse, par où passait le fatal cortège en venant de High-Street, il n’y avait pas une fenêtre qui ne fût encombrée de spectateurs. L’élévation extraordinaire et l’air antique de ces maisons, dont quelques-unes avaient appartenu aux Templiers ou aux chevaliers de Saint-Jean, et qui portaient encore aux façades et aux pignons la croix de fer de ces ordres, ajoutaient à l’effet d’une scène déjà si frappante. La place de Grass-Market ressemblait à un lac immense couvert de têtes humaines, au milieu duquel s’élevait l’arbre de mort, haut, noir et sinistre, d’où pendait la corde fatale. Tout objet nous touche en proportion de son usage et des idées qu’il réveille. Ainsi un poteau fiché en terre et un nœud coulant, choses si simples en elles-mêmes, causaient en cette occasion une terreur solennelle et un vif intérêt.

Dans une assemblée si nombreuse, on entendait à peine un mot, un seul mot prononcé à voix basse. La soif de la vengeance s’était un peu apaisée, parce qu’on croyait qu’elle allait être satisfaite ; la populace même, plus calme, plus réservée qu’à l’ordinaire, s’abstenait de joyeuses clameurs et se disposait à jouir de cette scène de représailles avec une satisfaction silencieuse et décente. On eût dit que sa haine profonde contre le malheureux condamné dédaignait ces vociférations avec lesquelles elle se manifeste ordinairement. À ne s’en rapporter qu’au témoignage de ses oreilles, un étranger aurait pu croire qu’une multitude si nombreuse était réunie pour une cause qui l’affectait de la plus vive douleur, et aurait attribué à ce motif le morne silence qui remplaçait le tumulte ordinaire dans de semblables réunions ; mais en promenant les yeux sur les visages des spectateurs, il eût bientôt été détrompé : leurs lèvres comprimées, leurs sourcils froncés, leurs yeux ardents et farouches, lui auraient appris qu’ils venaient se repaître du spectacle d’une vengeance longtemps désirée. Peut-être la vue du criminel aurait-elle changé les dispositions de la populace, peut-être, au moment de sa mort, eût-elle pardonné à un homme qu’elle avait poursuivi avec un acharnement si terrible ; mais le hasard voulut que l’instabilité de ces sentiments ne fût pas mise à cette épreuve.

L’heure ordinaire des exécutions était passée de quelques minutes, et rien n’annonçait encore l’arrivée du condamné. « Oserait-on manquera la justice publique ? » commença-t-on à se demander avec inquiétude ; la première réponse fut : « On ne l’oserait. » Mais le temps s’écoulait toujours, et bientôt on admit d’autres opinions ; on trouva différents motifs de doute. Porteous était l’officier favori des magistrats de la ville, qui, fort nombreux et toujours indécis, avaient besoin de trouver dans leurs agents une énergie dont ils ne se sentaient point capables en toutes circonstances. On se rappela que dans la défense[29] de Porteous, son avocat l’avait représenté comme l’homme auquel les magistrats avaient coutume de recourir dans toutes les occasions critiques et embarrassantes, qu’il y disait encore que la conduite du capitaine dans l’émeute qu’avait occasionnée l’exécution de Wilson, ne pouvait être considérée que comme un excès de zèle dans l’accomplissement de ses devoirs. Or, le motif de cette imprudence était sans doute très-pardonnable aux yeux des gens dont il tenait ses pouvoirs ; et si de telles considérations avaient pu engager les magistrats à s’intéresser en faveur de Porteous, il y avait dans les hautes places de l’administration des hommes capables de faire accueillir favorablement un pourvoi en grâce.

La populace d’Édimbourg, quand elle est vivement irritée, est la plus terrible de l’Europe. Dans ces derniers temps, elle s’était à plusieurs reprises soulevée contre le gouvernement, et presque toujours avec un succès momentané ; elle savait donc fort bien qu’elle n’était pas en faveur auprès des ministres d’alors, et que, s’ils n’approuvaient pas entièrement la violence du capitaine Porteous, ils pouvaient du moins penser que le punir de mort, ce serait à l’avenir rendre difficile et même dangereux pour les officiers publics l’emploi de la force pour la répression des émeutes. On sentait aussi que tout gouvernement est porté à maintenir son autorité ; et il paraissait assez probable que ce qui semblait aux parents des victimes un massacre sans motif ni provocation, fût considéré tout autrement dans le cabinet de Saint-James. On pouvait y faire valoir que, au total, le capitaine Porteous était dans l’exercice de fonctions à lui confiées par une autorité compétente, l’autorité civile ; qu’il avait été assailli par la populace, que plusieurs de ses gens étaient restés sur le pavé, et qu’enfin, en repoussant la force par la force, il pouvait fort bien n’avoir voulu que se défendre lui-même tout en faisant son devoir.

Ces considérations, très-puissantes en elles-mêmes, firent craindre aux spectateurs qu’on n’eût commué la peine. Aux différents motifs qui pouvaient intéresser le pouvoir en faveur du capitaine, les dernières classes du peuple en ajoutaient un autre non moins puissant à leurs yeux : leur haine contre Porteous leur avait fait dire que, tout en réprimant avec la dernière sévérité les moindres excès des pauvres, non seulement il fermait les yeux sur les désordres des riches et des jeunes nobles, mais encore leur prêtait l’appui de son autorité dans des folies scandaleuses que son devoir était principalement de réprimer. Ce soupçon, peut-être fort exagéré, n’en fit pas moins une profonde impression sur l’esprit de la populace ; et quand on apprit que plusieurs personnes de distinction avaient présenté une pétition pour recommander Porteous à la clémence royale, on supposa généralement qu’il devait cette faveur, non à leur conviction qu’il était trop sévèrement puni, mais à leur crainte de perdre un complaisant témoin de leurs débauches. Il n’est pas besoin de dire combien ce soupçon augmenta la haine du peuple contre le coupable, et sa crainte de le voir échapper à la sentence rendue contre lui.

Pendant que ces questions se débattaient parmi les spectateurs, le silence d’attente qui avait régné jusqu’alors faisait place à un murmure sourd et prolongé, semblable à celui de l’Océan avant la tempête ; et la foule, comme si ses mouvements eussent répondu à l’agitation des esprits, flottait dans tous les sens, sans cause visible d’impulsion, comme les flots soulevés par des vents contraires. La nouvelle que les magistrats avaient long-temps hésité à rendre publique, fut enfin annoncée, et se répandit avec la rapidité de l’éclair. On avait reçu un ordre de Sa Grâce le duc de Newcastle, secrétaire d’état, annonçant qu’il plaisait à la reine Caroline, régente du royaume pendant l’absence de George II, alors sur le continent, que l’exécution de la sentence de mort prononcée contre John Porteous, ex-capitaine-lieutenant des gardes de la cité d’Édimbourg, et présentement retenu prisonnier dans cette ville, fût différée de six semaines à compter du jour fixé pour l’exécution.

Cette nouvelle fut accueillie par un cri ou plutôt par un rugissement d’indignation et de rage, semblable à celui d’un tigre à qui son gardien vient arracher sa proie au moment où il va la dévorer. Cette terrible clameur semblait présager l’explosion soudaine de la fureur populaire : les magistrats s’y étaient attendus, et avaient pris les mesures nécessaires pour réprimer le désordre. Mais les cris ne recommencèrent point, et le tumulte qu’ils devaient faire craindre n’eut pas lieu. La populace semblait honteuse de n’avoir manifesté sa rage que par une vaine exclamation, et le bruit fit place, non pas au silence qui régnait avant l’arrivée de ces étonnantes nouvelles, mais à de sourds murmures qui s’élevaient de tous les groupes, et se perdaient au-dessus de l’assemblée. Cependant la populace ne se séparait point : elle restait immobile, jetant des regards furieux sur l’inutile appareil du supplice, et s’excitant à l’indignation en rappelant les droits qu’aurait eus Wilson à la clémence royale, si on avait fait valoir les motifs véritables de son crime et sa générosité envers son complice.

« Cet homme, disait-on, si brave, si résolu, si généreux, a été mis à mort sans pitié pour avoir volé une somme d’argent qu’il pouvait presque regarder comme son bien ; et l’infâme satellite qui a profité d’un léger tumulte, ordinaire en pareilles circonstances, pour verser le sang de vingt de ses concitoyens, est jugé digne d’obtenir sa grâce de la prérogative royale ! Le souffrirons-nous ? nos pères l’auraient-ils souffert ? ne sommes-nous pas, comme eux, Écossais et citoyens d’Édimbourg ?

Les officiers de justice commencèrent alors à enlever l’échafaud, espérant par là accélérer la dispersion de la multitude. En effet, à peine la fatale potence fut-elle retirée du large piédestal ou soubassement en pierre dans lequel elle était fixée, à peine se fut-elle abaissée lentement sur la charrette destinée à la transporter à l’endroit où on la déposait d’ordinaire, que la populace, après avoir de nouveau exprimé son indignation par un cri de rage, se dispersa lentement pour retourner à ses travaux ordinaires.

Les fenêtres furent de même abandonnées successivement, et l’on vit les curieux d’une classe un peu plus élevée se former en groupes, et attendre pour regagner leurs maisons, que la foule fut écoulée. Contre l’usage presque général, ces personnes sympathisaient avec les sentiments des classes inférieures, et regardaient cette cause comme celle de toute la ville. En effet, comme nous l’avons déjà dit, ce n’était pas parmi les spectateurs du dernier rang ou les plus disposés à se soulever lors de l’exécution de Wilson, que la fatale décharge des soldats de Porteous avait fait le plus de victimes ; plusieurs personnes qui ne pouvaient faire partie des perturbateurs et qui tenaient un certain rang, avaient été tuées aux fenêtres : aussi les bourgeois, ressentant vivement les malheurs qu’ils avaient à déplorer, d’ailleurs fiers et jaloux de leurs droits, comme l’ont été de tout temps les citoyens d’Édimbourg, s’indignaient du sursis accordé à Porteous.

On remarqua alors, et on se rappela mieux encore dans la suite, que, tandis que la populace se dispersait, on avait vu divers individus aller d’un groupe à l’autre, sans s’arrêter longtemps nulle part, et dire tout bas quelques mots à ceux qui paraissaient déclamer avec le plus de violence contre la conduite du gouvernement. Ces agents si actifs semblaient être des gens de la campagne, et passaient généralement pour d’anciens amis et associés de Wilson, qui étaient fortement exaspérés contre Porteous.

Toutefois, si leur intention était d’exciter un soulèvement, ils échouèrent, au moins pour le moment. Tous les spectateurs se retirèrent paisiblement ; et ce n’était qu’à l’expression de colère empreinte sur leurs traits, et aux discours qu’ils tenaient, qu’on eût pu connaître l’état des esprits. Pour mettre le lecteur à même d’en juger par lui-même, nous nous introduirons dans un des nombreux groupes qui gravissaient péniblement la rue montante de West-Bow[30] pour regagner leurs demeures dans Lawn-Market.

« C’est une chose horrible, mistress Howden, » disait le vieux Plumdamas[31] à sa voisine la mercière, en lui offrant son bras ; « c’est une chose horrible de voir les gens en place à Londres lâcher sur une ville paisible un réprouvé comme ce Porteous ! — Et de penser au chemin qu’il nous ont fait faire inutilement, » reprit mistress Howden en poussant un soupir. « J’avais une si bonne place à une fenêtre tout près de l’échafaud ! Je n’aurais pas perdu une seule des paroles du ministre. Et j’ai payé douze sous pour ne rien voir ! — Je crois, répondit M. Plumdamas, que ce sursis n’eût pas eu lieu sous les anciennes lois écossaises, quand le royaume était un royaume. — Je ne connais pas trop la loi ; mais je sais que, quand nous avions un roi, un chancelier et un parlement à nous, nous pouvions leur jeter des pierres lorsqu’ils n’agissaient pas bien ; mais quels ongles pourraient atteindre jusqu’à Londres ? — Maudit soit Londres et tout ce qui en vient ! » dit miss Grizell Damahoy, vieille couturière. « En nous enlevant notre parlement, ils ont ruiné notre commerce. Nos gens du bon ton croient à peine qu’une aiguille écossaise puisse coudre des manchettes à une chemise, ou une dentelle à une cravate. — C’est vrai, miss Damahoy, reprit Plumdamas, et j’en connais même qui tirent leurs raisins de Londres. C’est de là qu’est venue cette armée de jaugeurs anglais et de douaniers pour nous tourmenter, de sorte qu’un honnête homme ne peut amener le moindre baril d’eau de-vie de Leith à Lawn-Market, sans s’exposer à le voir saisir et à payer l’amende. Je n’excuse pas André Wilson d’avoir porté la main sur ce qui ne lui appartenait pas ; mais s’il n’a pas pris plus qu’on ne lui avait pris, il doit y avoir devant la loi une grande différence entre cette action et le crime de ce Porteous. — Si vous parlez de loi, dit mistress Howden, voici M. Saddletree qui peut vous en parler aussi savamment que pas un homme du métier. »

M. Saddietree, personnage d’un certain âge, à l’air grave, coiffé d’une superbe perruque, et vêtu d’un habit noir fort propre, survint à ces paroles, et offrit poliment son bras à miss Damahoy.

Il n’est pas hors de propos d’apprendre au lecteur que M. Bartholin Saddletree tenait une boutique fort renommée pour les harnais, selles, etc., etc., à l’enseigne du Cheval-d’Or, à l’entrée de Bess-Wynd[32] ; mais son génie (comme il le disait, et comme le pensaient aussi la plupart de ses voisins) se tournait plutôt vers la jurisprudence, et il ne manquait jamais de suivre les procès et les plaidoyers des avocats dans la cour de justice, voisine de chez lui, où, à dire vrai, on le trouvait plus souvent que ne l’eût permis l’intérêt de son commerce ; mais il avait une femme active et laborieuse, qui déployait, en son absence un talent admirable pour contenter ses pratiques et gourmander ses ouvriers. Elle avait coutume de laisser l’esprit de son mari suivre son penchant et augmenter à loisir le trésor de ses connaissances en jurisprudence, pourvu qu’en revanche il lui abandonnât tout pouvoir sur le département des affaires domestiques et commerciales. Aussi, comme Bartholin Saddletree avait une immense provision de paroles, qu’il prenait pour de l’éloquence, et qu’il prodiguait à la société au milieu de laquelle il vivait, avec une profusion quelquefois importune, les plaisants interrompaient parfois sa rhétorique par cette espèce de dicton, que s’il avait un cheval d’or sur son enseigne, il avait une jument blanche[33] dans sa boutique. Ce reproche engagea M. Saddletree à prendre en toute occasion, avec sa femme, un ton de supériorité, ce qui paraissait la toucher fort peu ; mais s’il voulait réellement faire quelque acte d’autorité, elle ne manquait jamais de se mettre en insurrection déclarée. Bartholin la poussait rarement à cette extrémité ; car, comme le bon roi Jacques, il tenait plus à parler de son autorité qu’à l’exercer en réalité. Cette tournure d’esprit, au reste lui fut très-profitable, car sa fortune augmenta, sans embarras pour lui et sans qu’il interrompît ses études favorites.

Pendant que nous donnions cette explication au lecteur, Saddletree exposait avec une grande précision la loi applicable à l’affaire de Porteous, et il arriva à cette conclusion que, si Porteous eût tiré cinq minutes plus tôt, avant que la corde du gibet eût été coupée, il eût été versans in licito, c’est-à-dire qu’il eût fait un acte légal et n’eût mérité qu’une punition beaucoup plus légère, propter excessum, ou pour manque de discrétion.

« Pour manque de discrétion ! » s’écria mistress Howden qui ne comprenait rien, comme on peut le croire, à cette distinction. « Quand donc John Porteous a-t-il montré de la politesse, de la discrétion, ou de bonnes manières ? Est-ce quand son père… — Mais, mistress Howden, dit Saddletree. — Je me rappelle que sa mère… dit miss Damahoy. — Miss Damahoy ! » dit d’un ton suppliant l’orateur interrompu.

« Et quand sa femme dit Plumdamas… — Monsieur Plumdamas, mistress Howden, miss Damahoy, » dit de nouveau l’orateur d’un ton suppliant, « comprenez donc ma distinction, comme dit l’avocat Crossmyloof. Je distingue, dit-il ; or donc, le corps du criminel ayant été jeté à terre, et l’exécution étant terminée, les fonctions de Porteous avaient cessé ; l’acte qu’il était chargé de protéger étant accompli, il n’était pas plus que cuivis ex populo[34], — Quivis, quivis, monsieur Saddletree, avec votre permission, » dit (en appuyant avec emphase sur la première syllabe) M. Butler, sous-maître d’école dans une paroisse près d’Édimbourg, qui arrivait à cet instant et venait d’entendre ce solécisme.

« Pourquoi m’interrompre, monsieur Butler ? Ce n’est pas que je ne sois bien aise de vous voir ; mais sachez que je parle d’après l’avocat Crossmyloof, et il a dit cuivis. — Si l’avocat Crossmyloof a employé le datif pour le nominatif, il a mérité le fouet ; il n’est pas de bambin sur les bancs qui n’eût reçu des férules pour une faute aussi grossière contre la grammaire. — Je parle latin en légiste, monsieur Butler, et non pas en maître d’école. — Pas même en écolier, monsieur Saddletree. — N’importe ; ce que je veux dire, c’est que Porteous est devenu passible de pœna extra ordinem, de la peine capitale, c’est-à-dire, en bon écossais, de la potence, parce qu’au lieu de faire feu pendant qu’il était encore dans l’exercice de ses fonctions, il a attendu que le cadavre eût été détaché ; l’exécution qu’il avait ordre de surveiller terminée, il était lui-même déchargé des fonctions qu’on lui avait confiées. — Mais, monsieur Saddletree, dit Plumdamas, pensez-vous réellement que l’affaire de Porteous eût été moins mauvaise s’il avait fait feu avant qu’on lui eût jeté des pierres ? — Sans aucun doute, voisin ; car il était alors dans l’exercice de ses fonctions et de son autorité légale, l’exécution n’étant que commencée, ou au moins non achevée, complètement terminée ; mais, après que la corde eut été coupée, il était sans aucune espèce de pouvoir, et n’avait plus qu’à se retirer avec ses gardes, en montant West-Bow aussi vite que s’il eût été poursuivi par un arrêt. La loi est formelle, je l’ai entendu expliquer par lord Vincovincentem. — Vincovincentem ! est-ce un lord d’État, ou un lord de session ? demanda mistress Howden[35]. — C’est un lord de la cour des sessions. Je fréquente peu les lords d’État ; ils m’accablent de frivoles questions sur leurs selles, leurs croupières, leurs arçons, me demandent combien ils coûteront, le jour où ils seront prêts. Ce sont de véritables oisons à cheval. Ma femme suffit pour les servir. — Et de même elle a pu, dans son temps, être du goût du meilleur lord du pays, quelque peu d’estime que vous fassiez d’elle, monsieur Saddletree, » dit mistress Howden, indignée du ton méprisant dont on parlait de sa commère. « Quand elle et moi nous étions jeunes filles, nous ne pensions guère tomber sur deux maris comme mon vieux David Howden, ou comme vous, monsieur Saddletree. »

Pendant que Saddletree, qui n’était point prompt à la réplique, se creusait le cerveau pour répondre à une attaque aussi vive, miss Damahoy écarta cette discussion.

« À propos de lord d’État, dit-elle, vous devez vous rappeler la cavalcade du parlement, monsieur Saddletree, dans le bon vieux temps, avant l’Union. Beaucoup de gens fort riches dépensèrent leurs revenus d’une année en harnais, en robes brodées et en manteaux couverts de brocarts, et tant d’autres objets que j’avais brodés. — C’est vrai, et alors on voyait de bons repas, avec des confitures liquides et sèches, et des fruits secs de toutes sortes, répondit Plumdamas. Mais l’Écosse était l’Écosse alors. — Je vous dis, voisins, reprit mistress Howden, que je croirai que l’Écosse n’est plus l’Écosse, si nos patients Écossais supportent tranquillement l’affront qu’on leur fait aujourd’hui. Ce n’est pas seulement le sang répandu, mais encore celui qui aurait pu l’être, qui demande vengeance ; l’enfant de ma fille, le petit Eppie Dairle, y était… c’est mon grand, que vous connaissez, miss Grizell. Il avait fait l’école buissonnière, comme font les écoliers, monsieur Butler. — Ce qui devrait leur valoir une bonne correction de la part de ceux qui leur veulent du bien, repartit M. Butler. — Il était juste au pied de la potence, pour voir pendre le condamné, comme cela est naturel : n’aurait-il pas bien pu attraper un coup de fusil comme un autre ? Qu’est-ce que j’aurais fait alors ? Je voudrais bien savoir ce que dirait la reine Carline (puisque c’est son nom) si elle avait eu un de ses enfants dans une pareille bagarre ! — Il est probable, répondit Butler, que cela ne l’aurait que peu affligée. — Eh bien ! je vous dis que si j’étais homme, je voudrais avoir satisfaction de ce Porteous, quoi qu’il en arrive, quand tous les carlins et toutes les carlines d’Angleterre auraient juré le contraire. — J’arracherais la porte de la prison avec mes ongles, dit miss Grizell. — Mesdames, dit Butler, vous parlez bien, mais je vous engage à parler plus bas. — Parler plus bas ! » s’écrièrent en même temps les deux femmes ; « on ne parlera pas d’autre chose de Weig-House à Water-Gate[36], jusqu’à ce que cette affaire soit terminée. »

Les deux femmes se retirèrent alors dans leurs maisons ; quant à M. Plumdamas et aux deux autres hommes, ils allèrent boire leur coup de midi (un verre d’eau-de-vie) dans une taverne à porte basse, bien connue dans Lawn-Market. M. Plumdamas les quitta ensuite pour se rendre à sa boutique, et M. Butler, qui avait par hasard à faire arranger sa férule (dont les écoliers, dans cette journée à événements, avaient mérité l’usage), descendit Lawn-Market avec M. Saddletree, parlant tous deux à la fois, l’un des lois de l’Écosse, l’autre de celles de la syntaxe.


CHAPITRE V.

LES COMMÉRAGES.


Ailleurs il pouvait bien faire la loi ; mais chez lui il était doux comme un agneau.
David Lindsay.


« Jack Driver le charretier est venu chercher son harnais neuf, » dit mistress Saddletree à son mari dès qu’il fut entré, non qu’elle désirât le mettre au courant de ses affaires, mais simplement pour lui apprendre ce qu’elle avait fait en son absence.

« Bien, » répondit Bartholin sans daigner ajouter un mot.

« Et le laird de Girdingburst a envoyé ici son coureur, et est venu lui-même (c’est un fort beau et fort aimable jeune homme), demander quand il aurait sa housse brodée ; il en a besoin pour les courses de Kelso. — Fort bien, » répondit Bartholin aussi laconiquement que la première fois.

« Sa Seigneurie, le comte de Blazonbury, lord Flash and Flame[37], est presque fou qu’on ne lui ait pas envoyé, comme on le lui avait promis, des harnais pour ses six juments de Flandre, avec housses et panaches. — Fort bien, fort bien, ma femme : s’il devient fou, nous ferons pour lui une enquête judiciaire. C’est fort bien. — Fort bien, dites-vous, monsieur Saddletree ! » répondit sa compagne, piquée de l’indifférence avec laquelle il recevait les comptes qu’elle lui rendait. « Beaucoup de gens croiraient avoir à rougir si de nombreux chalands ne trouvaient jamais chez eux que des femmes pour leur répondre : les garçons sont partis, dès que vous avez eu le dos tourné, pour aller voir pendre Porteous, et c’est votre faute ; si vous étiez resté chez vous… — Paix ! mistress Saddletree, » interrompit le mari d’un air d’importance, « ne m’étourdissez pas de vos absurdités. J’avais affaire ailleurs. Non omnia, comme dit M. Crossmyloof quand deux huissiers l’appellent en même temps, non omnia possumus, possimus, possimis. Je vois que notre latin de légiste offense les oreilles de M. Butler ; mais, en un mot, le lord président lui-même ne peut pas être en deux endroits en même temps. — Très-bien, monsieur Saddletree, » lui répondit sa femme avec un sourire ironique ; « et personne ne doute qu’il ne soit fort convenable de laisser votre épouse s’occuper des selles et des brides des jeunes gentilshommes, tandis que vous allez voir pendre un homme qui ne vous a jamais fait de mal. — Femme, » dit Saddletree d’un ton de voix élevé, que soutenait le coup de midi qu’il venait déboire, « c’est assez ; ne vous mêlez pas des choses que vous ne pouvez comprendre. Croyez-vous que je sois né pour pousser des alênes à travers le cuir, quand des hommes tels que Duncan Forbes[38] et cet autre compagnon, qui n’étaient guère au-dessus de moi, s’il faut en croire les gens de High-Street, ont pu être présidents et avocats du roi ? Ah ! si les emplois étaient plus justement répartis, comme au temps de Wallace…. — Je ne vois pas ce que nous aurait rapporté ce Wallace. Dans ce temps-là, comme je l’ai entendu dire à des vieillards, on se battait avec des fusils à bretelles de cuir ; mais aussi on oubliait quelquefois de les payer. Quant à votre grand talent, Bartley[39], les gens qui en parlent dans la cour du Parlement le connaissent sans doute mieux que moi. — Je vous dis, femme, que vous ne comprenez rien à ces choses-là. Du temps de sir William Wallace, il n’y avait pas un homme qui fît un métier aussi humble que celui de sellier ; les harnais en cuir dont on se servait venaient tout faits de la Hollande. — S’il en était ainsi, » dit alors Butler, qui, comme beaucoup d’hommes de sa profession, avait l’humeur quelque peu plaisante et railleuse, « je pense que nous avons changé à notre avantage, puisque nous faisons nos harnais nous-mêmes, et que nous ne tirons plus que nos avocats de Hollande. — C’est vrai, monsieur Butler, » répondit Bartholin en poussant un soupir. « Si j’avais eu le bonheur, ou plutôt si mon père avait eu l’esprit de m’envoyer à Leyde et à Utrecht étudier les Substitutes et le Pandex. — Vous voulez dire les Institutes, les Institutes de Justinien, monsieur Saddletree ? — Institutes, Substitutes, c’est la même chose, monsieur Butler, et l’on emploie indifféremment l’un et l’autre dans les actes de substitution, comme vous pouvez le voir dans les practiques de Balfour, ou les Formules de Dallas de Saint-Martin. J’entends assez bien tout cela, grâce au ciel : mais j’ai bien regret de n’avoir point étudié en Hollande. — Consolez-vous, monsieur Saddletree ; vous n’auriez pas été plus avancé que vous l’êtes ; car nos avocats écossais forment une caste aristocratique. Leur métal est véritablement de Corinthe, et non cuivis contigit adire Corinthum[40]. Qu’en dites-vous, monsieur Saddletree… ? — Je dis, monsieur Butler, » répondit Bartholin, qui, comme on peut bien le croire, n’avait pas compris la plaisanterie, et n’avait été frappé que du ton des paroles ; « je dis qu’il n’y a qu’un instant vous souteniez qu’il fallait prononcer quivis, et je viens de vous entendre dire cuivis aussi clairement que j’aie jamais entendu prononcer un mot au tribunal. — Permettez-moi de vous expliquer la différence en trois mots, monsieur Saddletree, » dit Butler, non moins pédant sur les sujets de son domaine, quoique avec infiniment plus d’instruction et de jugement, que ne l’était Bartholin sur ce qui tenait à la profession de légiste qu’il s’attribuait. « Accordez-moi un instant d’attention : vous ne contesterez pas que le nominatif est le cas par lequel on nomme ou désigne une personne, et qu’on peut l’appeler le cas principal, tous les autres cas se formant de celui-ci par des changements de désinence dans les langues savantes, et avec le secours de prépositions dans nos modernes jargons de Babel. Vous n’avez rien à objecter à cela, je présume, monsieur Saddletree ? — Je ne sais si je puis vous accorder cela ou non ; c’est ad avisandum, voyez-vous : personne ne peut admettre avec tant de précipitation un point de fait ou un point de droit, » répondit Saddletree, qui eut l’air ou s’efforça du moins d’avoir l’air de comprendre cette distinction.

« Et le datif ? continua Butler. — Je sais ce que c’est qu’un tuteur datif, » répondit vivement Saddletree.

« Le datif, reprit le grammairien, est le cas qui indique qu’une chose est donnée ou appartient à une personne ou à une chose. Vous ne pouvez pas le contester, je pense. — Je ne vous accorderai jamais cela. — Que diable alors voulez-vous donc que soient le nominatif et le datif ? » dit brusquement Butler, étonné tout à la fois de l’énergie de son expression, et de la manière dont il l’avait prononcée.

« Je vous dirai cela à loisir, monsieur Butler, » répliqua Saddletree avec un air tout à fait capable ; » je prendrai un jour pour examiner chacune de vos concessions, et je vous dirai alors, d’une manière précise, si je vous en conteste la vérité ou si je vous la dénie. — Allons, allons, monsieur Saddletree, lui dit sa femme ; nous n’avons pas besoin de confessions ; laissez-les à ceux qui sont payés pour cela : cela ne nous va pas mieux qu’une selle à un bœuf. — Ah ! dit Butler, optat ephippia bos piger[41]. Rien de nouveau sous le soleil ; mais le mot de mistress Saddletree n’en est pas moins bon. — Et puisque vous prétendez connaître si bien les lois, monsieur Saddletree, continua sa femme, vous feriez bien mieux de voir s’il y aurait quelque chose à faire pour Effie Deans, la pauvre fille, qui est là en prison, exposée au froid, à la faim, sans secours… une jeune servante à nous, monsieur Butler, une fille innocente, selon moi, et si laborieuse ! Lorsque M. Saddletree sort (et vous savez qu’il est rarement à la maison quand il y a quelque tribunal ouvert), la pauvre Effie m’aidait à remuer les paquets de cuir tanné, à assortir les marchandises au goût de chacun. Et vraiment elle plaisait aux chalands par l’accueil qu’elle leur faisait ; elle était toujours polie, et il n’y avait pas une meilleure servante dans Édimbourg. Les gens étaient-ils emportés ou déraisonnables, elle les servait bien mieux que moi, qui ne suis plus si jeune que j’ai été, monsieur Butler, et qui lâche difficilement la main : car lorsque plusieurs personnes crient en même temps après moi, qui n’ai qu’une langue pour leur répondre, je suis obligée de leur parler un peu durement, ou je n’en viendrais jamais à bout. Je m’aperçois tous les jours qu’Effie me manque. — De die in diem, ajouta Saddletree. — Je crois l’avoir vue dans votre boutique, » dit Butler après un moment d’hésitation : « n’est-ce pas une jeune fille qui a de beaux cheveux et l’air modeste ? — C’est cela même, monsieur Butler. Est-elle coupable ou innocente, Dieu seul le sait ; mais si elle est coupable, je jurerais bien sur ma Bible qu’elle n’avait pas la tête à elle dans le moment où elle a commis le crime dont on l’accuse. »

Pendant qu’elle parlait, Butler se promenait rapidement dans la boutique, et laissait voir plus d’agitation que n’en semblait susceptible un homme qui, par état et par caractère, était habituellement si posé.

« Cette Effie n’est-elle pas la fille de David Deans, nourrisseur de bestiaux à Saint-Léonard ? dit-il enfin. N’a-t-elle pas une sœur ? — Oui, elle en a une, la pauvre Jeanie Deans, qui a dix ans de plus qu’elle. Il n’y a qu’un moment, Jeanie était ici à pleurer. Et que pouvais-je lui dire, si ce n’est de revenir consulter M. Saddletree quand il serait à la maison ? Ce n’est pas que je pense que M. Saddletree y puisse faire ni chaud ni froid ; mais c’était pour lui rendre un peu de courage et d’espoir. Le malheur arrive toujours assez vite. — Vous vous trompez, femme, » dit Saddletree avec dédain ; « car je lui aurais donné toute satisfaction. Je lui aurais expliqué que sa sœur est mise en jugement en vertu du statut 690, chapitre Ier, sous la prévention d’infanticide, pour avoir caché sa grossesse et ne pouvoir représenter l’enfant dont elle est accouchée. — J’espère, dit Butler, que Dieu permettra que son innocence soit prouvée. — Je le souhaite aussi, monsieur Butler, dit mistress Saddletree ; j’aurais répondu d’elle comme de ma propre fille ; mais, par malheur, j’ai été malade tout l’été, et j’ai gardé la chambre pendant douze semaines. Pour M. Saddletree, il serait au milieu d’un hôpital de femmes en couches qu’il ne se douterait pas du motif qui les y a amenées. Je n’ai pu m’apercevoir de rien ; mais si j’avais eu le moindre soupçon de son état, je vous garantis… Mais peut-être sa sœur pourrait-elle dire quelque chose pour sa justification. — On ne parlait que de cela dans Parliament-House, dit M. Saddletree, jusqu’au moment où l’affaire de Porteous l’a fait oublier. C’est un superbe cas de meurtre présumé, et il n’y en a pas eu de pareil devant la cour de justice depuis le procès de la mère Smith, la sage-femme, qui fut mise à mort en l’année 1670. — Mais qu’avez-vous donc, monsieur Butler ? dit mistress Saddletree ; vous êtes blanc comme un linge. Voulez-vous prendre quelque chose ? — Je vous remercie beaucoup » dit Butler en faisant un effort pour parler. « Je suis venu hier à pied de Dumfries, et il faisait très-chaud. — Asseyez-vous, » dit mistress Saddletree en s’approchant avec bienveillance, « reposez-vous. Vous vous tuerez à courir ainsi. Aurez-vous l’école de Dumfries, monsieur Butler ? — Oui… non… je n’en sais rien, » répondit le jeune homme sans savoir ce qu’il disait ; mais mistress Saddletree ne laissa pas de poursuivre sur ce sujet, autant par suite de l’intérêt qu’elle lui portait que pour satisfaire sa curiosité.

« Vous ne savez pas si vous aurez l’école de Dumfries ! qui donc y a enseigné tout l’été ? — Non, mistress Saddletree, je ne l’aurai pas, » répondit Butler revenu à lui ; « le laird de Blackat-the-Bane a un fils naturel qu’il élève pour l’église ; mais le presbytère refuse la licence, et alors… — Oui, oui, je comprends : s’il y a un laird qui ait un parent pauvre ou un bâtard à qui la place convienne, il est inutile d’en dire davantage. Ainsi vous retournez à Libberton, dont vous avez la survivance ? Si frêle que soit M. Wackhbairn, il est homme à vivre aussi long-temps que vous, qui devez lui succéder. — Cela est probable, » répondit Butler en soupirant, « et je ne désire pas qu’il en soit autrement. — Sans doute, c’est une chose bien gênante, continua Mistress Saddletree, d’être ainsi dans la dépendance, et je m’étonne comment vous pouvez supporter cela, vous qui avez des droits et des titres à obtenir beaucoup mieux. — Quos diligit castigat[42], répondit Butler ; le païen Sénèque trouvait quelque avantage dans l’affliction. Les païens avaient leur philosophie, les juifs leur morale, mistress Saddletree, et ils ont eu des malheurs à supporter dans leur temps. Les chrétiens ont un moyen de consolation bien supérieur, assurément, mais… »

Un soupir lui coupa la parole.

« Je vous comprends, » dit mistress Saddletree en regardant son mari : « quelquefois nous perdons patience en dépit de la sainte Bible. Mais vous n’avez pas encore l’air bien remis : vous allez rester et prendre quelque chose avec nous. »

M. Saddletree quitta les Practiques de Balfour (son étude favorite, et grand bien lui fasse !) pour joindre ses sollicitations à celles de sa femme ; mais Butler persista dans son refus et prit congé.

« Il y a quelque chose là-dessous, » dit mistress Saddletree en le regardant s’éloigner. « Je ne sais pourquoi M. Butler est si tourmenté du malheur d’Effie. Il n’y a jamais eu de liaison entre eux, que je sache ; cependant ils étaient voisins quand David Beans demeurait sur les terres du laird de Dumbiedikes. Probablement il connaît son père ou quelqu’un de sa famille. Levez-vous donc, monsieur Saddletree ; vous êtes assis justement sur le coussin qui a besoin d’être recousu. Ah ! voilà le petit Willie, notre apprenti. Eh bien ! mauvais sujet que vous êtes ! vous courez donc aussi pour voir pendre les gens ? Aimeriez-vous qu’on y courût aussi pour vous, si cela vous arrivait ? et je ne dis pas que non, à moins que vous ne changiez de conduite. Et qu’est-ce que vous grommelez ainsi ? Entrez, et conduisez-vous mieux. Dites à Peggy de vous donner un morceau à manger, car vous êtes sec comme une allumette. C’est un orphelin, monsieur Saddletree, sans père ni mère ; quoiqu’il soit un peu vaurien, il faut avoir soin de lui, c’est un devoir de chrétien. — C’est très-vrai, femme, dit Saddletree ; nous sommes pour lui in loco parentis pendant sa minorité, et j’ai dessein de présenter requête à la cour pour être nommé son curateur loco tutoris, vu qu’ici il n’y a point de tuteur nommé et que le tuteur légal n’agit pas ; mais je crains que les frais de la procédure ne se retrouvent pas in rem versam[43], car je ne sais pas si Willie a quelques biens pour fournir aux frais d’administration. »

Il finit cette phrase en toussant d’un air d’importance, comme s’il eût expliqué la loi d’une manière complète.

« Ses biens ! dit mistress Saddletree ; quels biens a le pauvre enfant ? Il était en guenilles quand sa mère mourut, et la polonaise bleue qu’Effie lui a faite avec mon vieux manteau est la première nippe décente qu’il ait jamais eue. Pauvre Effie ! Monsieur Saddletree, pouvez-vous me dire, avec toutes vos lois, si sa vie est réellement en danger, car il est impossible de prouver qu’elle ait fait périr son enfant ? — Ah ! » répondit M. Saddletree, charmé qu’une fois au moins en sa vie l’attention de sa femme se fût arrêtée sur un sujet de discussion légale ; « ah ! il y a deux espèces de murtdrum ou murdragium, de meurtre enfin, comme vous dites populariter et vulgariter. Oui, il y en a de deux espèces : l’un que vous appelez murtdrum per vigilias et insidias[44], l’autre qui est un murthrum volontaire. — Je suis sûre, répondit sa femme, que le meurtre volontaire est celui que les riches commettent envers nous autres marchands, et qui nous force à fermer boutique. Mais tout cela n’a pas rapport au malheur d’Effie.

— Le cas d’Effie, ou d’Euphémie Deans, reprit Saddletree, est un cas de présomption de meurtre ; c’est-à-dire un meurtre que la loi infère d’après certains indicia ou motifs de présomption. — De sorte que si la pauvre Effie n’a déclaré sa grossesse à personne, elle sera pendue par le cou, quand même elle serait accouchée d’un enfant mort, quand même son enfant vivrait encore ? — Assurément, dit Saddletree, c’est une ordonnance rendue par nos souverains maîtres le roi et la reine, pour empêcher le crime infâme d’accoucher en secret. À dire vrai, le crime est bien assorti avec la loi, car cette espèce de meurtre est de sa création.

— Eh bien ! si les lois font des meurtres, ce sont les lois qu’il faut pendre, ou bien pendre un homme de loi à la place ; le pays n’y perdrait rien ! »

On vint alors les avertir que leur modeste dîner était servi, ce qui coupa court à une conversation qui semblait prendre un tour moins favorable à la jurisprudence et à ceux qui l’exercent, que ne l’avait espéré, dès le début, M. Bartholin Saddletree, leur admirateur passionné.


CHAPITRE VI.

LA PRISON.


Mais alors, ils soulevèrent tout Édimbourg ; ils soulevèrent, trois mille qu’ils étaient, la ville entière.
Le Bonsoir de Johannie Armstrong.


Butler, en quittant la boutique du Cheval d’or, alla chez un de ses amis qui était attaché au barreau, afin de le consulter sérieusement sur le cas où se trouvait la jeune fille dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Le lecteur a sans doute déjà conjecturé qu’il avait pour s’intéresser au sort de la malheureuse, des raisons plus puissantes que celles qui sont dictées par l’humanité seule. Il ne trouva pas chez lui le légiste qu’il cherchait, et ne fut pas plus heureux dans deux ou trois autres visites qu’il fit à plusieurs personnes de sa connaissance qu’il espéra intéresser dans cette affaire. Ce jour-là, tout le monde était occupé de Porteous, et chacun prenait parti pour ou contre la mesure adoptée par le gouvernement. La chaleur de la dispute avait excité une soif si universelle, que la moitié des jeunes avocats et des procureurs, tous leurs clercs avec eux, avaient été continuer les débats dans quelque taverne favorite. Or c’était parmi ces gens-là que Butler cherchait un conseiller. Un habile arithméticien calcula que cette discussion avait fait consommer, dans Édimbourg, une quantité de bière à deux sous suffisante pour mettre à flot un vaisseau de ligne du premier rang.

Butler attendit l’obscurité pour aller voir la malheureuse jeune fille, afin d’être remarqué le moins possible ; car il avait ses raisons pour désirer que mistress Saddletree ne fût pas instruite de sa visite, et la porte de sa boutique n’était pas fort éloignée de celle de la prison, quoique de l’autre côté de la rue ou au midi, et un peu plus haut. Il passa donc par la galerie étroite et en partie couverte qui communique avec l’extrémité nord-ouest de Parliament-Square.

Il se trouva alors devant l’entrée gothique de l’ancienne prison qui, comme chacun sait, déploie son antique façade au milieu de High-Street, et termine une longue file de hauts bâtiments[45] que nos ancêtres, pour quelque raison inconcevable, ont entassés au centre de la principale rue de la ville, ne laissant pour la circulation qu’une rue étroite vers le nord et vers le midi : c’est dans cette rue que se trouve la porte de la prison. Les hautes et sombres murailles de la Tolbooth et les maisons adjacentes d’un côté ; de l’autre les piliers et les arcs-boutants de la vieille cathédrale, forment une ruelle tortueuse. Pour donner quelque gaieté à ce sombre passage (bien connu sous le nom du Krames), un grand nombre de petites boutiques, semblables à des échoppes de savetiers, sont accrochées, pour ainsi dire, dans les enfoncements et autour des piliers, si bien que les marchands semblent avoir bâti dans tous les coins et recoins des nids proportionnés à la grandeur de l’édifice, comme les hirondelles dans le château de Macbeth. Depuis quelque temps, ces boutiques sont occupées par des marchands de jouets d’enfants, devant l’étalage desquels les petits paresseux qui aiment tant ces belles choses sont tentés de s’arrêter, ravis par le riche coup d’œil des chevaux de bois, des poupées et des joujoux de Hollande, qu’on dispose à dessein avec un charmant désordre ; mais les regards de travers d’un marchand hideux ou d’une vieille femme en lunettes, préposés à la garde de ces précieux magasins, les font parfois reculer de terreur. Au temps où se passe cette histoire, ce n’était que dans cette étroite allée qu’on trouvait bas, gants, bonnets, fil, aiguilles et toutes les marchandises qu’on désigne aujourd’hui sous le nom général de merceries.

Pour en revenir à notre sujet, Butler trouva le geôlier, vieillard grand et maigre, à cheveux blancs, occupé à fermer la porte extérieure de la prison. Ce fut à lui qu’il s’adressa, demandant à voir Effie Deans, retenue comme accusée d’infanticide. Le geôlier le regarda fixement, et mettant avec honnêteté la main à son chapeau par respect pour l’habit noir et la tournure ecclésiastique de Butler, il répondit qu’il était impossible d’entrer pour le moment.

« Vous fermez plus tôt que de coutume, dit Butler ; c’est sans doute à cause de l’affaire du capitaine Porteous ? »

Le geôlier, avec cet air de mystère que prennent les gens en place, secoua deux fois la tête, et tirant de sa loge une lourde clef longue de deux pieds environ, abaissa une forte plaque de fer qui recouvrait toute la serrure, et attachée par un ressort et un anneau également en fer. Butler resta machinalement devant la porte pendant qu’on la fermait, puis regardant sa montre, il descendit rapidement la rue, récitant tout bas sans y songer :

Porta adversa, ingens, solidoque adamante columnœ,
Vis ut nulla virûm, non ipsi exscindere ferro
Cœlicolœ valeant… Stat ferreu turris ad auras
[46].

Ayant perdu plus d’une demi-heure à chercher une seconde fois, et tout aussi vainement, son ami l’homme de loi qu’il voulait consulter, il pensa qu’il était temps de sortir de la ville, pour retourner au lieu de sa résidence, dans un petit village à deux milles et demi environ au sud d’Édimbourg. La capitale était alors entourée de hautes murailles, défendues en plusieurs endroits par des tours et des créneaux, et l’on ne pouvait en sortir que par des portes, appelées en écossais Ports, qui étaient régulièrement fermées la nuit. Les gardiens, cependant, au moyen d’une légère rétribution, laissaient entrer et sortir à toute heure par un guichet pratiqué exprès à la grande porte ; mais il était assez important, pour un homme aussi pauvre que Butler, d’éviter même cette légère dépense. Craignant donc que l’heure de la fermeture des portes n’approchât, il se dirigea vers celle dont il était le moins éloigné, au risque d’alonger un peu son chemin. Le plus direct passait par Bristo-Port ; mais il préféra West-Port, qui communique avec Grass-Market, parce que c’était la porte dont il se trouvait le plus près. Il arriva juste à temps pour sortir des fortifications, et entra dans un faubourg appelé Portsburg, où logeaient principalement le bas peuple et les artisans, mais il y rencontra un obstacle soudain et imprévu.

À peine sortait-il de la ville, qu’il entendit le son d’un tambour, et, à sa grande surprise, il rencontra une foule assez considérable. Elle occupait toute la largeur de la rue, et s’avançait en toute hâte vers la porte par laquelle il venait de sortir, précédée d’un tambour qui battait le rappel. Tandis que Butler réfléchissait au moyen d’éviter une troupe qui ne semblait pas rassemblée pour un motif légitime, on vint à lui et on l’arrêta.

« Êtes-vous ecclésiastique ? lui demanda-t-on. — Je le suis, répondit-il, mais je n’ai point de cure. — C’est M. Butler de Libberton, » dit une voix par derrière ; « il s’en acquittera tout aussi bien qu’un autre. — Vous allez venir avec nous, monsieur, » ajouta la première voix d’un ton civil, mais péremptoire.

« Et pourquoi, messieurs ? dit Butler. Je demeure à quelque distance de la ville ; les chemins ne sont pas sûrs la nuit ; vous m’exposeriez… — On vous reconduira en toute sûreté ; personne ne touchera à un cheveu de votre tête ; mais il faut nous suivre, et vous nous suivrez. — Mais, messieurs, pourquoi ? dans quel but ? J’espère que vous aurez la bonté de me donner des explications ? — On vous en donnera en temps convenable. Marchez, car il le faut, de force ou de gré ; je vous engage à ne regarder ni à droite ni à gauche ; ne cherchez à reconnaître personne, mais considérez comme un rêve tout ce qui va se passer autour de vous. — Et plût à Dieu que ce fût un rêve d’où je puisse sortir ! » pensa Butler ; mais, n’ayant aucun moyen de résister à la violence dont on le menaçait, il lui fallut retourner sur ses pas et marcher en tête de la multitude, entre deux hommes qui le soutenaient, ou plutôt qui l’empêchaient de s’échapper.

Pendant ce pourparler, les insurgés s’étaient rendus maîtres de la porte, en se précipitant sur les gardiens (on nommait ainsi les portiers) et en s’emparant des clefs ; ils poussèrent les verrous et mirent les barres derrière les deux battants, puis ordonnèrent à celui qui en avait habituellement le soin, de fermer le guichet, dont ils ne pouvaient faire jouer le ressort ; mais celui-ci, qu’un incident si imprévu avait terrifié, ne put en venir à bout. Les insurgés, qui semblaient avoir tout prévu, demandèrent des torches, à la lueur desquelles ils assurèrent le guichet avec de longs clous dont ils s’étaient munis, sans doute dans cette intention.

Pendant ce temps-là, Butler ne pouvait, même malgré lui, ne pas remarquer les individus qui paraissaient diriger cette singulière émeute. La lumière des torches, qui tombait sur eux et le laissait dans l’ombre, lui permit de voir sans être vu lui-même. Plusieurs de ceux qui semblaient le plus affairés avaient des jaquettes, des chausses et des bonnets de marins ; d’autres portaient de longues et larges redingotes avec des chapeaux à grands bords ; quelques-uns, qu’à leur habillement on pouvait prendre pour des femmes, étaient facilement reconnus à leur grosse voix, à leur taille extraordinaire, enfin à leur tournure et à leur démarche peu féminines. Toute la troupe agissait évidemment d’après un plan combiné d’avance. Ils avaient des signaux pour se reconnaître, et des sobriquets pour s’appeler entre eux. Butler remarqua qu’on prononçait souvent le nom de Wildfire, et que ce nom s’adressait à un des hommes déguisés en femme.

Les insurgés laissèrent un petit détachement pour garder la porte, et engagèrent les préposés, s’ils faisaient cas de la vie, à rester dans leur loge sans essayer de toute la nuit de reprendre leurs clefs. Ils parcoururent alors rapidement la rue basse appelée Cowgate, tandis que la populace avertie par leur tambour venait de toutes parts les rejoindre. Arrivés à la porte de Cowgate, ils s’en emparèrent aussi facilement que de la première : cette porte ayant été également fermée, ils y laissèrent aussi une garde. On remarqua dans la suite, comme un exemple frappant de prudence et d’audace, que les hommes chargés de garder les portes ne restaient pas stationnaires, mais se promenaient à droite et à gauche, ne s’éloignant pas assez de leur poste pour qu’on vînt le leur enlever, mais pourtant ne s’arrêtant jamais assez pour qu’on eût le temps de les examiner avec attention. Ce rassemblement, qui d’abord n’était guère que d’une centaine d’hommes, se montait alors à un mille et augmentait sans cesse. Ils se séparèrent pour monter plus rapidement les passages étroits qui conduisent de Cowgate à High-Street, marchant toujours tambour battant, et invitant par leurs cris tous les vrais Écossais à les suivre : bientôt ils remplirent la principale rue de la ville.

La porte de Netherbow pourrait être appelée le Temple-Bar d’Édimbourg. Elle coupe High-Street à son extrémité, et sépare la ville d’Édimbourg proprement dite du faubourg de la Canongate, comme Temple-Bar sépare Londres de Westminster. Il était de la plus grande importance pour les insurgés de s’en emparer, parce qu’il y avait alors dans la Canongate un régiment d’infanterie commandé par le colonel Moyle, qui pouvait se rendre maître de la ville en y pénétrant par cette porte, et les empêcher aisément d’exécuter leur projet. Les chefs s’y dirigèrent donc aussitôt, s’en assurèrent de la même manière, et sans plus de peine que des autres, et laissèrent pour la garder un détachement proportionné à l’importance du poste.

Le premier soin de ces hardis insurgés fut ensuite de désarmer la garde de la ville, et en même temps de se procurer des armes : car jusque-là ils n’avaient eu que des bâtons et des gourdins. Le corps-de-garde, détruit en 1787, était un bâtiment long, bas et irrégulier, qu’une imagination fantasque aurait pu comparer à un grand limaçon noir rampant au milieu de High-Street et détruisant sa belle symétrie. Cette formidable insurrection était si inattendue, qu’il n’y avait pas alors à ce poste plus d’une vingtaine d’hommes commandés par un sergent ; encore n’avaient-ils ni poudre ni balles. Ils savaient fort bien quelle était la cause de l’émeute, et on peut penser qu’ils étaient peu disposés à risquer leur vie en s’opposant à une multitude si furieuse, qui devait, en cette occasion, leur en vouloir plus encore que de coutume.

La sentinelle (pour qu’on pût dire au moins qu’un des soldats de la ville avait fait son devoir dans cette nuit mémorable) coucha en joue les premiers qui s’avancèrent, et les somma de s’arrêter. Mais la jeune amazone dont Butler avait remarqué particulièrement l’activité, s’élança sur le garde, saisit son mousquet, et après une lutte opiniâtre réussit à le lui arracher, en le jetant lui-même sur le pavé. Un ou deux soldats qui voulurent venir au secours de leur camarade, furent pareillement saisis et désarmés, et la multitude s’empara sans peine du corps-de-garde, après avoir chassé les hommes qui l’occupaient et enlevé leurs armes. On remarqua que, quoique les soldats de la garde de la ville eussent été les instruments du meurtre que le complot voulait venger, aucun d’eux ne reçut ni mauvais traitements ni insultes. Il semblait que la vengeance de la populace dédaignât de tomber sur toute autre tête que sur celle de l’homme qu’on regardait comme seul auteur du mal.

Dès qu’ils furent maîtres du corps-de-garde, leur premier soin fut de crever les caisses, parce qu’on pouvait s’en servir pour donner l’alarme à la garnison du château. Par la même raison, ils ordonnèrent à leur tambour de cesser de battre : c’était un jeune gaillard, fils du tambour de Portsburgh, qu’ils avaient obligé à les suivre. Alors les plus déterminés se distribuèrent les fusils, les baïonnettes, les sabres, les piques et les haches d’armes.

Jusqu’à ce moment les principaux conjurés avaient gardé le silence sur le but de l’insurrection. Tout le monde le connaissait, mais personne n’en parlait. Cependant, dès que toutes les précautions qu’ils eussent pu imaginer furent prises, ils poussèrent à la fois un cri épouvantable : « Porteous ! Porteous ! à la Tolbooth ! à la Tolbooth ! »

Leur projet était déjà à demi exécuté, ils continuèrent néanmoins à agir avec autant de prudence que quand le succès était encore douteux : une troupe nombreuse se porta en face des Luckenbooths, et, barrant toute la rue, intercepta le passage du côté de l’est, tandis que l’extrémité occidentale de la rue étroite, formée par les Luckenbooths, était gardée de la même manière. La prison se trouvait ainsi entourée de toutes parts, et ceux qui devaient en briser les portes ne couraient aucun risque d’être interrompus.

Cependant les magistrats avaient pris l’alarme, et s’étaient réunis dans une taverne pour aviser à quelque mesure assez énergique pour comprimer l’insurrection. On proposa aux diacres ou syndics des corporations d’aller parler aux insurgés ; mais ils déclarèrent que les artisans seraient sans doute peu disposés à reconnaître leur autorité, surtout quand il s’agissait de sauver un homme si odieux. M. Lindsay, membre du parlement pour la ville d’Édimbourg, offrit de se charger de la tâche périlleuse de porter, au nom du lord-prévôt, un message verbal au colonel Moyle, qui commandait les troupes casernées dans la Canongate, en le requérant de forcer la porte de Netherbow et d’entrer dans la ville pour apaiser le tumulte ; mais il refusa de se charger d’ordre écrit, parce que, si un tel ordre venait à tomber aux mains de cette multitude furieuse, il pourrait lui en coûter la vie. Le résultat de sa mission fut que le colonel Moyle ne recevant pas de réquisition écrite de la part des autorités civiles, et ayant sous les yeux le sort de Porteous comme exemple de la sévère désapprobation manifestée par un tribunal au sujet des actes d’un militaire agissant sous sa propre responsabilité, refusa de s’exposer au risque que lui aurait fait courir la réquisition verbale du prévôt.

On envoya par différents chemins plus d’un messager au château, afin de requérir le commandant de faire marcher ses troupes, de tirer quelques coups de canon, ou même de lancer une bombe au milieu de l’attroupement pour balayer les rues ; mais les insurgés faisaient dans les diverses avenues des patrouilles si nombreuses et si vigilantes, qu’aucun des émissaires des magistrats ne put arriver à sa destination. On les forçait seulement de retourner sur leurs pas, sans leur faire de mal, sans les insulter, mais en les menaçant de manière à leur ôter l’envie de se charger de nouveau d’un pareil message.

Les mêmes précautions furent prises pour empêcher les personnes de considération, celles qui devaient en pareil cas paraître le plus suspectes, de circuler dans les rues, d’observer les mouvements des insurgés, ou de reconnaître les acteurs de ce drame. Les gens bien mis étaient arrêtés par de petits détachements de deux ou trois hommes qui les engageaient ou les forçaient au besoin à retourner au lieu d’où ils venaient. Plus d’un convive ne répondit pas à son invitation dans cette soirée mémorable ; car les chaises à porteurs des dames, même du plus haut rang, ne pouvaient circuler d’un endroit dans un autre, malgré les habits brodés de leurs laquais et l’éclat de leurs flambeaux. Presque toujours les dames, qu’une telle cohue frappait de terreur, se voyaient l’objet de soins et d’égards qu’on ne devait point s’attendre à trouver dans les sentinelles d’une multitude si furieuse. Ceux qui arrêtaient les chaises donnaient ordinairement pour excuse que les rues étant peu tranquilles en ce moment, la sûreté de ces dames exigeait qu’elles retournassent sur leurs pas ; ils s’offraient même pour escorter celles qu’ils avaient ainsi arrêtées, de peur sans doute que les gens inconnus qui se trouvaient parmi eux ne déshonorassent leur plan systématique de vengeance en insultant qui que ce soit et en se livrant à des excès trop ordinaires en pareille circonstance.

Des personnes qui vivent encore se souviennent d’avoir entendu des dames qu’on avait ainsi arrêtées au milieu de leur chemin, raconter qu’elles avaient été reconduites jusque chez elles par des jeunes gens qui leur donnaient la main pour descendre de leur chaise, avec une politesse que rendaient tout à fait extraordinaire leurs habits d’artisans et de journaliers[47]. Les conspirateurs, comme jadis les assassins du cardinal Beatoun, semblaient persuadés que l’œuvre à laquelle ils travaillaient était un jugement du ciel, et que, bien qu’il ne fût pas sanctionné par les autorités ordinaires, il devait être exécuté avec ordre et solennité.

Tandis que les détachements exerçaient une surveillance que ni la crainte ni la curiosité ne pouvaient leur faire négliger, protégée par les corps principaux, postés aux deux bouts de la rue, une troupe d’élite frappait à coups redoublés à la porte de la prison, demandant qu’on la lui ouvrît. Personne ne répondit, car le geôlier avait eu la précaution de s’enfuir en emportant les clefs dès le commencement de l’émeute, et il était impossible de le retrouver. On se mit alors en devoir d’attaquer la porte avec des marteaux de forge, des coins de fer et des socs de charrue apportés exprès ; mais on reconnut enfin qu’on ne pourrait l’entamer, car elle était en grosses planches de chêne doubles, attachées les unes en long, les autres en travers par des clous à large tête, trop solide enfin pour qu’il fût possible de la forcer sans y passer beaucoup de temps. Néanmoins les insurgés étaient résolus à entrer : ils se relevaient successivement, car peu de personnes pouvaient travailler ensemble, et s’épuisaient de fatigue sans obtenir un grand résultat. Butler avait été conduit près de cette scène principale de l’action, si près même qu’il était assourdi par le bruit continuel des pesants marteaux contre les battants de la porte. Il commença à espérer que la populace renoncerait à une entreprise qui paraissait désespérée, ou qu’une force suffisante ne tarderait pas à venir la disperser. Il y eut même un moment où cette espérance fut bien près de se réaliser.

Les magistrats, ayant réuni leurs officiers de police et aidés de plusieurs citoyens qui consentaient à se sacrifier pour la tranquillité publique, sortirent enfin de la taverne où ils avaient tenu leur séance, et se dirigèrent vers le lieu du danger. Leurs officiers les précédaient portant des torches et des flambeaux, un héraut à leur tête pour lire, en cas de besoin, la loi sur les émeutes. Ils chassèrent aisément devant eux les avant-postes et les sentinelles avancées des insurgés ; mais quand ils approchèrent de la ligne que la populace ou plutôt les conspirateurs formaient dans toute la largeur de la rue vis-à-vis des Luckenbooths, ils furent accueillis par une grêle de pierres ; et lorsqu’ils eurent poussé plus avant, les factieux leur opposèrent les piques, les baïonnettes et les haches d’armes dont ils étaient armés. Un officier de ville, homme robuste et déterminé, s’avança, saisit un des rebelles et lui arracha son mousquet ; mais n’étant pas secondé, il fut renversé à son tour et désarmé. Il fut trop heureux qu’on lui permît de se relever et de s’enfuir sans être l’objet d’aucune autre violence : nouvel exemple du singulier système qu’avaient adopté ces hommes opiniâtres qui joignaient une espèce de modération à l’acharnement le plus infatigable contre l’objet de leur ressentiment. Les magistrats, après avoir vainement cherché à se faire entendre et obéir, voyant que leur autorité était méconnue, furent obligés d’abandonner le champ de bataille et, de battre promptement en retraite, pour échapper à la grêle de pierres qui leur sifflaient aux oreilles.

La résistance passive qu’opposait la porte de la Tolbooth semblait plus propre à arrêter les propres de la populace que l’intervention active des magistrats. Les pesants marteaux d’enclume continuaient à la frapper avec un bruit épouvantable qui, répété par les maisons d’alentour, pouvait avoir donné l’alarme à la garnison du château. On disait déjà parmi les conspirateurs que les troupes étaient en marche, et qu’ils seraient bientôt dispersés s’ils ne réussissaient promptement à enfoncer la prison, ou que, même sans quitter la forteresse, la garnison pouvait arriver au même but en lançant dans la rue une bombe ou deux.

Stimulés par ces motifs de crainte, ils se relayaient avec ardeur les uns les autres ; mais la porte était si solide, qu’elle résistait toujours à leurs efforts. Enfin une voix s’écria : « Essayons de la brûler ! » Les conjurés accueillirent cette idée par des acclamations unanimes ; et comme si leurs souhaits devaient être aussitôt accomplis que formés, ils se procurèrent bientôt deux ou trois tonneaux à poix vides. En un instant une haute flamme rouge s’éleva devant la porte de la prison, et une épaisse colonne de fumée entoura ses vieilles tourelles et ses fenêtres grillées ; le reflet éclairait sur le premier plan les traits grossiers et féroces des conjurés, et un peu plus loin les groupes pâles et inquiets des citoyens qui, des fenêtres d’alentour, observaient les progrès de cette scène effrayante. La populace alimenta le feu avec tout ce qu’elle put trouver sous sa main ; les flammes pétillèrent en dévorant les nouveaux combustibles qu’on entassait sans cesse, et un cri terrible annonça bientôt que la porte allait être détruite. Alors on laissa tomber le feu de lui-même ; mais avant qu’il fût tout à fait éteint, les plus intrépides des conjurés s’élancèrent, l’un après l’autre, à travers les débris encore enflammés, qui se ranimèrent sous leurs pas. Dès lors il devint évident pour Butler et tous les témoins de cette scène étonnante, que les insurgés allaient se rendre maîtres de leur victime, et qu’il leur serait loisible d’en faire ce que bon leur semblerait[48].


CHAPITRE VII.

PORTEOUS.


Tout le mal que vous nous enseignez, nous le ferons, et nous serions bien fâchés de ne pas dépasser vos instructions.
Shakspeare, Le Marchand de Venise.


Le malheureux objet de ce grand tumulte avait été dans la matinée délivré de la crainte de mourir sur l’échafaud ; sa joie en était d’autant plus grande qu’il avait eu quelque raison de douter que le gouvernement voulût blesser l’opinion publique en lui accordant une protection si éclatante, après la condamnation solennelle prononcée contre lui pour le jury pour un crime si évident. Délivré de cet état d’anxiété, il avait le cœur plein de joie, et, selon les expressions énergiques de l’Écriture dans une occasion semblable, il pensait que sûrement l’amertume de la mort était passée. Mais plusieurs de ses amis, qui avaient observé l’air et la contenance de la multitude quand la nouvelle du sursis fut annoncée, pensaient différemment. Ils augurèrent de la tranquillité extraordinaire et du silence avec lequel la multitude avait reçu cette nouvelle désagréable, qu’elle nourrissait quelque projet pour une soudaine et violente vengeance. Ils engagèrent donc Porteous à demander sans délai aux autorités compétentes d’être transféré au château sous une escorte suffisante, pour y demeurer en sûreté jusqu’à ce que son sort ultérieur fût fixé. Habitué par sa place à faire trembler la populace de la ville, Porteous ne put imaginer qu’elle eût l’audace de venir attaquer une prison très-forte et très-facile à défendre : il ne tint aucun compte des avis qui auraient pu le sauver, employa même l’après-midi de cette grande journée à traiter quelques-uns de ses amis qui étaient venus le visiter dans la Tolbooth ; quelques-uns, par la tolérance du capitaine, avec lequel Porteous était lié d’ancienne date, à cause des rapports que leurs places respectives établissaient entre eux, obtinrent la permission de souper avec lui, quoique ce fût contraire au règlement.

Ce fut donc pendant que ce malheureux se livrait à la joie que lui inspirait une confiance peu fondée, pendant qu’au milieu des plaisirs du vin et de la bonne chère il oubliait son crime et ses nombreux péchés ; ce fut à ce moment que les premiers cris des insurgés vinrent se mêler aux chants joyeux et aux rires de l’intempérance. Le geôlier tout troublé entre dans la chambre, crie aux convives de se retirer sur-le-champ, et leur raconte à la hâte qu’une populace terrible et déterminée s’est rendue maîtresse des portes de la ville et du corps-de-garde. Telle fut la première explication donnée au capitaine et à ses amis, des clameurs effrayantes qu’ils entendaient.

Porteous aurait pu échapper à la rage du peuple, contre laquelle l’autorité ne pouvait le protéger, s’il eût pensé à prendre quelque déguisement et à sortir de la prison avec ses hôtes. Il est probable que le geôlier aurait favorisé son évasion, ou que, au milieu du trouble et du désordre, il ne s’en serait pas aperçu. Mais Porteous et ses amis manquèrent de présence d’esprit pour concevoir et exécuter ce plan. Ceux-ci s’échappèrent à la hâte d’un lieu où leur propre sûreté semblait compromise, et lui, comme frappé de stupeur, attendit dans sa prison le résultat de l’entreprise des insurgés. Au moment où le bruit des instruments avec lesquels ils tentaient d’enfoncer les portes cessa de se faire entendre, Porteous reprit quelque courage : il espérait que la garnison du château ou la troupe logée dans le faubourg, après avoir pénétré dans la ville, avait dispersé le rassemblement ; mais cet espoir dura peu. La lumière étincelante des flammes qui, à travers les barreaux de sa fenêtre, se répandait dans tous les coins de sa chambre, lui fît comprendre que la foule, opiniâtrement déterminée à accomplir son fatal projet, avait adopté un moyen extrême, mais infaillible.

L’imminence d’un danger connu tira enfin Porteous de l’état de stupeur et d’abattement où l’avait fait tomber la première surprise : mais comment fuir ? où se cacher ? Monter dans la cheminée, au risque d’être suffoqué, fut le seul moyen qui s’offrit à lui. Mais il fut bientôt arrêté par ces barres de fer que, dans les maisons de détention, l’on place ordinairement aux diverses ouvertures par lesquelles pourraient s’échapper les prisonniers. Si elles mirent obstacle à ce qu’il s’élevât plus haut, elles l’aidèrent au moins à se soutenir : il les saisit avec l’énergie désespérée d’un homme qui croit s’attacher aux dernières espérances de son salut. L’effrayante lumière qui avait illuminé la chambre s’affaiblit graduellement, puis s’évanouit tout à fait ; des cris affreux retentirent dans la cour de la prison ; bientôt ils se firent entendre dans le petit escalier tournant placé dans une des tourelles, et qui conduisait à l’étage supérieur. Une acclamation de joie et de triomphe répondit à ces vociférations des insurgés ; car les prisonniers, espérant être délivrés au milieu de la confusion générale, les saluaient comme leurs libérateurs ; quelques-uns même indiquèrent l’appartement qu’occupait le malheureux Porteous. Les serrures et les verrous furent bientôt brisés, et de l’endroit où il se tenait caché, l’infortuné capitaine entendit ses ennemis fureter dans tous les coins de l’appartement, en proférant des jurements et des malédictions qui ne serviraient, si nous les rapportions, qu’à choquer les oreilles du lecteur, mais qui prouvaient, ce qui d’ailleurs n’était pas douteux, leurs horribles intentions contre le prisonnier qu’ils cherchaient.

Le lieu où s’était réfugié Porteous devait naturellement exciter les soupçons et les recherches : il y fut bientôt découvert, et on l’en arracha avec une violence qui semblait annoncer le projet de le massacrer sur-le-champ. Plus d’une arme était tournée contre lui, quand un des insurgés, celui dont Butler avait particulièrement remarqué le déguisement féminin, s’interposa d’un ton d’autorité : « Êtes-vous fous ? dit-il, ou voulez-vous exécuter un acte de justice comme un crime ou une cruauté ? Ce sacrifice, nous l’offrirons sur l’autel, où il perdrait la moitié de son prix. Cet homme doit mourir là où meurent les assassins ; il doit mourir au gibet. Il périra sur le lieu même où il a fait périr tant d’innocents. »

De bruyants applaudissements accueillirent cette proposition ; et de toutes parts retentirent les cris : « À la potence l’assassin ! Menons-le à Grass-Market. — Que personne ne le touche, continua le même orateur ; qu’il fasse sa paix avec le ciel, s’il le peut ; nous ne voulons pas tuer son âme avec son corps. — Quel temps a-t-il donné, pour se préparer à la mort, à tant d’autres qui valaient mieux que lui ? » répondirent différentes voix. « Qu’il soit traité comme il a traité les autres. »

Mais la proposition de celui qui avait parlé le premier s’accordait mieux avec le caractère de ceux à qui il s’adressait, caractère plus opiniâtre qu’impétueux, calme quoique féroce ; celui de gens qui voulaient donner à un acte de cruauté et de vengeance une apparence de justice et de modération.

Cet homme quitta pour un instant le prisonnier, qu’il remit à une garde choisie, lui recommandant de lui laisser donner son argent et ses effets à qui bon lui semblerait. Un prisonnier pour dettes reçut ce dépôt de la main tremblante de la victime, à laquelle on permit encore de faire quelques courtes dispositions avant sa mort prochaine. Les voleurs et tous ceux qui voulurent sortir de la prison furent alors libres de le faire : non que leur délivrance fût entrée dans le plan des insurgés, mais elle était une conséquence nécessaire de ce qu’ils avaient brisé les portes de la prison. Ils se joignirent donc à la populace avec des cris de joie sauvage, ou disparurent par des rues étroites et sombres, pour trouver dans les repaires du vice et de l’infamie un nouvel abri contre les poursuites de la justice. Deux ou trois prisonniers pour dettes, qui probablement ne voyaient pas grand avantage à recouvrer leur liberté, un homme d’environ cinquante ans et une jeune fille de dix-huit, furent les seuls qui restèrent dans la prison : ils s’étaient réunis dans la salle commune. Un de leurs précédents compagnons d’infortune, s’adressant à l’homme de cinquante ans du ton d’une ancienne connaissance, l’engageait à fuir : « Sauve-toi, Ratcliffe, le chemin est ouvert. — Cela se peut, Willie, » répondit Ratcliffe d’un ton calme ; « mais il m’est venu dans la tête de quitter le commerce, et de me faire honnête homme. — Reste donc, et fais-toi pendre comme un sot, vieux diable, » répondit l’autre, et il descendit, rapidement les escaliers de la prison.

L’homme déguisé en femme, que nous avons signalé comme un des plus actifs parmi les factieux, s’approcha au même instant de la jeune fille. « Fuyez, Effie, fuyez ! » lui dit-il à l’oreille et avec précipitation ; elle tourna vers lui un œil où la crainte, la tendresse, le reproche réunis le disputaient à la surprise et à la stupeur. « Fuyez, Effie ; fuyez, au nom de tout ce qui vous est cher ! » répéta-t-il encore. Elle tourna de nouveau les yeux sur lui, mais elle était hors d’état de lui répondre. Un grand bruit se fit entendre, et l’on appela à plusieurs reprises Madge Wildfire du bas de l’escalier.

« J’y vais ! j’y vais ! » dit celui qui répondait à ce nom ; et, renouvelant ses instances : « Effie, pour l’amour de Dieu, pour l’amour de vous, pour l’amour de moi, fuyez ; » et il se précipita hors de la chambre.

La jeune fille le suivit des yeux un moment, puis elle murmura d’une voix faible : « Mieux vaut perdre la vie, puisque l’honneur est perdu ; » et, appuyant sa tête sur sa main, elle demeura, en apparence au moins, aussi insensible qu’une statue au tumulte qui avait lieu autour d’elle.

Ce tumulte passa bientôt du dedans au dehors de la prison. La populace avait fait descendre sa victime, et attendait les ordres de son chef pour la conduire au lieu ordinaire des exécutions, qui avait été choisi pour devenir le théâtre de sa mort : c’était pour cela que ses camarades avaient appelé Madge Wildfire avec des cris d’impatience.

« Je vous promets 500 livres, » lui dit le malheureux Porteous en lui serrant la main ; « 500 livres sterling, si vous me sauvez la vie. — Cinq cents livres pesant d’or monnoyé ne vous sauveraient pas ! Souvenez-vous de Wilson, » répondit-il à demi-voix et en pressant la main de sa victime avec un geste convulsif.

Ils restèrent une minute dans un profond silence, et Wildfire d’un ton plus calme, ajouta : « Faites votre paix avec le ciel. Où est le ministre ? »

Butler, qu’on avait retenu à quelques pas de la Tolbooth, tandis qu’on cherchait Porteous, fut amené pâle, tremblant et interdit. On lui ordonna de marcher à côté du prisonnier, et de le préparer à la mort qu’il allait subir. Il supplia les factieux de considérer ce qu’ils faisaient : « Vous n’êtes, leur dit-il, ni juges, ni jurés ; vous ne pouvez, sans violer les lois de Dieu et des hommes, disposer de la vie d’une créature humaine, quelque digne qu’elle soit de la mort. Si c’est un assassinat, même de la part d’un magistrat légal, de faire exécuter un criminel autrement que dans la place, dans le temps et de la manière prescrite par la sentence du juge, comment qualifiera-t-on ce que vous allez faire, vous qui n’avez d’autre titre que votre propre volonté ? Au nom de celui qui est tout miséricordieux, faites miséricorde à cet infortuné ; ne trempez pas vos mains dans son sang, et ne commettez pas le crime que vous voulez venger. — Trêve de tous ces sermons : vous n’êtes pas ici dans votre chaire, répondit un des factieux. — Si vous nous ennuyez encore avec votre bavardage, ajouta un autre, nous sommes gens à vous pendre à côté de lui. — Paix ! silence ! dit Wildfire. Ce brave homme n’a point de mauvaises intentions ; il obéit à sa conscience, et je l’en estime davantage. »

S’adressant ensuite à Butler : « Monsieur, nous vous avons écouté patiemment ; mais je vous assure que vous feriez aussi bien de vous adresser aux verroux et aux murailles de la Tolbooth que d’essayer de changer nos résolutions : le sang demande le sang. Nous nous sommes juré avec les plus terribles serments que Porteous périrait de la mort qu’il a si bien méritée. En conséquence n’intercédez pas davantage en sa faveur, mais préparez-le à mourir aussi bien que le permet le peu d’instants qu’il lui reste à vivre. »

Après que l’on eut tiré le malheureux Porteous de la cheminée, on lui avait permis de mettre sa robe de chambre et ses pantoufles, car il avait ôté son habit et ses souliers pour y grimper plus facilement : dans ce costume, il fut élevé sur les mains de deux conjurés, entrelacées l’une avec l’autre, de manière à former ce qu’on appelle en Écosse le coussin du roi. Butler fut placé à côté de lui, et on lui enjoignit à plusieurs reprises de s’acquitter de son devoir, le plus pénible qui puisse être imposé à un ecclésiastique digne de ce nom, et que les singulières et horribles circonstances qui l’accompagnaient rendaient doublement douloureux. Porteous adressa encore quelques supplications à ses bourreaux ; mais voyant qu’elles restaient sans succès, son éducation militaire et la fermeté naturelle de son caractère se réunirent pour soutenir son courage.

« Êtes-vous préparé pour ce redoutable moment ? » lui dit Butler d’une voix tremblante ; « tournez-vous vers celui aux yeux duquel le temps et l’espace ne sont rien, pour qui quelques minutes sont autant qu’une longue vie, et une longue vie pas davantage que quelques minutes. — Je crois savoir ce que vous voulez dire, » répondit Porteous d’un air indifférent. « J’ai mené la vie d’un soldat. S’ils m’assassinent sans me donner un instant pour me reconnaître, que mes péchés et mon sang retombent sur leurs têtes ! — Wildfire reprit alors d’une voix sombre : Qui est-ce qui à cette même place, répondit à Wilson quand il se plaignait de ne pouvoir prier à cause des douleurs insupportables que lui causaient ses fers ; qui est-ce qui lui répondit : Tes souffrances ne dureront pas long-temps ? Je vous dis qu’on vous traite avec moins de cruauté que vous n’avez traité les autres ; si donc vous ne pouvez profiter des exhortations de ce brave homme, n’accusez pas ceux qui sont plus humains que vous ne l’avez été vous-même. »

En ce moment le cortège se mit en marche d’un pas lent et solennel, à la lueur d’un grand nombre de torches et de flambeaux : car les acteurs de cette tragédie, loin de vouloir s’envelopper des ombres du mystère, semblaient au contraire rechercher la publicité. Les principaux chefs formaient un groupe autour du prisonnier, dont les traits pâles, mais intrépides, se distinguaient aisément à la lueur des torches, car sa tête s’élevait de beaucoup au-dessus de la foule qui se pressait à ses côtés. Ceux qui portaient des épées, des mousquets, des haches, marchaient à droite et à gauche, formant deux haies entre lesquelles s’avançait le cortège. Les fenêtres étaient garnies de citoyens dont le sommeil avait été interrompu par ce tumulte extraordinaire : quelques-uns leur adressèrent à voix basse des paroles d’encouragement ; mais le plus grand nombre étaient si effrayés d’une action si étrange et si audacieuse, qu’ils la regardaient avec une sorte d’étonnement stupide. Aucun ne dit un mot, ne fit un geste de désapprobation.

Les factieux, de leur côté, conservaient cet air d’assurance et de résolution qu’ils avaient montré depuis le commencement de l’émeute. L’homme qu’ils conduisaient à la mort ayant perdu une de ses pantoufles, ils la cherchèrent et la lui remirent au pied avec le plus grand sang-froid[49]. Au moment où ils descendaient la rue de Bow pour se rendre au lieu fatal où ils avaient résolu d’accomplir le sacrifice, quelqu’un dit qu’il fallait se pourvoir sur-le-champ d’une corde. Aussitôt on força la boutique d’un cordier, on y choisit un morceau de corde propre à porter le poids d’un homme, et le lendemain le marchand trouva sur son comptoir une guinée qui avait été laissée pour paiement : tant les auteurs de cette entreprise audacieuse tenaient à montrer qu’ils ne voulaient ni faire le moindre tort, ni enfreindre en rien les lois, si ce n’est en ce qui concernait la personne de Porteous !

Conduisant, ou plutôt portant avec eux l’objet de leur vengeance, ils arrivèrent enfin à la place ordinaire des exécutions, théâtre du crime de Porteous, et choisi pour devenir celui de son supplice : plusieurs des factieux, ou pour dire mieux, des conspirateurs, tâchèrent de soulever la pierre qui bouchait le trou dans lequel on enfonçait le gibet chaque fois qu’on relevait pour sa fatale destination ; d’autres cherchaient à construire une potence temporaire, le lieu où l’on enfermait celle qui servait aux exécutions étant trop bien fermé pour qu’on parvînt à le forcer sans une grande perte de temps. Bulter essaya de profiter du retard occasionné par ces circonstances pour détourner le peuple de son horrible projet : « Pour l’amour de Dieu, s’écria-t-il, souvenez-vous que c’est l’image de votre Créateur que vous allez détruire dans cet infortuné. Tout criminel qu’il est, et le fût-il cent fois plus encore, il a part à toutes les promesses de l’Écriture. Vous ne pouvez le faire mourir dans l’impénitence sans rayer son nom du livre de vie : ne détruisez pas du même coup son âme et son corps, donnez-lui le temps de se préparer. — Quel temps a-t-il donné à ceux qu’il a assassinés à cet endroit même ? » répondit une voix farouche. « Les lois divines et humaines veulent qu’il périsse. — Mais, » reprit Butler, qui oubliait à quel danger sa généreuse intercession l’exposait, « mes amis, qui vous a constitués ses juges ? — Nous ne sommes pas ses juges, répliqua la même voix, « il a été jugé et condamné par ses juges légitimes. Nous sommes ceux que le ciel et notre légitime colère ont suscités pour exécuter le jugement, lorsqu’un gouvernement corrompu se fait le protecteur d’un meurtrier. — Je ne le suis pas ! s’écria l’infortuné Porteous ; j’ai agi pour ma légitime défense, dans l’exercice légal de mes fonctions. — Finissez-en, s’écria-t-on de toute part. « Pourquoi perdre le temps à dresser une potence ? Cette poutre de teinturier est assez bonne pour l’homicide. »

Le sort du malheureux capitaine était irrévocable ; aucun remords n’arrêta ses bourreaux ; Butler, emporté loin de lui par la foule, échappa au spectacle de sa cruelle agonie. Échappant à ceux qui l’avaient jusque là retenu comme prisonnier, il s’enfuit de ce lieu fatal, sans s’inquiéter dans quelle direction il portait ses pas. Une bruyante acclamation lui apprit avec quelle joie féroce les ennemis de Porteous assouvissaient leur vengeance. Avant d’entrer dans la rue basse appelée Cowgate, Butler jeta derrière lui un regard d’effroi, et à la lueur rougeâtre et incertaine des torches, il distingua une figure qui se débattait et s’agitait comme suspendue au-dessus de la tête de la multitude : des forcenés la frappaient avec leurs haches de Lochaber et leurs piques. Cette vue redoubla son horreur et précipita sa fuite.

La rue que suivait Butler aboutit à l’une des portes occidentales de la ville. Arrivé à cette porte, il fut contraint de s’arrêter, car elle était encore fermée. Il attendit environ une heure, se promenant de long en large dans une agitation d’esprit inexprimable. Enfin, se décidant à appeler, il attira l’attention des gardiens, encore mal remis de leur épouvante, mais libres maintenant de reprendre l’exercice de leurs fonctions ; il les pria de lui ouvrir le guichet ; et comme ils hésitaient, il leur dit son nom et sa profession.

« C’est un prédicateur, répliqua l’un d’eux ; je l’ai entendu prêcher à Haddo. — Il a fait cette nuit un assez beau sermon, reprit l’autre ; mais moins on en parlera, mieux cela vaudra. »

Ouvrant donc le guichet, ils laissèrent passer Butler, qui se hâta de porter son horreur et son effroi loin des murs d’Édimbourg. Il eut d’abord la pensée de se rendre immédiatement chez lui ; mais d’autres craintes et d’autres inquiétudes, excitées par les nouvelles qu’il avait apprises dans cette remarquable journée, l’engagèrent à s’arrêter non loin de la ville jusqu’au point du jour.

Il se tint à l’écart, et vit passer plusieurs groupes à côté de lui : l’air mystérieux de leur conversation, l’heure avancée de la nuit, la précipitation avec laquelle ils s’éloignaient, lui firent conjecturer qu’ils avaient pris part aux funestes événements qui venaient de se passer.

Il est certain que la soudaine et complète dispersion des insurgés, sitôt que leur vengeance fut satisfaite, n’est pas un des traits les moins remarquables de cette singulière insurrection. En général, quel que soit le but d’une émeute populaire, ce but une fois atteint, la multitude ne manque guère de se porter à d’autres excès. Il n’en fut point ainsi dans cette occasion : les factieux semblèrent complètement satisfaits de la vengeance qu’ils s’étaient procurée avec tant de résolution et d’activité. Une fois assurés que leur victime avait rendu le dernier soupir, ils se dispersèrent dans toutes les directions, abandonnant les armes qu’ils n’avaient prises que pour exécuter leur projet. Quand le jour parut il ne restait pas la moindre trace des événements de la nuit, si ce n’est le corps du malheureux Porteous encore suspendu à la poutre fatale, et les armes de différentes espèces enlevées dans le corps-de-garde de la ville, que les factieux dispersèrent çà et là dans les rues sitôt qu’elles leur devinrent inutiles.

Les magistrats reprirent leur autorité, mais en tremblant, car l’expérience venait de leur apprendre combien elle était fragile. Faire entrer des troupes dans la ville, commencer sur les événements de la nuit précédente, une enquête sévère, telles furent les premières marques du retour de leur énergie. Mais ces événements avaient été dirigés d’après un plan si bien combiné pour assurer le secret et le salut des conspirateurs, que rien, ou à peu près rien, ne fut découvert touchant les auteurs ou acteurs principaux d’une entreprise si hardie. Un exprès fut dépêché pour en porter la nouvelle à Londres, où elle excita autant d’indignation que de surprise dans le conseil de régence, et particulièrement chez la reine Caroline, qui regardait son autorité comme exposée au mépris par le succès de cette singulière conspiration. Pendant quelque temps on ne parla que des mesures de vengeance qui allaient être prises, non seulement contre les meurtriers du capitaine lorsqu’ils seraient découverts, mais même contre les magistrats qui n’avaient pas réprimé l’émeute, et contre la ville qui en avait été le théâtre. Une tradition populaire, qui subsiste encore aujourd’hui, rapporte que Sa Majesté, entraînée par son mécontentement, dit au célèbre John, duc d’Argyle, que plutôt que de laisser impuni un pareil outrage, elle ferait de l’Écosse une plaine pour la chasse. « En ce cas, madame, » répondit ce fier seigneur en la saluant avec respect, « je vais prendre congé de Votre Majesté, et retourner chez moi préparer mes chiens. »

On comprit le sens de cette réplique, et comme la plus grande partie de la noblesse écossaise était animée du même esprit national, Sa Majesté crut devoir écouter la voix de la prudence. On proposa et l’on adopta des mesures moins violentes, dont quelques unes seront dans la suite le sujet de nos remarques.


MÉMOIRE
CONCERNANT LE MEURTRE DU CAPITAINE PORTEOUS.


La pièce qu’on va lire, contenant un résumé authentique et fort intéressant des informations faites par le conseil de la couronne dans l’affaire de Porteous, paraît avoir été dressée par le solliciteur général. Cette place était remplie, en 1737, par Charles Erskine, esquire.

Je dois ce document curieux à l’obligeance d’un ami attaché à la magistrature. On y trouvera, à la vérité, peu de lumières sur l’origine du tumulte, mais on verra combien était profond un mystère que tant d’investigations n’ont pu éclaircir.

« Le 7 septembre dernier, quand l’affreux et malheureux assassinat du capitaine Porteous fut commis, l’avocat et le solliciteur de Sa Majesté étaient absents de la ville ; le premier se trouvait aux environs d’Inverness ; le second à Annandale, non loin de Carlisle : ni l’un ni l’autre n’avait rien appris de ce complot, et ils étaient loin de se douter qu’aucun désordre dût avoir lieu.

« Quand le tumulte éclata, les magistrats et les autres personnes chargées de la police de la ville semblèrent tous avoir perdu la tête ; et soit qu’ils pensassent qu’à cause de la grande terreur qui avait saisi tous les habitants, une enquête immédiate serait sans résultat ; soit que, s’agissant d’une insulte directe à la couronne, ils ne se souciassent pas beaucoup de se mêler de l’affaire, toujours est-il qu’ils n’entamèrent aucune procédure. Seulement, peu après, un exprès fut envoyé au solliciteur de Sa Majesté, lequel se rendit à Édimbourg en toute diligence. Mais pendant ce temps-là les plus coupables s’étaient enfuis, ou au moins s’étaient mis à l’abri, jusqu’à ce qu’ils pussent voir quelles mesures prendrait le gouvernement.

« À son arrivée, le solliciteur trouva la ville dans la consternation. On ne lui fournit aucun renseignement ; bien plus, les habitants avaient tellement peur de passer pour en avoir donné, que bien peu osaient lui parler dans les rues. Quoi qu’il en soit, ayant reçu les ordres de Sa Majesté par une lettre du duc de Newcastle, il résolut d’entamer l’affaire sur-le-champ, malgré l’obscurité profonde qui l’enveloppait, et il commença une information judiciaire. Il n’obtint des magistrats aucun renseignement qui mérite d’être cité ; mais il appela témoin sur témoin dans sa propre maison, sans formalité judiciaire ; et six mois durant, du matin au soir, il continua ses recherches, ne prenant pas le moindre repos, ne s’occupant d’aucune autre affaire.

« Il essaya d’abord d’obtenir des révélations en promettant le secret, de façon que ceux qui auraient dit la vérité ne seraient jamais nommés ; il ne se servit point de clerc, mais écrivit toutes les déclarations de sa propre main, pour encourager les témoins à parler. Malgré toutes ces précautions, pendant quelque temps il n’obtint que des lambeaux de récits qui, lorsqu’on remontait à la source, n’aboutissaient à rien ; car ceux qui paraissaient savoir quelque chose tremblaient de crainte qu’on pût croire qu’ils avaient fait connaître quelque coupable.

« Durant le cours de l’instruction, la plupart des habitants de la ville, qui s’étaient prononcés très-chaudement en faveur des auteurs du crime, commencèrent à changer un peu ; et quand on vit les gens du roi faire leur devoir avec zèle, la multitude, qui d’abord s’était exprimée très-vivement pour la défense des coupables, garda le silence, et dès lors beaucoup des derniers se cachèrent.

« Enfin l’information commençait à donner quelques lumières ; mais le solliciteur ne savait comment la continuer. Il voyait bien que le premier mandat d’arrêt qui serait délivré mettrait sur le qui vive toute la bande ; et comme il n’avait pu parvenir encore à connaître aucun des principaux auteurs du crime, il ne voulait pas, d’après le peu de preuves qu’il avait en main, commencer l’emploi des mesures de rigueur ; cependant, sur la déposition du général Moyle, qu’un nommé Ring, boucher de la Canongate, s’était vanté, en présence de Brigitte Knell, femme d’un soldat, le lendemain de la mort du capitaine Porteous, d’avoir joué un rôle fort actif dans l’insurrection, un mandat d’arrêt fut lancé, et King appréhendé au corps et emprisonné dans la geôle de la Canongate.

« Le solliciteur se trouva alors obligé à faire saisir tous ceux contre lesquels il avait des indices. Par une déclaration signée, William Stirling, apprenti chez James Stirling, marchand à Édimbourg, fut signalé comme ayant été dans le Nether-Bow, après la fermeture des portes, avec une hache à la main, comme ayant crié le premier hourra, et marché à la tête de la populace contre la garde.

« James Bradwood, fils d’un fabricant de chandelles de la ville, fut, par une déclaration signée, représenté comme ayant été à la porte de la prison, et comme ayant donné à la populace, qui le nommait par son nom et lui demandait son avis, des instructions pour mettre le feu à cette porte.

« Une autre déclaration chargea un nommé Stoddard, garçon forgeron, de s’être vanté publiquement, dans une boutique de serrurier, à Leith, d’avoir aidé à briser la porte de la Tolbooth.

« Peter Traill, ouvrier journalier, fut accusé, par une autre déclaration, d’avoir barricadé la porte de Nether-Bow après qu’elle eût été fermée par les insurgés.

« Le solliciteur de Sa Majesté, muni de ces informations, employa secrètement les personnes auxquelles il pouvait davantage se fier, et la vérité est qu’il y en avait bien peu en qui il pût mettre toute sa confiance ; mais il fut fidèlement servi par un nommé Webster, soldat aux fusiliers gallois, qui lui avait été recommandé par le lieutenant Alshton. Ce soldat, avec beaucoup d’adresse, découvrit, non sans courir de grands risques, les lieux où les criminels contre lesquels on informait avaient coutume de se retirer, et comment on pourrait s’emparer d’eux. Conséquemment une troupe de la garde de la Canongate reçut l’ordre de se tenir prête à marcher à une heure dite, quand on lui expédierait un message. Le solliciteur écrivit une lettre et la remit à un des officiers de la ville, avec l’ordre d’accompagner le capitaine Maitland : c’était un des capitaines de la ville, promu à ce poste depuis le malheureux événement, et qui déployait dans cette affaire une activité et un zèle extraordinaires. S’étant saisi de Stirling et de Braidwood, Maitland dépêcha l’officier porteur de la lettre à la troupe postée à la Canongate : elle commença aussitôt sa marche. Pendant que le solliciteur avait à demi interrogé lesdits deux prévenus à Burrw-Room, où tous les magistrats étaient présents, une troupe de cinquante hommes se rendit dans Parliament-Close, où ils se rangèrent en bataille. Ce fut le premier acte qui inspira de la terreur ; et, à partir de ce moment, l’insolence fit place à l’effroi.

« Stirling et Braidwood furent immédiatement envoyés au château et emprisonnés. Dans la même nuit, Stoddart, le forgeron, fut arrêté et enfermé comme les deux autres au château. Il en fut de même de Traill, l’ouvrier journalier. Tous deux furent minutieusement interrogés et mis au secret le plus sévère.

« Cependant l’instruction se poursuivait ; et une déclaration ayant été faite qu’un homme bossu, armé d’un fusil, marchait comme l’un des gardes de Porteous quand il fut conduit sur la place du marché, l’auteur de cette déclaration fut chargé de se promener dans les rues pour voir s’il pourrait retrouver cet homme. À la fin il vint dire au solliciteur qu’il l’avait trouvé, qu’il était dans telle maison. En conséquence, un mandat d’arrêt fut lancé contre lui ; il fut saisi et envoyé au château : c’était un nommé Birnie, aide du cocher de la comtesse de Weemyss.

« Ensuite une déposition fut faite contre William Mac-Lauchlan, laquais de ladite comtesse, comme ayant été un des chefs les plus actifs de l’émeute. Pendant quelque temps il se tint caché, mais enfin il fut arrêté, et enfermé comme les autres au château.

Ce furent là tous les accusés qui furent détenus dans ce lieu.

« Il y eut d’autres personnes emprisonnées dans la Tolbooth d’Édimbourg, et quelques-unes contre qui des mandats furent décernés, mais qu’on ne put arrêter : leurs noms, leur degré de culpabilité, reparaîtront dans la suite de ce Mémoire.

« Les amis de Stirling adressèrent une pétition au comte d’Islay, lord président de la haute cour de justice, portant que Stirling était attaqué, au moment de son arrestation, d’un flux de sang qui mettait sa vie en danger ; qu’il suffisait d’interroger les témoins dont on donnait les noms, pour être convaincu qu’il n’avait pas pris la moindre part à l’insurrection.

« Cette pétition fut renvoyée par Sa Seigneurie au solliciteur de Sa Majesté, qui interrogea les témoins. De leurs dépositions il apparut que le prévenu, qui n’avait pas plus de dix-huit ans, se trouvait cette nuit-là en compagnie d’une demi-douzaine de camarades, à une taverne, dans l’enclos de Stephen-Law’s, où ils demeurèrent jusqu’à ce que le bruit parvînt dans la maison, que la populace avait forcé les portes de la ville et désarmé la garde. Là-dessus la compagnie sortit, et Stirling avec un de ses compagnons se rendit à la maison de son maître. Dans le cours de l’instruction subséquente, il y eut un témoin qui déclara sous le serment (car le solliciteur avait reconnu indispensable de faire prêter serment à ceux qu’il interrogeait) qu’il avait rencontré Stirling dans l’allée où demeurait son maître, et qu’il se dirigeait vers la maison de ce dernier. Un autre témoin, compagnon d’apprentissage de Stirling, déclara qu’après que la multitude eut désarmé la garde, il était rentré à la maison et y avait trouvé Stirling, qui était rentré avant lui ; que leur maître ferma la porte, et les retint tous deux auprès de lui jusqu’après minuit. Prenant en considération ces témoignages, et remarquant qu’il n’était chargé que par la déposition d’une seule personne, laquelle ne paraissait pas digne d’une très-grande confiance ; que sa vie était en danger par son séjour dans la prison, le lord président, sur le mandat duquel il avait été mis en arrestation, lui accorda la liberté sous caution.

« Les amis de Braidwood présentèrent une pétition semblable ; mais comme il n’était pas inculpé par un seul témoin, il ne fut pas élargi, quoique les témoins assignés par lui déposassent en sa faveur, disant qu’il ne paraissait pas avoir eu connaissance des projets des séditieux avant l’exécution de ces projets. Un d’entre eux déclara même qu’il s’était trouvé avec lui à la porte de la Tolbooth, et réfuta une déposition d’après laquelle Braidwood aurait donné le conseil de brûler les portes. Néanmoins il demeura en prison.

« Quant à Traill, l’ouvrier journalier, il est accusé par le même témoin qui déposa contre Stirling ; mais c’est un témoignage absolument isolé. Pour dire la vérité sur cet homme, il paraît le plus ingénu de tous ceux que le solliciteur ait interrogés ; il a indiqué un témoin qui découvrit un des principaux auteurs du crime, lequel prit la fuite au moment où on allait mettre à exécution le mandat d’arrêt lancé contre eux. Il nie formellement avoir fermé la porte : on pense que Traill doit être mis en liberté sous caution.

« Quant à Birnie, il n’est accusé que par un témoin qui ne l’avait jamais vu auparavant et qui ne savait pas même son nom. Quoique la bonne foi de ce témoin ne puisse être mise en doute, il est possible qu’il se soit mépris. Parmi plus de deux cents témoins interrogés, pas un n’a confirmé son dire : d’ailleurs c’est une très-insignifiante créature.

« Quant à Mac-Lauchlan, il est gravement inculpé d’avoir pendant quelque temps fait le sergent ou le commandant d’une troupe qui occupa l’extrémité supérieure des Luckenboths, du côté nord de la rue, pour barrer le passage vers la Tolbooth à tous ceux qui n’étaient pas de leurs amis ; et par un autre témoin, d’avoir été à la porte de la Tolbooth avec une torche à la main pendant qu’on la brûlait afin de pouvoir l’enfoncer ; d’avoir marché avec la multitude, une pique à la main, jusqu’à la pierre du gibet à Grass-Market, et d’avoir enfoncé sa hallebarde dans le trou qui sert à dresser la potence ; ensuite d’avoir accompagné les révoltés quand le capitaine Porteous fut conduit au poteau du teinturier : les présomptions paraissaient donc très-fortes contre lui.

« Pour conclure, en ce qui concerne les prisonniers du château, on pense qu’il y a preuve très-forte contre Mac-Lauchlan, qu’il y a aussi preuve contre Braidwood ; mais comme tout consiste en paroles qu’on prétend que ce dernier prononça étant à la porte de la Tolbooth ; que c’est un pauvre garçon très-insignifiant ; qu’on trouverait bien des gens disposés de grand cœur à déposer en sa faveur, il est douteux pour le moins qu’un jury consente à le condamner.

« Passons à ceux qui sont détenus dans la Tolbooth d’Édimbourg. John Crawford, qui a été pendant quelque temps employé à sonner les cloches à la nouvelle église d’Édimbourg, étant avec un soldat, et la conversation étant tombée par hasard sur le capitaine Porteous et sur sa fin tragique, Crawford, qui paraît avoir la tête légère, dit qu’il connaissait des gens plus coupables que ceux qui étaient en prison. Sur l’information de ce fait, il fut saisi et interrogé. Il fut reconnu qu’au commencement de l’émeute, comme il descendait du clocher, le peuple lui en arracha les clefs ; qu’ensuite il alla durant la nuit en divers quartiers. Il dénonça plusieurs personnes comme les ayant reconnues ; des mandats furent expédiés en conséquence ; mais toutes ces personnes s’étaient cachées ou enfuies. Aucune preuve ne s’éleva contre lui. Au contraire, il parut qu’il avait été trouver les magistrats à la taverne des Clercs, et leur avait raconté ce qu’il avait vu dans les rues. En conséquence, après l’avoir retenu long-temps en prison, l’avocat et le solliciteur de Sa Majesté ordonnèrent sa mise en liberté.

« Il y avait aussi un nommé James Wilson, incarcéré dans la Tolbooth sur la déclaration d’un témoin, qui disait l’avoir vu dans les rues avec un fusil. On l’y retint quelque temps ; on cherchait quelque autre témoin qui confirmât cette déposition ou apprît quelque chose sur le rôle que Wilson avait joué dans cette fatale tragédie ; mais on ne recueillit aucune preuve contre lui ; et comme il fut attaqué d’une violente maladie, un mandat signé de l’avocat et du solliciteur de Sa Majesté le fit remettre en liberté après avoir fourni suffisante caution.

« En ce qui concerne King, l’instruction faite, il fut établi, d’une manière incontestable, qu’il était dans la loge, au Nether-Bow, avec Lindsay, le garçon de cabaret, et autres gens qui ne se mêlèrent aucunement de l’insurrection. Mais quand tout fut fini, il se rendit du côté du corps-de-garde, et ayant rencontré Sandic le Turc et sa femme, qui s’étaient échappés de la prison, ils retournèrent chez lui, à l’Abbaye. Il est assez probable qu’ayant bu un coup, il imagina de se vanter d’un crime auquel il n’est pas possible qu’il ait pris part. En conséquence on l’engagea à donner caution ; après quoi il serait mis en liberté. Mais il est étranger et d’une réputation un peu équivoque ; on croit qu’il lui sera bien difficile de trouver une caution. Par ces différents motifs, on pense qu’il faut l’élargir sans qu’il ait fourni caution. En prison il est à la change du gouvernement, n’étant pas en état de pourvoir lui-même à ses besoins.

« Voilà tout ce qui concerne les personnes en état d’arrestation. Mais des mandats d’arrêt ont été décernés contre bien d’autres, lesquelles ont pris la fuite ; notamment contre un William White, ouvrier boulanger, qui, d’après les dépositions, paraît avoir été de l’émeute, avoir marché dans les rues en battant du tambour, depuis West-Port jusqu’en Nether-Bow ; avoir attaqué la garde ; en un mot être l’un des principaux chefs de l’insurrection.

« On apprit qu’il se cachait à Falkirk, son pays natal ; des instructions furent en conséquence envoyées au shérif du comté, et un ordre de Son Excellence le général Wade aux officiers commandant à Stirling et à Lintlithgow, pour qu’ils prêtassent main forte au shérif. On fit tous les efforts imaginables pour l’arrêter : il paraît qu’il ne s’échappa qu’à grand’peine d’une maison où il s’était caché. Par malheur, ceux qui le cherchaient ne le connaissaient point ; et à vrai dire, il n’eût pas été prudent de confier à quelque ami d’un tel misérable le secret du mandat d’arrêt qu’il s’agissait de mettre à exécution.

« Il y eut aussi de très-fortes présomptions contre Robert Taylor, travaillant chez William et Charles Thompson, fabricants de perruques, qui avait été vu à la tête de la foule, comme un de ses officiers. Il fut reconnu par des gardes de la ville, au puits dans le haut de Forrester’s-Wind, où il s’était arrêté : on le désignait sous le nom de capitaine ; il avait ensuite marché devant le capitaine Porteous, descendant la rue de Bow, sa hache de Lochaber à la main ; et d’après la description que l’on donnait de celui qui tenait la corde à laquelle fut pendu le capitaine, on crut que c’était Taylor. Il est très-probable que le témoin qui déposa contre Stirling avait pris Taylor pour ce dernier, la stature et l’âge de l’un et de l’autre (autant qu’on en peut juger sur la description) étant parfaitement semblables.

« On se donna des peines infinies, et toujours inutilement, pour s’emparer de ce Taylor, et des mandats d’arrêt furent expédiés dans le pays où il était né ; mais il paraît qu’il s’était embarqué pour la Hollande, où il est, dit-on, maintenant.

« On eut aussi de très-fortes preuves que Thomas Burns avait été l’un des chefs les plus actifs de l’émeute, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il se cacha pendant quelque temps parmi les gens de sa profession. Un complot fut assez habilement préparé pour s’emparer de sa personne, sous le prétexte d’un message arrivé d’Irlande, de la part de son père. Il vint en effet à un cabaret borgne, à Grass-Market ; et une troupe de soldats, apostée à cet effet, fut avertie de venir avec le soldat Webster, le chef de toute cette entreprise. Mais Burns échappa par une fenêtre de derrière, et se cacha dans une des maisons qui sont entassées sur cette place : si bien qu’il fut impossible de le retrouver. On dit maintenant qu’il s’est retiré en Irlande, chez son père, qui demeure dans ce pays.

« Il y avait aussi des preuves contre Robert Anderson, journalier et domestique chez Colin Alison, et contre Thomas Linnen et James Maxwell, tous deux domestiques dudit Colin Alison, qui paraissent fortement impliqués dans l’affaire. Anderson est un de ceux qui passèrent la corde autour du cou du capitaine Porteous. Linnen paraît aussi avoir joué un grand rôle ; et Maxwell (circonstance remarquable) était venu (les preuves ne manquent pas sur ce point), le vendredi précédent, dans une boutique, et avait engagé les ouvriers et les apprentis à se trouver le mardi d’après dans Parliament-Close, pour aider à pendre le capitaine Porteous. Ces trois hommes avaient disparu dès le commencement ; et, bien que des mandats fussent expédiés, malgré tous les efforts imaginables pour les saisir, on ne put y réussir.

« Un nommé Waldie, domestique chez George Campbell, s’est aussi caché, ainsi que beaucoup d’autres encore. On a appris qu’un grand nombre d’entre eux s’étaient embarqués pour les Plantations. L’information ayant été donnée qu’un navire allait sortir du port de Glasgow, qui devait transporter plusieurs de ces misérables au-delà des mers, des agents furent envoyés, avec les ordres nécessaires, pour découvrir ledit bâtiment et saisir tous les prévenus qui s’y trouveraient.

« De semblables précautions furent prises au sujet de bâtiments qui devaient partir de Leith ; mais, soit que les passagers eussent eu l’éveil, soit que l’information ne fut pas exacte, tout cela n’aboutit à aucun résultat.

« D’après ce résumé de l’enquête, il n’y a pas de preuve suffisante, sinon contre Mac-Lauchlan. Il y a preuve aussi contre Braidwood, mais preuve moins forte. L’avocat de Sa Majesté, depuis son retour à la ville, s’est joint au solliciteur, et a fait de son mieux pour éclaircir cette affaire ; mais jusqu’ici on voit que l’on n’a pas obtenu de grands résultats. Ces deux magistrats sont résolus à tenir ouverts les yeux et les oreilles, et à faire de leur mieux ; mais ils remontent pour ainsi dire le courant, et l’on peut dire qu’ils n’ont jusqu’à cette heure rien négligé et se sont soumis à toutes les fatigues pour répondre aux ordres à eux donnés d’éclaircir cette affaire.

L’ÉMEUTE PORTEOUS.

Dans les précédents chapitres, les particularités du tumulte et de la conspiration appelée émeute Porteous ont été rapportées avec toute l’exactitude que l’auteur a pu mettre à les recueillir. Rien n’égala l’ordre, la régularité, la résolution déterminée qui présidèrent à la conception et à l’exécution de cet acte de violence, sinon le secret qui fut observé touchant les principaux acteurs.

Quoique l’action fût accomplie à la lueur des torches, en présence d’une grande multitude, parmi laquelle quelques personnes au moins devaient connaître les meurtriers du capitaine, cependant on ne découvrit jamais rien sur ceux qui l’avaient assassiné.

Deux personnes seulement furent mises en jugement pour un crime que le gouvernement était si jaloux de découvrir et de punir. William Mac-Lauchlan, valet de pied chez la comtesse de Weemyss, qui est nommé dans le rapport du solliciteur général, et contre lequel s’élevaient de fortes présomptions, fut traduit en justice, dans le mois de mars 1737, comme prévenu d’avoir pris part au tumulte, armé d’une hache de Lochaber ; mais cet homme (qui se montra toujours une créature très-bornée) prouva qu’il était dans un tel état d’ivresse, pendant cette scène de tumulte, qu’il lui était impossible ni de donner un avis, ni de prêter assistance, ou même de discerner ce que lui ou la multitude faisaient. Il prouva aussi qu’il avait été entraîné de force au milieu de la foule insurgée ; qu’il y avait été retenu par deux boulangers qui lui mirent une hache de Lochaber entre les mains. Le jury pensa sagement que ce pauvre diable ne méritait aucune peine, et le déclara non coupable. Un semblable verdict fut rendu en faveur de Thomas Linning, dont il est fait mention dans le rapport du solliciteur général, et qui fut mis en jugement en 1738. En un mot, ni alors, ni long-temps après, rien ne fut découvert relativement à l’organisation de l’émeute Porteous.

L’imagination du peuple d’Édimbourg fut long-temps irritée, et sa curiosité tenue en éveil par le mystère répandu sur cette conspiration extraordinaire. On disait généralement de certaines personnes natives d’Édimbourg, qui, après avoir quitté la ville dans leur jeunesse, y étaient revenues avec une fortune amassée dans les pays étrangers, que dans l’origine elles s’étaient enfuies à cause de leur complicité dans l’affaire Porteous. Mais peu de confiance doit être accordée à ces accusations, comme étant le plus souvent contredites par les dates, et jamais appuyées sur autre chose que des bruits vagues, bruits qu’il faut attribuer uniquement au penchant qui porte le vulgaire à imputer les succès des hommes heureux à une cause peu honorable. La mystérieuse histoire de l’émeute Porteous est demeurée jusqu’à ce jour inexplicable ; et cette émeute a toujours été citée comme un acte de violence secret, audacieux, prémédité, qui caractérise d’une manière frappante le peuple écossais.

Cependant l’auteur a nourri pendant long-temps l’espérance de pouvoir jeter quelque lumière sur cette mystérieuse aventure. Un vieillard, qui mourut il y a vingt ans, à l’âge avancé de quatre-vingt-treize ans, avait fait, disait-on, à l’ecclésiastique qui l’assistait dans ses derniers moments, des révélations concernant l’émeute Porteous. Ce vieillard avait été charpentier de son métier, et employé en cette qualité dans une famille honorable et opulente. Sa réputation dans tout le cours de sa vie et parmi ses voisins fut toujours excellente, et jamais on n’éleva contre lui le moindre soupçon. Voici ce qu’il déclara dans sa confession, « qu’il était un des douze jeunes gens du village de Pathead dont l’animosité contre Porteous, à cause de l’exécution de Wilson, était si violente, qu’ils résolurent de se venger sur lui de leurs propres mains plutôt que de laisser le capitaine impuni. Cette résolution arrêtée, ils traversèrent le Forth à différents endroits, se réunirent dans le faubourg de Portsburgh, où leur nombre attira bientôt la foule autour d’eux. » L’esprit public était dans un tel état d’irritation, qu’il ne fallait qu’une étincelle pour produire une explosion, et cette étincelle jaillit de la réunion de cette bande peu nombreuse, mais déterminée. L’apparence d’ordre et de préméditation qui distingua l’insurrection dès son origine, d’après le récit du vieillard, était non le résultat d’un plan arrêté d’avance, mais dans le caractère de ceux qui la dirigeaient. Ce récit sert à expliquer comment jusqu’à présent on n’a rien découvert sur la cause du tumulte, parce que ce tumulte, tout considérable qu’il fût, ne provenait, toujours au dire du vieillard, que d’une cause obscure et en apparence fort petite.

Mais j’ai été désappointé en recevant le témoignage sur lequel repose cette histoire. Le propriétaire actuel de la ferme où mourut le vieillard (un de mes amis particuliers) se chargea d’interroger le fils du défunt sur ce sujet. Celui-ci exerce la même profession que son père et occupe la place de charpentier dans la même famille. Il a reconnu que le départ de son père pour les pays étrangers, dans le temps du tumulte de Porteous, avait été généralement attribué à la part qu’il avait prise dans cette affaire ; mais il a ajouté que, d’après ce qui était à sa connaissance, le vieillard n’avait jamais fait de révélation là-dessus ; qu’au contraire il avait nié constamment qu’il eût été présent au meurtre du capitaine. En conséquence, mon ami s’adressa à la personne de qui il avait peu auparavant entendu raconter l’histoire de la confession ; mais cette personne, soit par respect pour la mémoire d’un ancien ami, soit qu’elle en eût elle-même perdu le souvenir, avait oublié qu’on lui eût jamais fait une telle révélation. Mon officieux correspondant, qui est un chasseur de renards, m’écrivit donc qu’il avait complètement perdu la piste ; et tout ce qu’on peut dire sur cette tradition, c’est que bien certainement elle exista jadis, et qu’elle était crue généralement.


CHAPITRE VIII.

BUTLER.


Le siège d’Arthur sera mon lit ; mon corps ne reposera jamais entre des draps ; l’eau de saint Antoine sera ma boisson, puisque j’ai perdu l’objet de mon sincère amour.
Vieille Chanson.


Si j’avais à désigner un endroit d’où l’on pût voir dans leur plus grande beauté le lever et le coucher du soleil, je désignerais ce sentier sauvage qui serpente au pied de la haute masse de rochers presque circulaires appelés Salisbury-Crags, et qui marque le sommet de la pente rapide par laquelle on descend dans la vallée au sud-est de la ville d’Édimbourg. Le paysage, quand l’œil en suit tout le contour, domine une ville que ses hautes maisons et ses édifices élevés montrent sous une forme qui, pour une imagination romanesque, pourrait ressembler à celle d’un dragon : ici c’est un magnifique bras de mer avec ses récifs, ses îles, ses côtes éloignées, et dans le fond une chaîne de montagnes ; là c’est une belle et fertile campagne, variée à l’infini par des collines, des vallées et des monticules, et dans le lointain la cime pittoresque des monts Pentland. Mais comme le sentier fait mille charmants détours au pied de cette masse imposante de rochers, la perspective qui renferme tous ces objets délicieux et sublimes change à chaque pas, et les présente tantôt réunis, tantôt séparés les uns des autres, avec la variété la plus capable de satisfaire l’œil et l’imagination. Quand une perspective si belle et si variée, si intéressante par sa complication et cependant si sublime, est éclairée des teintes du matin ou de celles du soir, et déploie toute cette richesse de nuances sombres, remplacées peu à peu par une vive lumière, qui donne du relief même aux points de vue les moins saillants, l’effet qu’elle produit approche de l’enchantement. Ce sentier était d’ordinaire ma promenade soir et matin, quand je lisais un auteur favori ou que je m’occupais d’un nouveau sujet d’étude. Mais il est devenu, m’a-t-on dit, tout à fait impraticable, et cette négligence, si elle est vraie, prouve bien peu en faveur du goût de la bonne ville ou de ses administrateurs[50].

Ce fut de ce sentier ravissant, que je n’ai pu me rappeler sans interrompre mon récit pour en donner la description, car il fut souvent le témoin de mes délicieuses rêveries quand, jeune encore, je faisais le rêve du bonheur ; ce fut, dis-je, de ce sentier romantique que Butler vit poindre l’aurore du jour qui suivit le meurtre de Porteous. Il lui eût été facile de trouver un chemin beaucoup plus court pour se rendre à la maison vers laquelle il se dirigeait, et, de fait, celui qu’il avait choisi faisait de grands détours ; mais, afin d’avoir le temps de se remettre des émotions qu’il venait d’éprouver, aussi bien que pour attendre l’heure où il pourrait se présenter sans causer ni trouble ni surprise, il s’était déterminé à suivre une route plus longue, en passant au bas des rochers. Tandis que Butler, tantôt debout et les bras croisés, suit de l’œil les lents progrès du soleil au-dessus de l’horizon ; tantôt, assis sur un des nombreux fragments que la tempête a détachés des rochers qui s’élèvent sur sa tête, réfléchit tour à tour sur l’horrible catastrophe dont il vient d’être témoin, et sur les tristes nouvelles, pour lui pleines d’intérêt, qu’il a apprises chez l’infatigable Saddletree, nous ferons savoir au lecteur quel était ce Butler, et comment son destin était lié à celui d’Effie Deans, la malheureuse servante de mistress Saddletree.

Reuben Butler était d’origine anglaise, quoique né en Écosse. Son grand-père, soldat dans l’armée de Monk, faisait partie du corps de dragons à pied qui prit d’assaut la ville de Dundee, en 1651. Stephen Butler que son talent pour lire et pour commenter le texte sacré fit surnommer Stephen-l’Écriture et Butler-Bible, était un véritable indépendant, et prenait dans son sens le plus étendu la promesse faite aux saints qu’ils hériteraient de la terre. Mais, comme jusque là il n’avait guère reçu que de bons horions dans le partage de cette propriété commune, il ne manqua pas, après la prise et dans le pillage d’une ville commerçante, l’occasion de s’approprier une aussi large part des biens de ce monde qu’il lui fut possible de se la faire. Il paraît qu’il y avait passablement réussi ; car sa fortune sembla, depuis cet événement, s’être beaucoup améliorée.

Sa division était cantonnée dans le village de Dalkeith, comme formant la garde particulière de Monk qui, en sa qualité de général de la république, résidait dans le château voisin. Quand, à la veille de la Restauration, le général fut sur le point de sortir d’Écosse, il réorganisa son armée, et plus particulièrement le corps dont les soldats l’approchaient tous les jours, de manière à n’avoir plus que des troupes qui lui fussent entièrement dévouées. À cette occasion, Stephen-l’Écriture fut pesé dans la balance et trouvé trop léger. Il ne devait pas avoir grand goût pour une expédition qui pouvait compromettre le règne de la suprématie militaire ; il ne pouvait pas croire que sa conscience lui permît de combattre dans les rangs d’une armée qui finirait probablement par rétablir sur le trône Charles Stuart, le fils du dernier homme, ainsi que les indépendants appelaient familièrement et sans respect Charles Ier non seulement dans leurs conversations ordinaires, mais encore dans leurs prédications et dans leurs harangues les plus soignées. On ne pouvait, vu l’époque, casser un soldat pour une telle dissidence d’opinion ; on lui conseilla amicalement de céder son cheval et son équipement à un vieux soldat de Middleton, qui avait une conscience militaire plus accommodante, et dont les opinions se réglaient toujours sur celles du colonel et du payeur. Comme cet avis était appuyé de l’offre de lui payer comptant tout l’arriéré de sa solde, Stephen eut assez de sagesse humaine pour y adhérer, et vit avec indifférence son ancien régiment partir de Goldstream par la route du sud, pour aller établir sur une base nouvelle le gouvernement chancelant d’Angleterre.

La ceinture de l’ex-soldat, pour me servir du mot d’Horace, était assez pesante pour qu’il pût acheter une petite maison et deux ou trois pièces de terre, qui portent encore le nom de Beersheba, à environ un mille écossais de Dalkeith, où il se choisit une jeune compagne qui, dans l’espoir de posséder un jour l’honnête fortune de son mari, déjà si près de la tombe, s’accommoda des manières bourrues, du caractère sérieux et de la figure basanée du soldat fanatique. Stephen ne survécut pas long-temps au malheur de tomber dans les mauvais jours et de passer sous les mauvaises langues, deux calamités dont Milton se plaint avec tant d’amertume dans une situation pareille. À sa mort, il laissa une veuve jeune encore et un fils âgé de trois ans, dont la sobriété, les traits ridés et peu agréables, dont enfin l’humeur sentencieuse eût suffisamment rétabli l’honneur de sa mère, si on se fût avisé de mettre en doute que le marmot fût réellement l’héritier légitime de Butler-Bible.

Stephen n’avait propagé ses opinions ni dans sa famille ni parmi ses voisins ; l’air de l’Écosse était contraire à l’arbre de l’indépendance politique, bien que favorable au fanatisme religieux. Toutefois en n’avait pas oublié les principes qu’il professait, et un certain laird des environs, qui se vantait de sa loyauté dans le plus mauvais des temps (quoiqu’ils ne lui aient fait courir d’autre risque, que je sache, que celui de recevoir une contusion à la tête ou de passer une nuit au corps-de-garde quand le vin et le royalisme lui faisaient entamer sa vieille histoire), avait jugé convenable de ramasser tout ce qui donnait matière à accusation contre le défunt. Dans ce compte, ses principes religieux n’étaient pas oubliés ; car, pour dire la vérité, ils devaient paraître d’une exagération excessive à un homme qui en avait de si modérés, de si faibles, qu’ils étaient à peu près nuls. Pour ces raisons, la pauvre veuve Butler fut accablée, comme non-conformiste, d’une multitude d’amendes et de vexations de toute espèce alors en usage ; si bien que Beersheba devint la propriété du laird. Après avoir ainsi persécuté comme à plaisir et dépouillé cette malheureuse veuve, il eut pourtant assez de remords ou de modération, ou de tel autre sentiment que le lecteur voudra bien lui attribuer, en lui permettant d’habiter la chaumière de son mari et de faire valoir, moyennant une légère redevance, un petit enclos de terre voisin. Cependant le jeune Benjamin atteignit l’âge d’homme, et malgré la perspective de misère que devait lui faire envisager un accroissement de famille, il se maria. De cette union naquit un fils, Reuben, qui en effet vint augmenter la pauvreté de Beersheba.

Jusqu’alors le laird de Dumbiedikes avait été modéré dans ses exactions, peut-être parce qu’il avait honte de trop rançonner la veuve Butler, qui n’avait plus que de si chétives ressources ; mais quand un jeune et vigoureux gaillard fut en état de labourer l’enclos en question, Dumbiedikes commença à penser que de si larges épaules pouvaient porter quelque chose de plus. En effet, il réglait les redevances de ses fermiers, qui heureusement n’étaient pas nombreux, absolument comme les charretiers qu’il voyait charger leurs voitures à une mine de charbon du voisinage, et qui ne manquaient pas d’augmenter leur charge ordinaire de quelques centaines de livres, dès qu’ils avaient pu se procurer un cheval un peu plus fort que celui qu’ils avaient crevé la veille. Quelque raisonnable que parût ce calcul au laird de Dumbiedikes, il aurait dû réfléchir que ce moyen peut ne pas réussir, et qu’il occasionne presque toujours la mort du cheval, ainsi que la perte du chariot et du chargement. Ce fut précisément ce qui arriva quand on imposa à Benjamin Butler une redevance plus forte. Sachant à peine parler, à peine penser, mais attaché au domaine de Beersheba comme une plante à la terre où elle se trouve jetée par le hasard, il ne fit aucune remontrance au laird, n’essaya point de lui échapper ; mais, travaillant nuit et jour pour remplir ses engagements envers son maître, il tomba malade d’une fièvre chaude, et mourut. Sa femme le suivit de près ; et comme si c’eût été le destin de tous les hommes de cette famille, notre Reuben Butler, en 1704 ou 1705, se trouva orphelin comme l’avait été son père, et confié aux soins de sa grand’mère, la veuve du vieux soldat de Monk.

La même perspective de misère menaçait un autre fermier de ce gentilhomme au cœur de fer. C’était un véritable et sincère presbytérien, appelé Deans, qui, quoique loin d’être dans les bonnes grâces du laird à cause de ses principes religieux et politiques, était parvenu à conserver sa ferme en payant avec exactitude les redevances, les loyers, les intérêts, les corvées, les droits de mouture, les prestations, les amendes, et autres exactions qui se paient aujourd’hui en argent et sont désignées par le mot emphatique de rentes. Mais les années 1700 et 1701, si longtemps fameuses en Écosse pour la disette et la détresse générale, épuisèrent les moyens du laboureur whig. Dès lors citations de par l’agent des redevances, arrêt de la cour des barons, saisies, confiscations de tous genres sifflèrent à ses oreilles, comme les boulets des royalistes avaient sifflé à celles des covenantaires dans les journées de Pentland, de Bothwell, d’Air-Moss. Malgré tout son courage, et il en avait beaucoup, Douce Davie Deans, battu à pied et à cheval, resta à la merci de son avare seigneur, à l’époque même de la mort de Benjamin Butler. Chacun prévoyait le sort des deux familles, mais ceux qui s’attendaient à les voir chassées, dépouillées, ruinées, furent trompés dans leurs calculs par un événement inattendu.

Le jour même où leur expulsion devait avoir lieu, tandis que tous leurs voisins s’empressaient de les plaindre, et pas un de les secourir, le ministre de la paroisse et un médecin d’Édimbourg furent priés de se rendre en toute hâte près du laird de Dumbiedikes. Ce fut pour l’un comme pour l’autre un grand sujet de surprise, car leurs professions servaient de texte ordinaire à ses plaisanteries, quand il avait vidé une bouteille, c’est-à-dire au moins une fois chaque jour. Le médecin de l’âme et celui du corps arrivèrent en même temps dans la cour étroite du vieux manoir, et après s’être regardés tous deux avec un égal étonnement, ils conclurent que Dumbiedikes devait être bien mal pour les avoir ainsi appelés en même temps. Avant qu’un domestique les eût introduits dans la chambre du laird, ils furent joints par un homme de loi, Michel Novit, qui s’intitulait procurateur devant la cour du shérif, car alors il n’y avait pas de solliciteurs. Ce dernier personnage entra d’abord dans la chambre du malade, ou bientôt après le ministre et le médecin furent invités à se rendre.

Dumbiedikes s’était fait transporter, en cette occasion, dans sa plus belle chambre à coucher, qui ne servait que pour les décès et les mariages, et qu’on appelait, vu sa première destination, la chambre de la mort. Outre le malade et M. Novit, ils y trouvèrent le fils et unique héritier du laird, grand niais de quatorze à quinze ans, et la femme de charge, âgée de quarante à cinquante ans, au visage couleur de buis, et qui, depuis la mort de lady Dumbiedikes, tenait les clefs et gouvernait la maison. Ce fut devant cet auditoire que le laird s’exprima à peu près dans les termes suivants, tandis que les choses temporelles et les choses spirituelles, le soin de sa santé et celui de sa fortune, se confondaient d’une manière bizarre dans sa tête, qui n’avait jamais été des plus saines :

« Voilà qui va mal pour moi, messieurs mes voisins ! presque aussi mal qu’en 1689, quand je fus poursuivi par les collégiens[51]. Ils se trompaient bien sur mon compte ; ils m’appelaient papiste, mais il n’y eut jamais de papisme dans mon individu, croyez-le bien, ministre… Jack, prenez exemple sur moi… c’est une dette qu’il faut que nous payions tous… et voici Michel Novit qui vous dira que je n’ai jamais manqué à en payer une. Monsieur Novit, vous songerez à demander la rente annuelle qui m’est due au terme prochain. Si je paie les autres, il est bien juste qu’ils me paient aussi… chacun le sien… Jack, quand vous n’aurez rien à faire, plantez un arbre, il poussera pendant que vous dormirez. C’est ce que me disait mon père, il y a quarante ans, mais je n’ai jamais eu le temps de m’en souvenir. Jack, ne buvez jamais d’eau-de-vie le matin, c’est mauvais pour l’estomac. Si vous avez besoin de boire un coup en vous éveillant, prenez de l’eau admirable ; voilà Jenny qui en fait d’excellente… Docteur, ma respiration devient aussi difficile que celle d’un joueur de cornemuse qui a joué pendant vingt-quatre heures à une noce de gueux[52]… Jenny, relevez l’oreiller sous ma tête… mais ce n’est pas la peine !… John-la-Messe, ne voulez-vous pas me réciter quelque petite prière, cela peut me faire du bien, et chasser de ma tête quelque mauvaise pensée. Parlez donc, l’ami. — Je ne puis chanter une prière comme une chanson, répondit l’honnête ministre : si vous voulez échapper à la damnation comme l’oiseau échappe à l’oiseleur, il faut, laird, me montrer l’état de votre âme. — Est-ce que vous ne devez pas le savoir sans que j’aie besoin de vous le dire ? À quoi m’aura servi de payer la dîme, de payer les émoluments de la cure, d’entretenir le presbytère depuis 1689, si je ne puis obtenir un petit bout de prière, la première fois que je vous en demande ?… Allez au diable, vous et votre indépendance, si c’est là tout ce que vous pouvez faire pour moi !… Le vieux ministre Kiltstoup m’aurait déjà lu la moitié du livre de prières… allez au diable !… Docteur, voyons si vous pourrez faire quelque chose pour moi. »

Le médecin, qui pendant ce temps-là avait reçu de la femme de charge quelques renseignements sur l’état du malade, l’assura que toute sa science ne pourrait prolonger sa vie au-delà d’une couple d’heures.

« Alors, allez au diable, vous et John-la-Messe ! Êtes-vous venus ici seulement pour me dire que vous ne pouvez me secourir dans le danger ? Qu’on les mette à la porte, Jenny… À la porte de la maison ! Et vous, mon fils, que ma malédiction et celle de Cromwell tombent sur vous si vous leur donnez argent ou cadeaux, ne fût-ce qu’une paire de gants noirs. »

Le ministre et le médecin se hâtèrent de quitter l’appartement, tandis que Dumbiedikes, dans un accès de rage, vomissait ces imprécations violentes et profanes qui lui avaient mérité le surnom de Damn-me Dikes. « Jenny ! coquine ! apporte-moi la bouteille à l’eau-de-vie, » s’écria-t-il d’une voix où la colère luttait contre la douleur ; « je veux mourir comme j’ai vécu, en me passant d’eux. Mais j’ai un poids, » dit-il en parlant plus bas, « j’ai un terrible poids sur le cœur, et un tonneau d’eau-de-vie ne pourrait le faire partir… Les Deans de Woodend !… je les ai dépouillés dans les années d’abondance, et maintenant ils vont déménager, ils vont mourir de faim… Et les habitants de Beersheba, cette vieille veuve du dragon Butler et son enfant, ils vont mourir, mourir de faim !… Regardez, Jack ; quel temps fait-il ? — Il neige à gros flocons, mon père, » répondit Jack après avoir ouvert la fenêtre et regardé le temps avec le plus grand sang-froid.

« Ils périront sur la terre glacée ! ils périront de froid ! Quant à moi, j’aurai assez chaud, si tous les vieux contes sont vrais. »

Cette dernière réflexion fut faite à voix basse et d’un ton qui fit frémir le procureur lui-même. Il essaya, probablement pour la première fois de sa vie, de donner un avis spirituel ; et comme pour verser un baume sur la conscience alarmée du laird, il lui conseilla de réparer les injustices dont il avait accablé ces malheureuses familles, réparation que la loi civile, comme il l’observa en passant, appelait restitutio in integrum. Mais l’avarice luttait contre le remords pour conserver sa place dans un cœur qu’elle avait si long-temps occupé, et l’avarice réussit en partie, comme un vieux tyran déjoue souvent les efforts de ses sujets révoltés.

« C’est impossible, » répondit-il d’une voix désespérée ; « cela me ferait mourir. Comment pouvez-vous me conseiller de rendre de l’argent, quand vous savez que j’en ai si grand besoin ? Comment abandonner Beersheba, quand cette terre arrondit si bien mes domaines ? La nature a voulu que les fiefs de Dumbiedikes et de Beersheba n’eussent qu’un seul maître. Oui, Michel, elle l’a voulu. Y renoncer ! cela me donnerait la mort. — Mais vous n’en mourrez ni plus ni moins, laird, et peut-être en mourrez-vous avec moins de peine. Essayez un peu. J’aurais bientôt dressé l’acte. — Ne m’en parlez plus, Mac Novit, ou je vous jette mon vase de nuit à la tête. Mais Jack, mon garçon, vous voyez quelles souffrances me déchirent sur mon lit de mort. Faites du bien à ces pauvres gens, aux Deans et aux Butler. Faites-leur du bien, Jack. Ne vous laissez pas marcher sur le pied, Jack ; mais ayez de l’humanité… Quoi qu’il arrive, conservez Beersheba. N’exigez de ces pauvres gens qu’une modique redevance ; laissez-leur le pain et la soupe ; votre père en sera peut-être mieux là où il va, mon fils. »

Après ces instructions contradictoires, le laird se sentit le cœur tellement soulagé, qu’il avala de suite trois verres d’eau-de-vie, et perdit vent, comme disait Jenny, en essayant de fredonner la chanson : Que le diable emporte le ministre !

Sa mort opéra un changement complet en faveur des malheureuses familles. John Dumbie, de droit laird de Dumbiedikes, avait bien sa part de cupidité et d’égoïsme ; mais il n’avait pas l’esprit de rapine ni l’âme intéressée de son père, et son tuteur se trouva d’accord avec lui pour exécuter les volontés du défunt. On ne chassa donc point les malheureux fermiers, par la neige qui tombait ; on leur donna même de quoi se procurer du fromage et du pain d’avoine, qu’ils mangèrent sous le poids de la malédiction prononcée contre la postérité d’Ève. La chaumière des Deans, appelée Woodend, n’était pas très-éloignée de celle de Beersheba. Il y avait eu d’abord peu de relations entre les deux familles. Deans était un Écossais farouche, rempli de préjugés contre les hommes du Sud et contre tout ce que produisait le Sud. De plus, Deans était, comme nous l’avons dit, un véritable presbytérien, attaché avec la conviction la plus inébranlable aux opinions qui lui semblaient être le seul chemin bon et possible à suivre, pour nous servir de son expression, entre les ultra-zélés à droite et les défectionnaires à gauche : aussi avait-il une haine et une horreur profondes pour tous les indépendants aussi bien que pour tous ceux qu’il supposait leurs alliés.

Cependant, malgré ses préjugés nationaux et son zèle religieux. Deans et la veuve Butler se trouvaient dans une situation qui devait naturellement amener quelque intimité entre les deux familles. Elles avaient partagé le même danger et la même délivrance : il fallait qu’elles s’aidassent mutuellement, comme des voyageurs qui traversent un torrent rapide sont forcés de se soutenir les uns les autres, de peur que le courant n’entraîne ceux d’entre eux qui s’isoleraient.

Quand Deans connut mieux sa voisine, il renonça en partie à ses préjugés : il trouva que la vieille mistress Butler, si elle n’était pas bien affermie contre les défections du temps, n’adoptait du moins aucune des opinions des indépendants ; de plus, elle n’était pas d’origine anglaise. On pouvait donc espérer que, bien qu’elle eût épousé un brigadier des dragons de Cromwell, son petit-fils ne prendrait fait et cause ni pour les indépendants ni pour les schismatiques, espèce de gens dont le bonhomme Deans avait tout aussi peur que du pape et du diable. Surtout (car Douce Davie Deans avait son côté faible) il voyait avec plaisir que la veuve avait un grand respect pour lui, qu’elle déférait toujours à ses avis, enfin qu’elle se mettait peu en peine de défendre les opinions religieuses du défunt (opinions auxquelles d’ailleurs elle était peu attachée), en considération des excellents conseils que lui donnait le presbytérien pour la conduite de sa petite ferme. Ces conseils, Deans les terminait habituellement ainsi : « Il peut en être autrement en Angleterre, voisine ; malgré toute ma science, on peut ne pas faire de même ailleurs… Ceux qui ne partagent pas mon opinion au sujet de la grande réforme opérée par le Covenant dans notre religion, ceux qui détruisent et bouleversent le gouvernement et la discipline de l’Église, qui démolissent la voûte de notre Sion, peuvent être d’avis qu’il faudrait semer de l’avoine ; mais je dis, moi, qu’il faut semer des pois : oui, des pois. » Et comme ces avis, bien que donnés avec une sorte de jactance, étaient sages et raisonnables, ils étaient reçus avec reconnaissance et suivis avec respect.

Il ne fallut pas un bien long temps pour que l’intimité qui s’était établie entre la famille de Beersheba et celle de Woodend devînt plus étroite entre Reuben Butler, que le lecteur connaît déjà, et Jeanie Deans, le seul enfant que Douce Davie Deans eût de sa première épouse, dont il ne parlait jamais sans ajouter : « Cette femme si parfaite, si chrétienne, dont le nom (Christine Menzies de Hochmagirdle) était doux à prononcer pour tous ceux qui appréciaient son savoir et sa vertu. »

Nous allons dire comment se forma cette liaison, et quelles en furent les suites.


CHAPITRE IX.

LA FAMILLE DEANS.


Reuben et Rachel, tout en s’aimant comme des tourterelles, étaient encore prudents et sages dans leur tendresse, ne voulant pas obéir aux ordres impérieux de l’amour avant qu’une froide réflexion les eût déterminés à se donner la main. Pauvres tous deux, ils pensaient que leur précoce amour ne devait pas les rendre plus pauvres encore.
Crabbe, Le Registre de paroisse.


Tandis que la veuve Butler et le veuf Deans luttaient contre la pauvreté, et contre le sol ingrat et stérile des lots et portions du domaine de Dumbiedikes qui leur étaient concédés, on s’apercevait de jour en jour que Deans sortirait vainqueur de cette lutte dans laquelle sa voisine allait succomber. Le premier était encore dans la force de l’âge, mistress Butler approchait du déclin de la vie. Il est vrai que ce désavantage devait être un jour compensé ; car Reuben, qui grandissait, devenait de plus en plus capable d’aider sa grand’mère dans ses travaux, et Jeanie Deans, qui n’était qu’une faible fille, ne pouvait, selon toute apparence, qu’augmenter le fardeau de son père. Mais Douce Davie Deans était prudent ; il avait si bien élevé et instruit sa fille, sa mignonne, comme il l’appelait, qu’aussitôt qu’elle put se tenir sur ses pieds, elle eut tous les jours à remplir une tâche proportionnée à son âge et à sa force. De telles habitudes, ainsi que les instructions et les lectures journalières de son père, finirent par donner à la jeune enfant une tournure d’esprit grave, sérieuse, ferme et réfléchie. Une vigueur extraordinaire et un tempérament robuste, exempt d’affections nerveuses et de toute maladie qui, en affaiblissant le corps, influent si souvent sur l’esprit, contribuèrent puissamment à former ce caractère fort, simple et décidé.

Au contraire, Reuben était d’une santé délicate ; et, quoiqu’il ne fût pas ce que l’on nomme timide, on pouvait le croire d’un caractère craintif, irrésolu et inquiet. Il tenait beaucoup du tempérament de sa mère, qui était morte, jeune encore, de la poitrine. Il était pâle, fluet, débile, maladif, et boitait un peu, par suite d’un accident d’enfance. De plus, la sollicitude trop attentive de sa bonne grand’mère lui eut bientôt inspiré une sorte de défiance de lui-même, avec un penchant à s’exagérer sa propre importance, le pire des défauts qu’une indulgence excessive fasse contracter aux enfants.

Cependant Reuben et Jeanie vivaient dans la société l’un de l’autre, autant par goût que par habitude. Ils gardaient ensemble quelques vaches que leurs parents envoyaient chercher leur vie plutôt que paître sur les prés communaux de Dumbiedikes. C’est là qu’il fallait voir les deux enfants assis sous un buisson de genêt fleuri, leurs petites figures l’une contre l’autre, cachées sous les plis d’un même manteau lorsque le ciel, s’obscurcissant au-dessus de leurs têtes, les contraignait à chercher un abri contre l’orage ou la pluie. Quelquefois ils allaient ensemble à l’école ; et quand il s’agissait de traverser les petits ruisseaux qui se trouvaient sur leur chemin, de repousser un chien ou un autre animal, ou tout autre de ces petits périls qu’on rencontre en voyage, c’était toujours la jeune fille qui encourageait son compagnon, qui lui donnait l’exemple que l’homme se croit d’ordinaire en droit de donner à la femme. Mais quand, assis sur les bancs de l’école, ils se mettaient à apprendre leurs leçons, Reuben surpassait Jeanie en facilité et en intelligence, tout comme Jeanie avait sur Reuben l’avantage de cette insensibilité à la fatigue et au danger, qui résulte d’une constitution robuste. Le jeune garçon pouvait donc rendre alors à sa compagne tous les services, tous les secours qu’il en avait reçus en d’autres occasions. Il était décidément le meilleur élève de la petite école de la paroisse, et il montrait toujours tant de douceur, de bonne humeur, qu’il excitait plutôt l’admiration que la jalousie du peuple enfantin qui habitait la bruyante maison, bien qu’il fût le favori du maître. Plusieurs petites filles surtout (car en Écosse on les élève avec les jeunes garçons) recherchaient son amitié et voulaient plaire à un élève si supérieur à ses camarades. Telles étaient les qualités de Reuben Butler, qu’elles pouvaient exciter à la fois leur sympathie et leur admiration ; sentiments que toutes les femmes, du moins celles qui méritent le mieux ce nom, sont vivement portées à ressentir.

Mais Reuben, naturellement timide et réservé, ne profitait point de ces avantages ; et quand son maître, transporté d’admiration, lui annonçait pour l’avenir des succès brillants, l’éveil donné à son ambition augmentait seulement sa tendresse pour Jeanie Deans. Cependant, à chaque progrès que Reuben faisait dans la science, et il en faisait de bien grands eu égard au peu de moyens qu’il possédait de s’instruire, il devenait moins capable de seconder sa grand’mère dans l’exploitation de sa ferme. Un jour qu’il étudiait le Pons asinorum d’Euclide[53], il laissa ses bestiaux passer à travers un grand champ de pois appartenant au laird de Dumbiedikes, et il fallut la promptitude et les efforts de Jeanie Deans, secondée de son petit chien Dustyfoot, pour empêcher un grand dégât et le soustraire à une punition sévère. De pareilles bévues marquaient chaque jour tous ses progrès dans les études classiques. Il lisait les Géorgiques de Virgile, et ne savait pas distinguer l’orge de l’avoine ; il avait presque perdu la récolte d’une année, en voulant cultiver les terres de Beersheba d’après les règles de Columelle et de Caton le Censeur.

Ces sottises chagrinaient son aïeule, et détruisaient la bonne opinion que son voisin Davie Deans avait pendant quelque temps conçue de Reuben.

« Je ne vois pas, voisine Butler, » disait-il à la vieille femme, « ce que vous pourrez faire de ce pauvre garçon ; à moins que vous n’en fassiez un ministre. On n’a jamais eu plus grand besoin de bons prédicateurs qu’à présent, en ces jours de tiédeur où les cœurs des hommes sont durs comme des meules de moulin, au point de ne plus s’inquiéter de l’irréligion. Il est évident que votre pauvre cher fils ne sera jamais bon à rien, à moins que notre maître ne lui donne de l’emploi. Je ferai mon possible pour lui faire obtenir sa licence[54] quand il la méritera ; car j’espère qu’il sera comme un dard bien acéré, et qu’il travaillera au bien de l’Église, qu’il ne changera pas ses principes pour s’enfoncer, comme une truie, dans la fange des extrêmes hérésies et des défections, mais qu’il aura les ailes blanches d’une colombe, quoiqu’il soit né dans la poussière. »

La pauvre veuve dévora l’affront que lui attiraient les principes de son mari, suivit les conseils de Deans, et, se hâtant de retirer Butler de la haute école, elle lui fit étudier les mathématiques et la théologie, les seules sciences naturelles et morales qui fussent alors à la mode.

Jeanie Deans se vit donc obligée de quitter le compagnon de ses travaux, de ses études et de ses jeux, et ce fut avec des regrets plus qu’enfantins que les deux enfants se séparèrent. Mais ils étaient jeunes, ils avaient de grandes espérances ; ils se dirent adieu comme des amis qui comptent bien se revoir dans un temps plus propice.

Tandis que Reuben Butler acquérait à l’université de Saint-André les connaissances nécessaires à un ministre, et qu’il macérait son corps par toutes sortes de privations pour procurer la nourriture à son esprit, sa grand’mère devenait tous les jours plus incapable de faire valoir sa petite ferme, et fut enfin forcée de la remettre au nouveau laird de Dumbiedikes. Ce grand personnage n’était pas tout à fait intraitable, et il lui fit des conditions assez douces. Il lui permit même d’habiter la maison où elle avait vécu avec son mari, tant que cette maison serait habitable ; mais il protesta qu’il ne paierait jamais pour un liard de réparations, car sa bienveillance était purement passive.

Cependant, à force d’adresse et d’industrie, et grâce à d’heureuses circonstances, pour la plupart accidentelles, Davie Deans se vit sur un bon pied dans le monde, amassa quelques richesses, passa pour en avoir plus encore, et parut tout disposé à conserver, à augmenter même sa fortune. Peu s’en fallait qu’il ne s’en blâmât lui-même quand il y réfléchissait sérieusement. Par ses connaissances en agriculture, il était devenu comme le favori du laird, qui, n’aimant ni la chasse ni la société, finissait d’ordinaire sa promenade en allant chaque soir à la chaumière de Woodend.

Comme il avait fort peu d’idées, et qu’il les exprimait fort difficilement, Dumbiedikes avait l’habitude de s’asseoir ou de rester debout pendant une demi-heure, ayant sur la tête un vieux chapeau galonné qui avait appartenu à son père, et une pipe vide à la bouche, suivant des yeux Jeanie Deans ou la fillette, comme il l’appelait, tandis qu’elle vaquait aux soins du ménage, et que son père, après avoir épuisé le texte ordinaire des bestiaux, des champs et des semences, ne manquait jamais de se lancer à corps perdu dans la controverse, et d’entamer des discours que le laird semblait écouter avec beaucoup de patience, mais sans faire la moindre réplique, peut-être même sans comprendre un seul mot de tout ce que disait l’orateur. Il est vrai que Deans ne voulait pas convenir de ce point, car c’était insulter à la fois et son talent à exposer les saintes vérités, talent dont il était un peu fier, et l’intelligence du laird. « Dumbiedikes, disait-il, n’est pas un ces beaux fils qui courent au galop vers l’enfer, plutôt que d’aller pieds nus au ciel ; il n’est pas comme son père, ne hante pas les compagnies profanes, ne jure pas, ne boit pas, ne fréquente ni le spectacle, ni le concert, ni la danse ; il observe le sabbat, il n’exige jamais ni serment ni promesse, n’ôte jamais à un malheureux sa liberté ; s’il tient un peu trop au monde et aux biens du monde, c’est qu’alors quelque mauvais vent a soufflé sur son esprit, etc., etc. » Voilà ce que disait et pensait l’honnête Davie.

On ne doit pas supposer que le père, homme de sens et d’observation, n’eut jamais remarqué avec quelle attention le laird tenait ses yeux attachés sur Jeanie. Ce fait cependant avait frappé bien plus encore un autre membre de la famille, la seconde femme de Deans, à laquelle il s’était uni dix ans après la mort de la première. Quelques personnes pensaient que Douce Davie avait dévié de ses principes en contractant cette nouvelle union ; car en général il blâmait le mariage et ceux qui s’y engageaient, paraissant plutôt considérer cet état de société comme un mal nécessaire, que comme une chose légitime et tolérable dans l’état imparfait de notre nature, mais qui coupe les ailes au moyen desquelles nous devons nous élever vers le ciel, qui enchaîne l’âme à sa maison de boue, aux plaisirs et aux jouissances terrestres. Toutefois sa conduite n’avait pas été sur ce point d’accord avec ses principes, puisqu’il s’était deux fois chargé, comme nous l’avons vu, de ces chaînes dangereuses et accablantes.

Rebecca, son épouse, était loin d’avoir la même horreur du mariage, et comme son imagination mariait tous ses voisins, elle ne manquait pas de prévoir une union entre Dumbiedikes et sa belle-fille Jeanie. Le bonhomme avait coutume de sourire et de lever les épaules quand elle abordait ce sujet ; mais d’ordinaire il finissait par prendre son bonnet et sortir de la maison pour cacher un rayon de joie qui, en ces occasions, brillait involontairement sur ses traits austères.

Mes jeunes et joyeux lecteurs me demanderont peut-être si Jeanie Deans méritait l’attention muette du laird de Dumbiedikes, et l’historien, par égard pour la vérité, est forcé de répondre que les charmes de sa personne n’avaient rien d’extraordinaire. Elle était petite et trop grosse peut-être pour sa taille ; elle avait les yeux gris, les cheveux d’un blond clair, et une figure ronde et réjouie, noircie par le soleil ; son seul attrait particulier était un air de sérénité inexprimable, qu’une bonne conscience, un cœur honnête, un caractère excellent et l’accomplissement régulier de tous ses devoirs, répandaient sur son visage. Il n’y avait donc rien, comme on peut se l’imaginer, de bien attrayant dans la tournure ni dans les manières de cette héroïne rustique ; et cependant, soit timidité stupide, soit qu’il manquât de détermination et qu’il fût peu habile à démêler ses propres sentiments, le laird de Dumbiedikes, avec son vieux chapeau galonné et sa pipe vide, venait régulièrement payer à Jeanie Deans le tribut de son admiration, laissant s’écouler les jours, les semaines, les années, sans rien dire qui justifiât les prophéties de la belle-mère.

Cette bonne femme commença à perdre patience, quand, après quelques années de mariage, elle eut donné à Douce Davie une autre fille qu’on nomma Euphémie, et par abréviation Effie. Le mécontentement que lui causait la lenteur du laird à faire l’aveu de son amour fut au comble, car elle calculait avec raison que comme lady Dumbiedikes aurait peu besoin de dot, Deans pourrait laisser tous ses biens à l’enfant né de son second mariage. D’autres belles-mères ont employé des moyens moins louables pour assurer des successions à leurs enfants ; mais Rebecca, pour lui rendre justice, ne cherchait l’avantage de la petite Effie que dans ce qu’on devait généralement considérer comme l’élévation de sa sœur aînée. Elle mit donc en usage toutes ses ruses féminines pour amener le laird à se prononcer ; mais elle eut la mortification de voir que ses efforts, comme ceux d’un pêcheur inhabile, ne tendaient qu’à effaroucher le poisson qu’elle voulait prendre. Dans une occasion surtout, ayant plaisanté avec le laird sur l’utilité d’avoir une maîtresse de maison, il prit tellement la mouche que ni le chapeau galonné, ni la pipe, ni l’intelligent propriétaire de ces objets, ne reparurent de quinze jours à Woodend. Rebecca fut donc forcée de laisser le laird marcher à pas de tortue, convaincue par sa propre expérience de la vérité du proverbe du fossoyeur : « Qu’on ne fait pas avancer un âne rétif en le battant. »

Cependant Reuben continuait ses études à l’université, et fournissait à ses besoins en enseignant aux plus jeunes écoliers ce qu’il avait appris lui-même, ce qui avait en même temps l’avantage de fixer dans son esprit l’instruction qu’il avait déjà acquise. Cette ressource, qu’emploient tous les pauvres étudiants en théologie des universités d’Écosse, le mettait aussi à même d’envoyer quelques secours à sa pauvre aïeule, devoir sacré que les Écossais négligent rarement de remplir. Il fit des progrès rapides ; mais sa modestie empêchait qu’ils ne fussent remarqués ; et si Butler eût été homme à se plaindre, il eût pu, comme tant d’autres, accuser les préférences, le sort et les préventions ordinaires ; mais, soit modestie, soit orgueil, soit l’une et l’autre à la fois, il garda toujours le silence sur ce sujet.

Il obtint la licence de prédicateur de l’Évangile, avec quelques compliments du presbytère qui la lui accorda ; mais on ne lui donna aucune place, et il fut obligé de demeurer pendant quelques mois dans la chaumière de Beersheba, sans autre revenu que la ressource précaire que lui fournirent des leçons qu’il donnait à quelques enfants du voisinage. Après avoir embrassé sa grand’mère, sa première visite avait été aux habitants de Woodend, où il fut reçu par Jeanie avec une cordialité affectueuse, inspirée par des souvenirs qui n’étaient jamais sortis de son cœur ; par Rebecca avec une hospitalité franche et bienveillante, et par Deans d’une manière qui lui était particulière.

Quoique Douce Davie eût une grande vénération pour le clergé, ce n’était point en particulier à chaque individu de cet ordre qu’il l’accordait ; et peut-être un peu jaloux de voir son jeune ami élevé à la haute dignité de professeur et de prédicateur, il l’attaqua aussitôt sur divers points de controverse, pour voir s’il s’était laissé entraîner à quelqu’une des défections et des hérésies du temps. Butler était fermement attaché aux principes du presbytérianisme, et en même temps il n’était nullement disposé à chagriner son vieil ami en disputant avec lui sur des points de peu d’importance ; il pouvait donc espérer de sortir de l’interrogatoire que lui ferait subir Davie, aussi pur que l’or qui sort du creuset. Mais il n’eut pas, auprès de son sévère examinateur, tout le succès auquel il s’attendait. La vieille Judith Butler, qui, ce soir-là, était venue à grand’peine jusqu’à Woodend pour recevoir les félicitations de ses voisins sur le retour de Butler et sur sa profonde instruction, dont elle était très-fière, eut la mortification de voir que son vieil ami Deans ne partageait pas tout à fait son opinion. En effet, il ne témoignait ni mécontentement ni satisfaction, et ce ne fut qu’après avoir essayé plusieurs fois de lui faire rompre cet inquiétant silence, que la bonne Judith parvint à amener le dialogue suivant :

« Eh bien, voisin Deans, j’espère que vous avez été content de voir revenir Reuben parmi nous ? le pauvre garçon ! — Très-content, mistress Butler, » fut la réponse laconique de Deans.

« Depuis qu’il a perdu son grand-père et son père (béni soit celui qui donne et qui retire !) il n’y a que vous au monde qui lui ayez servi de père, voisin Deans. — Dieu seul est le père des orphelins, » dit Deans en portant la main à son bonnet et levant les mains au ciel ; « rendez gloire à qui gloire est due, femme, et non à un indigne instrument. — Vous voulez l’entendre ainsi, et personne ne cherche à vous contrarier ; mais je vous ai vu, Davie, envoyer un picotin d’avoine à Beersheba quand il n’en restait pas un boisseau à Woodend ; oui, je vous ai vu… — Femme, interrompit Deans, ce sont des choses qu’il faut taire, car elles ne peuvent que porter l’homme à se glorifier de ses propres actes. J’étais près du bienheureux Alexandre Peden, quand il dit que la mort et le témoignage de nos saints martyrs n’étaient que des gouttes de sang et d’encre répandues pour l’accomplissement d’un devoir. Que penser de ce que peut faire un homme comme moi ? — Voisin Deans, vous parlez comme un sage ; mais je n’en crois pas moins que vous êtes content de revoir mon enfant. Il va rester parmi nous, je pense, à moins qu’il n’aille s’établir à quelques milles de distance ; ses joues sont d’une fraîcheur qui réjouit mes vieux yeux ; il a un bel habit noir comme le ministre, et puis… — Je suis très-content de le voir bien portant et en bon chemin, » dit Deans avec un ton de gravité, comme pour couper court sur ce point ; mais une femme, une fois lancée sur un tel sujet, ne s’arrête pas si facilement.

« Il peut maintenant, continua mistress Butler, se montrer dans une chaire, ce cher enfant ! et tout le monde l’écoutera ni plus ni moins que s’il était le pape de Rome. — S’il était le !… Femme ! » dit Deans avec un ton sévère aussitôt que ce mot odieux eut frappé son oreille.

« Eh, bon Dieu ! dit la pauvre femme, j’oubliais que vous ne pouviez souffrir le pape, comme faisait mon pauvre mari, Étienne Butler. Souvent, l’après-dînée, il lui arrivait de s’élever contre le pape, le baptême des enfants, et cætera. — Femme ! répéta Deans, parlez d’autres choses, ou gardez le silence. Je vous dis que l’indépendance est une horrible hérésie, l’anabaptisme une erreur condamnable, qu’il faudrait toutes deux déraciner du pays avec le feu de l’autorité spirituelle et le glaive du pouvoir temporel. — Bien, bien, voisin ; je ne nie pas que vous ayez raison, répondit la soumise Judith. Je suis sûre que vous êtes un bon guide quand il s’agit de semer ou de moissonner : pourquoi ne le seriez-vous pas également en ce qui touche les affaires de l’Église ? Mais mon petit-fils Reuben Butler… — Femme, » dit Davie d’un ton solennel, « Reuben Butler est un jeune homme à qui je veux autant de bien que s’il était mon propre fils ; mais je crains que sa marche ne soit pas toujours droite ; je crains que ses talents ne portent préjudice à la grâce. Il a beaucoup d’esprit et de science humaine : il s’occupe autant de la forme sous laquelle il doit présenter la nourriture spirituelle, que de la bonne qualité et de la solidité de sa doctrine ; il brode de soie la robe nuptiale, faute de quoi elle ne serait point assez belle pour lui : il tire vanité de son instruction humaine qui lui permet de parer ainsi sa doctrine. Mais, » ajouta-t-il en voyant la vieille femme s’affliger de ces paroles, « l’affliction peut corriger ce défaut : qu’il se délivre du vent qui le gonfle comme une vache qui a mangé de la luzerne mouillée, et Reuben pourra bien faire, il pourra devenir une lumière brillante et brûlante. Oui, j’espère qu’il aura ce bonheur ; vos yeux le verront, et cela prochainement. »

La veuve Butler se retira sans avoir pu obtenir d’autre réponse de son voisin, dont les paroles, quoiqu’elle ne les comprît pas, lui donnèrent des craintes extraordinaires au sujet de son petit-fils, et diminuèrent de beaucoup la joie que lui avait causée son retour. Or, pour rendre justice au discernement de M. Deans, il faut avouer que, dans leur conférence, Butler avait déployé beaucoup plus d’érudition qu’il n’était nécessaire, et beaucoup trop pour plaire au vieux presbytérien, qui, accoutumé à se croire à lui-même le droit incontestable d’imposer son opinion dans les controverses théologiques, se sentit humilié et mortifié de se voir opposer les autorités de la science. Butler, disons-le aussi, n’avait point échappé au vernis de pédantisme que devait naturellement lui donner son éducation, et il n’était que trop souvent disposé à faire parade de ses connaissances sans qu’il y eût la moindre nécessité.

Toutefois Jeanie Deans, loin de blâmer cet étalage d’érudition, en fut éblouie, peut-être par la même raison qui fait que les femmes admirent dans les hommes le courage et la force que la nature leur a refusés. La liaison qui existait entre leurs familles permettait à ces deux jeunes gens de se voir tous les jours. Leur ancienne intimité se renoua en prenant un caractère plus conforme à leur âge ; et il fut enfin convenu entre eux que leur union se ferait dès que Butler aurait trouvé des moyens d’existence assurés, quelque modestes qu’ils fussent. Ce but, toutefois, ne fut pas facile à atteindre. Butler forma plusieurs plans, et aucun ne réussit. Les joues de Jeanie perdaient la fraîcheur de la première jeunesse, le front de Butler prenait la gravité de l’âge mûr, et les moyens d’établissements semblaient aussi éloignés que jamais. Heureusement pour les amants, leur attachement n’était ni ardent, ni passionné, et le sentiment du devoir leur fit attendre avec patience et courage le moment de s’unir.

Cependant les années, dans leur marche rapide, amenaient les changements ordinaires. La veuve d’Étienne Butler, si longtemps l’appui de la maison de Bersheeba, fut réunie à ses pères, et Rebecca, la prévoyante épouse de notre ami Davie Deans, fut aussi enlevée à ses plans d’économie domestique. Le lendemain de sa mort, Butler vint offrir son tribut de consolation à son vieil ami, et fut témoin, dans cette circonstance, d’une lutte remarquable entre les sentiments de la nature et ce stoïcisme religieux que Deans croyait devoir affecter dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

À son arrivée, Jeanie, les yeux gonflés de larmes, lui montra le petit verger « que son pauvre père n’avait pas quitté depuis son malheur, » dit-elle d’une voix basse et interrompue par les sanglots. Un peu alarmé à ces paroles, Butler entra dans le verger, et avança lentement vers son vieil ami, qu’il trouva assis sur un tronc d’arbre et comme accablé par son affliction. Deans leva les yeux vers Butler avec un air de mécontentement, comme s’il eût été offensé de cette interruption ; mais, voyant le jeune homme hésiter s’il se retirerait ou s’il avancerait, il se leva, et vint à lui d’un air de calme et même de dignité.

« Jeune homme, lui dit-il, les justes meurent, mais on peut dire que la mort ne fait que les enlever aux maux de cette vie. Malheur à moi si je versais une larme sur l’épouse de mon cœur, quand j’en devrais répandre des torrents sur l’Église affligée par l’hérésie et par ces hommes qui ont le cœur mort ! — Je vois avec satisfaction, dit Butler, que la religion vous fait oublier vos chagrins particuliers. — Les oublier, Butler ! » dit le pauvre Deans en portant son mouchoir à ses yeux : « Je n’oublierai jamais Rebecca dans ce monde ; mais celui qui fait les blessures peut y répandre le baume. J’ai eu cette nuit des instants de méditation si profonde que je ne songeais plus au poids de cette perte. Il en a été de moi comme du digne John Semple, qu’on appelle Carspharn John[55], dans une semblable épreuve : j’ai été cette nuit sur les rives d’Ulaï, cueillant çà et là une pomme sur l’arbre. »

Quel que fût le courage dont Davie cherchait à s’armer pour remplir son devoir de chrétien, il avait un cœur trop tendre pour n’être pas affecté profondément de cette perte. Woodend lui devint odieux ; et comme il avait acquis de l’expérience et quelque argent dans l’exploitation de cette petite ferme, il résolut de profiter de l’une et de l’autre pour se faire fermier-laitier et nourrisseur de bestiaux, comme on les appelle en Écosse. Il choisit pour son nouvel établissement un endroit appelé la butte de Saint Léonard (Saint-Léonard’s Craigs), situé entre Édimbourg et la montagne d’Arthur’s Seat, et voisin d’immenses pâturages qu’on nomme encore le Parc du Roi (King’s Park), parce qu’autrefois ils étaient un enclos de réserve pour le gibier royal. Il y loua une petite maison à un demi-mille de la ville, mais dont l’emplacement, ainsi que tout l’espace qui la séparait d’Édimbourg, est maintenant occupé par le faubourg du sud est. Une prairie considérable, que Deans loua du gardien du Parc du Roi, le mit à même de nourrir des vaches, du lait desquelles l’industrie et l’activité de Jeanie, sa fille aînée, tiraient le meilleur parti possible.

Jeanie avait alors moins d’occasions de voir Butler, qui, après plusieurs désappointements, avait été forcé d’accepter la place fort modeste de sous-maître dans une école paroissiale de quelque importance, à trois ou quatre milles d’Édimbourg. Il s’y concilia l’estime et la confiance de quelques bourgeois des plus considérables, qui, pour raison de santé ou pour tout autre motif, voulaient que leurs enfants commençassent leur éducation dans ce petit village. Son avenir devenait donc plus riant, et à chaque visite qu’il faisait à Saint-Léonard, il trouvait l’occasion de dire quelque chose à Jeanie sur leur projet de mariage. Ces visites étaient nécessairement fort rares, son temps étant réclamé par les soins de l’école, et même il n’osait en faire d’aussi fréquentes que ses occupations le lui auraient permis. Deans le recevait, il est vrai, avec honnêteté, et même avec bienveillance ; mais Reuben, comme il arrive en pareil cas, s’imaginait que le père lisait ses intentions dans ses yeux, et il craignait qu’une explication prématurée sur ce sujet ne lui attirât un refus positif. En un mot, il jugea prudent de n’aller à Saint-Léonard qu’aussi souvent que l’y autorisaient leurs anciennes relations de voisinage. Mais il y avait une autre personne dont les visites étaient beaucoup plus régulières.

Lorsque Deans annonça au laird de Dumbiedikes son intention de quitter la ferme de Woodend, le laird le regarda fixement sans prononcer une parole. Il continua ses visites quotidiennes à l’heure ordinaire, sans faire aucune observation ; et la veille du départ, voyant les préparatifs du déménagement, et le grand chariot tiré de son réduit, il ouvrit encore de grands yeux, s’appuya contre la porte, et on l’entendit s’écrier :« Eh, sirs[56] ! » Même après que toute la famille eut quitté Woodend, le laird de Dumbiedikes, à son heure accoutumée, à l’heure où Deans revenait des champs, se présenta à la porte de la chaumière, et parut aussi étonné de la trouver fermée que s’il n’eût pas du s’y attendre. Dans cette occasion, on l’entendit s’écrier : « Dieu nous conserve ! » ce qui fut considéré par ceux qui le connaissaient, comme un signe extraordinaire d’émotion. Depuis ce moment, Dumbiedikes semblait une âme en peine ; ses mouvements, jusque là si réguliers, devinrent aussi désordonnés que ceux de la montre d’un écolier qui en a brisé le grand ressort. De même que l’aiguille de cette montre fait sa révolution autour du cadran en une minute, il faisait le tour de son domaine avec une rapidité extraordinaire. Il n’y avait pas une chaumière où il n’entrât, pas une jeune fille qu’il ne regardât fixement ; mais, quoiqu’il se trouvât sur ses terres de plus belles fermes que Woodend, et des filles beaucoup plus jolies que Jeanie Deans, il était évident que le laird ne passait plus son temps d’une manière aussi agréable que par le passé. Il n’y avait aucun banc aussi commode pour lui que celui de Woodend, aucune figure qu’il aimât autant à considérer que celle de Jeanie Deans. Aussi, après avoir tourné et retourné autour de ses possessions, et être resté ensuite stationnaire pendant une semaine, il parut avoir réfléchi qu’il n’était point attaché à un pivot qui le forçât de circuler autour d’un même point, mais qu’il pouvait changer de centre et étendre la circonférence s’il le jugeait convenable. Pour effectuer ce projet, il acheta un bidet d’un marchand montagnard, et avec le secours et la société de ce compagnon de voyage, il chevaucha tant bien que mal jusqu’à Saint-Léonard.

Jeanie était si habituée à voir le laird la regarder toujours fixement, que souvent elle s’apercevait à peine de sa présence ; elle craignit cependant quelquefois qu’il n’empruntât le secours de la parole pour exprimer l’admiration qu’il lui témoignait par ses regards. Alors, pensait-elle, adieu tout espoir d’union avec Butler ; car son père, quoique d’un esprit inflexible en matières politiques et religieuses, n’en avait pas moins pour le seigneur terrien ce respect si profondément enraciné chez les paysans écossais de cette époque. De plus, sans que Butler lui déplût précisément, l’instruction mondaine de ce jeune homme était souvent l’objet des sarcasmes de Davie, sarcasmes qui, s’ils ne lui étaient pas inspirés par un sentiment de jalousie, annonçaient au moins des dispositions peu favorables pour celui qui en était l’objet. Enfin un mariage avec Dumbiedikes aurait présenté un attrait irrésistible à un homme qui se plaignait ordinairement de se sentir capable de prendre une trop grande brassée des choses de ce monde. Les visites du laird étaient donc fort désagréables à Jeanie, à cause des conséquences qu’elles pouvaient avoir, et ce fut une grande consolation pour elle, en quittant le lieu qui l’avait vue naître, de penser qu’elle avait vu pour la dernière fois Dumbiedikes, son chapeau galonné et sa pipe. La pauvre fille ne le croyait pas plus capable de venir la trouver à la butte de Saint-Léonard, qu’un des pommiers qu’elle avait laissés enracinés dans le verger de Woodend. Ce fut donc avec plus de surprise que de plaisir que, le sixième jour après leur installation à Saint-Léonard, elle vit arriver le chapeau galonné, la pipe et le laird. Il la salua comme à l’ordinaire : « Comment vous portez-vous, Jeanie ? Où est votre père ? » Puis il se plaça, autant qu’il le put, de la même manière qu’à Wooden. Aussitôt qu’il fut assis, déployant une puissance extraordinaire de conversation, « Jeanie ! dit-il, Jeanie ! » Ici il étendit la main, les doigts écartés, comme pour lui saisir l’épaule, mais avec tant de timidité et de gaucherie que, Jeanie ayant reculé d’un pas, sa main resta suspendue en l’air, toujours ouverte, comme la pâte d’un griffon dans des armoiries. « Jeanie, » continua-t-il, se trouvant dans un moment d’inspiration ; « Jeanie, il fait un temps superbe aujourd’hui, et les routes ne sont pas mauvaises pour voyager. — Qu’a-t-il donc aujourd’hui, » murmura Jeanie entre ses dents, « pour prononcer une phrase aussi longue ? » Elle avoua ensuite qu’elle avait laissé percer dans ses manières quelque chose du mécontentement qu’elle éprouvait, car, son père étant absent, elle ne voyait pas où la créature (c’est ainsi qu’elle nommait irrévérencieusement le propriétaire foncier) aurait pu s’arrêter. Son air boudeur produisit toutefois l’effet d’un calmant, et le laird retomba dans sa taciturnité habituelle, venant à la chaumière trois ou quatre fois par semaine, quand le temps le permettait, sans autre but en apparence que de regarder Jeanie pendant que Douce Davie déployait son éloquence sur quelque point de controverse.


CHAPITRE X.

LA GROSSESSE.


Son air, ses manières, tout son extérieur excitait l’admiration ; elle était aimable, quoique réservée, engageante sans trop de familiarité ; la gaieté et la fraîcheur de la jeunesse brillaient dans ses yeux, et chacun de ses regards exprimait la joie de son cœur.
Crabbe.


Les visites du laird reprirent ainsi leur cours ordinaire, sans qu’on eût rien à en attendre ou à en craindre. Si un amant avait le privilège qu’on attribue au serpent, de fasciner un oiseau par la force du regard, sans doute avec ses grands yeux verdâtres et stupides, qu’il commençait déjà de temps en temps à armer de lunettes, Dumbiedikes eût produit cet effet ; mais l’art de la fascination semble être depuis long-temps au nombre des artes perditœ, et je ne sache pas que l’opiniâtreté d’attention du laird ait jamais produit sur celle contre qui elle était dirigée, aucun autre effet que des bâillements.

Cependant cet objet de son admiration atteignait le terme de la jeunesse, et approchait de ce qu’on appelle chez les femmes la maturité, époque qui, pour le beau sexe, prétendons-nous impoliment, commence quelques années plus tôt que chez le nôtre. Beaucoup de gens pensaient que le laird eût mieux fait de porter ses regards sur un objet dont les charmes étaient bien supérieurs à ceux de Jeanie, même telle qu’elle avait été dans toute sa fraîcheur, et qui commençait à être remarqué de tous ceux qui visitaient la chaumière de Saint-Léonard.

Effie Deans, élevée par les soins tendres et affectueux de sa sœur, était devenue une jeune fille d’une éclatante beauté. Sa tête d’une forme grecque, couverte d’innombrables boucles de cheveux bruns retenus par un réseau de soie bleue, et ombrageant une figure digne d’Hébé, était l’image de la santé et de la joie. Une robe courte d’étoffe brune faisait valoir une taille qui pouvait par la suite offrir le défaut ordinaire aux formes féminines en Écosse, un peu de lourdeur, mais qui, dans cet âge tendre, était fine, élancée, pleine de grâce et d’harmonie dans toutes ses proportions.

Ces charmes naissants, toute cette fleur de jeunesse, ne purent ébranler l’esprit opiniâtre du laird ou détourner ses regards de celle sur qui il les fixait avec tant de constance. Mais son œil était le seul qui pût voir cette vivante image de la santé et de la beauté sans s’y attacher avec délire. Le voyageur arrêtait son cheval fatigué, au moment d’entrer dans la ville, terme de son voyage, pour contempler cette figure aérienne, qui glissait près de lui, son pot au lait sur la tête, si droit, d’un pas si leste et si dégagé sous ce fardeau, qu’il semblait être pour elle moins une charge qu’un ornement. Les jeunes gens du faubourg voisin, qui se réunissaient le soir pour jouer à la boule et se livrer à d’autres exercices, guettaient les mouvements d’Effie et se disputaient l’avantage d’attirer son attention. Même les rigides presbytériens, de la croyance de son père, qui regardaient au moins comme un piège sinon comme un crime, tout ce qu’ils accordaient aux yeux ou aux sens, se laissaient aller à un moment de ravissement en contemplant cette fille charmante, et bientôt, poussant un soupir, ils se reprochaient leur faiblesse, et s’affligeaient qu’une si belle créature participât au crime héréditaire et à l’imperfection de notre nature. On l’appelait ordinairement le Lis de Saint-Léonard, nom qu’elle méritait aussi bien par la candeur de ses pensées, de ses paroles et de ses actions que par les attraits de sa personne.

Cependant il y avait dans le caractère d’Effie quelque chose qui non seulement faisait naître de singulières inquiétudes dans l’esprit de Douce Davie Deans, dont les principes étaient fort rigides, comme on le pense bien, sur les amusements de la jeunesse, mais qui inspirait même des craintes sérieuses à sa sœur, quoique beaucoup plus indulgente. Les enfants des classes inférieures en Écosse sont ordinairement fort gâtés ; l’aimable auteur de Glenburnie[57] nous a épargné, à moi et à tout futur écrivain, la peine de dire jusqu’à quel point on pousse cette faiblesse. Effie avait eu une double portion de cette tendresse inconsidérée et mal entendue. Davie, malgré toute sa rigidité, ne pouvait condamner entièrement les amusements de l’enfance ; et à ses yeux sa plus jeune fille, l’enfant de sa vieillesse, semblait encore un enfant, plusieurs années après qu’elle eut atteint l’âge d’une femme faite. Il l’appelait « ma petite fille, ma petite Effie, » et il lui était permis d’aller et de venir, sans qu’on lui demandât compte de ses actions, si ce n’est le jour du sabbat et aux heures où la famille disait les prières en commun. Sa sœur avait pour elle tous les soins et toute la tendresse d’une mère, mais elle n’en avait pas l’autorité ; et celle qu’elle exerçait sur ses jeunes ans diminua à mesure qu’Effie, avançant en âge, se crut le droit d’agir en toute liberté. Malgré l’innocence et la douceur de son caractère, le Lis de Saint-Léonard acquit donc un fonds d’opiniâtreté et d’entêtement, et une disposition à l’irritabilité, en partie naturelle sans doute, mais que la liberté illimitée dont elle avait joui dans son enfance avait certainement accrue. Une scène d’intérieur fera mieux connaître son caractère.

Un soir que le vigilant Davie était occupé à donner le fourrage aux patients et utiles animaux dont le produit faisait toute sa fortune, Jeanie, voyant que la nuit approchait, commença à concevoir de l’inquiétude de ce que sa sœur ne revenait pas. Elle craignit qu’elle ne fût point de retour à la maison à l’heure où son père, après le travail du soir, avait coutume de faire la prière en commun, et elle savait combien l’absence d’Effie en un tel moment lui causerait de mécontentement. Ses inquiétudes étaient d’autant plus vives, que déjà plusieurs fois Effie était sortie à la même heure, et son absence, d’abord trop courte pour être remarquée, s’était peu à peu prolongée jusqu’à une demi-heure, une heure même ; ce jour-là elle durait beaucoup plus longtemps. Jeanie se tenant à la porte, la main sur les yeux, pour éviter les rayons du soleil couchant, regardait successivement sur tous les sentiers qui aboutissaient à leur demeure, afin d’y découvrir la forme aérienne de sa sœur. La grande route était séparée du Parc du Roi par un mur et une barrière, Jeanie dirigeait souvent ses regards de ce côté, quand elle y vit tout à coup deux personnes, qui paraissaient jusque-là avoir marché fort près du mur pour éviter d’être aperçues. L’une, qui était un homme, se retourna précipitamment et s’éloigna ; l’autre, qui était une femme, passa la barrière, et s’avança vers la chaumière : c’était Effie. Elle aborda sa sœur avec cet air de légèreté affecté que prennent les femmes de sa condition, et souvent celles d’un rang plus élevé, pour cacher leur surprise ou leur confusion ; elle fredonnait la chanson suivante :

Le chevalier ensorcelé
S’était assis sur la colline
Où le genêt s’élève et fleurit isolé.
Là vint une beauté lutine,
Chantant une chanson badine ;
Et depuis ce moment le peuple rassemblé
N’ose plus visiter la riante colline.

« Allons, Effie, dit sa sœur, notre père va rentrer. » La jeune fille cessa de chanter. « Pourquoi revenez-vous donc si tard ? — Il n’est pas tard, répondit Effie. — Il est huit heures sonnées à toutes les horloges de la ville, et le soleil est couché derrière les montagnes de Costorphine. D’où venez-vous donc, que vous rentrez si tard ? — Je n’ai été nulle part. — Et qui est-ce qui vous a quittée auprès du mur ? — Personne. — Nulle part ! personne ! J’espère que c’est un endroit et des personnes convenables qui vous retiennent si tard dehors ? — Et pourquoi m’épier ainsi ? Il est sûr que si vous ne me faisiez pas de questions, je ne vous ferais pas de mensonges. Vous ai-je jamais demandé ce que vient faire ici le laird de Dumbiedikes, qui avec des yeux aussi brillants que ceux d’un chat sauvage (excepté, j’en conviens, qu’ils sont un peu plus verts et moins beaux) ne cesse de vous regarder ! — Vous savez très-bien qu’il vient ici pour voir notre père, » répondit Jeanie à cette malicieuse remarque.

« Et Reuben Butler vient-il aussi pour voir notre père, qui est si fatigué de ses mots latins ? » dit Effie enchantée de trouver moyen, en dirigeant une attaque sur le pays ennemi, de détourner celle dont elle était menacée ; et avec la pétulance de la jeunesse elle continua à tourmenter sa sœur aînée. Elle la regardait d’un air rusé et ironique, en chantant à voix basse, mais d’un ton significatif, ce passage d’une vieille chanson écossaise :

En traversant le cimetière,
J’ai rencontré le laird du val.
Le pauvre sot ne m’a fait aucun mal ;
Mais avant cette nuit dernière,
J’ai rencontré le clerc…

Ici elle s’interrompit en regardant sa sœur ; et voyant ses yeux remplis de larmes, elle lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa avec empressement. Jeanie, quoique mécontente, ne put résister aux caresses de cette naïve enfant de la nature, chez qui le mal et le bien ne semblaient nullement réfléchis. Mais en lui rendant son baiser, en signe de réconciliation complète, elle ne put s’empêcher de lui dire avec douceur. « Effie, si vous apprenez de vilaines chansons, vous pourriez vous en servir moins méchamment. — Ah, oui ! » dit la jeune fille en la serrant dans ses bras, « je voudrais n’en avoir jamais appris, je voudrais n’avoir jamais été là ; je voudrais que ma langue eût été coupée, plutôt que de vous avoir affligée. — Ne parlez plus de cela, » répondit sa bonne sœur ; « rien de ce que vous me dites ne peut m’affliger ; mais ne faites pas de peine à notre père ! — Oh ! non, non, dit Effie ; et quand il y aurait autant de danses qu’il y a d’étoiles au firmament pendant une nuit d’hiver, je ne ferais pas un pas pour y aller. — La danse ! répéta sa sœur étonnée ; et qu’allez-vous faire à la danse ? »

Peut-être, dans ce moment d’expansion, le Lis de Saint-Léonard aurait fait à sa sœur une confidence sans réserve, et m’aurait épargné la peine de raconter une déplorable histoire ; mais le mot danse avait frappé l’oreille du vieux Davie, qui, venant de tourner le coin de la maison, arriva près de ses filles avant qu’elles se fussent aperçues de sa présence. Le mot prélat, celui même de pape, eût produit un effet moins terrible sur Davie ; car la danse, qu’il appelait un accès volontaire et mesuré de folie, lui semblait le plaisir le plus propre à détruire toute pensée sérieuse, et à jeter dans toute espèce de désordres ; encourager ou seulement permettre des réunions de personnes d’un rang élevé ou inférieur pour cet absurde et bizarre objet, ou pour les représentations dramatiques, lui paraissait une des preuves les plus frappantes de l’hérésie du siècle. Le mot danse, prononcé par ses filles et à sa porte lui fit perdre toute patience. La danse, s’écria-t-il, la danse ! La danse, dites-vous ? osez-vous bien parler de danse à ma porte ? C’est en se livrant à ce plaisir licencieux et profane que les Israélites adorèrent le veau d’or à Béthel ! c’est en dansant qu’une vile prostituée obtint la tête de Jean-Baptiste ! Je prendrai ce chapitre pour texte de l’exercice de ce soir, puisque vous avez besoin d’instruction sur ce point ; car cette malheureuse a eu certainement lieu de maudire le jour où elle se livra à cet exercice profane ; mieux eût valu pour elle être née boiteuse, et être portée de porte en porte comme la vieille Bessie Bovie, demandant l’aumône, que d’être la fille d’un roi, dansant et jouant des instruments comme elle a fait. Je me suis souvent étonné qu’un homme qui a une fois fléchi les genoux pour un motif pieux, osât jamais plier le jarret pour sauter au son de la flûte et du violon. Et je bénis Dieu avec le digne Pierre Walker[58], le colporteur de Bristo-Port, de ce que dans la jeunesse, époque où l’on aime la danse, le danger que courait ma tête, la crainte de l’échafaud, de la balle, du sabre, de la torture, le froid et la faim, la douleur et la fatigue, ont comprimé la légèreté de ma tête et la vivacité de mes jambes. Et maintenant, jeunes filles, si je vous entends prononcer ce mot de danse, si vous songez seulement qu’il existe au monde quelque chose semblable à des danses au son de la flûte et du violon, aussi vrai que l’âme de mon père est avec Dieu, je vous abandonne et vous renonce pour mes filles. Allons, rentrez, rentrez, » continua-t-il en s’adoucissant, car ses deux filles, Effie surtout, versaient des armes abondantes : « rentrez, mes chères enfants : nous demanderons à Dieu de nous préserver de ces folies profanes qui engendrent le péché, qui soutiennent le royaume des ténèbres dans sa lutte contre le royaume des lumières. »

Quelque bonnes que fussent les intentions de Davie, il avait mal choisi son temps pour prononcer cette espèce d’anathème contre la danse. Il opéra un changement dans les sentiments d’Effie, et la détourna de s’ouvrir à sa sœur comme elle voulait le faire. « Elle me regarderait comme la boue de ses souliers, se dit-elle, si elle savait que j’ai dansé quatre fois avec lui sur la prairie, et une fois chez Maggie Macqueen ; elle me menacerait de le dire à mon père et deviendrait tout à fait maîtresse. Mais je n’y retournerai plus, c’est bien décidé ; je plierai une feuille dans ma Bible[59], et ce sera comme si j’avais fait serment de n’y plus aller. » Et elle tint parole toute une semaine, pendant laquelle elle fut d’une maussaderie singulière et d’une humeur chagrine qu’on ne voyait chez elle que lorsqu’elle éprouvait quelque contradiction.

Il y avait dans cette conduite quelque chose de mystérieux et d’autant plus inquiétant pour la tendre et affectueuse Jeanie, qu’elle aurait cru mal agir envers sa sœur en confiant à leur père des craintes qui pouvaient n’avoir d’autre cause que sa propre imagination. De plus, son respect pour le vieillard ne l’empêchait pas de s’apercevoir qu’il était d’un esprit irritable et absolu ; et souvent elle pensa que sa haine contre les amusements de la jeunesse dépassait les bornes imposées par la religion et la raison. Elle comprenait bien que, priver tout à coup sa sœur de la liberté illimitée dont elle avait joui jusque là, produirait plus de mal que de bien, et qu’Effie, dans l’effervescence et l’opiniâtreté de la jeunesse, pourrait trouver dans les préceptes outrés de son père une excuse pour les enfreindre tous. Dans les conditions élevées, une demoiselle, quelque légère qu’elle soit, est toujours retenue par les règles de l’étiquette, et soumise à la surveillance de sa mère ou de sa conductrice ; mais les filles de campagne, qui saisissent un moment de gaieté dans les intervalles du travail, n’ont personne pour les surveiller, ni rien pour les retenir, et ces amusements n’en deviennent que plus dangereux. Jeanie sentait cela avec chagrin, quand une circonstance parut devoir la délivrer de ses inquiétudes.

Mistress Saddletree, avec qui nos lecteurs ont déjà fait connaissance, était parente éloignée de Douce Davie Deans : et comme c’était une femme d’une vie réglée et douée d’un bon cœur, une sorte de liaison avait toujours existé entre les deux familles. Cette digne femme, un an et demi environ avant l’époque où commence notre histoire, eut besoin d’une fille de boutique. Elle dit un jour à Deans que M. Saddletree n’était jamais chez lui quand il pouvait mettre le nez dans les cours de justice, que c’était une chose fort embarrassante pour une femme d’être toujours au milieu des paquets de cuir, vendant des selles et des brides, et qu’elle avait pensé à son arrière-cousine Effie, qui lui conviendrait parfaitement pour l’aider dans son commerce.

Cette proposition plut beaucoup à Davie. Sa fille serait logée, nourrie, recevrait des gages : c’était une position convenable. Elle serait sous la surveillance de mistress Saddletree, qui marchait dans la bonne voie, et qui demeurait tout près de l’église de la prison, où l’on pouvait entendre les profitables enseignements d’un ministre qui, comme le disait Davie, n’avait pas fléchi le genou devant Baal, c’est-à-dire, qui n’avait pas adhéré aux hérésies du temps, à l’Union, à la tolérance, au patronage, et autres serments érastiens exigés du clergé depuis la révolution, et surtout sous le règne de « la dernière femme » (comme il appelait la reine Anne), la dernière de l’infortunée famille des Stuarts. Tout occupé de l’avantage que tirerait sa fille des bonnes doctrines qu’elle entendrait sortir de la bouche d’un tel homme, le bon vieillard ne songea nullement aux pièges d’une espèce bien différente, auxquels une créature si belle, si jeune et si légère, serait exposée au milieu d’une cité populeuse et corrompue. Le fait est qu’il avait une telle horreur pour les fautes le plus à redouter en pareil cas, qu’il aurait songé à donner des avis à sa fille contre la tentation de commettre un meurtre, avant de penser à craindre pour elle des péchés auxquels son âge et sa beauté l’exposaient bien davantage. Il regretta seulement qu’il lui fallût vivre sous le même toit que Bartholin Saddletree, cet homme mondain que Davie, loin de le savoir aussi ignorant qu’il l’était en effet, croyait rempli de toutes les connaissances judiciaires dont il faisait parade, et qu’il n’en aimait que d’autant moins. Les légistes, surtout ceux qui siégeaient comme anciens dans l’assemblée générale de l’Église, avaient toujours été les premiers à appuyer les mesures de tolérance relatives au serment et à d’autres sujets que Davie Deans regardait comme la destruction du sanctuaire et l’anéantissement des libertés de l’Église. Il fit à sa fille de longues leçons sur le danger d’écouter un formaliste mondain comme Saddletree ; mais il ne lui parla que très-légèrement des dangers de la mauvaise compagnie et de la dissipation, auxquels beaucoup de gens auraient cru Effie plus exposée qu’à des erreurs théoriques sur quelque point de foi.

Jeanie se sépara de sa sœur avec un sentiment de regret mêlé de crainte et d’espérance. Elle n’avait pas autant de confiance que son père dans la prudence d’Effie, car elle l’avait observée de plus près, sympathisait davantage avec tous ses sentiments et pouvait mieux apprécier les tentations auxquelles elle allait être exposée. D’un autre côté, mistress Saddletree était une femme respectable, attentive, sévère ; elle aurait droit d’exercer sur Effie l’autorité absolue d’une maîtresse, et elle saurait en user avec fermeté, quoique avec douceur. D’ailleurs le séjour d’Effie chez Saddletree romprait sans doute certaines mauvaises connaissances qu’elle l’a soupçonnait d’avoir faites dans le faubourg voisin. Tout bien considéré, elle voyait donc avec plaisir le départ de sa sœur ; et ce ne fut qu’au moment de se séparer d’elle pour la première fois de sa vie, qu’elle sentit toute la force de son chagrin. Pendant qu’elles se tenaient étroitement embrassées, se livrant aux plus vives émotions de leurs cœurs, Jeanie trouva la force de recommander à sa sœur la plus grande réserve pendant son séjour à Édimbourg, conseil qu’Effie écouta sans lever une seule fois ses grands yeux noirs, dont les pleurs coulaient en abondance : enfin elle embrassa sa sœur en sanglotant, lui promit de ne pas oublier ses bons conseils, et elles se séparèrent.

Pendant les premières semaines, Effie remplit et au-delà ce que désirait sa parente ; mais bientôt elle se relâcha de son zèle pour le service de mistress Saddletree. La bonne dame eut souvent à se plaindre du temps qu’Effie mettait à faire les commissions qu’on lui donnait au dehors, et de son air d’impatience quand on la grondait à ce sujet. Mais cette excellente femme crut qu’il était bien naturel à une jeune fille, pour qui tout était nouveau dans Édimbourg, de s’amuser en route, et que son impatience n’était que la vivacité d’un enfant gâté, soumis pour la première fois à la volonté d’autrui. « Holy-Rood, disait-elle, n’a pas été bâti en un jour. Patience, elle s’y fera avec le temps. »

Il semblait qu’elle eût prédit la vérité. Au bout de quelques mois, Effie parut occupée tout entière de ses devoirs, quoiqu’elle ne s’en acquittât plus avec cette gaieté et cette légèreté qui auparavant charmaient tous les chalands. Sa maîtresse la vit souvent pleurer, mais s’efforçant de cacher ces marques de chagrin dès qu’on les remarquait. Bientôt ses joues devinrent pâles et sa marche pesante. La cause de ce changement n’aurait point échappé à l’œil exercé de mistress Saddletree, qui malheureusement fut obligée par une maladie, de garder la chambre pendant les derniers mois qu’Effie resta chez elle. Pendant ce temps, le chagrin d’Effie allait presque jusqu’au désespoir. Tous ses efforts étaient inutiles pour commander aux souffrances qu’elle éprouvait ; et elle commettait de si fréquentes erreurs dans la boutique que Saddletree, obligé, pendant la maladie de sa femme, de s’occuper de son commerce beaucoup plus que ne le lui permettait son amour pour la jurisprudence, perdit toute patience avec la jeune fille, et lui déclara dans son latin, et sans égard pour le genre, qu’il faudrait la faire traduire devant un jury ; comme fatuus, furiosus et naturaliter idiota. Les voisins et les autres domestiques observaient de plus, avec une curiosité maligne ou une pitié humiliante, les traits défigurés, l’élargissement de la taille et les joues pâles de cette jeune fille, naguère si belle et encore si intéressante. Mais Effie n’accorda sa confiance à personne, et répondit aux railleries par des sarcasmes, à toutes les questions par des dénégations positives ou par des torrents de pleurs.

Enfin quand mistress Saddletree, ayant recouvré la santé, allait reprendre sa surveillance ordinaire sur sa maison, Effie Deans, comme pour échapper à un examen de la part de sa maîtresse, demanda à Bartholin la permission d’aller passer une ou deux semaines chez elle, donnant pour motif une indisposition et le désir d’essayer du repos et du changement d’air. Saddletree, qui se croyait des yeux de lynx pour la discussion des lois les plus subtiles et les plus embrouillées, était aussi incapable de rien deviner dans les affaires ordinaires de la vie qu’un professeur de mathématiques hollandais ; il laissa Effie partir, sans concevoir le moindre soupçon, sans lui faire la moindre question.

On découvrit par la suite qu’elle ne se rendit à Saint-Léonard qu’une semaine après avoir quitté la maison de son maître. Quand elle y arriva, sa sœur crut voir un spectre, plutôt que cette joyeuse et jolie fille qui avait quitté pour la première fois la maison paternelle, il y avait dix-sept mois. Dans les derniers temps, la maladie de mistress Saddletree avait fourni à Effie un prétexte suffisant pour se donner tout entière aux affaires de la boutique dans Lawnmarket, et ne pas aller à Saint-Léonard ; et, de son côté, Jeanie avait été tellement occupée par les soins domestiques, qu’elle n’avait guère eu le temps d’aller voir sa sœur à Édimbourg. Les deux sœurs s’étaient donc vues à peine pendant les derniers mois, et aucun bruit n’était arrivé aux oreilles des habitants de la chaumière isolée de Saint-Léonard. Aussi Jeanie, effrayée de l’état de sa sœur, l’accabla aussitôt de questions, auxquels la malheureuse jeune fille ne fit que des réponses incohérentes et vagues ; enfin elle se trouva mal. Jeanie, trop sûre du malheur de sa sœur, était alors dans la terrible alternative d’apprendre à son père le déshonneur d’Effie, ou de chercher à le lui cacher. À toutes les questions sur le nom, le rang de son séducteur, et le sort de l’enfant à qui elle avait donné le jour, Effie resta muette comme la tombe vers laquelle elle paraissait descendre rapidement. La moindre allusion à l’un ou à l’autre de ces points la jetait dans un transport de désespoir. Jeanie désolée fut sur le point d’aller trouver mistress Saddleteree pour prendre conseil de son expérience, et obtenir, s’il était possible, quelques lumières sur cette malheureuse affaire, quand cette démarche fut prévenue par un nouveau coup du destin, qui sembla mettre le comble à l’infortune de cette famille.

Davie Deans avait été alarmé de l’état de sa fille ; mais Jeanie l’avait distrait de l’idée de lui faire subir un examen trop pressant. Aussi fut-ce un coup de foudre pour le pauvre vieillard quand, à l’heure où le laird venait d’entrer, selon son habitude, arrivèrent à Saint-Léonard d’autres hôtes, inattendus et au visage sombre : c’étaient des officiers de justice, porteurs d’un mandat judiciaire pour rechercher et appréhender au corps Effie ou Euphémie Deans, accusée du crime d’infanticide. Un coup aussi imprévu et aussi accablant abattit le vieillard, qui, dans sa jeunesse, avait bravé la tyrannie civile et militaire au milieu des glaives, des tortures et des potences. Il tomba privé de sentiment, et les officiers de justice, afin d’échapper à une scène déchirante, firent sortir de son lit, avec une sorte de grossière humanité, celle qu’ils étaient venus saisir, et la placèrent dans une voiture qu’ils avaient amenée. Les prompts secours que Jeanie porta à son père pour le rappeler à la vie, commençaient à peine à produire quelque effet, quand le bruit des roues ramena son attention sur sa malheureuse sœur. Courir après la voiture en poussant des cris, fut le premier mouvement de son désespoir ; mais elle fut arrêtée par quelques femmes du voisinage, que la vue d’une seule voiture dans ce lieu retiré y avait rassemblées, et qui la firent rentrer presque de force dans la maison. L’affliction de ces bonnes gens, qui étaient attachés à la famille de Saint-Léonard, fut vive et profonde. Dumbiedikes lui-même fut tiré de son apathie ordinaire. « Jeanie ! » s’écria-t-il en tirant sa bourse, « Jeanie, ne vous affligez pas, cela ne sert à rien ; l’argent remédie à tout. » Et il montrait sa bourse en parlant ainsi.

Le vieillard se releva enfin, et regardant autour de lui comme s’il eût perdu quelque chose, parut retrouver peu à peu le souvenir de son malheur. « Où est-elle ? s’écria-t-il d’une voix qui fit retentir la maison ; « où est-elle cette vile créature qui a déshonoré le sang d’un honnête homme ? Où est-elle celle qui n’a plus de place parmi nous, et qui est venue chargée de ses péchés, comme un démon parmi les enfants de Dieu ? Où est-elle, Jeanie ? amène-la-moi, que je puisse l’anéantir d’une parole et d’un regard. »

Tous s’empressèrent autour lui pour le consoler, chacun à sa manière. Le laird lui offrait sa bourse ; Jeanie brûlait des plumes et lui faisait respirer du vinaigre ; les femmes lui disaient : « Voisin Deans, c’est une cruelle épreuve, sans doute ; mais songez au rocher des âges ; voisin, songez à la promesse de l’Écriture. — J’y songe, voisine ; et je bénis Dieu d’y pouvoir songer au milieu du naufrage et de la ruine de ce qui m’est le plus cher ; mais être père d’une débauchée, d’une sanguinaire Zipporah, d’une homicide ! Oh ! comme les méchants triompheront dans leur méchanceté ! et les prélatistes, les latitudinairiens, dont les mains se sont endurcies à manier le sabre ! Ils nous mépriseront ; ils diront que nous sommes comme eux. Je suis cruellement affligé, voisine, pour cette proscrite, pour l’enfant de ma vieillesse ; mais je suis plus affecté encore, parce que ce sera une pierre d’achoppement, un sujet de scandale pour toutes les âmes honnêtes ! — Davie, l’argent n’y peut-il rien ? » dit le laird, montrant toujours sa bourse verte, qui était pleine de guinées.

« Je vous dis, Dumbiedikes, répondit Davie, que si tout ce que je possède eût pu la sauver de ce déshonneur, j’aurais tout abandonné, n’emportant que mon bonnet et mon bâton, pour aller demander l’aumône au nom de Dieu, et je me serais cru heureux ; mais s’il ne fallait qu’un dollar, que la vingtième partie d’un dollar pour la préserver de la honte et du châtiment, Davie Deans ne les donnerait jamais ! Non, non ; un œil pour un œil, une dent pour une dent, la vie pour la vie, le sang pour le sang, c’est la loi de l’homme, c’est la loi de Dieu. Laissez-moi, laissez-moi ! Pour lutter contre une telle épreuve je dois tomber à genoux, je dois prier dans la solitude. »

Jeanie, revenue peu à peu à elle, fit la même prière à ceux qui vinrent les visiter le lendemain : ils étaient encore dans une profonde affliction, mais Deans portait le poids de son malheur avec une affectation de courage inspirée par le sentiment de ses devoirs religieux, et Jeanie étouffait son chagrin pour ne pas éveiller celui de son père.

Telle était la situation de cette malheureuse famille dans la matinée qui suivit la mort de Porteous, époque à laquelle nous sommes arrivés.


CHAPITRE XI.

LA RENCONTRE.


Tous les avis que nous nous sommes donnés, les vœux d’une sœur, les heures passées ensemble, quand nous nous plaignions de la rapidité du temps, au moment de nous séparer… ah ! tout cela est-il oublié ?
Shakspeare, Songe d’une nuit d’été.


Nous avons employé bien du temps à amener Butler à la porte de la chaumière de Saint-Léonard ; il resta cependant sur les rochers de Salisbury, le matin qui suivit le meurtre de Porteous, plus de temps encore qu’il n’en a fallu au lecteur pour lire ce qui précède. Il avait quelques motifs pour s’arrêter ainsi : il voulait recueillir ses pensées si violemment troublées d’abord par la triste nouvelle de la situation d’Effie, ensuite par la terrible scène dont il venait d’être témoin. D’ailleurs il lui était nécessaire d’attendre une heure et un moment convenables pour se présenter chez Deans. Huit heures étaient ordinairement l’instant du déjeuner, et il résolut d’arriver à ce moment à la chaumière.

Jamais le temps ne lui avait paru si long. Il fit quelques tours de promenade en attendant, et entendit la grosse cloche de Saint-Gilles sonner successivement toutes les heures, que répétaient aussitôt toutes les autres horloges de la ville. Enfin, il compta sept heures ; et crut pouvoir se diriger vers Saint-Léonard, qui était éloigné d’environ un mille. Il descendit donc des hauteurs où il était, dans la vallée qui sépare les rochers de Salisbury de ces petites montagnes qui portent le nom de Saint-Léonard. C’est, comme le savent sans doute beaucoup de mes lecteurs, une vallée profonde, sauvage, couverte d’énormes fragments de rocs descendus des rochers qui la ferment du côté de l’est.

Ce vallon solitaire, comme d’autres endroits de la prairie du Parc du Roi, servait souvent, à cette époque, de rendez-vous au braves qui avaient quelque affaire d’honneur à vider l’épée à la main. Les duels étaient alors fort communs en Écosse, car les nobles étaient à la fois fainéants, hautains, fiers, divisés en factions et livrés à l’intempérance, de sorte qu’on ne manquait jamais de motifs de querelles, ni de dispositions à les saisir. L’épée que portaient toujours les gentilshommes était la seule arme dont on se servît dans ces combats. Aussi Butler, voyant un jeune homme se glisser entre les fragments de rochers à quelque distance du sentier frayé, comme pour éviter d’être vu, supposa naturellement qu’il était venu dans cet endroit solitaire avec des intentions hostiles. Il fut si fortement frappé de cette idée, qu’oubliant sa propre affliction, il ne put, conformément à ses idées sur les devoirs d’un ministre, passer à côté de lui sans lui adresser la parole. Il est des moments, pensa-t-il, où la moindre intervention peut éloigner un grand malheur, où un mot dit à propos a plus d’efficacité pour prévenir le mal que toute l’éloquence de Cicéron n’en aurait pour le réparer. À l’égard de mes propres peines, elles me sembleront plus légères, si elles ne me détournent pas de remplir mon devoir.

Dans cette pensée, il quitta le sentier ordinaire et s’approcha de l’individu qu’il avait remarqué. Celui-ci se dirigea d’abord vers la colline, comme pour l’éviter ; mais quand il vit que Butler paraissait disposé à le suivre, il enfonça son chapeau d’un air brusque, se retourna, et vint au-devant de lui, comme pour braver son investigation.

Pendant qu’ils s’avançaient l’un vers l’autre, Butler put examiner les traits de l’étranger ; il paraissait avoir vingt-cinq ans. Son costume ne pouvait guère faire connaître son rang dans le monde ; c’était celui que portaient les gens bien nés dans leurs amusements du matin, et que les jeunes gens d’une classe inférieure, comme les clercs et les commis, avaient adopté également, et parce qu’il était peu coûteux, et parce qu’il se rapprochait plus de l’habillement des jeunes gens à la mode qu’aucun de ceux que l’usage leur permettait alors de porter. À en juger par son air et ses manières, son costume était plutôt au-dessous qu’au-dessus de son rang ; car il avait une tournure hardie et même un peu fière, une démarche dégagée et libre, une contenance aisée et ferme. Sa taille était plus que moyenne, ses membres bien proportionnés et forts, sans être trop gros ; sa figure était d’une grande beauté, et tout en lui aurait intéressé et prévenu en sa faveur, sans cette expression indéfinissable que l’habitude de la dissipation donne à la physionomie, et cette espèce d’audace dans le ton et les manières, qui n’est souvent qu’un masque pour dissimuler la honte et la crainte.

Butler et l’étranger s’étant joints, se considéraient avec attention. Celui-ci portant la main à son chapeau, allait continuer sa route, quand Butler lui dit, en lui rendant son salut : Voilà une belle matinée, monsieur ; vous êtes de bonne heure sur la colline. — J’y ai affaire, » répondit le jeune homme d’un ton à prévenir une seconde question.

« Je le pense bien, dit Butler, et j’espère que vous me pardonnerez si je forme le vœu que cette affaire n’ai rien de contraire aux lois. — Monsieur, » répondit l’autre avec un air de surprise, « je ne pardonne jamais une impertinence, et je ne sais de quel droit vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. — Je suis un soldat, dit Butler, et je suis chargé d’arrêter les malfaiteurs au nom de mon Maître. — Un soldat ? » dit le jeune homme en reculant et en portant la main sur son épée ; « un soldat ! et qui veut m’arrêter ? Avez-vous considéré combien vous estimiez votre vie, avant de vous charger d’une telle commission ? — Vous me comprenez mal, monsieur, » dit Butler gravement : « ma mission n’est pas de ce monde. Je suis prédicateur de l’Évangile, et j’ai pouvoir, au nom de mon Maître, de recommander ici-bas la paix et la charité qu’a proclamées l’Évangile. — Un ministre ! » dit l’étranger avec un ton d’indifférence et presque de dédain. « Je sais qu’en Écosse les gens de votre robe ont la prétention étrange de se mêler des affaires privées ; mais j’ai voyagé, et je ne suis pas homme à me laisser duper par les prêtres. — Monsieur, s’il est vrai que quelques personnes de ma robe, ou, comme on pourrait le dire plus convenablement, de ma vocation, se mêlent des affaires d’autrui par curiosité ou pour d’autres motifs plus coupables, vous ne pouviez recevoir une meilleure leçon chez l’étranger que d’apprendre à les en blâmer. Mais je suis appelé à travailler pour mon Maître, quels que soient le temps et le lieu ; et, sûr de la pureté de mes intentions, il vaudrait mieux pour moi m’attirer vos mépris en parlant, que de mériter les reproches de ma conscience en gardant le silence. — Au nom du diable, » reprit le jeune homme avec colère, « dites-moi ce que vous avez à me dire. Pour qui me prenez-vous ? et que pouvez-vous avoir à démêler avec moi, qui vous suis inconnu, ou avec mes actions et mes intentions, que vous ignorez ? — Vous allez violer, dit Butler, une des plus sages lois de votre pays ; vous allez violer, ce qui est plus affreux encore, une loi que Dieu lui-même a mise en nous et comme gravée dans nos cœurs, qu’on ne peut enfreindre sans sentir tressaillir tous ses nerfs. — Et de quelles lois voulez-vous parler ? » dit l’étranger d’une voix creuse et troublée.

« Vous ne tuerez point, » dit Butler d’un ton grave et solennel.

Le jeune homme tressaillit et parut singulièrement agité. Butler, s’apercevant qu’il avait fait une impression favorable, résolut d’en profiter. « Songez, jeune homme, » dit-il en lui posant familièrement sa main sur l’épaule, « songez dans quelle terrible alternative vous vous placez volontairement, tuer ou être tué. Ne tremblez vous pas à l’idée de paraître, sans avoir été appelé, devant un Dieu irrité, le cœur encore agité par des passions coupables, la main teinte du sang de votre semblable contre le sein duquel vous aurez dirigé un fer homicide ? Si, au contraire, vous avez le malheur non moins grand de survivre à votre adversaire, souillé du même crime que Caïn, le premier meurtrier, Dieu n’imprimera-t-il pas sur votre front ce signe qui frappe d’horreur quiconque l’aperçoit, ce signe qui révèle le meurtrier à tous les regards ? »

L’étranger, se dégageant peu à peu de la main de Butler, l’interrompit en enfonçant son chapeau sur ses yeux. « Tout ce que vous dites là est excellent, monsieur ; mais vous donnez vos avis en pure perte. Je ne suis ici avec de mauvaises intentions contre personne. Je puis être bien coupable : vous autres prêtres, vous dites que tous les hommes le sont ; mais je suis ici pour sauver la vie de quelqu’un, non pour l’ôter à qui que ce soit. Si vous désirez employer votre temps à faire une bonne œuvre plutôt qu’à parler de ce que vous ignorez, je vous en donnerai l’occasion. Voyez-vous ce rocher à droite, au-dessus duquel on aperçoit les cheminées d’une maison isolée ? allez dans cet endroit, demandez Jeanie Deans ; dites-lui que celui qu’elle sait bien est resté ici depuis le point du jour jusqu’à cette heure pour la voir, et qu’il ne peut attendre plus long-temps ; dites-lui qu’il faut qu’elle vienne me trouver cette nuit à la Fondrière du Chasseur, quand la lune se lèvera derrière la colline de Saint-Antoine, ou que je n’aurai plus rien à ménager. — Et qui êtes-vous ? » reprit Butler saisi d’une pénible surprise ; qui êtes-vous, pour me charger d’une pareille commission ? — Je suis le diable ! » répondit brusquement l’étranger.

Butler, par une espèce d’instinct, fit deux pas en arrière et se recommanda intérieurement à Dieu ; car, bien que doué de raison et de force d’esprit, il n’était pas sous ce rapport au-dessus des hommes de son temps, où l’on regardait comme une preuve irrécusable d’athéisme de ne pas croire aux sorciers et aux esprits.

L’étranger continua, sans remarquer son émotion : « Oui, appelez-moi Apollyon, Astaroth ; donnez-moi le nom que vous voudrez choisir, en prêtre qui connaît ceux des esprits infernaux de toutes les classes, vous n’en trouverez pas un qui soit plus odieux à celui qui le porte que le mien ne l’est à moi-même. »

Il prononça ces mots avec le ton d’amertume d’un homme à qui sa conscience fait de grands reproches, et une expression de physionomie véritablement satanique. Butler, quoique doué d’une certaine fermeté, fut interdit ; car un grand malheur moral a en soi quelque chose de sublime qui frappe et émeut tous les hommes, ceux-là surtout qui sont disposés à la bienveillance et à la sympathie. L’étranger s’éloigna brusquement de Butler après lui avoir parlé ainsi ; mais, se retournant tout à coup, il revint à lui d’un pas précipité, et lui dit d’un ton résolu : « Je vous ai dit qui j’étais : et vous, qui êtes-vous ? quel est votre nom ?

« Butler, » répondit-il, surpris d’une question si subite et de la manière violente avec laquelle elle lui était adressée ; « Reuben Butler, prédicateur de l’Évangile. — Butler ! » répéta l’étranger en enfonçant davantage son chapeau sur ses yeux ; « Butler ! l’adjoint du maître d’école de Libberton ? »

« Lui-même, » répondit celui-ci d’un ton calme.

L’étranger se couvrit la figure de ses deux mains, comme frappé d’une réflexion soudaine, s’éloigna, puis s’arrêta après avoir fait quelques pas ; voyant que Butler le suivait de l’œil, il lui dit d’une voix ferme mais étouffée, et qu’il semblait ménager pour n’être point entendu au-delà de l’endroit où était Butler : « Quittez-moi, et faites ma commission ; ne me suivez pas. Je ne descendrai pas dans les entrailles de ces rochers, je ne m’évanouirai pas comme un éclair ; et l’œil qui suivrait ma trace aurait lieu de regretter que ses paupières n’eussent pas toujours été fermées. Partez, et ne regardez pas derrière vous. Dites à Jeanie Deans qu’au lever de la lune je l’attendrai au cairn de Nicol-Muschat, près de la chapelle de Saint-Antoine. »

En parlant ainsi, il se dirigea vers la colline avec autant de précipitation que sa voix avait eu d’autorité.

Craignant vaguement de voir encore augmenter son malheur qu’il pensait ne pouvoir plus s’accroître, et désespéré qu’il existât un homme qui osât envoyer un message aussi extraordinaire et aussi impérieux à l’objet de son premier et unique attachement à une fille avec laquelle il était presque fiancé, Butler marcha rapidement vers la chaumière pour s’assurer quel droit avait cet homme audacieux à faire à Jeanie Deans une demande qu’une jeune fille prudente et réservée ne pouvait accorder.

Butler n’était ni superstitieux ni jaloux, et cependant les sentiments d’où naissent ces travers d’esprit avaient des racines dans son cœur, comme chez tous les hommes. Comment croire qu’un amant aussi pervers que l’indiquaient le ton et les manières de l’étranger aurait le pouvoir de faire venir sa future épouse dans un tel lieu et à une pareille heure ? Et cependant la voix de l’étranger n’avait rien de ce ton doux et flatteur que prend un séducteur pour obtenir un rendez-vous ; elle était rude et impérieuse, exprimait moins l’amour que l’injonction et la menace.

Les suggestions de la superstition auraient eu plus de prise si elle avait dominé l’esprit de Butler. N’était-ce pas le lion rugissant qui cherche une proie à dévorer ? Cette idée l’assiégeait avec une force que ne peuvent comprendre ceux qui vivent aujourd’hui. Ce regard sauvage, cette démarche brusque, cette voix, tantôt rude, tantôt étouffée ; cette figure belle, mais tour à tour obscurcie par l’orgueil, agitée par les soupçons, ou enflammée par les passions ; ces yeux noirs, qu’il recouvrait de son chapeau, comme s’il craignait de les laisser voir, tandis qu’ils observaient attentivement ceux des autres ; ces yeux, qui tantôt semblaient languissants de tristesse, tantôt lançaient le mépris, tantôt étincelaient de fureur, exprimaient-ils les passions d’un mortel, ou l’agitation d’un démon qui cherche, mais en vain, à cacher ses projets diaboliques sous le masque emprunté de la beauté humaine ? C’étaient l’air, le langage, la contenance de l’archange déchu ; et l’entrevue, que nous n’avons pu qu’imparfaitement décrire, produisit sur les nerfs de Butler, si fortement ébranlés par les horreurs de la nuit précédente, un effet qu’il n’aurait peut-être pas éprouvé s’il eût été dans son état ordinaire. Le lieu même où il avait rencontré ce singulier personnage était exécré et maudit pour les nombreux suicides dont il avait été le théâtre ; et l’endroit indiqué pour le rendez-vous était généralement en horreur par le meurtre qu’avait commis sur la personne de sa femme, le misérable à qui il devait son nom[60]. Conformément aux croyances de cette époque, où les lois contre les sorciers étaient en vigueur, et avaient même été récemment mises à exécution, on pensait que c’était dans de tels endroits que les mauvais esprits avaient le pouvoir de se rendre visibles aux yeux des hommes, et d’exercer de l’influence sur leurs cœurs et leurs sens. De violents soupçons assiégèrent l’esprit de Butler, qu’aucun raisonnement préalable n’avait préparé à rejeter ce que croyait tout homme de son temps, de son pays et de sa profession. Toutefois son bon sens repoussait ces vaines idées comme opposées, sinon à l’ordre des choses possibles, mais aux lois générales qui gouvernent le monde, et dont le dérangement, comme le pensait très-bien Butler, ne peut être admis que sur la plus entière et la plus incontestable évidence. Cependant la pensée d’un amant, d’un jeune homme ayant droit, par quelque motif que ce fût, d’exercer une autorité aussi impérieuse et avec aussi peu de ménagement, sur l’objet d’un amour ancien, d’un amour qui paraissait sincèrement payé de retour, n’était pas moins capable de l’effrayer que les chimères de la superstition.

Le corps harassé de fatigue, l’esprit accablé par l’inquiétude, en proie aux réflexions et à l’anxiété la plus pénible, Butler monta de la vallée au rocher de Saint-Léonard, et se présenta à la porte de la demeure de Deans, avec des sentiments analogues aux craintes et aux chagrins de ceux qui l’habitaient.


CHAPITRE XII.

L’ENTRETIEN.


Alors elle étendit sa main blanche comme le lis ; et pour faire de son mieux : « Reprends, dit-elle à William, ta promesse et ta foi, et que dieu mette ton âme en repos. »
Vieille ballade.


« Entrez, » dit au moment où Butler frappa à la porte, la voix douce qu’il avait le plus de plaisir à entendre. Il leva le loquet, et se trouva sous le toit de l’affliction. Jeanie ne put que jeter un regard sur son amant, qu’elle revoyait dans des circonstances si pénibles pour son cœur, et en même temps si humiliantes pour son légitime orgueil. On sait ce qu’il y a de louable aussi bien que de blâmable dans le caractère écossais, mais surtout dans l’intimité des relations de famille. Être né d’honnêtes gens, c’est-à-dire d’une famille sans tache, est un avantage aussi précieux pour le peuple d’Écosse, que l’est pour les nobles celui de descendre d’une antique maison. L’estime et le respect accordés à un membre d’une famille de paysans sont considérés par les siens et par les autres, non seulement comme un juste motif d’orgueil, mais encore comme une garantie de la bonne conduite de tous les autres membres de la famille. Au contraire, une tache comme celle qui venait de souiller un des enfants de Deans, s’étendait à tous ses parents, et Jeanie se sentait humiliée à la fois à ces propres yeux et à ceux de son amant. En vain elle s’efforçait d’étouffer ce sentiment personnel, pour se livrer toute entière aux chagrins que lui causait le malheur de sa sœur : la nature l’emportait, et aux larmes qu’elle répandait sur l’infortune et sur les dangers d’Effie, se mêlaient des pleurs plus amers sur sa propre humiliation.

Quand Butler entra, le vieux Deans était assis près du feu, tenant à sa main une petite Bible usée, compagne des dangers de sa jeunesse, et que lui avait léguée sur l’échafaud un de ceux qui, en 1686, scélèrent de leur sang leurs principes fanatiques. Le soleil pénétrant derrière le vieillard, au travers d’une étroite fenêtre, éclairait ses cheveux gris et le livre sacré qu’il lisait. Ses traits étaient durs et sévères ; ils avaient cependant une expression de gravité et de mépris des choses humaines qui leur donnait un air de dignité stoïque. Il présentait les caractères que Soutey attribue aux anciens Scandinaves, quand il les offrait, « fermes à punir et durs à souffrir. » L’ensemble de cette scène formait un tableau dans le goût de Rembrandt pour le clair-obscur, mais dont les personnages ne pourraient être dessinés que par le pinceau vigoureux et énergique de Michel-Ange.

Deans leva les yeux sur Butler et les baissa aussitôt, comme s’il ressentait à sa vue de la surprise et de l’affliction. Il avait toujours traité avec tant d’arrogance le savant mondain, comme il appelait Butler dans son orgueil, que sa présence, dans la honte dont il était couvert, augmentait encore son malheur ; c’était le sentiment d’humiliation de ce chef qui dans la vieille ballade s’écrie, en mourant : « Le comte Percy m’a vu tomber[61] ! »

Deans prit sa Bible de la main gauche, de manière à cacher en partie son visage, et tendit la droite à Butler par derrière, sans se tourner vers lui, comme pour ne pas lui laisser voir l’agitation qu’il éprouvait. Butler saisit cette main qui avait soutenu son enfance orpheline, l’arrosa de ses larmes, et ne put, malgré tous ses efforts, prononcer que ces mots : « Que Dieu vous soutienne ! Que Dieu vous soutienne ! — Il le fera, mon ami, » dit Deans, qui reprit sa fermeté en voyant l’agitation de Butler ; « il l’a dit déjà, et le fera encore plus quand il jugera qu’il en est temps. J’ai été trop fier de ce que j’ai enduré pour la bonne cause, Reuben, et maintenant je subis des épreuves qui changeront mon orgueil et ma vanité en honte et en humiliation. Combien je me croyais meilleur que ceux qui couchent sur le duvet, et font bonne chère, quand je suivais sur les rochers et dans les marais le cygne Donald Caméron, et M. Blackadder, surnommé Guess-Again[62] ! combien j’étais fier d’être exposé en spectacle aux hommes et aux anges, lorsqu’à l’âge de quinze ans je fus mis au pilori de la Canongate pour la cause du Covenant national ! Moi, Reuben, qui ai été si honoré, si glorifié dans ma jeunesse ; qui ai rendu témoignage contre l’hérésie du siècle, tous les ans, tous les mois, tous les jours, toutes les minutes ; élevant la main et la voix, maudissant tous les pièges tendus au pays, l’abomination, si funeste à l’Écosse et à l’Église, de l’union, de la tolérance, et du patronage imposé par la dernière femme de la fatale race des Stuarts, ainsi que la violation du sublime pouvoir des anciens ; quand je publiai mon écrit intitulé : Cri d’un Hibou dans le désert, qui fut imprimé au haut de la rue de Bow, et vendu par tous les colporteurs dans la ville et la campagne ! Et maintenant… »

Il s’arrêta. On pense bien que Butler, bien qu’il n’eût pas tout à fait les mêmes idées que le vieillard sur le gouvernement de l’Église, avait trop d’humanité pour l’interrompre pendant qu’il rappelait avec orgueil ses souffrances et sa fidélité à la bonne cause. Quand il s’arrêta, accablé par les plus cruels souvenirs, Butler saisit l’occasion de lui adresser quelques consolations.

« Vous êtes bien connu, mon vieil et respectable ami, pour un sincère et éprouvé serviteur de la croix, pour un homme qui doit, comme dit saint Jérôme, per infamiam et bonam famam grassari ad immortalitatem, c’est-à-dire qui marche à la vie éternelle au milieu du blâme et au milieu des éloges. Vous avez été un de ceux à qui les âmes tendres et craintives crient dans le silence de la nuit : Sentinelle, où en est la nuit ? et, sans doute, ce pénible coup ne vous a point frappé sans la permission de la Providence, et elle vous l’a envoyé comme une épreuve. — Et je le reçois ainsi, dit le pauvre Deans en serrant la main de Butler ; quoique je n’aie appris à lire l’Écriture que dans ma langue maternelle (car, malgré son affliction, la citation latine de Butler ne lui avait pas échappé), je l’ai assez étudiée pour savoir porter encore cette croix avec soumission. Mais, hélas ! Reuben Butler, l’Église, dont j’ai été regardé, quoique indigne, comme une des colonnes, l’Église où j’ai tenu, dès ma jeunesse, une place parmi les anciens, qu’en penseront le mondain et le profane, quand un de ses chefs ne peut garantir du péché sa propre famille ? Comme ils vont éclater en reproches, quand ils verront les enfants des forts apostasier comme les enfants de Bélial ! Mais je boirai ce calice avec cette consolation que tout ce qu’on a vu de bien dans les miens ou dans moi-même, était comme l’éclat que jettent certains insectes pendant la nuit. Ils paraissent brillants parce que tout est sombre autour d’eux ; mais dès que le jour est venu, ce ne sont plus que des vermisseaux rampants sur la terre. Tel sera le sort de tous les lambeaux de la justice humaine dont nous nous enveloppons pour couvrir notre honte. »

Comme il prononçait ces mots, la porte s’ouvrit de nouveau, et M. Bartholin Saddletree entra, son chapeau à trois cornes rejeté sur le derrière de sa tête, et assujetti dans cette position par un mouchoir de soie, tenant à la main sa canne à pomme d’or, et annonçant, dans tout son extérieur, un riche bourgeois qui pouvait un jour remplir quelque place parmi les magistrats de la ville, sinon occuper la chaise curule elle-même.

La Rochefoucauld, qui a déchiré le voile qui couvre tant de plaies hideuses du cœur humain, dit que dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons souvent quelque chose qui ne nous déplaît pas. M. Saddletree se serait fort irrité si on lui eut dit qu’il ressentait quelque satisfaction du malheur d’Effie Deans et du chagrin de sa famille ; et cependant c’est une grande question de savoir si le plaisir de jouer le rôle d’un personnage important, de chercher et d’expliquer le point de droit sur cette affaire, ne le consolait pas, pour ne rien dire de plus, du chagrin que lui causait l’affliction d’une parente de sa femme. Il avait enfin trouvé une véritable affaire judiciaire, et ne serait pas obligé, comme d’ordinaire, de donner son avis à des gens qui ne le désireraient ni ne le demanderaient. Il sentait le même bonheur qu’un enfant qui reçoit pour la première fois une montre qui va quand elle est montée, qui a des aiguilles et un cadran véritables. Mais, outre ce sujet de discussion judiciaire, la tête de Bartholin était encore remplie de l’affaire de Porteous, de sa mort violente, et de tout ce qui en pouvait résulter pour la ville. Il éprouvait ce que les Français appellent l’embarras des richesses, le désordre produit par la surabondance de ses richesses intellectuelles. Il s’avança avec l’air de supériorité d’un homme qui sent sa double importance, qui sait plus de nouvelles que la compagnie où il arrive, et croit avoir droit de l’accabler sans pitié de tout ce qu’il a à raconter. « Bonjour, monsieur Deans ; bonjour, monsieur Butler ; je ne savais pas que vous connussiez M. Deans. »

Butler lui fit une réponse insignifiante. On comprend facilement pourquoi il n’avait pas fait de ses liaisons avec cette famille, qui avaient pour lui quelque chose de tendre et de mystérieux, un sujet de conversation avec un homme qui y eût été aussi peu sensible que Saddletree.

Le digne bourgeois, plein de son importance, prit une chaise, s’essuya le front, reprit haleine, et essaya d’abord la force de ses poumons par un grave et profond soupir, aussi bruyant qu’un gémissement. « Nous vivons dans un temps malheureux, monsieur Deans, dans un temps malheureux ! — Un temps de péché, de honte et d’impiété, » répondit Deans d’une voix plus basse.

« Pour moi, » dit Saddletree d’un air d’importance, « entre l’affliction de mes amis et les malheurs de ma vieille patrie, tout l’esprit que j’ai pu avoir semble m’abandonner, au point que je me croirais presque aussi ignorant que si je vivais inter rusticos. Ce matin, je me suis levé, ayant arrangé dans ma tête tout ce qu’il faut faire pour la pauvre Effie, et me rappelant toutes les dispositions légales sur le bout du doigt ; voilà que l’insurrection et la mort de John Porteous, pendu à la solive d’un teinturier, sont venues tout bouleverser dans mon esprit. »

Quelque absorbé qu’il fut par son propre malheur, Deans ne put s’empêcher de prendre quelque intérêt à ces nouvelles. Saddletree entra aussitôt dans des détails circonstanciés sur l’insurrection et ses conséquences, tandis que Butler cherchait le moyen d’entretenir Jeanie en particulier. Elle lui en fournit l’occasion, en sortant de la chambre comme pour aller se livrer à ses occupations du matin. Butler la suivit peu après, laissant Deans tellement occupé du récit de Saddietree, qu’il n’était guère probable qu’il s’aperçût de leur absence.

Le lieu de l’entrevue était une pièce voisine, où Jeanie se livrait ordinairement à la lecture. Quand Butler arriva auprès d’elle, il la trouva silencieuse, abattue, et près de fondre en larmes. Au lieu de l’activité qu’elle déployait habituellement, même en s’entretenant avec quelqu’un, elle était assise dans un coin, sans s’occuper de rien, et comme accablée sous le poids de ses propres pensées. À la vue de Butler, elle essuya ses yeux, et entra sur-le-champ en conversation avec cette simplicité et cette candeur qui lui étaient naturelles.

« Je suis bien aise que vous soyez venu, monsieur Butler, dit-elle, parce que… parce que je désirais vous dire qu’il faut que tout soit fini entre nous deux… Il le faut pour vous et pour moi. — Que tout soit fini ! » dit Butler avec surprise ; « et pourquoi le faut-il ? Sans doute, c’est un coup terrible, mais qui ne frappe ni sur vous ni sur moi. C’est un malheur envoyé par Dieu, mais qui ne doit point rompre un engagement, si ceux qui l’ont pris veulent le maintenir. — Reuben, » dit la jeune fille en le regardant avec tendresse, « je vois que vous songez plus à moi qu’à vous-même ; mais, Reuben, je puis en retour penser à votre intérêt plus qu’au mien propre. Vous portez un nom sans tache, vous avez été élevé pour être ministre de l’Évangile, et l’on dit que vous parviendrez à un haut rang dans l’Église, quoique la pauvreté vous retienne bien bas maintenant. La pauvreté est un ennemi secret, mais la mauvaise renommée en est un plus grand encore, et je ne veux pas que vous l’appreniez à cause de moi. — Que voulez-vous dire ? » répondit Butler avec impatience ; « quel rapport voulez-vous établir entre le crime de votre sœur, si elle est coupable, ce qui, j’espère, n’est pas prouvé, et notre engagement ? Comment cela pourrait-il retomber sur vous ou sur moi ? — Pouvez-vous me le demander, monsieur Butler ? cette tache s’oubliera-t-elle tant que nos fronts s’élèveront sur la terre ? Ne s’étendrait-elle pas sur nos enfants et sur les enfants de nos enfants ? Être fille d’un honnête homme eût été une recommandation pour moi et les miens, mais être sœur d’une… Oh ! grand Dieu ! » Ici la résolution lui manqua et elle fondit en larmes.

Son amant fit tous ses efforts pour la calmer, mais elle s’exprima aussi positivement qu’auparavant. « Non, Reuben, je ne porterai point l’affliction dans le cœur d’un homme ; je puis supporter mon propre malheur, et je le supporterai, mais sans le faire partager à un autre. Je porterai seule mon fardeau. »

Un amant est naturellement soupçonneux et jaloux ; et la promptitude de Jeanie à rompre leur engagement sous prétexte de préserver sa réputation et sa tranquillité de toute atteinte, parut à Butler avoir un rapport intime avec la commission dont l’étranger l’avait chargé le matin. Il lui demanda, d’une voix mal assurée, si la situation de sa sœur était le seul motif qui la fît parler ainsi.

« Et quel autre motif pouvez-vous supposer ? » répondit-elle avec simplicité ; « n’y a-t-il pas dix ans que nous nous parlons ainsi dans l’intimité ? — Dix ans ? dit Butler, c’est un temps bien long… assez long peut-être pour user chez une femme… — Pour user une robe, dit Jeanie, et en faire désirer une neuve, si elle aime la parure, mais non pour user l’affection. Les yeux peuvent changer, mais le cœur, jamais. — Jamais ! dit Butler, c’est une promesse hardie. — Hardie, mais sincère, » dit Jeanie avec la même simplicité et le même calme qu’elle montrait dans la joie et dans la tristesse, dans les affaires ordinaires comme dans celles qui l’intéressaient le plus vivement.

Butler garda un moment le silence ; puis, la regardant fixement : « Je suis chargé, dit-il, d’un message pour vous, Jeanie. — Un message ! Et de qui ? qui peut avoir quelque chose à me dire ? — C’est un étranger, » dit Butler affectant une indifférence que sa voix démentait, « un jeune homme que j’ai rencontré ce matin sur les rochers de Salisbury. — Ciel ! » dit Jeanie avec vivacité, « et que vous a-t-il dit ? — Que vous n’étiez pas venue à l’heure indiquée ; qu’il fallait que vous allassiez le trouver seule, à la butte de Muschat, au lever de la lune. — Dites-lui, » reprit Jeanie avec précipitation, « que je n’y manquerai pas. — Puis-je vous demander, » dit Butler, dont la vivacité de cette réponse accrut les soupçons, « quel est l’homme à qui vous accordez avec tant d’empressement un rendez-vous dans un lieu et à une heure si extraordinaires ? — On est souvent forcé de faire dans ce monde ce qu’on ne voudrait pas faire, dit Jeanie. — Sans doute, répondit son amant ; mais qui vous force à aller à ce rendez-vous ? Quel est cet homme ? Ce que j’ai vu de lui ne lui est pas trop favorable… Quel est-il ? — Je ne le sais pas, » dit Jeanie avec calme.

« Vous ne le savez pas ? » dit Butler se promenant dans la chambre d’un air d’impatience. « Vous irez trouver un jeune homme que vous ne connaissez pas, à une telle heure, dans un lieu aussi solitaire… Vous dites que vous y êtes forcée, et cependant vous prétendez ne pas connaître celui qui exerce une pareille influence sur vous… Jeanie, que dois-je penser de tout cela ? — Pensez seulement, Reuben, que je dis la vérité, comme je la dirai au jour du jugement. Je ne connais pas cet homme, je ne crois pas l’avoir jamais vu, et cependant il faut que je fasse ce qu’il demande… Il y va de la vie ou de la mort. — Ne voulez-vous point en parler à votre père et l’emmener avec vous ? dit Butler. — Je ne le puis, dit Jeanie, cela ne m’est pas permis. — Et moi, voulez-vous que je vous accompagne ? je vous attendrai dans le parc à la nuit tombante, et je me joindrai à vous quand vous sortirez. — C’est impossible, dit Jeanie, aucun être mortel ne peut entendre notre entretien. — Avez-vous bien considéré ce que vous allez faire ? l’heure, l’endroit, cet homme inconnu et suspect ? S’il avait demandé à vous voir dans cette maison, votre père étant dans la chambre voisine et pouvant vous secourir, à une pareille heure, vous auriez dû le refuser. — Il faut que mon sort s’accomplisse, monsieur Butler ; ma vie et ma sûreté sont entre les mains de Dieu, mais je ne dois pas craindre de les exposer pour l’objet dont il s’agit. — Alors, Jeanie, » dit Butler fort mécontent, « il nous faut rompre sur-le-champ et nous dire adieu ; quand il n’y a pas de confiance entre un homme et celle qui lui est promise, sur un point aussi important, c’est une preuve qu’elle ne tient plus guère à ce qui fait la force et le charme de leur engagement. »

Jeanie le regarda en soupirant : « Je croyais, dit-elle, être préparée à supporter cette séparation, mais je ne prévoyais pas que nous dussions nous quitter ainsi. Cependant je ne suis qu’une femme et vous êtes homme… Ce n’est pas la même chose pour vous. Si votre cœur en souffre moins, en pensant mal de moi, je ne vous demanderai pas de penser autrement. — Vous êtes, dit Butler, ce que vous avez toujours été, meilleure, plus sage et moins égoïste dans votre naïveté, que je ne le suis avec tout le secours qu’un chrétien peut emprunter à la philosophie. Mais pourquoi… pourquoi persévérez-vous dans un projet si extraordinaire ?… Pourquoi ne pas me permettre de vous accompagner pour vous protéger, ou du moins vous conseiller ? — Parce que je ne le puis ni ne l’ose ; mais, écoutez, qu’y a-t-il ? Il est arrivé quelque chose à mon père. »

On parlait, en effet, très-haut et avec colère dans la chambre voisine, et il est nécessaire d’en expliquer la cause avant d’aller plus loin.

Quand Jeanie et Butler furent sortis, M. Saddletree parla de l’affaire qui intéressait vivement la famille. Dans le commencement de leur conversation, le vieux Deans, qui d’ordinaire ne laissait guère passer une proposition sans la contester, parut si abattu par le sentiment profond du danger de sa fille, qu’il entendit sans répliquer, et peut-être sans les comprendre, une ou deux doctes dissertations sur la nature du crime dont elle était accusée et les mesures qu’il fallait prendre en conséquence. Sa seule réponse, chaque fois que Saddletree s’arrêtait, était celle-ci : « Je ne doute pas que vous ne nous vouliez du bien. Votre femme est notre arrière-cousine. »

Encouragé par ces marques d’assentiment, Saddletree qui, en sa qualité d’amateur de la jurisprudence, avait une grande déférence pour toutes les autorités constituées, revint à son autre affaire, le meurtre de Porteous, et prononça une censure sévère contre tous ceux qui y avaient pris part.

« C’est un moment bien critique, monsieur Deans, bien critique, quand le peuple arrache aux magistrats légitimes le droit de vie et de mort pour l’exercer par lui-même ! Je pense, comme le penseront sans doute M. Crossmyloof et le conseil privé, qu’une insurrection à main armée, pour priver de la vie un homme qui avait obtenu un sursis, ne vaut guère mieux qu’une rébellion. — Si je n’avais l’esprit plein du malheur qui m’arrive, monsieur Saddletree, dit Deans, je vous contesterais ce point. — Et comment pourriez-vous contester ce qui est si clair dans la loi ? » dit Saddletree avec une espèce de dédain. « Il n’y a pas un clerc, ayant jamais porté un sac à procès, qui ne puisse vous dire que la rébellion est la pire et la plus violente espèce de trahison, que c’est le rassemblement ostensible des sujets du roi contre son autorité (surtout quand c’est en armes et au son du tambour, et mes yeux et mes oreilles peuvent porter témoignage de ces deux circonstances), crime pire que celui de lèse-majesté : cela ne souffre pas de discussion, voisin. — Il y aurait, au contraire, lieu à discuter beaucoup, répondit Davie Deans ; je n’ai jamais aimé vos doctrines de légalité et de formes, cousin Saddletree. J’ai aussi fort peu d’estime pour vos gens de justice, depuis que les honorables partisans de la révolution ont vu tomber toutes leurs espérances. — Mais que voulez-vous donc, monsieur Deans ? » dit Saddletree avec impatience ; « ne jouissez-vous pas de la liberté civile et religieuse, bien établie, et solidement assurée pour vous et vos descendants à jamais. — Monsieur Saddletree, je vois que vous êtes un sage selon le monde, et vous vous rattachez à ces longues robes, à ces légistes subtils de notre pays, qui ont conduit ce malheureux royaume à sa perte, quand leurs mains déloyales caressaient les mains sanglantes de nos assassins ; quand ceux qui avaient élevé la tour de Sion et les boulevards de la réforme, virent leurs espérances tourner en confusion et leur joie en larmes. — Je ne puis comprendre cela, voisin, reprit Saddletree ; je suis un honnête presbytérien de l’Église d’Écosse, et je m’y soumets comme à l’assemblée générale et à l’administration légitime de la justice par les quinze lords de session et les cinq lords de la cour de justice. — Qu’est-ce que tout cela ! » s’écria Davie, à qui l’occasion de porter témoignage contre les péchés et l’apostasie de son pays fit oublier un instant son malheur domestique. « Qu’est-ce que votre assemblée générale, et votre cour des sessions ? Qu’est-ce que votre assemblée, sinon un misérable troupeau de ministres qui se tinrent en sûreté et à couvert, quand les fidèles, persécutés, souffraient de la faim et du froid, menacés de la mort, du fer et du feu, sur les rochers et dans les marais ! Maintenant les faibles sortent de leurs retraites, comme de grosses mouches à un rayon de soleil, pour prendre la place des gens qui valent mieux qu’eux, la place de ceux qui rendirent témoignage, combattirent et endurèrent la prison et la déportation. Quelle troupe méprisable ! Quant à votre cour des sessions… — Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez de l’assemblée générale, » dit Saddletree en l’interrompant, « qu’ils s’en défendent comme ils pourront ; mais pour les lords des sessions, comme ils sont mes voisins, il faut que vous sachiez, pour votre gouverne, qu’en mal parler c’est un crime sui generis : sui generis, monsieur Deans… Savez-vous ce que cela signifie ? — Je comprends peu le langage de l’antéchrist, dit Deans ; et peu m’importe le nom que votre justice, monsieur, peut donner aux discours d’hommes honorables. Quant à en mal parler, c’est ce que font tous ceux qui perdent leur procès, et les neuf dixièmes de ceux qui le gagnent. Il faut que vous sachiez que je regarde vos avocats à langue dorée, qui vendent leur science pour de l’argent, et vos juges à argent, qui, selon le monde, accorderont trois jours d’audience à une discussion sur une pelure d’oignon, et pas une demi-heure au témoignage de l’Évangile ; oui, que je les regarde comme des formalistes qui appuient par les sentences, les chicanes et les subtilités de la loi, cet assemblage de trahison… l’union, la tolérance, le patronage et le serment érastien des épiscopaux… Quant à votre cour de justice, qui tue l’âme et le corps… »

L’habitude de considérer sa vie comme consacrée à rendre témoignage en faveur de ce qui lui semblait la cause souffrante et abandonnée de la vraie religion avait entraîné Davie ; mais en prononçant le nom de la cour de justice, l’idée de la malheureuse situation de sa fille revint à son esprit ; il s’arrêta au milieu de sa déclamation triomphante, porta ses mains à son front, et garda le silence.

Saddletree en fut ému, mais non pas assez pour laisser échapper le moyen de discourir à son tour, que lui donnait le silence subit de Davie. « Personne ne doute, voisin, que ce ne soit une cruelle chose d’avoir affaire aux cours de justice, autrement que pour s’instruire dans la théorie et la pratique en suivant les audiences ; quant à la malheureuse affaire d’Effie… vous avez sûrement vu l’accusation ? » Il tira alors de sa poche une liasse de papiers, et se mit à les feuilleter.

« Ce n’est pas cela… c’est l’information de Mungo Marsport contre le capitaine Lackland, pour être passé sur sa terre de Marsport avec faucons, bassets, chiens couchants, filets, fusils, arbalètes et autres instruments plus ou moins destructeurs du gibier, comme daims rouges, daims fauves, perdrix rouges, perdrix grises, hérons et autres ; n’ayant ledit défendeur aucun droit, aux termes du statut 62, c’est-à-dire n’ayant pas une charrue de terre. Maintenant les défenses signifiées disent que non constat pour le moment ce que c’est qu’une charrue de terre ; que cette incertitude suffit pour invalider les conclusions du demandeur. Dans les réponses aux défenses (M. Crossmyloof les a signées, mais c’est M. Younglad qui les a faites), on dit qu’il importe peu, in hoc statu, de savoir ce que peut avoir d’étendue une charrue de terre, puisque le défendeur n’en possède pas du tout. Qu’une charrue de terre (ici M. Saddletree lit le papier qu’il tenait) soit, si vous voulez, moindre que la dixième partie d’un pied (ceci est de M. crossmyloof, je reconnais son style)… que la dixième partie d’un pied, quel argument en tirerez-vous si le défendeur ne possède pas une ligne de terre dans toute l’Écosse ? L’advocatus de Lackland avance dans sa réplique que nihil interest de possessione, que c’est au demandeur à établir que le statut s’applique positivement à la question (ceci mérite toute votre attention, voisin), et, à démontrer, formaliter et spécialiter, aussi bien que generaliter, quelle est cette qualité que le défendeur ne possède pas ? Dites-moi ce que c’est qu’une charrue de terre, et alors je vous dirai si je la possède ou non. Sans doute le demandeur est tenu de comprendre et d’expliquer sa demande et le statut sur lequel il la fonde. Titius redemande à Mœvius un cheval noir qu’il lui a prêté. Il obtiendra condamnation contre Mœvius ; mais s’il lui redemande un cheval bleu ou rouge, il est hors de doute qu’il devra d’abord démontrer qu’un pareil animal est in rerum natura. Personne ne peut être tenu de répondre à une demande qui n’a pas de sens, c’est-à-dire à une accusation qu’on ne peut expliquer ni comprendre (il se trompe en cela ; car moins on les comprend, meilleures sont les plaidoiries) : ainsi, s’en rapporter à cette mesure de terre non définie et non comprise, ce serait comme si le statut prononçait une peine contre quiconque se servirait de faucons et de chiens couchants, ou porterait des culottes de soie bleue, sans posséder… Mais je m’aperçois que je vous fatigue, monsieur Deans ; nous allons revenir à votre affaire… Et cependant cette affaire de Marsport contre Lackland a fait beaucoup de bruit. Voici l’acte d’accusation contre cette pauvre Effie : « Attendu qu’il nous a été humblement représenté (ce sont les formules d’usage) que, d’après les lois de ce royaume et de tout pays civilisé, le meurtre, et spécialement l’infanticide, est un crime d’une nature particulière, et qu’il faut punir rigoureusement ; attendu que, outre le principe général susénoncé, il a été, par un acte passé dans la seconde session du premier parlement, sous, le règne de nos puissants et augustes souverains Guillaume et Marie, spécialement décidé que toute femme qui aura caché sa grossesse, et qui ne pourra prouver qu’elle a demandé des secours au moment de son accouchement, dans le cas où l’enfant serait mort ou non représenté, sera mise en jugement comme homicide ; et ledit fait d’avoir caché sa grossesse étant prouvé ou avoué, elle subira la peine prononcée par les lois : vous, Efiie ou Euphémie Deans. — Assez ! dit Deans en relevant la tête, j’aimerais mieux que vous m’enfonçassiez une épée dans le cœur, que d’en entendre un mot de plus ! — Comme vous voudrez, voisin, dit Saddletree ; je croyais que vous auriez été bien aise de connaître cette affaire à fond ; mais le plus important, c’est de décider ce qu’il faut faire. — Rien, répondit Deans avec fermeté, si ce n’est d’attendre ce que le Seigneur jugera à propos de nous envoyer. Ah ! pourquoi n’a-t-il pas retiré du monde ma tête blanchie avant la terrible tribulation qui m’arrive ? mais que sa volonté soit faite ! Je puis le dire encore, mais je n’en pourrais dire plus. — Mais, voisin, vous prendrez un avocat pour défendre la pauvre enfant ? Il faut absolument s’en occuper. — S’il y avait quelqu’un parmi eux qui eût conservé sa foi intacte… Mais tous sont des hommes charnels et mondains, des érastiens, des arméniens. — Ah ! voisin, il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’on dit dans le monde : le diable n’est pas aussi noir qu’on le dit ; et je connais plus d’un avocat qui a de la probité aussi bien que qui que ce soit, c’est-à-dire à sa manière. — En effet, c’est une probité d’une singulière espèce que celle qu’on trouve en eux, répliqua Davie Deans, une sagesse mondaine, une instruction charnelle… Des gens qui brillent à la surface, et ne sont propres qu’à éblouir les yeux, avec leurs subtilités et leurs périodes d’éloquence tirées des empereurs païens et des décrets des papes. Ils ne peuvent même, comme je l’ai entendu dans tout ce fatras que vous m’avez lu, appeler par des noms chrétiens ceux qui sont assez malheureux pour tomber dans leurs mains ; il faut qu’ils les baptisent du nom de ce maudit Titus par qui fut brûlé le saint temple, et de tant d’autres noms païens. — J’ai dit Titius, et non Titus, reprit Saddletree : M. Crossmyloof ne songe pas plus que vous à Titus et à la langue latine… Mais c’est une nécessité : il faut que vous ayez un avocat… Je pourrais parler à M. Crossmyloof ; c’est un bon presbytérien, et l’un des anciens. — C’est un érastien, un de ces politiques mondains qui ont empêché le triomphe général de la bonne cause. — Que dites-vous du vieux laird de Cuffabout ? il arrange à merveille un procès. — Qui ? ce parjure ! Il était un de ces bandouliers qui auraient rejoint les perfides montagnards en 1715, s’ils avaient pu passer le Firth[63]. — Soit. Mais Arniston ? c’est bien votre affaire, » dit Bartholin d’un air de triomphe.

« Oui, un homme qui a dans sa bibliothèque des médailles des papes envoyées par cette femme schismatique du nord, la duchesse de Gordon. — Soit, soit, — cependant il faut prendre quelqu’un. Que pensez-vous de Kittlepunt ? — C’est un arménien[64]. — Woodsetter ? — Il est, je crois, coccéien[65].— Le vieux Whiliewhaw ? — Il est tout ce que l’on veut. — Le jeune Nœmmo ? — Il n’est rien du tout — Vous êtes difficile à satisfaire, voisin, dit Saddletree ; je vous ai indiqué tout ce qu’il y avait de mieux. Il faudra que vous cherchiez vous-même ; mais songez que dans le nombre des conseillers est le salut… Mais que dites-vous du jeune Mackenye ?… Il suit sur le bout du doigt les pratiques de son oncle. De qui me parlez-vous là ? » s’écria l’ardent presbytérien transporté de colère : « d’un homme qui a les mains teintes du sang des saints ? Son oncle n’est-il pas mort avec le surnom du sanguinaire Mackenye ? ne portera-t-il pas ce nom aussi long-temps qu’une langue écossaise pourra prononcer une parole ? Si pour sauver la vie de cette chère enfant que le malheur a frappé, celle de Jeanie et la mienne même, et celle de tous les hommes, il me fallait demander à cette enfant de Satan de dire une parole pour moi ou pour eux, ils périraient tous avec Davie Deans. »

Ce fut le ton exalté avec lequel il prononça cette dernière phrase qui interrompit l’entretien de Butler et de Jeanie et les fit rentrer dans la chambre. Ils trouvèrent le pauvre Deans dans une espèce de frénésie, causée en partie par son affliction, et en partie par sa sainte colère contre les propositions de Saddletree ; ses joues enflammées, sa main fermée, sa voix élevée, les larmes qui roulaient dans ses yeux, et ses paroles interrompues, montraient qu’il ne pouvait exprimer l’accablement qu’il éprouvait. Butler, craignant les suites d’une pareille agitation pour un vieillard faible, se hasarda à lui dire quelques mots pour l’engager à la patience. « Je suis patient, » répondit Deans avec quelque aigreur, » plus patient qu’un homme ne peut l’être au milieu de l’apostasie de notre temps, et je n’ai pas besoin que des hérétiques, ni des fils ou des petits-fils d’hérétiques, apprennent à mes cheveux gris à porter ma croix. — Mais, » continua Butler sans s’offenser de ce trait dirigé contre la foi de son grand-père, « nous devons user des moyens humains. Quand vous appelez un médecin, vous ne vous informez pas, je pense, de ses principes religieux ? — Pourquoi pas ? répondit Deans. Je le ferais certainement ; et s’il ne me prouvait pas qu’il distingue la bonne route de la mauvaise, il ne coulerait pas une seule goutte de ses drogues dans le corps du fils de mon père. »

Il est dangereux de s’appuyer sur une comparaison. Butler ne tira aucun profit de la sienne ; mais, comme un vaillant soldat quand son mousquet a fait long feu, il se tint ferme et chargea avec la baïonnette. « C’est interpréter la règle trop rigoureusement : le soleil brille, et la pluie tombe sur le bon comme sur le méchant, et, dans le cours de la vie, ils se trouvent souvent placés ensemble dans des circonstances qui les forcent à se réunir, peut-être afin que le bon puisse convertir le méchant ; peut-être aussi afin que parmi d’autres épreuves, le juste subisse celle de fréquenter quelquefois les réprouvés. — Vous êtes un pauvre écolier, Reuben, avec vos arguments, dit Deans. Un homme peut-il toucher de la poix sans être souillé ? Que pensez-vous donc des braves et dignes champions du Covenant qui n’auraient point écouté un ministre, quelque grâce qu’il eût reçue du ciel, s’il n’eût pas rendu témoignage contre les iniquités du siècle. Aucun avocat ne parlera pour moi ou les miens, s’il n’a rendu témoignage en faveur des débris dispersés mais honorables de l’Église, qui habitent les rochers. »

En parlant ainsi, comme s’il eût été fatigué et de la discussion et de la présence de ses hôtes, le vieillard se leva, leur fit une espèce d’adieu par un geste et un signe de tête, et alla se renfermer dans sa chambre à coucher.

« C’est sacrifier la vie de sa fille, dit Saddletree à Butler, que de parler ainsi. Où trouvera-t-il un avocat caméronien ? qui a jamais entendu parler d’un avocat qui ait souffert pour une secte religieuse ? La malheureuse fille est perdue. »

Sur la fin de cette discussion, Dumbiedikes était arrivé pour faire sa visite journalière ; il était descendu de cheval, avait attaché sa bride à un crochet, et s’était assis à sa place accoutumée. Son œil, plus rapide que d’habitude, se porta successivement sur chacun des interlocuteurs jusqu’à ce qu’il eût entendu la dernière phrase de Saddletree. Il se leva, traversa lentement la chambre, et s’approchant de l’oreille de Saddletree, il lui dit d’une voix tremblante : « L’argent ne pourrait-il rien pour eux, monsieur Saddletree ? — Ah ! » dit Saddletree avec un air grave, « l’argent fera certainement beaucoup à la cour de justice ; mais où en aurons-nous de l’argent ? M. Deans, vous le voyez, n’en veut pas donner ; et quoique mistress Saddletree soit leur arrière-cousine, et qu’elle leur veuille beaucoup de bien, elle ne peut répondre singuli in solidum pour les frais d’une affaire aussi dispendieuse. Si chaque ami voulait porter une part du fardeau, on pourrait faire quelque chose… chacun répondrait pour soi… Je ne pourrais voir se terminer cette affaire sans plaidoiries… ce ne serait pas raisonnable, quoi que puisse dire ce whig enragé. — Je… je… » dit Dumbiedikes prenant du courage… « je répondrai pour vingt livres sterling. » Puis il se tut, étonné de se trouver capable d’une résolution aussi contraire à ses habitudes, et d’une aussi grande générosité.

« Dieu vous récompense, digne laird ! » dit Jeanie dans un transport de reconnaissance.

« Vous pouvez même compter sur trente, » dit Dumbiedikes, n’osant la regarder, et jetant les yeux vers Saddletree.

« Cela fera bien, » dit Saddletree en se frottant les mains ; « et j’emploierai toutes mes connaissances et toute mon habileté à user de cet argent le plus utilement possible… Je sais comment engager les avocats à se contenter de faibles honoraires… Il faut leur dire qu’on a deux ou trois procès très-importants à faire plaider, et ils se chargeront du premier à bon marché pour gagner la pratique. Fiez-vous à moi pour trouver un avocat… Il ne sera pas mal de leur donner le moins possible de notre argent… Après tout, ce n’est que le souffle de leurs bouches, cela ne leur coûte rien, tandis que dans mon malheureux métier de sellier-harnacheur, nous donnons des sommes énormes pour acheter des cuirs. — Ne puis-je être d’aucune utilité ? dit Butler. Hélas ! je ne possède que l’habit que je porte ; mais je suis jeune… je dois beaucoup à cette famille… Ne puis-je faire quelque chose ? — Vous pouvez nous aider à chercher des témoins, dit Saddletree ; si nous en trouvions un seul qui pût témoigner qu’elle lui a dit le moindre mot de sa grossesse, elle serait tirée d’affaire ; M. Crossmyloof me l’a assuré. Les avocats du roi ne peuvent être forcés de fournir une preuve positive… Est-ce positive ou négative qu’il m’a dit ?… c’était l’un ou l’autre, j’en suis sûr, mais cela est de peu d’importance. Ainsi le défendeur doit prouver les faits sur lesquels il appuie sa défense. Cela ne peut pas se faire autrement. — Mais le fait, monsieur, dit Butler, le fait que la pauvre fille a mis au monde un enfant, sûrement c’est au ministère public à le prouver ? »

Saddletree garda un moment le silence, tandis que le visage de Dumbiedikes qui se tournait, comme s’il eût été placé sur un pivot, tantôt vers l’un des interlocuteurs, tantôt vers l’autre, prit un air plus satisfait.

« Mais… oui… » dit Saddletree après avoir long-temps hésité, « sans doute il faudra le prouver, et la cour rendra pour cela un jugement interlocutoire, dans la forme ordinaire. Mais j’imagine que la preuve est toute faite, car elle a confessé sa faute. — Elle a confessé le meurtre ? » s’écria Jeanie en poussant un cri qui les fit tous tressaillir.

« Non pas, dit Saddletree ; elle a avoué la naissance de l’enfant. — Et qu’est-il devenu ? dit Jeanie ; car je n’ai pu tirer d’elle que des soupirs et des pleurs. — Elle dit qu’il lui a été enlevé par la femme chez laquelle il est né, et qui l’a assistée dans son accouchement. — Et quelle est cette femme ? dit Butler ; par son moyen nous découvririons sans doute la vérité… Quelle est-elle ? Je vais la trouver sur-le-champ. — Je voudrais, dit Dumbiedikes, être aussi jeune et aussi agile que vous, et avoir comme vous le don de la parole. — Quelle est cette femme ? demanda encore Butler avec impatience.

« Effie seule le sait, dit Saddietree ; elle a été interrogée, et a refusé de répondre sur ce sujet. — Alors je vais trouver Effie. Adieu, Jeanie, » dit Butler. Puis, s’approchant d’elle ; « ne faites pas de démarche inconsidérée avant d’avoir de mes nouvelles, adieu ; » et aussitôt il quitta la chaumière.

« J’irais bien aussi, » dit le laird d’un ton d’inquiétude et de jalousie ; » mais quand il s’agirait de me sauver la vie, ma jument ne me porterait pas ailleurs que de Dumbiedikes ici, et d’ici à Dumbiedikes. — Vous leur serez plus utile, » dit Saddletree comme ils sortaient ensemble, « en m’envoyant les trente livres. — Trente livres ? » dit avec hésitation Dumbiedikes, qui ne voyait plus les yeux qui avaient enflammé sa générosité ; « je n’ai promis que vingt livres. — Oui, dit Saddletree, mais avec réserve d’augmenter vos offres, et vous les avez portées jusqu’à trente. — L’ai-je fait ? je ne croyais pas l’avoir fait, répondit Dumbiedikes ; mais ce que j’ai dit, je le tiendrai. » Puis, montant à cheval avec quelque difficulté, il ajouta : « N’avez-vous pas vu que quand elle pleurait, les yeux de la pauvre Jeanie brillaient comme des perles, monsieur Saddletree ? — Je ne regarde guère les yeux des femmes, répondit Bartholin, et je m’en soucie peu. Je voudrais n’avoir plus à m’occuper de leur langue ; quoique peu de femmes, » ajouta-t-il, sentant la nécessité de conserver sa réputation de mari, « soient aussi soumises que la mienne. Je ne lui permets ni rébellion ni crime de lèse-majesté contre mon autorité souveraine. »

Le laird ne vit rien d’assez important dans cette observation pour exiger une réponse ; il échangea un salut avec Saddletree, et ils se séparèrent pour suivre chacun leur chemin.


CHAPITRE XIII.

L’INCARCÉRATION.


Je garantis qu’il ne se noiera pas, quand le vaisseau ne serait pas plus solide qu’une coquille de noix.
Shakspeare, La Tempête.


Butler n’éprouva ni faim ni fatigue, quoique la manière dont il avait passé la nuit eût pu lui faire ressentir l’une et l’autre ; mais l’empressement qu’il mettait à servir la sœur de Jeanie les lui fit oublier.

Il marchait d’un pas si rapide qu’il semblait courir, quand il s’entendit appeler par une voix qui luttait contre une toux asthmatique, et qu’étouffait presque le trot bruyant d’une jument montagnarde. Il se retourna, et vit le laird de Dumbiedikes pressant son cheval autant qu’il pouvait ; car, heureusement pour le projet qu’avait le laird de s’entretenir avec Butler, leur route était la même pendant environ deux cents verges. Butler s’arrêta, maudissant intérieurement le cavalier qui retardait ainsi son voyage.

« Oh, oh, oh ! » cria Dumbiedikes cherchant à arrêter sa jument auprès de Butler ; « oh, oh ! c’est une bête bien volontaire, je vous assure. » En effet, il avait atteint Butler juste à l’endroit au delà duquel il lui eût été impossible de continuer à le poursuivre, car la route que devait suivre Butler se séparait là de celle qui conduisait à Dumbiedikes, et ni par persuasion ni par force, le cavalier n’aurait pu vaincre l’obstination celtique de Rory Bean (c’était le nom de la jument) et la faire dévier d’un pas du chemin qui conduisait à son écurie.

Quand il eut repris haleine après un trot plus rapide que celui auquel lui et sa monture étaient habitués, ce qu’il avait à dire semblait ne pouvoir sortir de son gosier, et il resta plusieurs minutes sans prononcer une syllabe. Enfin, après de grands efforts, il ne put articuler que ces mots : « Je dis… monsieur Butler, que voilà une belle journée pour la moisson. — Très-belle, dit Butler. Je vous souhaite le bonjour, monsieur. — Attendez, attendez, reprit Dumbiedikes, ce n’est pas cela que j’ai à vous dire. — Dites-le donc vite, et que je vous dise adieu, reprit Butler ; je vous demande pardon, mais je suis pressé, et tempus nemini, vous savez le proverbe. »

Dumbiedikes ne savait pas le proverbe, et dans le trouble où il était, il ne chercha pas à se donner l’air de le connaître, comme d’autres eussent fait à sa place. Il concentrait toute son intelligence sur un seul point fort grave, et ne voulait rien distraire de ses forces pour défendre ses avant-postes : « Je voulais vous demander, monsieur Butler, dit-il, si M. Saddletree est un grand jurisconsulte ? — Je ne le sais que sur sa parole, » dit Butler sèchement ; « mais sans doute il se connaît lui-même. — Hum ? » reprit le taciturne Dumbiedikes d’un air qui semblait dire : Monsieur Butler, je vous comprends. « En ce cas, poursuivit-il, je chargerai M. Novit, mon avocat (le fils du vieux Novit, qui a la langue presque aussi bien affilée que son père), de l’affaire d’Effie. »

Ayant ainsi montré plus de sagacité que Butler n’en attendait de lui, il porta poliment la main à son chapeau galonné en or, et par un coup d’éperon fit entendre à Rory Bean que c’était la volonté de son cavalier qu’elle marchât vers la maison ; et l’animal obéit à cette insinuation avec cet empressement que les hommes et les bêtes montrent à comprendre et exécuter les ordres qui répondent à leurs propres désirs.

Butler se remit en route, non pas toutefois sans éprouver ce sentiment de jalousie que l’intérêt porté par l’honnête laird à la famille Deans avait souvent éveillé en lui. Mais il avait trop de générosité pour s’arrêter long-temps à un sentiment entaché d’égoïsme. « Il est riche et je ne le suis pas, dit-il ; pourquoi me tourmenterais-je s’il a assez bon cœur pour consacrer une partie de son revenu à leur rendre des services dont je ne peux que souhaiter l’accomplissement ? Au nom du ciel ! faisons chacun ce que nous pouvons. Qu’elle soit heureuse ! qu’elle échappe au malheur qui la menace ! Je dois songer seulement à prévenir la fatale démarche de ce soir, et oublier tout le reste, quoique mon cœur soit déchiré de me séparer d’elle. »

Il redoubla de vitesse, et arriva bientôt devant la porte de la prison, ou plutôt devant l’endroit où avait été la porte. Son entrevue avec le mystérieux étranger, le message pour Jeanie, sa conversation avec elle sur la rupture de leur liaison, la scène avec le vieux Deans, tout cela occupait si vivement son esprit qu’il avait oublié les événements tragiques de la nuit précédente. Le souvenir n’en fut réveillé en lui ni par les groupes répandus dans les rues, qui suspendaient leurs conversations dès qu’un étranger s’approchait d’eux ; ni par les perquisitions actives des agents de police soutenus par des patrouilles, ni par la vue des triples sentinelles placées devant le corps-de-garde, ni par l’air inquiet et craintif de la populace qui, se sachant suspecte sinon coupable d’avoir pris part à l’insurrection, et redoutant les recherches de la police, se dispersait avec timidité comme des hommes, qui épuisés par une débauche nocturne, se trouvent, le lendemain, énervés, sans assurance ni courage.

Aucun de ces symptômes ne frappa l’esprit de Butler, absorbé par un sujet bien plus intéressant pour lui, jusqu’à ce qu’il fût arrivé devant l’entrée de la prison que gardait un double rang de grenadiers au lieu des barres et des verrous. Le cri : « On n’entre pas ! » les murs noircis du porche, les escaliers tournants et les chambres de la prison ouverts aux regards du public, lui rappelèrent les événements de cette nuit terrible. Il demanda à voir Effie ; et le même geôlier, grand, maigre, à la chevelure blanche, qu’il avait vu la veille, se présenta à lui.

« Vous êtes, je crois, » dit-il à Butler avec cette circonspection qui caractérise les Écossais, « la même personne qui vint pour la voir hier au soir ? »

Butler répondit affirmativement.

« Et c’est vous, continua le geôlier, qui m’avez demandé si c’était à cause de l’affaire de Porteous que nous fermions la porte plus tôt qu’à l’ordinaire ? — Il est possible, dit Butler, que je vous aie fait cette question ; mais je vous demande maintenant si je puis voir Effie Deans ? — Je ne puis que vous dire : Entrez, montez l’escalier, et tournez dans le guichet à droite. »

Le vieillard suivit Butler son trousseau de clefs à la main, n’oubliant pas même cette énorme clef qui ouvrait et fermait la porte extérieure de son empire, et qui n’était plus alors qu’un inutile fardeau. Butler ne fut pas plus tôt entré dans la chambre indiquée, que le guichetier en saisit la clef et l’y enferma. Butler crut que c’était une précaution ordinaire à cet homme ; mais quand il entendit le commandement de : « Avancez, sentinelle ! » et le bruit des armes d’une sentinelle qu’on plaçait à la porte de la chambre, il appela le geôlier : « Mon ami, lui dit-il, ce que j’ai à dire à Effie Deans est très-important, et je voudrais la voir le plus tôt possible. » Il ne reçut pas de réponse. « Si je ne peux pas la voir maintenant, » continua-t-il d’une voix plus élevée, « dites-le-moi, et laissez-moi aller à mes affaires ; » et il ajouta, en se parlant à lui-même : « Fugit irreparabile tempus. »

« Si vous aviez des affaires, il fallait les faire avant de venir ici, dit le geôlier du dehors, car vous verrez qu’il est plus facile d’y entrer que d’en sortir. Une autre insurrection ne viendra pas nous assaillir. La loi a triomphé, voisin, et vous l’apprendrez à vos dépens. — Que voulez-vous dire ? reprit Butler. Vous me prenez sans doute pour un autre. Je suis Reuben Butler, prédicateur de l’Évangile. — Je le sais bien, dit le geôlier. — Alors, si vous me connaissez, j’ai droit de vous demander d’après quel mandat vous me détenez. Tout sujet du roi a droit de faire cette question. — Quel mandat ? dit le geôlier. Le mandat est à Libberton avec deux shérifs pour vous arrêter. Si vous étiez resté chez vous, comme doit faire un honnête homme, vous auriez vu le mandat ; mais vous êtes venu de vous-même vous faire incarcérer, que puis-je faire ? — Ainsi, je ne puis voir Effie Deans, dit Butler ; et vous êtes déterminé à ne pas me laisser sortir ? — Certainement non, voisin, dit le vieillard avec rudesse ; pour Effie Deans, laissez-la songer à son affaire, vous aurez assez de la vôtre. Quant à votre sortie, le magistrat en décidera. Je vous quitte, car je vois les charpentiers qui viennent remplacer deux des portes que vos paisibles compagnons ont renversées hier au soir, monsieur Butler. »

La position de Butler était non moins alarmante que pénible : être emprisonné, même sur une fausse accusation, est fort désagréable ; et des hommes doués d’un courage naturel supérieur à celui de Butler auraient pu en être inquiets. Il ne manquait cependant pas de cette résolution qu’inspirent le sentiment du devoir et le désir honorable de le remplir ; mais son imagination était vive et sa constitution délicate, et il était loin d’être insensible au danger, comme ces hommes moins impressionnables, doués d’une santé et d’un tempérament vigoureux. L’idée confuse d’un péril qu’il ne pouvait ni comprendre ni écarter, semblait flotter devant ses yeux. Il chercha à se rappeler les événements de la nuit précédente, pour découvrir quelque moyen d’expliquer et de justifier sa présence dans le rassemblement, car il ne tarda pas à penser que c’était là le seul motif de sa détention. Ce ne fut pas sans inquiétude qu’il s’aperçut qu’il n’avait aucun témoin désintéressé qui attestât les diverses tentatives qu’il avait faites pour échapper aux séditieux. Le malheur de la famille Deans, le dangereux rendez-vous où Jeanie devait se rendre, et qu’il n’avait plus l’espoir d’empêcher, ajoutaient encore à l’amertume de ses réflexions. Dans l’impatience de connaître la cause de sa détention et de recouvrer, s’il pouvait, sa liberté, il éprouvait une agitation qui ne lui paraissait pas de bon augure. Enfin, après être resté une heure ainsi renfermé, il reçut l’ordre de se rendre devant le magistrat. Il fut conduit de la prison au tribunal, sous la garde d’un peloton de soldats, avec un appareil de précautions qui, bien que hors de saison et sans nécessité, est généralement déployé après un événement que de pareilles mesures eussent pu prévenir si on les avait employées à temps.

On l’introduisit dans la chambre du conseil, ainsi qu’on appelle l’endroit où les magistrats tiennent leurs séances, et qui était alors peu éloignée de la prison. Un ou deux conseillers de la ville étaient présents, et semblaient sur le point d’interroger un individu amené devant eux, au bas d’une longue table couverte d’un tapis vert, autour de laquelle le conseil s’assemblait ordinairement. « Est-ce le ministre ? « dit un des magistrats au moment où l’officier de ville introduisit Butler : celui-ci répondit affirmativement. « Qu’il s’asseye un instant ; nous aurons bientôt expédié l’affaire de cet homme. — Ferons-nous sortir M. Butler ? demanda l’officier. — Cela n’est pas nécessaire ; qu’il reste où il est. »

Butler s’assit donc sur un banc, au fond de la salle, entre deux gardes.

C’était une pièce vaste et mal éclairée ; mais, soit hasard, soit calcul de la part de l’architecte, qui avait pu comprendre quels avantages pouvaient résulter d’une telle disposition, une fenêtre était placée de manière à jeter beaucoup de jour à la place qu’occupait le prisonnier pendant l’interrogatoire, et à laisser dans une obscurité complète l’endroit plus élevé où siégeaient les magistrats. Butler fixa ses regards avec attention sur l’individu qu’on interrogeait alors ; pensant qu’il pourrait reconnaître quelqu’un des conspirateurs de la nuit précédente ; mais, quoique les traits le cet homme fussent frappants, il ne se rappela point l’avoir jamais vu.

C’était un homme d’un âge mûr, au teint basané ; ses cheveux étaient coupés très-court, légèrement bouclés, d’un noir de jais, quoique un peu grisonnants ; sa physionomie annonçait plutôt la friponnerie que le crime, plutôt l’adresse et la fourberie que des passions violentes et désordonnées ; ses yeux noirs, vifs et rusés, ses traits exprimant la finesse, son sourire ironique, son effronterie, lui donnaient toute l’apparence d’un fieffé coquin. Dans une foire ou dans un marché, vous l’auriez pris sans hésitation pour un maquignon versé dans toutes les ruses de son métier ; mais si vous l’eussiez rencontré dans un lieu écarté, vous n’auriez craint aucune violence de sa part. Son costume était aussi celui d’un marchand de chevaux : un habit boutonné du haut en bas, un cache-fripon, comme on disait alors, avec de larges boutons de métal, d’épaisses guêtres bleues, qu’on appelait bas-bottes, parce qu’elles tenaient lieu de bas, et un chapeau rabattu. Il ne lui manquait qu’un fouet sous le bras et des éperons aux talons pour représenter un véritable maquignon.

« Votre nom est James Ratcliffe ? dit le magistrat. — Oui, sauf le bon plaisir de Votre Honneur. — C’est-à-dire que vous trouveriez un autre nom si cela ne me plaisait pas ? — J’en trouverais vingt à choisir, toujours sauf le bon plaisir de Votre Honneur. — James Ratcliffe est votre nom pour le moment… Quel est votre métier ? — Je ne saurais dire précisément que j’aie ce que vous appelez un métier. — Enfin, quels sont vos moyens d’existence, vos occupations ? — Oh ! Votre Honneur, sauf votre bon plaisir, le sait tout aussi bien que moi. — N’importe, il faut que vous me le disiez. — Moi le dire, et à Votre Honneur ? Jemmie Ratcliffe ne peut pas dire cela. — Point de plaisanteries, je veux que vous me répondiez, — Eh bien, j’en aurai la conscience nette ; car, voyez-vous, j’ai une faveur à vous demander. Vous expliquer mes occupations, dites-vous ? cela n’est guère convenable à faire dans un lieu comme celui-ci. Mais que dit le huitième commandement ? — Tu ne déroberas point. — En êtes-vous bien sûr ? Eh bien, alors, mes occupations et ce commandement étaient en complète contradiction, car j’avais lu : Tu déroberas ; ce qui fait une grande différence, quoiqu’il n’y ait qu’un petit mot de moins. — Pour couper court, Ratcliffe, vous êtes un voleur reconnu. — Je crois que les basses terres et les montagnes le savent, sans parler de l’Angleterre et de la Hollande, » dit Ratcliffe avec un aplomb et une effronterie sans pareille.

« Et où croyez-vous que vous mènera ce métier ? » dit le magistrat. — Hier j’aurais pu le deviner à coup sûr ; mais je n’en suis pas très-certain aujourd’hui. — Et qu’auriez-vous répondu si l’on vous eût adressé hier cette question ? — La potence, répondit Ratcliffe avec le même sang-froid. — Vous êtes un effronté coquin, reprit le juge ; et comment osez-vous supposer que votre position est meilleure aujourd’hui ? — Oh ! Votre Honneur, il y a une très-grande différence entre un prisonnier détenu sous le coup d’une sentence de mort, et celui qui reste en prison de sa propre volonté quand il ne tenait qu’à lui d’en sortir. Qui m’empêchait de m’en aller tranquillement, quand la multitude enleva John Porteous ? Votre Honneur pense-t-il réellement que je sois resté dans le dessein d’être pendu ? — Je ne sais quel était votre dessein ; mais je sais ce que la loi vous destine : c’est d’être pendu de mercredi en huit jours. — Non, non, » dit Ratcliffe avec assurance, « j’en demande pardon à Votre Honneur ; mais je ne le croirai pas que je ne l’aie vu. Je connais la loi depuis long-temps, j’ai eu plus d’une fois affaire à elle autrefois et récemment ; elle n’est pas si méchante qu’elle le paraît ; j’ai toujours vu qu’elle aboie plus qu’elle ne mord. — Et si vous n’attendez pas la potence, à laquelle vous êtes condamné (pour la quatrième fois, à ma connaissance), puis-je vous demander de vouloir bien me dire sur quoi vous comptez, pour n’avoir pas pris la fuite avec les autres prisonniers ? conduite que, je l’avouerai, on n’attendait pas de vous. — Je n’aurais pas songé un moment à rester dans cette vieille et désagréable maison, si ce n’est que l’habitude m’a donné la fantaisie de vouloir y demeurer, et que j’espère y occuper un petit poste. — Un poste ! s’écria le magistrat. Vous voulez dire un poteau[66] pour y être fustigé ? — Non, non, monsieur, je n’ai jamais eu envie du poteau ni du fouet : après avoir été condamné quatre fois à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuivît, je pense que je n’ai rien à craindre du fouet. — Alors, au nom du ciel, qu’espérez-vous donc ? — Le poste de second porte-clefs, car je crois qu’il est vacant, dit le prisonnier. Je ne demande pas celui de bourreau[67] ; il ne me conviendrait pas, car je n’ai jamais pu faire de mal à une bête, bien moins encore à un homme. — Il y a sans doute, dans ce que vous avez fait, quelque chose en votre faveur, » dit le magistrat, venant justement au point où Ratcliffe voulait l’amener, quoiqu’il cachât son intention sous une affectation de bizarrerie ; » mais comment pouvez-vous espérer un emploi dans la prison quand vous vous êtes évadé de la moitié des prisons d’Écosse ? — Sauf le bon plaisir de Votre Honneur, dit Ratcliffe, si je sais si bien m’en échapper, je saurai mieux y retenir les autres. Ils seraient bien habiles ceux qui m’y retiendraient quand j’en voudrais sortir, et qui en sortiraient quand je voudrais les y retenir. »

Cette observation sembla frapper le magistrat ; mais il n’y répondit point, et ordonna seulement de faire retirer Ratcliffe.

Quand ce hardi et rusé fripon fut éloigné, le juge demanda au greffier ce qu’il pensait de l’assurance de cet homme.

« Je n’ai pas d’avis à donner, répondit le greffier ; mais si un jour Ratcliffe est disposé à tourner à bien, il n’est jamais entré par les portes de la ville un homme qui pût être aussi utile pour découvrir les voleurs et les bien garder. Je pense qu’il faudrait en parlera M. Sharpitlaw. »

On fit ensuite approcher Butler de la table pour l’interroger. Le juge dirigea cet interrogatoire avec égards, mais de manière à lui faire comprendre que de graves soupçons pesaient sur lui. Avec une franchise qui était en même temps dans sa profession et dans son caractère, Butler avoua qu’il avait été présent, quoique involontairement, au meurtre de Porteous, et, sur la demande du magistrat, il entra dans les détails les plus minutieux sur toutes les circonstances de cette malheureuse affaire. Toutes les particularités de son récit furent écrites par le greffier sous sa dictée.

Quand il eut achevé, l’interrogatoire proprement dit commença ; chose fort pénible pour le témoin même le plus véridique, puisqu’un récit, surtout s’il se rattache à des événements aussi tragiques, peut rarement se faire avec assez de clarté et de précision pour que des questions minutieuses et multipliées ne fassent naître quelque doute ou quelque ambiguïté.

Le magistrat fit d’abord observer à Butler qu’il avait dit que son projet était de retourner au village de Libberton, mais qu’il avait été arrêté par la multitude placée à la porte de l’Ouest. « La porte de l’Ouest est-elle votre chemin ordinaire quand vous allez à Libberton ? » demanda le magistrat avec un air ironique.

« Non, certainement, dit Butler avec l’empressement d’un homme qui veut justifier ce qu’il a dit ; mais j’étais plus prêt de cette porte que de toute autre, et l’heure de la fermer allait sonner. — Cela est fâcheux, » dit le magistrat sèchement ; mais puisque vous étiez, dites-vous, contraint par cette multitude et forcé d’assister à des scènes qui répugnent à tout sentiment d’humanité, et surtout à la profession de ministre, avez-vous fait quelque tentative de résistance ou d’évasion ? »

Butler répondit que leur nombre l’avait empêché de faire aucune résistance, et leur vigilance de s’échapper.

« Cela est fâcheux, » répéta le magistrat toujours avec le même air d’incrédulité. Il continua, avec convenance et politesse ; mais avec une raideur qui trahissait ses soupçons, à lui faire beaucoup de questions sur tout ce qu’avaient fait les insurgés et sur la tournure et le costume des chefs ; et quand il comprit qu’il fallait endormir la prudence de Butler pour n’être point trompé par lui, il revint sur les premières parties de sa déclaration, et lui demanda de répéter en détail toutes les circonstances de chacune des parties de cette triste scène. Toutefois Butler ne tomba dans aucune espèce de confusion ou de contradiction qui justifiât les soupçons qu’on avait contre lui. Enfin il arriva à Magde Wildfire, au nom duquel le magistrat et le greffier échangèrent un regard significatif. Quand le sort de la ville aurait dépendu de la connaissance que le juge pouvait acquérir des traits et du costume de ce personnage, son examen n’aurait pas été plus minutieux ; mais Butler ne put rien dire de sa figure, qui était peinte de rouge et de noir, comme celle d’un Indien qui marche au combat, et, de plus, presque cachée par la coiffure qui enveloppait cette prétendue tête de femme. Il déclara qu’il pensait ne pouvoir reconnaître ce Madge Wildfire s’il le voyait dans un costume différent, mais qu’il croyait pouvoir reconnaître sa voix.

Le magistrat lui demanda de nouveau par quelle porte il était sorti de la ville.

« Par celle de Cowgate, reprit Butler. — Était-ce le chemin le plus court pour aller à Libberton ? — Non, » répondit Butler avec quelque embarras ; « mais c’était la voie la plus courte pour échapper à la multitude. »

Le juge et le greffier échangèrent de nouveau un regard.

« La porte de Cowgate n’est-elle pas sur un chemin plus court de Grass-Market à Libberton que celle de Bristol-Port ? » — Non, répondit Butler ; mais j’allais visiter un ami. — En vérité ? dit le juge ; vous étiez pressé de lui raconter ce que vous veniez de voir, sans doute ? — Certainement non, répondit Butler ; et je n’en ai point parlé tout le temps que j’ai été à Saint-Léonard. — Par où êtes-vous passé en allant à Saint-Léonard ! — Par les rochers de Salisbury ? » — Vous affectionnez donc bien les détours ? dit le magistrat ; et qui avez-vous vu en sortant de la ville ? »

Butler lui décrivit les différents groupes qu’il avait rencontrés, comme nous l’avons déjà dit ; et enfin il arriva au mystérieux étranger du Parc du Roi. Butler eût désiré garder le silence sur ce sujet, mais le magistrat ne l’eut pas plus tôt entendu parler de cet incident, qu’il en voulut connaître toutes les particularités.

« Réfléchissez, monsieur Butler, dit-il ; vous êtes un jeune homme d’une bonne réputation ; je serais prêt moi-même à rendre témoignage en votre faveur. Mais nous savons qu’il y a des gens de votre profession qui s’abandonnent à un zèle faux et aveugle, et qui, irréprochables sous tout autre rapport, se sont laissé entraîner à de grands désordres capables de troubler la paix du pays. J’en agirai franchement avec vous. Je ne suis nullement satisfait de votre récit, de votre double sortie par deux routes différentes, qui toutes les deux faisaient de longs circuits ; et, pour parler franchement, aucun de ceux que nous avons interrogés sur cette malheureuse affaire n’a vu, dans votre conduite, rien qui indiquât que vous agissiez par contrainte. Bien plus, les gardes de la porte de Cowgate ont remarqué en vous l’embarras d’un coupable, et ont déclaré que vous leur aviez le premier ordonné d’ouvrir la porte, d’un ton d’autorité, comme si vous commandiez les gardes et avant-postes des factieux qui les avaient assiégés toute la nuit. — Dieu leur pardonne ! dit Butler ; je leur ai seulement demandé un libre passage pour moi-même ; ils se sont mépris, à moins qu’ils ne me calomnient à dessein. — Bien, monsieur Butler, dit le magistrat ; je suis disposé à admettre tout ce qui peut vous être favorable, et je désire beaucoup que vous vous tiriez bien de cette affaire ; mais il faut être franc avec moi, si vous voulez fortifier la bonne opinion que j’ai conçue de vous, et aplanir toute difficulté. Vous avouez avoir vu un individu en traversant le Parc du Roi pour aller à Saint-Léonard ; je veux savoir en détail tout ce qui s’est passé entre lui et vous. »

Pressé aussi vivement, Butler, qui n’avait d’autre raison de cacher ce qui avait eu lieu à cette entrevue, si ce n’est que Jeanie Deans y était intéressée, crut que ce qu’il avait de mieux à faire était de dire la vérité tout entière.

« Pensez-vous que la jeune fille aille à un rendez-vous si mystérieux ? » dit le magistrat après un moment de silence.

« Je le crains, dit Butler. — Pourquoi dites-vous que vous le craignez ? dit le juge. — Parce que je crains qu’elle ne s’expose en allant trouver à une telle heure et dans un tel lieu un homme qui a l’air si suspect, et dont le message est si inexplicable. — On veillera à sa sûreté, dit le magistrat. Monsieur Butler, je regrette de ne pouvoir vous faire mettre en liberté sur-le-champ, mais j’espère que votre détention ne sera pas longue. Faites retirer M. Butler ; qu’on ait pour lui tous les égards qui lui sont dus. »

On reconduisit Butler à la prison ; mais la nourriture et l’appartement qu’on lui donna prouvèrent qu’on obéissait scrupuleusement à la recommandation du magistrat.


CHAPITRE XIV.

LE DÉPART SECRET.


La nuit était noire et la route déserte quand Jeannette avec son manteau vert alla à la croix de Miles.
Vieille ballade.


Laissons Butler se livrer aux tristes pensées que lui inspirait sa situation, et surtout au chagrin de ne pouvoir aider la famille de Saint-Léonard quand elle avait le plus grand besoin de secours, et retournons à Jeanie Deans, qui l’avait vu partir sans qu’il lui ait été permis d’avoir avec lui une plus longue explication, l’âme accablée de ce cruel tourment qu’éprouve un cœur de femme en renonçant à ces sentiments si divers qu’a si bien décrits Coleridge :

Vive espérance et crainte non moins vive,
Doux sentiments qu’on ne peut concevoir,
Charmants désirs qu’étouffait le devoir,
Et que long-temps retient l’âme naïve.

Les cœurs les plus fermes (et Jeanie, sous son corset brun, en avait un qui était digne de la fille de Caton) ne peuvent pas toujours renoncer facilement à des émotions aussi douces. Elle pleura amèrement pendant quelques minutes, sans même essayer de retenir ses larmes ; mais elle se reprocha bientôt de s’abandonner ainsi à son chagrin personnel, tandis que son père et sa sœur étaient accablés d’un malheur irréparable. Elle tira de sa poche la lettre qui avait été jetée le matin dans sa chambre par la fenêtre, et dont le contenu était aussi singulier qu’exprimé en termes énergiques. Si elle voulait préserver un homme du plus horrible crime et de toutes ses conséquences, si elle désirait sauver l’honneur et la vie de sa sœur des serres sanguinaires d’une loi inique, si elle craignait de compromettre la paix de son âme en ce monde et son bonheur dans l’autre, il fallait, disait la lettre, qu’elle donnât à celui qui lui écrivait un rendez-vous secret dans un lieu sûr et isolé. Elle seule pouvait le secourir, et lui seul pouvait lui être utile. Il était dans une position telle, ajoutait le billet, que toute tentative pour amener un témoin à leur entrevue, ou même la communication de cette lettre à son père ou à qui que ce fût, empêcherait l’entrevue et assurerait la perte de sa sœur. La lettre se terminait par des protestations emphatiques, mais énergiques, qu’en accordant ce qu’on lui demandait, elle ne courait aucun risque.

Le message que lui avait transmis Butler de la part de l’étranger du Parc s’accordait parfaitement avec cette lettre ; mais il indiquait pour le rendez-vous une heure plus avancée et un autre endroit. Sans doute, l’auteur de la lettre avait été forcé d’initier Butler à ce mystère par la nécessité de faire savoir ce changement à Jeanie. Elle avait été plusieurs fois sur le point de montrer le billet à Butler pour se défendre contre ses soupçons. Mais l’orgueil de l’innocence ne consent pas toujours à descendre à une justification ; et en outre, les menaces que renfermait la lettre, si elle trahissait le secret, pesaient aussi sur son cœur. Il est probable toutefois que si elle était restée plus long-temps avec Butler, elle se serait décidée à tout lui découvrir et à suivre ses directions. Et quand l’interruption de leur entretien lui eût ôté le moyen de le faire, il lui sembla qu’elle avait été injuste envers un ami dont les avis lui eussent été très-utiles, et dont l’attachement méritait une pleine et entière confiance.

Elle regardait comme trop imprudent de consulter son père en pareille occasion ; il était impossible de prévoir comment le vieux Deans considérerait cette affaire, lui qui n’agissait et ne pensait, dans les circonstances extraordinaires, que d’après des principes et des sentiments à lui particuliers, et dont l’effet ne pouvait être calculé d’avance par ceux mêmes qui le connaissaient le mieux. Prier quelqu’une de ses amies de l’accompagner à ce rendez-vous eût été sans doute l’expédient le plus simple, mais la menace que la communication du secret empêcherait l’entrevue dont dépendait le salut de sa sœur l’aurait détournée de faire à quelqu’un cette confidence, quand même elle eût connu quelque personne à qui elle eût pu ouvrir son cœur en toute sûreté. Les liaisons de la famille Deans avec les habitants des chaumières voisines s’étaient bornées aux simples rapports de voisinage. Jeanie connaissait peu de personnes aux environs, et elle n’était guère disposée à leur demander le secret. C’étaient de ces joyeuses et bavardes commères, comme on en trouve ordinairement dans cette classe ; et leur entretien avait toujours eu peu de charmes pour la jeune fille, à qui la nature et la vie solitaire qu’elle menait avaient donné une profondeur de pensée et une force de caractère qui la rendaient bien supérieure à la partie la plus frivole de son sexe.

Abandonnée à elle-même et privée de tout conseil sur la terre, elle eut recours à un ami et à un conseiller dont l’oreille est ouverte aux cris du pauvre et de l’affligé. Elle s’agenouilla, et pria Dieu avec ferveur de lui indiquer le chemin qu’elle devait suivre dans sa difficile et malheureuse position. C’était une croyance du temps et de la secte à laquelle elle appartenait, que des réponses précises, différant très-peu d’une inspiration divine, naissaient dans l’esprit, pour nous servir de leurs expressions, et satisfaisaient à leurs ardentes prières dans les moments difficiles. Sans nous engager dans une question de théologie fort obscure, il est certain que ceux qui épanchent avec sincérité, dans la prière, leurs doutes et leurs chagrins, purifient leur âme de la souillure des passions et des intérêts humains, et l’amènent ainsi à obéir, dans le choix d’un parti, plutôt aux inspirations du devoir qu’à tout autre motif moins relevé. Jeanie se releva le cœur plus fort pour supporter l’affliction, et plus ferme pour vaincre les difficultés.

« J’irai trouver cet homme, se dit-elle ; il doit être malheureux, car je crois qu’il a été la cause du malheur d’Effie ; mais j’irai le trouver, que ce soit bien ou mal. Je n’aurai jamais à me reprocher d’avoir manqué, par la crainte de la médisance ou de dangers personnels, à faire ce qui peut la sauver.

L’esprit entièrement calmé par la résolution qu’elle venait de prendre, elle alla retrouver son père. Le vieillard, inflexible dans ses principes, ne laissait paraître dans son extérieur aucune trace de ses chagrins. Il gronda même sa fille d’avoir négligé quelques détails domestiques dont elle avait le soin.

« Qu’est-ce que cela veut dire, Jeanie ? dit-il ; le lait de la vache brune n’est pas encore passé dans le tamis, les seaux ne sont pas sur les rayons. Si dans le chagrin vous négligez vos devoirs terrestres, comment songerez-vous aux devoirs plus importants de votre salut ? Dieu sait que nos seaux, notre vaisselle en faïence, le peu de lait et de pain que nous avons, sont plus rapprochés et plus chéris de nous que le pain de vie. »

Jeanie ne fut point fâchée de voir son père ne pas s’occuper de son malheur, et elle se mit, conformément à ses ordres, à tout ranger dans la maison, tandis que le vieux Davie allait çà et là pour ses occupations ordinaires, et montrait seulement par l’impossibilité de rester en place, par des soupirs convulsifs et la vivacité de ses regards, qu’il était sous le poids d’une amère affliction.

Midi arriva, et le père et la fille s’assirent pour prendre leur repas. En appelant la bénédiction du ciel sur leur nourriture, le malheureux vieillard y ajouta une prière pour demander à Dieu que le pain mangé dans la tristesse de cœur et les eaux amères de Merah fussent aussi nourrissants que s’ils sortaient d’une corbeille remplie et d’une coupe pleine ; et ayant achevé, il reprit son bonnet, qu’il avait ôté respectueusement, et engagea sa fille à manger, non par l’exemple toutefois, mais par l’exhortation.

« L’homme selon le cœur de Dieu, dit-il, s’est lavé et parfumé, et a pris de la nourriture pour montrer sa soumission à l’épreuve de l’affliction, et il ne convient pas à un chrétien d’être attaché aux affections du monde, aux liaisons de femmes ou d’enfants (ici les paroles paraissaient ne sortir que difficilement de sa bouche), au point d’oublier son premier devoir, la soumission à la volonté divine. »

Pour donner appui à ce précepte, il mit quelque chose sur son assiette ; mais la nature triompha des efforts qu’il faisait pour l’étouffer. Honteux de sa faiblesse, il se leva et sortit de la chambre avec une précipitation bien éloignée de ses habitudes. Mais il revint au bout de quelques minutes, étant parvenu à rétablir le calme dans son esprit et dans son extérieur, et chercha à couvrir sa retraite d’un prétexte, en disant qu’il avait cru entendre le jeune veau courir sans licou dans l’étable.

Il ne se hasarda plus à renouer l’entretien, et sa fille vit avec satisfaction qu’elle n’aurait plus rien à entendre sur ce triste sujet. Le temps s’écoulait comme il s’écoule, soit que la joie semble lui donner des ailes, soit que l’affliction paraisse ralentir sa marche. Le soleil se coucha derrière la colline du château et les montagnes de l’Ouest, et la chute de la nuit rappela Davie Deans et sa fille à l’accomplissement du devoir du soir. Jeanie se rappela avec amertume combien de fois, quand l’heure de la prière approchait, elle s’était tenue à la porte de la chaumière pour attendre le retour de sa sœur. Hélas ! quels malheurs avaient entraîné ces heures perdues dans la légèreté et l’oisiveté ! et n’était-elle pas coupable elle-même, quand elle voyait Effie fréquenter des personnes légères et désœuvrées, de n’avoir point appelé sur elle l’attention paternelle ? « Mais j’ai agi pour le mieux, se dit-elle enfin : qui aurait cru voir se perdre ainsi un être si doux, si pur, si généreux ? »

Quand ils se furent assis pour l’exercice, comme disent les personnes de cette secte, une chaise se trouva par hasard vacante à la place qu’occupait ordinairement Effie. Davie Deans vit les yeux de sa fille se remplir de larmes en se dirigeant de ce côté, et repoussa la chaise avec un geste d’impatience, comme pour écarter tout souvenir d’affection terrestre quand il allait s’adresser à Dieu. Le morceau de l’Écriture fut lu, le psaume chanté et la prière récitée, et en s’acquittant de ces devoirs, le vieillard évita avec soin tous les passages, toutes les expressions qui se trouvent en si grand nombre dans la Bible, qu’on eût pu regarder comme applicables à ses malheurs domestiques. Peut-être voulait-il ménager le cœur de sa fille, aussi bien que conserver au dehors au moins cette patience stoïque à supporter tous les maux que la terre peut produire, qu’il regardait comme le caractère essentiel de l’homme qui apprécie les choses d’ici-bas à leur juste valeur. Quand il eut achevé ses dévotions du soir, il s’approcha de sa fille, lui souhaita une bonne nuit, et lui tint la main pendant une demi-minute ; puis l’attirant vers lui, il la baisa au front, et lui dit : « Que le Dieu d’Israël vous bénisse, et vous accorde les bénédictions de sa promesse, ma chère enfant ! »

Il n’était ni dans la nature, ni dans les habitudes de Deans de montrer tant d’effusion ; on le voyait rarement éprouver ces épanchements, cette plénitude de cœur qui cherche à se répandre en expressions de tendresse et de caresses, même envers les personnes qui lui étaient le plus chères. Au contraire, il les regardait comme une faiblesse dans quelques-uns de ses voisins, et particulièrement dans la pauvre veuve Butler. Aussi, d’après la rareté même de telles émotions chez cet homme habitué à comprimer tous ses sentiments, ses enfants attachaient un intérêt solennel aux marques d’affection qu’il laissait échapper, et les regardaient comme une preuve que son cœur en était trop rempli pour pouvoir les contenir.

Ce fut donc avec une émotion profonde qu’il donna et que sa fille reçut sa bénédiction paternelle et ses caresses. « Et vous, ô mon père ! s’écria Jeanie quand la porte se fut refermée sur le vénérable vieillard, puissent toutes les bénédictions du ciel se rassembler sur vous, sur vous qui marchez dans ce monde comme si vous n’étiez pas de ce monde, qui regardez tout ce qu’il peut donner ou enlever comme des moucherons que le soleil levant fait éclore et que le soir détruit ! »

Alors elle se prépara pour la course de la nuit. Son père couchait dans une autre partie de la chaumière, et, régulier dans toutes ses habitudes, il ne sortait jamais ou rarement de sa chambre quand il y était entré. Il fut donc facile à Jeanie de quitter la maison sans être vue, quand approcha l’heure du rendez-vous. Mais la démarche qu’elle allait faire, bien qu’elle n’eût rien à craindre de son père, lui semblait pleine de difficultés et de périls. Elle avait passé sa vie dans la paisible solitude de cette demeure tranquille et monotone. L’heure qu’aujourd’hui les filles de sa condition, aussi bien que les demoiselles d’un rang plus élevé, ; regarderaient comme devant ouvrir les plaisirs du soir, avait à ses yeux quelque chose de grave et de solennel ; et la résolution qu’elle avait prise était si étrange, si hasardeuse, qu’elle en était effrayée, quand approcha l’instant de la mettre à exécution. Ses mains tremblèrent en attachant ses beaux cheveux sous un snood, seul ornement de tête que portassent alors les jeunes filles jusqu’à leur mariage, et en ajustant le plaid écarlate que portaient les femmes écossaises, vêtement assez semblable au voile de soie noire qui couvre les femmes des Pays-Bas. Le sentiment de l’inconvenance et du danger de sa démarche se présenta vivement à elle, quand elle quitta le seuil de la maison paternelle pour une course si aventureuse, à une heure si avancée, sans défense, et à l’insu de son protecteur naturel.

Quand elle se trouva en plein champ, de nouveaux sujets de craintes s’offrirent en foule. Les buttes sombres, les débris de rochers, séparés par le gazon, au travers desquels elle passait, lui rappelèrent toutes les aventures sinistres dont la renommée plaçait le théâtre en cet endroit. Jadis il était le repaire de voleurs et d’assassins, dont les crimes étaient constatés dans les divers édits que le conseil de la ville et même le parlement d’Écosse avaient rendus pour faire disperser ces brigands et assurer la tranquillité des habitants de la campagne si voisine de la ville. Leurs noms, leurs crimes s’étaient conservés par tradition dans les chaumières des environs. Plus tard, comme nous l’avons déjà dit, ce lieu isolé était devenu un terrain propice aux duels ; et plusieurs catastrophes sanglantes, une entre autres tout récemment, avaient eu lieu depuis que Deans habitait Saint-Léonard. Aussi les souvenirs de Jeanie ne lui offraient que sang et horreur pendant qu’elle suivait le sentier étroit où chaque pas qu’elle faisait l’éloignait de tout secours et la conduisait plus avant dans la solitude de ces lieux abandonnés.

Quand la lune commença à éclairer cette scène d’une lumière vacillante et solennelle, les terreurs de Jeanie prirent une nouvelle forme, trop particulière à son époque et à sa condition pour n’en pas parler ; nous en retracerons la cause dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XV.

LA BUTTE DE MUSCHAT.


L’esprit que j’ai vu peut être le diable : car le diable, dit-on, a le pouvoir de se revêtir d’une forme agréable.
Shakspeare, Hamlet.


Nous avons déjà eu occasion de remarquer qu’à l’époque où se rapporte cette histoire, la croyance aux sorciers et aux démons était généralement répandue dans toutes les classes, mais plus particulièrement parmi les membres les plus austères de la secte des presbytériens, dont le parti, même au temps de sa puissance, avait poursuivi avec une ardeur souvent mêlée de cruauté le crime imaginaire de sorcellerie. Or, sous ce point de vue, les rochers de Saint-Léonard et tous les bois environnants étaient un pays fort redouté et en mauvais renom. Non seulement il passait pour avoir servi de lieu de rendez-vous aux sorciers, mais très récemment encore c’était au milieu des profondeurs de ces rochers pittoresques que l’enthousiaste ou plutôt l’imposteur cité dans le pandœmonium de Richard Bovet[68] avait trouvé une issue pour pénétrer dans les entrailles de la terre où les fées célèbrent leurs mystères nocturnes.

Jeanie Deans connaissait trop bien toutes ces légendes pour pouvoir se défendre de l’impression profonde qu’elles font ordinairement sur l’imagination. Depuis son enfance elle avait été habituée à entendre des récits de ce genre ; c’était la seule distraction qu’offrît la conversation de son père, qui roulait presque toujours sur des points de controverse, ou sur l’histoire de ces martyrs du Covenant, qu’il se vantait avec orgueil d’avoir connus, et dont il se plaisait journellement à rapporter les courageux efforts, la manière intrépide dont ils rendaient témoignage, la captivité, les évasions miraculeuses, les tortures et même l’exécution. Ces enthousiastes visionnaires qui, pour fuir de cruelles persécutions, s’étaient souvent réfugiés dans les solitudes et les cavernes des montagnes, s’étaient persuadé qu’ils y étaient assaillis par l’ennemi du genre humain, comme dans les villes et les campagnes ils étaient exposés aux attaques du gouvernement tyrannique et de ses soldats. C’était sous l’influence de semblables terreurs qu’un de ces visionnaires inspirés disait un jour à son compagnon, qui revenait le trouver après l’avoir laissé seul dans une caverne fréquentée des esprits, dans le Galloway : « C’est une vie bien dure que celle de ce monde ! on y a affaire aux diables incarnés qui sont sur terre, et aux diables qui sont dessous. Satan s’est montré ici depuis que vous m’avez quitté, mais je l’ai chassé par la résistance, et il ne nous persécutera plus cette nuit. » David Deans croyait à cette histoire et à beaucoup d’autres visions et victoires remportées sur l’esprit malin non moins miraculeuses, sur la foi des Ansars ou auxiliaires des prophètes bannis. C’était là un événement que Davie ne pouvait se rappeler ; mais il racontait souvent avec un sentiment d’étonnement et de terreur, et non sans éprouver un mouvement d’orgueil et de supériorité sur ses auditeurs, comment lui-même, étant un jour présent à une assemblée évangélique qui se tenait en plein champ, les exercices de piété avaient été interrompus soudain par l’apparition d’un grand homme noir qui cherchait à passer le gué pour se joindre à la congrégation, et qui enfin parut emporté par la force du courant. Chacun s’empressa de le secourir, mais avec si peu de succès, que dix ou douze hommes robustes, qui tenaient la corde qu’on lui avait jetée, étaient en danger d’être entraînés eux-mêmes dans la rivière et d’y perdre la vie, plutôt que de réussir à sauver celle de l’homme qui périssait. Mais, poursuivait Davie d’un air triomphant, le célèbre John Semple, de Carsphaen, reconnut le démon qui s’était saisi de la corde. « Lâchez la corde, » nous cria-t-il (car, quoique je fusse encore enfant, j’étais un de ceux qui la tenaient), « C’est le grand ennemi de l’homme ! Il brûle, mais ne se noie pas ; son dessein est de troubler nos pieuses œuvres en jetant la confusion et le désordre dans nos esprits, pour en effacer tout ce que vous avez entendu, et les impressions qui vous en sont restées. » Nous lâchâmes donc la corde, ajoutait Davie, et il tomba au fond de l’eau en hurlant et beuglant comme le taureau de Basham, suivant le nom que lui donne l’Écriture[69].

Élevée dans la croyance de telles légendes, il n’était pas étonnant que Jeanie commençât à éprouver une crainte vague des fantômes qui pourraient l’assaillir pendant sa route, et conçût des doutes sur la nature et le but de l’être mystérieux qui lui avait donné rendez-vous dans un lieu et à une heure si propres à inspirer l’effroi, et dans un moment où son esprit, livré à de mortelles inquiétudes et à d’amers chagrins, devait la rendre plus accessible aux tentations insidieuses, aux dangereuses séductions de l’esprit malin. Si une idée semblable s’était présentée à Butler lui-même, tout instruit et éclairé qu’il était, quelle impression ne devait-elle pas faire sur Jeanie ! Cependant, malgré sa ferme croyance à la possibilité d’une rencontre surnaturelle, dont la seule vue était capable de faire frissonner, elle n’en résolut pas moins, avec un degré de courage dont l’incrédulité de notre siècle, qui nous rend étrangers à ces sensations, ne nous permet pas d’apprécier tout le mérite, de ne pas laisser échapper une occasion qui pouvait lui procurer un moyen de sauver sa sœur, quand bien même elle devrait s’exposer par là à tous les dangers que redoutait son imagination. Ainsi, semblable à Christiana, dans le Voyage du Pèlerin[70], quand elle traverse d’un pas timide, mais avec une courageuse résolution, la vallée de l’Ombre de la Mort, malgré toutes ses terreurs, Jeanie se glissant le long de chaque rocher, tantôt guidée par le clair de lune, tantôt dans une profonde obscurité, suivant que le sentier qu’elle traversait était enseveli dans l’ombre ou recevait les rayons de la lumière argentée, essayait de combattre les suggestions de la peur en fixant sa pensée sur la triste situation de sa sœur infortunée, et plus fréquemment encore en implorant intérieurement, par ses prières, la protection de cet Être tout puissant pour lequel il n’existe pas de ténèbres.

C’est ainsi que tout en se distrayant alternativement de ses craintes par la pensée de l’objet qui avait pour elle un intérêt si puissant, ou en les combattant par la confiance qu’elle mettait dans la protection divine, Jeanie arriva enfin au lieu qui lui avait été assigné pour ce mystérieux rendez-vous.

L’endroit désigné était le fond de la vallée située entre les rochers de Salisbury et la partie nord-ouest de la montagne appelée le siège d’Arthur, sur le revers de laquelle on voit encore les ruines d’une ancienne chapelle ou ermitage dédié à saint Antoine l’ermite. Jamais aucun bâtiment de ce genre n’avait pu être mieux placé ; car cette chapelle entourée de rochers inaccessibles et sauvages au milieu d’un désert, n’en était pas moins dans le voisinage immédiat d’une capitale riche, bruyante et populeuse, dont le bourdonnement frappant les oreilles des solitaires au milieu de leurs oraisons, n’offrait à ces hommes retirés du monde d’autre intérêt que celui qu’ils pouvaient trouver dans le sourd mugissement du lointain Océan. Au bas de la pente rapide où sont situées les ruines, on montrait alors et peut-être on montre encore aujourd’hui l’endroit où le misérable Nicole Muschat, dont on a déjà parlé dans cette histoire, avait achevé le cours de ses longues cruautés envers sa femme en l’assassinant avec des circonstances qui indiquent un horrible raffinement de barbarie. L’horreur qu’inspirait le crime de cet homme s’était étendue sur le lieu où il avait été commis. On l’avait marqué par une espèce de butte, ou tas de pierres, composé de toutes celles que les passants y avaient jetées en témoignage de leur exécration, circonstance qui rappelle cette forme de malédiction ordinaire aux anciens Bretons : Puissiez-vous être enseveli sous un cairn[71] !

En approchant de ce lieu funeste et de triste présage, notre héroïne s’arrêta et regarda la lune qui se montrait au nord-ouest dans tout son plein, et répandait une clarté plus vive qu’au moment où elle s’était mise en route. Après avoir contemplé quelques instants cette belle planète, elle tourna la tête lentement avec crainte vers la butte dont elle l’avait d’abord détournée, mais elle fut trompée dans son attente. Elle ne vit que le petit tas de pierres grisâtres sur lesquelles tombaient les rayons de la lune. Son esprit se perdit dans une multitude de conjectures vagues. Celui qui lui avait écrit l’avait-il trompée ? ne paraîtrait-il pas au rendez-vous, ou était-il en retard ? Était-ce quelque accident imprévu qui l’empêchait de paraître comme il se le proposait ; ou si c’était un être surnaturel, comme ses craintes secrètes le lui disaient, son but avait-il été seulement de l’abuser par de fausses espérances et de l’exposer à un effroi et à des fatigues inutiles, suivant les habitudes qu’elle avait souvent entendu attribuer à ces esprits errants ? Peut-être voulait-il la terrifier inopinément par l’horreur soudaine de sa présence, lorsqu’elle aurait atteint le point fixe du rendez-vous ? Ces inquiétantes réflexions ne l’empêchèrent pourtant pas de s’approcher de la butte d’un pas décidé, quoique lent. Quand elle fut à deux pas environ du tas de pierres, une figure en sortit soudainement, et Jeanie eut de la peine à retenir un cri d’alarme en voyant se réaliser ses craintes les plus effrayantes. Elle se contraignit cependant au point de garder le silence. Il y eut une pause pendant laquelle, dans une douloureuse incertitude, Jeanie attendait que l’individu qui venait de lui apparaître commençât la conversation, ce qu’il fit en demandant d’une voix que l’agitation rendait sourde et tremblante : « Êtes-vous la sœur de cette malheureuse jeune fille ? — Je suis, je suis la sœur d’Effie Deans, s’écria Jeanie ; et par l’espoir que vous avez dans la miséricorde de Dieu, dites-moi, si vous le pouvez, ce qu’on peut faire pour la sauver. — Je n’espère pas dans la miséricorde de Dieu, je ne l’ai pas méritée, je n’en attends pas de lui. Telle fut la singulière réponse de l’inconnu, qui prononça ces paroles de désespoir d’un ton plus calme que celui avec lequel il avait d’abord parlé, apparemment parce qu’il s’était rendu maître de l’agitation qu’il avait éprouvée en commençant à parler. Jeanie resta muette d’horreur en entendant un langage qui contrastait tellement avec ce qu’elle avait jamais ouï, qu’il lui sembla devoir être proféré par un démon plutôt que par un homme. L’étranger continua sans paraître remarquer sa surprise. « Vous voyez devant vous un misérable destiné au malheur dans ce monde et dans l’autre. — Pour l’amour de Dieu qui nous voit et nous entend, dit Jeanie, ne parlez pas d’un ton si désespéré ! l’Évangile est envoyé aux plus grands pécheurs, aux plus misérables entre les misérables. — Alors je dois avoir part à ses promesses, dit l’étranger, si vous regardez comme le plus grand des pécheurs celui qui a causé la destruction de la mère qui l’a mis au monde, de l’ami qui l’aimait, de la femme qui avait mis en lui sa confiance, de l’innocent enfant qui lui dut le jour. Si c’est un péché que d’avoir causé tant de maux, si c’est un malheur que d’y survivre, je suis en effet le plus coupable et le plus malheureux de tous les hommes. — Ainsi, vous êtes donc le criminel auteur de la ruine de ma sœur ! » dit Jeanie avec une expression involontaire d’indignation.

« Maudissez-moi si vous voulez, je ne l’ai que trop mérité de vous. — Il me convient davantage de prier Dieu qu’il vous pardonne. — Faites là-dessus ce que vous voudrez, pourvu que vous me promettiez d’obéir aux directions que je vous donnerai pour sauver la vie à votre sœur. — Il faut que je sache d’abord, dit Jeanie, quels sont les moyens que je dois employer. — Non, il faut que vous vous engagiez d’abord par un serment, un serment solennel, de les employer quand je vous les aurai fait connaître. — Un serment ? il n’est pas besoin d’un serment pour qu’on croie que je ferai tout ce qui est permis à un chrétien pour sauver la vie de ma sœur. — Je ne veux pas de réserve, » s’écria l’étranger d’une voix de tonnerre ; « permis ou non permis, chrétien ou païen, il faut que vous juriez de faire ce que je vous prescrirai, et de vous laisser diriger par mes conseils, ou… Vous ne savez guère à la colère de qui vous vous exposez. — Je penserai à ce que vous venez de dire, » répondit Jeanie qui commençait à être fort alarmée de la violence frénétique de ses manières, et qui se demandait à elle-même si elle parlait à un fou furieux ou à un démon incarné : « je réfléchirai à ce que vous venez de dire, et je vous ferai réponse demain. — Demain ! » s’écria l’inconnu avec un sourire de mépris, « et où serai-je demain ? où serez-vous vous-même cette nuit, à moins que vous ne juriez de suivre mes conseils ?… Il se commit autrefois dans ce lieu un forfait maudit ; il va s’en commettre un autre qui lui sera comparable, si vous ne vous abandonnez pas à ma volonté, corps et âme. »

En disant ces mots il présenta un pistolet à la malheureuse jeune fille. Elle ne s’évanouit pas, elle ne chercha point à fuir, mais elle tomba à genoux et le supplia d’épargner sa vie.

« Est-ce là tout ce que vous avez à dire ? lui demanda l’inflexible étranger. — Ne trempez pas vos mains dans le sang d’une créature sans défense qui s’est fiée à vous, » lui dit Jeanie toujours à genoux.

« Est-ce là tout ce que vous avez à dire ? n’avez-vous pas de promesse à me faire ? Voulez-vous perdre votre sœur ? voulez-vous me forcer de répandre encore du sang ? — Je ne puis vous promettre de rien faire, dit Jeanie, qui ne soit permis à un chrétien. »

Il arma son pistolet.

« Puisse Dieu vous pardonner ! » dit-elle en pressant avec force ses mains contre ses yeux.

« Malédiction ! » murmura l’étranger en se détournant d’elle ; il remit le pistolet dans sa poche. « Je suis un misérable, dit-il, enfoncé dans le crime et le malheur ; mais je ne suis pas assez scélérat pour vouloir attenter à votre vie. Je n’ai voulu que vous effrayer pour vous faire consentir à mes projets. Elle ne m’entend plus… elle est sans connaissance… Grand Dieu ! misérable que je suis ! »

Pendant qu’il parlait, elle reprit ses sens, qu’elle avait perdus un instant dans l’angoisse involontaire d’un moment qu’elle croyait être le dernier de sa vie ; et bientôt, rappelant avec force sa réflexion et sa fermeté naturelle, elle se recueillit assez pour comprendre qu’il n’avait aucune intention criminelle contre sa personne.

« Non, répéta-t-il, je ne voudrais pas ajouter à la destruction de votre sœur et de son enfant celle d’un être qui lui appartient. Tout insensé, tout frénétique que je suis, n’étant arrêté ni par la crainte, ni par la pitié, livré au génie du mal, abandonné de tout ce qui est bon et vertueux, je ne voudrais pas vous faire de mal quand on m’offrirait l’empire du monde. Prenez cette arme, brûlez-moi la cervelle, vengez ainsi de votre main les injures de votre sœur ! mais suivez la voie, la seule voie qui puisse lui sauver la vie. — Hélas ! est-elle innocente ou coupable ? — Elle est innocente, innocente de tout : son seul crime est la confiance qu’elle accorda à un misérable !… Et cependant, si des êtres plus criminels que moi ne s’en fussent mêlés, oui, plus criminels que moi, tout coupable que je suis, jamais ce malheur ne serait arrivé. — Et l’enfant de ma sœur vit-il ? demanda Jeanie. — Non, il fut assassiné… l’enfant nouveau-né fut barbarement assassiné, » dit-il d’une voix basse, mais ferme et soutenue. « Mais, ajouta-t-il, ce ne fut ni de son consentement, ni à sa connaissance. — Alors, pourquoi le coupable n’est-il pas livré à la justice, et l’innocent justifié ? — Ne m’accablez pas de questions qui ne peuvent rien amener d’utile, » répliqua-t-il d’une voix sévère ; « ceux par qui le crime a été commis sont trop loin pour craindre aucunes poursuites ; ils sont à l’abri de toute découverte. Personne ne peut sauver Effie que vous-même. — Moi, malheureuse ? Et comment serait-ce en mon pouvoir ? » dit Jeanie avec abattement.

« Écoutez-moi, vous avez du sens, vous pouvez facilement me comprendre, je vais me confier à vous. Votre sœur est innocente du crime dont elle est accusée. — Que le ciel en soit béni ! s’écria Jeanie. — Ne m’interrompez pas et écoutez ! La personne qui l’a aidée dans son accouchement a assassiné l’enfant ; mais je vous le répète, c’était sans le consentement et à l’insu de la mère. Elle est donc pure de ce crime, aussi pure que le malheureux innocent qui n’a respiré que quelques minutes dans ce misérable monde, et dont le sort peut-être n’en fut que plus heureux, puisqu’il lui fît sitôt trouver le repos… Mais la mère est innocente, innocente comme l’enfant lui-même, et cependant il faut qu’elle meure, d’après la loi. — Mais ne peut-on découvrir les criminels et les livrer à la justice ? dit Jeanie. — Croyez-vous qu’on puisse persuader à des êtres endurcis dans le crime de mourir pour sauver la vie d’un autre ? Est-ce là-dessus que vous comptez pour son salut ? — Mais vous avez dit qu’il y avait un moyen… » balbutia la jeune fille tremblante.

« Il y en a un, dit l’étranger, et il est entre vos mains. La loi est précise, et l’on ne peut parer le coup qu’elle va porter, mais il est possible de le détourner. Vous avez vu votre sœur pendant l’époque qui a précédé la naissance de son enfant ; qu’y a-t-il de plus naturel qu’elle vous ait fait part de sa situation ? Par cet aveu, son affaire change de face, et la circonstance du mystère étant écartée, elle n’est plus sous le coup de cette loi. Je ne connais que trop leur jargon, et je vous répète que, sans la circonstance du mystère, elle ne peut être condamnée[72]. Il est tout simple que votre sœur vous ait fait confidence de son état… Réfléchissez ; je suis certain qu’elle vous en a parlé. — Hélas ! dit Jeanie, elle ne m’en a jamais dit un mot ; mais elle pleurait amèrement toutes les fois que je lui parlais de l’altération de sa santé, et du changement qui s’était opéré dans son caractère. — Vous lui avez fait des questions à ce sujet ? dit-il avec vivacité ; il faut que vous vous rappeliez qu’elle vous avoua avoir été séduite par un misérable… Oui, vous pouvez appuyer sur ce mot-là, et y joindre le titre de monstre, de cruauté et de perfidie, tout autre nom est inutile, et qu’elle portait dans son sein le fruit de son imprudence et du crime de son séducteur… qu’il l’avait assurée qu’il prendrait des mesures pour sa délivrance prochaine… Eh bien ! il a tenu parole. » Il sembla s’adresser ces derniers mots à lui-même, en les accompagnant d’un geste violent de reproche et de remords ; puis il ajouta avec plus de calme : Vous vous souviendrez bien de tout ceci ? voilà tout ce qu’il est nécessaire de dire. — Mais je ne puis me rappeler ce qu’Effie ne m’a jamais dit, » répondit Jeanie avec beaucoup de simplicité.

« Êtes-vous donc si bornée, avez-vous l’intelligence si lente ? » s’écria-t-il en lui saisissant le bras tout à coup, et en le lui pressant fortement. « Je vous dis, » répéta-t-il en serrant les dents et à demi-voix, mais avec beaucoup d’énergie, « je vous dis qu’il faut que vous vous rappeliez qu’elle vous a dit tout cela, quand bien même elle n’en aurait jamais articulé une syllabe. Il faut vous conformer à ce rapport, dans lequel il n’y a rien que de vrai, excepté qu’il ne vous fut pas fait à vous-même, et le répéter devant ce tribunal de justice, ou quel que soit le nom qu’ils donnent à leur cour sanguinaire, afin de sauver votre sœur d’un assassinat, et de les empêcher eux-mêmes d’être ses meurtriers. N’hésitez pas… Je vous jure, sur la vie et le salut, qu’en répétant ce que je vous ai dit, vous ne vous écarterez point de la pure vérité. — Mais, » répliqua Jeanie, dont le jugement était trop sain pour ne pas distinguer sur-le-champ le sophisme de ce raisonnement, « je me parjurerais précisément sur le point où l’on a besoin de mon témoignage : car c’est surtout le secret que la pauvre Effie a gardé qui la fait paraître coupable, et c’est là-dessus que vous voulez que je déclare une fausseté. — Je vois, dit-il, que mes premiers soupçons étaient justes, et que vous allez laisser périr votre innocente et malheureuse sœur, qui n’eut d’autre tort que de se fier à un misérable comme moi, plutôt que de prononcer un mot pour la sauver. — Je donnerais le plus pur de mon sang pour la préserver d’un tel sort, » dit Jeanie en pleurant amèrement ; « mais je ne puis pas changer le mal en bien : je ne puis faire que le mensonge devienne une vérité. — Fille insensée ! cœur dur, dit l’étranger, avez-vous donc peur de ce qu’on peut vous faire ? Je vous dis que même les suppôts de la loi, qui poursuivent la vie des hommes comme les lévriers chassent le lièvre, se réjouiront de voir une créature si jeune et si belle échapper à la rigueur des lois, qu’ils ne douteront pas de la vérité de votre déposition, et que même, s’ils la soupçonnent, ils vous trouveront digne non seulement de pardon, mais encore d’éloges, pour un exemple d’affection si naturelle. — Ce ne sont pas les hommes que je crains, » dit Jeanie en levant les yeux au ciel, « mais le Dieu que je prendrai à témoin de la vérité de mes paroles, et qui en connaîtrait la fausseté. — Il en connaîtra aussi le motif, » répondit vivement l’étranger ; « il saura que vous agissez ainsi, non par l’appât du gain, mais pour sauver la vie d’un être innocent, et empêcher que la loi ne fasse commettre un crime plus affreux que celui qu’elle cherche à punir. — Dieu, dit Jeanie, nous a donné une loi qui doit nous servir de flambeau pour nous éclairer dans notre route ; si nous nous en écartons, nous nous égarons avec connaissance de cause. Je ne dois pas faire le mal, quand même il devrait en résulter un bien… Mais vous, vous qui connaissez la vérité de tout ceci dont je n’ai d’autre garant que votre parole ; vous qui, si j’ai bien compris ce que vous me disiez il n’y a qu’un moment, lui aviez promis asile et protection pendant ses couches, pourquoi ne paraissez-vous pas pour rendre publiquement un loyal et ferme témoignage en sa faveur, puisque vous le pouvez en toute sûreté de conscience ? — À qui parlez-vous de conscience, jeune femme ? » dit-il avec un ton de violence qui renouvela toutes ses terreurs ; à moi qui depuis plusieurs années n’ai pas su ce que c’était !… Rendre témoignage en sa faveur, dites-vous ? Effectivement, ce serait un témoignage favorable que celui d’un homme qui, pour parler à une femme d’un rang comme le vôtre, est obligé de choisir un moment et un lieu semblable à celui-ci ! Quand vous verrez les chouettes et les chauve-souris déployer leurs ailes au soleil, vous pourrez vous attendre à me voir dans les assemblées des hommes… Mais, chut ! écoutez ! »

On entendit une voix qui chantait un de ces airs monotones et sauvages si communs en Écosse, et sur lesquels les habitants de ce pays chantent leurs vieilles ballades. La voix s’arrêta, puis reprit, se rapprocha et devint plus forte. L’étranger écoutait attentivement, tout en tenant le bras de Jeanie immobile d’effroi, comme pour l’empêcher d’interrompre le chant en parlant ou en faisant un mouvement. Lorsque qu’il recommença, on entendit distinctement ces paroles :

Quand le milan cruel fend l’azur des nuages,
L’alouette se cache au milieu des bocages ;
Quand les chiens battent les taillis,
Au sein des monts le daim va chercher des abris.

La personne qui chantait avait une voix forte et retentissante, qu’elle déployait dans toute son étendue, de sorte qu’on pouvait l’entendre à une distance considérable. Lorsqu’elle cessa, l’on distingua un bruit sourd et confus qui ressemblait à celui des pas et des voix de personnes encore éloignées, mais qui s’approchaient en parlant bas. La chanson recommença alors, mais sur un autre air :

Oh ! dormez-vous si fort, monsieur James, dit-elle,
Quand vous devriez être à cheval et courant ?
Vingt hommes armés d’arcs et du sabre tranchant
Accourent vous chercher jusqu’en votre tourelle.

« Je n’ose rester plus long-temps, dit l’étranger ; rentrez chez vous, ou restez jusqu’à ce qu’ils vous rejoignent, vous n’avez rien à craindre, vous ; mais ne dites pas que vous m’avez vu. Le sort de votre sœur est entre vos mains. »

En parlant ainsi, il s’éloigna d’elle d’un pas rapide mais léger, et se perdant dans les ténèbres du côté opposé à celui d’où partait le bruit, qui continuait de s’approcher, il eut bientôt disparu à ses yeux. Jeanie resta près de la butte, immobile d’effroi et incertaine si elle devait fuir rapidement vers son habitation ou attendre l’arrivée de ceux qui venaient. Elle demeura livrée à cette incertitude jusqu’à ce qu’elle vît deux ou trois individus déjà si près d’elle que la fuite aurait été aussi inutile qu’impolitique.


CHAPITRE XVI.

LA FOLLE.


Les paroles qu’elle prononce sont vagues et ne présentent qu’un sens incomplet ; il n’y a ni suite ni liaison dans ses discours, et cependant ses expressions font réfléchir ceux qui l’écoutent ; ils les retiennent, les rapprochent, et en forment un sens suivi qui s’adapte à leurs propres pensées.
Shakspeare. Hamlet.


Imitant l’Arioste dans ses digressions, je me vois dans la nécessité, pour lier les fils de mon histoire, de reprendre les aventures d’un autre de mes personnages et de les conduire au point où nous avons laissé celles de Jeanie Deans. Ce n’est peut-être pas la manière la plus ingénieuse de raconter une histoire, mais elle offre l’avantage d’épargner la peine de relever les mailles, comme le dirait une tricoteuse, si du moins l’invention du métier à bas en a laissé une seule en Angleterre : or ce genre de travail est en général celui qui coûte le plus de peine à un auteur et dont on lui sait le moins de gré.

« Je parierais bien quelque chose, dit le clerc au magistrat, que si ce coquin de Ratcliffe était sûr de sauver son cou, il pourrait nous aider à lui seul plus que dix constables et officiers de police à démêler cette affaire de Porteous. Il connaît tous les contrebandiers, tous les filous et tous les voleurs d’Édimbourg ; et, ma foi ! on pourrait l’appeler le patriarche des malfaiteurs en Écosse, car il a passé vingt-ans parmi eux sous le nom de Daddie Rat. — Une belle espèce de coquin, répondit le magistrat, pour que la ville lui accorde une place ! — J’en demande pardon à Votre Honneur, » dit le procureur fiscal, auquel les fonctions de surintendant de la police étaient confiées ; « M. Fairservice a parfaitement raison. C’est précisément un homme comme Ratcliffe qu’il faut à la ville dans mon département ; et s’il est vrai qu’il soit disposé à consacrer désormais à son service ses connaissances et son expérience, personne ne peut se rendre plus utile. Vous ne trouverez pas de saints pour se mettre à la piste des marchandises passées en fraude, ou pour découvrir les voleurs et leur bande. Et tous vos gens honnêtes à principes religieux, et même vos marchands faillis à qui vous confiez une telle charge, n’y sauraient réussir. Ils sont remplis de craintes et de scrupules, ils ne se croient pas libres de dire un mensonge, même dans les intérêts de la ville ; ils n’aiment pas à sortir à des heures indues, ou quand la nuit est obscure ou froide : ils aiment bien mieux rester chez eux. Ainsi avec la crainte de Dieu et celle de l’homme, la peur d’un rhume ou d’une volée de coups de bâton, nous avons ici une douzaine d’agents de police, tant officiers que constables, qui n’ont rien découvert, si ce n’est qu’on a fait un enfant bâtard pour le bénéfice du trésorier[73]. John Porteous qui est à présent couché dans la tombe, le pauvre diable ! valait bien mieux qu’eux tous réunis, car il n’avait ni craintes, ni scrupules, ni doutes, ni conscience, quand Votre Honneur lui commandait quelque chose. — C’était un bon serviteur de la ville, dit le bailli, quoique ce fût un homme un peu déréglé dans sa manière de vivre. Mais si vous croyez réellement que ce coquin de Ratcliffe nous aide à découvrir quelques-uns des malfaiteurs, je m’engage à lui faire accorder la vie, une récompense et un emploi. C’est une fâcheuse affaire pour la ville que ce qui vient de se passer, monsieur Sharpitlaw. Elle fera très-mauvais effet à la cour. C’est que la reine Caroline, Dieu la bénisse ! est une femme… au moins je la juge telle, et je ne crois pas que ce soit un crime de haute-trahison que d’en dire ainsi mon opinion ; et vous savez tout aussi bien que moi, quoique vous ne soyez pas marié, car enfin vous avez une gouvernante, vous savez que les femmes sont absolues et ne peuvent supporter la contradiction. Cela sonnera mal à ses oreilles quand elle apprendra tout ce qui s’est passé, et que pas un des coupables n’est encore dans la geôle d’Édimbourg. — Si vous craignez cela, monsieur, dit le procureur fiscal, il vous est aisé de faire enfermer quelques mauvais sujets comme suspects d’avoir pris part à cette affaire… Il n’en manque jamais sur ma liste ; j’aurai l’œil sur eux, et je vous assure qu’ils ne seront pas bien malades pour passer une semaine ou deux en prison… D’ailleurs, si vous pensez que ce ne soit pas bien strictement juste, vous pourrez par compensation, avoir pour eux quelque indulgence la première fois qu’ils se mettront dans le cas de mériter d’être punis… Ils ne sont pas gens à vous en faire attendre long-temps l’occasion, et vous serez bientôt quitte envers eux. — Je ne crois pas que ce moyen vous réussisse très-bien, monsieur Sharpitlaw, reprit le clerc de la ville ; ils feront les démarches légales nécessaires, et seront libres avant que vous puissiez savoir où vous en êtes. — Je parlerai au lord prévôt[74], dit le magistrat, au sujet de l’affaire de Ratcliffe. Monsieur Sharpitlaw, vous viendrez avec moi, et vous recevrez mes instructions. On peut faire quelque chose de cette histoire de Butler avec son inconnu. Je ne vois pas quelle affaire un homme peut avoir dans le Parc, et pourquoi il s’appellerait le diable, à la terreur des honnêtes gens qui ne se soucient pas d’en entendre parler autrement que le dimanche en chaire. Quant au prédicateur, je ne crois pas qu’il fût à la tête de la populace, quoiqu’il y ait eu un temps où les gens de sa profession étaient aussi empressés que leurs voisins à se mêler des troubles. — Mais ces temps-là sont loin de nous, dit M. Sharpitlaw. Du vivant de mon père, il se faisait plus de poursuites contre les ministres, réduits au silence, dans Covenant-Close, ou dans les tentes de Cedar, comme ils appelaient alors les demeures des saints, que l’on n’en dirige maintenant contre les voleurs et les vagabonds de Calton et des derrières de la Canongate. Mais, comme je l’ai dit, ce temps n’est plus, laissons-le donc de côté. Toutefois si le bailli veut me procurer l’autorisation du prévôt, j’irai moi-même parler à ce Daddie Rat, car je crois que je réussirai mieux que vous à en tirer quelque chose.

M. Sharpitlaw, étant nécessairement un homme de confiance, fut autorisé dans le cours de la journée à faire les arrangements que, dans l’état des choses, il jugerait utiles au bien de la ville. Il se rendit donc à la prison, et vit Ratcliffe en particulier.

Les positions relatives d’un officier de police et d’un voleur de profession varient successivement, suivant les circonstances. La comparaison la plus commune qui assimile le premier à un faucon qui fond sur sa proie, est souvent la moins applicable. Quelquefois l’émissaire de la justice a l’air d’un chat qui guette une souris, et pendant qu’il fait une pause avant de s’élancer sur elle, il a soin de surveiller et de calculer tous ses mouvements, de manière à ce qu’elle ne puisse lui échapper. Quelquefois, dans une attitude plus passive encore, ses regards semblent avoir, ainsi que ceux du serpent à sonnette, la faculté de fasciner sa victime, et il se contente de n’en pas détacher les yeux pendant les divers efforts qu’elle fait pour fuir, certain que la terreur et le trouble la feront tomber dans sa gueule entr’ouverte. L’entrevue de Ratcliffe et de Sharpitlaw n’avait aucun de ces caractères. Ils restèrent pendant quelques minutes en silence, assis l’un vis-à-vis de l’autre devant une petite table, et se regardant fixement avec une expression pénétrante, mêlée de ruse, d’ironie, et de quelque envie de rire : on eût dit deux chiens qui, se préparant à lutter de force, se couchent ventre à terre, et restent quelques moments dans cette posture, chacun guettant les mouvements de l’autre et attendant qu’il commence la partie.

« Ainsi, monsieur Ratcliffe, » dit l’officier de police, jugeant qu’il était de sa dignité de parler le premier… « vous renoncez aux affaires, à ce qu’il paraît ? — Oui, monsieur, répondit Ratcliffe : je ne veux plus rien faire dans ce genre, et je crois que cela épargnera quelques peines à vos gens, monsieur Sharpitlaw. — Jack Dalgleish (alors l’exécuteur des hautes œuvres de la capitale de l’Écosse) les leur aurait aussi facilement épargnées, reprit le procureur fiscal. — Sans doute, si j’attendais ici dans la geôle qu’il vînt m’arranger ma cravate… Mais ce sont là des paroles oiseuses, monsieur Sharpitlaw. — Comment ! je présume que vous vous rappellerez que vous êtes condamné à mort, monsieur Ratcliffe, reprit M. Sharpitlaw. — Certainement nous le sommes tous, comme le disait le digne ministre dans l’église de la prison le jour où Robertson s’est enfui ; mais personne ne sait quand cette sentence sera exécutée… Ma foi, il avait plus de raison qu’il ne croyait de parler ainsi, et le plaisant événement qui arriva ce matin-là a fourni un beau commentaire à son texte. — Ce Robertson, » dit Sharpitlaw en baissant la voix et d’un ton presque confidentiel, « savez-vous, Rat, c’est-à-dire pouvez-vous nous dire quelque chose sur l’endroit où l’on pourrait en savoir des nouvelles ? — Ma foi, monsieur Sharpitlaw, je vous dirai franchement que Robertson est d’un degré au-dessus de moi… c’est un vrai démon, et il a fait plus d’une espièglerie ; mais, excepté l’affaire du collecteur, dans laquelle il avait été entraîné par Wilson, et quelques querelles avec les douaniers à propos de marchandises de contrebande, il ne s’est jamais mêlé de rien qui ressemblât à notre genre d’affaires. — Bah, vraiment ! c’est singulier, en songeant à la compagnie qu’il fréquentait. — C’est un fait, sur mon honneur, » dit Ratcliffe gravement : « il ne se mêlait nullement de nos petites affaires, et c’est ce que je ne pourrais dire de Wilson. J’avais souvent travaillé avec lui. Mais ce garçon y viendra avec le temps ; croyez-moi, personne ne mène une vie semblable sans y arriver tôt ou tard. — Vous savez, je suppose, Ratcliffe, dit Sharpitlaw, quel est ce Robertson ? — Je le suppose de meilleure famille qu’il ne se soucie de le paraître. Il a été militaire, acteur, enfin je ne vous dirai pas tout ce qu’il a ou n’a pas été : tout jeune qu’il est, il n’y a guère de folies qu’il n’ait faites. — Il paraît qu’il en a fait de belles dans son temps ? — Ah ! je vous le promets, » dit Ratcliffe avec un sourire sardonique ; « et c’était surtout un diable avec les filles. — Cela me paraît probable, dit Sharpitlaw. Eh bien, Ratcliffe, je ne veux pas rester là à perdre le temps avec vous : vous savez de quelle manière on arrive à la faveur dans mon département ; il faut être utile. — Bien certainement, monsieur, et j’y ferai de mon mieux. Rien pour rien, je connais les règles de la police, dit l’ex-voleur. — Maintenant la principale affaire qui nous occupe, dit l’officier de police, c’est celle de Porteous ; si vous pouvez nous y donner un coup de main, vous obtiendrez la place de porte-clefs pour commencer, et avec le temps celle de geôlier en chef. Vous m’entendez ? — Oui, ma foi, monsieur : à bon cheval il ne faut que faire sentir la bride ; mais, au sujet de cette affaire de Porteous, Dieu vous aide ! rappelez-vous que j’avais contre moi une sentence de mort. Ah, Seigneur ! j’avais de la peine à m’empêcher de rire quand j’entendais John hurler et demander merci aux bons garçons qui le tenaient ! Ah, mon compère ! pensais-je, tu m’as plus d’une fois donné la chair de poule, c’est toi qui y es maintenant, chacun son tour. Tu vas savoir ce que c’est que d’être pendu. — Allons, allons, ce sont là des fadaises, Rat, dit le procureur, vous ne pouvez pas vous échapper par ce trou, mon garçon ; il faut en venir au point avec moi, si vous voulez obtenir des faveurs. Donnez, on vous donnera, c’est ce qui fait les bons amis, comme vous savez. — Mais comment puis-je en venir au point, comme l’appelle Votre Honneur, » dit Ratcliffe sans s’émouvoir, et avec l’air de la plus grande simplicité, « puisque vous savez que j’étais condamné à mort, et sous les verrous pendant toute cette affaire ? — Et comment pouvons-nous vous rendre la liberté, et vous employer, Daddie Rat, si vous ne faites ou ne dites quelque chose pour le mériter ? — Eh bien donc, malheur à moi ! s’écria le prisonnier ; puisqu’il faut qu’il en soit ainsi, je vous dirai que j’ai vu Geordie Robertson parmi ceux qui ont brisé les portes de la prison : j’espère que ceci me servira à quelque chose. — Voilà qui est parler, en effet, dit le procureur fiscal ; et maintenant, Rat, où croyez-vous que nous puissions le trouver ? — Le diable m’emporte si j’en sais quelque chose ! dit Ratcliffe ; il n’est pas probable qu’il soit retourné dans les lieux qu’il avait l’habitude de fréquenter, il est sans doute hors du pays au moment actuel. Il a de bons amis, lui, de manière ou d’autre ; car malgré la vie qu’il a menée, il a reçu une bonne éducation. — Il n’en ornera que mieux le gibet, dit M. Sharpitlaw. Le scélérat ! assassiner un officier de la ville pour avoir rempli son devoir ! qui après cela ne craindrait d’avoir son tour ? Mais vous dites que vous l’avez vu distinctement ? — Aussi distinctement que je vous vois. — Comment était-il habillé ? dit Sharpitlaw. — Je n’ai pas trop remarqué. Il portait sur la tête quelque chose qui ressemblait à une coiffure de femme ; mais vous n’avez jamais vu une telle confusion ; on ne pouvait avoir l’œil à tout. — Mais n’a-t-il parlé à personne ? demanda Sharpitlaw. — Ils se parlaient les uns aux autres, et tous ensemble, » dit Ratcliffe, qui paraissait ne pas se soucier de porter sa déposition plus loin qu’il n’était nécessaire.

« Cela ne prendra pas, Ratcliffe, dit le procureur ; il faut parler clair ; clair, » répéta-t-il en frappant sur la table pour donner plus de force à cette expression.

« C’est une chose bien dure, monsieur, dit le prisonnier, et s’il ne s’agissait pas de la place de porte-clefs… — Et de la survivance de celle de geôlier en chef, mon brave : geôlier en chef de la prison d’Édimbourg, c’est-à-dire en cas de bonne conduite. — Oui, oui, dit Ratcliffe, en cas de bonne conduite, voilà le diable. Et puis encore, il faut attendre la mort d’un autre. — Mais la tête de Robertson vaudra bien quelque chose, dit Sharpitlaw, quelque chose de bon et de lourd, Rat. La ville donnera une récompense. C’est une chose juste et raisonnable, et puis vous aurez la liberté de jouir honnêtement de votre gain. — Je ne sais, dit Ratcliffe, c’est commencer d’une drôle de manière la profession d’honnête homme. Mais trêve de réflexions. Eh bien donc, j’ai vu et entendu Robertson parler à Effie Deans, cette jeune fille détenue pour infanticide. — Comment diable ! avez-vous vu cela, Ratcliffe ? c’est une bonne fortune inattendue qui nous arrive. Et cet homme qui a parlé à Butler dans le Parc, et qui avait un rendez-vous avec Jeanie Deans à la butte de Muschat. Diable ! en rapprochant tout cela… Je suis sûr, comme j’existe, qu’il est le père de l’enfant de cette jeune fille. — On pourrait deviner plus mal, » dit Ratcliffe en mâchant du tabac. « J’ai entendu parler il y a quelque temps d’une liaison qu’il avait avec une jolie fille, et c’est tout ce que Wilson a pu faire que de l’empêcher de l’épouser. »

Ici entra un officier de police, et il dit à Sharpitlaw qu’ils avaient amené la femme qu’il leur avait commandé d’arrêter.

« C’est à peu près inutile maintenant, répondit-il ; cependant, George, vous pouvez la faire entrer. »

L’officier se retira, et rentra bientôt après, accompagné d’une grande et forte fille de dix-huit à vingt ans, habillée d’une manière bizarre. Elle avait une espèce de redingote de drap blanc, garnie de vieux galons, et un jupon de camelot écarlate, avec une broderie de fleurs flétries ; ses cheveux, arrangés comme ceux d’un homme, étaient couverts d’un bonnet de montagnard, surmonté d’une touffe de plumes brisées ; ses traits étaient très-prononcés ; et cependant, à quelque distance, de grands yeux noirs très-brillants et d’une expression singulière, un nez aquilin et un profil assez imposant, lui donnaient quelque apparence de beauté. Elle agita en entrant une petite cravache qu’elle portait à la main, fit une révérence aussi basse qu’aucune dame à sa présentation à la cour le jour de l’anniversaire, eut l’air de se recueillir, et commença la conversation sans attendre qu’on lui fît des questions.

« Bien le bonsoir à ce bon monsieur Sharpitlaw, et puissé-je lui en souhaiter encore long-temps ! Bonsoir, Daddie Raton : on m’avait dit que vous étiez pendu, mon homme ; est-ce que vous vous êtes échappé des mains de John Dalgleish, comme Maggie Dickson, quand la besogne n’était qu’à moitié faite ? — Taisez-vous donc, impudente, et écoutez ce que l’on va vous dire. — De tout mon cœur, Raton. Quel honneur pour la pauvre Madge, de lui faire traverser les rues avec un grand homme en habit brodé et galonné, pour lui faire parler aux prévôts, aux baillis, aux greffiers, aux procureurs, et cela en plein jour et à la vue de toute la ville ! C’est un honneur qu’on ne fait pas à tout le monde. — C’est vrai, Madge, » dit M. Sharpitlaw d’un ton caressant ; « aussi vous avez mis vos beaux habits, à ce que je vois : ce ne sont pas là ceux que vous portez tous les jours. — Le diable soit de mes doigts ! dit Madge. Eh, messieurs ! » ajouta-t-elle en voyant Butler entrer dans l’appartement, « voilà un ministre dans la geôle ! Qui osera dire maintenant que c’est un lieu de réprouvés ? Je gagerais qu’il y est pour la bonne vieille cause ; mais cette cause-là n’est pas la mienne. » Et elle se mit à chanter :

Des cavaliers ! des cavaliers !
En route, mes amis, en route ;
Tombez sur ces diables altiers
Qu’Olivier grandement redoute[75].

« Avez-vous jamais vu cette folle ? demanda Sharpitlaw à Butler. — Je n’en ai pas connaissance, monsieur, répondit Butler. — C’est ce que je pensais, » dit le procureur fiscal en jetant un regard sur Ratcliffe, qui lui répondit par un signe d’intelligence.

« Mais cette femme est pourtant Madge Wildfire, suivant le nom qu’elle se donne, dit l’homme de loi à Butler. — Certes, c’est mon nom, dit Madge, et avant l’époque où je l’ai pris j’étais plus heureuse… Ah ! (elle soupira, et une teinte de mélancolie se répandit un moment sur ses traits.) Mais je ne me rappelle pas bien ce que j’étais alors ; d’ailleurs il y a long-temps de cela, et je ne veux plus m’en inquiéter :

J’erre comme le feu follet
Dans les villes et les campagnes ;
On me rencontre en mon trajet
Dans la plaine et sur les montagnes.
J’ai le vif élan de l’éclair
Qu’un instant voit traverser l’air
Et s’éteindre en venant d’éclore ;
Je suis plus fugitive encore.

Taisez-vous, impitoyable bavarde, » dit l’officier qui avait servi d’introducteur à cette bizarre créature, et qui était un peu scandalisé de la liberté de ses manières devant un personnage aussi important que M. Sharpitlaw ; « taisez-vous, ou je vous ferai chanter pour quelque chose. — Laissez-la tranquille, George, dit Sharpitlaw, ne la mettez pas en colère, j’ai quelques questions à lui faire. Mais d’abord, monsieur Butler, regardez-la bien une seconde fois. — Oui, ministre, s’écria Madge, regardez-moi bien ; j’en vaux bien autant la peine qu’aucun de vos livres, et je puis dire ce que c’est que le catéchisme, la grâce efficace, et la justification, et l’assemblée des théologiens à Westminster ; c’est-à-dire, » ajouta-t-elle à voix basse, « que je savais tout cela autrefois… mais il y a long-temps, et on oublie, vous savez. » Ici la pauvre Madge poussa encore un profond soupir.

« Eh bien ! monsieur, » dit Sharpitlaw à Butler, « qu’en dites-vous, maintenant ? — Ce que j’en ai déjà dit, répondit Butler ; je n’ai jamais vu de ma vie cette pauvre insensée. — Ainsi, ce n’est donc pas la personne à qui les révoltés donnèrent la nuit dernière le nom de Madge Wildfire ? — Non, certainement, dit Butler : celle-ci peut avoir la même taille ; car toutes deux sont grandes ; mais, du reste, je ne vois aucune ressemblance. — Leur costume n’est pas le même non plus ? dit Sharpitlaw. — En aucune façon, répondit Butler. — Madge, ma bonne fille, » dit Sharpitlaw du ton doucereux qu’il avait déjà pris, « qu’avez-vous fait hier de vos habits de tous les jours ? — Je ne m’en souviens pas, dit Madge. — Où étiez-vous hier soir, Madge ? — Je ne me rappelle rien de ce qui s’est passé hier, répondit Madge. On a bien assez de peine à s’occuper d’un jour à la fois, et quelquefois c’est encore trop. — Mais peut-être, Madge, vous en souviendriez-vous, si je vous donnais une demi couronne ? » dit Sharpitlaw en lui en montrant une qu’il tira de sa poche.

« Cela pourrait me faire rire, mais cela ne m’en ferait pas souvenir. — Mais, Madge, continua Sharpitlaw, si je vous envoyais à la maison de correction de Leith, et si j’ordonnais à John Dalgleish de vous caresser les épaules avec son fouet ?… — Cela me ferait pleurer, » dit Madge en sanglotant ; « mais vous savez bien que cela ne pourrait pas m’en faire souvenir. — Elle n’a pas assez de sens pour qu’on puisse employer avec elle les moyens qui agissent sur les gens raisonnables, monsieur, dit Ratcliffe. Elle ne se soucie ni de l’argent, ni de John Dalgleish avec son fouet, mais je crois que je pourrai peut-être en tirer quelque chose. — Essayez donc, Ratcliffe, dit Sharpitlaw, car j’ai assez de ses extravagances ; que le diable l’emporte ! — Madge, dit Ratcliffe, avez-vous quelque amoureux maintenant ? — Si quelqu’un vous le demande, dites que vous n’en savez rien. Mais voyez donc ce vieux Daddie Raton qui me parle de mes amoureux ! — Du diable si vous en avez un, seulement ! — Ah ! je n’en ai pas ! » dit Madge en secouant la tête de l’air d’une beauté outragée ; » et Rob Remter, donc, et Will Fleeming, et Geordie Robertson ? C’est un gentilhomme, Geordie : que dites-vous de celui-là ? »

Ratcliffe sourit et cligna l’œil en regardant le procureur fiscal, puis il poursuivit l’interrogatoire à sa manière. « Mais Madge, dit-il, ces garçons-là ne vous aiment que quand vous êtes brave. Ils ne voudraient pas vous toucher avec des pincettes quand vous avez vos habits de tous les jours ! — Vous êtes un vieux menteur, reprit la belle, car le gentil Geordie Robertson a mis lui-même hier mes habits de tous les jours, tout beau qu’il est, et il a traversé la ville ainsi vêtu ; il fallait le voir ; il avait un air de grandeur, et une vraie mine de reine ! — Je n’en crois pas un mot, » dit Ratcliffe avec un autre clin d’œil au procureur : « ces haillons étaient de la couleur de la lune dans l’eau, à ce qu’il me semble, Madge ; le jupon était une espèce de bleu-de-ciel avec de l’écarlate, je vous en réponds. — Cela n’est pas vrai, » dit Madge, qui, en raison de son défaut de mémoire, laissait échapper dans l’ardeur de la contradiction tout ce qu’elle aurait voulu cacher si son jugement eût secondé ses désirs ; « il n’y avait ni écarlate, ni bleu-de-ciel, c’était bien ma vieille jupe brune, et le vieux bonnet ainsi que le manteau de ma mère, et il m’a donné une couronne pour les lui avoir prêtés, avec un baiser par-dessus le marché ; Dieu le bénisse, le joli garçon ! quoiqu’il m’ait coûté bien cher. — Et où a-t-il été reprendre ses habits ! mon cœur ? » dit Sharpitlaw du ton le plus encourageant.

« Le procureur a tout gâté, » dit sèchement Ratcliffe.

Il avait raison. Cette question, faite d’une manière aussi directe, avait réveillé dans Madge le sentiment de la réserve qu’elle devait conserver sur de tels sujets, dont Ratcliffe avait trouvé le moyen de la faire parler en n’ayant pas l’air de l’interroger.

« Que me voulez-vous, monsieur ? » répondit-elle en reprenant un air d’ignorance qui prouvait qu’à travers sa folie il y avait chez elle passablement de ruse.

« Je vous demandais, dit le procureur, à quelle heure et dans quelle lieu Robertson vous avait rapporté vos habits ? — Robertson ! Eh ! mon Dieu, quel Robertson ? — Eh bien ! celui dont vous parliez tout à l’heure, et que vous appeliez le gentil Geordie ? — Geordie Gentil ! » répondit Madge, affectant d’être étonnée, « je ne connais personne du nom de Geordie Gentil. — Allons, allons, la belle, dit Sharpitlaw, cela ne prendra pas. Il faut que vous nous disiez ce que vous avez fait de vos habits. »

Madge Wildfire ne fit pas de réponse, à moins qu’on n’en voie une dans ce fragment de chanson :

Qu’avez-vous fait de l’anneau nuptial ?
Dites-le-moi, vous, petite friponne.
— Mon jeune cœur n’en a point usé mal ;
J’en ai su faire un présent amical
Au preux soldat qui chérit ma personne.

De toutes les folles qui ont jamais chanté depuis le temps d’Hamlet le Danois, si Ophelia est la plus touchante, Madge Wildfire était assurément la plus provocante. Le procureur fiscal était furieux. « Je prendrai, dit-il, des mesures avec cette maudite échappée de Bedlam, qui lui feront retrouver sa langue. — Sous votre bon plaisir, monsieur, vous ferez mieux de laisser à son esprit le temps de se calmer un peu. Nous en avons déjà tiré quelque chose. — C’est vrai, dit Sharpitlaw ; une courte jupe brune, le vieux bonnet et le manteau de sa mère. Cela répond-il au costume de votre Madge Wildfire, monsieur Butler ? »

Butler convint que cela se rapportait.

« En effet, poursuivit le procureur, il avait d’assez bons motifs pour prendre le nom et le costume de cette insensée en se mettant à la tête d’une semblable expédition. — Et je puis maintenant ajouter… dit Ratcliffe. — Quand vous voyez que la chose s’est découverte sans vous, interrompit Sharpitlaw. — Précisément, monsieur, reprit Ratcfiffe ; je puis donc dire maintenant, puisqu’on l’a su d’autre part, que c’est sous ces mêmes habits que j’ai vu Robertson hier dans la prison à la tête de la populace. — Voilà un témoignage direct, dit Sharpitlaw ; attachez-vous à celui-là, Rat. Je vais faire un rapport favorable au prévôt sur votre compte, car j’ai de l’occupation à vous donner ce soir. Il se fait tard ; je m’en retourne chez moi prendre quelque chose, et je reviendrai dans la soirée. Gardez Madge avec vous, Rat, et tâchez de la mettre de bonne humeur. » En parlant ainsi il quitta la prison.


CHAPITRE XVII.

L’EXPÉDITION MANQUÉE.


Quelques-uns sifflaient, d’autres chantaient ; quelques-uns criaient à haute voix, au premier son du cor de lord Barnard : « Fuyez, Musgrave, fuyez. »
Ballade du petit Musgrave.


Lorsque le procureur revint à la prison, il reprit sa conférence avec Ratcliffe, de l’expérience et du secours duquel il se tenait bien assuré.

« Il faut que vous parliez à cette fille, Ratcliffe. À cette Effie Deans. Il faut la sonder un peu, car je gagerais qu’elle connaît tous les endroits que fréquente ce Robertson. Entreprenez-la, Ratcliffe, et sans délai. — Vous m’excuserez, monsieur Sharpitlaw, dit le nouveau porte-clefs ; mais c’est ce que je ne puis faire. — Ce que vous ne pouvez faire, mon camarade ! et pourquoi ? Quel diable de scrupule avez-vous maintenant ? Il me semble que nous étions convenus de nos faits. — Je ne sais, monsieur, dit Ratcliffe ; mais j’ai parlé à cette Effie ; elle est étrangère à ce lieu, à tout ce qui s’y passe, à toutes nos habitudes ; elle n’est pas des nôtres, en un mot, monsieur Sharpitlaw, et elle pleure, la pauvre fille, et se désole en songeant à ce mauvais sujet ; et si elle fournissait à son insu les moyens de le faire pendre, elle en mourrait de chagrin. — Elle n’en aurait pas le temps, mon garçon, dit Sharpitlaw, le gibet la réclamera auparavant. Il faut du temps pour faire mourir une femme de chagrin : — Cela dépend de la pâte dont elles sont faites, dit Ratcliffe. Mais, pour en venir au fait, je ne puis pas me charger de cela : c’est contre ma conscience. — Votre conscience, Rat ! » dit Sharpitlaw avec un air goguenard ; ce qui n’étonnera pas beaucoup le lecteur dans cette occasion.

« Oui, monsieur, je le répète, ma conscience, » dit Ratcliffe sans s’émouvoir ; « chacun a sa conscience d’une manière ou d’autre ; et quoique la mienne soit aussi large que celle de bien des gens, cependant il y a des choses que je ne puis y faire passer. — Eh bien, Rat, dit Sharpitlaw, puisque vous avez des scrupules, je vais parler moi-même à cette petite fille. »

En conséquence, Sharpitlaw se fit conduire dans la petite chambre obscure qu’occupait Effie. La pauvre fille était assise sur son lit et plongée dans une profonde rêverie. Quelques aliments étaient sur la table, et paraissaient d’une qualité supérieure à ceux qu’on donne ordinairement aux prisonniers ; mais elle n’y avait pas touché. Le porte-clefs, à la surveillance duquel elle était particulièrement confiée, dit qu’elle passait quelquefois vingt-quatre heures sans prendre autre chose qu’un verre d’eau.

Sharpitlaw prit un siège, et, ordonnant au porte-clefs de se retirer, il commença ainsi la conversation, en cherchant à donner à sa figure et à ses manières toute l’expression de commisération qu’elles étaient susceptibles de prendre ; ce qui n’est pas dire beaucoup, car sa physionomie annonçait l’égoïsme et la ruse, et son ton était alternativement dur, sec ou railleur :

« Comment vous portez-vous, Effie ? comment vous trouvez-vous, mon cœur ? »

Un profond soupir fut sa seule réponse.

« Est-on civil avec vous ici, Effie ? c’est mon devoir de m’en informer. — Très-civil, monsieur, » dit Effie en faisant un effort pour répondre, et sans savoir ce qu’elle disait.

« Et votre nourriture ? » continua Sharpitlaw en affectant le même intérêt ; « avez-vous ce que vous aimez ? désirez-vous quelque chose de particulier ? Votre santé me paraît bien faible. — Elle est très-bonne, monsieur, » répondit la pauvre captive d’un ton où il ne restait plus aucune trace de la vivacité et de l’enjouement du Lis de Saint-Léonard ; « elle est très-bonne, meilleure que je ne mérite. — Il faut que celui qui vous a amenée là, Effie, soit un grand scélérat, dit Sharpitlaw.

Cette remarque était dictée en partie par un sentiment naturel de compassion dont cet homme, tout accoutumé qu’il était à mettre en jeu les passions des autres et à se tenir en garde contre les siennes, n’avait pu se défendre entièrement, en partie par le désir qu’il avait de commencer la conversation de la manière la plus favorable à ses projets. Il faut avouer que, dans le cas actuel, la ruse et la sensibilité s’accordaient merveilleusement en lui ; car, se disait-il, plus ce Robertson est criminel, plus il y a de mérite à le faire tomber entre les mains de la justice. « Il faut réellement que ce soit un grand scélérat, répéta-t-il, et je voudrais bien le tenir. — Je suis plus à blâmer que lui, dit Effie ; j’ai été élevée de manière à mieux me conduire ; et lui, le pauvre malheureux… » Ici elle s’arrêta.

« A été un mauvais sujet toute sa vie, j’en suis sûr, dit Sharpitlaw. Il était étranger dans ce pays, et était le compagnon de ce misérable scélérat de Wilson, à ce que je crois, Effie ? — Plût au ciel qu’il n’eût jamais vu Wilson ! — Ce que vous dites est bien vrai, Effie, dit Sharpitlaw. Et dans quel endroit Robertson et vous aviez-vous coutume de vous rencontrer ? c’était vers le mont Calton, je crois ? »

Simple et sans méfiance, la pauvre fille, livrée au découragement et à la tristesse, avait suivi jusque là l’impulsion que M. Sharpitlaw lui avait donnée, parce qu’il avait eu l’art de faire des observations analogues aux idées qu’il supposait devoir occuper son esprit ; de sorte qu’en lui répondant elle ne faisait que penser tout haut, ce qu’on peut obtenir assez facilement, par une suite de suggestions adroites, de ceux qui sont naturellement distraits ou dont l’attention se trouve momentanément absorbée par quelque grand chagrin. Mais la dernière observation du procureur fiscal ressemblait trop à une question directe pour ne pas rompre le charme au moment même.

« Que disais-je donc ? » s’écria Effie en se relevant de l’attitude courbée qu’elle avait prise, et se hâtant d’écarter de son visage pâle, mais encore d’une beauté remarquable, les longues mèches de cheveux bruns qui l’ombrageaient. Elle jeta sur M. Sharpitlaw un regard fixe et pénétrant. « Vous êtes trop homme d’honneur, trop honnête homme, dit-elle, pour prendre avantage des paroles qui peuvent échapper à une pauvre créature qui n’est pas sûre d’avoir la tête à elle. Que le Seigneur ait pitié de moi ! — En prendre avantage ! si je le pouvais, ce serait dans votre intérêt, » dit Sharpitlaw d’un ton bénin ; « car je ne connais pas de meilleur moyen de vous servir, Effie, que de mettre la main sur ce coquin de Robertson. — Oh ! n’injuriez pas, monsieur, celui dont vous n’avez pas reçu d’injures ! Robertson ? dites-vous : je n’ai rien pu dire, je ne dirai jamais rien contre aucun individu de ce nom. — Mais si vous lui pardonnez votre malheur, Effie, vous ne devriez pas oublier dans quel chagrin il a plongé votre famille, dit l’homme de loi. — Oh ! que le ciel vienne à mon secours ! s’écria Effie ; mon pauvre père ! ma chère Jeanie !… voilà ce qu’il y a de plus dur à supporter ! Oh ! monsieur, si vous avez la moindre humanité, si vous n’êtes pas tout à fait étranger à la compassion (car tous ceux que je vois ici sont aussi durs que les pierres dont sont formées ces murailles), veuillez, je vous en supplie, leur dire de laisser entrer ma sœur Jeanie la première fois qu’elle viendra pour me voir ; car, lorsque je les entends la renvoyer, et que je ne puis même monter à cette haute fenêtre pour apercevoir le bas de sa robe, mon cœur se brise, et il me semble que je vais mourir. » En prononçant ces mots, elle le regardait d’un air si suppliant et pourtant si humble, qu’elle réussit à ébranler l’esprit inflexible du magistrat.

« Vous verrez votre sœur, dit-il, si vous voulez me dire… » puis, s’interrompant, il ajouta avec précipitation : « Non ! le diable m’emporte ! vous la verrez, soit que vous parliez ou non. »

Lorsqu’il eut rejoint Ratcliffe, il lui dit : « Vous aviez raison, Raton, il n’y a pas grand’chose à tirer de cette fille ; mais cependant j’ai deviné une chose, c’est que Robertson est le père de son enfant. D’après cela, je gagerais bien quelque chose que c’est lui qui doit se trouver cette nuit avec Jeanie à la butte de Muschat, et là il ne nous échappera pas, ou mon nom n’est pas Gédéon Sharpitlaw. — Mais, » dit Ratcliffe, qui peut-être n’était pas pressé de convenir d’un fait qui pouvait conduire à la découverte et à l’arrestation de Robertson ; mais, s’il en était ainsi, M. Butler aurait reconnu que l’homme qu’il avait vu dans le Parc était le même que celui qui, sous les habits de Madge Wildfire, était à la tête de la populace. — Cela n’est pas une raison, reprit Sharpitlaw : le costume, la lueur des torches, la confusion du moment, et peut être aussi sa figure, déguisée à l’aide d’un bouchon noirci ou de quelque autre moyen, tout cela peut avoir troublé M. Butler. Parbleu, Raton, je me rappelle vous avoir vu costumé vous-même de telle sorte que le diable auquel vous appartenez, n’aurait pas osé jurer de l’identité de votre personne. — Et, ma foi, cela est vrai, dit Ratcliffe. — En outre, » ajouta Sharpitlaw d’un air de triomphe, « n’avez-vous pas remarqué, imbécile, que le ministre a dit qu’il croyait avoir vu quelque autre part les traits de celui qui lui parlait dans le Parc, quoique sa mémoire ne lui rappelât pas où et quand il les avait vus ? — Il est clair que Votre Honneur a raison, dit Ratcliffe. — Ainsi donc, Rat, vous et moi nous irons ce soir nous-mêmes avec nos affidés pour le prendre, ou sans cela il nous échappera encore. — Je ne vois pas trop de quelle utilité je puis être à Votre Honneur, » dit Ratcliffe avec embarras.

« De quelle utilité ! vous pouvez guider la troupe, vous connaissez le terrain. D’ailleurs, je ne me soucie pas de vous perdre de vue, mon bon ami, que je n’aie mis la main sur lui. — Hé bien, monsieur ! » dit Ratcliffe, qui n’y consentait qu’à regret, « ce sera comme vous voudrez ; mais songez que c’est un gaillard déterminé. — Nous aurons avec nous, dit Sharpitlaw, de quoi le calmer si la chose est nécessaire. — Mais, monsieur, reprit Ratcliffe, je ne suis pas sûr de pouvoir vous conduire de nuit à la butte de Muschat ; je connais cet endroit comme bien d’autres, en plein jour, mais comment m’y retrouver par le clair de lune, où les pierres et les rochers sont tous de la même couleur, et se ressemblent autant qu’un charbonnier ressemble au diable ; c’est une chose dont je suis incapable. Il me serait aussi facile de saisir la lune dans l’eau. — Que signifie tout ceci, Ratcliffe ? » dit Sharpitlaw en fixant ses yeux sur celui-ci avec une expression de mauvais augure ; « avez-vous oublié que vous êtes encore sous une sentence de mort ? — Non, non, monsieur, c’est une chose qui ne s’oublie pas si aisément ; et, si ma présence est jugée si nécessaire, il n’y a pas de doute que j’accompagnerai Votre Honneur ; mais j’allais vous proposer quelqu’un qui s’entendra mieux que moi à vous conduire, et c’est Magde Wildfire elle-même. — Diable, vraiment ! me croyez-vous aussi fou qu’elle pour m’abandonner à un semblable guide dans une telle occasion ? — Votre Honneur en jugera comme il voudra ; mais j’aurais pu la tenir en respect, et la faire rester dans le bon chemin si elle eût voulu s’en écarter. Il lui arrivé souvent l’été de dormir à la belle étoile au milieu de ces montagnes, et d’y errer toute la nuit. — Hé bien, soit, Ratcliffe, dit le procureur fiscal, si vous croyez qu’elle puisse nous servir de guide ; mais prenez garde à ce que vous faites ; songez que votre vie dépend de la manière dont vous allez vous conduire. »

« C’est une des punitions de l’homme, se dit Ratcliffe, que quand une fois il a été aussi loin dans le mal que je l’ai fait, il ne peut redevenir honnête, de quelque manière qu’il s’y prenne.»

Telle était la réflexion que faisait Ratcliffe, livré un moment à lui-même, pendant que le procureur fiscal était allé se procurer un mandat légal, et donner les ordres nécessaires.

La lune en se levant vit toute la petite troupe sortir des murs de la ville, et entrer en plein champ. Arthur Seat, semblable à un lion couchant d’une grandeur gigantesque, les rochers de Salisbury, tels qu’une large ceinture de granit, étaient à peine visibles. Ils étaient sortis par le côté méridional de la Canongate, avaient gagné l’abbaye d’Holy-Rood, et de là étaient entrés dans le Parc du Roi. Ils n’étaient d’abord que quatre, Sharpitlaw et un officier de justice, bien armés de pistolets et de coutelas ; Ratcliffe, auquel on n’avait pas confié d’armes, de peur qu’il en fît un mauvais usage, et enfin Madge : mais, à la dernière barrière, lorsqu’ils entrèrent dans les bois, ils furent joints par deux autres officiers auxquels Sharpitlaw, qui désirait s’assurer d’une force suffisante pour l’exécution de son projet, et en même temps éviter d’attirer l’attention, avait donné ordre de l’attendre dans cet endroit. Ratcliffe ne vit pas ce renfort sans déplaisir, car jusque là il avait jugé probable que Robertson, qui était un jeune homme vigoureux, actif et intrépide, en faisant usage de sa force et de son agilité, trouverait moyen d’échapper à Sharpitlaw secondé d’un seul officier, sans qu’il se trouvât, lui Ratcliffe, impliqué dans cette affaire : mais le renfort d’officiers de police ne pouvait lui laisser d’espoir à cet égard, et la seule manière possible de sauver Robertson (ce que le vieux pécheur était très-disposé à faire, pourvu qu’il le pût sans compromettre sa sûreté personnelle), était de parvenir à lui donner quelque signal de leur approche. C’était probablement dans cette vue que Ratcliffe avait demandé à Sharpitlaw de prendre Madge pour guide, ayant un grand degré de confiance dans son penchant à exercer ses poumons. En effet, elle leur avait déjà donné tant d’échantillons de son bruyant caquet, que Sharpitlaw était incertain s’il ne la renverrait pas à la ville avec un de ses officiers, plutôt que de continuer à faire marcher avec lui la personne la plus mal choisie pour servir de guide dans une expédition secrète. On aurait dit aussi que le grand air, l’approche des montagnes et la présence de la lune, à laquelle on attribue une influence si funeste sur ceux dont la tête est malade, exaltait sa vivacité, et la rendaient dix fois plus bavarde et plus bruyante qu’elle ne l’avait encore été. Il paraissait impossible de trouver moyen de la réduire au silence. Elle se moquait également des ordres et des prières qu’on lui adressait à cet égard, et les menaces la rendaient furieuse et intraitable.

« N’y a-t-il ici personne de vous, dit Sharpitlaw impatienté, qui connaisse le chemin de cette infernale butte de Muschat ? n’y a-t-il que cette maudite folle, dont on ne peut arrêter la langue, qui puisse nous y conduire ? — Du diable si personne la connaît, excepté moi ! s’écria Madge ; comment en sauraient-ils quelque chose, les poltrons ? Mais moi, je suis souvent restée assise sur la butte depuis le moment où les chauve-souris commencent à paraître jusqu’au chant du coq, et j’y ai causé plus d’une fois avec Nicol Muschat et Aylie Muschat qui sont couchés dessous. — Maudite soit votre tête fêlée ! dit Sharpitlaw ; ne permettrez-vous pas seulement qu’on réponde à une de mes questions ? »

Les officiers, ayant obtenu un moment de silence pendant que Ratcliffe occupait l’attention de Madge, déclarèrent que, quoiqu’ils connussent, comme tout le monde, la butte de Muschat, aucun n’entreprendrait d’y guider la troupe à la clarté incertaine de la lune avec assez de confiance pour répondre du succès de leur expédition.

« Que ferons-nous, Ratcliffe ? dit Sharpitlaw. S’il nous voit avant que nous le voyions, et c’est ce qui ne manquera pas d’arriver, si nous allons errants de côté et d’autre sans suivre la route directe, nous pouvons dire adieu à notre entreprise ; et j’aimerais mieux qu’il m’en coûtât 100 liv. sterl. que de le voir nous échapper, tant pour l’honneur de la police que parce que le prévôt a dit qu’il fallait absolument pendre quelqu’un pour cette affaire de Porteous, quoiqu’il arrivât. — Je pense, dit Ratcliffe, qu’il faut que nous essayions encore de nous servir de Madge ; je vais tâcher de la faire tenir un peu plus tranquille ; et, dans tous les cas, quand lui-même il l’entendrait chanter ses vieux refrains, il ne peut pas deviner qu’il y a quelqu’un avec elle. — C’est vrai, dit Sharpitlaw ; et s’il la croit seule, il est probable qu’il s’approchera d’elle plutôt que de s’en éloigner. Ainsi en avant. Nous avons déjà perdu trop de temps : tâchez qu’elle ne s’écarte pas de la bonne route. — Et quelle espèce de ménage font ensemble Nicol Muschat et sa femme ? » dit Ratcliffe à la folle, comme pour entrer dans le cercle de ses idées ; « ils vivaient assez mal ensemble autrefois, si ce qu’on dit est vrai. — Ah ! oui, oui, oui, mais tout est oublié maintenant, » répliqua Madge du ton confidentiel d’une commère qui raconte l’histoire de sa voisine. « Voyez-vous, je leur ai parlé moi-même, et je leur ai dit que ce qui est fait est fait. La femme a la gorge couverte de blessures, et elle s’enveloppe tant qu’elle peut de son linceul pour la cacher, mais cela ne peut empêcher le sang de couler à travers, vous entendez bien. Je lui ai conseillé de le laver dans le puits de Saint-Antoine, et il n’y a pas d’eau meilleure pour le blanchir, si cela se peut ; car on dit que le sang ne s’en va jamais sur un drap de toile. L’essence même du diacre Sanders ne peut pas le faire partir. Je l’ai essayée moi-même sur un petit morceau de linge qui avait été taché du sang d’un jeune enfant nouveau-né, qui avait été blessé, je ne sais comment, et il ne veut pas s’en aller. Vous allez dire que c’est une chose étrange ; mais je l’apporterai ici auprès du puits de Saint-Antoine, par quelque belle nuit comme celle-ci, et j’appellerai Aylie Muschat, de sorte qu’elle et moi nous ferons une grande lessive, et nous étendrons notre linge sur l’herbe, aux rayons de la lune. La lune me fait beaucoup plus de bien que le soleil, le soleil est trop chaud ; et vous savez, mesdames, que ma tête est déjà bien assez chaude comme çà. Mais la lune, et la rosée, et le vent de la nuit, viennent rafraîchir mon front brûlant, et quelquefois il me semble que la lune brille tout exprès pour me faire plaisir quand personne ne la voit que moi. »

Elle débita ces paroles empreintes du délire de la folie avec une volubilité prodigieuse, marchant à grands pas, et entraînant avec elle Ratcliffe, qui cherchait ou du moins semblait chercher à lui faire baisser la voix.

Tout-à-coup elle s’arrêta tout court sur le haut d’un petit monticule, regarda fixement le ciel, et resta cinq minutes sans dire un seul mot. « Quel diable a-t-elle maintenant ? dit Sharpitlaw ; ne pouvez-vous la faire aller en avant ? — Il faut avoir un grain de patience avec elle, dit Ratcliffe ; elle ne fera pas un pas plus vite que cela ne lui convient. — Que le diable l’emporte ! dit Sharpitlaw ; j’aurai soin qu’elle aille faire une visite à Bedlam ou à Bridwell : l’un ou l’autre de ces endroits lui convient également, car elle est à la fois folle et méchante. »

Pendant ce temps Madge, qui avait paru fort pensive en s’arrêtant, partit tout-à-coup d’un violent éclat de rire, puis elle s’arrêta et soupira amèrement, fut saisie ensuite d’un second accès de rire, et enfin fixant de nouveau ses yeux sur la lune, elle éleva la voix et chanta :

Bonsoir, belle lune, bonsoir ;
Lune, montre-moi, je t’en prie,
Les traits, le rang et le savoir
De l’amant sur qui mon espoir
Fonde le bonheur de ma vie.

« Mais je n’ai pas besoin de demander cela à la lune, je le sais assez moi-même ; et pourtant ce n’était pas un amant fidèle ! Cependant personne ne dira que j’en aie jamais parlé. Il y a des moments où il me semble que j’aurais voulu que l’enfant eût vécu. Eh bien, que Dieu nous fasse grâce ! il y a un ciel au-dessus de nos têtes (ici elle soupira profondément), et une belle lune encore, par-dessus le marché. » Ici elle fit un nouvel éclat de rire.

« Est-ce que nous resterons là toute la nuit ? dit Sharpitlaw avec beaucoup d’impatience ; « faites-la marcher en avant, Ratcliffe. — Oui-dà, monsieur, si nous savions de quel côté la faire marcher, nous ne serions plus dans l’embarras. Allons, Madge, mon cœur, dit-il, nous n’arriverons pas à temps pour voir Nicol et sa femme, si vous ne nous montrez la route. — C’est vrai, Raton, dit-elle, dépêchons-nous ; » et le saisissant par le bras, elle se remit à marcher à si grands pas que les autres pouvaient à peine la suivre. « Et je vous dirai, Raton, que Nicol Muschat sera bien content de vous voir, car il dit qu’il sait bien qu’il n’y a pas hors de l’enfer un aussi grand coquin que vous l’êtes, et il sera ravi de causer avec vous. Qui se ressemble s’assemble, comme vous savez. C’est un proverbe qui ne ment jamais, et vous êtes tous deux une paire de favoris du diable. Il est embarrassant de dire lequel mérite le coin le plus chaud dans sa fournaise. »

Ratcliffe, involontairement entraîné par sa conscience, ne put s’empêcher de protester contre cette association. « Je n’ai jamais répandu le sang, dit-il. — Mais vous l’avez vendu, Raton ; vous l’avez vendu plus d’une fois : on tue avec la langue aussi bien qu’avec le fer :

C’est le gentil garçon boucher,
Portant double manchette bleue,
Qui le samedi vient hacher
Le bœuf qu’il a tué la veille à la banlieue. »

« Et que fais-je en ce moment ? pensa Ratcliffe, mais je n’aurai pas sur mes mains le sang de Robertson, si je puis l’éviter. « Puis parlant bas à Madge, il lui demanda si elle ne se rappelait pas quelqu’une de ses vieilles chansons.

« Plus d’une belle, répondit Madge, que je puis chanter de tout mon cœur, car une chanson gaie ranime l’esprit, et elle chanta :

Quand le milan cruel fend l’azur des nuages,
L’alouette se cache au milieu des bocages ;
Quand les chiens battent les taillis,
Au sein des monts le daim va chercher des abris. »

« Arrêtez sa maudite langue, quand vous devriez la lui couper, dit Sharpitlaw ; j’aperçois quelqu’un là-bas : tenez-vous prêts, mes enfants, et tournez la hauteur à petits pas. George Poinder, restez avec Ratcliffe et cette chienne de folle, et vous autres, venez avec moi par ici, sous l’ombre de ce rocher. »

En parlant ainsi il marcha en avant, du pas furtif d’un Indien sauvage qui conduit sa troupe dans le dessein de surprendre un parti d’une tribu ennemie. En les voyant se glisser avec tant de précaution, éviter le clair de lune, et se tenir cachés dans l’ombre autant que possible, Ratcliffe se dit en lui-même : « Robertson est perdu : ces jeunes gens sont toujours si écervelés ! Que diable pouvait-il avoir à dire à Jeanie Deans ou à toute femme au monde, pour aller s’exposer de cette manière ? Et cette maudite folle, après avoir bavardé comme une pie, et chanté comme un paon toute la nuit, la voilà qui se tait à présent que sa langue pourrait servir à quelque chose ! mais il en est toujours ainsi des femmes ; quand elles se taisent, vous pouvez juger que ce n’est pour rien de bon. Je voudrais pouvoir la remettre en train sans que cet autre limier s’en aperçût. Mais il est aussi aiguisé que l’alêne de Mac-Koatchan, qui perçait six plis de cuir et un demi-pouce de l’écusson du roi. »

Il se mit alors à fredonner, mais très-bas et avec précaution, la première stance d’une ballade favorite de Wildfire, dont les paroles offraient un rapport éloigné avec la situation de Robertson, espérant par là réveiller sa mémoire, et la mettre sur la voie pour continuer :

Des limiers de Twindal vont parcourant les bois,
Les chasseurs du gibier découvrent la retraite :
Tandis que sur le mont une jeune fillette
Répète un air à haute voix.

Madge n’eut pas plus tôt reçu le mot d’ordre qu’elle justifia la sagacité de Ratcliffe, en reprenant immédiatement la chanson.

oh ! dormez-vous si fort, monsieur James, dit-elle,
Quand vous devriez être à cheval et courant ?
Vingt hommes armés d’arcs et du sabre tranchant
Accourent vous chercher jusqu’en votre tourelle.

Quoique Ratcliffe fût à une distance assez considérable du lien appelé la butte de Muschat, cependant ses yeux, habitués comme ceux du chat à distinguer les objets dans les ténèbres, lui firent apercevoir que Robertson avait pris l’alarme. George Poinder, dont la vue était moins perçante, ou dont l’attention était moins grande, ne s’aperçut pas de sa fuite, non plus que Sharpillaw et ses compagnons, qui, quoique beaucoup plus près de la butte, furent empêchés de le voir par la nature du terrain où ils s’étaient mis en embuscade. À la fin cependant, après un intervalle de cinq ou six minutes, ils s’aperçurent aussi de la fuite de Robertson, et s’élancèrent brusquement de ce côté, tandis que Sharpitlaw s’écria de toute la force d’une voix dont les sons aigus ressemblaient au bruit d’un moulin à scie : » En chasse, mes enfants, en chasse, suivez la montagne ; je le vois sur le bord du rocher ! — Puis il donna ses ordres à l’arrière-garde de son détachement : Ratcliffe, venez ici vous emparer de cette femme ; George, courez vous poster à la barrière de l’allée du Duc ; Ratcliffe, allons, ici sur-le-champ, mais auparavant assommez-moi cette chienne enragée. — Vous ferez bien de prendre vos jambes à votre cou, Madge, dit Ratcliffe ; il n’est pas bon de se frotter à un homme en colère. »

Madge n’était pas tout-à-fait assez dépourvue de sens pour ne pas comprendre cet avis, et tandis que Ratcliffe, avec un air d’obéissance empressée, se hâtait de courir au lieu où Sharpitlaw l’attendait pour lui remettre Jeanie entre les mains, elle se mit à courir de toute sa force du côté opposé. Ainsi toute la bande se trouva dispersée et activement occupée à fuir ou à poursuivre, excepté Ratcliffe et Jeanie, que le premier tenait fortement par son manteau, quoiqu’elle ne fît aucun effort pour s’échapper, et qui restaient tous deux arrêtés sur la butte de Muschat.


CHAPITRE XVIII.

LE MAGISTRAT ET LE PÈRE.


Vous avez rempli vos devoirs envers le ciel, et vous avez payé au prisonnier la dette de votre profession.
Shakspeare. Mesure pour mesure.


Jeanie Deans, car ici notre histoire devait se réunir à cette partie de la narration que nous avions interrompue à la fin du quinzième chapitre ; Jeanie Deans donc, attendant avec surprise et terreur l’approche de plusieurs hommes qui s’avançaient rapidement vers elle, avait été plus étonnée encore de les voir se disperser brusquement de divers côtés à la poursuite de l’individu qui venait de lui causer tant d’effroi et qui maintenant, sans qu’elle pût se l’expliquer par une cause raisonnable, était devenu en quelque sorte l’objet de son intérêt. Un de ces hommes, c’était Sharpitlaw lui-même, vint droit à elle en lui disant : « Votre nom est Jeanie Deans et vous êtes ma prisonnière. » Il ajouta pourtant aussitôt. « Si vous voulez me dire de quel côté il s’est enfui, je vous remettrai en liberté. — Je ne sais pas, monsieur, » fut tout ce que la pauvre fille put lui répondre, et c’était vrai ; mais c’est aussi la phrase la plus prompte et la plus facile qui se présente aux personnes obligées de répondre à une question embarrassante.

« Mais, dit Sharpitlaw, vous savez bien à qui vous parliez tout-à-l’heure, ma princesse, sur le revers de la montagne et à l’heure de minuit : vous le savez certainement, ma belle. — Je ne sais pas, monsieur, » répondit encore Jeanie que l’effroi empêchait réellement de comprendre les questions qui lui étaient faites dans ce premier moment de surprise.

« Nous tâcherons de vous rendre la mémoire, » dit Sharpitlaw, qui se mit ensuite, comme nous l’avons déjà rapporté, à crier à Ratcliffe de venir prendre la garde de Jeanie, tandis que lui-même dirigerait la chasse qu’on allait donner à Robertson, et dont il espérait encore un heureux succès. Lorsque Ratcliffe approcha, Sharpitlaw lui remit brusquement la jeune fille entre les mains, et s’occupant de l’objet qui lui paraissait le plus important, il commença à gravir les rochers et à escalader les hauteurs les plus escarpées avec une agilité dont la gravité ordinaire de sa profession et de ses manières l’aurait fait juger incapable ; au bout de quelques minutes on n’apercevait plus personne ; seulement de temps en temps on entendait la voix éloignée des poursuivants dont le son affaibli, parvenu jusqu’à ce côté de la montagne, indiquait qu’ils n’étaient pas tout-à-fait éloignés. Jeanie Deans était donc seule au milieu de la nuit qu’éclairaient les rayons de la lune, livrée à la garde d’une personne qu’elle ne connaissait pas et qui malheureusement (comme le lecteur le sait bien ; en se faisant connaître ne pouvait qu’augmenter sa terreur.

Quand on n’entendit plus aucun bruit, Ratcliffe lui adressa pour la première fois la parole, avec ce ton d’insouciance et d’ironie familier à ces êtres corrompus qui sont entraînés au crime par habitude plutôt que par leurs passions : « Voilà une belle nuit, » dit-il en essayant de poser son bras sur l’épaule de Jeanie ; — voilà une belle nuit pour la passer sur la montagne avec votre amoureux. » Jeanie se dégagea de son bras, mais ne fit pas de réponse. « Je ne suis pas homme à croire, ajouta-t-il, que les garçons et les filles se donnent des rendez-vous à cette heure à la butte de Muschat pour casser des noisettes. » En parlant ainsi, il chercha encore une fois à passer son bras autour d’elle.

« Si vous êtes un officier de justice, dit Jeanie en trompant encore une fois son intention, « vous méritez qu’on vous dépouille publiquement de votre habit et de vos fonctions. — C’est possible, mon cœur, dit-il en réussissant à s’emparer d’elle, » mais si je commençais d’abord par vous dépouiller de votre manteau ? — Si vous appartenez à l’humanité, monsieur, dit Jeanie, ayez pitié de moi ! pour l’amour du ciel, épargnez une pauvre créature qui a à peine l’usage de sa raison. — Allons, allons, dit Ratcliffe, vous êtes une jolie fille, et il ne faut pas faire la méchante. J’avais résolu d’être honnête homme désormais, mais voilà le diable qui jette aujourd’hui dans mon chemin un procureur et puis une femme ! Mais écoutez-moi, Jeanie : ils sont maintenant de l’autre côté de la montagne ; si vous voulez vous laisser guider par moi, je vous mènerai dans un lieu de plaisance, chez une vieille femme que je connais, où vous serez à l’abri de tous les procureurs d’Écosse, et nous enverrons dire à Robertson de venir nous trouver en Yorkshire où il y a dans l’intérieur des terres une bande de braves gens avec lesquels j’ai déjà travaillé autrefois, et nous laisserons ici monsieur Sharpitlaw siffler la linotte. »

Il fut heureux pour Jeanie, dans une circonstance semblable, d’être douée d’assez de présence d’esprit et de courage pour se trouver capable de réflexion, lorsque le premier moment de surprise fut passé. Elle vit le danger qu’elle courait entre les mains de ce brigand, qui joignait alors un degré d’abrutissement de plus à sa perversité ordinaire, ayant cherché par la quantité de liqueur forte qu’il avait bue à s’étourdir sur la répugnance intérieure que lui inspirait l’affaire où Sharpitlaw avait résolu de l’employer.

« Ne parlez pas si haut, dit-elle à voix basse, il y a quelqu’un là-bas. — Qui ? Robertson ? » demanda Ratcliffe avec empressement.

« Oui, tout là-bas, » dit Jeanie en montrant les ruines de l’ermitage et de la chapelle.

« Par le ciel, dit Ratcliffe, il faut que je m’assure de lui, d’une manière ou de l’autre ; attendez-moi là. »

Mais à peine fut-il parti de toute sa vitesse pour aller gagner les ruines, que Jeanie se mit à courir du côté opposé, montant et descendant les montagnes, et ayant soin de prendre le plus court chemin pour arrivera Saint-Léonard. L’exercice auquel elle avait été habituée en faisant paître ses bestiaux lui avait donné de la force et de la souplesse dans les jambes ; mais jamais elle n’avait couru après Dusterfoot, lorsque ses vaches entraient dans un champ de blé, avec une agilité comparable à celle avec laquelle elle franchit la distance qui séparait la butte de Muschat de la chaumière de son père à Saint-Léonard. Ouvrir le loquet, entrer fermer la porte à double tour et au verrou, pousser contre elle, pour plus de précaution, un meuble dont la pesanteur dans tout autre moment eût été au-dessus de ses forces, tout cela fut l’affaire d’un moment, et se passa avec autant de silence que de promptitude.

Sa première pensée fut ensuite pour son père, et elle s’approcha doucement de la porte de sa chambre, pour chercher à s’assurer qu’il n’avait pas été troublé par son retour ; il était éveillé et probablement avait peu dormi ; mais la présence constante de ses chagrins, la distance qu’il y avait entre sa chambre et la porte extérieure de la maison, ainsi que les précautions que Jeanie avait prises pour lui cacher son départ et son retour, l’avaient empêché de s’en apercevoir. Il était en prières, et Jeanie put lui entendre prononcer distinctement ces mots : « Et quant à l’autre enfant que tu m’as donné pour être la consolation et l’appui de ma vieillesse, puissent ses jours se prolonger sur la terre suivant la promesse que tu as faite à ceux qui honoreront leur père et leur mère ! Puissent tes bénédictions se multiplier sur elle ! Veille sur elle dans l’ombre de la nuit, de même qu’au lever du jour, afin de montrer à toute la terre que tu ne t’es pas détourné de ceux qui t’ont cherché dans la droiture et dans la vérité. » Ici il se tut, continuant sans doute intérieurement sa prière avec toute la ferveur de la dévotion mentale.

Sa fille se retira dans sa chambre, fortifiée par la pensée que, tandis qu’elle s’exposait au danger, les prières du juste avaient appelé sur sa tête les bénédictions divines pour lui servir d’égide, et pénétrée de la confiance que, tant qu’elle se montrerait digne de la protection du ciel, il lui prêterait son appui. Ce fut alors qu’une idée vague se présenta pour la première fois à son esprit, qu’elle pourrait peut-être tenter quelque chose pour le salut de sa sœur, assurée comme elle l’était maintenant de son innocence du meurtre dénaturé dont elle était accusée. Elle raconta dans la suite que cette pensée lui était apparue comme le rayon de soleil qui vient luire sur une mer orageuse, et que, quoiqu’elle se fût aussitôt évanouie, elle lui laissa un degré de calme qu’elle n’avait pas éprouvé depuis long-temps. Depuis ce moment, elle s’était sentie intérieurement persuadée qu’elle serait appelée un jour, par un moyen quelconque, à sauver la vie à sa sœur. Elle se coucha, mais non avant d’avoir accompli ses dévotions ordinaires avec un redoublement de ferveur en songeant à sa délivrance récente, et en dépit de tant d’agitation, elle s’endormit profondément.

Nous retournerons maintenant à Ratcliffe, qui s’était élancé comme un lévrier excité par les cris des chasseurs, aussitôt que Jeanie lui avait désigné les ruines. Il est difficile d’assurer positivement si son projet était de favoriser la fuite de Robertson ou de se joindre, pour l’arrêter, à ceux qui le poursuivaient ; peut-être n’en était-il pas bien sûr lui-même, et avait-il résolu de se laisser guider par les circonstances. Au surplus, il n’eut l’occasion de faire ni l’un ni l’autre ; car à peine avait-il gravi la montée rapide de la chapelle et en traversait-il les arceaux ruinés, qu’il se sentit mettre un pistolet sur la gorge, et s’entendit sommer par une voix aigre et dure de se rendre au nom du roi. « Monsieur Sharpitlaw, dit Ratcliffe surpris, est-ce Votre Honneur ? — Et n’est-ce que vous ? » dit le procureur encore plus désagréablement surpris. « Que le diable vous emporte ! Qui vous a fait quitter cette femme ? — Elle m’a dit qu’elle avait vu Robertson entrer dans les ruines ; c’est ce qui fait que je m’étais empressé d’y courir pour attraper le fugitif. — Tout est fini maintenant, dit Sharpitlaw, nous ne le reverrons plus de la nuit ; mais s’il reste sur le territoire d’Écosse, il faudra qu’il se cache dans le trou d’une taupe, pour que je ne le trouve pas. Appelez nos gens, Ratcliffe. »

Ratcliffe se mit à appeler à grands cris les officiers dispersés, qui s’empressèrent de se rendre à ce signal. Il n’y en avait pas un seul d’entre eux, probablement, qui désirât beaucoup se rencontrer corps à corps, et séparé de ses camarades, avec un gaillard aussi vif et aussi déterminé que Robertson.

« Où sont les deux femmes ? dit Sharpitlaw. — Ma foi, je suppose qu’elles ont eu recours à leurs jambes, » répondit Ratcliffe en fredonnant le refrain d’une vieille chanson :

Et puis la fiancée a joué quelque tour,
Car elle a pris la fuite et déserté la tour.

« Il suffit d’une femme, » dit Sharpitlaw (car, ainsi que tous les gens corrompus, c’était un grand calomniateur du beau sexe[76]) ; « il suffit d’une femme pour faire avorter le plus adroit complot qui se puisse jamais combiner. Comment ai-je été assez sot pour croire que je pourrais réussir dans une entreprise où il s’en trouvait deux ! Mais nous saurons où les retrouver si nous en avons besoin : c’est toujours quelque chose. »

Aussi sombre et aussi déconcerté qu’un général qui vient d’être battu, il rallia sa troupe dispersée, la ramena à la ville, et la congédia jusqu’au lendemain.

Le lendemain matin de bonne heure, il fut obligé d’aller faire son rapport au magistrat qui siégeait ce jour-là. Celui qui était alors de fonctions (car les baillis, ou ce que les Anglais appellent aldermen, les remplissent chacun à leur tour) était le même qui avait interrogé Butler. C’était un homme très-respecté de ses concitoyens ; il se distinguait par quelque originalité dans le caractère, et n’avait pas reçu une éducation très-soignée ; mais il avait de la pénétration, de la persévérance et de la droiture, possédait une fortune indépendante qu’il avait acquise par une honnête industrie ; enfin il réunissait toutes les qualités propres à soutenir convenablement la dignité de la charge qu’il remplissait.

M. Middleburg venait de prendre place, et discutait avec un de ses confrères, et d’une manière très-animée, les diverses chances d’une partie de paume qu’ils avaient jouée la veille, quand une lettre lui fut remise. Elle était ainsi adressée : Pour être remise, le plus tôt possible, au bailli Middleburg. Elle contenait ces mots :

« Monsieur,

« Je sais que vous êtes un magistrat sensé et prudent, et que vous ne vous refuseriez pas à servir Dieu, fut-ce par l’ordre du diable lui-même. C’est pourquoi j’ai la confiance que, malgré la signature de cette lettre, qui fournit la preuve de ma participation à une action que, dans un temps et un lieu convenables, je ne craindrais ni d’avouer ni de justifier, vous ne rejetterez pas le témoignage que je vous offre en ce moment. Le ministre Butler est complètement innocent : c’est involontairement qu’il est devenu témoin d’une entreprise qu’il n’a pas eu assez d’énergie pour approuver, et dont il a cherché à nous détourner par les plus belles phrases. Mais ce n’est pas seulement de lui que je veux parler ici : il y a dans votre prison une femme qui se trouve sous le coup d’une loi si cruelle, que depuis vingt ans elle n’a pas été appliquée, et maintenant on veut la remettre en vigueur pour répandre le sang de la créature la plus innocente et la plus belle qu’aient jamais renfermée les murs d’une prison. Sa sœur connaît son innocence, car elle lui a avoué qu’elle avait été séduite par un misérable. Oh ! puisse le Dieu tout-puissant

« Armer d’un fouet vengeur la main de l’homme juste,
Pour punir en ce monde un être si pervers. »


Je m’égare… Mais, pour en revenir à Jeanie Deans, cette fille est une austère puritaine, superstitieuse et scrupuleuse comme tous ceux de sa secte. Je prie donc Votre Honneur (puisque l’usage exige que je parle de la sorte) de lui faire comprendre que la vie de sa sœur dépend de son témoignage ; et persistât-elle même dans le silence, gardez-vous de croire que la jeune fille est coupable ; gardez-vous surtout de permettre son exécution. Rappelez-vous que la mort de Wilson fut vengée d’une manière terrible. Songez qu’il existe encore des individus qui pourraient vous forcer à boire le calice de cette coupe empoisonnée. Encore une fois, souvenez-vous de Porteous, et croyez que vous recevez un bon conseil d’un de ses meurtriers. »

Le magistrat relut deux ou trois fois cette lettre extraordinaire. D’abord, il avait été tenté de la jeter de côté comme la production d’un fou ; car une phrase de comédie (c’était ainsi qu’il appelait la citation poétique) ne lui semblait pas pouvoir trouver place dans la correspondance d’un être raisonnable. En la relisant, cependant, elle lui parut, au milieu de son incohérence, présenter le caractère véritable de la passion, quoique exprimé d’une manière bizarre et peu commune.

Il faut convenir que c’est une loi sévère, dit le magistrat à son clerc, et je voudrais que la pauvre fille pût y échapper. L’enfant peut être né et avoir été enlevé pendant que sa mère était sans connaissance, où il peut avoir péri faute des secours que cette pauvre créature, en proie à l’épouvante et abandonnée à elle-même, défaillante, au désespoir, se sera trouvée incapable de lui procurer ; et cependant il est certain que si une femme est trouvée coupable d’après cette loi, l’exécution doit s’en suivre. Ce crime n’a été que trop commun : les exemples sont nécessaires. — Mais si cette autre fille, dit le clerc, peut déclarer que sa sœur lui a fait confidence de sa situation, elle ne peut plus être jugée d’après cette loi. — C’est très-vrai, dit le bailli, et j’irai moi-même quelque jour à Saint-Léonard pour examiner cette fille. Je connais un peu le père Deans : c’est un vieux caméronien inflexible, qui verrait plutôt la ruine de sa maison et de sa famille que de consentir à dégrader son témoignage par une complaisance coupable pour les erreurs du siècle, et il est probable qu’il mettra de ce nombre le serment qu’il faut prêter devant un magistrat. Si ces religionnaires continuent à se maintenir dans cette obstination, on sera obligé de passer un acte qui autorisera à se contenter de leur affirmation, comme de celle des quakers. Cependant je ne pense pas qu’un père et une sœur puissent écouter de semblables scrupules dans une telle occasion. J’irai donc, comme je l’ai dit, leur parler moi-même quand nous serons un peu débarrassés de cette affaire de Porteous. Leur orgueil et leur esprit de contradiction se trouveront moins irrités de cette manière que s’ils étaient amenés tout d’un coup devant une cour de justice. — Et je suppose que Butler doit rester renfermé ? dit le clerc. — Pour le présent, certainement dit le magistrat, — mais j’espère bientôt le remettre en liberté sous caution. — Vous fiez-vous au témoignage de cette lettre extravagante ? demanda le clerc. — Pas tout à fait, dit le bailli, et cependant elle contient quelque chose qui me frappe : on dirait que cette lettre a été écrite par un homme qui avait la tête troublée par une violente passion ou par le remords d’un grand crime. — Oui, dit le clerc, elle ne ressemble pas mal à la lettre d’un comédien ambulant qui mérite d’être pendu avec le reste de sa troupe, comme Votre Honneur l’a observé avec raison. — Je ne suis pas tout à fait aussi sanguinaire, dit le magistrat ; mais revenons-en au point d’où nous sommes partis. Butler jouit d’une excellente réputation, et j’ai appris, par quelques enquêtes que j’ai faites ce matin, qu’il n’est réellement revenu en ville qu’avant-hier, de manière qu’il est impossible qu’il ait été initié dans le complot de cette malheureuse sédition, et il n’est pas probable qu’il s’y soit joint aussi soudainement. — On ne peut pas répondre de cela : leur zèle s’allume quelquefois tout d’un coup à la moindre étincelle, aussi promptement que la poudre. J’ai connu un ministre qui vivait en bon voisin avec tous ses paroissiens, et qui paraissait aussi tranquille qu’une fusée sur son bâton ; mais vous n’aviez qu’à prononcer le mot d’abjuration ou quelque chose de semblable, aussitôt il prenait feu, et s’élevait dans les airs à mille lieues du sens commun. — Je n’ai pas de raison de croire, dit le magistrat, que le zèle de ce jeune Butler soit d’une nature si inflammable ; mais je prendrai de nouvelles informations. Quelle affaire avons-nous maintenant ? »

Ils s’occupèrent alors de l’investigation minutieuse de l’affaire de Porteous et autres, dans lesquelles nous n’avons pas besoin de les suivre.

Ils furent interrompus dans cette occupation par une femme du peuple, à l’air hagard, et dont les vêtements annonçaient une extrême misère. Elle entra avec précipitation dans la salle du conseil.

« Que voulez-vous, bonne femme ? Qui êtes-vous ? dit le bailli Middleburg. — Ce que je veux » ? dit-elle d’un air d’humeur ; « je veux mon enfant, et pas autre chose de vous, tout grands que vos soyez ; » et elle continua de grommeler entre ses dents, de ce ton hargneux et mécontent qu’on trouve quelquefois dans les vieillards. « Il faut sans doute les appeler Milords et Votre Honneur ! regardez-les, ces buveurs de sang, et vous ne trouverez pas un homme respectable parmi eux. » Puis s’adressant de nouveau au magistrat : Votre Honneur me fera-t-il rendre ma pauvre folle de fille ? Son Honneur ! J’ai vu un temps où il n’y avait pas besoin de tant de façons pour lui parler, ce petit-fils d’un patron de paquebot ! — Bonne femme, » dit le magistrat à notre suppliante d’un nouveau genre, « dites-nous ce que vous voulez et ne venez pas nous troubler plus long-temps. — C’est comme si vous disiez : Aboie, chienne, et que cela finisse. Je vous dis, continua-t-elle en élevant sa voix criarde, « je vous dis que je veux mon enfant ; cela n’est-il pas du bon écossais ? — Qui êtes-vous ? qui est votre fille ? demanda le magistrat. — Ce que je suis ? Et qui serais-je, sinon Meg Murdockson ? et que voulez-vous que soit mon enfant, si ce n’est Madge Murdockson ? Vos soldats, vos constables, vos officiers, nous connaissent assez quand ils viennent nous arracher jusqu’aux haillons qui nous couvrent, et nous mener à la maison de correction de Leith pour y être régalées de pain et d’eau. — Qui est-elle donc ? » dit le magistrat à ceux qui l’entouraient.

« Pas grand’chose de bon, monsieur, » répondit un des officiers en haussant les épaules et en souriant.

« Osez-vous bien parler ainsi ! » s’écria la vieille furie, dont l’œil étincelait d’une rage impuissante. « Si je vous tenais partout ailleurs, je vous imprimerais mes dix ongles sur la face, rien que pour ce mot-là. » Elle accompagna ces paroles d’un geste analogue, étendant ses mains armées d’ongles qui ressemblaient aux griffes du dragon de saint-George sur une enseigne de village.

« Que nous veut-elle ? » dit le magistrat impatienté : « ne peut-elle expliquer son affaire, et s’en aller ? — Je veux mon enfant ! je demande Madge Murdockson, » répondit la vieille sorcière en élevant de toute sa force sa voix criarde et fêlée ; « n’y a-t-il pas une demi-heure que je vous le dis ? et, si vous êtes sourds, à quoi bon rester là et tenir les gens devant vous à s’égosiller pour rien ? — Elle demande sa fille, monsieur, » dit le même officier qui venait déjà de s’attirer sa colère ; « sa fille qui a été arrêtée hier soir, Madge Wildfire, comme on l’appelle. — Madge Hellfire[77] ! s’écria la vieille ; et d’où vient qu’un drôle de votre espèce se permet d’appeler l’enfant d’une honnête femme autrement que par son nom ? — L’enfant d’une honnête femme, Maggie ! » répondit l’officier de paix en souriant et secouant la tête pendant qu’il prononçait cet adjectif avec une emphase ironique faite pour exaspérer la vieille jusqu’à la frénésie.

« Si je ne suis pas une honnête femme maintenant, je l’ai été, répliqua-t-elle, et c’est plus que vous n’en pouvez dire, vous qui êtes né voleur et n’avez jamais su distinguer le bien des autres du vôtre, depuis que vous êtes au monde. Vous n’aviez pas cinq ans lorsque vous avez pris douze sous d’Écosse dans la poche de votre mère pendant qu’elle prenait congé de son mari au pied de la potence. — Voilà pour vous, George, » dirent ceux qui étaient présents, au milieu desquels s’éleva un rire général, car cette saillie était d’un genre à être goûtée de ceux qui l’entendaient. Ces applaudissements unanimes adoucirent un peu la fureur de la vieille sorcière, qui fit une grimace ressemblant à un sourire, et rit même tout à fait, mais de ce rire qui n’exprime que l’amertume du mépris. Elle daigna cependant, apaisée sans doute par le succès de son sarcasme, expliquer plus clairement son affaire, après que le magistrat, ayant ordonné le silence, lui eut recommandé de parler ou de se retirer.

« Son enfant était son enfant, disait-elle, et elle venait la tirer de peine, et empêcher ce qui pouvait lui arriver. Si elle n’avait pas la tête aussi saine que bien d’autres, c’est que bien d’autres n’avaient pas souffert autant qu’elle ; mais ce n’était pas une raison pour qu’on l’enfermât entre les quatre murs d’une prison. Elle pouvait prouver, par plus de cinquante témoins, que sa fille n’avait jamais vu John Porteous, mort ou vivant, depuis qu’il lui avait donné un coup de canne, le brutal qu’il était, pour avoir jeté un chat mort sur la perruque du prévôt le jour de la naissance de l’électeur de Hanovre. »

Malgré l’aspect repoussant de cette femme et la rudesse de ses manières, le magistrat sentit que ce qu’elle disait était juste, et qu’elle pouvait, dans sa condition, avoir autant de tendresse pour son enfant qu’une mère plus riche et plus estimable pour le sien. Il se mit donc à examiner les circonstances qui avaient donné lieu à l’arrestation de Madge Murdockson ou Wildfire ; et comme il était évident qu’elle n’avait pris aucune part à la sédition, il ordonna qu’elle fût rendue à sa mère. Se contentant de la mettre sous la surveillance de la police. Pendant qu’on était allé chercher Madge dans la prison, le magistrat essaya de découvrir si la mère savait que sa fille eût prêté ses habits à Robertson. Mais il lui fut impossible d’en rien tirer sur ce point. Elle déclara qu’elle n’avait pas vu Robertson depuis le jour mémorable où il s’était échappé pendant le service divin, et que si sa fille lui avait prêté ses habits, ce ne pouvait être que pendant qu’elle était à Duddungstone, petit village à deux milles d’Édimbourg, où elle pouvait prouver qu’elle avait passé la nuit de l’événement. À l’appui de ce fait, un des officiers de la ville déclara qu’ayant été faire des perquisitions à Duddungstone, dans la chaumière d’une blanchisseuse, pour du linge volé, il y avait rencontré Maggie Murdockson, dont la présence avait achevé de lui rendre cette maison suspecte, ne la regardant pas comme une fille de très-bonne réputation.

« Je vous le disais bien, dit la vieille : ce que c’est d’avoir une réputation, bonne ou mauvaise ! Eh bien, après tout, il est possible que je vous dise, au sujet de Porteous, quelque chose que tous vos membres du conseil n’ont encore pu trouver, malgré tout l’embarras qu’ils ont fait. »

Tous les regards se tournèrent alors vers elle, toutes les oreilles s’ouvrirent. « Parlez, dit le magistrat. — Ce sera dans votre intérêt, » lui dit le clerc de la ville d’un ton encourageant.

Elle continua à garder un silence opiniâtre pendant deux ou trois minutes, jetant autour d’elle des regards où se peignait la joie maligne que lui causait l’incertitude où elle les tenait tous ; se décidant enfin : « Tout ce que je sais, dit-elle, c’est qu’il n’était ni gentilhomme, ni officier, mais un brigand et un gueux comme la plupart d’entre vous. Eh bien ! que me donnerez-vous pour cette nouvelle maintenant ? Prévôt ou bailli aurait pu rester long-temps au service de la bonne ville avant d’en avoir découvert autant, mes enfants. »

Madge entra en ce moment, et sa première exclamation fut : « Eh, mon Dieu ! ne voilà-t-il pas notre vieille diablesse de mère ! Ma foi, messieurs, il faut convenir que nous sommes une belle famille, nous voilà déjà deux réunies ici ; et cependant nous avons vu de meilleurs jours, n’est-ce pas, ma mère ? »

Les yeux de la vieille Maggie avaient exprimé quelque chose qui ressemblait au plaisir en voyant sa fille mise en liberté ; mais, soit que sa tendresse maternelle, comme celle de la tigresse, ne pût se témoigner sans qu’il s’y mêlât de la férocité, soit que les paroles de Madge eussent réveillé en elle des idées qui avaient irrité de nouveau son caractère acariâtre et farouche, elle poussa rudement sa fille du côté de la porte, en s’écriant : « Oui, oui, tu vas voir ce qui l’attend maintenant ; tu n’es qu’un cerveau timbré, une maudite échappée de Bedlam, et tu n’auras que du pain et de l’eau pendant quinze jours pour tout le mal que tu m’as donné : c’est encore trop bon pour toi, grande paresseuse. »

Madge, poussée vers la porte, échappa à sa mère, et revint en courant auprès de la table, où elle fit au juge une profonde révérence avec des gestes bizarres, et lui dit en éclatant de rire : « Notre mère est de mauvaise humeur, monsieur, suivant sa coutume ; elle a eu quelque querelle avec son vieux mari ; et c’est Satan, comme vous savez, messieurs. » Cette explication fut faite d’un ton de confidence, et les auditeurs (telle était encore la crédulité de cette génération) ne l’entendirent pas sans un frisson involontaire. « Son mari et elle ne s’accordent pas toujours bien, et c’est moi qui dois payer les violons : heureusement que j’ai bon dos, après tout. Mais si elle ne sait pas vivre, ce n’est pas une raison pour que ceux qui ont plus de jugement qu’elle ne le sachent pas, eux. » Ici elle fit de nouveau une profonde révérence, tandis que sa mère l’appelait d’une voix rauque :

« Madge, attends ; si je vais te chercher !… — L’entendez-vous ? dit Madge ; mais cela ne m’empêchera pas de m’échapper pendant la nuit, pour aller danser au clair de la lune, quand son mari et elle traverseront les airs sur un manche à balai pour aller voir Jean Jap, qu’on a mis dans la prison de Kirkaldy. Ah ! ah ! ils feront un joli voyage, quand ils auront sous les pieds Inch Keith et les montagnes, et la mer avec toutes ses belles vagues qui viennent battre le pied des rochers à la lueur argentée de la lune. Me voilà, ma mère, me voilà, » dit-elle en entendant une dispute s’élever à la porte, entre la vieille et les officiers de police qui voulaient l’empêcher de rentrer. Madge, élevant alors le bras en l’air et l’agitant d’une manière bizarre, chanta de toute la force de ses poumons :

Je la vois là-haut dans les airs,
À cheval sur ma jument grise ;
Je la vois là-haut dans les airs ;


et elle s’élança de la salle en sautillant à la manière dont les sorcières de Macbeth quittaient autrefois la scène.

Quelques semaines s’écoulèrent avant que M. Middleburgh pût exécuter le projet bienveillant qu’il avait formé de se rendre lui-même à Saint-Léonard pour découvrir s’il serait possible d’y obtenir le témoignage dont il était question dans la lettre anonyme.

Pendant ce temps, les perquisitions qu’on ne cessait de faire pour découvrir les meurtriers de Porteous avaient occupé l’attention et le temps de tous ceux qui étaient employés dans l’administration de la justice. Dans le cours de ces recherches, il se présenta deux circonstances en rapport direct avec notre histoire. Butler, après que sa conduite eut été encore examinée, fut déclaré innocent de toute participation à la mort de Porteous ; mais, comme il s’était trouvé présent à cette affaire, on l’obligea de donner caution qu’il ne quitterait pas sa résidence ordinaire de Libberton, afin de pouvoir paraître comme témoin lorsque sa présence serait jugée nécessaire. L’autre circonstance fut la disparition de Madge Wildfire et de sa mère. On ne les trouva pas lorsqu’on alla les chercher pour leur faire subir d’autres interrogatoires, et M. Sharpitlaw découvrit qu’elles avaient trompé la surveillance de la police et quitté la ville le jour même où elles avaient paru dans la salle du conseil. On ne put réussir à trouver le lieu de leur retraite.

Cependant l’extrême indignation du conseil de régence, en apprenant l’outrage fait à son autorité par le meurtre de Porteous, lui avait dicté des mesures qui prouvaient qu’il avait plus consulté son désir de se venger des coupables que le caractère du peuple, et surtout celui des ministres du culte. On fit passer au parlement un acte promettant une récompense de 200 livres sterling à celui qui dénoncerait toute personne soupçonnée d’avoir pris part à cette affaire, et par une loi sévère, et dont on n’avait vu que peu d’exemples, la peine de mort fut prononcée contre quiconque donnerait asile aux coupables. Mais ce qui irrita surtout les esprits, ce fut une clause qui ordonnait que cet acte serait lu dans les églises par le ministre officiant, le premier dimanche de chaque mois, avant de commencer le sermon, pendant un temps désigné. Les ministres qui refuseraient de se soumettre à cette injonction devaient être déclarés inhabiles à siéger ou à voter dans aucune assemblée ecclésiastique, et en cas de récidive, incapables d’occuper aucune place dans l’Église d’Écosse.

Cette dernière mesure réunissait dans une même cause ceux qui se réjouissaient publiquement de la mort de Porteous, quoiqu’ils n’osassent pas justifier ouvertement la manière dont elle avait eu lieu, et les plus scrupuleux presbytériens, qui regardaient comme une espèce d’empiétement sur le jus divinum (droit divin), l’intervention du gouvernement civil et législatif dans les affaires du culte ; puisque l’assemblée générale seule, comme représentant le chef invisible de l’Église, devait posséder le privilège exclusif de régler tout ce qui appartenait à ces sortes d’affaires. Beaucoup de gens aussi, dont les principes politiques et religieux étaient différents, et qui par conséquent étaient fort peu touchés de ces considérations, crurent voir dans un acte aussi violent du parlement un esprit de vengeance peu convenable au corps législatif d’une grande nation, et une espèce de tentative de fouler aux pieds les droits et l’indépendance de l’Écosse. L’abolition de la charte et des privilèges de la ville d’Édimbourg, en punition d’une action commise dans l’enceinte de ses murs par une populace furieuse et effrénée, fut généralement regardée par un grand nombre de personnes comme un prétexte qu’on s’était empressé de saisir pour humilier cette ancienne capital de l’Écosse. Enfin, ces procédés irréfléchis et violents excitèrent un mécontentement universel, et beaucoup de ressentiments particuliers.

Au milieu de la chaleur de ces dissensions, on s’occupa enfin du jugement d’Effie Deans, qui était déjà depuis plusieurs semaines en prison, et M. Middleburgh résolut d’aller visiter la famille pour s’assurer de son témoignage. Il choisit donc un beau jour pour diriger sa promenade du côté de Saint-Léonard.

Cette excursion dans la campagne devait sembler assez lointaine à un bon bourgeois de ce temps-là, quoique maintenant il y en ait beaucoup qui habitent des maisons dans les faubourgs de la ville, qui s’étendent bien au-delà du lieu dont il est ici question. Une promenade de trois quarts d’heure cependant, faite avec toute la lenteur convenable à un magistrat, amena notre digne bailli aux rochers de Saint-Léonard, devant l’humble demeure de Davie Deans.

Le vieillard était assis sur un banc de gazon placé à l’extrémité de sa chaumière, et s’occupait à raccommoder de ses propres mains un harnais de charrette : car dans ce temps les ouvrages qui demandaient le plus de soin et d’adresse regardaient le chef de la famille lui-même, même lorsqu’il jouissait d’une certaine aisance. Après avoir relevé la tête, à l’approche d’un étranger, il continua de s’occuper de son travail avec le même air de gravité austère. Il eût été impossible de deviner, sur ses traits et dans ses manières, le profond chagrin qui l’accablait intérieurement. M, Middleburgh attendit un moment que Deans s’aperçût de sa présence et commençât la conversation ; mais il rompit le premier le silence que continuait à garder le vieillard.

« Mon nom est Middleburgh, M. James Middleburgh, un des magistrats actuels de la ville d’Édimbourg. — Cela se peut, » répondit laconiquement le vieux Deans sans interrompre son travail.

« Vous devez savoir, continua le bailli, que le devoir d’un magistrat est souvent pénible. — Cela se peut, répondit Davie ; je ne le conteste point, » et il continua de garder un sombre silence.

« Vous ne pouvez ignorer non plus, continua le magistrat, que nos fonctions nous obligent souvent à la désagréable nécessité de faire de fâcheuses enquêtes dans les affaires des autres. — Cela peut être, reprit encore Deans ; je n’ai rien à dire là-dessus ni pour ni contre ; mais je sais qu’il y eut jadis dans la ville d’Édimbourg une magistrature composée d’hommes justes et craignant Dieu, auxquels n’était pas confié en vain le glaive de la justice, et qui étaient redoutés des malfaiteurs et honorés des gens de bien. Dans ces temps glorieux du digne et vénérable prévôt Dick[78], quand l’assemblée générale de l’Église, formée d’hommes pieux et fidèles, s’unissait aux vrais barons écossais, aux magistrats de cette ville et des autres villes d’Écosse, aux gentilshommes, aux bourgeois et au peuple, ne formant qu’un seul et même cœur, voyant des mêmes yeux, entendant des mêmes oreilles, et réunissant toutes leurs forces pour soutenir ensemble l’arche sainte ; alors on voyait les particuliers livrer leurs trésors à l’État avec autant d’indifférence que si c’eût été des pierres. Mon père a vu jeter les sacs de dollars de la croisée du prévôt Dick dans les fourgons destinés à les transporter à l’armée de Dunse-Law ; et si vous ne voulez pas en croire son témoignage, on peut vous montrer encore cette même croisée dans les Luckenbooths. Je crois que c’est un marchand de draps qui occupe aujourd’hui cette boutique, aux Chandeliers de fer, cinq portes au-dessus de l’enclos de Gossford ; mais nous n’avons plus maintenant le même esprit, nous faisons plus de cas de la moindre vache de notre étable que de la bénédiction que l’ange de la nouvelle alliance donna au patriarche, et que des obligations auxquelles nous soumettent nos devoirs nationaux ; nous donnerions volontiers une livre d’Écosse pour débarrasser nos vieux arbres et nos lits de ces insectes d’Angleterre qu’on appelle punaises, et nous ne donnerions pas un sou pour débarrasser le pays de ces nuées de sauterelles, de tous ces arminiens, sociniens et déistes, vomis par les abîmes de l’enfer, et fléau de cette génération tiède, insidieuse et corrompue. »

Comme beaucoup d’orateurs entraînés par leurs sujets favoris, Davie Deans s’était abandonné à son enthousiasme, malgré ses peines d’esprit ; et sa mémoire bien exercée lui avait fourni les comparaisons et les figures de rhétorique familières à ceux de sa secte. M. Middleburgh se contenta de lui répondre : « Tout ceci se peut très-bien, mon ami ; mais, comme vous le remarquiez vous-même tout à l’heure, je n’ai rien à dire ni pour ni contre. Vous avez deux filles, monsieur Deans ? »

Le vieillard tressaillit comme quelqu’un dont on vient de toucher la blessure ; mais se remettant aussitôt, il reprit son ouvrage, qu’il avait posé à côté de lui dans la chaleur de la déclamation, et répondit d’un ton ferme et sombre : « Je n’ai qu’une fille, monsieur, une seule fille. — Je vous entends, dit M. Middleburgh, vous n’avez qu’une fille avec vous ; mais cette malheureuse enfant qui est en prison est, à ce que je crois, votre seconde fille. »

Le sévère presbytérien leva les yeux vers le magistrat. « D’après le monde et suivant la chair, elle est ma fille ; mais depuis qu’elle est devenue l’enfant de Bélial, depuis qu’elle s’est enfoncée dans la voie d’iniquité et de perdition, elle a cessé de faire partie de ma famille. — Hélas ! monsieur Deans, » dit Middleburgh en s’asseyant à côté de lui, et cherchant à prendre sa main, que le vieillard retira avec fierté, « nous sommes tous pécheurs nous-mêmes, et les erreurs de nos enfants, qui ne doivent pas nous étonner, puisque c’est une suite de la corruption de notre nature que nous leur avons transmise, ne nous donnent pas le droit de les rejeter de notre sein. — Monsieur, » dit Deans avec impatience, « je sais cela tout aussi bien… Je veux dire, » reprit-il en cherchant à réprimer l’irritation que lui causait cette morale, car les gens qui sont le plus portés à donner des leçons aux autres, sont ordinairement le moins disposés à en recevoir ; « je veux dire que ce que vous observez peut être juste et raisonnable ; mais je n’ai pas l’habitude de parler de mes affaires particulières à un étranger. D’ailleurs, dans cette grande crise nationale, quand l’acte voté à Londres à l’occasion de l’affaire de Porteous, et qui vient de nous arriver, frappe ce malheureux royaume plein d’erreurs et cette Église persécutée, d’un coup plus funeste qu’aucun de ceux qu’ils ont reçus depuis le fatal Test[79] ; dans un moment comme celui-ci, dis-je… — Mais, brave homme, dit M. Middleburgh, vous devez, avant tout, songer à votre propre famille, sans quoi vous seriez pire que les infidèles. — Je vous dis, bailli Middleburgh, reprit Davie Deans, puisque vous êtes bailli, et il y a peu d’honneur à l’être dans ces temps de corruption ; je vous dis que j’ai entendu le digne Saunders Peden… je ne me rappelle plus à quelle époque, mais c’était dans ces jours de persécution où l’Église d’Écosse était foulée aux pieds ; je lui ai entendu dire à ses auditeurs, qui étaient pourtant de bons et fermes chrétiens, qu’il y en avait parmi eux qui étaient capables de s’affliger davantage de la perte d’un veau ou d’une vache noyés que de tous les maux et oppressions du siècle ; que les uns s’occupaient d’une chose, les autres d’une autre, mais toutes étrangères à leur salut. Il y avait une lady Hundleslope, qu’il reprit de ne songer qu’à aller retrouver son fils chez elle, et cette dame avoua devant moi qu’elle n’avait pu se défendre de penser avec inquiétude à ce fils, qu’elle avait laissé livré à une maladie de langueur. Qu’aurait-il donc dit de moi si j’avais cessé de m’occuper de la bonne cause pour une fille perdue, une… ? Cela me tue, de songer à ce qu’elle est devenue. — Mais la vie de votre enfant… Pensez à cela. S’il était possible de lui sauver la vie ! — Sa vie ! s’écria Davie, je ne donnerais pas un de mes cheveux blancs pour sa vie, puisque sa réputation est perdue. Et cependant, » dit-il en s’adoucissant et en rétractant ses dernières paroles, « j’ai tort, monsieur Middleburgh, je donnerais tous ces cheveux blancs, qu’elle a déshonorés, je donnerais la vieille tête sur laquelle ils ont blanchi, pour sauver sa vie, afin qu’elle eût le temps de se repentir et de rentrer dans la bonne voie ; car que reste-t-il aux pécheurs, si ce n’est le souffle qui leur est laissé pour faire pénitence ? Mais je ne la reverrai plus… non ; c’est à quoi je suis décidé. Je ne la reverrai jamais… » Et ses lèvres continuèrent de trembler une minute après qu’il eut cessé de parler, comme s’il répétait intérieurement le même serment.

« Écoutez-moi, monsieur ; je crois parler à un homme de bon sens : si vous voulez sauver la vie à votre fille, il faut employer des moyens humains. — Je vous entends ; mais M. Novit, qui est le procureur et l’agent d’un personnage respectable, du laird de Dumbiedikes, doit faire pour elle, dans cette circonstance, tout ce que peut la sagesse humaine. Quant à moi, je ne me crois pas autorisé à avoir quelque chose de commun avec vos tribunaux de la manière dont ils sont organisés maintenant. J’ai là-dessus des scrupules de conscience qui ne me permettent pas de m’en mêler. — C’est-à-dire, reprit Middleburgh, que vous êtes un caméronien, et que vous ne reconnaissez pas l’autorité de nos cours de justice et de notre gouvernement actuel ? — Avec votre permission, monsieur ; » répliqua Davie, qui était trop fier de ses connaissances polémiques pour consentir à se reconnaître le disciple de personne, « vous me relevez avant que je ne sois tombé. Je ne sais pas pourquoi on m’appellerait un caméronien, surtout à présent qu’on a donné le nom de ce célèbre martyr à toute une bande de soldats qui, à ce que j’ai entendu dire de la plupart, jurent, blasphèment, et se servent d’expressions profanes avec autant d’abondance que Richard Caméron en mettait à prier et à prêcher ; mais parce qu’on trouve le moyen de déshonorer le nom de ce saint martyr en le donnant à une danse mondaine appelée la danse caméronienne, qu’accompagne le son des tambours et des flûtes, et à laquelle se livrent un trop grand nombre de prétendus chrétiens ; car il est tout à fait indigne d’un chrétien de danser, n’importe sur quel air, et surtout pêle-mêle avec des femmes : c’est une coutume perverse, le signal de la ruine de tant de pauvres créatures, comme ma propre expérience me l’a trop bien appris. — Mais, monsieur Deans, reprit M. Middleburgh, je voulais vous dire seulement que vous étiez un caméronien, ou un Mac-Millanite, ou enfin un membre de ces sociétés qui croient blesser la foi en prêtant serment à un gouvernement par lequel l’acte du Covenant n’est pas ratifié. — Monsieur, » reprit le controversiste à qui de telles discussions faisaient oublier jusqu’à ses chagrins domestiques, « vous ne pouvez me prendre aussi aisément que vous le croyez. Je ne suis ni un Mac-Millanite, ni un Russelite, ni un Hamiltonien, ni un Harleyite, ni un Howdenite. Je ne me laisserai maîtriser par aucun de ceux-là. Je ne tire mon nom de chrétien d’aucun vase d’argile. J’ai mes principes et mes opinions, dont j’aurais à répondre en même temps que de ma conduite, et je suis un humble partisan de la bonne vieille cause, d’une manière légitime. — C’est-à-dire, monsieur Deans, dit Middleburgh, que vous êtes un Deansiste, et que vous avez des opinions qui vous sont particulières. — Vous pouvez en croire ce qu’il vous plaît, répondit Davie ; mais j’ai soutenu mon témoignage devant de bien grands personnages et dans des temps plus difficiles. Et quoique je ne veuille pas m’élever aux dépens des autres, je voudrais que tout le monde, hommes et femmes, dans ce pays, eussent aussi bien rendu témoignage et se fussent maintenus dans le droit chemin, quoique sur le bord d’un précipice exposé aux vents et aux torrents, et eussent évité les pièges et les embûches de droite et de gauche d’une manière aussi ferme que Johnny Dodds de Farthing’s Acre, et quelqu’un que je ne nommerai pas. — Je suppose, reprit le magistrat, que vous voulez dire par là que Johnny Dodds de Farting’s Acre et Davie Deans de Saint-Léonard constituent à eux deux les seuls membres de la véritable Église d’Écosse. — Dieu me préserve de prononcer des paroles aussi pleines de vanité, quand il y a tant de fidèles chrétiens ! reprit Davie Deans ; mais je dois dire que chaque homme agit suivant les facultés et la grâce qu’il a reçues, de sorte qu’il ne faut pas s’étonner… — Tout cela est très-édifiant, dit M. Middleburg, mais je n’ai pas le temps de rester là à l’écouter. Voici ce dont il s’agit maintenant : j’ai ordonné qu’on envoyât une citation à votre fille Jeanie : si elle paraît le jour du jugement, et vient faire sa déclaration, il y a lieu d’espérer qu’elle pourra sauver la vie de sa sœur. Si par quelques scrupules sur la légitimité de sa comparution devant une cour régie par l’autorité du gouvernement actuel, vous l’empêchez de remplir les devoirs d’une bonne sœur et d’une fidèle sujette, je dois vous dire, quelque dure que cette vérité puisse paraître à vos oreilles, que vous qui avez donné la vie à cette fille infortunée, vous serez cause qu’elle la perdra d’une manière prématurée et violente. »

En parlant ainsi, M. Middleburgh se leva pour s’en aller.

« Un moment, un moment, monsieur Middleburgh ! » s’écria Deans dans la plus grande perplexité d’esprit ; mais le bailli, qui sentait probablement que prolonger la discussion serait affaiblir l’effet de son plus puissant argument, refusa de s’arrêter et se hâta de prendre congé.

Deans retomba sur son siège, absorbé par une multitude de sensations contradictoires. C’était un grand sujet de controverse parmi ceux de son opinion en matières religieuses, que de décider jusqu’à quel point le gouvernement qui avait succédé à la révolution pouvait être reconnu sans péchés par les vrais presbytériens, dès qu’il ne reconnaissait pas lui-même la grande ligue solennelle, ou pacte national appelé le Covenant. Depuis peu ceux qui professaient cette doctrine générale, et qui se donnaient les titres pompeux d’anti-papistes, anti-épiscopaux, anti-érastiens, anti-sectaires, de véritables débris du parti presbytérien, s’étaient divisés eux-mêmes en plusieurs petites sectes qui avaient chacune une opinion différente sur le degré de soumission qui était dû aux lois et aux chefs du gouvernement actuel, et qu’on pouvait lui accorder sans péché.

Dans une assemblée très-orageuse qui eut lieu en 1682 pour discuter ces points importants et délicats, les opinions d’un petit nombre de fidèles se trouvèrent entièrement différentes les unes des autres. Le lieu où cette conférence s’était tenue était en harmonie parfaite avec une telle assemblée. C’était une vallée sauvage et écartée du Tweeddale, entourée de hautes montagnes et très-éloignée de toute habitation humaine. Une petite rivière ou plutôt un torrent de montagne, appelé le Talla, traverse le vallon avec une grande impétuosité et y forme successivement différentes petites cascades, qui ont fait donner à ce lieu le nom de Talla-Linus[80] Là, les chefs des partisans dispersés du Covenant, que leur bannissement de la société humaine et le souvenir des rigueurs auxquelles ils avaient été exposés avaient rendus aussi sombres de caractère que singuliers dans leurs opinions religieuses, se rassemblèrent, les armes à la main, et discutèrent à côté d’un torrent, avec une confusion que le bruit de la cascade ne pouvait couvrir, sur des points de controverse qui n’avaient ni plus de solidité ni plus de consistance que l’écume du torrent mugissant auprès d’eux.

Le jugement irrévocable de la plupart de ceux qui composaient cette assemblée, était que tout paiement de taxe ou de tribut au gouvernement existant devait être considéré comme entièrement illégal, et une espèce de sacrifice aux idoles. Relativement aux autres impositions ou degrés de soumission, les opinions étaient partagées, et ce qui caractérise peut-être le mieux l’esprit de ces pères militants de l’Église, c’est que, tandis que chacun regardait comme impie de payer l’impôt employé à l’entretien de l’armée, les uns reconnaissaient, les autres niaient la légitimité des droits de péage, et de ceux levés pour l’entretien des routes, et autres dépenses indispensables. Il s’en trouvait encore qui, poussant à l’excès leurs scrupules au sujet de ces impôts de barrières et de relais, croyaient ne pouvoir en conscience payer le tribut ordinaire aux passages des bacs. Un d’eux surtout, dans l’ardeur de son zèle, James Russel, l’un des meurtriers de l’archevêque de Saint-Andrews, s’était élevé avec beaucoup de chaleur contre cette dernière ombre de soumission à l’autorité constituée. Ce personnage fanatique ainsi que ses partisans se faisaient aussi de grands scrupules de donner aux jours de la semaine et aux mois de l’année leurs noms ordinaires, qui pour eux sentaient tellement le paganisme, qu’ils finirent par conclure que ceux qui reconnaissaient des noms tels que lundi, mardi, janvier, février, se montraient dignes pour le moins des châtiments qui avaient été prononcés contre les anciens adorateurs des idoles.

David Deans s’était trouvé présent dans cette occasion mémorable, quoique trop jeune pour élever la voix dans cette savante controverse. Sa tête cependant avait été fortement échauffée par le bruit, les clameurs et la métaphysique ardue de la discussion : c’était un sujet de doute sur lequel son esprit s’était souvent reporté, — et quoiqu’il eût eu le plus grand soin de cacher aux autres et peut-être à lui-même l’état d’incertitude où il flottait encore, il n’avait jamais pu parvenir à prendre dans ce cas une résolution précise. Son bon sens naturel avait du moins contre-balancé la fureur de son zèle controversiste. Il n’était sans doute pas satisfait de la tranquillité et de l’insouciance même avec lesquelles le gouvernement du roi Guillaume souffrait les erreurs du siècle, puisque loin de rendre à l’Église presbytérienne son ancienne suprématie, il avait passé un acte d’amnistie en faveur de ceux qui avaient été ses persécuteurs, et leur avait conféré des titres, des grâces et des emplois. Quand dans la première assemblée générale qui succéda à la révolution, on proposa de reconstituer la ligue du Covenant, ce fut avec horreur que Davie vit cette proposition éludée par des hommes d’un esprit mondain et d’une politique charnelle, suivant ses expressions, comme étant inapplicable aux temps actuels et incompatible avec l’esprit de l’Église moderne. Le règne de la reine Anne avait augmenté sa conviction que le gouvernement établi depuis la révolution n’avait pas le véritable esprit presbytérien ; mais plus raisonnable que les bigots de sa secte, il ne confondait pas la modération et la tolérance de ces deux règnes avec la tyrannie et l’oppression activement exercées sous ceux de Charles II et de Jacques II. La forme presbytérienne, quoique privée du poids jadis attachée ses sentences d’excommunication, et forcée de tolérer l’existence de l’épiscopat et de plusieurs sectes différentes, était encore la religion nationale ; et quoique la gloire du second temple fût bien inférieure à celle dont le premier avait brillé depuis 1639 jusqu’à la bataille de Dunbar, cependant c’était encore un édifice qui, bien que privé de la force du premier et n’inspirant pas le même effroi, conservait au moins la forme et la symétrie de son modèle primitif. Vint ensuite l’insurrection de 1715 : ce fut alors que l’horreur qu’inspirait à Davie Deans la renaissance de la faction papiste et épiscopale influa beaucoup sur sa réconciliation avec le gouvernement du roi George, quoiqu’il gémît en pensant que ce monarque était soupçonné de quelque penchant aux doctrines d’Éraste. Enfin, sous l’empire de tant de considérations différentes, il avait été souvent embarrassé sur le degré de liberté avec lequel il croyait pouvoir reconnaître par des actes publics un gouvernement qui, bien que doux et paternel, n’était pas celui du Covenant. En ce moment, il se sentait entraîné par les plus puissants motifs à autoriser sa fille à donner son témoignage devant une cour de justice, résolution que tous ceux qui ont porté depuis le nom de caméroniens ont regardée comme une véritable apostasie. La voix de la nature cependant s’élevait hautement dans son sein contre les lois du fanatisme, et son imagination, fertile dans la solution des difficultés polémiques, lui procura un expédient pour sortir de cette cruelle alternative, qui lui offrait d’un côté une déviation de ses principes et de l’autre un spectacle dont les yeux d’un père ne pouvaient que se détourner avec horreur.

« J’ai rendu témoignage avec constance et fermeté, dit Davie Deans ; mais qui a pu dire de moi que j’ai jugé mon prochain trop sévèrement parce que le sentier qu’il parcourait lui laissait plus de liberté que le mien ? Je n’ai jamais été un séparatiste ; je n’ai jamais disputé avec les consciences scrupuleuses sur le paiement de l’impôt et des autres taxes. Ma fille Jeanie peut avoir sur ce sujet des lumières qui ne frappent pas mes vieux yeux ; c’est un point qui concerne sa conscience, et non la mienne. Si elle se sent autorisée à paraître devant cette cour de justice et à lever la main pour cette pauvre égarée, ce n’est pas moi qui lui dirai qu’elle dépasse les bornes de ses devoirs. Sinon… » ici il s’arrêta un moment dans cette discussion intérieure, et une angoisse inexprimable vint bouleverser ses traits ; mais la maîtrisant avec fermeté, il reprit le cours de son raisonnement ; « sinon, à Dieu ne plaise que ce soit moi qui la jette dans l’apostasie ! Je ne voudrais pas froisser la conscience délicate de mon enfant, non pas même pour sauver la vie à l’autre. »

Un Romain aurait dévoué sa fille à la mort par des motifs et des sentiments bien différents, mais non d’après des principes plus héroïques.


CHAPITRE XIX.

LA NATURE ET LA CONSCIENCE.


Il est accordé à l’homme un privilège dans son état d’épreuve. Jouet des orages de la vie, il peut jeter son ancre dans le ciel.
Les Hymnes de Watt.


Ce fut d’un pas ferme que Davie Deans s’avança vers l’appartement de sa fille, déterminé à la laisser se guider d’après les lumières de sa conscience, dans la position difficile où, comme casuiste, il la supposait placée.

La chambre de Jeanie avait été celle des deux sœurs, et on y voyait encore un petit lit qu’on y avait dressé pour Effie, lorsque, se plaignant d’être malade, elle avait refusé de partager celui de sa sœur, comme elle en avait l’habitude en des temps plus heureux. En entrant dans la chambre, les yeux de Deans s’arrêtèrent involontairement sur ce petit lit entouré de ses rideaux de serge d’un vert sombre, et les souvenirs qu’il lui retraça furent si amers, qu’il se sentit presque incapable d’expliquer à sa fille le motif qui l’amenait. Cependant l’occupation dans laquelle il la trouva lui évita l’embarras d’une explication. Elle tenait à la main une feuille de papier qui contenait une assignation qui lui avait été adressée de paraître comme témoin dans l’affaire de sa sœur. Car le digne magistrat, déterminé à ne laisser échapper aucune circonstance qui pouvait être favorable à Effie, et à ne pas laisser de prétexte à sa sœur pour s’excuser de donner le témoignage qu’on là supposait dans le cas de rendre en sa faveur, lui avait fait remettre la citation ordinaire, ou sub pœnâ, de la cour criminelle d’Écosse, par un officier de justice, pendant qu’il était lui-même en conférence avec son père.

Cette précaution épargna au vieux Deans l’embarras de mettre sa fille au fait de ce dont il était question : il dit donc seulement d’une voix étouffée et tremblante : « Je vois que vous savez de quoi il s’agit. — Ô mon père, nous sommes dans une cruelle position : entre les lois de Dieu et celles de la nature, que ferons-nous, que pouvons-nous faire ? »

Il est bon d’observer ici que Jeanie n’hésitait en aucune façon sur sa comparution devant une cour de justice. Elle pouvait avoir entendu son père discuter ce point plus d’une fois ; mais nous avons déjà remarqué que, accoutumée à écouter avec respect beaucoup de choses qu’elle était incapable de comprendre, elle prêtait une attention patiente aux arguments subtils des casuistes, plus par complaisance que par conviction. En recevant la citation du tribunal, elle n’éprouva donc pas les scrupules chimériques qui avaient alarmé l’esprit de son père, mais toutes ses pensées s’étaient tournées sur le langage que lui avait tenu l’étranger à la butte de Muschat. En un mot, elle voyait qu’elle allait être traînée devant la cour de justice, et qu’elle s’y trouverait dans la cruelle alternative de sacrifier sa sœur en disant la vérité, ou de se parjurer pour la sauver. Son esprit était tellement préoccupé de cette idée, qu’en entendant ces paroles de son père : « Vous savez de quoi il s’agit, » elle s’imagina qu’il avait connaissance du rendez-vous de la butte de Muschat, et elle les appliqua aux conseils qui lui avaient été donnés là d’une manière si menaçante. Elle le regarda avec inquiétude et surprise, et non sans un sentiment d’effroi, que les paroles suivantes n’étaient pas faites, suivant elle, pour dissiper. « Ma fille, dit Davie, j’ai toujours été d’opinion qu’en fait de matières qui peuvent être sujettes aux doutes et à la controverse, chaque chrétien devait se laisser guider par sa propre conscience. Ainsi donc, descendez dans la vôtre, examinez-vous bien, et, quel que soit le parti qu’elle vous permette de prendre, je dirai : Qu’il en soit ainsi. — Mais, mon père, » dit Jeanie dont l’esprit se révoltait contre l’interprétation qu’elle donnait à ce langage, « ceci peut-il être un objet de doute ou de controverse ? Rappelez-vous, mon père, le neuvième commandement : Tu ne rendras pas de faux témoignage. »

Davie Deans réfléchit un moment ; car appliquant aussi les paroles de Jeanie aux scrupules qu’il lui supposait, il lui semblait que, comme femme et comme sœur, ce n’était guère dans un cas semblable qu’elle pouvait les écouter, surtout après que lui, homme ferme et qui avait su conserver sa foi dans ces temps d’épreuve, lui avait donné à entendre qu’elle pouvait dans cette occasion s’abandonner aux mouvements que la nature devait lui inspirer. Cependant il ne se démentit pas dans la résolution qu’il avait prise, jusqu’au moment où ses yeux s’étant arrêtés involontairement sur le petit lit d’Effie, l’image de cette enfant de sa vieillesse, telle qu’il l’y avait vue assise, pâle, languissante et abattue, vint tout à coup s’offrir à son esprit ; et c’est le cœur rempli de ce souvenir qu’il commença involontairement, et d’un ton bien différent de la précision dogmatique avec laquelle il argumentait en général, un raisonnement en faveur de la ligne de conduite qui pouvait sauver la vie de son enfant.

« Ma fille, dit-il, je n’ai pas prétendu dire que votre route était sans écueils, et sans doute cette action peut être considérée par quelques gens comme une transgression de nos lois, puisque celui qui rend témoignage illégalement et contre sa conscience peut en quelque sorte être considéré comme portant un faux témoignage.

« Cependant, en matière de soumission, le mal existe moins dans la soumission elle-même que dans l’esprit et l’intention de celui qui se soumet. C’est pourquoi, bien que j’aie élevé la voix contre les apostasies publiques, je n’ai pas eu le courage de m’éloigner de ceux auxquels leur conscience a permis d’écouter les discours de ces ministres qui ont prêté le fatal serment ; car ils peuvent peut-être profiter de leurs paroles, quoiqu’elles soient stériles pour moi. »

Quand Davie en fut là sa conscience lui reprocha ce langage comme tendant peut-être à porter indirectement atteinte à la pureté de foi de sa fille et à l’encourager à s’écarter de la sévérité de ses principes. Il s’arrêta donc subitement, et, changeant de ton : « Jeanie, » ajouta-t-il après un moment de pause, « je m’aperçois que nos criminelles affections (je les appelle ainsi relativement à l’obéissance que nous devons à la volonté du Créateur) se font sentir avec trop de force dans cette heure de douleur et d’épreuve, pour me permettre d’envisager mon devoir d’un œil ferme ou de vous diriger dans le vôtre. Je ne parlerai donc plus de cette matière délicate. Jeanie, si vous le pouvez suivant Dieu et votre conscience, parlez en faveur de cette malheureuse (ici sa voix s’altéra) ; elle est votre sœur par la chair : tout indigne et tout égarée qu’elle soit, elle est fille d’une sainte maintenant dans le ciel, et qui fut une mère pour vous, Jeanie, à la place de celle que vous aviez perdue. Mais si vous ne vous sentez pas libre de parler en sa faveur devant une cour de justice, écoutez la voix de votre conscience, Jeanie, et que la volonté de Dieu soit faite ! »

Deans eût été bien plus affligé en ce moment, s’il eût su que sa fille interprétait les arguments dont il venait de se servir, non pas comme une permission de suivre ses propres opinions sur ce point douteux et contesté, mais comme un encouragement à violer un de ces commandements divins que les chrétiens de toutes les sectes et de tous les noms s’accordent à regarder comme sacrés.

« Est-il possible, » se dit Jeanie lorsque la porte se referma sur son père ; « est-il possible que ce soient bien ses paroles que je viens d’entendre, ou le grand ennemi du genre humain a-t-il pris sa voix et ses traits pour donner du poids à un conseil de perdition ? Il y va de la vie d’une sœur, et un père m’indique le moyen de la sauver ! mon Dieu ! venez à mon aide dans cette cruelle tentation ! »

Quittant une pensée pour s’arrêter à une autre, quelquefois elle s’imaginait que son père entendait le neuvième commandement dans le sens littéral qu’il présente, « tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain, » sans étendre sa défense sur le faux témoignage donné en faveur d’un criminel ; mais son jugement naturellement sain, et que rien n’avait corrompu, rejetait bien vite une interprétation aussi bornée, aussi indigne de l’auteur de la loi. Elle resta donc plongée dans les doutes les plus inquiétants, craignant de communiquer librement ses pensées à son père, de peur qu’il n’exprimât une opinion à laquelle elle ne pourrait se soumettre, livrée à des angoisses d’autant plus déchirantes que les moyens qu’elle possédait de sauver sa sœur n’étaient pas avoués par sa conscience : semblable, en un mot, à un vaisseau battu en pleine rade par une tempête, et comme lui ne se reposant que sur un seule câble, n’ayant qu’une ancre de salut, sa foi dans la Providence, et sa ferme résolution d’accomplir ses devoirs.

L’attachement de Butler, et les sentiments religieux qui l’animaient auraient été son principal appui dans ces tristes circonstances ; mais il était encore assujetti à une contrainte qui ne lui permettait pas de venir à Saint-Léonard ; et Jeanie n’ayant pas l’habitude d’écrire, il lui aurait été impossible de lui exprimer sa situation dans une lettre. Elle fut donc réduite à prendre son jugement pour guide dans une position si difficile.

Quoique Jeanie espérât, crût même que sa sœur était innocente, ce n’était pas le moindre de ses chagrins de n’avoir pu en recevoir l’assurance de sa propre bouche.

La conduite de Ratcliffe dans l’affaire de Robertson, quoique très-suspecte, avait été récompensée, comme l’est souvent celle des fourbes, par un emploi et des faveurs. Sharpitlaw, qui trouvait en lui quelque chose de son propre génie, lui avait servi de protecteur auprès des magistrats ; et d’ailleurs, comme il était resté volontairement dans la prison lorsque les portes en avaient été forcées par la populace, on ne pouvait guère lui ôter une vie qu’il avait eu le moyen de sauver si facilement. Il fut donc gracié, et bientôt après James Ratcliffe, le plus fieffé fripon et le plus fameux voleur de toute l’Écosse, fut, sur la foi d’un ancien proverbe peut-être, choisi pour avoir la garde des autres criminels.

Lorsque Ratcliffe fut placé dans cet emploi de confiance, il reçut plusieurs sollicitations de la part du savant Saddletree, et d’autres personnes qui s’intéressaient à la famille Deans, pour procurer une entrevue aux deux sœurs ; mais les magistrats, qui désiraient ardemment l’arrestation de Robertson, avaient donné des ordres sévères pour la défendre, espérant qu’en les tenant séparées ils finiraient par obtenir de l’une ou de l’autre quelques renseignements sur la personne du fugitif. Jeanie n’avait rien à leur apprendre sur ce sujet ; elle dit à M. Middleburgh qu’elle ne connaissait pas Robertson et ne l’avait jamais vu avant la nuit de ce rendez-vous qu’il lui avait demandé pour lui donner quelques avis relatifs à sa sœur, et qui ne regardaient que Dieu et sa conscience ; mais quant à sa personne, à ses mouvements, à ses projets, à ses affaires passées, présentes ou futures, elle n’en savait absolument rien, et par conséquent n’avait rien à communiquer.

Effie garda le même silence, quoique par un motif bien différent. Ce fut en vain qu’on lui offrit une commutation de peine et même un entier pardon si elle voulait dire ce qu’elle savait de son amant : elle ne répondait que par des larmes, à moins que, poussée à bout quelquefois par les persécutions de ses interrogateurs, il ne lui échappât de leur faire des réponses brusques et peu respectueuses.

Enfin, après avoir retardé son jugement de quelques semaines, dans l’espoir qu’elle pourrait être amenée à parler sur un sujet qui intéressait infiniment plus les magistrats que sa culpabilité ou son innocence, ils perdirent patience, et M. Middleburgh même ne trouvant plus personne qui voulût accueillir de nouvelles intercessions en sa faveur, le jour de son jugement fut définitivement fixé.

Ce ne fut qu’alors que Sharpitlaw, se rappelant la promesse qu’il avait faite à Effie Deans, ou, pour mieux dire, fatigué des instances perpétuelles de mistress Saddletree, dont la maison touchait la sienne, et qui prétendait que c’était une barbarie indigne d’un chrétien de séparer ainsi ces deux malheureuses créatures, donna enfin l’ordre important qui leur permettait de se voir.

La veille donc du jour fatal fixé pour le jugement d’Effie, Jeanie eut la liberté de voir sa sœur, entrevue bien douloureuse, et qui avait lieu dans un bien pénible moment : elle faisait partie de la coupe amère qu’elle était destinée à boire en punition de fautes et de folies auxquelles elle n’avait pas participé. Midi étant l’heure fixée pour son admission dans la prison, elle se présenta dans ce séjour du crime et de toutes les misères, afin d’y voir pour la première fois, depuis plusieurs mois, sa coupable et malheureuse sœur.


CHAPITRE XX.

ENTREVUE DES DEUX SŒURS.


… Chère sœur, laissez-moi vivre ! Le péché que vous pouvez commettre pour sauver les jours d’un frère, est tellement excusable aux yeux de la nature, qu’il devient même une vertu.
Shakspeare. Mesure pour mesure.


Jeanie Deans fut admise dans la prison par Ratcliffe. Cet homme, aussi dépourvu de honte que de probité, tout en lui ouvrant la porte à triple serrure, lui demanda, avec un sourire qui la fit frissonner, si elle le reconnaissait.

Un non, prononcé d’une voix timide et mal assurée, fut toute sa réponse.

« Quoi ! vous ne vous souvenez pas du clair de lune et de la butte de Muschat, et de Robertson, et de Ratcliffe ? Votre mémoire a besoin d’être rafraîchie, ma chère amie. »

Si quelque chose eût pu augmenter le chagrin de Jeanie, c’eût été de voir sa sœur confiée à la garde d’un homme aussi corrompu. Ratcliffe possédait sans doute quelques qualités propres à balancer tout ce qu’il y avait de criminel dans sa conduite et ses habitudes : au milieu de tous ses brigandages, il n’avait jamais été ni sanguinaire ni cruel, et dans ses fonctions actuelles il s’était déjà montré accessible à l’humanité ; mais le bon côté de son caractère était inconnu à Jeanie, qui, se rappelant la scène de la butte de Muschat, eut à peine la force de lui expliquer qu’elle avait un ordre du bailli Middleburg qui lui permettait de voir sa sœur.

« Je sais cela, ma belle, et à telles enseignes que je ne dois point m’éloigner pendant tout le temps que vous serez ensemble. — Faut-il absolument que cela soit ainsi ? » dit Jeanie d’une voix suppliante.

« Eh bien donc, ma chère, reprit le porte-clefs, quel mal cela vous fera-t-il, à vous et à votre sœur, que James Ratcliffe, entende ce que vous avez à vous dire ? Du diable si vous dites un mot qui m’en apprenne plus que je n’en sais sur votre fripon de sexe ; et d’ailleurs je vous déclare que, pourvu que vous ne formiez pas le complot d’enfoncer les portes de la prison, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez ; ne craignez pas que j’en répète un mot, soit en bien, soit en mal. »

En parlant ainsi, Ratcliffe la conduisit dans la petite chambre où Effie était renfermée.

La honte, la crainte et la douleur avaient agité tour à tour le cœur de la pauvre captive, qui depuis le matin ne s’était occupée d’autre chose que de cette entrevue ; mais quand la porte s’ouvrit, toutes ces sensations se confondirent, et ce fut avec une émotion indéfinissable et mêlée d’un mouvement de joie qu’elle se jeta au cou de sa sœur en s’écriant : « Ma chère Jeanie ! ma chère Jeanie ! qu’il y a long-temps que je ne vous ai vue ! » Jeanie lui rendit cet embrassement avec une vivacité qui allait presque jusqu’au transport ; mais ce fut une sensation passagère, semblable au rayon de soleil qui vient percer une nuée d’orage, et qui disparaît aussitôt qu’il s’est montré. Les deux sœurs s’approchèrent ensemble du lit d’Effie, s’y assirent, et, se tenant la main, se regardaient mutuellement sans se parler. Pendant qu’elles se contemplaient ainsi, le rayon de joie qui avait animé leurs traits s’en effaça graduellement, et fit place d’abord à l’expression d’une profonde mélancolie, puis à celle du désespoir. Alors elles se jetèrent de nouveau dans les bras l’une de l’autre et pleurèrent amèrement.

Le porte-clefs lui-même, tout endurci qu’il était après une vie faite pour étouffer toute sensibilité et toute conscience, ne put être témoin de cette scène sans un mouvement d’attendrissement. Il le prouva par une action qui n’est rien en elle-même, mais qui montre plus de délicatesse qu’on n’en aurait supposé au caractère de Ratcliffe et au poste qu’il remplissait. La croisée de cette misérable chambre était ouverte, et les rayons d’un soleil brillant tombaient à-plomb sur le lit où les deux infortunées étaient assises : Ratcliffe, avec une précaution qui tenait presque du respect, poussa doucement le volet, et sembla jeter ainsi un voile sur cette scène de douleur.

« Vous êtes malade, Effie, bien malade ? » Tels furent les premiers mots que Jeanie put prononcer.

« Oh ! que ne donnerais-je pas pour l’être dix fois plus ! répondit sa sœur ; que ne donnerais-je pas pour être morte et froide avant que la cloche de demain sonne dix heures ! Et notre père !… Mais je ne suis plus son enfant, maintenant !… Oh ! non, je n’ai plus un ami au monde ! Oh ! que ne suis-je couchée à côté de ma mère, dans le cimetière de Newbattle ! — Allons, jeune fille, » dit Ratcliffe, désirant exprimer l’intérêt qu’il éprouvait réellement, « ne vous laissez pas abattre de cette manière : on ne tue pas tous les animaux qu’on chasse. L’avocat Langlate a tiré d’affaire des gens plus à plaindre que vous, et jamais avocat plus habile que Nicol Novit n’a plaidé une cause. D’ailleurs, pendu ou non pendu, c’est une consolation d’être entre si bonnes mains ; on est sûr que rien n’a été oublié : et puis vous êtes une jolie fille, si vous ne vous négligiez pas ainsi, et une jolie fille est toujours sûre de trouver grâce devant le jury et devant les juges, tandis qu’ils feront donner les étrivières à un vieux barbon comme moi pour avoir volé la quinzième partie de la peau d’une puce. »

Les sœurs affligées ne firent pas de réponse à ces consolations un peu grossières ; elles étaient tellement absorbées par le chagrin, qu’elles avaient oublié jusqu’à la présence de Ratcliffe. « Oh, Effie ! dit la sœur aînée, comment avez-vous pu me cacher votre situation ! Ma sœur, avais je mérité ce silence de votre part ! Si vous eussiez dit un mot seulement, nous aurions pu éprouver de la honte et un vif chagrin ; mais jamais nous n’eussions passé par cette terrible épreuve. — Et quel bien cela aurait-il fait ? répondit la prisonnière. Non, non, Jeanie, tout fut fini le jour que j’oubliai les promesses que j’avais faites en pliant les pages de ma bible. Voyez, » dit-elle en lui montrant un volume des saintes Écritures, « voyez, le livre s’ouvre de lui-même en cet endroit ! Oh ! Jeanie, quelles paroles redoutables ! »

Jeanie prit la bible de sa sœur, et trouva que la marque fatale était faite à ce passage du livre de Job : Il m’a dépouillé de ma gloire ; il m’a enlevé la couronne qui ceignait ma tête ; il m’a détruit de tous côtés, et je suis perdu ; il m’a arraché mon espoir comme l’arbre qu’on déracine.

« Ne sont-ce pas là des paroles trop vraies ? dit la prisonnière : ma gloire, ma couronne ne me sont-elles pas enlevées ? et ne suis-je pas un pauvre arbre flétri et abâtardi, arraché par les racines et jeté sur la voie publique pour être foulé aux pieds par les hommes et les animaux ? Je pense à cette aubépine toute couverte de fleurs que mon père a arrachée dans notre cour au mois de mai dernier, et qui y est restée jusqu’à ce que les vaches l’aient mise en pièces avec leurs pieds : hélas ! je ne me doutais guère, quand j’avais pitié du pauvre arbrisseau et de ses fleurs, qu’un jour j’aurais moi-même le même sort. — Oh ! si vous aviez dit un mot ! répéta Jeanie en sanglotant ; si j’avais la liberté de jurer que vous m’avez dit un mot de votre état, aujourd’hui on ne pourrait toucher à votre vie. — Vraiment ? » dit Effie chez qui ces paroles semblèrent exciter un mouvement d’intérêt, car la vie est chère à ceux même à qui elle pèse souvent comme un fardeau ; « qui vous a dit cela, Jeanie ? — C’est quelqu’un qui savait bien ce qu’il disait, » répondit Jeanie qui éprouvait une répugnance naturelle à prononcer le nom du séducteur de sa sœur.

« Qui est-ce ? Je vous en conjure, dites-le-moi, reprit Effie en se relevant ; qui a pu s’intéresser au sort d’une pauvre malheureuse comme moi ? est-ce… est-ce lui ? — Eh bien donc ! dit Ratcliffe, pourquoi tenir cette pauvre fille en suspens ? Je gagerais, moi, que c’est Robertson qui vous a appris cela quand vous l’avez rencontré à la butte de Muschat. — Est-ce lui ? » dit Effie saisissant avidement ces paroles ; « est il bien vrai que ce soit lui, Jeanie ? Oh ! oui, c’est lui, je le vois. Pauvre garçon ! et moi qui l’accusais d’avoir un cœur de pierre, tandis qu’il s’exposait pour moi à un tel danger. Pauvre George ! »

Un peu indignée de cette expression de tendresse pour l’auteur de sa ruine, Jeanie ne put s’empêcher de s’écrier : « Oh ! Effie ! comment pouvez-vous parler ainsi d’un tel homme ? — Vous savez que nous devons pardonner à nos ennemis, » dit la pauvre Effie avec un regard timide et une voix mal assurée ; car sa conscience lui disait combien le sentiment que lui inspirait encore son séducteur ressemblait peu à la charité chrétienne sous laquelle elle cherchait à le cacher.

« Quoi ! après avoir tant souffert pour lui, vous pouvez l’aimer encore ; » dit sa sœur avec l’accent du blâme et de la pitié.

« L’aimer, dit Effie ; si je ne l’avais pas aimé comme il est rare qu’une femme aime, je ne serais pas aujourd’hui dans ces murs ; et croyez-vous qu’un amour semblable au mien s’efface légèrement ? Non, non ; il est plus facile d’abattre un arbre que de le redresser. Et vous, Jeanie, si vous voulez me faire du bien en ce moment, c’est de me répéter toutes les paroles qu’il vous a dites : que je sache au moins s’il est affligé du sort de la pauvre Effie. — Quel besoin ai-je de vous parler de cela ? dit Jeanie ; vous devez savoir qu’il avait assez affaire de penser à sa propre sûreté pour pouvoir s’occuper long-temps de quelqu’un. — Ce ne peut être vrai, Jeanie ; quand ce serait un saint qui viendrait me le dire, je ne le croirais pas, » s’écria Effie par un retour involontaire de l’ancienne vivacité de son caractère. « Mais vous ne savez pas comme moi jusqu’à quel point il a hasardé sa vie pour sauver la mienne. » Puis regardant Ratcliffe, elle s’arrêta et se tut.

« Je vois, » dit Ratcliffe avec un de ses ricanements ordinaires, « que la jeune fille s’imagine qu’elle seule a des yeux. N’ai-je pas bien vu que le gentil Geordie n’était pas venu dans la prison pour en faire sortir John Porteous tout seul ? Mais vous êtes de mon avis, mon cœur, il vaut mieux rester dedans, attendre son sort, que de s’exposer à aller courir après quelque chose de pire. Quand vous me regarderez avec cet air surpris, je sais encore bien autre chose, peut-être. — Oh, mon Dieu, mon Dieu ! » dit Effie en tombant à genoux devant lui, « sauriez-vous ce qu’on a fait de mon enfant ? mon enfant ! mon pauvre enfant ! ce pauvre petit innocent qui venait de naître, mon tendre enfant, les os de mes os, la chair de ma chair ! Ô homme ! si vous voulez jamais gagner une place dans le ciel ou mériter sur la terre la bénédiction d’une pauvre infortunée, dites-moi ce qu’est devenu mon enfant, le signe de ma honte, le compagnon de mes souffrances ! dites-moi qui me l’a enlevé, et ce qu’on en a fait ! — Allons donc, » dit le porte-clefs en essayant de se dégager de ses mains, dont elle le tenait fortement serré ; « c’est me prendre au mot, et devant un témoin, encore. Votre enfant, dites-vous ? et comment diable saurais-je quelque chose de votre enfant, ma chère ? Il faut en demander des nouvelles à la vieille Meg Murdockson, s’il est vrai que vous n’en sachiez rien vous-même. »

À cette réponse, qui détruisait l’espoir vague et soudain qui était venu frapper la pauvre prisonnière, elle laissa aller le pan de l’habit de Ratcliffe et tomba la face contre le pavé de la chambre, dans un violent accès de convulsions.

Jeanie joignait à son excellent jugement l’avantage d’une présence d’esprit qui ne l’abandonnait jamais, même dans les plus douloureuses circonstances. Elle ne se laissa donc pas abattre par tant de sensations amères, mais s’occupa immédiatement de secourir sa sœur en employant les premiers remèdes que le lieu pût lui offrir ; et pour rendre justice à Ratcliffe, nous dirons qu’il s’empressa de les lui procurer lui-même. Il eut même la délicatesse de se retirer dans le coin le plus éloigné de la chambre pour les gêner le moins possible par sa présence jusqu’à ce qu’Effie fût assez calme pour reprendre sa conversation avec sa sœur.

Elle recommença, d’une voix émue et suppliante, à la conjurer de lui raconter les détails de sa conférence avec Robertson ; et Jeanie sentit qu’elle n’avait pas le courage de lui refuser cette satisfaction.

« Vous rappelez-vous, dit-elle à Effie, le temps où vous aviez la fièvre avant de quitter Woodend, et combien votre mère, qui est maintenant dans un meilleur monde, me gronda de vous avoir donné à boire de l’eau et du lait, parce que vous aviez pleuré pour en avoir ? Vous n’étiez qu’un enfant alors, et maintenant que vous êtes une femme, vous devriez avoir assez de raison pour ne pas demander ce qui peut vous nuire. Mais, allons, quoi qu’il en soit, je ne puis rien vous refuser de ce que vous demandez ainsi avec larmes. »

Effie se jeta de nouveau dans ses bras, lui baisa les joues et le front en murmurant : « Oh ! si vous saviez combien il y a de temps que je n’ai entendu prononcer son nom ! si vous saviez tout le bien que cela me fait d’apprendre quelque chose de lui qui prouve sa bonté, sa tendresse pour moi ! Ah ! si vous le saviez, vous ne vous étonneriez pas de mes vives instances. »

Jeanie soupira, et commença le récit de ce qui s’était passé entre Robertson et elle, en l’abrégeant le plus qu’il lui fut possible. Effie l’écouta tremblante d’émotion et respirant à peine ; elle tenait la main de sa sœur dans les siennes, et, les yeux fixés sur son visage, elle semblait dévorer chaque parole qui sortait de sa bouche. Elle n’interrompit pas une fois sa narration ; seulement de temps en temps les exclamations de « Pauvre garçon ! pauvre garçon ! » lui échappaient d’une voix basse et entrecoupée de soupirs. Quand sa sœur eut fini, Effie resta quelques moments à réfléchir.

« Et ce fut là le conseil qu’il vous donna ? dit-elle enfin. Comme je viens de vous le dire, répondit Jeanie. — Ainsi, il voulait vous engager à dire quelque chose à ces gens-là pour sauver la vie de votre jeune sœur ? — Il voulait, reprit Jeanie, me faire commettre un parjure. — Et vous lui avez dit, reprit Effie, que vous ne vouliez pas entendre parler de vous placer entre moi et la mort qui m’attend, moi qui n’ai pas encore dix-huit ans ? — Je lui ai dit, » répondit Jeanie qui commençait à trembler de la tournure que semblaient prendre les réflexions de sa sœur, « que je ne pouvais me résoudre à jurer une fausseté. — Et qu’appelez-vous une fausseté ? dit Effie en s’abandonnant un moment à son ancienne irritabilité ; « vous êtes bien à blâmer vous-même, si vous croyez qu’une mère puisse assassiner son propre enfant. L’assassiner, j’aurais donné ma vie pour lui voir seulement ouvrir les yeux. — Je crois, dit Jeanie, que vous êtes aussi innocente d’une telle action que le nouveau-né lui-même. — Je suis charmée que vous me rendiez cette justice, » dit Effie avec une sorte de fierté ; « c’est quelquefois le tort des filles sages, comme vous, Jeanie, de croire que les autres peuvent donner dans tous les excès du mal. — Je n’ai pas mérité cela de votre part, Effie, » dit sa sœur en sanglotant, car elle souffrait tout à la fois de l’injustice de ce reproche et de la compassion que lui inspirait le désespoir qui l’avait dicté.

« Il est possible que non, ma sœur ; mais vous m’en voulez d’aimer Robertson. Et comment puis-je ne pas aimer celui qui m’aime mieux que son corps et son âme tout ensemble ! N’a-t-il pas mis sa vie en péril, en enfonçant les portes de la prison pour me sauver ? et je suis sûre que s’il dépendait de lui comme de vous… » Ici elle s’arrêta et garda le silence.

« Oh ! s’il dépendait de moi de vous sauver en ne risquant que ma vie ! dit Jeanie. — Oui, oui, ma sœur, reprit Effie, cela est bientôt dit, mais cela n’est pas sitôt cru de quelqu’un qui ne veut pas dire un mot pour moi ; car si ce mot est une faute, vous aurez tout le temps de vous en repentir. — Mais ce mot est un grand péché, et un péché d’autant plus grave qu’il serait commis volontairement et avec préméditation. — C’est bon ! c’est bon ! Jeanie, j’en ai assez entendu au sujet des péchés volontaires ; ne parlons plus de cela et ménagez vos poumons pour dire vos prières : quant à moi, je ne serai bientôt plus en état d’en faire à personne. — Je dois dire, s’écria Ratcliffe, qu’il est diablement dur, quand trois mots de votre bouche mettraient la pauvre fille dans le cas d’échapper à la potence, que vous vous fassiez tant de scrupule pour un serment. Diable m’emporte ! si cela dépendait de moi, je jurerais de la vérité de toutes les fables d’Ésope pour lui sauver la vie. Parbleu ! j’ai bien souvent juré à moins. J’ai baisé plus de cinquante fois l’Évangile, en Angleterre, à propos d’un tonneau d’eau-de-vie. — N’en parlons plus, dit la prisonnière ; laissons les choses comme elles sont. Adieu ! ma sœur, ne retenez pas plus long-temps M. Ratcliffe. Vous reviendrez me voir, j’espère, avant que… » Ici elle s’arrêta et devint pâle comme la mort.

« Et est-ce ainsi que nous devons nous séparer, dit Jeanie, quand je vous laisse dans un si mortel péril ? Ô Effie ! regardez-moi, dites-moi ce que vous voulez que je fasse, et je crois que je trouverai dans mon cœur assez de force pour y consentir. — Non, Jeanie, » dit Effie avec effort, « non, je suis revenue à la raison maintenant. Même avant d’avoir failli, je n’ai jamais valu la moitié autant que vous ; et pourquoi démentiriez-vous votre caractère pour une créature qui ne mérite plus d’être sauvée ? Dieu sait que, quand j’ai la tête à moi, je ne voudrais pas qu’aucun être vivant commît une faute pour racheter ma vie. J’aurais pu fuir de cette prison, pendant cette nuit terrible où elle fut forcée, avec quelqu’un qui m’aurait servi de protecteur et d’appui dans le monde, mai j’ai répondu : « Que m’importe l’existence à présent que mon honneur est perdu ? » Cependant ce long emprisonnement a abattu mon courage, et il y a des fois où, abandonné à moi-même, j’éprouve quelque chose d’affreux : il me semble alors que je donnerais des mines d’or et de diamants, si je les avais, pour acheter la vie, seulement le souffle de la vie. Oui, Jeanie, je crois que j’ai quelquefois des accès de délire semblables à ceux que j’avais pendant ma fièvre ; seulement au lieu de voir, tout à l’entour de mon lit, des yeux menaçants, des loups furieux, et le taureau de la veuve Butler, je ne vois plus maintenant qu’un gibet tout noir et bien haut, où la pauvre Effie Deans est attachée, au milieu d’une grande quantité de visages levés vers elle, et qui se demandent si c’est bien celle-là que George Robertson appelait le Lis de Saint-Léonard ; et puis il me semble voir toutes ces figures se décomposer et me faire d’horribles grimaces, et j’en vois une parmi elles qui rit de ce rire affreux de Meg Murdockson lorsqu’elle me dit que je ne reverrais plus mon enfant. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! Jeanie, que cette vieille femme a une figure effrayante ! » En faisant cette exclamation elle appuya ses mains sur ses yeux, comme pour se dérober à la vue de l’image hideuse qui la poursuivait.

Jeanie Deans passa deux heures avec sa sœur, et chercha pendant ce temps à en tirer quelque chose qui pût servir à son acquittement. Mais Effie n’avait rien à ajouter à ce qu’elle avait déclaré dans son premier interrogatoire, déclaration qu’on fera connaître au lecteur en temps et lieu convenables. « Ils n’avaient pas voulu la croire, dit-elle, et elle n’avait rien à dire de plus. »

Enfin Ratcliffe, quoique avec répugnance, avertit les sœurs qu’il était temps de se séparer. « M. Novit, dit-il, allait venir voir la prisonnière, et peut-être M. Langlate aussi ; car M. Langlate aimait à voir une jolie fille, même entre les murs d’une prison. »

Ce fut à regret et après avoir versé bien des larmes, et embrassé sa sœur plus d’une fois, que Jeanie sortit de la chambre dont les lourds verrous se refermèrent aussitôt sur l’être chéri duquel elle se séparait. Elle s’était un peu accoutumée à son grossier conducteur, et lui offrit quelque argent, en le priant de faire tout ce qu’il pourrait pour que sa sœur ne manquât de rien. À sa grande surprise, Ratcliffe refusa son présent. « Je n’ai jamais été sanguinaire, dit-il, quand j’exploitais le grand chemin, et je ne veux pas être rapace maintenant que j’ai l’emploi des verrous ; c’est-à-dire que je ne recevrai que ce qui sera juste et raisonnable. Gardez donc votre argent, et, en retour de votre politesse, j’aurai pour votre sœur toutes les attentions qu’il sera en mon pouvoir de lui montrer ; mais j’espère qu’en réfléchissant vous changerez d’avis, et que vous ne craindrez pas de faire un serment pour elle. Du diable s’il y a du mal pour l’épaisseur d’un cheveu à jurer contre le ministère public. Je connais un digne ministre, le plus brave homme qu’en puisse voir, et qui, avant le fait pour lequel il a été déposé, parlait aussi bien en chaire qu’aucun de ceux que vous ayez entendu. Eh bien ! il en a fait un, lui, au sujet d’un baril de tabac, seulement pour autant qu’en pouvait tenir sa boîte. Mais il est possible que vous ne vouliez pas en parler d’avance : allons, il n’y a pas de mal à cela. Quant à votre sœur, j’aurai soin qu’elle soit proprement servie et qu’elle ait son dîner bien chaud, et je tâcherai de lui persuader de faire un somme après avoir mangé, car du diable si elle fermera l’œil de toute la nuit. J’ai de l’expérience sur ces choses-là, moi. La première nuit est toujours la pire de toutes. Je n’ai jamais entendu dire que personne ait fermé les yeux la nuit d’avant son jugement, mais j’en ai vu beaucoup dormir d’un bon somme celle d’avant leur exécution. Et cela n’est pas étonnant, on peut tout supporter, excepté l’incertitude. Il vaut mieux être débarrassé de quelque chose qui vous gêne, même quand on aurait lieu de regretter sa perte, que d’être toujours inquiété ; il vaut mieux perdre une dent que de la garder branlante. »


CHAPITRE XXI.

LE JOUR DU JUGEMENT.


Oui, quoique tu puisses être ignominieusement traînée à l’arbre fatal, il te restera un ami fidèle qui partagera avec toi jusqu’à la dernière extrémité les rigoureux décrets du sort.
Jemmy Dawson.


Après avoir passé la plus grande partie de la matinée en prières (car ses compatissants voisins avaient absolument voulu le décharger de ses travaux ordinaires), Davie Deans entra dans la chambre où le déjeuner était préparé. Ses yeux étaient involontairement baissés, car il craignait de regarder Jeanie, incertain comme il l’était encore que sa conscience lui permît de se présenter devant la cour de justice pour y faire la déclaration qui pouvait servir à la justification de sa sœur, comme on lui avait fait entendre qu’elle en avait les moyens ; enfin, après une minute ou deux de pénible hésitation, il regarda ses vêtements pour tâcher de découvrir si son intention était de sortir. Elle était habillée d’une manière propre et simple ; mais rien dans son costume n’indiquait bien clairement son projet ; elle avait changé sa robe du matin contre une autre moins commune, mais qui n’était pourtant pas celle qu’elle avait coutume de mettre pour aller à l’église ou dans les cas très-rares où elle visitait quelques voisins. Son bon sens lui avait appris que dans cette occasion, son extérieur devait être décent, par respect pour le tribunal devant lequel elle allait paraître ; tandis que sa sensibilité ne lui aurait pas permis de se parer du petit nombre d’ornements qu’elle se permettait quelquefois de porter, dans une circonstance qui allait décider de la vie de sa sœur. Ainsi donc, rien dans son extérieur ne put indiquer avec certitude à son père le parti qu’elle avait pris.

Les préparatifs de leur frugal repas avaient été faits en vain ce jour-là. Le père et la fille, assis en face l’un de l’autre, chacun faisant semblant de manger lorsque les yeux de l’un se portaient sur l’autre, et laissant retomber avec dégoût ce qu’il portait à ses lèvres, lorsque cette feinte, inspirée par l’affection, cessait d’être nécessaire.

Enfin ces moments de contrainte eurent leur terme. La pesante cloche de Saint-Gilles annonça l’heure qui précédait celle du commencement de la séance. Jeanie se leva, et avec un degré de courage dont elle ne pouvait elle-même se rendre compte, elle prit son plaid et fit ses préparatifs pour sortir. La fermeté de ses manières faisait un contraste étrange avec l’air d’irrésolution pénible et la vacillation qu’indiquaient tous les mouvements de son père, et quelqu’un qui ne les aurait connus ni l’un ni l’autre se serait difficilement persuadé que la première fût, dans les habitudes ordinaires de la vie, une fille docile, douce, tranquille, et même timide, et que son père fût ce vieillard à l’esprit naturellement ferme et orgueilleux qui, soutenu par des opinions religieuses d’une nature austère, stoïque et inflexible, avait subi et supporté dans son temps les plus cruels revers, les persécutions et les plus imminents périls, sans que son courage en fût abattu ou sa constance ébranlée. Mais le secret de cette différence était que Jeanie avait déjà formé une résolution, et s’était résignée à ses conséquences inévitables ; tandis que Deans, ignorant tout ce qui se passait dans l’esprit de sa fille, se perdait en conjectures sur ce qu’elle pourrait dire ou jurer devant le tribunal, et sur l’influence que son témoignage pourrait exercer sur le redoutable jugement qu’on allait prononcer.

Il suivit les mouvements de Jeanie d’un regard incertain et inquiet, jusqu’à ce qu’étant prête à quitter la maison il la vît jeter sur lui des yeux où se peignait une douleur inexprimable.

« Ma chère enfant, dit-il, je vois… » et l’air précipité avec lequel il se mit à chercher ses gants tricotés et son bâton lui indiqua que son intention était de l’accompagner, quoiqu’il n’eût pas eu la force d’achever de s’expliquer.

« Mon père, » dit Jeanie répondant plus à sa pensée qu’à ses paroles, » vous feriez mieux de rester. — Dieu me donnera de la force, » dit le vieillard reprenant de la fermeté ; « j’irai.

Et prenant le bras de sa fille sous le sien, il sortit de sa maison, d’un pas si rapide que Jeanie avait peine à le suivre. Une circonstance peu importante, mais qui prouve dans quel état d’agitation était son esprit, vint arrêter sa marche. « Et votre bonnet, mon père ? dit Jeanie qui remarqua que sa tête blanche était découverte ; une légère rougeur passa sur ses joues, il retourna en arrière, honteux d’avoir été surpris dans un oubli qui attestait le désordre de ses facultés morales. Il remit son large bonnet bleu écossais, et d’un pas plus lent et plus calme, comme si cette circonstance l’eût rappelé à lui-même et à la nécessité de recueillir toute sa fermeté et toute sa présence d’esprit, après avoir remis de nouveau son bras sous celui de sa fille, il reprit la route d’Édimbourg.

Les tribunaux de justice se tenaient alors et se tiennent encore dans le lieu nommé Enclos du Parlement, ou, suivant l’expression moderne, la Place du Parlement, et occupaient les bâtiments destinés à loger les états d’Écosse. Cet édifice, quoique dans un style d’architecture imparfait et de mauvais goût, avait alors l’aspect grave et décent qui convient au sanctuaire des lois, et quelque chose de respectable du moins à cause de son antiquité ; mais lors de ma dernière visite dans la capitale, j’ai remarqué avec peine que cette vénérable façade avait été remplacée par une autre, élevée, selon toute apparence, à grands frais, mais si peu en harmonie avec tous les anciens monuments qui l’entourent, et d’un genre si lourd et si bizarre, qu’on peut la comparer[81] aux ornements dont Tom Errand le porteur est surchargé dans la pièce intitulée un Tour au Jubilé, quand il paraît sous le costume splendide et ridicule du petit maître Clincher. Sed transeat cum cœteris erroribus.

La petite place, ou Enclos du Parlement (si nous osons encore lui conserver cette dénomination juste quoique vieillie, et qui, à Lichtfield, à Salisbury et autres endroits, est appliquée aux terrains attenants à une cathédrale) annonçait déjà la scène fatale qui devait s’y passer ce jour-là. Les soldats qui composaient la garde de la ville étaient à leur poste, et de temps en temps rappelaient à l’ordre et repoussaient du bout de leurs fusils la foule qui se pressait en avant pour tâcher d’apercevoir l’infortunée Effie pendant son court trajet de la prison adjacente, au tribunal où son sort allait être fixé. On n’a que trop souvent l’occasion de remarquer avec dégoût l’apathie avec laquelle le peuple attache ses regards sur des scènes de cette nature, et combien il est rare, à moins que la pitié de la multitude ne soit excitée par quelque circonstance frappante et extraordinaire, qu’elle y témoigne d’autre intérêt que celui d’une curiosité brutale et irréfléchie ; chacun rit, plaisante, se querelle et se pousse avec autant d’indifférence et d’insensibilité que si la cause de ce rassemblement était quelque fête publique ou quelque vaine procession. Quelquefois cependant cette conduite, ordinaire à la populace corrompue de toutes les grandes villes, fait place à quelque témoignage fugitif d’humanité et de compassion. C’est ce qui arriva dans la circonstance actuelle.

Quand Deans et sa fille se présentèrent dans l’Enclos et cherchèrent à se faire jour parmi la foule pour pénétrer jusqu’à la porte du tribunal, ils se trouvèrent mêlés à la populace et exposés à son insolence. Deans surtout, en résistant avec quelque force à ceux qui le poussaient rudement, attira sur lui, par sa figure et son costume ancien, l’attention du peuple, qui montre quelquefois un instinct de sagacité assez sûr à juger du caractère d’un individu par son extérieur.

Messieurs les whigs venant du beau pont de Bothwell,
Soyez les bienvenus dans ce noble castel,


s’écria l’un ; car le bas peuple d’Édimbourg était alors disposé au jacobitisme, parce que c’était l’opinion la plus directement opposée au gouvernement existant.

Williamson, habile docteur,
Entre vingt ta voix fut choisie
Pour monter en chaire, et, pasteur,
Tu célébras Killycrankie[82],


chanta une sirène dont l’aspect indiquait au premier coup d’œil la profession. Un portefaix en guenilles, que Davie Deans avait poussé en cherchant à échapper à ses incommodes voisins, s’écria avec l’accent prononcé du nord : « Que le diable emporte cette figure caméronienne ! Qui lui donne le droit de pousser les gens de la sorte ? — Place à l’ancien ! dit un autre ; il va voir une sœur glorifier Dieu dans Grass-Market. — Paix ! n’avez-vous pas honte ? » s’écria quelqu’un en élevant la voix ; puis la baissant tout à coup, il ajouta plus bas, mais distinctement : « C’est son père et sa sœur. »

Tous se reculèrent à l’instant pour faire place à ces infortunés ; et tous, jusqu’aux individus les plus corrompus et les plus endurcis de la foule, parurent frappés de honte et rentrèrent dans le silence. Davie Deans, s’avançant au milieu du passage qui venait de lui être ouvert par la populace, tenant toujours sa fille par la main, lui dit avec une expression forte et sévère et qui peignait ses sensations intérieures : « Vous entendez de vos propres oreilles et vous voyez de vos propres yeux à qui les railleries de l’impie attribuent la désertion et l’apostasie de ceux qui professaient notre foi : ce n’est pas seulement à eux-mêmes, mais à l’Église dont ils sont membres, et à son chef sacré et invisible. Cela étant, ne devons-nous pas supporter avec patience notre portion dans des reproches qu’ils osent étendre si loin ? »

L’individu qui avait parlé à la foule n’était autre que notre ancien ami Dumbiedikes, dont la bouche, comme celle de l’âne du prophète, s’était ouverte par l’urgence du cas. Il les rejoignit en ce moment, et avec sa taciturnité habituelle il les escorta jusqu’au tribunal. Les sentinelles et les gardiens de la porte ne mirent aucun obstacle à leur entrée, et on dit même qu’un de ces derniers refusa un schelling que lui offrit Dumbiedikes, qui pensait que l’argent rend tout facile. Mais cette dernière circonstance a besoin d’être confirmée.

Admis dans l’enceinte de la cour, ils y trouvèrent le nombre ordinaire d’employés du tribunal et d’oisifs affairés qui assistent aux débats d’un procès par devoir ou par passe-temps. On y voyait des bourgeois qui bâillaient et ouvraient de grands yeux, de jeunes procureurs qui allaient et venaient, causaient et plaisantaient comme s’ils eussent été au parterre de quelque théâtre, tandis que d’autres, assis à l’écart sur des bancs éloignés, étaient enfoncés dans de profondes discussions sur les points qui constituaient le crime et le véritable esprit de la loi. Le banc des juges était préparé pour les recevoir ; les jurés étaient arrivés ; les avocats de la couronne, qui formaient le ministère public, s’occupaient à recevoir leurs notes, leurs documents de procédure ; ils avaient l’air grave et se parlaient bas les uns aux autres.

Ils occupaient un côté d’une grande table placée devant leur banc ; de l’autre siégeaient les avocats, auxquels l’humanité de la loi d’Écosse, plus généreuse en cela que celle de l’Angleterre, non-seulement permet, mais même enjoint d’aider de leurs conseils tous les individus qui paraissent en jugement. M. Nicol Novit se montrait activement occupé à donner des instructions au conseil de l’accusée, d’un air plein d’importance. En entrant dans la salle d’audience, Deans demanda au laird d’une voix basse et tremblante : « Où sera-t-elle placée ? »

Dumbiedikes parla bas à Novit, qui, indiquant du doigt un espace vacant à la barre en face des juges, offrit d’y conduire Deans.

« Non, dit-il, je ne puis pas m’asseoir auprès d’elle… je ne puis pas la voir… pas encore du moins… je veux me tenir hors de sa vue, et porter mes yeux autre part… cela vaudra mieux pour tous deux. »

Saddletree, dont l’intervention officieuse s’était attiré deux ou trois rebuffades du conseil, qui l’avait prié de se mêler de ses propres affaires, vit avec plaisir une occasion de jouer le rôle d’un personnage important. Il s’avança avec empressement vers le malheureux vieillard, et chercha à montrer le crédit dont il jouissait en lui procurant, par le moyen des huissiers et des gardiens de la barre, une place où il était à l’abri de l’observation générale.

« Il est bon d’avoir des amis dans la salle d’audience, » dit-il en continuant ses insipides harangues à son inattentif auditeur qui ne les écoutait ni ne songeait à y répondre. « Bien peu de gens auraient pu vous procurer une telle place. Les juges seront ici incontinent, et procéderont au jugement instanter. On n’entoure pas ici la cour comme on fait aux assises de circuit ; la haute cour de justice est toujours close. Mais, bon Dieu ! que faisons-nous ? Jeanie, vous êtes citée comme témoin. Huissier cette fille est témoin dans l’affaire… il faut qu’elle soit renfermée, elle ne peut rester avec tout le monde. Monsieur Novit, ne faut-il pas que Jeanie passe dans la chambre des témoins ? »

Novit répondit affirmativement, et offrit de conduire Jeanie dans la salle où, suivant la pratique scrupuleuse de la cour d’Écosse, les témoins se tenaient jusqu’à ce qu’on les appelât pour les interroger, et restaient ainsi séparés de tous ceux qui auraient pu influer sur leur déclaration, ou les informer de ce qui se passait dans la séance.

« Est-ce absolument nécessaire ? » demanda Jeanie qui avait de la répugnance à quitter son père.

« C’est d’une nécessité absolue, dit Saddlelree ; qui a jamais entendu dire qu’un témoin soit resté dans la salle d’audience ? — C’est en effet une chose nécessaire, » dit le jeune conseiller chargé de la défense de sa sœur ; et Jeanie, bien à regret, suivit l’huissier de la cour dans la salle des témoins.

« Ceci, monsieur Deans, dit Saddletree, s’appelle séquestrer un témoin ; mais je n’ai pas besoin de vous dire que c’est une chose toute différente du séquestre que l’on met sur les biens et sur les effets d’une personne, comme dans le cas de banqueroute. J’ai souvent été séquestré comme témoin, car il arrive quelquefois au shérif ainsi qu’à M. Sharpitlaw de m’appeler pour servir de témoin aux déclarations et confrontations, mais je n’ai jamais été séquestré de biens qu’une seul fois, et il y a bien long-temps de cela, c’était avant que je fusse marié. Mais chut ! chut ! voilà le tribunal qui s’assemble. »

Effectivement, les cinq lords de la cour de justice, vêtus de leurs longues robes écarlates bordées de blanc, et précédés d’un huissier, entrèrent alors avec les formalités ordinaires, et prirent place sur le banc des juges.

Tout l’auditoire se leva à leur aspect, et le bruit qu’avait occasionné leur entrée était à peine calmé, quand une grande rumeur, causée par une foule de personnes qui se pressaient à la porte et qui cherchaient à pénétrer de vive force dans la salle et dans les galeries, annonça que l’accusée allait paraître à la barre. Ce tumulte eut lieu lorsque les portes, qui d’abord ne sont ouvertes que pour ceux qui ont le droit d’être présents, et pour les personnes des classes plus élevées qui trouvent le moyen de se faire admettre, s’ouvrent enfin pour tous ceux que la curiosité attire dans ces sortes d’occasions. La multitude effrénée se précipita donc en foule : la plupart avait le visage enflammé, les cheveux en désordre, et se marchaient sur le corps les uns les autres, tandis que quelques soldats, formant pour ainsi dire le centre de ce torrent, avaient de la peine, malgré tous leurs efforts, à ouvrir un passage à l’accusée pour se rendre au lieu qui lui était désigné. Enfin, l’autorité de la cour et les efforts de ses officiers réussirent à faire cesser le désordre, et la malheureuse jeune fille fut amenée et placée devant la barre, entre deux sentinelles armés de baïonnettes, pour y entendre la sentence qui devait lui rendre la liberté ou la livrer à la mort.


CHAPITRE XXII.

DÉBATS ET PLAIDOIRIES.


Nous avons des statuts sévères, des lois rigoureuses pour servir de frein aux esprits indomptables et que nous avons laissés dormir depuis quatorze ans, semblables à un lion vieilli, retiré dans son antre, et qui ne va plus chercher sa proie.
Shakspeare. Mesure pour mesure.


« Euphémie Deans, » dit le président d’un ton où la dignité était mêlée de compassion, levez-vous, et écoutez l’accusation intentée contre vous. »

La malheureuse fille, qui avait été comme étourdie par le tumulte et la foule à travers laquelle les gardes lui avaient ouvert un passage, jeta un regard égaré sur la multitude de figures qui l’entouraient, et qui tapissaient pour ainsi dire les murs depuis le plafond jusqu’au plancher, et obéit machinalement à un ordre qui retentissait à son oreille comme la trompette du jugement dernier.

« Relevez vos cheveux, Effie, » lui dit un des huissiers ; car les longues et abondantes tresses de ses beaux cheveux que, suivant la coutume du pays, les femmes non mariées ne couvrent jamais d’aucune espèce de bonnet, et qu’Effie n’osait plus, hélas ! retenir par le ruban, symbole de la pureté virginale, étaient répandus sur sa taille et sur son visage, et cachaient presque entièrement ses traits.

En recevant cet avis de l’huissier, la jeune fille infortunée, avec un mouvement précipité et presque machinal, écarta les boucles épaisses qui ombrageaient son front, et montra à l’assemblée entière, dont tous les yeux, à l’exception de ceux d’un seul individu, étaient avidement fixés sur elle, une figure qui, bien que pâle et amaigrie, était si belle encore dans sa douleur, qu’elle excita un murmure unanime de compassion et d’intérêt. Ces témoignages de sensibilité tirèrent apparemment la pauvre fille de l’état de stupeur où l’avait d’abord jetée l’effroi qui s’était emparé d’elle, et qui avait dominé toutes ses autres sensations, et réveilla dans son âme le sentiment non moins pénible de la honte publique à laquelle elle se voyait exposée. Ses yeux, qui d’abord avaient parcouru l’assemblée avec égarement, se baissèrent alors vers la terre ; la pâleur mortelle de ses joues commença à faire place à une faible rougeur, mais qui s’augmenta si vite, que, dans l’agonie de la honte, lorsqu’elle chercha à se couvrir la figure, ses tempes, son front, son cou et tout ce que ses doigts délicats et ses petites mains ne pouvaient cacher, parurent couverts de pourpre le plus foncé.

Tout le monde remarqua ce changement, et en fut ému ; tout le monde, un seul individu excepté : c’était le vieux Deans qui, immobile sur son siège, et caché, comme nous l’avons dit, par le coin du banc qui ne lui permettait ni de voir, ni d’être vu, n’en tenait pas moins ses yeux attachés fixement sur la terre, comme déterminer à n’être d’aucune manière possible le témoin oculaire de la honte de sa maison.

« Ichabod ! » se disait-il en lui-même, « Ichabod ! ma gloire est éclipsée ! »

Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, on fit lecture de l’acte d’accusation qui exposait dans les termes ordinaires les faits dont la prévenue était accusée, et l’on demanda à la prisonnière, suivant l’usage, si elle se reconnaissait coupable ou innocente.

« Innocente de la mort de mon pauvre enfant ! » dit Effie Deans d’une voix dont les accents plaintifs et la douceur étaient tellement en harmonie avec la beauté de ses traits, que l’auditoire ne put l’entendre sans émotion.

Le juge-président ordonna aux avocats de plaider la cause, c’est-à-dire d’exposer de part et d’autre les arguments en point de droit, et les preuves en point de fait, pour et contre la prévenue, après quoi la cour a l’habitude de prononcer un jugement préliminaire et renvoie la cause aux jurés.

L’avocat de la couronne exposa brièvement que la nécessité de prévenir la fréquence du crime d’infanticide avait donné lieu à la loi d’après laquelle l’accusée devait être jugée. Il rapporta les différents exemples, la plupart accompagnés de circonstances atroces, qui avaient enfin forcé le procureur du roi d’essayer, quoique, avec beaucoup de répugnance, si, en mettant en vigueur l’acte du parlement qui avait été passé pour empêcher de tels crimes, on pourrait en diminuer le nombre. « Il croyait disait-il, pouvoir établir par des témoins et par la déclaration de l’accusée elle-même, qu’elle était dans le cas prévu par la loi. » Suivant ces dépositions l’accusée n’avait communiqué sa grossesse à personne, et elle-même dans sa déclaration en convenait. Le secret qu’elle avait gardé était la base fondamentale de l’accusation. Les mêmes dépositions reconnaissaient qu’elle avait donné naissance à un enfant mâle, dans des circonstances qui ne donnaient que trop lieu de croire qu’il avait péri par les mains, ou du moins avec le consentement de la malheureuse mère ; que, d’ailleurs, il n’était pas obligé de prouver positivement que la mère avait participé au meurtre, ou même que l’enfant eût été assassiné : il lui suffisait, pour soutenir l’accusation, de prouver qu’il avait disparu, puisque, d’après les termes rigoureux mais justes de la loi, la femme qui cachait sa grossesse et qui n’appelait pas les secours qui sont si nécessaires en pareilles circonstances, était déjà soupçonnée d’avoir médité d’avance la mort de son enfant ; événement qui semblait devoir être la conséquence de ce mystère coupable et cruel ; et si, dans un tel cas, elle ne pouvait reproduire l’enfant vivant, ou prouver qu’il était mort de mort naturelle, elle était regardée, d’après les termes de la loi, comme l’ayant détruit elle-même, et devait, en conséquence, être punie de mort.

M. Fairbrother, avocat de l’accusée, homme d’une grande réputation dans le barreau, ne s’attacha pas à combattre directement les arguments de l’avocat général ; il commença par regretter que son ancien à la barre, M. Langlate, eût été subitement appelé dans le comté où il était shérif, et qu’il eût été prévenu si tard pour aider l’accusée de ses conseils dans cette cause intéressante. Il avait eu bien peu de temps à donner aux recherches minutieuses que cette affaire demandait, et qui seules auraient pu compenser son infériorité relativement à son illustre confrère, et il craignait de donner une preuve de son incapacité en étant forcé d’avouer la justesse de l’accusation d’après les termes de la loi. « Il suffit à Leurs Seigneuries, observa-t-il, de savoir que telle est la loi, et d’admettre que l’avocat a le droit d’introduire un interlocutoire.

« Mais quand il en viendrait à établir les faits par des preuves, je me flatte, disait-il, de produire des circonstances qui détruiront les changes portées dans l’accusation. L’histoire de ma cliente est aussi courte que triste : elle a été élevée dans les principes les plus sévères de religion et de vertu ; elle est fille d’un homme respectable et vertueux qui, dans des temps de persécution, s’est fait connaître par son courage et par sa piété, et qui a souffert lui-même pour obéir à la voix de sa conscience. »

En entendant parler de lui de cette manière, Davie Deans tressaillit involontairement, puis il reprit la posture dans laquelle il avait jusque là écoulé les plaidoiries, la tête cachée dans ses deux mains, qui étaient appuyées sur le bord élevé du banc des juges. Parmi les hommes de loi présents, les whigs parurent écouter avec intérêt, les visages des torys s’allongèrent.

« Quelle que puisse être la différence de nos opinions, » reprit l’avocat, dont le but était d’entraîner, autant que possible, tout l’auditoire de son côté, « sur les dogmes particuliers de ces sectaires (ici Deans fit un profond gémissement), il est impossible de nier que leur morale ne soit pure et même austère, et qu’ils n’élèvent leurs enfants dans la crainte de Dieu ; et cependant c’est la fille d’un tel homme qu’un jury va bientôt être appelé à condamner sur de simples présomptions, et en l’absence de preuves, pour un crime qui semble plus fait pour un pays de sauvages sans religion et sans lois que pour des chrétiens civilisés. Je conviens cependant que les excellents principes et les premières instructions qu’avait reçus la malheureuse fille n’ont pu entièrement la préserver de l’erreur : elle est devenue victime d’une passion inconsidérée pour un jeune homme qu’on m’a représenté comme joignant à un extérieur séduisant un caractère audacieux et criminel. Elle s’était laissé séduire par une promesse de mariage, promesse qu’il aurait tenue peut-être si alors la loi ne l’avait réclamé lui-même pour expier un défit déjà assez grave, mais qui n’avait été que l’avant-coureur d’une suite d’événements tous marqués par le crime et le sang, et dont le dénoûment n’était pas encore arrivé. Je crois que l’on n’apprendra pas sans surprise que le père de cet enfant qui a disparu, et que M. l’avocat général prétend avoir été assassiné, est le fameux George Robertson, le complice de Wilson, le héros de la fuite mémorable de l’église de la prison, et, comme personne ne le sait mieux que M. l’avocat général, le principal acteur dans le complot formé contre Porteous. — Je suis fâché d’interrompre un avocat dans une semblable cause, dit le juge-président ; mais je dois lui rappeler qu’il s’écarte entièrement de son sujet. »

L’avocat s’inclina et reprit : « J’ai cru nécessaire de parler ici de Robertson, parce que les circonstances où cet individu s’est trouvé placé contribuent beaucoup à expliquer le silence mystérieux que M. l’avocat général regarde comme la principale preuve que l’accusée méditait la destruction de l’innocente créature à laquelle elle allait donner la vie. Elle n’avait pas avoué à ses parents qu’elle s’était écartée du sentier de l’honneur : et pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? c’est qu’elle espérait chaque jour voir sauver sa réputation par la réparation que son séducteur lui avait promise, et qu’elle croyait ses intentions sincères. Est-il naturel, est-il juste d’imaginer que, dans l’intervalle, elle irait se couvrir de honte, devenir felo de se en proclamant publiquement sa fragilité, tandis qu’elle avait toutes les raisons possibles de croire qu’en la cachant pendant un certain temps elle pourrait ensuite en dérober à jamais la connaissance ? N’est-il pas au contraire bien pardonnable à une jeune personne qui se trouvait dans un tel cas, d’avoir eu de la répugnance à prendre pour confidente la première commère qui, avec des yeux curieux et des oreilles avides, avait pu l’interroger sur les circonstances suspectes que les femmes de la classe du peuple, je pourrais dire même les femmes de tous les rangs, sont si promptes à remarquer, que quelquefois elles les voient là où elles n’existent pas ? Est-il étrange et peut-on la blâmer d’avoir repoussé leur impertinente curiosité par des dénégations mêlées d’impatience ? Tous ceux qui m’entendent sont, j’en suis convaincu, disposés par sentiment à l’absoudre de ce tort. Mais, quoique ma cliente ait ainsi gardé le silence envers ceux qui n’avaient pas le droit de l’interroger sur sa situation, et auxquels j’ajouterai qu’il eût été imprudent et inconvenant de sa part d’en faire la confidence, j’espère cependant établir qu’elle n’est pas dans le cas prévu par les dispositions de la loi, et obtenir pour cette malheureuse jeune fille un acquittement honorable devant Leurs Seigneuries, en prouvant qu’en temps et lieu convenables elle plaça sa confiance dans la personne qui en était le plus digne, et lui avoua la cruelle position dans laquelle elle se trouvait. Ceci eut lieu après la condamnation de Robertson, et tandis qu’il était en prison, attendant le sort que subit ensuite son camarade Wilson, et auquel il échappa si miraculeusement lui-même avec l’aide de ce dernier. Ce fut à cette époque où, perdant tout espoir de voir sa honte effacée par un mariage qui, dans le cas même où il eût encore été possible, n’aurait été pour elle, dans la situation de Robertson, qu’un opprobre de plus ; ce fut à cette époque, dis-je, que la prisonnière, comme j’espère pouvoir le prouver, confia son secret à une sœur, plus âgée de quelques années, et issue, à ce qu’il paraît, d’un premier mariage, et qu’elle la consulta sur les embarras et les dangers de sa malheureuse position. — Si en effet vous pouvez établir ce point, monsieur Fairbrother… dit le président. — Oui, milord, reprit M. Fairbrother, si je puis établir ce point, je me flatte non seulement de sauver ma cliente, mais encore d’épargner à Vos Seigneuries l’obligation la plus pénible de l’honorable emploi qui leur est confié, et procurer à tous ceux qui m’entendent maintenant la douce satisfaction de voir une créature aussi jeune, aussi belle, aussi ingénue que celle qui est maintenant présente à la barre, honorablement acquittée d’une aussi odieuse accusation. »

Cet appel sembla produire une vive impression sur la plus grande partie de l’auditoire, et fut suivi d’un léger murmure d’approbation. Deans, en entendant appuyer sur la beauté et l’air ingénu de sa fille, fut involontairement sur le point de tourner les yeux vers elle ; mais, revenant à lui-même, il les reporta de nouveau sur la terre avec la même obstination.

« Mon illustre confrère qui siège du côté opposé de la barre, » reprit l’avocat après un moment de pause, « partagera sans doute la satisfaction générale, puisqu’en remplissant le devoir qui lui prescrit de poursuivre un accusé, on sait que personne ne se réjouit plus sincèrement que lui de le voir honorablement acquitté. Mais je vois que mon illustre confrère secoue la tête d’un air de doute, en portant la main sur la déclaration d’Euphémie. Je le comprends parfaitement : il veut dire que les faits que je viens d’exposer ne sont nullement d’accord avec la déclaration d’Euphémie Deans elle-même. Je n’ai pas besoin de rappeler à Vos Seigneuries qu’il n’y a pas de loi qui oblige sa défense présentée être renfermée dans les limites de ses premiers aveux, et que ce n’est pas d’après ces aveux mêmes, mais d’après ce qui sera prouvé pour ou contre elle, qu’elle doit être finalement absoute ou condamnée. Je ne suis pas obligé d’expliquer pourquoi elle a jugé convenable d’omettre dans sa déclaration la confidence qu’elle a faite à sa sœur : elle pouvait n’en pas connaître l’importance ; elle pouvait craindre de compromettre sa sœur ; elle pouvait même l’avoir oubliée entièrement dans le premier moment de terreur et d’effroi qu’a dû éprouver une fille si jeune en se voyant arrêter pour un crime si odieux. La moindre de ces raisons pourrait suffire pour expliquer comment, dans ce cas, elle a omis de parler de ce fait ; mais je suis d’autant plus porté à croire que ce fut eu raison de sa crainte mal fondée d’incriminer sa sœur que je remarque qu’elle a prouvé la même délicatesse à l’égard de son amant, tout indigne qu’il en est, et qu’elle n’a pas prononcé une seule fois le nom de Robertson dans sa déclaration.

« Mais, milords, continua Fairbrother, je sais que M. l’avocat du roi attend de moi que je lui prouve que ce fait peut se concilier avec d’autres circonstances de l’affaire que je ne puis nier. Il me demandera comment l’aveu qu’Effie Deans aurait fait à sa sœur pendant sa grossesse peut s’accorder avec le mystère de son accouchement, avec la disparition et peut-être le meurtre de l’enfant ; car je ne puis nier la possibilité d’un fait contre lequel je n’ai pas de preuvres : milords, l’explication de tout ceci se trouve naturellement dans l’indulgence, je dirai même dans la facilité et la faiblesse du caractère de la femme. Les dulces Amaryllidis iræ, comme Vos Seigneuries le savent bien, sont aisément apaisées ; et quelque cruellement outragée qu’une femme ait été par l’homme qui fut l’objet de son amour, il est impossible qu’elle ne lui conserve pas toujours un fonds d’indulgence que son repentir véritable ou affecté trouvera toujours inépuisable. Nous pouvons prouver, par une lettre qui fait partie de nos preuves, que ce mauvais sujet de Robertson, du fond de la prison où probablement il méditait déjà la fuite qu’il accomplit ensuite avec le secours de son camarade, continuait d’exercer son influence sur l’esprit de cette malheureuse fille et de diriger ses actions. Ce fut pour se conformer aux injonctions exprimées dans cette lettre, que la prévenue se décida à changer la ligne de conduite que des réflexions plus sages lui avaient suggérée, et qu’au lieu de recourir à la protection de sa famille quand arriva l’époque de l’enfantement, elle s’abandonna à la garde de quelque vil agent de son séducteur, et se laissa conduire par lui dans un de ces repaires secrets du vice et du crime, qui, à la honte de notre police, existent encore dans les faubourgs de la capitale, et là, avec le secours et sous la garde d’une personne de son propre sexe, elle mit au monde un enfant mâle, dans des circonstances qui ajoutaient un double degré d’amertume aux douleurs imposées à notre première mère. Quel est le but de Robertson dans tout ceci ? c’est ce qu’il est difficile de dire ou même de deviner : il peut avoir eu l’intention d’épouser cette jeune fille, car son père est un homme riche ; mais, ce qu’il est encore plus difficile d’expliquer, c’est le dénoûment de l’histoire et la conduite de la femme qu’il avait placée auprès d’Euphémie Deans. Cette malheureuse jeune fille fut saisie de la fièvre qui accompagne son état : en reprenant ses sens, elle ne retrouva plus son enfant dans cet asile de la misère ; la misérable qui la soignait l’avait fait disparaître, et peut-être dans les plus criminelles intentions. Qui peut dire qu’il n’ait pas été en effet assassiné ? »

Ici il fut interrompu par un cri perçant de la malheureuse prisonnière. Ce fut avec peine qu’on parvint à la calmer : son avocat profita de cette interruption tragique pour terminer son plaidoyer avec effet.

« Milords et messieurs, dit-il, vous venez d’entendre dans ce cri douloureux celui de la tendresse maternelle bien plus éloquente que mes faibles paroles… Rachel pleurant ses enfants… La nature vient elle-même rendre témoignage en faveur de la force et de la sensibilité des affections maternelles de ma cliente. Je n’affaiblirai pas sa défense en y ajoutant un mot de plus. »

« Avez-vous jamais rien entendu de semblable, laird ? » dit Saddletree à Dumbiedikes quand l’avocat eut fini de plaider : « voilà un homme qui peut filer toute quenouille avec un petit brin de chanvre. Du diable s’il sait autre chose que ce qu’il y a dans la déclaration ; et quant à ce qu’il avance de la connaissance que Jeanie Deans avait de la situation de sa sœur, M. Crossmyloof prétend qu’il s’appuie sur une assez légère autorité ; mais voyez le gros oiseau qu’il a fait sortir de ce petit œuf… Il sera capable de faire sortir les poissons de la rivière… Ah, ah ! pourquoi mon père ne m’a-t-il pas envoyé à Utrecht ?… Mais, chut ! la cour va prononcer le résumé de l’affaire. »

En effet les juges, après quelques paroles, prononcèrent que l’accusation, dans le cas où elle serait prouvée, rendrait l’accusée passible des peines de la loi ; et que, le fait allégué de la déclaration faite par l’accusée à sa sœur, s’il était prouvé, serait une justification suffisante : enfin, ils soumirent l’accusation et la défense au jugement des jurés.


CHAPITRE XXIII.

LA SŒUR TÉMOIN.


Très-excellent juge, une sentence… Allons, préparez-vous.
Shakspeare. Le marchand de Venise.


Je n’ai nullement l’intention de décrire en détail les formes d’un procès criminel devant une cour d’Écosse, et je ne suis pas sûr non plus qu’il me fût possible d’en rendre compte d’une manière assez intelligible et assez exacte pour échapper à la critique de messieurs les avocats. Je me contenterai de dire que les jurés furent constitués, et que les débats continuèrent. La prévenue fut encore appelée pour répondre à l’accusation, et répondit de nouveau, innocente, avec un accent aussi déchirant que la première fois.

L’avocat du roi appela alors deux ou trois témoins du sexe féminin, dont les dépositions servirent à prouver qu’elles avaient remarqué la situation d’Effie ; qu’elles lui avaient fait part de leurs soupçons, et qu’elle avait nié constamment le fait dont elles l’accusaient, et quelquefois avec hauteur et colère. Mais comme cela se voit fréquemment, ce fut la déclaration de la prévenue elle-même qui nuisit plus que tout le reste à sa cause.

Dans le cas où cette histoire serait lue de l’autre côté des frontières, il peut être à propos d’informer le lecteur étranger, que c’est la coutume en Écosse, lorsqu’on arrête une personne soupçonnée d’un délit quelconque, de lui faire subir un interrogatoire judiciaire devant un magistrat. Cet individu n’est obligé de répondre à aucune des questions qui lui sont faites, et peut garder le silence, s’il croit de son intérêt de le faire ; mais toutes ses réponses sont mises par écrit, et, étant signées par lui et le magistrat, elles sont reproduites, si l’accusé est traduit en jugement. Il est vrai que ces déclarations ne sont pas regardées comme formant évidence par elles-mêmes, mais seulement comme admissibles en témoignage, et tendant à corroborer ce qui est considéré comme évidence légale. Malgré cette distinction un peu subtile, introduite par les hommes de loi pour concilier cette procédure avec leur règle générale, qu’un homme ne peut pas rendre témoignage contre lui-même, il arrive pourtant fort souvent que ces déclarations de l’accusé le font condamner pour ainsi dire par sa propre bouche. Le prisonnier, dans les premiers interrogatoires, a bien, il est vrai, le droit de garder le silence, mais il n’y a pas d’hommes qui ne sente qu’en refusant de répondre à des questions justes et naturelles qui lui sont faites par l’autorité judiciaire, il donne contre lui de fortes préventions de culpabilité, et sera certainement mis en prison ; et il y en a peu qui puissent renoncer à l’espoir d’obtenir la liberté en expliquant leur conduite d’une manière spécieuse. Le prisonnier refuse donc très-rarement de faire une déclaration judiciaire dans laquelle pourtant, soit qu’il laisse trop paraître la vérité, soit qu’il y substitue un récit de son invention, il s’expose presque toujours à des soupçons et des contradictions qui ont une puissante influence sur l’esprit des jurés.

La déclaration d’Effie Deans avait été faite d’après d’autres motifs, et nous la rapportons ici dans les formes judiciaires, telle qu’on peut encore la trouver sur les registres des tribunaux.

La prévenue commence par avouer une liaison criminelle avec un individu dont elle désire cacher le nom[83].

Demande. « Pour quelle raison gardez-vous le secret sur ce point ? Réponse. — Je n’ai pas le droit de blâmer la conduite de cet individu plus que la mienne ; or, je suis prête à avouer mes fautes ; mais je désire ne rien dire qui puisse compromettre les absents. D. — Avez-vous avoué votre situation à quelqu’un, et vous êtes-vous occupée des préparatifs de votre accouchement ? R. — Non. D. — Pourquoi avez-vous négligé de prendre les précautions que votre état rendait si nécessaires ? R. — La honte m’empêchait d’en parler à mes parents, et j’avais l’espoir que la personne dont j’ai parlé pourvoirait à mes besoins et à ceux de l’enfant. D. — L’a-t-il fait ? R. — Il ne l’a pas fait personnellement, mais ce n’a pas été sa faute ; et je suis convaincue qu’il aurait fait le sacrifice de sa vie pour empêcher qu’il arrivât aucun mal à moi ou à l’enfant. D. — Quelles sont donc les raisons qui l’ont empêché de tenir sa promesse ? R. — Il n’en a pas eu les moyens, étant lui-même alors dans l’embarras. Je ne répondrai pas à d’autres questions de ce genre. D. — Où avez-vous été depuis le moment où vous avez quitté la maison de M. Saddletree jusqu’au jour où vous retournâtes à Saint-Léonard chez votre père, et qui était la veille de celui où vous fûtes arrêtée ? R. — Je ne me le rappelle pas. »

Cette question ayant été répétée, la prévenue répondit qu’elle n’en a qu’un souvenir confus, ayant été très-malade à cette époque ; et à une troisième interrogation elle répondit :

« J’avouerai la vérité, dût-elle même me perdre, pourvu qu’on ne me demande rien sur le compte des autres. Je conviens donc que j’ai passé cet intervalle de temps chez une femme de la connaissance de la personne dont il a été question, et chez laquelle il m’avait recommandé de me retirer pour faire mes couches. C’est chez elle que je suis devenue mère d’un enfant mâle. D. — Comment s’appelle cette femme ? »

La prévenue refuse de répondre à cette question.

D. « Où demeure-t-elle ? R. — Je ne puis le dire avec certitude, ayant été conduite chez elle de nuit. D. — Son logement est-il situé dans la ville ou dans les faubourgs ?

Refus de répondre.

D. « Quand vous avez quitté la maison de M. Saddletree, avez-vous tourné à droite ou à gauche dans la rue ? »

Même refus de répondre.

D. « Aviez-vous déjà vu cette femme avant d’aller chez elle d’après le conseil qui vous en fut donné par la personne que vous avez refusé de nommer ? R. — Je ne crois pas. D. — Cette femme vous avait-elle été recommandée par la personne en question verbalement ou par un message ? R. — Je ne puis répondre à cette question. D. — Votre enfant est-il venu au monde vivant ? R. — Oui, oui certainement, Dieu en est témoin ! D. — Est-il mort naturellement ? R. — Pas à ma connaissance. D. — Où est-il maintenant ? R. — Je donnerais ma main droite pour le savoir, mais je n’espère pas en revoir jamais autre chose que les dépouilles. D. — Quelle raison avez-vous de le supposer mort ? »

Ici la prévenue se mit à pleurer amèrement et ne fit aucune réponse.

D. « La femme chez qui vous logiez était-elle une personne capable de vous donner du secours dans la situation où vous vous trouviez ? R. — Elle en était capable sous le rapport des connaissances en chirurgie, mais c’était une bien méchante femme. D. — Y avait-il quelque personne chez elle autre que vous deux ? R. — Je crois qu’il y en avait une autre ; mais la fièvre et l’inquiétude m’avaient tellement porté à la tête que je n’étais pas en état d’y faire attention. D. — Quand l’enfant vous a-t-il été enlevé ? R. — J’avais, comme j’ai déjà dit, la fièvre, et je fus quelque temps dans le délire. Quand je revins à moi, cette femme me dit que mon enfant était mort. Je lui répondis que si cela était, il fallait qu’on l’eût assassiné. Là dessus cette femme s’emporta et me traita si durement que l’effroi me gagna ; et, dès qu’elle eut le dos tourné, je me traînai comme je pus hors de chez elle, et me rendis à Saint-Léonard aussi vite que mes forces me le permirent. D. — Pourquoi n’avez-vous pas raconté votre histoire à votre sœur et à votre père, et n’avez-vous pas réclamé l’autorité pour faire faire des recherches dans cette maison sur votre enfant ? R. — C’était mon dessein ; mais je n’en ai pas eu le temps. D. — Pourquoi cachez-vous en ce moment le nom de cette femme et le lieu de sa demeure ? »

Après avoir gardé le silence pendant un moment, la prévenue répondit :

R. « En répondant à cette question, je ne réparerais pas le mal qui a été fait, et je pourrais être cause qu’il en arriverait davantage. D. — Vous est-il jamais venu dans la pensée de vous défaire de cet enfant par la violence ? R. — Jamais ! Dieu m’en est témoin comme j’espère un jour en sa miséricorde ! »

En réponse à une seconde question du même genre, elle déclare qu’elle n’a jamais eu une telle intention tant qu’elle a eu l’usage de sa raison, mais qu’elle ne peut répondre des pensées criminelles que le malin esprit a pu lui suggérer pendant qu’elle était dans le délire. Enfin elle répondit à une troisième interrogation encore plus solennelle à ce sujet, qu’elle se serait laissé mettre en pièces par des chevaux furieux plutôt que de porter une main cruelle sur son enfant. La prévenue répond à une autre question que, parmi les mauvais propos que la femme chez qui elle était lui a tenus, elle l’a accusée d’avoir blessé son enfant pendant son délire ; mais la prévenue croit qu’elle n’avait d’autre motif, en lui disant cela, que de l’effrayer et de la forcer à garder le silence.

D. « Que vous a dit encore cette femme dans cette occasion ? R. — Au moment où je demandais à grands cris mon enfant d’une manière à attirer les voisins, cette femme me dit d’un ton menaçant que ceux qui avaient fait taire l’enfant sauraient bien me faire taire aussi si je ne me tenais tranquille. Cette menace et l’air dont elle fut faite me firent conclure qu’elle avait attenté à la vie de mon enfant, et que la mienne même était en danger : car cette femme, d’après ses manières et son langage, me parut capable de tout.

Dans une autre occasion, la prévenue déclara que la fièvre accompagnée du délire lui a été occasionnée par la manière soudaine dont de mauvaises nouvelles lui ont été annoncées ; mais elle refusa de dire de quelle nature elles étaient.

D. « Pourquoi ne communiquez-vous pas ces détails, qui pourraient peut-être mettre les magistrats à même de s’assurer si votre enfant existe ou non ? En persistant à vous taire sur ce point, vous exposez votre vie ; vous laissez peut-être votre enfant dans les mains coupables auxquelles il est tombé, et dont on pourrait le tirer. D’ailleurs, le refus que vous faites maintenant de vous expliquer sur certains points dément l’intention que vous dites avoir eue de vous confier à votre sœur. R. — Je ne puis douter que mon enfant ne soit mort ; et d’ailleurs s’il vit, il existe un être qui veillera sur lui. Quant à ma propre existence, elle est entre les mains de Dieu qui sait à quel point je suis innocente de toute intention criminelle envers mon enfant. J’ai renoncé à la résolution que j’avais prise de tout découvrir en quittant le logement de la femme en question, par suite d’une nouvelle qui m’est parvenue. »

Ici la prévenue déclare qu’elle est fatiguée, et ne répondra plus à aucune autre question pour le moment.

Dans un interrogatoire subséquent Euphémie Deans se conforma à la déclaration qu’elle avait déjà faite ; seulement lorsqu’on lui montra une lettre qu’on avait trouvée dans ses effets, elle convint que c’était après l’avoir reçue qu’elle s’était décidée à se livrer aux directions de la femme chez qui elle était accouchée. Voici le contenu de cette lettre :

« Ma chère Effie,

« J’ai trouvé le moyen de vous faire parvenir cette lettre par une femme qui est en état de vous procurer l’assistance dont vous aurez besoin dans la situation où vous allez vous trouver. Elle n’est pas tout ce que je désirerais qu’elle fût, mais je ne puis faire mieux dans ma position actuelle, et je suis obligé dans cette extrémité de lui confier mon sort et le vôtre. J’ai encore de l’espérance, quoique je sois réduit à une cruelle situation, mais la pensée est libre, et je me flatte que Handie Dandie et moi échapperons encore au gibet malgré tout ce qui s’est passé. Vous allez vous fâcher de ce que je vous écris ainsi, mon petit Lis caméronien ; mais si je puis sauver ma vie pour l’employer à faire votre bonheur et à donner un père à votre enfant, vous aurez tout le temps de me gronder… Encore une fois, ne parlez à personne ; mes jours dépendent de cette vieille ; elle est dangereuse et artificieuse, mais elle a plus d’invention et de ressource dans l’imagination que n’en eut jamais aucune sorcière, et elle a des motifs de m’être fidèle. Adieu donc, mon petit Lis ; ne penchez pas la tête à cause de moi… Dans une semaine je serai tout à vous, ou j’aurai cessé d’être à moi-même. »

Suivait un post-scriptum : « Si je ne puis échapper à la mort, mon plus grand sujet de regret, dans cette dernière extrémité, sera le mal que j’ai fait à mon petit Lis. »

Effie refusa de dire qui lui avait écrit cette lettre, mais son histoire était assez connue pour qu’il parût certain qu’elle venait de Robertson, et, d’après la date, on vit qu’elle avait été écrite vers le temps où André Wilson, surnommé par sobriquet Handie Dandie, et lui, méditaient la première tentative de fuite qui échoua, comme nous l’avons rapporté dans le commencement de cette histoire.

Les dépositions du ministère public étant terminées, l’avocat de l’accusée commença à produire celles qui venaient à sa décharge. Les premiers témoins furent examinés sur la réputation qu’avait la jeune fille. Tous s’accordèrent à en rendre le témoignage le plus favorable, mais surtout mistress Saddletree, qui déclara, le visage baigné de larmes, qu’elle avait toujours eu la plus haute opinion d’Effie, et que quand elle aurait été sa propre fille, elle ne lui aurait pas porté une affection plus sincère. La sensibilité de cette digne femme lui fit honneur, et tout le monde en parut touché, excepté son mari, qui dit tout bas à Dumbiedikes : « Votre M. Michel Novit n’est qu’un novice en fait de témoins, à ce qu’il paraît. À quoi sert-il de faire venir une femme pour se lamenter et ennuyer les juges ? c’était moi qu’il aurait dû faire citer, et je leur aurais fait une telle déposition qu’on n’aurait pu toucher à un seul cheveu de sa tête. — Eh bien, ne pouvez-vous pas encore essayer ? dit le laird ; je vais faire un signe à Novit. — Non, non, dit Saddletree, c’est inutile, voisin ; ce serait une déposition spontanée, et je sais ce qui en arrive : mais Michel Novit aurait dû me faire citer debito tempore. » Là-dessus, essuyant sa bouche avec son mouchoir de soie et d’un air d’importance, il reprit l’attitude et la figure d’un auditeur intelligent et intéressé.

M. Fairbrother annonça alors en peu de mots qu’il allait faire paraître son témoin le plus important, et de la déposition duquel dépendait en grande partie l’issue de la cause. » On vient d’apprendre déjà, dit-il, par les témoins précédents quelle est ma cliente, et ces témoignages, rendus à son caractère d’une manière si forte et même appuyée par des larmes, ont déjà excité l’intérêt unanime en sa faveur. Mais je suis obligé de fournir des preuves plus positives de son innocence que celles qui peuvent résulter de la bonne opinion et de la bienveillance qu’elle inspirait généralement, et je me flatte de les obtenir de la bouche même de la personne que la nature lui désignait pour conseil et pour guide, de sa sœur aînée. — Huissier, appelez Jeanie Deans, fille de Davie Deans, nourrisseur de bestiaux à Saint-Léonard. »

Lorsqu’il prononça ces mots, la malheureuse accusée se leva en sursaut, et pencha la moitié de son corps en avant de la barre, du côté par où sa sœur devait entrer. Et lorsque Jeanie, qui suivait l’huissier d’un pas lent, s’avança jusqu’au pied de la table, Effie, sur le visage de laquelle la confusion de la honte s’était effacée pour faire place à l’expression de la prière la plus ardente et la plus suppliante à la fois, les bras étendus, les cheveux rejetés en arrière, les yeux humides de larmes et fixés avec angoisse sur sa sœur, s’écria d’un ton qui pénétra jusqu’au cœur tous ceux qui l’entendirent : « Ô Jeanie, Jeanie ! sauve-moi ! sauve-moi. »

En proie à tant de sensations différentes, mais telles qu’on pouvait les attendre de son caractère fier et indépendant, le vieux Deans se retira en ce moment encore plus dans l’enfoncement du coin qui le cachait à tous les yeux ; de sorte que lorsque Jeanie, en entrant dans la salle d’audience, jeta un regard timide sur l’endroit où elle l’avait laissé assis, elle ne vit plus sa vénérable figure. Il était assis de l’autre côté de Dumbiedikes et tordait ses mains en disant : « Ah, laird ! voici le moment fatal… Si je puis seulement surmonter l’effroi de ce moment !… Je sens que ma tête a des vertiges ; mais le Seigneur viendra au secours de la faiblesse de son serviteur. » Et après une courte prière mentale, il se releva de nouveau, comme incapable de rester longtemps dans une même position, et finit par se remettre à la place qu’il venait de quitter.

En même-temps, Jeanie s’était avancée jusqu’auprès de la table ; là, hors d’état de résister à l’impulsion de tendresse qui l’entraînait, elle tendit tout à coup la main à sa sœur. Effie était à une distance qui lui permit de la saisir ; elle la retint dans les siennes, la porta à sa bouche, la couvrit de baisers et de larmes, avec cette ferveur de tendresse que montrerait un catholique au saint tutélaire qui descendrait du ciel pour le sauver. Pendant ce temps, se couvrant le visage de la main qui restait libre, Jeanie pleurait amèrement. Ce spectacle aurait attendri le cœur le plus insensible ; les spectateurs étaient profondément émus. Il y en eut beaucoup qui versèrent des larmes, et il se passa quelque temps avant que le président lui-même pût assez maîtriser son attendrissement pour engager le témoin à se calmer, et l’accusée à s’abstenir de ces marques d’affection qui, toutes naturelles qu’elles étaient, ne pouvaient être permises dans ce moment et devant une telle assemblée.

Le juge lui fit ensuite prêter le serment solennel de dire la vérité et de ne rien cacher de tout ce qu’elle saurait ou de tout ce qui lui serait demandé au nom de Dieu, et de répondre comme elle répondrait à Dieu le jour du jugement ; serment redoutable qui manque rarement de faire impression sur les hommes les plus endurcis, et qui pénètre de crainte même les plus justes. Jeanie, élevée dans une profonde vénération pour le nom et les attributs de la Divinité, fut remplie d’une émotion de respect par la solennité de cet appel direct au Créateur et à sa justice ; mais en même temps elle se sentit élevée au-dessus de toutes les considérations humaines, excepté celles qui ne craignent pas les regards de l’Éternel. Elle répéta la formule d’une voix basse, mais distincte, après le juge ; car c’est à lui, et non à aucun officier inférieur des cours de justice, en Écosse, qu’est assignée la tâche de diriger le témoin dans cet appel solennel qui sanctionne sa déclaration.

Quand le juge eut rempli ces formalités, il ajouta d’un ton d’intérêt, et cependant d’admonition, quelques paroles renfermant un conseil que les circonstances lui parurent demander de lui.

« Jeune femme, dit-il, vous paraissez devant la cour dans des circonstances telles, qu’il faudrait être dépourvu de toute humanité pour ne pas compatir à votre situation. Cependant mon devoir m’oblige à vous dire que la vérité, quelles qu’en soient les conséquences, est ce que vous devez à votre pays, à ce Dieu qui n’est que vérité lui-même, et dont vous venez d’invoquer le nom. Prenez tout le temps qu’il vous faudra pour répondre aux questions que monsieur va vous faire, » ajouta-t-il en montrant l’avocat ; « mais rappelez-vous que si vous vous laissez entraîner à dire au-delà de la pure vérité, vous en répondrez devant le tribunal des hommes et devant celui de Dieu. »

On lui fit alors les questions ordinaires : si personne ne lui avait dicté la déclaration qu’elle allait faire ; si personne ne lui avait promis ou donné d’avance de récompense d’aucun genre pour ce qu’elle allait dire ; si elle ne portait ni haine ni ressentiment à l’avocat de Sa Majesté, contre lequel elle était citée comme témoin. Jeanie répondit tranquillement à toutes ces questions par une simple négation, mais elles scandalisèrent beaucoup son vieux père, qui ne savait pas que l’usage était de les faire à tous les témoins.

« Non, non, » s’écria-t-il assez haut pour être entendu, « mon enfant n’est pas comme la veuve de Tekoah : personne n’a mis dans sa bouche les paroles qu’elle va prononcer. »

Un juge qui connaissait mieux sans doute les Pandectes que le livre de Samuel, se préparait à faire quelque question sur cette veuve de Tekoah, qui, de la manière dont il l’entendait, avait été gagnée pour faire une fausse déclaration ; mais le juge-président, plus versé dans la connaissance des saintes Écritures, donna tout bas à son confrère l’explication nécessaire, et le moment de délai qu’occasionna cette méprise donna le temps à Jeanie Deans de recueillir toute sa fermeté pour la tâche pénible qu’elle avait à remplir.

Fairbrother, qui avait une grande intelligence et l’habitude du barreau, vit qu’il était nécessaire de laisser à Jeanie le temps de se remettre. Il soupçonnait intérieurement qu’elle allait rendre un faux témoignage en faveur de sa sœur.

« Mais, après tout, c’est son affaire, se disait-il, et la mienne est de lui laisser le temps nécessaire pour reprendre du calme et faire sa déposition, fausse ou vraie : valeat quantum. »

En conséquence, il commença son interrogatoire par des questions insignifiantes, et qui permettaient une réponse immédiate.

Demande. « Vous êtes, je crois, la sœur de l’accusée ?

Réponse. — Oui, monsieur. D. — Non pas sœur de père et de mère, à ce qu’il me semble ? R. — Non, monsieur ; nous sommes de différentes mères. D. — C’est vrai… ; et vous êtes, je crois, plus âgée de quelques années ? R. — Oui, monsieur. »

Après que l’avocat, par ces questions préliminaires et sans importance, crut avoir familiarisé le témoin avec la situation dans laquelle elle était, il lui demanda si elle n’avait pas remarqué de changement dans la santé de sa sœur pendant les derniers mois qu’elle avait passés chez mistress Saddletree.

Jeanie répondit affirmativement.

« Et elle vous en a sans doute dit la cause, ma chère ? » dit M. Fairbrother d’un ton d’aisance et qui semblait l’engager à répondre affirmativement.

« Je suis fâché d’interrompre mon confrère, » dit l’avocat général en se levant ; « mais j’en appelle au jugement de Vos Seigneuries : cette question principale n’est-elle point faite de manière à dicter la réponse ? — S’il faut discuter ce point, dit le président, je vais faire retirer le témoin. »

Le barreau d’Écosse regarde, pour ainsi dire, avec une sainte horreur toute question faite par un avocat à son témoin d’une manière qui peut lui donner à entendre le genre de réponse qu’on attend de lui. Ces scrupules, quoique fondés sur un excellent principe, sont quelquefois portés à un point de minutie ridicule, d’autant plus qu’il est toujours facile à un avocat qui a toute sa présence d’esprit d’éluder l’objection qu’on lui fait ; et c’est ce que fit Fairbrother dans cette occasion.

« Il est inutile, milord, dit-il, de faire perdre du temps à la cour. Puisque monsieur l’avocat du roi croit trouver quelque chose à redire à la forme de ma dernière question, je la présenterai d’une autre manière. Dites-moi, jeune fille, avez-vous fait quelques questions à votre sœur lorsque vous avez remarqué son changement ! Prenez courage, parlez sans crainte. — Je lui ai demandé ce qu’elle avait, dit Jeanie. — Très-bien, ne vous pressez pas. Et quelle réponse vous a-t-elle faite ? » continua M. Fairbrother.

Jeanie garda le silence et devint pâle comme la mort. Ce n’est pas qu’elle conçût un seul moment la pensée d’un parjure ; c’était la répugnance bien naturelle qu’elle éprouvait à éteindre la dernière étincelle d’espoir qui restait à sa sœur.

« Prenez courage, jeune fille, dit Fairbrother ; je vous ai demandé ce que votre sœur a répondu à la question que vous lui fîtes sur sa santé. — Rien, » répondit Jeanie d’une voix faible, et qui cependant fut distinctement entendue jusque dans les coins les plus reculés de la salle : tant était profond le silence qu’on y avait gardé pendant le terrible moment d’attente qui s’écoula entre la question de l’avocat et la réponse du témoin !

Fairbrother eut l’air déconcerté ; cependant il reprit bien vite cette présence d’esprit qui est aussi nécessaire dans une action civile que dans une action militaire. « Rien, sans doute, c’est-à-dire rien d’abord ; mais quand vous lui demandâtes la même chose une seconde fois, ne vous dit-elle pas ce qu’elle avait ? »

Cette question fut faite d’un ton à lui faire comprendre toute l’importance de sa réponse dans le cas où elle ne l’aurait pas déjà sentie. La glace était rompue cependant, et Jeanie, sans se faire attendre aussi long-temps que la première fois, répondit : « Hélas ! hélas ! elle ne m’en a jamais dit un seul mot. »

Un profond gémissement se fit entendre dans l’assemblée ; il fut répété par un autre plus profond et plus douloureux encore que laissa échapper le malheureux père. L’espoir qui, involontairement et presque à son insu, n’avait cessé de le soutenir, venait tout à coup de se dissiper, et le vénérable vieillard tomba sans connaissance sur le plancher, aux pieds de sa fille épouvantée. L’infortunée jeune fille, animée par le désespoir, luttait vainement contre les gardes au milieu desquels elle était placée. « Laissez-moi aller voir mon père ! Je veux le voir ! je veux le voir ! Il est mort, il est mort ! c’est moi qui l’ai tué ! » répétait-elle avec des accents frénétiques de douleur, et dont ceux qui les entendirent conservèrent une longue impression.

Même dans ce moment d’angoisse et de confusion générale, Jeanie ne perdit pas cette supériorité qu’un esprit ferme et élevé conserve dans les circonstances les plus déchirantes. Elle courut à lui.

« C’est mon père, c’est notre père ! » répétait-elle avec douceur à ceux qui essayaient de la séparer du vieillard ; et se penchant vers lui, elle écarta les cheveux blancs qui couvraient son front, et se mit à lui frotter les tempes.

Le juge, après s’être essuyé les yeux à plusieurs reprises, ordonna qu’ils fussent conduits dans un appartement voisin, et qu’on donnât au vieillard tous les soins que demandait son état. Pendant qu’on transportait son père hors de la cour, et que sa sœur le suivait à pas lents, l’accusée tint ses yeux attachés sur eux avec une telle fixité, qu’on aurait dit qu’ils allaient s’élancer hors de leurs orbites ; mais quand elle cessa de les voir, elle sembla puiser dans son état d’isolement et de désespoir un courage qu’elle n’avait pas encore montré.

« Le plus amer est maintenant passé, » dit-elle ; puis s’adressant d’un ton ferme à la cour : « Milords, si tel est votre bon plaisir de poursuivre cette affaire, il me tarde de voir la fin de cette terrible journée. »

Le président, qui, nous le disons à sa louange, avait partagé vivement la compassion générale, fut étonné d’être rappelé à son devoir par l’accusée ; il se recueillit un moment, et demanda si l’avocat de la prévenue avait d’autres témoins à interroger. Fairbrother, d’un air abattu, répondit négativement.

L’avocat-général s’adressa alors aux jurés. Il dit en peu de mots que personne ne pouvait être plus pénétré que lui de la scène déchirante qui venait d’avoir lieu ; mais que c’était la conséquence des grands crimes d’amener le désespoir et la ruine sur tous ceux qui avaient des relations avec le coupable. Il passa brièvement en revue toutes les preuves, et montra que toutes les circonstances de l’affaire étaient précisément celles qu’avaient prévues les dispositions de la loi d’après laquelle la malheureuse accusée était jugée ; que l’avocat de la prévenue n’avait pu réussir à prouver qu’Euphémie Deans eût communiqué sa situation à sa sœur : que, quant à la bonne réputation dont elle jouissait précédemment, c’était à regret qu’il faisait remarquer que c’étaient toujours les femmes qui avaient la meilleure renommée, et qui y attachaient le plus de prix, qui se laissaient entraîner par la crainte de la honte et de l’opprobre à la tentation de commettre le crime d’infanticide. Il ne faisait aucun doute que l’enfant n’eût été assassiné. La déclaration pleine d’hésitations et de contradictions de la prisonnière elle-même, ses nombreux refus de dire la vérité sur des points où, suivant ses propres aveux, il eût été dans son intérêt de s’expliquer franchement, tout lui prouvait le soit du malheureux enfant. Il ne doutait pas non plus de la part que l’accusée avait eue dans le crime. Qui, plus qu’elle, pouvait avoir intérêt à commettre une action aussi cruelle ? Sûrement ni Robertson, ni l’agent de Robertson, dans la maison de qui elle était accouchée, ne pouvaient être entraînés à un tel crime, si ce n’est à cause d’elle, dans le but de sauver sa réputation, et avec sa connivence. Mais la loi n’exigeait pas de lui qu’il produisît des preuves positives du meurtre et de la participation que l’accusée y avait eue. Le but de cette loi était de substituer une certaine réunion de circonstances probables à une preuve positive que, dans des cas semblables, il est très-difficile de se procurer. Les jurés pouvaient examiner la loi eux-mêmes, et ils avaient aussi la déclaration et le jugement interlocutoire, qui pouvaient servir à les diriger sur ce point légal. Il attendait de leur conscience de prononcer sur l’une et l’autre question un verdict affirmatif.

La défense de Fairbrother fut très-faible, par suite de l’échec qu’il venait d’éprouver au lieu de la déposition qu’il avait espéré obtenir ; mais il continua de plaider sa cause avec courage et persévérance. Il osa accuser la sévérité de la loi d’après laquelle la jeune fille était jugée. « Dans tous les autres cas, disait-il, le premier devoir de l’accusateur public était de prouver d’une manière incontestable que le crime qui faisait l’objet de l’accusation avait été commis, ce que les hommes de loi appellent prouver le corpus delicti. Mais cette loi, faite, sans aucun doute, dans les meilleures intentions, et dictée par une juste horreur pour un crime qui outrageait aussi cruellement la nature que l’infanticide, pouvait elle-même conduire au plus affreux des assassinats, en condamnant à la mort un être innocent, en réparation d’un crime supposé, dont personne peut-être n’était coupable. Il était si loin de reconnaître la probabilité de la mort violente de l’enfant, qu’il ne voyait pas même de preuve que l’enfant eût jamais vécu. »

L’avocat-général montra la déclaration de la jeune fille ; son avocat répondit qu’une déclaration faite dans un moment de terreur et de désespoir, qui tenait presque de l’égarement, ne pouvait pas, comme le savait bien son illustre confrère, être regardée comme une preuve valable contre la personne qui en était l’auteur. Il était vrai que des aveux judiciaires, faits en plein tribunal, et en présence des juges eux-mêmes, étaient la plus forte des preuves, d’après ce que dit la loi, que in confitentem nullœ sunt partes judicis. Mais ceci ne s’appliquait qu’aux aveux judiciaires par lesquels la loi entendait ceux qui sont faits en présence des juges et des jurés. Quant aux aveux extra-judiciaires, toutes les autorités s’accordaient avec celle des illustres Farinaci et Matheus[84], confessio extrajudicialis in se nulla est ; et quod nullum est non potest adminiculari. Ils étaient complètement nuls et dépourvus de force et d’effet, incapables donc de confirmer les autres présomptions, ou, suivant la phrase légale, de leur servir d’adminicule. Ainsi donc, dans le cas actuel, laissant de côté l’arrêt extra-judiciaire, qui ne devait compter pour rien, il soutenait que l’accusateur public n’avait pas rempli la seconde condition de la loi, en prouvant qu’un enfant était né vivant, et que cette assertion devait au moins être établie avant d’accueillir la présomption qu’il avait été détruit. « Si quelqu’un des jurés, dit-il, trouve que ceci soit une chicane faite à la loi, qu’il réfléchisse qu’elle est en elle-même d’une assez grande rigueur pour mériter une discussion approfondie. » Il termina un discours très-érudit par une éloquente péroraison sur la scène qui venait d’avoir lieu. Pendant ce morceau pathétique, Saddletree s’endormit.

Vint alors le tour du président de s’adresser aux jurés. Il le fit brièvement et avec clarté.

« C’était aux jurés, disait-il, à considérer si le ministère public avait prouvé l’accusation ; quant à lui, il regrettait sincèrement de dire qu’il ne lui restait pas l’ombre d’un doute sur la sentence qu’ils avaient à rendre. Il ne voulait pas suivre l’avocat de l’accusée dans le reproche qu’il adressait à cette loi, passée sous le roi Guillaume et la reine Marie. Lui et les jurés avaient fait serment de juger d’après les lois telles qu’elles étaient, et ils ne se trouvaient point là pour les critiquer, les éluder, ou même les défendre. Dans aucun cas civil, aucun avocat n’était autorisé, en plaidant la cause de son client, à examiner la loi ; mais, par considération pour la situation pénible où les avocats se trouvent souvent devant la cour criminelle, de même que par égard pour tout ce qui pouvait servir à prouver l’innocence de l’accusée, il n’avait pas voulu interrompre son avocat ni limiter sa défense. La loi actuelle avait été instituée pour arrêter les progrès alarmants d’un crime affreux ; quand on la jugera trop sévère pour atteindre ce but, la sagesse de la législation moderne y apportera sans doute des changements ; mais à présent c’était la loi du pays, la règle de la cour, et, d’après le serment qu’ils avaient prêté, ce devait être celle des jurés. Il ne pouvait y avoir le moindre doute sur la situation de cette malheureuse fille. C’était un fait certain qu’elle avait donné le jour à un enfant, et que cet enfant avait disparu. Son avocat n’avait pu réussir à prouver qu’elle eût communiqué sa situation à personne. Toutes les circonstances requises par la loi étaient sous les yeux des jurés. L’avocat les avait priés de mettre de côté la déclaration de l’accusée. C’était une requête que faisait d’ordinaire, dans ces causes, les avocats qui sentaient que les aveux de leurs clients tournaient contre eux-mêmes. Cependant il était évident que la loi écossaise attachait un certain poids à ces déclarations, qu’il convenait être quodammodo extra-judiciaires, par la coutume universelle qu’on avait de les lire et de les représenter comme appartenant aux pièces de l’accusation. Dans le cas actuel, tous ceux qui avaient entendu les témoins décrire l’état de la jeune fille avant qu’elle quittât la maison de Saddletree, et qui le comparaient à celui où elle se trouvait lorsqu’elle retourna chez son père, ne pouvaient former aucun doute que l’accouchement n’eût eu lieu comme elle-même l’avouait ; et cette déclaration n’était plus un témoignage isolé et sans appui, mais les plus fortes preuves circonstancielles venaient lui servir d’adminicule et de confirmation.

« Il ne rapportait pas, disait-il, sa propre opinion en vue d’influer sur celle des jurés ; il avait été pénétré comme eux de tout ce qu’avait de déchirant le tableau de douleur domestique dont ils venaient d’être témoins, et si, en suivant la voix de leur conscience et les préceptes divins, et sans violer la sainteté de leur serment et le respect dû aux lois du pays, ils pouvaient rendre une sentence favorable à l’infortunée prisonnière, personne dans la cour ne s’en réjouirait plus que lui ; car jamais il n’avait trouvé l’accomplissement de son devoir aussi pénible qu’en ce jour, et il se trouverait heureux de n’avoir pas à accomplir la tâche plus difficile encore qui autrement lui resterait à remplir. »

Les jurés, après avoir entendu le discours du président, s’inclinèrent, et sortirent précédés par un huissier pour se rendre dans la salle destinée aux délibérations.


CHAPITRE XXIV.

LA SENTENCE.


Loi, prends ta victime ; et toi, Dieu de bonté, puisses-tu lui accorder la miséricorde que ce monde cruel lui refuse !
Anonyme.


Il s’écoula une heure avant la rentrée des jurés, et lorsqu’ils reparurent traversant à pas lents la salle d’audience, comme des hommes chargés d’une pesante responsabilité, et qui vont remplir un devoir pénible, le silence le plus profond et le plus imposant régna tout à coup dans l’auditoire.

« Avez-vous choisi votre chancelier, messieurs ? » leur demanda le président.

Le chef des jurés, appelé en Écosse le chancelier du jury, et qui est ordinairement l’homme le plus considéré pour son rang ou sa réputation, s’avança, et, s’inclinant respectueusement, remit à la cour un papier cacheté contenant leur déclaration alors toujours écrite, tandis que, depuis quelques années, les réponses verbales sont quelquefois permises. Les jurés restèrent debout pendant que le président rompait le cachet. Après avoir parcouru le papier, il le présenta d’un air grave et triste au greffier de la cour, pour qu’il transcrivît sur les registres cette déclaration encore inconnue, mais que tout annonçait être fatale à l’accusée. Il restait encore une formalité à remplir qui, bien qu’insignifiante en elle-même, frappe l’imagination d’une espèce d’effroi à cause des circonstances redoutables qui l’environnent. Une bougie allumée fut placée sur la table, le papier qui contenait le verdict des jurés fut mis sous une enveloppe que le juge scella de son cachet, et qui fut transmise à l’avocat de la couronne pour être conservée dans les archives. Tout ceci se passe dans un profond silence ; cette bougie presque aussi vite éteinte qu’allumée, emblème de la vie de l’homme qui, semblable à une étincelle passagère, ne brille un moment que pour disparaître aussitôt, excite dans l’âme des spectateurs des émotions qu’on peut comparer à celles qu’éprouve en pareil cas l’auditoire en Angleterre, quand le juge se couvre du fatal bonnet. Lorsque ces formes préliminaires furent accomplies, le juge ordonna à Euphémie Deans d’écouter la lecture de la déclaration du jury.

La déclaration portait, dans les termes ordinaires, que le jury ayant fait choix de john Kirk, esq., pour chancelier, et de Thomas Moore, négociant, pour secrétaire, avait à la pluralité des voix trouvé Euphémie Deans coupable du crime porté dans l’accusation ; mais que, considérant son extrême jeunesse et les circonstances malheureuses de l’affaire, il suppliait instamment le juge de la recommander à la clémence du roi.

« Messieurs, dit le juge, vous avez fait votre devoir, et il a dû paraître pénible à des hommes pleins d’humanité comme vous. Je ne manquerai pas de transmettre votre recommandation au pied du trône ; mais je me vois obligé de dire à tous ceux qui m’entourent, et surtout de prévenir la malheureuse jeune fille qui m’écoute, afin qu’elle dirige ses pensées en conséquence, que je n’ai pas le moindre espoir d’un pardon. Vous n’ignorez pas de quelle manière le crime s’est multiplié dans le pays, et je sais de plus qu’on l’a attribué à l’indulgence avec laquelle on a appliqué les lois. Je n’ai donc pas la plus légère espérance d’obtenir sa grâce. »

La cour demanda alors à M. Fairbrother s’il avait quelque chose à objecter qui pût empêcher le jugement d’être prononcé. L’avocat s’était occupé à examiner avec la plus scrupuleuse attention la déclaration du jury, comptant les lettres qui composaient les noms des jurés et pesant chaque phrase, chaque syllabe, en cherchant s’il n’y aurait pas moyen d’y trouver à redire. Mais le secrétaire entendait trop bien son affaire, la déclaration était dans toutes les formes, et Fairbrother déclara tristement qu’il n’avait rien à dire pour arrêter le jugement.

Le juge-président s’adressa alors à la malheureuse prisonnière : « Euphémie Deans, écoutez la sentence de la cour qui va être prononcée. »

Elle se leva de son siège, et avec beaucoup plus de calme qu’on n’en aurait attendu d’elle, d’après les divers incidents survenus dans la séance, elle attendit le dénoûment de cette scène redoutable. Lorsque nous souffrons, nos facultés morales ressemblent tellement à nos facultés physiques, que les premiers coups qui nous frappent avec violence sont ordinairement accompagnés d’une espèce d’engourdissement qui nous rend, pour ainsi dire, insensibles à ceux qui les suivent. Mandrin sur la roue en convenait, et telle est aussi l’opinion de ceux qui ont été frappés d’une suite de revers et de malheurs non interrompus.

« Jeune femme, dit le juge, c’est pour moi un devoir pénible de vous annoncer que votre vie vous est redemandée par une loi qui, bien qu’elle puisse paraître sévère sous quelques rapports, a pour but sage et nécessaire de montrer à celles qui se trouveraient dans votre malheureuse position, le danger auquel elles s’exposent en cherchant à cacher par une fausse honte et un orgueil mal entendu la faute qu’elles ont commise, et en ne s’occupant d’aucuns préparatifs pour assurer la vie du malheureux enfant qu’elles vont mettre au monde. Dérobant la connaissance de votre état à votre maîtresse, à votre sœur et à d’autres personnes de votre sexe, dignes de votre confiance, et dont votre conduite précédente vous avait mérité l’estime, vous avez donné lieu de croire que vous méditiez la mort de l’innocente créature dont la vie n’occupait pas toutes vos pensées. Qu’est devenu cet enfant ? est-ce à vous ou à quelque autre que l’on doit attribuer sa disparition ? l’histoire extraordinaire que vous avez racontée n’est-elle fausse qu’en partie ou entièrement ? c’est ce qu’il n’appartient qu’à Dieu et à votre conscience de savoir. Je n’aggraverai pas ce que votre position a de pénible en appuyant davantage sur ce sujet ; mais je vous engage de la manière la plus solennelle à employer le temps qui vous reste à faire votre paix avec Dieu, et dans ce dessein le ministre qu’il vous plaira de nommer aura accès près de vous. Malgré la recommandation que l’humanité a dictée aux jurés, je ne puis vous donner en ce moment le plus léger espoir de voir prolonger votre vie au-delà du terme assigné pour l’exécution de votre sentence. Abandonnez donc toute pensée qui vous rattacherait à ce monde, et occupez-vous de soins plus importants ; préparez votre esprit par le repentir à la mort, au jugement et à l’éternité. Doomster[85], faites lecture de la sentence. »

Lorsque le doomster parut, vêtu d’un habit noir et gris bordé d’un galon d’argent, chacun en apercevant et sa taille gigantesque et son visage hagard, se recula en arrière comme par un instinct d’horreur, et lui laissa un large passage par lequel il s’avança jusqu’auprès de la table. Comme cet office était rempli par l’exécuteur des hautes œuvres, chacun s’empressait de se retirer pour éviter de frôler ses vêtements, et ceux à qui cet accident arrivait par hasard secouaient leurs habits comme pour en faire disparaître cette souillure. On entendit un bruit dans l’assemblée, indiquant que chacun était oppressé et respirait d’une manière pénible, comme ceux qui s’attendent à quelque chose d’effrayant ou de douloureux ou qui en sont les témoins. Le misérable, au milieu de son brutal endurcissement, semblait s’apercevoir qu’il était l’objet de l’horreur générale, et paraissait souffrir de se trouver en public, semblable aux oiseaux des ténèbres qui abhorrent le grand air et la lumière du jour.

Répétant après le greffier de la cour, il prononça rapidement les paroles de la sentence qui condamnait Euphémie Deans à être reconduite à la prison d’Édimbourg et à y être détenue jusqu’au jour où, entre deux et quatre heures de l’après-midi, elle devait être conduite à la place ordinaire des exécutions, pour y être pendue jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Le doomster acheva la sentence par ces mots, sur lesquels il appuya de toute la force de sa voix rauque et dure : Tel est l’arrêt ! »

En prononçant ces fatales paroles, il disparut comme un malin esprit qui vient d’accomplir le but infernal qui l’a amené sur la terre ; mais l’impression d’horreur causée par sa présence ne s’effaça pas aussi promptement de l’esprit des spectateurs.

La malheureuse condamnée (car c’est ainsi qu’il faut l’appeler maintenant), bien qu’elle eût une sensibilité plus vive et fût moins accoutumée à la dominer que son père et sa sœur, montra dans cette occasion qu’elle possédait une portion considérable de leur courage. Elle était restée immobile près de la barre, pendant que sa sentence avait été prononcée, et on remarqua qu’elle avait fermé les yeux quand le doormster parut ; mais elle fut la première à rompre le silence quand cette sinistre figure se fut éloignée.

« Que Dieu vous pardonne, milords ! dit-elle et ne vous fâchez pas que je fasse ce souhait, car nous avons tous besoin de pardon. Quant à moi, je ne puis vous blâmer, puisque vous agissez d’après vos lumières. Si je suis innocente de la mort de mon pauvre enfant, vous avez tous été témoins aujourd’hui que j’ai causé celle de mon vieux père : je mérite donc toute la sévérité de Dieu et des hommes ; mais Dieu est plus miséricordieux pour nous que ne le sont les hommes les uns pour les autres. »

Ces paroles terminèrent la séance. La foule se précipita hors de la salle d’audience avec autant de tumulte qu’elle y était entrée, chacun se poussant, se coudoyant et oubliant dans le changement de place et dans le retour de ses pensées habituelles tout ce qui avait pu lui faire impression dans la scène dont il venait d’être témoin. Ceux des spectateurs qui portaient la robe et que la pratique et la théorie de leur profession avaient endurcis au point d’être aussi insensibles à de pareilles scènes que les médecins le sont en contemplant une opération de chirurgie, s’en retournèrent chez eux en compagnie, discutant tranquillement le principe général de la loi d’après laquelle la jeune fille venait d’être condamnée, la nature des preuves et les arguments des avocats, et n’exceptant pas même de leur critique les discours du juge.

Les spectateurs féminins, dont le cœur est toujours plus ouvert à la compassion, se récriaient hautement contre cette partie du discours du juge qui semblait vouloir enlever tout espoir de pardon.

« Il lui convient bien vraiment, dit mistress Howden, de nous dire qu’il faut que la pauvre fille se dispose à mourir, quand M. John Kirck, l’homme le plus honnête qui existe dans les murs de la ville, a pris la peine d’intercéder lui-même en sa faveur ! — Oui, voisine, » dit miss Damahoy en redressant sa taille sèche avec toute la dignité d’une vieille prude ; « mais je suis d’avis qu’il faut mettre un terme à toutes ces affaires scandaleuses où il est question de bâtards. Il n’y a pas moyen maintenant d’avoir chez soi une fille, si elle n’a pas atteint trente ans qu’il n’y ait après elle une nuée de jeunes gens, de commis de magasins, de clercs de procureurs, et tant d’autres qui n’ont en vue que sa ruine, et attirent le mépris sur une maison honnête ; c’est ce que je ne puis tolérer. — Allons, allons, cousine, dit mistress Howden, il faut vivre et laisser vivre les autres ; nous avons été jeunes nous-mêmes, et il ne faut pas toujours penser à mal parce que les jeunes gens aiment à être ensemble. — Jeunes nous-mêmes, dit miss Damahoy, je ne suis pas assez vieille pour parler ainsi, mistress Howden ; et quant à ce que vous voulez dire par penser à mal, je ne pense ni à bien ni à mal sur ces choses-là, et je remercie le ciel… — La reconnaissance ne vous coûte guère, » dit mistress Howden en secouant la tête ; « mais quant à votre jeunesse, écoutez donc, je crois que vous étiez capable de vous conduire, à l’ouverture du parlement d’Écosse, et c’était en 1707 ; ainsi vous ne me ferez pas accroire que vous êtes encore à la fleur de l’âge. »

Plumdamas, qui servait de chevalier aux deux dames discutantes, vit immédiatement le danger de les laisser entamer des points de chronologie aussi délicats ; et comme il aimait la paix et cherchait à maintenir les relations de bon voisinage, il s’empressa de ramener la conversation sur le sujet primitif.

« Le juge n’a pas voulu nous dire tout ce qu’il aurait pu nous dire au sujet de la recommandation à la clémence du roi, voisine, dit-il ; il y a toujours quelque détour dans ces hommes de loi ; mais cela est un secret. — Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est, voisin Plumdamas ? » s’écrièrent à la fois mistress Howden et miss Damahoy, la fermentation acide de leur dispute se trouvant soudain neutralisée par le puissant alcali renfermé dans le mot secret.

Voici M. Saddletree qui vous racontera cela mieux que moi, dit Plumdamas, car c’est lui qui me l’a dit. » Saddletree les rejoignit effectivement ; sa femme lui donnait le bras et paraissait fort affligée.

Quand cette question lui fut faite, Saddletree prit un air très-important. « On parle d’arrêter le crime d’infanticide, » dit-il d’un ton de mépris ; « et croyez-vous que nos vieux ennemis les Anglais, comme Glendook les appelle toujours dans son recueil de lois, donneraient un liard pour nous empêcher de nous entretuer tous, femmes, enfants, maris, parents, et omnes et singulos, comme dit M. Crossmyloof ? Non, non, ce n’est pas cela qui les empêchera de pardonner à la jeune fille ; mais voici le fait : le roi et la reine sont si irrités de cette émeute de Porteous, qu’ils se garderont bien d’accorder la moindre grâce à un Écossais, quand il s’agirait de pendre toute la ville d’Édimbourg. — Plût au ciel qu’ils pussent s’en retourner dans leur basse cour d’Allemagne, comme dit mon voisin Mac-Croskie, répliqua mistress Howden, si c’est de cette manière qu’ils prétendent nous traiter ! — On rapporte comme un fait certain, dit miss Damahoy, que le roi George a jeté sa perruque au feu quand à a appris la nouvelle de l’insurrection Porteous. — On dit qu’il l’a fait quelquefois à moins, dit Saddletree. — Ma foi, il devrait mieux choisir ses motifs de colère, car, après tout, celle-ci n’a servi qu’à son perruquier, et il n’y a que son perruquier qui en profite. — Vous aurez sans doute entendu dire aussi, ajouta Plumdamas, que la reine a déchiré de rage ses falbalas, et que le roi a donné des coups de pied à sir Robert Walpole, pour n’avoir pas su mieux contenir la populace d’Édimbourg ; mais je ne puis croire qu’il ait agi si brutalement. — C’est pourtant la pure vérité, dit Saddletree, et il a manqué d’en faire autant au duc d’Argyle[86]. — De donner des coups de pied au duc d’Argyle ! » s’écrièrent tous les auditeurs sur différents tons d’étonnement.

« Ah ! mais le sang des Mac-Callum More n’aurait pas supporté cela. Le roi aurait couru le danger que l’épée du duc ne vînt en tiers au milieu d’eux, ajouta Saddletree. — Le duc est un véritable Écossais, un sincère ami du pays, » dirent les auditeurs. — Oui, oui, ma foi, il l’est à la fois et du roi et du pays, comme je vous le prouverai si vous voulez entrer chez moi ; car il est des choses dont il est plus sûr de parler inter parietes. »

Quand ils entrèrent dans sa boutique, il en chassa son apprenti, et ouvrant son bureau, il en tira, avec un air d’importance et de satisfaction, un morceau de papier imprimé, sale et chiffonné. « Ceci est du fruit nouveau, observa-t-il, tout le monde ne pourrait pas vous en montrer autant ; c’est le discours du duc au sujet de l’insurrection Porteous, Vous allez entendre ce que dit là-dessus Jan roy Cean[87] ; mon correspondant l’a acheté dans la cour du palais, comme on dit, sous le nez du roi. Il me l’a envoyé en m’écrivant pour me demander le renouvellement d’une lettre de change. Il faudra que vous vous occupiez de cela, mistress Saddletree. »

La bonne mistress Saddletree était si affligée de la situation de sa malheureuse protégée, qu’elle était restée inattentive à la conversation. Cependant les mots de lettre de change et de renouvellement eurent le pouvoir de la réveiller de son engourdissement ; elle prit vivement la lettre que son mari lui présentait, essuya ses yeux, et mettant ses lunettes, elle chercha à déchiffrer, aussi bien que le lui permit le brouillard qui était encore sur sa vue, la partie essentielle de cette épître, tandis que son mari, d’un ton emphatique et déclamatoire, lisait à haute voix un passage du discours.

« Je ne suis pas ministre, je n’ai jamais été ministre, je ne serai jamais ministre. — Je ne savais pas que Sa Grâce eût jamais songé à l’Église, dit mistress Howden. — Il ne veut pas dire ministre de l’Évangile, mistress Howden, mais ministre d’État, » dit Saddletree avec une obligeante condescendance, puis il continua : « Il y eut un temps où j’aurais pu faire partie du ministère, mais je sentais trop mon incapacité pour me charger des affaires de l’État, et je remercie Dieu d’avoir assez apprécié les qualités que la nature m’a données, pour ne pas les employer à un usage pour lequel elles n’étaient pas faites. Depuis que je suis entré dans le monde (et peu de gens ont commencé leur carrière plus jeunes que moi), j’ai servi mon prince par la parole, je l’ai servi du peu de pouvoir que j’avais, ainsi que de mon épée et de mes lumières dans la profession des armes. J’ai occupé des places que j’ai perdues, et quand je devrais être privé demain de celles qui me restent, et dont j’ai toujours cherché à me rendre digne, je n’en continuerais pas moins à le servir et de ma personne et de ma fortune, tant qu’il me resterait un acre de terre et une goutte de sang dans les veines. »

Ici mistress Saddletree interrompit notre orateur.

« Monsieur Saddletree, que signifie tout cela ? vous êtes là à bavarder sur le duc d’Argyle, et voilà ce Martingale qui est sur le point de nous faire banqueroute de 60 bonnes liv. sterl. Le duc nous les paiera-t-il, dites-moi ? Je voudrais qu’il soldât lui-même ses propres comptes. Il est sur nos livres pour 1000 liv. d’Écosse, depuis son dernier voyage à Roystoun. Je ne veux pas dire qu’il ne soit un honorable seigneur, et que je craigne de perdre avec lui ; mais il y a de quoi perdre la tête de vous entendre parler de ducs et de politique, tandis que nous avons là haut ces pauvres gens. Jeanie Deans et son père. Et quel besoin aviez-vous de renvoyer de la boutique le garçon qui était occupé à coudre, pour qu’il allât jouer dans la place avec les polissons ? Ne vous dérangez pas, mes voisines, mon intention n’est pas de vous renvoyer ; mais vraiment, c’est qu’avec ses cours de justice, ses cours royales ses parlements d’Écosse et d’Angleterre, je crois que le brave homme deviendra fou. »

Les voisines connaissaient trop bien les règles de la politesse et le précepte de faire aux autres ce qu’on voudrait qu’on nous fît, pour céder à la légère invitation qui leur était faite de rester ; elles prirent donc congé, et s’empressèrent de partir. Saddletree donna tout bas rendez-vous dans une heure à Plumdamas, chez Maccroskie, à la petite boutique des Lukenbooths dont on a déjà parlé, et lui promit qu’il ne manquerait pas de mettre le discours de Mac-Callum More dans sa poche, malgré tout le train qu’avait fait la ménagère.

Quand mistress Saddletree vit sa maison libre de ces visiteurs importuns, et que le garçon Appens eut quitté le jeu, elle retourna auprès de ses malheureux parents, Davie Deans et sa fille, qui avaient trouvé dans sa maison le refuge le plus voisin et tous les secours de l’amitié.


CHAPITRE XXV.

LA RÉSOLUTION.


Isabelle. Hélas ! quels moyens puis-je avoir de le secourir ?
Lucio. Essayer ceux qui sont en votre pouvoir.
Shakspeare. Mesure pour mesure.


Lorsque mistress Saddletree entra dans l’appartement où ses hôtes cachaient leur douleur, elle en trouva les volets fermés. La faiblesse qui avait suivi le long évanouissement du vieillard avait obligé de le mettre au lit. Les rideaux étaient tirés autour de lui, et Jeanie, immobile, était assise à côté. Mistress Saddletree avait un excellent cœur, mais sa sensibilité manquait de délicatesse ; elle ouvrit le volet à moitié poussé, tira les rideaux, et prenant son parent par la main, elle l’exhorta à se lever et à mettre en évidence, au milieu de son affliction, son courage et sa piété. Mais quand elle laissa aller sa main qu’elle avait prise, elle retomba sans force sur le lit, et le vieillard n’essaya pas de répondre.

« Tout est-il fini ? » dit Jeanie, dont les joues et les lèvres étaient couvertes d’une pâleur mortelle, « et n’y a-t-il plus d’espérance ? — Il n’y en a pas ou presque pas, dit mistress Saddletree ; j’ai entendu de mes propres oreilles ce cruel juge la lui ôter. N’était-ce pas une honte ? tant d’hommes revêtus de robes rouges et de robes noires, assemblés pour ordonner la mort d’une pauvre jeune fille qui n’a pas sa tête ! Je n’ai jamais aimé tout ce bavardage de mon mari sur les lois, et maintenant je l’aimerai moins que jamais. La seule chose raisonnable que j’aie entendu dire, c’est lorsque l’honnête John Kirk a parlé de la recommander à la clémence du roi. Mais il parlait à des gens qui ne l’entendaient pas ; il aurait aussi bien fait de garder son haleine pour souffler son porridge. — Mais le roi peut-il faire grâce ? » demanda Jeanie avec vivacité. « Il y a des gens qui disent qu’il ne peut pas faire grâce dans des cas de meur… dans un cas comme le sien. — S’il peut faire grâce, ma chère ? certainement qu’il le peut quand il le veut. Ne l’a-t-il pas fait au jeune Singleswoord qui avait tué le laird de Ballencleugh, et au capitaine Hackum, cet Anglais qui avait tué le mari de lady Colgrain, et au jeune Saint-Clair, qui avait tiré sur les deux Shaw, et à bien d’autres encore de mon temps ? Il est vrai que c’étaient des gentilshommes, et qu’ils avaient leurs parents pour solliciter en leur faveur… Et dernièrement encore, n’a-t-il pas fait grâce à John Porteous ?… Ah ! je vous assure qu’il a le pouvoir de faire grâce ; la seule difficulté est de l’obtenir. — Porteous ? dit Jeanie, c’est vrai ; j’oublie ce dont je devrais le plus me souvenir. Adieu, mistress Saddletree, et puissiez-vous ne jamais manquer d’amis dans le malheur ! — Est-ce que vous allez quitter votre père, Jeanie ? Mon enfant, vous feriez mieux de rester, dit mistress Saddletree. — On a besoin de moi là-bas, » dit-elle en montrant de la main la prison, « et il faut que je le quitte maintenant, sans quoi je n’en aurai jamais le courage… Je ne crains pas pour sa vie… Je sais combien il a de courage ; je le sais, » ajouta-t-elle en posant la main sur sa poitrine, « par ce que mon propre cœur éprouve en ce moment. — Eh bien, mon enfant, si vous pensez que ce soit pour le mieux, qu’il reste ici à se reposer, du moins avant de retourner à Saint-Léonard. — Certainement, et je vous en remercie. Dieu vous bénisse ! Je vous en prie, ne le laissez pas partir avant d’avoir reçu de mes nouvelles. — Mais vous reviendrez bientôt, dit mistress Saddletree ; on ne vous permettra pas de rester là-bas. — Oui, mais il faut que j’aille à Saint-Léonard… J’ai beaucoup à faire et peu de temps devant moi… Dieu vous accorde sa bénédiction… Je vous recommande mon père. »

Elle était déjà à la porte de la chambre lorsque, se retournant tout à coup, elle revint et s’agenouilla auprès du lit. « Ô mon père, donnez-moi votre bénédiction ; je n’ose partir que vous ne m’ayez bénie ; dites-moi seulement : Que le bon Dieu te bénisse et t’accompagne, Jeanie ! Essayez seulement de prononcer ces mots-là. »

Le vieillard, plutôt par instinct que par l’effet d’une volonté intelligente, murmura une prière pour que les bénédictions divines se multipliassent sur sa tête.

« Il a béni mon projet, » dit Jeanie en se relevant, « et quelque chose me dit que je réussirai. »

En parlant ainsi elle sortit de la maison.

Mistress Saddletree la regarda partir en secouant la tête. « Je souhaite qu’elle jouisse de sa raison, la pauvre fille ! Il y a quelque chose de singulier dans tous ces Deans… Je n’aime pas que les gens croient ainsi valoir mieux que les autres ; il est rare qu’il en résulte quelque chose de bon. Mais si elle est allée visiter les bestiaux à Saint-Léonard, c’est une autre affaire ; il faut bien qu’on en ait soin. Grizzie, montez et prenez soin de ce bon vieillard ; veillez à ce qu’il ne manque de rien… Folle que vous êtes, » dit-elle en s’adressant à sa servante quand elle rentra, « à quoi bon relever vos cheveux de cette manière ? je crois qu’il y a eu un terrible exemple aujourd’hui du danger de la coquetterie ; voyez où tout cela vous conduit. »

Laissant là la bonne dame continuer de prêcher contre les vanités du monde, nous transporterons le lecteur dans la petite cellule où la malheureuse Effie Deans venait d’être renfermée, étant depuis sa condamnation plus étroitement resserrée, et privée de plusieurs privilèges dont elle avait joui avant que la sentence fût prononcée.

Il y avait à peu près une heure qu’elle était dans cet état d’horreur et de stupéfaction si naturel à sa position, lorsqu’elle en fut tirée par l’ouverture des verrous qui fermaient sa porte, et Ratcliffe parut devant elle. « C’est votre sœur qui veut vous parler, Effie, dit-il. — Je ne puis voir personne, » dit Effie aigrie par son malheur, et avec cette irritabilité qu’il fait naître ; « je ne puis voir personne, et moins elle que tout autre. Dites-lui qu’elle prenne soin de son vieux père ; je ne suis plus rien pour eux maintenant, ni eux pour moi. — Elle dit qu’il faut qu’elle vous voie, pourtant, » reprit Ratcliffe ; et en ce moment Jeanie s’élançant dans la chambre, se précipita au cou de sa sœur qui cherchait en vain à se soustraire à ses embrassements.

« À quoi sert-il de venir ainsi pleurer près de moi, dit la pauvre Effie, quand vous m’avez tuée ? tuée quand un mot de votre bouche m’aurait sauvée ; tuée quand je suis innocente, innocente de ce crime du moins, moi qui me serais sacrifiée corps et âme pour vous sauver un doigt de la main ? — Vous ne mourrez pas ! » dit Jeanie avec tout l’enthousiasme du courage. Dites-moi ce que vous voudrez, pensez de moi ce qu’il vous plaira ; promettez-moi seulement, car je me méfie de votre âme orgueilleuse ; promettez-moi que vous ne tournerez pas vos mains contre vous-même ; moi, je vous promets que vous ne mourrez pas de cette mort honteuse. — Non, Jeanie, je ne mourrai pas d’une mort honteuse. Quoique mon cœur se soit montré bien faible, il y a en lui assez de résolution pour échapper à l’ignominie… Retournez vers notre père, et ne songez plus à moi. J’ai fait mon dernier repas dans ce monde. — Ô Dieu ! c’est là ce que je craignais, s’écria Jeanie. — Allons donc, allons donc, mon enfant, dit Ratcliffe ; vous ne savez guère ce que c’est que tout cela… On croit toujours pendant le premier moment qui suit la sentence qu’on aura plutôt le courage de mourir que d’attendre la mort pendant six semaines… mais cela n’empêche pas qu’on passe ces six semaines en attendant. Je sais bien comment cela se passe, moi ; j’ai entendu lire mon arrêt trois fois, et cependant me voilà, moi, James Ratcliffe… Pourtant, si j’avais serré ma serviette comme il faut la première fois, comme j’en avais bonne envie, et c’était pour une vache grise qui ne valait pas 10 liv. st., où en serais-je maintenant ? — Et comment vous êtes-vous échappé ? » demanda Jeanie, à laquelle le sort de cet homme, d’abord si odieux, inspirait un espèce d’intérêt depuis qu’elle y voyait quelque rapport avec celui de sa sœur.

« Comment je me suis échappé ? » dit-il en clignant l’œil d’un air significatif… » Je vous dirai que c’est par un moyen qui ne réussira à personne tant que j’aurai les clefs de cette prison. — Ma sœur en sortira à la face du soleil, dit Jeanie : j’irai à Londres demander son pardon au roi et à la reine. S’ils ont fait grâce à Porteous, ils peuvent bien lui faire grâce aussi… Si une sœur leur demande à genoux la vie de sa sœur, ils ne la lui refuseront pas ; ils lui accorderont son pardon, cette clémence leur gagnera mille cœurs. »

Effie l’écoutait immobile d’étonnement ; et il y avait tant d’ardeur et de confiance dans l’enthousiasme de sa sœur, qu’un rayon d’espoir se glissa involontairement dans son âme, mais il ne tarda pas à se dissiper.

« Ah ! Jeanie ! le roi et la reine demeurent à Londres, à un million de milles d’ici, peut-être bien loin par-delà la mer… Je ne serai plus, avant que vous puissiez seulement y arriver. — « Vous vous trompez, dit Jeanie ; ce n’est pas si loin que vous croyez, et on peut y aller par terre… J’en ai appris quelque chose par Reuben ! — Oh ! Jeanie, vous n’avez jamais rien appris que de bon des gens que vous avez fréquentés ; et moi, moi… » Ici elle se tordit les mains et pleura amèrement.

« Ne pensez pas à cela en ce moment, dit Jeanie ; vous en aurez tout le temps si nous pouvons racheter votre vie. Adieu ! À moins que je ne meure en route, je verrai la face de ce roi qui a le pouvoir de pardonner… Oh, monsieur ! » dit-elle en s’adressant à Ratcliffe, « soyez bon pour elle ; elle n’avait jamais eu besoin jusqu’ici de la protection d’un étranger.. Adieu, adieu, Effie… Ne me parlez pas ; il ne faut pas que je pleure maintenant ; ma tête n’est déjà que trop agitée… »

Elle s’arracha des bras de sa sœur et s’échappa de sa chambre. Ratcliffe la suivit et lui fit signe d’entrer avec lui dans une petite salle. Elle l’y suivit, mais non sans trembler.

« Qu’est-ce qu’a la sotte à trembler ainsi ? dit-il. Je n’ai que de bonnes intentions… Du diable si je puis m’empêcher de vous respecter ; et parbleu ! vous avez tant de cœur, qu’il ne me paraît pas impossible que vous réussissiez. Mais écoutez, il ne faut pas vous présenter devant le roi que vous ne vous soyez fait quelque ami… Adressez-vous au duc ; adressez-vous à Mac-Callum More. Il est l’ami des Écossais : je sais que les gens de la cour ne l’aiment pas beaucoup ; mais ils le craignent, et cela revient au même. Ne connaissez-vous personne qui puisse vous donner une lettre pour lui ? — Le duc d’Argyle ? » dit Jeanie, frappée tout à coup d’un souvenir. « Qu’est-il à cet Argyle qui a souffert du temps de mon père, du temps des persécutions ? — Son fils ou son petit-fils, je pense, dit Ratcliffe ; mais que vous importe ? — Dieu soit loué ! » dit Jeanie en joignant les mains avec ferveur. — Vous autres whigs, dit l’ex-brigand, vous remerciez toujours Dieu de tout… Mais écoutez, mon enfant, j’ai un secret à vous dire : vous pourrez faire de mauvaises rencontres sur les frontières ou dans l’intérieur du pays, avant d’arriver à Londres. Mais du diable si l’un d’eux touche à une connaissance de Daddie Raton ; car, quoique je sois retiré des affaires publiques, cependant ils savent que je puis encore leur rendre de bons ou de mauvais services ; et je parie qu’il n’y a pas un bon garçon qui exerce depuis un an dans les montagnes ou sur le grand chemin qui ne connaisse ma passe aussi bien que le cachet d’un juge de paix d’Angleterre[88]. Mais je vois bien que tout cela est du latin de voleur pour vous. »

Ce langage était en effet inintelligible pour Jeanie, qui était impatiente de lui échapper. Il se hâta de griffonner quelques lignes sur un mauvais morceau de papier, et lui dit, en la voyant se reculer quand il le lui présenta : « Que diable avez-vous donc ? Cela ne vous mordra pas, mon enfant ; et si cela ne vous fait pas de bien, cela ne peut pas non plus vous faire de mal. Je vous recommande surtout de le montrer si vous venez à faire la rencontre de quelqu’un des clercs de saint Nicolas. — Hélas, dit-elle, je ne vous comprends pas. — Je veux dire, si vous tombez entre les mains des voleurs et des infidèles, ma petite sainte ; et voilà une phrase de l’Écriture, si vous en voulez une… Au surplus, le plus hardi d’entre eux connaîtra ma signature et il y aura égard. Maintenant partez vite, et attachez-vous à Argyle ; car si quelqu’un peut vous servir, c’est celui-là. »

Après avoir jeté un regard triste et inquiet sur les fenêtres grillées et les murs noircis de la vieille prison, et un autre qui ne l’était pas moins sur la maison hospitalière de M. Saddletree, Jeanie tourna le dos à ce quartier, et bientôt à la ville elle-même. Elle arriva à Saint-Léonard sans rencontrer personne de sa connaissance, ce qui fut un grand soulagement pour elle dans la situation d’esprit où elle se trouvait. « Je dois éviter, dit-elle, tout ce qui pourrait m’attendrir ou m’affaiblir le cœur : il n’est déjà que trop faible pour tout ce que j’ai à faire. Je veux tâcher de penser et d’agir avec toute la fermeté dont je suis capable, et de parler aussi peu que possible. »

Il y avait une vieille domestique de son père, ou, pour mieux dire, une vieille paysanne qui avait vécu plusieurs années chez lui, et dont la fidélité méritait toute confiance. Elle envoya chercher cette femme, et, lui expliquant que la position de sa famille l’obligeait de faire un voyage qui la retiendrait quelques semaines absente, elle lui donna toutes ses instructions sur la conduite des affaires domestiques jusqu’à son retour. Avec une précision qui l’étonna elle-même plus tard, lorsqu’elle y réfléchit, elle lui expliqua, dans les plus petits détails, tout ce qu’elle aurait à faire, et surtout les soins qui devaient contribuer au bien-être de son père. « Il est probable, lui dit-elle, qu’il reviendra demain à Saint-Léonard ; il est certain du moins que son retour ne peut tarder ; il faut qu’il trouve tout en bon état en arrivant. Il a assez de chagrin, sans avoir encore à s’occuper d’affaires de ménage. »

Et en parlant ainsi, elle s’empressait de mettre tout en ordre avec May Hetly.

La soirée était déjà avancée quand tout fut terminé et quand elles eurent pris quelque nourriture, la première que Jeanie eût goûtée dans toute cette pénible journée. May Hetly, qui résidait habituellement dans une petite chaumière voisine de l’habitation de Deans, demanda à sa jeune maîtresse de la laisser passer la nuit avec elle dans la maison. « Vous avez eu une journée terrible, dit-elle, et le chagrin et l’inquiétude sont de mauvais compagnons pendant les veilles de la nuit, comme je l’ai entendu dire au digne homme lui-même. — Ce sont en effet de mauvais compagnons, mais il faut que je m’habitue à leur présence… Eh ! mieux vaut commencer dans la maison qu’en plein champ, aujourd’hui que demain. »

En conséquence elle renvoya la vieille femme, car la différence entre leurs rangs était si légère, que nous ne pouvons guère appeler May sa domestique, et elle s’occupa des préparatifs de son voyage.

La simplicité de son éducation et des habitudes de la campagne rendaient ces préparatifs très-faciles et très-prompts. Son plaid écossais lui servait en même temps d’habit de voyage et de parapluie, et un très-petit paquet contenait le peu de linge dont elle avait besoin.

Elle était venue au monde nu-pieds, comme le dit Sancho, et c’était nu-pieds qu’elle se proposait d’accomplir son pèlerinage, réservant ses souliers neufs et ses bas de fil d’une blancheur éclatante pour des occasions de cérémonie. Elle ne se doutait pas que dans les habitudes et les notions qu’on avait en Angleterre sur ce qui est nécessaire ou commode à la vie, un voyageur qui marcherait nu-pieds y donnerait l’idée de la misère la plus abjecte ; et si on lui eût objecté le manque de propreté de cette coutume, elle aurait pu s’en justifier par l’habitude qu’ont les Écossaises décemment élevées de faire des ablutions presque aussi fréquentes que les sectateurs de Mahomet : ainsi donc jusque-là tout allait bien.

Dans une espèce d’armoire de chêne, où son père gardait quelques vieux livres, deux ou trois liasses de papiers, outre ses comptes et ses reçus, elle chercha et réussit à trouver dans un de ces paquets, parmi des extraits de sermons, des comptes d’intérêt, des copies des dernières paroles des martyrs, et autres papiers de ce genre, deux ou trois pièces qu’elle jugea devoir lui être utiles dans son voyage. Mais la plus grande difficulté existait encore, et elle n’y avait songé que le soir même, c’était le manque d’argent. Comment pouvait-elle entreprendre sans un sou un voyage aussi éloigné que celui qu’elle méditait ?

Davie Deans, comme nous l’avons fait remarquer, était à son aise et même riche pour sa condition ; mais ses richesses, comme celles des anciens patriarches, se composaient de ses troupeaux de bestiaux, et de deux ou trois sommes qu’il avait prêtées à intérêt à des voisins ou à des parents, qui, loin d’être en état de rien rembourser du principal, croyaient avoir fait tout ce qu’on pouvait exiger d’eux, lorsque avec une peine extrême ils étaient parvenus à payer l’intérêt annuel. Il aurait donc été inutile de s’adresser à ces débiteurs, même avec l’agrément de son père ; d’ailleurs elle n’aurait pu se procurer cet agrément ou son aide d’aucune manière, sans entrer dans une suite d’explications et de débats qui auraient pu finir par l’empêcher d’accomplir l’entreprise qu’elle avait conçue ; entreprise qui, bien que hasardeuse et hardie, présentait pourtant la seule chance de salut qui restât à sa sœur. Sans s’écarter en rien du respect filial le plus profond, Jeanie sentait intérieurement que les opinions et les sentiments de son père, tout justes et honorables qu’ils fussent, étaient trop peu en harmonie avec l’esprit du siècle, pour qu’il pût être un bon juge des mesures qu’il convenait d’adopter dans cette occasion. Elle-même avec plus de flexibilité dans les manières, et non moins de droiture dans les principes, sentait qu’en lui demandant son consentement à son voyage, elle s’exposait au danger de s’attirer une défense formelle qu’elle ne pouvait violer sans perdre l’espérance que le ciel bénît sa mission et lui en accordât le succès. Elle s’était donc déterminée à ne lui communiquer son entreprise et les motifs qui la lui avaient fait former qu’après son départ. Il aurait été impossible de s’adresser à lui pour de l’argent sans nuire à l’exécution de son projet, et s’exposer à voir discuter la convenance de son voyage. Il ne fallait donc songer à aucun secours pécuniaire de ce côté.

Il lui vint alors la pensée qu’elle aurait pu s’être consultée avec mistress Saddletree à ce sujet ; mais outre qu’il aurait fallu perdre un temps considérable pour recourir à elle maintenant, Jeanie y éprouvait intérieurement une grande répugnance. Son cœur s’empressait de reconnaître les bonnes qualités de mistress Saddletree, et était reconnaissant du tendre intérêt qu’elle prenait aux malheurs de sa famille, mais elle sentait en même temps que mistress Saddletree était une femme qui n’avait qu’une manière de penser ordinaire, incapable, par le peu d’élévation de son esprit et par ses habitudes, d’accueillir avec enthousiasme la résolution qu’elle avait formée, et rien n’eût été plus pénible pour elle que d’entrer en discussion sur ce projet, et d’être réduite à lui en démontrer la convenance et la nécessité pour obtenir d’elle les moyens de l’exécuter.

Butler, sur le secours duquel elle aurait pu compter, était beaucoup plus pauvre qu’elle. Dans cet état de choses elle s’avisa, pour surmonter cette difficulté, d’une résolution singulière, et dans le chapitre suivant nous verrons de quelle manière elle l’exécuta.


CHAPITRE XXVI.

PROPOSITIONS DE MARIAGE.


C’est la voix du paresseux ; je l’ai entendu se plaindre qu’on l’avait réveillé trop tôt, qu’il avait encore envie de dormir ; et pendant que sa porte qu’on referme tourne sur ses gonds, il se retourne sur le côté, et repose sur l’oreiller sa tête pesante.
Le docteur Watts.


Le château de Dumbiedikes, où nous allons maintenant conduire nos lecteurs, était à trois ou quatre milles (il n’est pas ici très-nécessaire d’être d’une grande exactitude topographique) au sud de Saint-Léonard. Il avait eu jadis une espèce de célébrité, car le vieux laird, dont la réputation était bien établie dans tous les cabarets à un mille à la ronde, portait l’épée, avait un beau cheval de selle et une couple de chiens de chasse, jurait, faisait le tapageur, pariait à toutes les courses de chevaux et à tous les combats de coqs, suivait les faucons de Somerville et la même de lord Ross, et passait en tous points pour un gentilhomme accompli ; mais la maison avait perdu une partie de sa splendeur depuis le propriétaire actuel, qui ne se souciait d’aucun de ces plaisirs de la campagne, et qui était aussi économe, aussi timide, aussi retiré dans ses habitudes, que son père avait été rapace et prodigue à la fois, impudent et libertin.

Le château de Dumbiedikes était ce qu’on appelle en Écosse une maison simple, c’est-à-dire qu’il n’avait qu’une seule chambre à chaque étage, laquelle était éclairée par six ou huit croisées dont les lourds châssis et les étroits vitraux ne donnaient pas autant de jour qu’une croisée moderne bien construite. Cet édifice grossier, et tel absolument qu’un enfant en construirait avec des cartes, avait un toit élevé, couvert de pierres grises plates, au lieu d’ardoises, une tour demi circulaire, dont le haut était garni de créneaux, ou, pour me servir du mot propre, de barbacanes, et qui renfermait un étroit escalier tournant, par lequel on montait d’étage en étage. Au bas de la tour était une porte garnie de larges clous, auprès de laquelle commençait l’escalier, car il n’y avait pas de vestibule ; et de même à chaque étage à peine y avait-il un carré devant la porte de chaque appartement. Un corps de bâtiment presqu’en ruine joignait la maison et le mur de la basse-cour, qui était en aussi mauvais état. La cour avait été jadis pavée, mais les pavés en avaient été en partie déplacés, et en partie renouvelés ; les chardons et les orties croissaient en abondance dans les interstices. Le petit jardin dans lequel on entrait par une poterne percée dans le mur, ne semblait pas être en beaucoup meilleur ordre. Au-dessus de la porte basse et voûtée qui conduisait à la cour, était une pierre où l’on voyait quelques traces des armoiries de la famille, et au-dessus de l’entrée intérieure, une espèce d’écusson renversé[89] qui annonçait que Laurence Dumbie de Dumbiedikes avait été réuni à ses pères dans le cimetière de Kirkbattle. On arrivait à ce château de plaisance par une route formée de fragments de pierres qu’on y avait jetées comme on les avait ramassées dans les champs, et il était entouré d’une grande pièce de terre labourée mais non enclose. Sur un coin de prairie inculte qu’on avait réservé au milieu des champs de blé, était attaché par la tête le fidèle palefroi du laird, qui paissait l’herbe qu’on y laissait croître. Tout était là en désordre et à l’abandon, et cet état de délabrement n’était pourtant pas le résultat de la misère, c’était la conséquence de l’insouciance et de la paresse.

Ce fut de très-bonne heure, par une belle matinée de printemps, que Jeanie Deans, non sans quelque embarras, était entrée dans la cour intérieure dont nous avons parlé. Jeanie n’était pas une héroïne de roman, aussi regardait-elle avec une curiosité mêlée d’intérêt le château et les domaines qui en dépendaient, et peut-être pensait-elle en ce moment que le moindre de ces encouragements que les femmes de tous les rangs savent, comme par instinct donner à propos, aurait pu la rendre maîtresse de toutes ces propriétés. D’ailleurs ses connaissances et son goût étaient en rapport avec son état, le pays et le temps où elle vivait, et elle trouvait que le château de Dumbiedikes, quoique inférieur à Holy-Rood ou au château de Dalkeith, était un bel édifice dans son genre, et entouré de terres qui deviendraient bonnes si elles étaient mieux soignées. Mais Jeanie Deans, fille simple, loyale et pure, tout en admirant la splendeur de l’habitation de son ancien adorateur, et reconnaissant la valeur de ses domaines, était incapable de concevoir la pensée de faire au laird, à Butler et à elle-même le tort que beaucoup de femmes d’un plus haut rang n’auraient pas hésité à faire à tous trois avec de plus faibles motifs de tentation.

Ayant affaire au laird lui-même, elle regarda tout autour de la cour si elle ne trouverait pas un domestique qui pût aller le prévenir qu’elle désirait lui parler. Le plus profond silence régnait partout. Elle se hasarda à ouvrir une porte ; c’était l’ancien chenil où l’on attachait les chiens du vieux laird, et qui était maintenant abandonné, excepté quand on y faisait la lessive, comme l’indiquaient deux ou trois baquets qu’elle y aperçut. Elle en trouva une autre ; c’était un endroit sans toiture, où l’on gardait les faucons autrefois, comme l’attestaient quelques bâtons complètement pourris qui leur avaient servi à se percher, et d’autres objets à leur usage appendus au mur, où ils tombaient de vétusté. Une troisième porte la conduisit à l’endroit où l’on tenait le charbon, dont il y avait une bonne provision, un bon feu étant presque la seule chose dans le ménage que le laird de Dumdiedikes se plût à entretenir activement : sur tous les autres points, il était complètement insouciant et à la merci de sa femme de charge, cette même commère de bonne mine que son père lui avait léguée depuis longtemps, et qui, si la renommée ne la calomniait pas, avait trouvé moyen de se faire un bon nid à ses dépens.

Jeanie alla de porte en porte, comme le second Calender borgne dans le château des cent demoiselles obligeantes, jusqu’à ce que, de même que ledit prince errant, elle fût parvenue à une écurie. Le pégase écossais, qui en était le seul habitant de son espèce, était son ancienne connaissance Rory Bean, qu’elle avait vu paître dans la prairie, comme il ne lui fut pas difficile de le reconnaître à ses anciens harnais et à sa selle, qui étaient pendus à la muraille, mais de manière à traîner sur le fumier. L’autre partie de l’écurie était habitée par une vache, qui tourna la tête et mugit quand Jeanie entra ; appel que ses occupations habituelles lui firent parfaitement comprendre, et auquel elle ne put s’empêcher de répondre en donnant un peu de fourrage à l’animal, qui avait été négligé, comme tout le reste, dans ce château de la paresse.

Tandis qu’elle donnait à la mère laitière la pitance qu’elle aurait dû recevoir deux heures plus tôt, une fille de basse-cour assez mal vêtue vint mettre le nez à la porte de l’écurie, et voyant qu’une étrangère s’occupait des devoirs pour l’accomplissement desquels elle s’était arrachée au sommeil avec tant de répugnance, elle s’écria, tout effarée : « Eh ! mon Dieu ! mon Dieu ! le brownie ! le brownie[90] ! » et s’enfuit en criant comme si elle avait vu le diable.

Pour expliquer sa terreur, il est bon d’observer ici que la vieille habitation de Dumbiedikes, suivant les bruits du pays, était regardée comme hantée par un brownie, ou un de ces esprits familiers qu’on supposait, dans les anciens temps, fréquenter une maison pour y réparer les oublis ou les négligences des domestiques ;

Pour y promener l’époussette
Ou même y lever le fléau,
En y réparant en cachette
L’oubli d’un serviteur paresseux ou nouveau.

Certes, ce secours surnaturel ne fût venu nulle part plus à propos que dans une maison où les domestiques étaient si peu disposés à l’activité. Cependant cette servante, loin de se réjouir de voir son substitut aérien remplir les fonctions dont elle aurait dû s’être acquittée depuis long-temps, se mit à pousser des cris de terreur, comme si le brownie l’eût écorchée vive, et ses cris réveillèrent toute la maison. Jeanie, qui avait sur-le-champ abandonné son occupation momentanée et qui suivait dans la cour la damoiselle effrayée, afin de la détromper, y rencontra mistress Janet Balchristie, la sultane favorite du feu laird, suivant la chronique scandaleuse, et la femme de charge du propriétaire actuel. Cette dernière, que nous avons décrite en rapportant la mort du vieux laird, comme une femme entre quarante et cinquante ans, fraîche encore et de bonne mine, était maintenant une vieille et corpulente duègne d’environ soixante-dix ans, à figure bourgeonnée, tenant à sa place et jalouse de son autorité. Sentant que son pouvoir ne reposait pas sur des bases aussi solides que du temps du vieux propriétaire, cette femme prudente avait introduit dans la maison la servante aux cris perçants dont on a déjà parlé, et qui à la force de ses poumons joignait des traits réguliers et des yeux assez brillants. Cependant elle ne fit pas la conquête du laird, qui semblait vivre dans le monde comme s’il n’y existait pas d’autre femme que Jeanie Deans, et qui même ne paraissait pas lui porter une affection assez ardente pour que son repos en fût troublé. Cela n’empêchait pas que ses visites journalières à Saint-Léonard ne donnassent beaucoup de soucis à mistress Janet Balchristie, qui, toutes les fois que le laird la regardait d’un air pensif et s’arrêtait, suivant sa coutume, avant de parler, tremblait d’inquiétude qu’il ne lui dît : « Janet, je vais changer d’état ; » mais il la rassurait bientôt en lui disant : « Janet, je vais changer de souliers. »

Cependant mistress Balchristie regardait Jeanie avec une malveillance très-prononcée, sentiment ordinaire aux personnes de sa sorte à l’égard de celles qu’elles craignent. De plus, elle avait une aversion particulière pour toute fille encore jeune et de figure passable qui paraissait vouloir s’approcher du château ou de son propriétaire ; et comme elle s’était arrachée au sommeil deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire pour accourir auprès de sa criarde nièce, elle était de si mauvaise humeur contre tout le monde indistinctement, que Saddletree aurait déclaré qu’elle nourrissait inimicitiam contra omnes mortales.

« Qui diable êtes-vous ? » dit la grosse femme à Jeanie, qu’elle ne reconnut pas tout de suite ; « qui diable êtes-vous pour venir faire tout ce vacarme dans une maison honnête à une telle heure ? — C’est quelqu’un qui voudrait parler au laird, » dit Jeanie, qui sentait reconnaître quelque chose de la terreur involontaire que lui avait inspirée autrefois cette virago, quand elle avait eu occasion de venir à Dumbiedikes de la part de son père.

« Quelqu’un ! et quelle espèce de quelqu’un êtes-vous ? est-ce que vous n’avez pas de nom ? Croyez-vous que Son Honneur n’ait autre chose à faire que de se déranger pour parler à la première vagabonde qui court les rues, et cela quand il est encore au lit, le brave homme ? — Ma chère mistress Balchristie, » lui dit Jeanie d’un ton soumis, « est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? est-ce que vous ne reconnaissez pas Jeanie Deans ? — Jeanie Deans ! » dit la méchante vieille en affectant le plus grand étonnement ; puis, se rapprochant d’elle et l’examinant avec un regard plein de malignité et de mépris : « Jeanie Deans, vraiment ! c’est plutôt Jeanie Diable qu’on devrait vous appeler ! Vous avez fait une belle besogne avec votre sœur, d’aller assassiner un pauvre enfant ! aussi elle sera pendue, la misérable, et c’est ce qu’elle mérite. Eh ! comment une fille de votre espèce ose-t-elle se présenter dans la maison d’un homme respectable et d’un honnête célibataire, et demander à entrer dans sa chambre à l’heure qu’il est, et quand il est encore au lit ? Allons ! partez, partez ! »

Jeanie fut consternée, et resta muette de honte de la grossière méchanceté de cette accusation ; elle ne put trouver un mot pour se justifier des intentions honteuses attribuées à sa visite. Mistress Balchristie, voyant qu’elle avait l’avantage, continua sur le même ton : « Allons, allons, délogez au plus vite. Je ne serais pas étonnée que vous vinssiez chercher un père pour un autre enfant. Ma foi, si ce n’était que le vieux Davie Deans votre père a été le tenancier du laird, j’appellerais les domestiques et je vous ferais faire un plongeon dans la mare pour votre insolence. »

Jeanie avait déjà tourné le dos et se dirigeait vers la porte de la cour ; mistress Balchristie, afin qu’elle entendît bien distinctement cette dernière menace, avait élevé de toute sa force sa voix de Stentor ; mais, comme plus d’un général, elle perdit la bataille pour avoir voulu poursuivre trop loin son avantage.

Le laird avait été troublé dans son sommeil du matin par la voix grondeuse de mistress Balchristie, bruit qui n’avait rien d’extraordinaire pour lui que de se faire entendre de si bonne heure. Il s’était retourné de l’autre côté, cependant, dans l’espoir que le calme renaîtrait ; mais, dans la seconde explosion de colère de mistress Balchristie, le nom de Deans vint frapper son oreille. Comme il n’ignorait pas la malveillance de sa femme de charge pour les habitants de Saint-Léonard, il pensa aussitôt que quelque message envoyé de la part de cette famille avait occasionné ce courroux matinal ; et, sortant de son lit, il passa aussi vite que possible une vieille robe de chambre de brocart et les autres vêtements nécessaires, mit sur sa tête le chapeau à galon d’or de son père (car, quoiqu’on le vît rarement sans ce couvre-chef, il est bon de démentir ici le bruit qu’on faisait courir qu’il couchait avec, comme Don Quichotte avec son casque), et, ouvrant la croisée de sa chambre, il vit, à son grand étonnement, la figure bien connue de Jeanie Deans elle-même prête à sortir, tandis que sa femme de charge, la taille droite, un poing sur la hanche, l’autre tourné vers elle d’un air menaçant, et la tête agitée par la rage, l’accablait d’injures. Sa colère avait été excitée en proportion de sa surprise, et peut-être de sa mauvaise humeur d’être troublée dans son sommeil. « Holà ! s’écria-t-il, vieux suppôt de Satan, qui diable vous a permis de traiter ainsi cette pauvre fille ? »

Mistress Balchristie était prise dans ses filets. Elle vit, par la chaleur peu ordinaire avec laquelle le laird s’exprimait, qu’il prenait la chose au sérieux, et elle savait que, malgré l’apathie de son caractère, il y avait des points sur lesquels il n’entendait point raillerie, et qu’il pouvait être dangereux de l’irriter. Elle chercha donc à réparer de son mieux le faux pas qu’elle venait de faire. « Elle n’avait parlé, disait-elle, que pour le bon ordre de la maison, et elle ne pouvait penser à réveiller Son Honneur si matin, quand il était si facile à la jeune fille d’attendre ou de revenir. Ensuite elle avait pu se tromper entre les deux sœurs : il y en avait une qui n’était pas une connaissance qui pût faire beaucoup d’honneur à personne. — Taisez-vous, vieille impudente, dit Dumbiedikes ; la femme la plus méprisable qui ait jamais porté des souliers peut vous appeler cousine, si ce que j’ai entendu dire est vrai… Jeanie, ma fille, entrez dans le parloir ; mais, attendez, il est encore fermé ; restez là un moment jusqu’à ce que je sois descendu vous l’ouvrir… Ne vous inquiétez pas de ce que Janet vous dit. — Non, non, » dit Janet en affectant un rire de bonne humeur, « ne vous inquiétez pas de mes paroles, mon enfant ; tout le monde sait que j’aboie plus que je ne mords. Vous auriez dû me dire que vous aviez un rendez-vous avec le laird : je sais ce que c’est que d’être honnête… Entrez, entrez, mon cœur. » En parlant ainsi, elle lui ouvrit la porte de la maison avec un passepartout.

« Mais je n’avais pas de rendez-vous avec le laird, » dit Jeanie en se reculant, « je ne veux que lui dire deux mots, et j’aimerais mieux le faire ici, mistress Balchristie. — En pleine cour ! non, non, cela ne convient pas, ma chère : je ne le souffrirai certainement pas… Et comment se porte votre honnête homme de père ? »

Jeanie échappa à l’embarras de répondre à cette question hypocrite par le retour du laird.

« Allez préparer le déjeuner, dit-il à sa femme de charge, et vous déjeunerez avec nous, entendez-vous ?… Vous savez préparer le thé et remettre de l’eau dans la théière ; et écoutez, faites attention surtout qu’il y ait un bon feu… Eh bien ! Jeanie, ma fille, entrez donc, entrez par là, et venez vous reposer. — Non, laird, » reprit Jeanie en essayant de parler avec calme, quoiqu’elle tremblât encore un peu ; « je ne puis pas m’arrêter… j’ai une longue journée de route à faire aujourd’hui… Il faut que je sois à vingt milles d’ici ce soir, si mes pieds ne refusent pas de m’y porter. — Que le bon Dieu vous protège ! à vingt milles d’ici, à vingt milles, à pieds ! » s’écria Dumbiedikes, dont les promenades étaient toujours très-circonscrites. « Vous n’y pensez pas ; allons, entrez. — Je ne le puis, laird : les deux mots que j’ai à vous dire, vous pouvez les entendre ici, quoique mistress Balchristie… — Le diable emporte mistress Balchristie ! dit Dumbiedikes, et il en aura sa charge… Je vous dis, Jeanie Deans, que je ne suis pas un grand parleur ; mais je suis maître chez moi, au dedans comme au dehors, et du diable s’il y a quelqu’un ici dont je ne sache me faire obéir quand je veux, excepté Rory Bean mon bidet ; mais je n’aime pas à m’en donner la peine, excepté quand mon sang est échauffé une fois. — Je voulais vous dire, laird, » dit Jeanie qui sentait la nécessité de lui expliquer son affaire, « que je vais entreprendre un long voyage à l’insu de mon père. — À son insu, Jeanie ?… Est-ce bien à vous ?… Pensez-y bien ; vous avez tort, » dit Dumbiedikes dont la figure exprimait un grand intérêt.

« Si j’étais une fois à Londres, dit Jeanie, je suis presque sûre que je trouverais moyen de parler à la reine, pour lui demander la grâce de ma sœur. — Londres ! la reine ! la vie de sa sœur ! » s’écria Dumbiedikes en sifflant d’étonnement : « la pauvre fille a perdu la tête. — Je n’ai pas perdu la tête, dit-elle ; et quoi qu’il arrive, je suis bien déterminée à aller à Londres, quand je devrais demander mon pain sur la route de porte en porte ; et c’est ce qu’il faudra que je fasse, à moins que vous ne vouliez me prêter une petite somme pour fournir à mes dépenses… Il me faudra peu de chose ; et vous savez que mon père est à son aise, et qu’il ne voudra pas que personne, et vous moins que tout autre, laird, perde quelque chose à cause de moi. »

Dumbiedikes en entendant cette demande pouvait à peine en croire ses oreilles. Il ne fit aucune réponse, et resta les yeux attachés sur la terre.

« Je vois que vous ne voulez pas m’aider, laird, dit Jeanie ; ainsi donc, adieu… Allez je vous prie, voir mon pauvre père aussi souvent que possible : il sera assez isolé quand je serai partie. — Où va donc la petite folle ? » dit Dumbiedikes ; et, la prenant par la main, il la fit entrer dans la maison, « Ce n’est pas que je n’y eusse déjà pensé, dit-il, mais les paroles me restaient attachées au gosier. »

Tout en se parlant ainsi à lui-même, il la conduisit dans un parloir meublé à l’antique. En fermant la porte derrière lui, il y mit le verrou. Tandis que Jeanie, étonnée, restait aussi près que possible de la porte, le laird laissa aller sa main et pressa un ressort caché dans la boiserie, qui fit ouvrir immédiatement le panneau. Un coffre-fort de fer était renfermé dans cette armoire pratiquée dans le mur ; il l’ouvrit aussitôt, et, tirant deux ou trois tiroirs, lui montra qu’ils étaient remplis de sacs de cuir pleins d’or et d’argent.

« Voilà ma banque, Jeanie, ma fille, » dit-il en portant alternativement sur elle et sur le trésor un regard de satisfaction. « Je ne veux pas de vos billets de banquier, moi : cela amène la ruine des gens. »

Puis tout à coup, changeant de ton, il dit avec plus de courage et de résolution qu’on ne l’en aurait cru capable : « Jeanie, je vous ferai lady Dumbiedikes avant le coucher du soleil, et vous pourrez aller à Londres après si vous voulez, dans votre propre voiture. — Non laird, dit Jeanie, cela n’est pas possible… La douleur de mon père, la situation de ma sœur… la honte qu’il y aurait pour vous. — C’est mon affaire, dit Dumbiedikes ; et vous n’en diriez pas un mot, si vous n’étiez pas une folle… Et cependant je ne vous en aime que mieux… Il suffit que l’un des deux soit sage dans un ménage… Mais si votre cœur est trop plein, prenez tout l’argent que vous voudrez, et remettons l’affaire à votre retour… Autant vaut plus tard qu’à présent. — Mais, laird, » dit Jeanie qui sentait la nécessité de s’expliquer clairement avec un amant si extraordinaire, « il y a un homme que j’aime mieux que vous, et c’est ce qui fait que je ne puis vous épouser. — Un homme que vous aimez mieux que moi, Jeanie ! dit Dumbiedikes. Comment cela se fait-il ? Cela n’est pas possible, ma fille ?… Il y a si long-temps que vous me connaissez. — C’est vrai, laird, » dit Jeanie avec la même simplicité ; « mais il y a encore plus longtemps que je le connais que vous. — Plus long-temps ? cela n’est pas possible, s’écria le pauvre laird ; cela ne se peut pas : vous êtes née sur mes terres. Ô Jeanie, ma fille ! vous n’avez pas regardé, vous n’avez pas vu la moitié de mes richesses. » Il tira un autre tiroir. « Tout cela est de l’or, Jeanie ; et voilà des obligations pour de l’argent prêté… Et le livre des rentes, Jeanie ? voyez : un revenu net de 300 livres sterling, sans charge, sans substitution… Vous n’avez pas considéré tout cela, ma fille ; et puis il y a encore la garde-robe de ma mère et même de ma grand’mère… des robes de soie qui se tiennent tout debout ; des dentelles aussi fines que des toiles d’araignées ; des bagues, et des boucles d’oreilles… Tout cela est là-haut ; ô Jeanie ! venez les voir. »

Mais Jeanie résista à la séduction, quoique assiégée des tentations auxquelles le laird de Dumbiedikes supposait, peut-être non sans raison, que son sexe était le plus enclin à succomber.

« Cela ne se peut pas, laird, je vous l’ai déjà dit ; et je ne puis pas manquer à la parole que je lui ai engagée, quand vous me donneriez la baronnie de Dalkeith, et celle de Lugton par-dessus le marché. — La parole que vous lui avez donnée ! » dit le laird avec un peu d’humeur. « Eh ! qui est-il, Jeanie, qui est-il ? Vous ne m’avez pas encore dit son nom. Allons, voyons, Jeanie, vous voulez vous amuser ; j’espère que tout cela était pour rire ; c’est seulement pour faire des façons : voyons, qui est-il ? qui est-il ? — Reuben Butler, le maître d’école de Libberton, dit Jeanie. — Reuben Butler ! Reuben Butler !» répéta le laird de Dumbiedikes en parcourant la chambre avec un air de dédain. « Reuben Butler ! le maître d’école de Libberton, le sous-maître d’école encore, le fils d’un de mes paysans ! C’est très-bien, Jeanie, il faut laisser faire les entêtées. Reuben Butler qui n’a pas dans sa poche la valeur de son vieil habit noir ! Mais c’est égal, comme vous voudrez, Jeanie ! » et en parlant ainsi, il referma successivement avec violence tous les tiroirs de son coffre-fort. « Eh bien, Jeanie ! quoique vous ayez refusé une belle offre, il n’y a pas là de quoi s’en vouloir ; un homme peut mener un cheval à l’abreuvoir, mais vingt ne l’y feront pas boire ; et quant à dépenser mon bien pour les amoureuses des autres… »

Ces dernières paroles blessèrent l’honnête fierté du cœur de Jeanie. « Je ne demandais pas de présent à Votre Honneur, dit-elle, et moins encore de la manière dont vous l’entendez. Adieu, monsieur ; vous avez toujours eu des bontés pour mon père ; je ne saurais les oublier et cesser de vous en savoir gré. »

En parlant ainsi, elle quitta la chambre sans écouter le laird qui lui criait faiblement : « Jeanie, Jeanie, ma fille, arrêtez ! » et traversant la cour d’un pas ferme, elle sortit du château le cœur brûlant de cette honte mêlée d’indignation qu’éprouve naturellement une personne délicate qui vient de s’exposer à un refus auquel elle n’avait pas droit de s’attendre. Lorsqu’elle fut hors des terres du laird et qu’elle se retrouva sur la grande route, son pas se ralentit, sa colère se calma, et des réflexions inquiètes sur la conséquence du mécompte qu’elle venait d’éprouver lui inspirèrent d’autres sentiments. Se résignerait-elle réellement à mendier sur sa route jusqu’à Londres ? car elle n’avait pas d’autre alternative, à moins de retourner demander de l’argent à son père et par là de perdre un temps précieux, outre le risque qu’elle courait de s’attirer sa défense positive d’entreprendre ce voyage. Elle ne voyait pourtant aucun terme moyen entre ces deux partis, et elle marchait lentement, réfléchissant si elle ne ferait pas mieux de retourner sur ses pas.

Tandis qu’elle était ainsi plongée dans l’incertitude, elle entendit le pas d’un cheval et une voix bien connue qui l’appelait par son nom. Elle regarda en arrière et vit s’avancer vers elle un cavalier qui n’était autre que Dumbiedikes lui-même. Il était monté à poil sur son poney, dont la nudité et le simple licou s’accordaient parfaitement avec la robe de chambre et le chapeau galonné de son maître. Dans la promptitude de sa poursuite, le laird était venu à bout de vaincre l’obstination montagnarde de Rory Bean, et de forcer cet opiniâtre palefroi à aller du côté qui convenait à son cavalier ; Rory n’obéissait cependant qu’avec la plus grande répugnance, retournant la tête et accompagnant chaque bond qu’il faisait en avant d’un mouvement de côté, qui indiquait son extrême désir de revenir au logis, ce que l’exercice constant des talons et du bâton du laird pouvait seul l’empêcher d’exécuter.

Quand le laird eut rejoint Jeanie, les premiers mots qu’il prononça furent : « Jeanie, on dit qu’on ne doit jamais prendre une femme à son premier mot. — Cela n’empêche pas que vous ne deviez me prendre au mien, laird, » dit Jeanie les yeux fixés sur la terre et continuant de marcher. « Je n’ai jamais qu’un mot pour tout le monde, et c’est un mot sur lequel on peut toujours compter. — Du moins, dit Dumbiedikes, vous ne devriez pas toujours prendre un homme à son premier mot. Je ne vous laisserai pas aller de cette manière sans argent, quoi qu’il en arrive. » Il lui mit une bourse dans la main. « Je vous aurais bien donné Rory aussi, mais il n’est pas moins obstiné que vous, et il est si accoutumé à une route que lui et moi nous avons trop souvent peut-être faite ensemble, qu’il n’y aurait pas moyen de lui faire prendre un autre chemin. — Mais, laird, dit Jeanie, quoique je sache que mon père vous rendra cet argent jusqu’au dernier sou, quelque somme qu’il y ait, cependant je n’aimerais pas à l’emprunter de quelqu’un qui pourrait penser à autre chose peut-être qu’au remboursement. — Il y a vingt-cinq guinées tout juste, » dit Dumbiedikes avec un léger soupir ; « mais soit que votre père me les rende ou non, vous pouvez en disposer sans aucune condition. Allez où vous voulez, faites ce qu’il vous plaira, épousez tous les Butler du pays si cela vous convient. Adieu, Jeanie. — Adieu, laird et que Dieu vous bénisse mille fois ! » dit Jeanie dont le cœur était plus touché de la générosité inattendue de ce bizarre caractère que Butler peut-être ne l’aurait trouvé bon s’il eût connu les sentiments qui l’animaient en ce moment. « Que la paix du Seigneur et tous les biens de la terre soient avec vous dans le cas où nous ne nous verrions plus ! »

Dumbiedikes se retourna en agitant la main, mais son poney, beaucoup plus empressé de s’en retourner qu’il ne l’avait été de partir, l’entraîna si vite vers la maison, que n’ayant pas une bride ordinaire non plus qu’une selle ou des étriers, il était trop occupé de se tenir ferme pour regarder derrière lui, même pour jeter sur sa belle le dernier regard d’adieu d’un amant repoussé. Je suis fâché de dire que la vue de son adorateur avec sa robe de chambre, ses pantoufles et son chapeau galonné, emporté par son petit cheval des montagnes, avait quelque chose d’assez risible pour arrêter l’élan d’une juste reconnaissance et d’une tendre estime. La figure de Dumbiedikes était trop ridicule pour ne pas confirmer Jeanie dans les premiers sentiments qu’elle avait conçus pour lui.

« C’est une brave et obligeante créature, dit-elle ; c’est dommage qu’il ait un poney si obstiné. » Et elle tourna immédiatement ses pensées vers le voyage qu’elle allait commencer, réfléchissant avec plaisir que, accoutumée à la frugalité et à supporter la fatigue, elle était maintenant en état de fournir amplement et au-delà aux frais de son voyage à Londres, à ceux de son retour, et de subvenir à toutes ses autres dépenses.


CHAPITRE XXVII.

VISITE D’ADIEU.


Quelles pensées bizarres et fantasques se glissent dans l’esprit d’un amant ! Ô mon Dieu, m’écriai-je en moi-même, si ma Lucie n’était plus !
Wordsworth.


En poursuivant son voyage solitaire, notre héroïne, peu de temps après avoir dépassé la propriété de Dumbiedikes, arriva à une petite éminence d’où on apercevait à l’est un ruisseau sinueux, dont les bords étaient ombragés de saules et d’aunes, et qui fuyait en murmurant à travers une vallée où elle découvrait les chaumières de Woodend et de Beersheba, asile de ses jeunes années et témoin de ses premiers jeux. Elle pouvait distinguer la prairie où elle avait si souvent mené paître ses moutons, et les sinuosités du ruisseau où elle s’était amusée à cueillir des joncs avec Butler, pour en tresser des couronnes et des sceptres pour la petite Effie, alors jolie enfant gâtée d’environ trois ans. Les souvenirs que cette vue lui rappela furent si amers que, si elle eût suivi son penchant, elle se serait assise pour donner un libre cours à ses larmes.

« Mais je savais, » disait Jeanie quand elle racontait son voyage, « que pleurer ne pouvait servir à rien, et que je devais plutôt remercier le Seigneur qui m’avait donné des signes de sa protection et de son appui en touchant le cœur d’un homme qu’on regardait en général comme un avare et un Nabal, mais qui avait répandu sur moi ses biens avec autant de largesse que la source épanche ses eaux sur la plaine. Et je me rappelai le passage de l’Écriture sur le péché d’Israël à Misabah, lorsque le peuple murmurait, quoique Moïse eût fait jaillir de l’eau du rocher afin que le peuple pût se désaltérer et vivre. Ainsi donc, je n’osai pas jeter un dernier regard sur ce pauvre Woodend, car la fumée bleuâtre qui s’échappait de ses cheminées me rappelait trop péniblement les changements survenus depuis dans notre sort. »

Ce fut dans cet esprit de résignation chrétienne qu’elle poursuivit son voyage, jusqu’à ce qu’elle eût passé ce lieu qui lui rappelait tant de souvenirs mélancoliques, après quoi elle ne tarda pas à arriver auprès du village où demeurait Butler, qui s’élève avec sa vieille église et son antique clocher au milieu d’un bouquet d’arbres qui occupe le sommet d’une colline au sud d’Édimbourg. À la distance d’un quart de mille est une lourde tour carrée, ancienne résidence des lairds de Libberton, qui, dans les temps anciens, dit-on, suivant les habitudes de pillage ordinaires à la chevalerie allemande, rendaient souvent leur voisinage incommode à la ville d’Édimbourg, en interceptant les convois de vivres et les marchandises qui arrivaient du sud.

Ce village, sa tour et son église ne se trouvaient pas précisément sur la route de Jeanie ; mais ils n’en étaient pas bien éloignés, et c’était dans ce village que demeurait Butler. Elle avait résolu de le voir en commençant son voyage, parce qu’elle le regardait comme la personne la plus propre à écrire à son père sa résolution et ses espérances. Il y avait probablement encore une autre raison au fond de ce cœur affectueux et fidèle : elle désirait revoir encore une fois l’objet d’un attachement si ancien et si sincère avant de commencer un pèlerinage dont elle ne pouvait se déguiser les dangers, quoiqu’elle ne se permît pas de s’en occuper d’une manière qui aurait pu nuire à la fermeté de sa résolution. Dans un autre rang que celui de Jeanie, une visite faite à un amant par une jeune personne de son âge aurait été une démarche contraire aux convenances et à la modestie ; mais la simplicité des habitudes de la vie champêtre la rendait étrangère à ces idées scrupuleuses de décorum : c’est pourquoi il ne lui vint pas dans la tête qu’il y eût rien d’inconvenant à aller dire adieu à un ancien ami en partant pour un si long voyage.

Un autre motif agissait encore sur son esprit, et la tourmentait davantage à mesure qu’elle approchait du village : la veille, ses yeux avaient cherché avec inquiétude Butler dans la salle d’audience, et elle s’était attendue à le voir paraître dans le cours de ce jour fatal, pour donner toutes les marques d’intérêt et de consolation qui dépendaient de lui à son ancien ami, au protecteur de sa jeunesse, en supposant qu’elle-même n’y fût pour rien. Elle savait, à la vérité, qu’il n’était pas entièrement libre ; mais elle avait espéré qu’il trouverait le moyen de s’échapper au moins pour un jour. Enfin ces pensées bizarres et fantasques, que Woordsworth attribue à l’imagination d’un amant absent, vinrent lui persuader, comme la seule explication de son absence, qu’il fallait que Butler fût bien malade ; et son esprit s’était tellement frappé de cette crainte, que, lorsqu’elle s’approcha de la chaumière où son amant habitait une petite chambre, et qui lui avait été désignée par une jeune fille portant un seau de lait sur la tête, elle tremblait en pensant à la réponse qu’elle recevrait en s’informant de lui.

Ses craintes, dans ce cas, n’étaient que trop bien fondées. Butler, dont la constitution était naturellement faible, avait eu de la peine à se remettre de la fatigue de corps et du tourment d’esprit qui avaient été pour lui la conséquence des événements tragiques qu’on a vus au commencement de cette histoire. La pensée pénible que son caractère continuait de rester suspect aggravait encore ses souffrances.

Mais la circonstance la plus cruelle de sa position était la défense absolue que les magistrats lui avaient faite d’entretenir aucune communication avec Deans et sa famille. Il leur avait malheureusement paru probable que Robertson pourrait tenter d’avoir encore quelque relation avec cette famille par le moyen de Butler, et c’est ce qu’ils désiraient surtout empêcher. Cette mesure n’avait pas été prise par les magistrats dans un esprit de vexation ou d’injuste méfiance ; mais, dans la situation où se trouvait Butler, elle lui paraissait extrêmement dure. Il sentait que la personne qu’il chérissait le plus, trompée par les apparences, pouvait l’accuser du tort le plus étranger à son cœur, celui de l’abandonner et de s’éloigner d’elle dans un moment de si grande affliction.

Cette pénible pensée, agissant trop fortement sur son esprit, eut une fâcheuse influence sur sa santé, naturellement peu forte, et lui occasionna une fièvre lente qui l’affaiblit beaucoup et le mit hors d’état de remplir même les devoirs journaliers et sédentaires auxquels l’appelait son école, sa seule ressource. Heureusement que le vieux M. Whackbairn, le chef de cet établissement paroissial, était sincèrement attaché à Butler. Outre qu’il sentait tout le mérite et le prix d’un sous-maître qui avait fort augmenté la réputation de sa classe, le vieux pédagogue, ayant eu lui-même une assez bonne éducation, avait conservé du goût pour les auteurs classiques, et aimait à se distraire, après l’ennui journalier de l’école, en lisant avec son sous-maître quelques pages d’Horace et de Juvénal. Un rapprochement de goût fit naître en lui l’amitié : il vit donc avec peine et compassion la faiblesse croissante de Butler, et pour le soulager il se mit lui-même à le remplacer le matin dans la classe, exigeant de lui qu’il prît du repos pendant ce temps ; en outre il lui procura tous les soins et les douceurs que pouvait exiger la situation du malade, et auxquels ses moyens ne pouvaient atteindre.

Telle était la situation de Butler, à peine en état de se traîner au lieu où, par une insipide occupation il était obligé de gagner le pain de chaque jour, et vivement inquiet sur le sort des êtres qu’il aimait le plus au monde, quand le jugement et la condamnation d’Effie vinrent mettre le comble à ses tourments.

Il avait appris les détails de cet événement d’un camarade de collège qui demeurait dans le même village, et qui, étant présent à la séance de la cour, avait pu lui en retracer le tableau et la représenter à son imagination avec tout ce qu’elle avait eu d’affreux et de déchirant. On juge bien que le sommeil n’approcha pas de ses yeux la nuit qui suivit de si fatales nouvelles. Mille visions terribles effrayèrent son esprit, et, le matin, il fut réveillé d’un sommeil qui avait succédé à l’agitation de la fièvre par la chose la plus capable d’aigrir ses tourments : la visite d’un sot.

Ce fâcheux visiteur n’était autre que Bartholin Saddletree. Ce digne et docte bourgeois avait été exact au rendez-vous qu’il avait donné à Plumdamas et à d’autres voisins chez Mac-Croskie, pour y discuter le discours du duc d’Argyle, la justice de la condamnation d’Effie et le peu de probabilité d’un pardon. Ce savant conclave s’était échauffé par le vin et par la dispute, et le lendemain matin Bartholin sentit, comme il l’exprimait lui-même, qu’il y avait autant de confusion dans sa tête qu’il y en a souvent dans la marche de certains procès.

Pour rétablir l’ordre et la sérénité dans ses facultés, Saddletree résolut de prendre l’air du matin, et monta, en conséquence, une certaine haquenée que, conjointement avec Plumdamas et un honnête marchand de ses voisins, il trouvait moyen d’entretenir, et qui servait alternativement à leurs plaisirs ou à leurs affaires. Comme Saddletree avait deux enfants en pension chez Whackbairn, et que d’ailleurs, ainsi qu’on l’a déjà vu, il aimait assez la société de Butler, il dirigea son palefroi du côté de Libberton et vint, comme nous venons de le dire, ajouter à tous les tourments de l’infortuné sous-maître ce surcroît de peine dont Imogine se plaint si énergiquement quand elle dit :

Ami, je souffre vivement ;
Oui, j’éprouve un cruel tourment.

Si quelque chose pouvait ajouter à son amertume, c’est le choix que fit Saddletree, pour texte de ses insipides harangues, du jugement d’Effie et de la probabilité de son exécution. Chacune de ses paroles frappait l’oreille de Butler comme le son d’une cloche funèbre ou comme le cri d’une chouette.

Jeanie s’arrêta un moment à la porte de l’humble demeure de son amant, en entendant la voix haute et emphatique de M. Saddletree prononcer ces paroles : « Croyez-moi, M. Butler, rien ne peut la sauver : il faudra qu’elle passe par les mains de l’homme en noir. J’en suis fâché pour la pauvre fille ; mais la loi, monsieur, il faut que la loi ait son cours :

Vivat rex,
Currat lex[91] !


Comme le dit le poète, je ne me rappelle plus dans quelle ode d’Horace. »

Ici Butler ne put s’empêcher de laisser échapper un gémissement d’impatience de la brutale insensibilité et de la grossière ignorance que Bartholin avait trouvé moyen de mélanger dans une seule phrase. Mais Saddletree, de même que d’autres grands parleurs, était doué d’un heureux aveuglement sur l’impression défavorable qu’il produisait généralement sur ses auditeurs. Il continua donc d’étaler sans pitié tout ce qu’il avait pu ramasser de lambeaux de jurisprudence, et finit par demander à Butler, avec un air de complaisance et de satisfaction de lui-même : « N’est-ce pas dommage que mon père ne m’ait pas envoyé étudier à Utrecht ? n’ai-je pas manqué par là une belle occasion de devenir un clarissimus ictus, comme le vieux Grunwiggin lui-même ? Pourquoi ne me répondez-vous pas, monsieur Butler ? n’aurais-je pas été un clarissimus ictus, vous dis-je ? — Je ne vous comprends réellement pas, monsieur Saddletree, » dit Butler ainsi pressé de répondre ; les accents faibles et abattus de sa voix furent aussitôt couverts par l’organe sonore de Bartholin.

« Vous ne m’entendez pas, mon cher ? ictus veut dire avocat en latin, n’est-ce pas ? — Je ne crois pas, » dit Butler avec le même abattement.

« Diable ! vous ne savez pas cela ! Tenez, mon cher, regardez, j’ai trouvé ce mot ce matin même dans un Mémoire de M. Crossmyloof ; le voici, ictus clarissimus et perti… peritissimus : tout cela est latin, car c’est imprimé en lettres italiques. — Oh ! vous voulez dire jurisconsultus : ictus est une abréviation de jurisconsultus. — Ne me dites pas cela, mon cher, continua Saddletree ; il n’y a pas là d’abréviation ; les lois disent tout bien au long, si ce n’est peut-être dans le cas des servitudes relatives aux eaux pluviales[92] ou tellicidium[93], — vous direz peut-être aussi que ce n’est pas là du latin ; — comme, par exemple, dans l’affaire relative à l’enclos de Mary-Ring, dans la grande rue. — Cela est possible… dit le pauvre Butler accablé de la bruyante ténacité de son hôte ; « je ne suis pas en état de disputer contre vous. — Je le crois bien ; il y a peu de gens qui soient en état de le faire, très-peu, quoique ce ne soit pas à moi à le dire, » reprit Bartholin dans la joie de son cœur. « Mais il s’en faut encore de deux heures que vous ne vous rendiez à l’école, et comme vous êtes malade, je vais vous tenir compagnie et vous expliquer la nature d’un tellicidian. Il faut que vous sachiez que la plaignante, mistress Crombie, une très-honnête femme, est une de mes amies, et je l’ai servie dans cette affaire, l’appuyant de tout mon crédit à la cour, et je ne doute pas qu’avec le temps elle n’en sorte avec honneur, soit qu’elle perde ou qu’elle gagne sa cause. Voici le fait : ceux qui habitent des maisons basses sont obligés de recevoir les eaux qui découlent des maisons supérieures, c’est-à-dire les eaux qui tombent du ciel, c’est-à-dire celles qui coulent sur le toit de nos voisins, et de là par la gouttière sur nos toits inférieurs. Mais l’autre soir, voilà une coquine de servante montagnarde qui s’avise de jeter Dieu sait quoi, par la croisée de la maison de mistress Mac-Phail, qui est la maison supérieure ; celle-ci envoya faire des excuses à mon amie mistress Crombie, et lui fit dire par la servante qu’elle avait jeté cette eau par cette fenêtre, par égard pour deux Écossais qui passaient dans l’enclos et qui s’entretenaient en gaélique ; la bonne vieille femme se serait peut-être contentée de cette explication, mais heureusement pour mistress Crombie le hasard voulut que j’arrivasse à temps pour empêcher un accord, car il eût été dommage que cette cause n’eût pas été jugée. Nous avons fait citer mistress Mac-Phail devant le tribunal. La petite servante montagnarde croyait m’échapper ; mais, halte-là, lui dis-je. »

Le récit circonstancié de cette importante affaire aurait pu durer jusqu’à ce que les heures que le pauvre Butler consacrait ordinairement au repos fussent écoulées, si Saddletree n’avait pas été interrompu par un bruit de voix qui se fit entendre à la porte. La femme de la maison où logeait Butler, en revenant de la fontaine où elle avait été remplir sa cruche pour les besoins de la famille, trouva notre héroïne Jeanie Deans debout à la porte, s’impatientant de l’éternelle harangue de Saddletree, et ne se souciant pourtant pas d’entrer qu’il n’eût pris congé.

La bonne femme mit fin à son incertitude en lui demandant : « Est-ce moi ou mon mari que vous demandez, mon enfant. — Je voudrais parler à M. Butler, s’il n’est pas occupé, répondit Jeanie. — Entrez donc par ici, ma fille, » répondit la bonne femme en ouvrant la porte de la chambre ; et elle annonça cette seconde visite en disant : « Monsieur Butler, voilà une jeune fille qui veut vous parler. »

La surprise de Butler fut extrême quand, après cette annonce, il vit paraître Jeanie, qui s’éloignait rarement de chez elle de la distance d’un demi-mille.

« Bon Dieu ! » s’écria-t-il en se levant en sursaut de son siège, tandis qu’un sentiment d’alarme rendait à ses joues la couleur dont la maladie les avait privées, « est-il arrivé quelque nouveau malheur ? — Aucun, monsieur Reuben, que ceux que vous devez déjà savoir. Mais comme vous avez l’air malade vous-même ! » ajouta-t-elle ; car la rougeur passagère qui l’animait ne dérobait point aux regards d’une tendresse inquiète les ravages que la maladie et le chagrin avaient faits sur la personne de son amant.

« Non, je suis bien, très-bien, » dit Butler avec vivacité, » et si je puis faire quelque chose pour vous, Jeanie, ou pour votre père… — Sans doute, dit Bartholin, la famille peut être regardée maintenant comme réduite à deux personnes, comme si Effie, la pauvre fille ! n’en avait jamais fait partie. Mais, Jeanie, ma fille, qui est-ce qui vous amène à Libberton de si bon matin, tandis que votre père est resté malade chez nous dans les Luckenbooths ? — J’ai un message de mon père pour M. Butler, » dit Jeanie avec embarras, mais rougissant immédiatement du mensonge auquel elle avait recours ; car elle n’avait pas moins d’amour et de vénération pour la vérité que les quakers eux-mêmes ; se reprenant donc : » j’ai, dit-elle, à parler à M. Butler au sujet des affaires de mon père et de la pauvre Effie. — Est-ce une affaire de justice ? dit Saddletree. Dans ce cas vous feriez mieux de prendre mon conseil que le sien. — Ce n’est pas précisément une affaire de justice, " dit Jeanie, qui vit l’inconvénient qui pourrait résulter pour elle de laisser connaître à M. Saddletree le secret de son voyage ; « mais je désire que M. Butler écrive une lettre pour moi. — C’est juste, dit M. Saddletree ; et si vous voulez me dire de quoi il s’agit, je dicterai à M. Butler, comme M. Crossmyloof le fait à son clerc. Préparez votre plume et votre encre, in initiatibus, monsieur Butler. »

Jeanie regarda Butler en se tordant les mains d’impatience et de contrariété.

« Je crois, monsieur Saddletree, » dit Butler qui vit la nécessité de se débarrasser de lui d’une manière quelconque, « que M. Whackbairn sera mortifié si vous n’assistez pas à la leçon de vos enfants. — Vraiment, monsieur Butler, vous avez raison, et j’ai promis de demander une demi-journée de congé pour eux, afin que les enfants puissent aller voir l’exécution, ce qui ne peut avoir qu’un effet salutaire sur leurs esprits ; car qui sait ce qui peut leur arrivera eux-mêmes ? Diable ! j’avais oublié que vous étiez là, Jeanie Deans ! mais il faut bien vous habituer à entendre parler de cette affaire. Retenez Jeanie jusqu’à ce que je revienne ; monsieur Butler, je ne serai pas dix minutes. »

Après cette promesse, dont on se serait bien passé, il les délivra, du moins momentanément, du fardeau de sa présence.

« Reuben, » dit Jeanie qui vit la nécessité de profiter du moment que leur donnait son absence pour expliquer le sujet qui l’amenait, « j’entreprends un bien long voyage ; je vais à Londres demander au roi et à la reine la grâce d’Effie. — Jeanie, vous ne songez pas à ce que vous dites ! » s’écria Butler avec la plus grande surprise ; « vous, aller à Londres ! vous, parler au roi et à la reine ! — Et pourquoi pas, Reuhen ? » répondit-elle avec la tranquille simplicité qui la caractérisait ; « ce n’est parler qu’à un homme et à une femme, après tout. Leur cœur doit être de chair et de sang comme les nôtres, et l’histoire d’Effie est capable de les attendrir, fussent-ils de pierre. Mais j’ai entendu dire qu’ils ne sont pas aussi méchants que les jacobites le disent. — Sans doute, Jeanie ; mais leur magnificence, leur suite, la difficulté d’obtenir une audience ? — J’ai pensé à tout cela, Reuben, et cela ne peut me décourager. Sans doute, ils portent des habits superbes, des diadèmes sur leurs têtes, et des sceptres dans leurs mains, comme le grand roi Assuérus quand il était assis sur son trône royal devant la porte de son palais, ainsi que nous le représente l’Écriture ; mais j’ai quelque chose en moi qui soutiendra mon courage, et je suis presque sûre que je trouverai la force nécessaire pour leur expliquer ma demande. — Hélas ! hélas ! les rois d’à présent ne s’asseyent pas sur leur porte pour rendre la justice, comme du temps des patriarches. Je connais aussi peu les usages de la cour que vous, Jeanie, mais j’ai appris par la lecture et par ce que j’ai entendu dire, que le roi de la Grande-Bretagne ne fait rien que par ses ministres. — Si ce sont des ministres justes et craignant Dieu, il n’y en a que plus d’espoir pour Effie et pour moi. — Mais vous ne comprenez pas même la signification des mots les plus ordinaires à la cour. Par le mot ministres on n’entend pas des ecclésiastiques, mais les serviteurs officiels du roi. — Je ne doute pas qu’il n’en ait un bien plus grand nombre que la duchesse n’en a elle-même à Dalkeith, et je sais que les serviteurs des grands sont toujours plus arrogants que leurs maîtres ; mais je m’habillerai décemment, et je leur offrirai une pièce d’argent, comme si je venais seulement pour voir le palais ; et s’ils me refusent, je leur dirai que je viens pour une affaire où il s’agit de vie et de mort, et alors ils me feront sûrement parler au roi et à la reine. »

Butler secoua la tête. « Jeanie, tout ceci n’est qu’un rêve. Vous ne parviendrez jamais à les voir qu’avec la protection de quelque grand seigneur, et même de cette manière la chose me paraît presque impossible. — Mais il est possible aussi que j’obtienne cette protection avec votre secours, Reuben. — Mon secours, Jeanie ? voilà bien l’idée la plus extravagante… — Non pas du tout, Reuben. Ne vous ai-je pas entendu dire que votre grand-père, dont mon père n’aime pas à entendre parler, rendit, il y a bien long-temps, quelque service à l’aïeul de Mac-Callum More quand il n’était encore que lord de Lorn ? — C’est vrai, et je puis le prouver. J’écrirai au duc d’Argile… La renommée proclame qu’il a autant d’humanité que de bravoure et d’attachement aux intérêts de sa patrie. Je le supplierai de détourner de votre sœur le sort cruel qui la menace… Nous n’avons qu’un faible espoir de succès, mais nous ne négligerons aucun moyen. — Nous ne négligerons aucun moyen ; mais ce n’est pas en écrivant qu’on peut réussir : une lettre ne peut prier, conjurer, et s’adresser au cœur humain aussi bien que la voix et les regards ; une lettre est comme la musique que les dames mettent devant leur épinette : ce ne sont que de petites figures noires sur du blanc, en comparaison du même air quand on l’entend jouer ou chanter sur cet instrument. Il faut parler soi-même ou y renoncer, Reuben. — Vous avez raison, » dit Reuben en rappelant sa fermeté, « et j’espère que le ciel a suggéré à votre excellent cœur cette résolution courageuse comme le seul moyen de sauver cette fille infortunée. Mais, Jeanie, il ne faut pas que vous entrepreniez seule ce dangereux voyage ; j’ai trop d’intérêt à votre conservation pour souffrir que ma Jeanie s’expose de cette manière. Il faut que dans ces circonstances vous me donniez le droit de vous protéger en m’accordant le titre d’époux, et je vous accompagnerai dans ce voyage ; je vous aiderai à remplir tous vos devoirs envers votre famille. — Hélas ! Reuben, cela ne se peut pas. Le pardon accordé à ma sœur n’effacerait pas la tache faite à son nom, et ne me rendrait pas une femme digne d’un honnête homme, d’un vénérable ministre… Qui pourrait respecter les paroles qu’il dirait en chaire, s’il avait pour femme la sœur d’une fille condamnée pour un tel crime ? — Mais, Jeanie, je ne crois pas, je ne puis croire qu’Effie en soit coupable. — Que le ciel vous bénisse de parler ainsi, Reuben ! mais cela n’empêche pas qu’elle ne doive en porter la honte. — Mais cette honte, lors même qu’elle lui serait justement attribuée, ne retombe pas sur vous. — Ah, Reuben, Reuben ! vous savez que c’est une tache qui s’étend de proche en proche. Ichabod… comme disait mon pauvre père, la gloire de notre maison est éclipsée ; car même la famille du plus pauvre des hommes a sa gloire, lorsque toutes les mains y sont pures, tous les cœurs innocents, et la réputation intacte. — Mais, Jeanie, réfléchissez que vous m’avez donné votre parole et engagé votre foi ; pouvez-vous entreprendre un tel voyage sans un homme pour vous protéger ? et qui peut vous servir de protecteur, si ce n’est un mari ? — Vous êtes sensible et bon, Reuben, et vous consentiriez à me prendre pour femme avec toute la honte dont je suis chargée ; mais vous conviendrez que nous ne sommes pas dans un moment où il puisse être question de mariage. Non, si jamais cela peut avoir lieu, ce doit être dans un autre, dans un meilleur temps… Et puis, mon cher Reuben, vous parlez de me protéger pendant mon voyage ; hélas ! qui vous protégera vous-même et prendra soin de vous ?… Vos membres sont tout tremblants pour être resté seulement dix minutes debout. — comment pourriez-vous entreprendre le voyage de Londres ! — Mais je suis fort, je suis très-bien, » reprit Butler en retombant sur son siège, entièrement épuisé. « Du moins je serai tout à fait bien demain. — Vous voyez bien, et vous sentez vous-même qu’il faut que vous me laissiez partir à l’instant, » dit Jeanie après une pause ; puis prenant la main qu’il lui tendait en la regardant affectueusement, elle ajouta : « C’est déjà un assez grand surcroît de chagrin pour moi que de vous voir ainsi. Mais il faut reprendre du courage et de la santé pour l’amour de Jeanie ; car si elle n’est pas votre femme, elle ne le sera jamais de personne. À présent donnez-moi un papier pour Mac-Callum More, et priez Dieu de bénir mon voyage. »

Il y avait quelque chose de romanesque dans la résolution aventureuse de Jeanie ; cependant, en y réfléchissant, comme il semblait impossible de lui persuader d’en changer, et qu’on ne pouvait l’obliger que par des conseils, Butler, après quelques autres objections, lui mit entre les mains le papier qu’elle désirait, qui, avec la feuille d’engagement[94] qui l’enveloppait, était le seul mémorial qui lui restât de l’enthousiaste et ardent Butler-Bille son aïeul. Pendant que Butler cherchait ce document, Jeanie eut le temps de prendre sa Bible, et après l’avoir refermée, elle la replaça sur la table en disant : « J’ai marqué avec votre crayon un passage qui contient des choses qui nous seront utiles à tous deux. Il faut que vous preniez la peine, Reuben, d’écrire tout ceci à mon père ; car, Dieu me soit en aide ! je n’ai ni la tête assez bonne ni la main assez exercée pour écrire de longues lettres dans aucun temps, et moins à présent que jamais ; je m’en fie donc entièrement à vous là-dessus, et j’espère que vous pourrez bientôt le voir. Reuben, je vous prie aussi, quand vous causerez avec lui, ayez égard à toutes les opinions du vieillard ; pour l’amour de Jeanie, ne le contrariez pas dans ses idées, et ne lui parlez ni latin ni anglais : il est de l’ancien temps, et il n’aime pas, peut-être à tort, d’autre langage que le sien. Ne lui parlez pas beaucoup, mais amenez la conversation sur les sujets qui lui plaisent, et laissez-le causer, il en sera plus satisfait… Et puis, Reuben, n’oubliez pas cette pauvre fille, là-bas dans son cachot. Mais je n’ai pas besoin de dire à votre bon cœur de lui donner toutes les consolations qui seront en votre pouvoir, aussitôt qu’on vous permettra de la voir. Dites-lui… Mais il ne faut plus que je parle d’elle, car je ne veux pas vous quitter en pleurant, ce ne serait pas d’un bon présage. Adieu ; l’Éternel vous bénisse, Reuben ! »

Pour éviter un si mauvais augure, elle se hâta de sortir pendant que ses traits conservaient encore le sourire doux et mélancolique qu’elle s’était efforcée de montrer à son amant, afin de l’aider à rappeler son courage. Lorsqu’elle eut quitté sa chambre, où elle était apparue comme un songe, il sembla à Butler que la faculté de voir, de parler et de réfléchir, venait de l’abandonner. Saddletree, qui ne tarda pas à rentrer, l’accabla de questions auxquelles il répondit sans les entendre, et de dissertations dont il ne comprit pas une syllabe. À la fin le savant bourgeois se rappela qu’il devait se tenir ce jour-là une cour foncière à Loan-Head, et que, quoique cela n’en valût pas beaucoup la peine, il ne ferait pourtant pas mal d’aller voir ce qui se passait, car le bailli était un brave homme, et ne serait point fâché d’avoir son conseil dans l’occasion.

Aussitôt qu’il fut parti, Butler se hâta de prendre la Bible, la dernière chose que Jeanie eût touchée. À son extrême surprise, il en tomba un papier contenant deux ou trois pièces d’or. Elle avait marqué les 16e et 25e versets du 37e psaume : Le peu que possède l’homme de bien vaut mieux que toutes les richesses du méchant. — J’ai été jeune ; et je suis vieux maintenant ; cependant je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni sa postérité réduite à mendier son pain.

Profondément pénétré de la délicatesse avec laquelle la tendresse de Jeanie avait cherché à couvrir sa propre générosité, en la déguisant sous la forme d’un secours que la Providence même envoyait à ses besoins, il pressa les pièces d’or sur ses lèvres avec plus d’ardeur qu’un avare. Toute son ambition fut alors d’imiter sa fermeté et sa religieuse confiance dans le ciel ; et son premier soin fut d’écrire au vieux Deans, pour lui faire part de la résolution de sa fille et son voyage à Londres. Nous parlerons plus tard de l’effet que produisit cette épître. Butler la confia à un honnête paysan[95], qui avait de fréquentes relations avec Deans, qui lui vendait le produit de ses vaches ; il se chargea volontiers d’aller à Édimbourg pour lui remettre lui-même la lettre.


CHAPITRE XXVIII.

COMMENCEMENT DU VOYAGE.


Ma terre natale, adieu !
Lord Byron.


Au temps actuel le voyage d’Édimbourg à Londres est la chose du monde la plus simple et la plus facile, et le voyageur le plus inexpérimenté et entièrement livré à lui-même peut le faire sans courir le moindre danger et avec la plus grande diligence. De nombreuses voitures à différents prix, et autant de paquebots, vont et reviennent continuellement par terre et par mer sur la route des deux capitales, de manière que les gens les plus indolents et les plus timides peuvent en fort peu de temps achever ce voyage. Mais il n’en était pas ainsi en 1737 : il y avait alors si peu de communications entre Londres et Édimbourg, que des contemporains de cette époque se rappellent que, dans une occasion, la malle de la première de ces villes arriva au bureau général des postes d’Écosse avec une seule lettre. La manière ordinaire de voyager était de prendre des chevaux de poste, le voyageur en ayant un pour lui-même et son guide un autre ; on les changeait de relais en relais. De cette manière ceux qui étaient en état de supporter la fatigue pouvaient accomplir ce voyage en très-peu de temps. Se faire briser les os par ces chevaux de louage, qu’on renouvelait à toutes les postes, était un luxe réservé aux riches. Les pauvres étaient obligés d’avoir recours aux moyens de transport que fournit la nature.

Avec un cœur plein de courage et une constitution capable de supporter la fatigue, Jeanie Deans, faisant ses vingt milles par jour et quelquefois plus, traversa la partie méridionale de l’Écosse, et s’avança jusqu’à Durham.

Jusque là elle s’était trouvée au milieu de ses compatriotes, et ses pieds nus non plus que son plaid n’avaient attiré leur attention, leurs yeux étant trop habitués à ce costume pour le remarquer ; mais, à mesure qu’elle avança, elle s’aperçut que ces deux particularités de sa toilette l’exposaient à des sarcasmes et à des railleries auxquels elle aurait échappé si elle eût été vêtue autrement ; et, quoique au fond de son cœur elle trouvât qu’il n’y avait guère de charité et d’hospitalité à se moquer ainsi d’une étrangère à cause de sa mise, elle eut le bon sens de changer les parties de son habillement qui lui avaient attiré de malignes observations. Elle renferma soigneusement son plaid dans son petit paquet, et se conforma à l’habitude coûteuse et superflue des Anglais de porter des bas et des souliers toute la journée. Elle avoua dans la suite qu’outre le regret d’user sa chaussure, elle fut long-temps sans pouvoir marcher aussi commodément avec des souliers : heureusement elle était quelquefois soulagée par un peu de gazon sur le bord de la route. Elle suppléa à son plaid, qui lui couvrait la tête comme un voile, par un grand chapeau de paille semblable à ceux que portent en Angleterre les filles qui travaillent aux champs, et qu’elle appelait une bonne-grâce. « Mais je me sentis toute honteuse, dit-elle, lorsque je me vis une bonne-grâce sur la tête, moi simple fille, comme si j’étais une femme mariée. »

Après ces changements, elle n’avait pas grand chose, disait-elle, qui pût la distinguer quand elle ne parlait pas ; mais son accent et son langage lui attiraient tant de railleries et de quolibets exprimés dans un patois bien plus mauvais que le sien, qu’elle crut de son intérêt de parler le moins possible. Elle prit donc le parti de répondre civilement par une révérence toutes les fois qu’un passant lui adressait quelques mots d’honnêteté sur la route ; et elle choisissait, pour s’arrêter et passer la nuit, les lieux qui lui paraissaient les plus décents et les plus retirés. Elle observa que le peuple anglais, quoique moins poli envers les étrangers qu’on ne l’était ordinairement dans son pays moins fréquenté, n’était pas cependant dépourvu de véritable hospitalité. Elle trouvait généralement un gîte et un repas pour un prix très-modique, que son hôte refusait quelquefois avec une brusque générosité, en disant : « Tu as une longue route à faire, jeune fille, et je ne prends jamais un sou dans la bourse d’une femme qui voyage ainsi toute seule ; garde ton argent : c’est le meilleur ami que tu puisses avoir sur la route. »

Il arrivait aussi quelquefois que l’hôtesse, frappée de la propreté et de l’air décent de la jeune Écossaise, lui procurait une escorte ou la faisait monter sur une charrette qui la voiturait pendant quelques milles, ou qu’elle lui donnait des avis utiles et des recommandations sur les endroits où elle devait s’arrêter.

Notre pèlerine resta à York la plus grande partie de la journée, d’abord pour se reposer un peu, et ensuite parce qu’elle avait eu la bonne fortune de trouver un logement dans une auberge tenue par une de ses compatriotes, et aussi pour écrire deux lettres, l’une à son père, l’autre à Butler : opération qui n’était pas sans quelque difficulté, ses habitudes ne l’ayant nullement familiarisée avec le style épistolaire. Voici la teneur de celle qu’elle adressait à son père :

Mon très-cher Père,

« Ce qui rend le pèlerinage que je fais en ce jour d’autant plus pénible et plus douloureux, c’est la triste réflexion que je l’ai entrepris à votre insu, ce qui, Dieu le sait, était bien à contrecœur ; car l’Écriture nous dit que le vœu d’une fille ne pourra la lier sans le consentement de son père ; d’après quoi je puis être regardée comme coupable d’avoir entrepris ce voyage sans votre agrément. Cependant, mon esprit a été frappé de la pensée que j’étais destinée à devenir un instrument de salut pour ma pauvre sœur dans l’extrémité où elle est réduite ; autrement, pour tout l’or et les richesses du monde entier, je n’aurais pas voulu faire une telle démarche sans votre aveu et votre approbation. Ô mon cher père ! si vous désirez que mon voyage soit béni, dites un mot, ou du moins écrivez une ligne de consolation à notre pauvre prisonnière. Si elle a péché, elle a gémi et souffert ; et vous savez mieux que moi qu’il faut que nous pardonnions aux autres, si nous voulons que le pardon que nous demandons nous soit accordé… Pardonnez-moi, mon cher père, d’oser vous parler ainsi ; je sais qu’il ne convient pas à une jeune tête de vouloir en remontrer à vos cheveux blancs ; mais je suis si éloignée de vous que mon cœur s’émeut de tendresse en pensant à vous tous, ce qui fait que, dans le désir que j’éprouve d’apprendre que vous lui avez pardonné son péché, j’en dis sans doute plus qu’il ne convient. Les gens du pays sont civils ; et de même que les Barbares envers le saint Apôtre, ils m’ont témoigné beaucoup d’humanité : il y a parmi eux, à ce qu’il paraît, une espèce de peuple d’élus ; car ils ont aussi des églises sans orgues comme les nôtres, qu’on appelle assemblées, où le ministre prêche sans surplis. Mais le plus grand nombre des habitants est prélatiste, ce qui est une chose bien terrible ; et j’ai vu deux de leurs ministres qui suivaient une meute de chasse avec autant de hardiesse et d’ardeur que Roslin ou Driden, le jeune laird de Loup-the-Dyke, ou tout autre jeune étourdi du Lothian… Spectacle bien affligeant. Ô mon cher père ! puissiez-vous, en vous levant le matin et en vous couchant le soir, donner une bénédiction et une place dans vos prières à votre fille affectionnée et soumise.

« Jeanie Deans. »

— « P. S. J’ai appris d’une honnête femme, la veuve d’un nourrisseur de bestiaux, qu’on a dans le Cumberland un remède pour la maladie des vaches… En voici la recette : c’est une pinte de bière ; mais ce qu’ils appellent une pinte n’est rien en comparaison de nos grandes pintes écossaises, c’est à peine une chopine. Dans cette pinte de bière on fait bouillir du savon et de la corne de cerf, et on fait avaler ce breuvage à l’animal avec une corne. Vous pouvez l’essayer sur la vache d’un an, à tête blanche. Si cela ne lui fait pas de bien, cela ne lui fera pas de mal. C’était une bonne femme, et elle paraissait bien entendue dans les soins à donner aux bêtes à cornes. En arrivant à Londres, mon intention est d’aller voir notre cousine mistress Glass, la marchande de tabac à l’enseigne du Chardon, qui à l’honnêteté de vous envoyer, tous les ans, une boîte remplie de tabac. Elle doit être bien connue à Londres, et je ne doute pas de trouver facilement sa demeure. »

Ayant été entraîné à dévoiler cette partie de la correspondance de notre héroïne, nous ferons également part au lecteur de la lettre qu’elle adressa à son amant.

« Monsieur Reuben Butler,

« Espérant que ma lettre vous trouvera mieux, celle-ci est pour vous apprendre que je suis arrivée dans cette grande ville sans accident ; je ne suis pas fatiguée de marcher ; au contraire, je ne m’en trouve que mieux. J’ai vu beaucoup de choses dont j’espère vous parler un jour, ainsi que de la grande église de cette ville. Tous les environs sont remplis de moulins qui n’ont ni grandes roues, ni écluses, mais que le vent fait tourner, chose bien étrange à voir. Un meunier m’avait engagée à entrer dans son moulin pour m’en montrer le travail, mais je le refusai, car je ne suis pas venue dans ce pays pour faire connaissance avec des étrangers ; je marche droit mon chemin, et fais une révérence si quelqu’un me parle honnêtement, mais je ne réponds de vive voix qu’aux personnes de mon sexe. Je voudrais bien ; monsieur Butler, connaître quelque chose qui vous fît du bien, car il y a dans cette ville d’York plus de médecines qu’il n’en faudrait pour guérir toute l’Écosse, et sans doute il s’en trouve qui seraient bonnes pour votre maladie. Je voudrais que vous eussiez près de vous une bonne femme, bien prudente et bien attentive, pour vous soigner et vous empêcher de vous fatiguer à lire comme vous faites, ayant déjà assez de lecture à faire pendant la classe des enfants, et pour vous donner du lait chaud le matin. Cela me tranquilliserait sur votre compte. Mon cher monsieur Butler, prenez courage ; nous sommes tous entre les mains de celui qui sait mieux que nous-mêmes ce qui nous convient. Je n’ai aucun doute de réussir dans ce qui a déterminé mon voyage. Je n’en puis, je n’en veux pas douter ; car si je n’avais pas cette pleine confiance, comment pourrais-je trouver des paroles pour supplier ces grands personnages quand je me trouverai en leur présence ? Mais avec la conscience de la droiture de ses intentions, et la fermeté du cœur qu’il faut pour les suivre, on se tire du plus mauvais pas. La chanson dit que le coup de vent le plus fort des trois jours d’emprunt[96] ne put tuer les trois pauvres petits agneaux… Et si tel est le bon plaisir de Dieu, nous qui sommes séparés dans l’affliction, nous nous rejoindrons peut-être dans la joie même de ce côté du Jourdain. Je ne vous rappelle pas ce que je vous ai dit avant de partir, au sujet de mon pauvre père et de cette infortunée jeune fille ; car je suis bien sûre que vous le ferez pour l’amour de la charité chrétienne ; qui est bien plus puissant que les prières de celle qui est votre servante pour vous obéir. »

Cette lettre avait aussi un post-scriptum.

« Mon cher Reuben, si vous pensez que j’aurais dû vous écrire plus longuement ou vous dire des choses plus tendres, imaginez-vous que j’ai écrit tout ce que vous auriez désiré, car vous ne pouvez douter que je n’aie pour vous tous les sentiments que vous pouvez me souhaiter. Vous trouverez peut-être que je suis devenue bien prodigue, car je porte des bas blancs et des souliers tous les jours ; mais c’est ici la coutume des personnes honnêtes, et chaque pays a sa mode. Au reste, si des temps plus heureux revenaient jamais pour nous, vous ririez bien de voir ma figure toute ronde, enterrée sous une bonne-grâce qui est aussi large que tout le milieu de l’église de Libberton. Mais cela garantit bien du soleil, et empêche les gens malhonnêtes de vous dévisager comme si vous aviez quelque chose d’extraordinaire. Je vous écrirai ce qui se sera passé avec le duc d’Argyle quand je serai à Londres. Adressez-moi quelques lignes, pour m’apprendre comment vous êtes, chez mistress Marguerite Glass, marchande de tabac à l’enseigne du Chardon à Londres, lesquelles, m’assurant de votre santé, tranquilliseront beaucoup mon esprit… Excusez l’écriture, la mauvaise orthographe, car j’ai une très-mauvaise plume. »

L’orthographe de cette épître aurait pu, aux yeux d’un Anglais, demander une meilleure excuse que celle que la lettre exprimait, quoiqu’un certain laird montagnard se soit aussi excusé de la sienne sur une mauvaise plume. Cependant je dirai, à l’honneur de notre héroïne, que grâce aux soins de Butler, Jeanie Deans avait une écriture et une orthographe bien supérieures à celles de la moitié des femmes de qualité de l’Écosse à cette époque, dont le style étrange et les fautes de langue formaient le plus frappant contraste avec le bon sens que leurs lettres indiquaient généralement.

Au surplus Jeanie, dans ces deux épîtres, avait peut-être exprimé plus d’espérance, de courage et de sérénité qu’elle n’en avait intérieurement. Mais c’était dans l’intention bien louable de soulager son père et son amant des craintes qui pouvaient les agiter en pensant à elle, sentant bien qu’elles devaient ajouter sensiblement à tous leurs autres chagrins. « S’ils me croient tranquille et en bonne santé, avec l’espoir de réussir, se disait en elle-même la pauvre pèlerine, mon père en sera mieux disposé pour Effie, et Butler se soignera davantage… car je suis bien sûre qu’ils s’occupent plus de moi que je ne fais moi-même… »

En conséquence, elle cacheta ses lettres avec soin et les mit à la poste de sa propre main, après avoir plusieurs fois demandé quand elles arriveraient à Édimbourg. Ce devoir rempli, elle accepta avec plaisir l’offre pressante que lui fit son hôtesse de dîner avec elle, et de ne repartir que le lendemain matin. L’hôtesse, comme nous l’avons déjà dit, était sa compatriote ; et l’empressement avec lequel les Écossais se recherchent et s’aident de toute l’étendue de leurs moyens, qui nous est souvent reproché comme un préjugé étroit, me semble au contraire provenir du patriotisme le plus naturel et le plus honorable ; car les habitudes morales et les principes d’un peuple sont une espèce de garantie pour les mœurs de chaque individu qui lui appartient : cette opinion, si elle était mal fondée, serait détruite par l’expérience. D’ailleurs, si l’on considère cette partialité nationale comme un nouveau lien qui attache l’homme à l’homme et dispose celui qui en a les moyens à rendre à ses compatriotes les services dont ils peuvent avoir besoin, nous pensons qu’il doit aussi être considéré comme un motif de générosité plus actif et plus puissant que cette bienveillance générale dont tous les hommes sont indistinctement l’objet et qui sert souvent de prétexte pour n’en secourir aucun.

Mistress Bickerton, maîtresse de l’auberge du Lever-des-Sept-Étoiles dans Castle-Gate à York, partageait les sentiments de ses compatriotes, ce qui fit qu’elle témoigna tant d’obligeance à Jeanie (et il faut dire aussi qu’elle était née dans le comté voisin du Mid-Lothian, dont était Jeanie), et lui exprima un intérêt si maternel et tant d’inquiétude pour le reste de son voyage, que Jeanie, quoique d’un caractère réservé et prudent, crut pouvoir lui communiquer toute son histoire.

Mistress Bickerton leva les yeux et les mains au ciel à ce récit, et témoigna beaucoup d’étonnement et de compassion, mais elle lui donna aussi de très-bons avis.

Elle désira savoir ce qui composait les finances de Jeanie ; et celle-ci lui ayant montré sa bourse qui, par ce qu’elle avait laissé à Libberton et par les frais nécessaires de la route, se trouvait réduite à 15 livres sterling. « Ceci, dit-elle, suffit et au-delà, pourvu que vous puissiez, sans accident, la porter à Londres. — Sans accident ! dit Jeanie : je réponds bien de l’y porter sans qu’il y manque rien que ce que j’en aurai ôté pour les dépenses nécessaires. — Et les voleurs donc, mon enfant ? car vous êtes venue dans un pays plus civilisé, c’est à-dire plus corrompu que le vôtre ; et comment échapperez-vous aux dangers de la route ? c’est ce que je ne sais pas et ce qui me fait trembler pour vous. Si vous pouviez attendre ici, huit jours, le départ de nos chariots, je vous recommanderais à Joe Broadwheel, qui vous conduirait saine et sauve au Cygne-à-deux-Têtes… Et je vous conseillerais de ne pas vous fâcher s’il voulait vous dire quelques douceurs en chemin (continua mistress Bickerton, en mêlant souvent à son anglais son dialecte national), car c’est un garçon laborieux et utile, et qui a la meilleure réputation possible sur la route ; les Anglais ne font pas de mauvais maris, témoin mon pauvre homme, Moïse Bickerton, qui est dans le cimetière. »

Jeanie se hâta de dire qu’il lui était impossible d’attendre le départ de Joe Broadwheel, n’étant nullement flattée de la perspective de devenir l’objet de ses attentions pendant le voyage.

« Eh bien, mon enfant, reprit la bonne hôtesse, il faut faire comme tu l’entendras : chacun serre sa ceinture à son gré. Mais suis mon conseil et cache ton or dans ton corset, n’en laissant dehors qu’une pièce ou deux et quelque monnaie, en cas qu’on vienne à t’attaquer ; car, à une journée d’ici, on est exposé à faire d’aussi mauvaises rencontres que sur les montagnes de Doun dans le Perthshire. Puis, ma fille, il ne faut pas aller dans les rues de Londres, regardant de tous côtés et demandant à tous ceux que tu rencontreras, mistress Glass à l’enseigne du Chardon… Ma foi ! on se moquerait de toi et l’on te rirait au nez… Mais va-t’en trouver cet honnête homme (en même temps elle mit une adresse dans la main de Jeanie) ; il connaît presque tous les gens respectables qui sont établis à Londres, et il aura bientôt trouvé ta parente.

Jeanie prit l’adresse en la remerciant sincèrement, mais un peu alarmée au sujet des voleurs de grand chemin. Se ressouvenant alors du papier que lui avait donné Ratcliffe, elle raconta avec brièveté comment et dans quelles circonstances il le lui avait remis, et s’empressa de le montrer à mistress Bickerton.

La maîtresse des Sept-Étoiles ne tira pas une sonnette, car ce n’était pas la mode du temps, mais se servit d’un sifflet d’argent qui était pendu à son côté, et une servante fort propre entra dans la chambre.

« Dites à Dick Ostler de venir ici, » dit mistress Bickerton.

Dick parut sur-le-champ : c’était une espèce d’animal estropié, boiteux et défiguré, aux yeux louches, et dont la figure grotesque avait une expression d’intelligence et de ruse.

« Dick Ostler, » dit mistress Bickerton d’un ton d’autorité qui montrait qu’elle était du comté d’York, du moins par adoption… « tu connais bien des choses et bien des gens sur la route ? — Hé, hé ! maîtresse, » répondit Dick avec un mouvement d’épaule qui pouvait exprimer le repentir, ou indiquer qu’il avait la connaissance qu’on lui supposait. « Hé, hé, j’ai connu quelque petite chose de mon temps, maîtresse… » Il prit un air malin et se mit à rire, puis redevint sérieux, et soupira comme quelqu’un qui était préparé à prendre la chose du côté qu’on voudrait.

« Sais-tu ce que ce morceau de papier signifie ? » dit mistress Bickerton en lui présentant la sauvegarde que Ratcliffe avait donnée à Jeanie Deans.

En regardant le papier, Dick cligna un œil, élargit son énorme bouche de l’une à l’autre oreille comme un canal de navigation, se gratta la tête bien fort, et dit : « Si je connais cela ? Ma foi, j’en pourrais bien connaître quelque chose, si ce n’était pas pour lui faire du tort, maîtresse. — Pas le moins du monde, dit mistress Bickerton ; seulement il t’en reviendra un verre d’eau-de-vie si tu veux parler. — Eh bien donc, » dit Dick, en tirant d’une main la ceinture de sa culotte et poussant un pied en avant pour achever l’arrangement de cette partie essentielle de son habillement, je puis assurer que la passe sera bien connue sur la route, si c’est là ce qu’on veut savoir… — Mais quelle espèce d’homme était-ce ? » dit mistress Bickerton en jetant un coup-d’œil d’intelligence à Jeanie, comme toute fière d’avoir un garçon qui en sût si long.

« Que sais-je, moi ? Jim-the-Rat était encore le coq du nord il y a un an, lui et l’Écossais Wilson, surnommé Handie Dandie… Mais il y a quelque temps qu’il est absent du pays, à ce qu’il paraît… Malgré cela, il n’y a pas un gentleman des grandes routes, d’ici à Stamford, qui ne respecte la passe de Jim. »

Sans lui faire d’autres questions, l’hôtesse remplit à Dick Ostler un verre de genièvre ; il inclina la tête et les épaules, tirant en arrière le pied qu’il avait avancé, avala d’un seul trait l’alcali, pour se servir d’un terme savant, et se retira dans son écurie.

« Je te conseille, Jeanie, si tu fais de mauvaises rencontres sur la route, de leur montrer ce morceau de papier, car je t’assure qu’il te sera utile. »

Un joli souper termina la soirée. L’Écossaise transplantée, je veux dire mistress Bickerton, mangea de bon appétit de deux ou trois plats fort épicés, but une pinte d’ale et un verre de négus un peu raide, tout en racontant à Jeanie l’histoire de la goutte, et s’étonnant qu’elle eût pu gagner une maladie que ses ancêtres, fermiers à Lammermoor depuis plusieurs générations, n’avaient jamais connue. Jeanie ne se soucia pas d’offenser son obligeante hôtesse en lui disant son opinion sur l’origine probable de cette maladie ; mais elle songea aux marmites des Égyptiens, et malgré toutes les instances qui lui furent faites, se contenta de souper avec des légumes accompagnés d’un verre d’eau.

Mistress Bickerton ne voulut pas entendre parler de paiement d’écot, et lui donna des recommandations pour son correspondant de Londres et pour quelques aubergistes qu’elle connaissait sur la route et qui avaient pour elle une grande considération. Elle ne manqua pas de lui rappeler les précautions qu’elle avait à prendre pour cacher son argent ; et comme la jeune fille devait partir le lendemain de très-bonne heure, elle prit congé d’elle amicalement, lui faisant donner sa parole qu’elle viendrait la voir à son retour en Écosse et lui raconter comment elle aurait fait, et de quelle manière les choses se seraient passées, avec les plus petits détails, ce qui est le summum bonum pour une commère. Jeanie s’y engagea formellement.


CHAPITRE XIX.

LES VOLEURS.


Le besoin, la misère, le vice et les dangers unissent ces âmes corrompues, et forment entre elles une déplorable alliance.
Anonyme.


Notre voyageuse partit le lendemain de très-bonne heure pour continuer son voyage. Comme elle traversait la cour de l’auberge, Bick Ostler, qui s’était levé de grand matin ou qui ne s’était pas couché du tout, chose à laquelle il était également sujet, lui cria : « Bonjour, Maggie ! Prenez garde à la montagne de Gunnersbury, la jeune fille ! Robin Hood est mort et enterré, mais il a des successeurs dans la vallée de Bever. » Jeanie le regarda comme pour lui demander l’explication de ces mots, mais Dick se contenta de répondre par un ricanement et un mouvement d’épaules inimitable (à moins que ce ne soit par Émery) ; et recommençant à s’occuper du cheval étique qu’il étrillait, il se mit à chanter tout en se servant de la brosse et de l’étrille :

Robin Hood était bon archer,
Et son arc fut toujours fidèle :
Si Robin criait d’approcher
Au passant qu’il voulait dépouiller de plus belle,
Pourquoi ne suivre pas un si parfait modèle ?

Jeanie passa son chemin sans s’arrêter davantage, car il n’y avait rien dans les manières de Dick qui pût l’encourager à lui adresser la parole. Une pénible journée de marche l’amena au Ferry-Bridge, la meilleure auberge qui fût et soit encore aujourd’hui sur la grande route du nord ; et grâce à une recommandation de mistress Bickerton et à ses manières douces et simples, elle se rendit l’hôtesse du Cygne si favorable que la bonne dame lui procura l’occasion de monter en croupe sur un cheval de poste qui retournait à Tuxford, de manière que le lendemain de son départ d’York elle accomplit le plus long trajet qu’elle eût encore fait. Elle se trouva un peu fatiguée d’une façon de voyager à laquelle elle était moins habituée qu’à la marche, et il était beaucoup plus tard, le lendemain matin, quand elle se sentit en état de reprendre son pèlerinage. À midi, elle se trouva devant le Trent[97] et les ruines noircies du château de Newark, démoli dans les guerres civiles. On concevra facilement que Jeanie ne fût nullement curieuse d’aller visiter ces anciens débris, mais qu’en entrant dans la ville elle alla tout droit à l’auberge qu’on lui avait enseignée à Ferry-Bridge. Pendant qu’elle prenait quelques rafraîchissements, elle remarqua que la servante qui les lui avait apportés la regardait avec un intérêt marqué, et à la fin, à sa grande surprise, lui demanda si son nom n’était pas Deans, si elle n’était pas Écossaise, et si elle n’allait pas à Londres au sujet d’une affaire de justice. Jeanie, avec toute sa simplicité de caractère, ne manquait pas de prudence, et, suivant la coutume ordinaire d’un Écossais, elle répondit à cette question par une autre, en priant cette fille de lui dire pourquoi elle l’interrogeait ainsi.

La maritorne de la Tête-de-Sarrasin, à Newark, répondit : « Deux femmes se sont arrêtées ce matin ici, et se sont informées d’une nommée Jeanie Deans qui va à Londres pour une affaire de ce genre, et elles pouvaient à peine croire qu’elle n’eût pas déjà passé par ici. »

Fort surprise et un peu alarmée, car ce qui nous paraît inexplicable nous alarme toujours, Jeanie questionna la servante sur la tournure de ces deux femmes. Mais tout ce qu’elle en apprit, c’est que l’une était âgée et l’autre jeune ; que cette dernière était la plus grande ; que la première parlait davantage et semblait prendre un ton d’autorité sur sa compagne, et que toutes deux avaient l’accent écossais.

Ceci ne lui donnait aucune lumière ; et, éprouvant un pressentiment indéfinissable que l’on formait contre elle quelque mauvais dessein, Jeanie se décida à prendre un cheval et un guide pour la poste suivante. Mais elle ne put accomplir ce projet. Quelques circonstances accidentelles avaient occasionné un emploi beaucoup plus considérable qu’à l’ordinaire de postillons et de chevaux, et l’hôte ne put lui en procurer. Après avoir attendu quelque temps dans l’espoir qu’une couple de chevaux qui étaient allés vers le sud reviendraient assez à temps pour qu’elle en profitât, elle se sentit honteuse de sa pusillanimité, et résolut de continuer son voyage à la manière accoutumée.

La route était droite et unie, lui assura l’hôte, à l’exception d’une haute montagne appelée Gunnersbury, à environ trois milles de Grantham. C’était là que Jeanie devait aller passer la nuit.

« Je suis bien aise d’apprendre qu’il y ait une montagne, dit Jeanie, car mes yeux et mes pieds même sont fatigués d’une si grande étendue de pays plat. Depuis York jusqu’ici on dirait que la route a été aplanie et nivelée, ce qui est bien insipide pour des yeux écossais. Lorsque je perdis de vue une grande montagne bleuâtre qu’on appelle Ingleborro, je sentis que j’étais sur une terre étrangère, où il ne me restait plus un ami. — Ma foi, la jeune fille, répondit l’hôte, si vous aimez tant les montagnes, je voudrais que vous pussiez emporter Gunnersbury dans votre tablier, car c’est la mort des chevaux de poste. Mais allons, à votre santé et à votre voyage, et puissiez-vous vous en bien tirer, car vous m’avez l’air d’une fille brave et résolue. » En parlant ainsi, il puisa d’une manière formidable dans un énorme pot d’étain plein d’une ale brassée chez lui, qui était sur la table.

« J’espère qu’il n’y a pas mauvaise compagnie sur la route, dit Jeanie. — Quand elle en sera libre, je la paverai de galettes ; cependant il n’y en a pas tant maintenant, et depuis qu’ils ont perdu Jim-the-Kat, ils sont tous dispersés, et ne tiennent pas plus ensemble que les hommes de Marsham quand ils perdirent leur chef. Buvez une goutte avant de partir, » ajouta-t-il en lui offrant le pot d’étain, « car ce soir vous n’aurez rien pour souper que du gruau et une pinte d’eau. »

Jeanie refusa poliment, et lui demanda quel était son lawing[98].

« Votre lawing ! que Dieu vous protège ! et que voulez-vous dire par là ? — C’est que je voudrais savoir ce que j’ai à vous payer. — À me payer ! Dieu vous soit en aide ! Rien, mon enfant, rien du tout. On n’a tiré pour vous qu’une demi-pinte de bière, et la Tète de-Sarrasin est bien en état de donner une bouchée à manger à une pauvre étrangère qui ne sait pas un mot de langue chrétienne. Allons, encore une fois, à votre santé ; » et il puisa derechef dans le pot d’étain aussi largement que la première fois.

Les voyageurs qui ont traversé Newark depuis peu ne peuvent manquer de se rappeler le bon ton et la politesse remarquables de la personne qui y tient maintenant la principale auberge, et trouveraient peut-être quelque plaisir à les mettre en contraste avec la brusquerie de son grossier prédécesseur. Mais nous ne croyons pas que nul se soit aperçu que le poli ait rien ôté au métal de sa valeur.

Jeanie, après avoir pris congé de son hôte du Lincolnshire, continua sa route solitaire, et se sentit un peu alarmée quand elle se vit atteinte par la nuit dans la plaine qui s’étend au pied de la montagne de Gunnersbury, et qui est coupée de marécages et de bouquets de bois taillis. La vaste étendue de prés communs, qu’on trouvait sur la route du nord, et qui sont maintenant enclos en grande partie, et le relâchement de la police, exposaient alors le voyageur à un brigandage de grand chemin dont on n’entend plus parler maintenant que dans le voisinage immédiat de la capitale. Avertie de cet état de choses, Jeanie avait doublé le pas, quand elle entendit derrière elle le bruit du trot d’un cheval : elle se rangea machinalement d’un côté de la route, comme pour laisser au cavalier autant de place que possible. Lorsque le cheval l’eut rejointe, elle vit qu’il portait deux femmes. L’une assise sur une selle de côté, l’autre en croupe derrière elle, comme cela se voit encore quelquefois en Angleterre.

« Une bonne nuit je vous souhaite, Jeanie Deans, » dit celle des, deux femmes qui était en selle. « Que pensez-vous de cette belle montagne là-bas qui élève sa tête vers la lune ? Croyez-vous que ce soit là la porte du ciel que vous désirez tant ? Il se peut que nous y arrivions ce soir, si Dieu nous aide, quoique notre mère ait un peu de peine à la gravir. «

En parlant ainsi, elle s’était retournée sur sa selle, ralentissant le pas du cheval par suite de ce mouvement, tandis que la femme qui était en croupe derrière elle semblait la presser d’avancer par des paroles que Jeanie n’entendit qu’imparfaitement.

« Taisez-vous, chienne de lunatique ! qu’avez-vous affaire avec le ciel et l’enfer ? — Ma foi, ma mère, pas grand’chose avec le ciel, considérant qui je mène derrière moi ; et quant à l’enfer, nous y arriverons bien quelque jour, n’ayez pas peur. Allons, Nao, trotte, mon garçon ; va comme si tu étais un manche à balai, car tu portes une sorcière.

Le bonnet sur le pied, le soulier sur la main,
Je vais comme l’éclair, et poursuis mon chemin. »

Le trot du cheval et l’éloignement empêchèrent Jeanie d’entendre le reste de sa chanson ; mais de temps en temps quelques sons inarticulés parvenaient encore à son oreille au milieu de la solitude et de la nuit.

Notre pèlerine resta stupéfaite et pleine de craintes qu’elle ne pouvait définir. S’entendre nommer d’une manière si bizarre, dans un pays étranger, et sans autre explication, par une personne qui avait si étrangement apparu et disparu, était une chose que son imagination ne pouvait comprendre, et qui, à notre avis, ressemblait aux sons surnaturels dont il est question dans Comus[99] :

Langues légères comme l’air.
Qui prononcent le nom des hommes
Sur les rivages de la mer
Et dans les déserts où nous sommes.


Et quoique Jeanie différât entièrement pour les traits, les manières et le rang, de la dame du Comus, on peut cependant lui appliquer la suite de ce passage à propos de cette singulière alarme :

Ces pensers peuvent effrayer,
Mais ne sauraient arrêter dans sa route
Le mortel vertueux marchant d’un pas altier :
Fort de sa conscience, il n’est rien qu’il redoute.

Ce qui la soutenait, en effet, c’était le souvenir du devoir qu’elle allait remplir, et, si j’ose dire, le droit qu’elle avait d’espérer la protection du ciel dans l’accomplissement d’une œuvre si méritoire. Elle continuait sa route, l’esprit calmé par ces réflexions, quand elle fut une seconde fois troublée par un sujet plus immédiat de terreur. Deux hommes qui s’étaient cachés dans un taillis s’élancèrent au moment où elle en approchait, et se présentèrent à elle d’une manière menaçante. «Arrêtez, et exécutez-vous, » dit l’un d’eux, qui était petit et vigoureux, et vêtu d’une blouse comme en portent les charretiers.

« La femme, » dit l’autre, qui était grand et mince, « n’entend pas notre langage. Allons, voyons, ma précieuse, la bourse ou la vie ! — J’ai bien peu d’argent, messieurs, » leur dit la pauvre Jeanie en leur présentant ce qu’elle avait séparé de son petit trésor, et mis à part pour une telle occasion ; « mais si vous l’exigez, le voilà. — On ne nous trompe pas comme ça, la jeune fille ; du diable si cela se passe ainsi, dit le plus petit des deux coquins. Croyez-vous que des gentilshommes iront hasarder leur vie sur le grand chemin pour se laisser duper de cette manière ? Non, non, nous aurons jusqu’à votre dernier liard, autrement nous vous dépouillerons jusqu’à la peau, ou le diable m’emporte ! »

Son compagnon, qui parut éprouver quelque compassion de l’horreur qui se peignait sur la figure de Jeanie, dit alors : « Non, non, Tom ; nous avons ici une de ces précieuses puritaines, et nous nous en tiendrons cette fois à sa parole sans lui faire subir une autre épreuve. Allons, voyez, jeune fille ; si vous voulez regarder le ciel en jurant que c’est tout ce que vous avez sur vous, je veux être pendu si je ne vous laisse passer. — Je ne suis pas libre de jurer que je n’ai que cela sur moi, messieurs, mais il y va de la vie ou de la mort que mon voyage s’accomplisse ; et si vous voulez seulement me laisser de quoi avoir du pain et de l’eau sur la route, je serai satisfaite, et je vous remercierai et prierai Dieu pour vous. — Au diable vos prières ! s’écria le plus petit des brigands ; c’est une monnaie qui n’a pas cours chez nous ; » et en même temps il fit un mouvement pour la saisir.

« Arrêtez, messieurs ! » dit-elle, se rappelant la passe de Ratcliffe ; « peut-être connaissez-vous ce papier. — Que diable veut-elle, Franck ? dit le plus féroce des deux bandits. Regarde-moi cela, car du diable si je saurais le lire, même quand il s’agirait de m’empêcher d’être pendu. — C’est une passe de Jim Ratcliffe, » dit le plus grand après avoir regardé le morceau de papier : « il faut laisser passer la fille, d’après les lois de notre bande. — Et moi je dis que non, reprit son compagnon ; Rat a quitté le grand chemin, et on dit qu’il est devenu un limier lui-même. — Nous pouvons encore avoir besoin de lui, dit le plus grand des voleurs.

— Que ferons-nous donc ? dit le plus petit ; vous savez que nous avons promis de dépouiller cette fille et de la renvoyer mendiante dans son pays de mendiants, et voilà que vous voulez la laisser aller ! — Je n’ai pas dit cela, » répondit l’autre bandit. Il parla bas à son compagnon, qui lui répondit :

« Eh bien, faites donc, et ne restons pas là à parler jusqu’à ce que quelque voyageur survienne sur la route. Il faut nous suivre par ici, jeune femme, dit le plus grand. — Pour l’amour de Dieu, s’écria Jeanie, si vous avez reçu le jour d’une femme, ne me détournez pas de ma route ; demandez-moi plutôt tout ce que j’ai au monde. — De quoi diable la fille a-t-elle peur ? dit l’autre ; je vous dis qu’on ne vous fera pas de mal ; mais si vous ne voulez pas quitter la route de bonne grâce et nous suivre, le diable m’emporte si je ne vous fais pas sauter la cervelle là où vous êtes ! — Tu es un rude ours, Tom, dit son compagnon, et si tu la touches, je te secouerai par le collet de manière à t’émouvoir les entrailles. Soyez tranquille, jeune fille, je ne souffrirai pas qu’il vous touche du bout du doigt si vous venez tranquillement avec nous ; mais si vous restez là à discuter sur la route, je vous laisse vous débattre ensemble. »

Cette menace offrait tout ce qu’il y a de plus terrible à l’imagination de la pauvre Jeanie, qui voyait dans celui qui paraissait moins cruel la seule protection qui lui restât contre le traitement le plus brutal. C’est pourquoi non seulement elle le suivit, mais même elle le tint par la manche dans la crainte qu’il ne lui échappât, et cet homme, tout endurci qu’il était, parut touché de cette marque de confiance, et lui répéta à plusieurs reprises qu’il ne souffrirait pas qu’on lui fît du mal.

Ils conduisirent leur prisonnière dans une direction qui s’écartait de plus en plus de la grande route ; mais elle remarqua qu’ils suivaient une espèce de sentier ou chemin de traverse, ce qui la soulagea d’une partie de ses inquiétudes, qui auraient encore été plus grandes si elle ne les avait pas vus suivre de route fréquentée.

Après avoir marché environ une demi-heure, tous trois gardant un profond silence, ils approchèrent d’une vieille grange qui était sur le bord d’une pièce de terrain cultivé, mais éloignée de toute espèce d’habitation. Cependant cette grange était elle-même habitée, car on voyait de la lumière aux croisées.

Un des voleurs gratta à la porte, qui lui fut ouverte par une femme, et ils entrèrent avec leur malheureuse prisonnière. Une vieille femme, qui était occupée à préparer le souper sur un feu de charbon de terre étouffant, leur demanda au nom du diable pourquoi ils amenaient ici cette fille, et pourquoi ils ne l’avaient pas dépouillée et laissée ainsi sur la route.

« Allons, allons, la mère Sangsue, dit le plus grand, nous ferons ce que nous pourrons pour vous obliger ; nous n’en voulons pas faire davantage. Nous sommes déjà assez mauvais comme cela ; mais pas encore tels que vous voudriez nous voir, des diables incarnés. — Elle a une passe de Jim Ratcliffe, dit le plus petit, et Franck ne veut pas entendre parler de la faire passer à la meule. — Non, sur mon Dieu, je ne le veux pas, dit Franck ; mais si la mère Sangsue veut la garder ici quelque temps, ou la renvoyer en Écosse, ma foi, moi, je ne vois pas grand mal à cela. — Écoutez, Franck Levit, dit la vieille, si vous vous avisez de m’appeler encore la mère Sangsue, je teindrai ce couteau (et elle lui en montra un qu’elle tenait à la main) du plus pur de votre sang, mon garçon. — Il faut que le prix du vieux oing se soit élevé dans le nord, dit Franck, pour que la mère Sangsue soit de si mauvaise humeur.

Sans hésiter un moment, la furie lui lança son couteau avec toute l’adresse que donne le besoin de la vengeance au plus féroce Indien. Comme il était sur ses gardes, il évita le coup en détournant la tête, mais l’instrument vint siffler à ses oreilles et s’enfonça dans le mur.

« Allons, allons, la mère, » lui dit le voleur en lui saisissant les deux poignets, « je vous apprendrai qui de nous deux est le maître, » et en parlant ainsi, il fit reculer de vive force la vieille, qui lutta vigoureusement jusqu’à ce qu’il l’eût fait tomber sur un tas de paille ; alors lui laissant aller les mains, il lui montra le doigt de cette manière menaçante dont un gardien fait usage pour effrayer un fou forcené. Ce geste produisit, à ce qu’il paraît, l’effet désiré, car elle n’essaya pas de se lever du lieu où il l’avait forcée de s’asseoir, ni de se livrer à aucune autre violence, mais elle tordit ses mains desséchées avec une rage impuissante, hurla et rugit comme une possédée.

« Je tiendrai la promesse que je vous ai faite, vieille diablesse, dit Frank ; cette fille ne fera pas un pas de plus sur la route de Londres, mais je ne souffrirai pas que vous touchiez à un cheveu de sa tête, ne fût-ce qu’à cause de votre insolence. »

Cette déclaration sembla calmer un peu les passions furieuses de la vieille, et pendant qu’une espèce de grognement sourd succédait aux hurlements qu’elle avait poussés d’abord, cette étrange compagnie s’augmenta d’un autre personnage. « Eh bien ! Francis Lewit, » dit la nouvelle venue, qui entra avec des sauts et des bonds qui l’eurent bientôt conduite au centre du cercle : « est-ce que vous vouliez tuer notre mère, ou bien coupiez-vous la gorge au cochon que Tom a apporté ce matin ? ou peut-être lisiez-vons vos prières à rebours, pour faire venir ici ma vieille connaissance le diable ? »

Le ton de celle qui parlait était si remarquable, que Jeanie reconnut immédiatement la femme qui lui avait parlé sur la route avant qu’elle fît la rencontre des voleurs, circonstance qui augmenta beaucoup son effroi, puisqu’elle servit à lui prouver que ce qui lui était arrivé était l’effet d’un dessein prémédité contre elle ; mais par qui et dans quel but, c’est sur quoi elle était incapable même de former des conjectures. D’après le style de sa conversation, le lecteur aura probablement reconnu aussi dans cette femme une de ses anciennes connaissances, dont il a été question dans la première partie de cette histoire.

« Taisez-vous, diable de folle, » s’écria Tom qu’elle avait dérangé au moment où il avait trouvé moyen de s’administrer un coup d’eau-de-vie ; « entre les fureurs de votre mère et vos tours de maniaque, un homme vivrait plus tranquille dans la chaudière du diable qu’ici. — Et qui avons-nous ici ? » dit la folle en s’approchant en dansant de Jeanie Deans, qui, bien que remplie de terreur, était attentive à cette scène, résolue de ne rien laisser échapper de ce qui pourrait lui faire connaître sa véritable situation et le genre de danger qu’elle courait. « Et qui avons-nous ici ? » s’écria une seconde fois Madge Wildfire ; « la fille du vieux refrogné whig Douce Davie Deans, dans une grange d’égyptiens et à la nuit close ! c’est là un spectacle à voir vraiment ! Et comment donc ces gens si pieux se trouvent-ils là, et l’autre sœur aussi dans la prison d’Édimbourg ! Quant à moi, j’en suis bien fâchée pour elle ; c’est ma mère qui lui veut du mal et non pas moi, quoique peut-être j’en aie bien autant de raison. — Écoutez, Madge, dit le plus grand des bandits, vous n’avez pas dans le sang la même férocité que votre vieille mère, qui peut bien passer aussi pour la mère du diable. Emmenez cette jeune fille avec vous dans votre chenil, et n’y laissez pas entrer le diable lui-même, quand il viendrait demander asile au nom de Dieu, — Oui, oui, Franck, » dit Madge en prenant Jeanie par le bras et l’emmenant avec elle, « je le veux bien ; car il n’est pas convenable pour de jeunes personnes chrétiennes, comme elle et moi, de rester en société pendant la nuit avec des échappés de Tyburn tels que vous. Ainsi donc, bonsoir, messieurs, je vous souhaite un bon sommeil jusqu’à ce que le bourreau vous réveille : alors le pays sera bien débarrassé. »

Puis, suivant l’impulsion de sa bizarre imagination, elle marcha posément vers sa mère qui, assise au coin d’un feu de charbon de terre dont la lueur rougeâtre éclairait des traits ridés et défigurés par les fureurs de la haine et de la rage, offrait l’image d’Hécate occupée de ses rites infernaux. Puis tout à coup tombant sur ses genoux, elle dit avec le ton d’un enfant de six ans : « Maman, écoutez-moi dire mes prières avant que j’aille me coucher, et dites : Que le bon Dieu te bénisse, mon enfant ! comme vous le disiez autrefois. — Que le diable t’écorche vive, pour se faire des semelles avec ta peau ! » s’écria la vieille alongeant pour réponse un coup de poing à la suppliante.

Madge, qui savait probablement de quelle manière sa mère avait l’habitude de lui conférer sa bénédiction maternelle, évita le coup en faisant un saut hors de sa portée avec beaucoup d’agilité et de précision. La vieille se leva alors, et saisissant une paire de pincettes, elle allait s’en dédommager en déchargeant un coup sur la tête de sa fille, ou sur celle de Jeanie ; car, dans sa rage, elle semblait les confondre l’une avec l’autre, lorsque sa main fut encore une fois arrêtée par celui qu’ils appelaient Franck Lewit, qui, la saisissant par les épaules, la poussa en avant avec une grande violence : « Quoi, mère le diable ! s’écria-t-il, encore, et en ma présence ! Écoutez, Madge de Bedlam, retirez-vous dans votre trou avec votre compagne, ou nous aurons ici le diable à confesser, et personne ne pourra en venir à bout. »

Madge suivit le conseil de Lewit, et, se retirant aussi vite que possible, elle emmena Jeanie avec elle dans une espèce d’enfoncement séparé de la grange par une cloison, et qui, étant rempli de paille, lui servait, à ce qu’il paraît, de chambre à coucher. La lune brillait à travers un trou qui tenait lieu de fenêtre, et éclairait une selle, un coussinet, une bride et deux ou trois besaces qui composaient tout l’équipage de voyage de Madge et de son aimable mère. « Avez-vous jamais vu de votre vie, dit Madge, une aussi jolie chambre à coucher ? voyez comme la lune brille sur la paille toute fraîche ! Il n’y a pas une cellule qui vaille celle-ci dans tout Bedlam, quoique ce soit un beau bâtiment en dehors. Avez-vous jamais été à Bedlam ? — Non, » répondit d’une voix faible Jeanie, interdite de cette question et de la manière dont elle était faite, mais désirant cependant se concilier sa compagne tout insensée qu’elle était, la situation dans laquelle elle se trouvait étant si précaire et si dangereuse, que même la société de cette folle était pour elle une espèce de protection.

« Vous n’avez jamais été Bedlam ? » dit Madge d’un air de surprise ; « mais vous avez été dans les Loges à Édimbourg ? — Jamais, répéta Jeanie. — Vraiment ! eh bien, je crois que les magistrats n’envoient que moi à Bedlam ; il faut que je leur inspire beaucoup de respect, car toutes les fois que je suis amenée devant eux, ils m’y font conduire. Mais, ma foi, Jeanie (ajouta-t-elle d’un ton confidentiel), je vous dirai entre nous que je ne pense pas que vous y perdiez beaucoup, car le gardien est un vilain bourru, et il faut que tout aille à son gré, où il fait de ce lieu un enfer. Je lui dis souvent qu’il est le plus furieux de toute la maison… Mais, qu’est-ce qu’ils ont donc là à crier ? du diable si personne entre ici ; nous ne serions pas en sûreté : je vais appuyer le dos contre la porte, et il ne sera pas très-facile d’entrer. — Madge ! Madge ! Madge Wildfire, qu’avez-vous fait du cheval ? » crièrent du dehors les hommes à plusieurs reprises.

« Il est à souper, la pauvre bête ! répondit Madge ; pourquoi diable n’y êtes-vous pas aussi ? je voudrais que le vôtre vous brûlât le gosier, nous n’entendrions pas tant de train. — À souper ! » dit le plus féroce des deux bandits ; « qu’entendez-vous par là ? dites-moi où il est, ou je vous ferai sauter votre cervelle fêlée. — Eh bien ! vous saurez qu’il est dans le champ de blé de Gatter Gabblewood. — Dans son champ de blé, diable d’extravagante ! » s’écria l’autre avec la plus grande indignation.

« -O mon cher Tom de Tyburn, dites-moi un peu quel mal feront les jeunes épis à ce pauvre animal ? — Ce n’est pas de quoi il s’agit, dit l’autre voleur ; mais que dira-t-on demain dans le pays, quand on verra notre cheval dans un champ de blé ? Allez le chercher, Tom, et tâchez d’éviter la terre molle, afin que ses pieds ne laissent pas de trace. — Il paraît que vous me donnez toujours toutes les corvées, » dit l’autre en murmurant à son compagnon.

« Allons, sautez, Laurence, vous avez les jambes assez longues, » reprit l’autre, et son camarade quitta la grange sans répliquer.

Pendant ce temps, Madge s’était arrangée sur la paille pour dormir, mais en conservant cependant sa position, le dos appuyé contre la porte, qui, s’ouvrant en dedans, se trouvait ainsi fermée par le poids de sa personne. « Il y aurait autre chose à faire que de voler, dit Madge Wildfire, quoique j’aie souvent de la peine à faire convenir ma mère de cela ; qui aurait eu comme moi l’idée de faire un verrou de son dos ? mais il n’est pas si solide que ceux que j’ai vus dans la prison d’Édimbourg. Les forgerons d’Édimbourg sont, à mon avis, les premiers du monde pour faire des serrures, des cadenas, des verrous et des barres. Et ils ne s’entendent pas mal non plus à forger des carcans, quoique ceux de Cunross aient l’avantage sur eux ; ma mère a eu autrefois un beau carcan de Cunross, et j’avais bien envie d’en avoir un joli petit pour mon pauvre enfant qui est mort. Dieu sait comment ! mais il faut que nous en venions tous là, Jeanie. Vous autres caméroniens savez bien cela, et c’est pour cela que vous vous faites un enfer de ce monde, afin d’avoir moins de regret de le quitter. Mais revenons à Bedlam dont nous parlions tout à l’heure ; je ne vous le recommanderai pas beaucoup, ni d’un côté ni de l’autre ; mais vous savez ce que dit la chanson :

Je n’avais pas vingt ans, j’étais à mon aurore,
Quand je vis à Bedlam[100] la corde en bracelet
Serrer étroitement mon débile poignet,
Et de coups on me régalait,
Comme aussi d’abstinence, et d’oremus encore.


Eh bien ! Jeanie, je suis un peu enrouée ce soir, je crois que je ne chanterai pas beaucoup, et puis il me semble que je vais dormir. »

Elle pencha sa tête sur son sein comme pour s’endormir, et Jeanie, qui aurait donné tout au monde pour avoir une occasion de réfléchir sur les moyens et la probabilité qu’elle avait de se sauver, eut grand soin de ne pas la déranger dans cette posture ; mais après une ou deux minutes d’assoupissement, les yeux à demi fermés, cette inquiète agitation qui faisait une partie de la maladie de Madge vint de nouveau l’assaillir. Elle releva la tête et parla, mais d’un ton bas, se laissant graduellement aller au sommeil que la fatigue d’un voyage à cheval rendait plus pressant ce jour-là qu’à l’ordinaire. « Je ne sais pas, disait-elle, pourquoi j’ai tant envie de dormir aujourd’hui ; je ne dors presque jamais que la bonne lune ne soit couchée, surtout quand elle est dans son plein comme vous le savez, et qu’elle se montre à nous dans son grand char d’argent, et quelquefois j’ai été moi-même danser de joie devant elle ; souvent aussi les morts sont venus danser avec moi, tels que Porteous par exemple, ou d’autres que j’ai connus quand je vivais autrefois, car vous saurez que j’ai été morte aussi, moi. » Ici la pauvre insensée chanta à voix basse :

Mes os sont enfermés dans un vieux cimetière,
Bien loin d’ici, par-delà l’onde amère ;
Ce n’est que mon ombre à présent
Qui vous parle naïvement.

« Mais, après tout, Jeanie, ma fille, personne ne sait qui est mort ou qui est vivant, ni qui est dans la terre des esprits : c’est encore là une autre question. Quelquefois je crois que mon pauvre enfant est mort. Vous savez très-bien qu’il est enterré ; mais cela ne fait rien : je l’ai tenu mille et mille fois sur mes genoux depuis. Et comment cela se pourrait-il s’il était mort ? vous voyez bien que ce serait tout à fait impossible ! » Ici un éclair de réflexion parut l’emporter sur les rêveries de son imagination en désordre : elle fondit en larmes, en s’écriant : « Malheur à moi ! malheur à moi ! Malheureuse ! malheureuse ! » jusqu’à ce qu’enfin, à force de gémir et de soupirer, elle tombât de lassitude dans un profond sommeil, qui s’annonça par le mouvement pressé de sa respiration ; et Jeanie resta livrée à ses remarques et à ses tristes réflexions.


CHAPITRE XXX.

DANGERS ET FUITE.


Liez-la vite, ou, par ce fer, je découvrirai tout, quoique je fasse partie de votre bande.
Fletcher.


La lumière imparfaite qui pénétrait par une espèce de fenêtre permit à Jeanie de voir qu’il n’y avait guère de possibilité de s’échapper par cette voie ; car l’ouverture en était pratiquée tout en haut du mur, et elle était si étroite, que, quand même il lui aurait été possible de grimper jusque là, il est très-douteux qu’elle eût pu y passer son corps. Une tentative de fuite qui viendrait à échouer ne pouvait manquer de lui attirer de plus mauvais traitements encore que ceux qu’elle avait éprouvés. Elle résolut donc de bien choisir le moment et l’occasion avant de faire un essai qui pourrait être si dangereux. Dans ce but, elle examina la mauvaise cloison d’argile qui séparait leur retraite de la grange : elle était toute remplie de trous et de fentes ; elle réussit à en agrandir une avec précaution et sans bruit, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à découvrir la vieille et le plus grand des deux bandits qu’on appelait Lewit, assis ensemble auprès d’un feu mourant de charbon de terre, et qui semblaient livrés à une sérieuse conversation. Cette vue la remplit d’abord d’une nouvelle terreur ; car les traits de la vieille femme portaient l’empreinte hideuse des passions haineuses les plus féroces et les plus invétérées, et ceux de l’homme, quoique réellement bien moins repoussants, avaient l’expression qui résultait naturellement des habitudes licencieuses et du brigandage auquel il se livrait.

« Mais je me rappelai, » dit Jeanie lorsqu’elle rapportait les événements de son voyage, « les histoires que mon digne père nous racontait pendant les veillées d’hiver, de sa réclusion avec le bienheureux martyr M. James Renwick, qui releva l’étendard tombé de la véritable Église réformée d’Écosse, après que le respectable et célèbre Daniel Caméron, notre dernier et bienheureux chef, fut tombé sous le fer des infidèles à Airsmoss, et comment les cœurs même des malfaiteurs et des meurtriers qui étaient renfermés avec eux se fondirent comme de la cire en écoutant leur doctrine. Je pensai que le même secours qui leur avait été accordé dans cette extrémité ne me serait pas refusé dans celle où je me trouvais, pourvu que je susse profiter de l’occasion que le Seigneur m’enverrait pour me délivrer de leurs pièges. Je me rappelai aussi les paroles du bienheureux psalmiste, sur lesquelles il insiste dans le quarante-deuxième et dans le quarante-troisième psaume : « Pourquoi es-tu abattue, ô mon âme ! et pourquoi te troubles-tu au-dedans de moi ? Espère en Dieu, car je louerai celui qui fait ma force, mon salut, et qui est mon Dieu. »

L’esprit naturellement calme et courageux de la pauvre captive s’étant raffermi par l’influence de cette confiance religieuse, elle se trouva en état d’écouter et de comprendre une grande partie d’une conversation intéressante que tenaient ceux au pouvoir desquels elle était tombée, quoique de temps en temps le sens de leurs paroles lui échappât, soit à cause des termes d’argot dont ils se servaient, et que Jeanie ne comprenait pas, soit parce qu’ils baissaient beaucoup la voix et achevaient par des signes et des gestes des phrases interrompues, comme il est d’usage parmi ceux qui mènent cette vie de crimes et de désordres.

C’était l’homme qui parlait dans ce moment : « Vous voyez, disait-il, que je suis fidèle avec mes amis. Je n’ai pas oublié que vous m’avez procuré une lime qui m’a aidé à sortir du château d’York, et je suis venu ici faire votre besogne sans vous adresser une question, car un service en mérite un autre. Mais maintenant que Madge, qui est aussi bruyante que Tom de Lincoln, est un peu plus tranquille, et que ce même Tom est à courir après la jument, il faut que vous me disiez pourquoi vous faites tout cela, et quel est votre but ; car du diable si je touche à cette fille ou si je souffre qu’on y touche, surtout avec la passe qu’elle a de Jim Rat. — Tu es un brave garçon, Franck, répondit la vieille ; mais tu es trop compatissant pour ton état : ton tendre cœur te mettra dans l’embarras. Je vous verrai quelque jour monter Holborn-Hill à reculons, et cela sur la déclaration de quelque drôle qui n’aurait dit mot si vous lui aviez coupé le sifflet avec votre poignard. — Vous pourriez bien vous tromper, la vieille : j’ai connu plus d’un joli garçon arrêté tout court dans son début sur le grand chemin pour avoir voulu aller un peu trop vite en affaires ; d’ailleurs un homme voudrait au moins passer ses courtes années sans remords de conscience. — Mais voyons, dites-moi ce que tout ceci signifie, et ce que l’on peut faire honnêtement pour vous servir. — Eh bien, vous saurez donc, Franck… mais, d’abord, buvez-moi ce verre de genièvre. » Elle tira un flacon de sa poche et lui en remplit un grand verre, qu’il avala en le déclarant excellent. « Vous saurez donc, Franck… mais ne voulez-vous point y revenir ? » lui offrant encore le flacon.

« Non, non : quand une femme veut vous exciter au mal, elle commence toujours par vous faire boire. Au diable le courage que donne l’eau-de-vie ! Ce que je fais, je veux le faire à jeun et avec réflexion : j’en durerai aussi plus long-temps. — Eh bien donc, vous saurez, » reprit la vieille femme sans chercher à le gagner davantage par la boisson, « vous saurez que cette fille va à Londres. »

Ici Jeanie ne put distinguer que le mot sœur.

Le voleur répondit plus haut : « Eh bien ! elle fait bien ; et que diable vous importe ? — Il m’importe assez, je crois : si cette autre là-bas échappe à la corde, ce nigaud l’épousera. — Et qu’est-ce que cela fait à quelqu’un ? — Qu’est-ce que cela fait, imbécile ? mais cela me fait à moi, et je l’étranglerais de mes propres mains plutôt que de la voir préférer à Madge. — Préférer à Madge ? est-ce que vos vieux yeux ne voient pas plus loin que cela ? S’il est ce que vous dites, croyez-vous qu’il épouse jamais une lunatique comme Madge ? Parbleu, en voilà une bonne ! épouser Madge Wildfire ! ha, ha, ha ! — Écoute, échappé de la potence, mendiant de naissance et voleur de profession, répliqua la vieille ; supposons qu’il ne l’épouse jamais, est-ce une raison pour qu’il en épouse une autre, et que je voie tenir à cette autre la place de ma fille, tandis qu’elle a la raison troublée, et que moi je suis devenue mendiante, et tout cela à cause de lui ? Mais j’en sais assez pour le faire pendre ; oui, j’ai de quoi le faire pendre, quand il aurait mille vies, et je le ferai pendre ; oui, je le ferai pendre. »

Et un rire affreux accompagna ce mot fatal, sur lequel elle appuya avec toute l’emphase de la rage la plus vindicative.

« Eh, pourquoi ne le faites-vous pas pendre, pendre et rependre ? » dit Franck en répétant ses paroles avec un air de mépris ; « il y aurait plus de sens là-dedans que de vous en prendre à deux pauvres filles qui n’ont fait de mal ni à votre fille ni à vous. — Pas de mal ! répondit la vieille, tandis qu’il épouserait cette linote qui est dans la geôle, si elle pouvait une fois sortir de cage ! — Mais comme il n’y a aucune chance qu’il épouse jamais un oiseau de votre couvée, je ne puis, sur mon âme, voir ce que cela peut vous faire, » dit le voleur en levant les épaules avec mépris. « Là où il y a quelque chose à retirer, j’irais aussi loin qu’aucun de mes voisins ; mais je répugne à faire le mal pour le plaisir de faire le mal. — Et ne feriez-vous pas quelque chose pour la vengeance ? dit la vieille, pour la vengeance, ce mets le plus friand qui ait jamais été préparé dans l’enfer ? — Le diable peut le garder pour s’en régaler lui-même, dit le voleur ; car je veux être pendu si j’aime la sauce qu’il y met. — La vengeance, continua la vieille femme, qui est la plus douce récompense que le diable puisse nous offrir dans ce monde et dans l’autre ! J’ai rudement travaillé, j’ai souffert, j’ai péché pour l’obtenir ; mais je l’aurai, où il n’y a de justice ni dans le ciel ni dans l’enfer. »

Lewit avait allumé sa pipe, et il écoutait avec beaucoup de calme les expressions frénétiques de haine et de vengeance que proférait la vieille. Il était trop endurci par son genre de vie pour en être révolté, trop insouciant et probablement aussi trop peu susceptible d’énergie pour qu’elles produisissent sur lui le moindre effet. « Mais, la mère, » dit-il après une pause, « je vous répète encore une fois que si c’est à la vengeance que vous aspirez, vous devriez vous en prendre à ce jeune homme qui vous a offensée. — Je le voudrais, » dit-elle avec une respiration haletante ; « je le voudrais ; mais non, je ne le puis, je ne le puis. — Et pourquoi pas ? vous ne vous feriez pas grand scrupule de le dénoncer et de le faire pendre pour cette affaire d’Édimbourg. Diable ! on aurait volé la banque d’Angleterre qu’on n’en ferait pas tant de bruit ! — C’est ce sein desséché qui l’a nourri, » répondit la vieille femme en croisant ses bras sur sa poitrine comme si elle y pressait un enfant ; « et quoiqu’il ait été pour moi une vipère, quoiqu’il ait causé ma ruine et celle des miens, quoiqu’il m’ait rendue digne de la compagnie du diable et de servir de pâture aux enfers, s’il est vrai qu’il y ait un enfer et un diable, cependant je ne puis attenter à sa vie. Non ! » dit-elle avec un mouvement de rage qui semblait se tourner contre elle-même, « j’y ai pensé, je l’ai essayé même ; mais, Francis Lewit, je ne puis y parvenir ; non, non : c’est le premier enfant que j’aie jamais nourri, et l’homme ne peut jamais concevoir ce qu’éprouve une femme pour l’enfant qu’elle a serré le premier contre son sein. — Sans doute, dit Lewit, nous ne connaissons pas cela ; mais, la mère, on dit que vous n’avez pas toujours eu le cœur si tendre pour tous les enfants qui vous sont tombés sous la main. Holà ! de par le diable ! ne touchez pas à ce couteau ! car je suis chef et capitaine ici, et je n’y souffrirai pas de rébellion. »

La vieille, dont le premier mouvement, en lui entendant faire cette question, avait été de se saisir d’un grand couteau qui était sur la table, le laissa retomber, et reprit avec une espèce de sourire : « Des enfants ! vous plaisantez, mon garçon ; qui voudrait toucher à des enfants ? Madge, la pauvre fille ! il lui est arrivé un malheur avec un enfant : quant à l’autre… » Ici sa voix baissa tellement que, quoique Jeanie écoutât attentivement, elle ne put entendre un seul mot que lorsqu’elle haussa le ton en finissant sa phrase ; « de sorte que Madge, à ce qu’il paraît, dans un accès de folie l’a jeté dans le North-Loch. »

Madge, dont le sommeil, comme celui de toutes les personnes atteintes d’une maladie mentale, était toujours léger et facilement troublé, ayant entendu ces paroles, s’écria du lieu où elle était : « En vérité, ma mère, c’est un grand mensonge ! je n’ai jamais rien fait de semblable. — Paix ! diablesse de folle, dit sa mère. Par le ciel ! l’autre ne dort peut-être pas non plus. — Cela pourrait être dangereux, » dit Franck en se levant et suivant Meg Murdockson jusqu’à la cloison.

« Lève-toi ! dit la vieille à sa fille, ou je t’enfoncerai ce couteau dans le dos à travers les fentes des planches ! »

Apparemment elle donna plus de force à sa menace en la piquant avec la pointe du couteau ; car Madge, ayant poussé un faible cri, changea de place, et la porte s’ouvrit.

La vieille tenait une chandelle d’une main, et de l’autre le couteau. Lewit était derrière : était-ce dans l’intention de l’arrêter ou de l’aider dans l’acte de violence qu’elle semblait méditer ? c’est ce qu’il n’est pas facile de dire. La présence d’esprit de Jeanie la sauva dans cette circonstance critique : elle eut assez de fermeté pour conserver la posture et l’air d’une personne qui dort profondément, et de régler sa respiration de manière à répondre à son attitude.

La vieille femme lui passa la lumière devant les yeux ; et quoique ce mouvement excitât vivement les craintes de Jeanie, qui à travers ses paupières crut voir la figure de ses meurtriers, chaque fois qu’il fut répété, elle eut cependant la force de ne pas se démentir dans une feinte dont sa vie dépendait.

Lewit, l’ayant regardée fixement, entraîna avec lui la vieille femme dans l’autre partie de la grange, où ils reprirent leurs premières places. Jeanie eut la satisfaction d’entendre le voleur dire : « Elle dort aussi fort que si elle était dans son lit. Maintenant, la vieille, Dieu me damne si je devine rien à cette histoire que vous venez de me raconter, et si je vois ce que vous gagnerez à faire pendre une fille et à en tourmenter une autre ; mais n’importe, morbleu ! j’agirai en ami fidèle, et je vous servirai comme vous voulez l’être, quoique ce soit là une mauvaise affaire. Cependant je crois que je pourrais la mener à Surfleet, et là la mettre à bord du petit lougre de Tom Moonshine, et l’y retenir trois ou quatre semaines pour vous faire plaisir. Mais du diable si personne s’avise de la maltraiter, à moins qu’il ne veuille avoir affaire à moi… C’est une vilaine affaire que celle-là, et je voudrais qu’elle allât au diable, avec vous, Meg. — Comme vous voudrez, Lewit, dit la vieille femme ; vous êtes un garçon à qui il faut toujours passer ses fantaisies. Elle n’ira pas au ciel une heure plus tôt à cause de moi : peu m’importe qu’elle vive ou qu’elle meure ; c’est sa sœur, oui, sa sœur… — Eh bien, n’en parlons plus. J’entends Tom qui rentre. Nous allons faire un somme, et je vous conseille d’en faire autant. » Ils se retirèrent donc pour dormir, et au bout de quelques instants tout fut plongé dans le silence en ce repaire d’iniquité.

Jeanie resta long-temps éveillée. Au point du jour elle entendit les deux brigands quitter la grange après avoir parlé tout bas à la vieille femme pendant quelques instants. La pensée qu’elle n’avait plus autour d’elle que des personnes de son sexe lui rendit un peu de tranquillité, et son extrême lassitude finit par lui procurer quelques heures de sommeil.

Quand la prisonnière se réveilla, le soleil était déjà élevé sur l’horizon. Madge Wildfire était encore dans le réduit où elles avaient passé la nuit, et lui souhaita le bonjour avec ce rire insensé qui lui était habituel. « Savez-vous, mon enfant, lui dit-elle, qu’il est arrivé une drôle de chose pendant que vous étiez dans le royaume du sommeil ? Les constables sont venus ici, ma chère ; ils ont rencontré ma mère à la porte, et l’ont emmenée avec eux chez le juge de paix, pour avoir abandonné la jument dans ce champ de blé. Mon Dieu ! ces manants d’Anglais, ils font autant de cas de leurs épis de grain qu’un laird écossais de son gibier. Maintenant, mon enfant, si vous voulez, nous leur jouerons un fameux tour, nous sortirons et nous irons nous promener. Ils feront un beau train quand ils reviendront et qu’ils ne nous trouveront plus ; mais nous pouvons facilement rentrer pour l’heure du dîner, ou du moins avant la nuit, et en attendant nous nous serons amusées, et nous aurons pris l’air. Mais peut-être que vous voudriez déjeuner et vous recoucher. Je sais par moi-même qu’il y a des fois que je pourrais rester toute la journée la tête appuyée sur mes mains, sans pouvoir prononcer une parole, et d’autres jours où il m’est impossible de rester en place une minute. C’est alors que l’on me croit le plus mal, mais je sais ce que je fais ; allez, vous pouvez venir vous promener avec moi sans crainte. »

Quand Madge eût été la plus furieuse des insensées, au lieu d’avoir de temps en temps des lueurs douteuses et incertaines de raison, produites par les causes les plus frivoles, Jeanie n’aurait pas hésité à quitter avec elle un lieu de captivité où elle avait tant à craindre. Elle s’empressa donc d’assurer Madge qu’elle n’avait plus la moindre envie de dormir, ni aucun appétit ; et espérant intérieurement qu’elle ne commettait pas en cela un péché, elle chercha à exciter la fantaisie que montrait sa gardienne de faire une promenade dans le bois.

« Ce n’est pas précisément pour cela, dit la pauvre Madge, mais c’est qu’il me semble que vous vous trouveriez mieux d’être hors des mains de ces gens-là… Non pas qu’ils soient non plus très-méchants, mais ils ont de singulières habitudes, et quelquefois il me semble que ma mère et moi nous ne nous sommes guère bien trouvées de fréquenter une telle compagnie. »

Partagée entre la joie, la crainte et l’espérance qui agitent le cœur d’une captive qui voit le moment de sa délivrance, Jeanie prit avec empressement son petit paquet, et suivit Madge en plein air. Son premier mouvement fut de chercher avidement des yeux quelque habitation, mais elle n’en vit aucune. Le terrain qu’elle parcourait était en partie cultivé, en partie dans son état de nature, suivant le caprice de ses indolents propriétaires. Dans ces endroits, c’était une terre parsemée de buissons et d’arbres nains ; et là où elle était cultivée, c’était des prairies couvertes d’un gazon fin et sec, ou des champs, des pâturages.

L’active imagination de Jeanie chercha à découvrir de quel côté pouvait être la grande route qu’on l’avait forcée à quitter. Si elle pouvait parvenir à la regagner, elle devait bientôt rencontrer quelqu’un ou arriver à quelque maison où elle pourrait raconter son histoire et obtenir secours et protection. Mais après avoir jeté un regard autour d’elle, elle vit à regret qu’elle n’avait nul moyen de diriger sa course avec aucun degré de certitude, et qu’elle était encore dans la dépendance de sa folle compagne. « Est-ce que nous n’irons pas sur la grande route ? » dit-elle à Madge, de ce ton caressant que prend une nourrice avec son enfant : « il est plus agréable de se promener là qu’au milieu de ces buissons sauvages et de ces broussailles. »

Madge, qui marchait très-vite, s’arrêta à cette question, et fixa soudain sur Jeanie un regard scrutateur, qui semblait indiquer qu’elle la comprenait parfaitement. « Ah, ah ! ma fille, s’écria-t-elle, est-ce là où vous en voulez venir ? vous voulez sauver votre tête par vos jambes, à ce que je vois. »

Jeanie pensa un moment, en entendant sa compagne s’exprimer ainsi, qu’elle ferait peut-être bien de suivre ce conseil et de tâcher de se tirer de ses mains par la fuite. Mais elle ne savait pas de quel côté fuir, et outre qu’elle n’était nullement sûre d’être la plus légère à la course, elle avait la conviction que dans le cas où l’autre la poursuivrait et viendrait à bout de l’atteindre, la folle aurait l’avantage sur elle. Elle abandonna donc pour le moment toute pensée de s’échapper de cette manière, et se hâtant de calmer par quelques paroles les soupçons de Madge, elle suivit avec inquiétude le sentier par lequel il plut à sa compagne de la conduire. Madge, qui ne pouvait long-temps se fixer sur la même idée, ne donna aucune suite à celle-là, et ne tarda pas à reprendre la parole avec la volubilité et le désordre qui lui étaient ordinaires.

« C’est une chose bien agréable que de se promener dans les bois par une belle matinée comme celle-ci. J’aime bien mieux ces bois que la ville, car on n’a pas une troupe d’enfants qu’on entend crier après soi comme si on était une des merveilles du monde, et cela parce qu’on est plus jolie et mieux mise que ses voisines. Cependant, Jeanie, que les beaux habits et la beauté ne vous rendent pas trop fière. Malheur à moi d’y avoir trop songé ! ce ne sont que des pièges ; et à quoi cela m’a-t-il menée ? — Êtes-vous sûre de la route que vous nous faites prendre ? « dit Jeanie, qui commençait à craindre, en voyant qu’elle s’enfonçait dans les bois, de s’éloigner davantage de la grande route.

« Si je connais la route ? est-ce que je n’ai pas vécu long-temps ici ? et comment ne la connaîtrais-je pas ? J’aurais pu l’oublier, c’est vrai, car c’était avant mon accident ; mais il y a des choses que l’on ne peut jamais oublier, quoi qu’on fasse. »

Elles étaient alors arrivées dans la partie la plus épaisse du petit bois qu’elles suivaient. Les arbres étaient un peu écartés les uns des autres, et au pied d’un beau peuplier s’élevait un tertre couvert de gazon entremêlé de mousse et de fleurs sauvages, tel que le poète de Grasmere en décrit un dans ses vers sur l’aubépine. En y arrivant, Madge Wildfire éleva ses mains au-dessus de sa tête, les joignit avec force, et avec un cri perçant qui ressemblait à un rire convulsif, elle s’y précipita et y resta couchée immobile.

La première pensée de Jeanie fut de profiter de cette occasion pour fuir ; mais ce désir céda bientôt à la pitié que lui inspirait cette pauvre créature insensée, et à la crainte qu’elle ne pérît là faute de secours. Faisant donc un effort que sa position rendait héroïque, elle se baissa sur la pauvre Madge, lui parla d’un ton consolant, et chercha à la relever. Elle n’y parvint qu’avec peine, et lorsqu’elle l’eut fait asseoir au pied de l’arbre, elle remarqua que ses joues, naturellement colorées, étaient alors d’une pâleur mortelle, et baignées de larmes. Malgré ses propres inquiétudes, Jeanie fut d’autant plus touchée de l’état de sa compagne, qu’au milieu de toutes ses extravagances, et de l’égarement qui marquait toute sa conduite, elle avait cependant remarqué dans ses manières envers elle quelque chose d’amical dont elle lui savait gré.

Laissez-moi tranquille, laissez-moi, » s’écria la pauvre jeune femme, quand la violence de cet accès de désespoir commença à se modérer ; « Laissez-moi… cela me fait tant de bien de pleurer ; je ne puis verser des larmes qu’une fois ou deux dans l’année : alors je viens en arroser ce gazon, afin que les fleurs y croissent plus belles, et que l’herbe y revienne plus fraîche. — Mais qu’avez-vous ? dit Jeanie ; pourquoi pleurez-vous ? — J’en ai assez de sujet, dit la pauvre lunatique, plus qu’une pauvre tête n’en peut supporter, je crois… Attendez un peu, et je vous raconterai tout, car je vous aime, Jeanie Deans. Tout le monde disait du bien de vous, quand nous demeurions dans le Pleasaunts[101], et je me suis toujours rappelé ce verre de lait que vous me donnâtes ce jour que j’étais restée vingt-quatre heures sur le mont d’Arthur à chercher des yeux le vaisseau à bord duquel il était. »

Ces mots rappelèrent à Jeanie qu’effectivement elle avait été fort alarmée un matin par la rencontre qu’elle avait faite d’une jeune fille folle auprès de l’habitation de son père, et de très-grand matin, et que, comme cette fille ne paraissait pas dangereuse dans sa folie, ses craintes s’étant changées en pitié, elle avait donné à la pauvre malheureuse égarée quelque nourriture, qu’elle avait dévorée avec l’avidité d’une personne affamée. Cet incident, tout insignifiant qu’il était, pouvait devenir pour elle d’une grande importance, s’il avait fait une impression favorable et permanente sur l’esprit de celle qui avait été l’objet de sa charité.

« Oui, dit Madge, je vous dirai tout ; car vous êtes la fille d’un honnête homme. Douce Davie Deans, que je connais bien… et peut-être m’apprendrez-vous à rentrer dans le chemin étroit, qui est aussi le droit chemin ; car j’ai erré dans la terre d’Égypte, et j’ai traversé les déserts arides du Sinaï, pendant bien des jours. Mais quand je pense à mes erreurs, je suis prête à me couvrir le visage de honte. » Ici elle s’arrêta, et sourit. « Voilà qui est étrange, dit-elle, je vous ai dit plus de bonnes choses en dix minutes que je n’en dirais à ma mère en plusieurs années… Ce n’est pas qu’elles ne me viennent dans la tête, et quelquefois même je les ai sur le bout de la langue ; mais voilà le diable qui vient, et qui passe ses ailes noires sur mes lèvres, et ferme ma bouche en y posant sa large griffe noire ; car ce sont des griffes qu’il a, Jeanie : alors il chasse de ma tête toute bonne pensée, et la remplit d’une foule de chansons frivoles et de pures vanités. — Essayez, Madge, dit Jeanie, de vous calmer un peu, et de décharger votre conscience, votre cœur en sera plus léger… Résistez au diable, et il vous fuira ; surtout souvenez-vous, comme le dit mon digne père, qu’il n’y a pas de diable si dangereux que la fragilité de nos propres pensées. — Et cela est vrai, mon enfant, » dit Madge en se levant tout d’un coup ; « mais je prendrai une route dans laquelle le diable n’osera pas me suivre, et c’est une route que vous aimerez bien, allez… D’ailleurs je vais m’attacher à votre bras, de peur qu’Apollyon ne vienne m’arrêter dans le sentier, comme il le fit dans le Voyage du Pèlerin. »

À ces mots elle se leva, et, prenant Jeanie par le bras, elle se mit à marcher à grands pas, et bientôt, à la grande joie de sa compagne, elle entra dans un sentier bien battu, dont elle semblait connaître parfaitement les détours. Jeanie essaya de la remettre sur la voie des confidences, mais cette fantaisie lui avait passé. Dans le fait, l’esprit de cette pauvre insensée ressemblait à un amas de feuilles sèches qui peuvent rester quelques moments tranquilles, mais que le moindre souffle vient agiter et mettre en mouvement. Elle n’avait maintenant dans sa tête que l’allégorie de John Bunyan[102], et cette idée en ayant chassé tout le reste, elle se mit à discourir avec une grande volubilité.

« Avez-vous jamais lu le Voyage du Pèlerin ? Vous serez Christiana, vous, et moi je serai la vierge Mercy ; car vous savez que Mercy était plus belle et plus attrayante que sa compagne ; et si j’avais ici mon petit chien, il serait Great-Heart, leur guide, qui était si hardi, comme vous savez, qu’il aboyait à un individu vingt fois plus gros que lui ; et c’est même ce qui a causé sa mort ; car un jour qu’on m’entraînait au corps-de-garde, il a mordu au talon le caporal Mac-Alpine, et le caporal Mac-Alpine a tué le fidèle animal avec sa pique… Que le diable l’emporte avec sa fourche ! — Fi donc ! Madge, vous ne devriez pas parler ainsi. — C’est vrai, » dit Madge en secouant la tête ; « mais alors il ne faut pas que je pense à mon pauvre petit chien Snap, lorsque je le vis mourant dans l’égout. Et cependant tout est pour le mieux, car le pauvre animal, quand il était vivant, souffrait du froid et de la faim, et la tombe est un lieu de repos pour tout le monde, de repos pour mon chien, pour mon pauvre enfant et pour moi aussi. — Votre enfant ? » dit Jeanie qui crut qu’en suivant cette idée, dans le cas où elle serait fondée sur quelque chose de réel, elle ne pouvait manquer de ramener sa compagne à un état plus calme et plus raisonnable.

Elle se trompait toutefois, car Madge rougit, et répondit avec quelque irritation : « Oui, mon enfant, sans doute mon enfant ; pourquoi n’aurais-je pas eu un enfant, et ne l’aurais-je pas perdu aussi, comme votre sœur, le Lis de Saint-Léonard ? »

Cette réponse causa quelque alarme à Jeanie, et désirant calmer l’irritation à laquelle elle avait involontairement donné lieu, elle lui dit : « Je suis bien fâchée de votre malheur, et… — Fâchée ! et de quoi seriez-vous fâchée ? L’enfant était un bonheur pour moi, c’est-à-dire, il l’eût été sans ma mère. Mais ma mère est une femme étrange, voyez-vous ; il y avait un vieux qui avait une bonne pièce de terre et beaucoup d’argent, mais c’était tout le portrait du vieux M. Feeble-Mind ou de M. Ready-to-Halt, que Great-Heart délivre d’entre les mains du géant Slaygood, au moment où il le dépouillait et où il allait l’écorcher ; car Slaygood était de l’espèce des mangeurs de chair humaine ; et Great-Heart a tué aussi le géant Despair[103]… Cependant, quoi qu’en dise le livre, je crois que le géant Despair est ressuscité ; car je le sens souvent me ronger le cœur. — Eh bien ! et le vieux dont vous parliez ? » demanda Jeanie ; car elle avait un pénible intérêt à pénétrer la vérité de l’histoire de Madge, à laquelle elle ne pouvait s’empêcher de soupçonner un rapport secret avec celle de sa sœur. Elle désirait aussi, si c’était possible, engager sa compagne dans quelque récit qui lui fît baisser la voix ; car elle tremblait à chaque instant que le ton élevé dont elle parlait ne dirigeât sa mère ou les voleurs de ce côté, dans le cas où on les chercherait.

« Eh bien ! le vieux ? » dit Madge en répétant ses paroles ; « j’aurais voulu que vous l’eussiez vu marcher une jambe d’un côté, une jambe de l’autre, comme si chacune eût appartenu à une personne différente. C’est Gentil George qui le contrefaisait joliment ! mon Dieu, comme je riais quand je voyais George marcher comme lui. Il me semble que je riais de meilleur cœur que je ne fais à présent, quoique peut-être pas tout à fait si haut. — Et qui était Gentil George ? » dit Jeanie en cherchant à la ramener à son histoire.

« Oh ! il s’appelait Geordie Robertson, vous savez, quand il était à Édimbourg ; mais ce n’est pas là son vrai nom, il s’appelle… Mais qu’avez-vous besoin de le savoir ? » dit-elle en paraissant revenir à elle soudainement. « Qui vous a donné le droit de demander le nom des gens ? Avez-vous envie que je vous enfonce mon couteau entre les côtes, comme dit ma mère ? »

Comme elle prononça ces paroles d’un ton et avec un geste menaçant, Jeanie se hâta de protester qu’elle lui avait fait cette question tout à fait par hasard et sans aucun dessein, et Madge Wildfire, un peu radoucie, continua ainsi :

« Ne demandez jamais le nom des gens, Jeanie, cela n’est pas honnête. J’ai vu une demi-douzaine de personnes chez ma mère, et pas une d’elles ne s’appelait par son nom ; et Daddie Raton dit que c’est la chose la plus malhonnête du monde, parce que les baillis sont toujours à vous faire des questions embarrassantes pour savoir si vous avez vu tel ou tel ; et lorsque vous ne savez pas leur nom, voyez-vous, vous n’êtes pas obligée de le dire. »

« À quelle étrange école cette pauvre fille a-t-elle été élevée, pensa Jeanie, pour qu’on y prît de semblables précautions contre les poursuites de la justice ! Que dirait mon père, ou Reuben, si je leur apprenais qu’il existe dans le monde de tels êtres ! Et comment oser abuser à ce point de la simplicité de cette pauvre insensée. Oh ! si j’ai le bonheur de me retrouver un jour au milieu des miens, je bénirai Dieu, tant que je respirerai, de m’avoir placée parmi ceux qui vivent dans sa crainte et à l’ombre de son aile. »

Elle fut interrompue par le rire insensé de Madge, qui regardait une pie sautiller sur le chemin.

« Voyez, dit-elle, voilà justement de quelle manière mon vieil amoureux allait sautillant, pas si légèrement pourtant ; car il n’avait pas d’ailes pour aider ses vieilles jambes ; en bien ! malgré tout cela, je l’aurais épousé, Jeanie, sans quoi ma mère m’aurait tuée. Mais vint ensuite l’histoire de mon pauvre enfant, et ma mère eut peur qu’il n’entendît ses cris, de sorte qu’elle alla l’enterrer sous ce monceau de gazon que vous avez vu là-bas, au pied du peuplier, et je crois qu’elle a enterré avec lui tout ce que j’avais de raison ; car depuis je n’ai plus été la même. Et voyez un peu, Jeanie, après que ma mère se fut donné tant de peine, le vieux Johny Drottle me tourna le dos et ne voulut plus me regarder. Mais je ne m’en soucie guère, car depuis j’ai toujours mené joyeuse vie, et jamais un beau monsieur ne me regarde qu’il ne me semble prêt à tomber à la renverse d’amour pour moi. J’en ai vu mettre leur main dans leur poche et me donner jusqu’à dix sous à la fois, seulement pour avoir le plaisir de me regarder. »

Ces paroles firent pénétrer à Jeanie une partie de l’histoire de Madge. Elle avait été courtisée par un amant opulent, dont sa mère avait encouragé les espérances malgré sa vieillesse et sa difformité. Quelque libertin l’avait séduite, et pour cacher sa honte et détruire l’obstacle qui venait s’opposer au mariage avantageux qu’elle avait projeté, sa mère n’avait pas hésité à détruire le fruit de cette intrigue. Il était très-naturel de penser que ces événements avaient complètement bouleversé un esprit faible, frivole, et livré à toutes les chimères de la vanité. Telle était en effet, à peu de chose près, l’histoire de la folie de la pauvre Madge.


CHAPITRE XXXI.

ENTRÉE DANS L’ÉGLISE.


Exemptes de dangers, exemptes de craintes, elles traversent la cour, le cœur plein de joie.
Christabel.


En suivant le sentier que Madge avait pris, Jeanie Deans remarqua, à sa grande satisfaction, qu’on y trouvait plus de traces de culture ; et à quelque distance elle aperçut, au milieu d’un bouquet d’arbres, les toits de chaume de quelques maisons et la fumée bleuâtre qui s’échappait de leurs cheminées. Le chemin qu’elles suivaient paraissait y conduire, et Jeanie résolut en conséquence de ne faire aucune question à Madge tant que celle-ci ne s’en détournerait pas ; ayant remarqué qu’elle courait le risque en questionnant sa compagne de l’irriter ou d’éveiller les soupçons, impressions auxquelles les personnes dont l’esprit est dérangé sont fort sujettes.

En conséquence Madge, n’étant pas interrompue, continua de parler de cette manière décousue, et avec ce désordre d’idées auquel son imagination vagabonde était toujours livrée. Lorsqu’on là laissait à son humeur, elle était beaucoup plus communicative sur son histoire ou sur celle des autres, que quand on essayait d’en tirer quelques renseignements par des questions directes.

« C’est une drôle de chose » dit-elle ; il y a des moments où je puis parler du petit enfant et de tout le reste, comme s’il eût été celui d’une autre et non le mien, et d’autres où mon cœur se brise, rien que d’y penser. Avez-vous jamais eu un enfant, Jeanie ? »

Jeanie répondit négativement.

« Mais votre sœur en a eu un, elle, et je sais bien ce qu’il est devenu. — Au nom de la miséricorde divine ! » dit Jeanie oubliant le plan de conduite qu’elle s’était tracé, « dites-moi seulement ce qu’est devenu ce malheureux enfant, et… »

Madge s’arrêta, la regarda gravement et fixement, puis fit un grand éclat de rire. « Ah, ah, ma fille, attrapez-moi là, si vous pouvez. Il paraît qu’il est facile de vous faire accroire ce qu’on veut : et comment saurais-je quelque chose de l’enfant de votre sœur ? Les filles ne doivent pas se mêler d’avoir des enfants avant d’être mariées ; alors, le jour de leur noce, les voisines et les commères viennent leur faire fête, comme si c’était le plus beau jour du monde. On dit que les enfants des jeunes filles prospèrent : ma foi, cela n’est pas vrai pour l’enfant de votre sœur et le mien ; mais ce sont là de tristes histoires à raconter, je ferais mieux de chanter un peu pour me donner du courage. C’est une chanson que Gentil Geordie fit pour moi, il y a long-temps, lorsque j’allai avec lui à Lokington pour le voir jouer sur un théâtre, revêtu de beaux habits, avec d’autres acteurs. Il aurait pu faire pis que de m’épouser alors, comme il me l’avait promis ; il faut mieux épouser une voisine que d’aller chercher une étrangère, comme on dit dans le Yorkshire. Il peut aller loin sans trouver aussi bien. Mais cela ne fait rien à ma chanson :

Je suis reine des champs et reine de la ville,
La reine d’un amant qu’il m’est doux d’avouer.
Celle au front de laquelle est venu se nouer
Le cercle en diamants qui sur ce front vacille,
Porte un cœur moins léger que le mien, si tranquille.

Reine de la veillée et des ris et des jeux,
Autour du mai je guide une folle jeunesse,
Chantant le mois des fleurs, le mois de l’allégresse.
Le feu follet qui luit un moment dans les cieux
Est moins brillant que moi dans mon heureuse ivresse.

C’est de toutes mes chansons celle que j’aime le mieux, continua la folle, parce que c’est lui qui l’a faite. Je la chante souvent, et c’est pour cette raison peut-être qu’on m’appelle Madge Wildfire. Je réponds toujours à ce nom, quoique ce ne soit pas le mien ; car à quoi me servirait-il de me fâcher ? — Mais vous ne devriez pas chanter du moins le jour du sabbat, » dit Jeanie qui, malgré sa position et ses inquiétudes, ne pouvait s’empêcher d’être scandalisée de la conduite de sa compagne, surtout en approchant du petit village.

« Vraiment ? est-ce dimanche ? dit Madge ; ma mère mène une telle vie, faisant du jour la nuit et de la nuit le jour, qu’on se trompe aux jours de la semaine et qu’on ne reconnaît plus le dimanche d’avec le samedi. D’ailleurs, c’est votre whiggisme qui veut cela. En Angleterre, on chante quand on veut. Puis vous savez bien que vous êtes Christiana et moi Mercy, et vous vous rappelez qu’elles chantaient en poursuivant leur chemin. » Et elle se mit ensuite à chanter un quatrain de John Bunyan :

À terre, le mortel ne peut craindre la chute,
Comme l’humble à l’orgueil ne se voit pas en butte.
Trop de bien siérait mal au pieux voyageur ;
Peu de chose ici-bas, dans les cieux le bonheur.


Et savez-vous, Jeanie, qu’il y a beaucoup de vérité dans ce livre du Voyage du Pèlerin ? Le garçon qui chante cela faisait paître les troupeaux de son père dans la vallée de l’Humiliation, et Great-Heart dit qu’il menait une vie plus joyeuse et qu’il avait le cœur plus léger que ceux qui portent la soie et le velours comme moi. »

Jeanie Deans n’avait jamais lu l’allégorie ingénieuse et amusante dont Madge parlait ici. Quoique rigide calviniste, Bunyan était aussi membre d’une congrégation anabaptiste, de sorte que ses ouvrages n’étaient pas au nombre des livres de théologie de Davie Deans. Il paraît que Madge, à quelque époque de sa vie, antérieure à sa folie, avait été très-familiarisée avec la plus populaire de ses productions, celle qui manque rarement de faire une profonde impression sur les enfants et les gens du peuple.

« Je puis bien dire, continua-t-elle, que j’arrive de la cité de destruction ; car ma mère peut-être comparée à la mistress Bat’s eyes[104], qui demeure au coin de Deadman, et Franck Lewit et Tyburn Tom sont Méfiance et Crime qui viennent derrière le pauvre pèlerin, l’étendent par terre avec un coup de leur grand bâton, et lui volent un sac d’argent qu’il gardait pour ses dépenses : c’est ce qu’ils ont fait à beaucoup de gens et feront encore à bien d’autres. Mais maintenant nous irons dans la maison de l’interprète ; je connais un homme qui fera très-bien le rôle de l’interprète, car il a les yeux levés au ciel, le meilleur de tous les livres dans sa main, la loi de vérité écrite sur ses lèvres, et il est au milieu des hommes comme s’il plaidait pour eux. Ah ! si j’avais observé ses paroles, je ne serais pas devenue une pauvre abandonnée comme je le suis. À présent, tout est fini ; mais nous frapperons à la porte, et alors le gardien admettra Christiana ; mais Mercy restera dehors : alors je me tiendrai à la porte, tremblante et pleurant, et Christiana,… c’est vous, Jeanie,… intercédera pour moi ; puis Mercy,… c’est moi, comme vous savez,… tombera en faiblesse ; puis l’interprète, oui l’interprète, c’est-à-dire M. Staunton lui-même, viendra et me prendra par la main, moi, toute pauvre, tout éperdue, tout insensée que je suis, et il me donnera une grenade, un rayon de miel et un flacon de cordial pour me rappeler à la vie ; puis le bon temps reviendra, et nous serons les plus heureuses gens du monde. »

Au milieu de cet amas d’idées confuses, Jeanie crut remarquer dans Madge l’intention sérieuse de chercher à obtenir le pardon et l’appui de quelqu’un qu’elle avait offensé. Cette tentative était la chose la plus propre à les remettre en contact avec la justice et à leur procurer la protection des lois. Elle résolut donc de se laisser guider par elle tant qu’elle la verrait dans une disposition si propice, et d’agir ensuite pour sa sûreté comme les circonstances les lui commanderaient.

Elles étaient arrivées tout près du village, qui offrait un de ces tableaux charmants qu’on trouve si souvent dans la riante Angleterre, où les chaumières, loin d’être bâties en ligne droite de chaque côté d’une route poudreuse, s’élèvent en groupes détachés, entremêlées non seulement d’ormes et de vieux chênes, mais encore d’arbres fruitiers, alors pour la plupart couverts de fleurs blanches et vermeilles dont le gazon était également émaillé. Au centre du hameau s’élevait l’église paroissiale avec sa petite tour gothique, d’où partait le son des cloches qui annonçaient l’office du dimanche.

« Nous attendrons ici que tout le monde soit entré dans l’église, dit Madge ; car si nous nous mêlions à eux, tous les garçons et toutes les filles se mettraient à crier derrière Madge Wildfire, et le bedeau nous traiterait aussi brutalement que si c’était notre faute. Je puis lui assurer que je n’aime pas plus les cris que lui, et, ma foi, je souhaiterais souvent qu’ils eussent un fer rouge dans la gorge quand je les entends hurler ainsi. »

Jeanie, en songeant au désordre de son habillement après l’aventure de la nuit, au costume grotesque et aux manières étranges de son guide, et concevant de plus combien il était important de prévenir en sa faveur par un extérieur décent ceux qui pourraient avoir le moyen de la protéger, afin de les disposer à écouter avec attention et patience l’étrange histoire qu’elle avait à raconter, Jeanie, dis-je, acquiesça à la proposition que lui fit Madge de rester sous les arbres qui les cachaient en partie, jusqu’à ce que le commencement du service leur donnât la facilité d’entrer dans le hameau sans attirer la foule autour d’elles. Elle fit d’autant moins d’opposition, que Madge lui avait dit que ce n’était pas dans ce village que sa mère avait été conduite, et que les deux chevaliers du grand chemin avaient pris une autre direction.

Elle s’assit donc au pied d’un chêne, et avec le secours d’une claire fontaine qui fournissait de l’eau aux habitants du village, et qui lui servit de miroir, elle se mit à faire sa toilette en plein air, ce qui n’était pas une chose extraordinaire parmi les jeunes Écossaises de sa condition, et elle répara, aussi bien que le lieu et les circonstances le lui permirent, le désordre et la malpropreté de ses vêtements.

Elle eut bientôt lieu de regretter cependant de s’être occupée de ce soin, tout décent, tout nécessaire qu’il était, en voyant quel en fut l’effet sur sa compagne. Madge Wildfire qui, parmi d’autres marques de folie, avait une grande opinion de ses charmes, auxquels elle devait en effet tous ses malheurs, et dont l’esprit, semblable à une nacelle abandonnée sur un lac, cédait à chaque impulsion qui lui était donnée, ne vit pas plus tôt Jeanie arranger ses cheveux, rajuster son chapeau, secouer la poussière de ses souliers et de ses habits, rattacher son fichu et ses mitaines, et enfin s’arranger le plus proprement possible, que, poussée par un esprit d’imitation et de coquetterie, elle tira d’un petit paquet les lambeaux flétris de son ancienne élégance, et se mit à s’en parer et à les disposer autour de sa personne d’une manière qui lui donna une tournure vingt fois plus ridicule et plus extravagante qu’elle ne l’avait auparavant.

Jeanie gémissait dans son âme ; mais elle n’osait faire d’observations dans une occasion si délicate. Sur une espèce de chapeau d’homme qu’elle portait, Madge plaça une plume brisée, qui jadis avait été blanche, et qui était accompagnée d’une autre arrachée à la queue d’un paon. Elle trouva moyen d’attacher et d’assujettir au bas de sa robe, qui était une espèce d’habit d’amazone, une volumineuse garniture de fleurs artificielles, flétries et chiffonnées, qui avait appartenu autrefois à une dame de qualité, et de là avait fait les délices de sa suivante et l’admiration de l’antichambre. Une vieille écharpe de soie jaune, couverte de paillettes et de clinquant, qui avait autant de service et pouvait se vanter d’une origine aussi honorable, fut jetée sur une de ses épaules, et traversa sa taille en forme de baudrier. Madge ôta alors les souliers sales qu’elle avait aux pieds, et y substitua une paire de vieux souliers de satin tout déchirés, brodés en paillettes de la même manière que l’écharpe, et montés sur des talons très-hauts. Elle avait coupé le matin, dans le cours de sa promenade, une baguette presqu’aussi longue qu’une ligne à pêcher : elle se mit à la peler avec beaucoup de soin, et quand elle en eut fait une baguette telle que les grands dignitaires du royaume en portent dans les occasions solennelles, elle dit à Jeanie que maintenant que les cloches avaient fini de sonner, et qu’elles avaient une mise décente et telle que de jeunes filles devaient l’avoir le jour du sabbat, elle ne demandait pas mieux que de la mener chez l’interprète.

Jeanie soupira amèrement en se voyant condamnée à traverser les rues le jour du Seigneur, et pendant le temps de l’office, avec une compagne aussi grotesque ; mais nécessité n’a pas de loi, et à moins d’en venir à une querelle positive avec la folle, ce qui, dans la circonstance où elle se trouvait, aurait été fort imprudent, elle ne voyait aucun moyen de se débarrasser de sa compagnie.

Quant à la pauvre Madge, elle était gonflée de vanité et enchantée de sa brillante toilette et de sa tournure élégante. Elles entrèrent dans le village sans être vues de personne, excepté d’une vieille femme, qui, ayant la vue très-affaiblie par l’âge, s’aperçut seulement que quelque chose de très-éclatant passait devant elle, et fit une aussi profonde révérence à Madge que si elle eût été une comtesse. Le ravissement de la pauvre fille fut porté à son comble ; elle se mit à marcher d’un pas affecté, souriant à droite et à gauche, faisant des mines, se donnant des grâces, et faisant marcher Jeanie devant elle avec l’air de protection et de condescendance que prend une noble dame qui consent à servir de guide à une jeune provinciale à son début dans la capitale.

Jeanie la suivit avec patience et les yeux fixés à terre, afin de s’épargner la mortification de voir les extravagances de sa compagne ; mais elle tressaillit quand, après avoir monté deux ou trois marches, elle se trouva dans le cimetière, et vit que Madge s’avançait tout droit vers la porte de l’église. Comme Jeanie n’avait aucune envie d’y entrer en telle compagnie, elle se détourna un peu du sentier, et dit d’un ton ferme : Madge, j’attendrai ici que le service soit fini ; vous pouvez aller toute seule dans l’église, si bon vous semble. »

Tout en disant ces mots, elle était au moment de s’asseoir sur l’une des tombes.

Madge était un peu en avant lorsque Jeanie se détourna du sentier ; mais se retournant soudainement, le visage enflammé de colère, elle courut à elle, la joignit et la saisit par le bras. « Pensez-vous, ingrate que vous êtes, que je vous laisserai assise sur la tombe de mon père ? Que le diable soit de vous ! si vous ne vous levez pas aussitôt pour me suivre chez l’interprète, c’est-à-dire dans la maison de Dieu, je vous arracherai jusqu’au dernier chiffon que vous avez sur le dos. »

Joignant les gestes aux paroles, d’une main elle arracha le chapeau de paille de Jeanie avec tant de violence qu’elle lui enleva une poignée de cheveux, et le jeta sur un vieux houx où il resta accroché. La première pensée de Jeanie fut de crier ; mais réfléchissant qu’elle pourrait être dangereusement maltraitée avant d’obtenir du secours, malgré le voisinage de l’église, elle jugea plus prudent d’y suivre la folle, espérant trouver là quelque moyen de lui échapper et de se soustraire à sa violence. Mais quand elle lui dit avec douceur qu’elle était prête à l’accompagner, le cerveau timbré de sa compagne poursuivait déjà un autre enchaînement d’idées. Tenant toujours Jeanie d’une main, et de l’autre lui indiquant l’inscription gravée sur la tombe où elle avait voulu s’asseoir, elle lui commanda de la lire… Jeanie lui obéit, et lut ces mots :

À LA MÉMOIRE DE DONALD MURDOCKSON,
APPARTENANT AU XXVIe RÉGIMENT DU ROI, DIT LE CAMÉRONIEN,
CHRÉTIEN SINCÈRE, BRAVE SOLDAT, SERVITEUR FIDÈLE,
IL MÉRITA LA RECONNAISSANCE ET LES REGRETS DE SON MAÎTRE,
ROBERT STAUNTON,
QUI LUI A ÉRIGÉ CE MONUMENT.

« C’est très-bien lu, Jeanie ; c’est précisément cela, » dit Madge dont la colère venait de se changer en mélancolie ; et d’un pas qui, à la grande satisfaction de Jeanie, était grave et lent, elle conduisit sa compagne vers la porte de l’église.

C’était une de ces vieilles églises gothiques qu’on trouve fréquemment en Angleterre, et qui de tous les édifices consacrés au culte dans le monde chrétien sont peut-être les mieux entretenus, les plus décents et même les plus vénérables. Cependant, malgré la gravité majestueuse de l’extérieur, Jeanie était trop fidèle aux lois de l’Église presbytérienne pour entrer dans un endroit consacré au culte anglican, et dans toute autre occasion, il lui aurait semblé voir la figure respectable de son père lui défendant de la main d’entrer, et prononçant ces paroles solennelles : « Garde-toi, mon enfant, d’écouter des instructions qui t’apprendront à oublier la vraie doctrine… » Mais, dans l’état d’agitation et d’alarme où elle se trouvait, elle cherchait un asile dans ce lieu prohibé, de même que l’animal poursuivi par le chasseur se réfugie quelquefois dans les habitations des hommes ou dans d’autres endroits également contraires à sa nature et à ses habitudes. Les sons profanes de l’orgue et de deux ou trois flûtes qui l’accompagnaient ne purent même l’empêcher de suivre sa compagne dans l’intérieur de l’église.

Madge n’en eut pas plus tôt touché le seuil que, s’apercevant qu’elle était l’objet de l’attention de tous les spectateurs, elle se livra de nouveau à toutes les extravagances qu’une teinte fugitive de mélancolie avait momentanément interrompues. Elle sembla nager plutôt que marcher, parcourant le centre de l’église tout en traînant après elle Jeanie, qu’elle ne cessait de tenir par la main. Celle-ci aurait bien voulu entrer dans le banc le plus voisin de la porte, et laisser Madge s’en aller à sa manière prendre place dans les premiers rangs ; mais elle sentit que cela lui serait impossible sans opposer une résistance qu’elle ne crut pas pouvoir se permettre dans un tel lieu. Elle se laissa donc conduire tout le long de l’église par sa grotesque compagne qui, les yeux à demi fermés, le sourire sur les lèvres, et avec des gestes affectés qui répondaient à l’allure qu’elle avait prise et aux airs qu’elle se donnait en marchant, paraissait excessivement flattée de l’effet qu’un tel spectacle produisait sur toute la congrégation. Prenant d’ailleurs l’étonnement de l’assemblée pour de l’admiration, elle l’en remerciait en distribuant des révérences à droite et à gauche, et des signes de tête à ceux en qui elle croyait reconnaître d’anciennes connaissances. La bizarrerie de ce spectacle était encore augmentée pour les assistants par le contraste que présentait sa compagne qui, tout échevelée, les yeux baissés vers la terre et les joues rouges de honte, était traînée en triomphe après elle, pour ainsi dire.

Mais heureusement Madge fut arrêtée subitement pendant qu’elle s’agitait ainsi, par un regard que le ministre jeta sur elle, et qui exprimait à la fois la compassion et la gravité. Elle se hâta d’entrer dans un banc qui se trouvait près d’elle, et y entraîna Jeanie. Alongeant un coup de pied à cette dernière, comme pour l’avertir sans doute de suivre son exemple, elle pencha sa tête sur ses mains pendant l’espace d’une minute. Jeanie, entièrement, étrangère à cette attitude de dévotion mentale, n’essaya pas de l’imiter, mais regarda autour d’elle d’un air égaré que ses voisins, la jugeant d’après la compagnie où elle était, attribuèrent assez naturellement à la folie. Tous ceux qui se trouvaient dans le voisinage de ce couple extraordinaire, s’en éloignèrent autant que le leur permirent les limites de leurs propres bancs ; mais un vieillard ne s’étant pas éloigné assez lestement de Madge, elle lui arracha son livre et y chercha les prières du jour. Elle se mit ensuite à tourner les feuillets avec les gestes les plus emphatiques et les plus ridicules, montra à Jeanie de quelle manière les passages devaient être lus pendant le service, répondant en même temps aux prières d’une voix qui se faisait entendre par-dessus toutes celles de la congrégation.

Malgré la honte et la contrariété que Jeanie éprouvait en se voyant ainsi exposée aux regards dans un lieu de dévotion, elle chercha toutefois à recueillir son courage et à chercher un protecteur auquel elle s’adresserait aussitôt que le service serait terminé. Sa première pensée se porta sur le ministre ; et elle fut d’autant plus confirmée dans cette résolution, que c’était un homme d’un certain âge, d’un extérieur imposant et respectable : il avait lu les prières avec un calme et une gravité qui avaient rappelé à l’ordre quelques jeunes membres de la congrégation, dont les extravagances de Madge avaient distrait l’attention. Ce fut donc le ministre que Jeanie résolut d’aborder quand le service serait terminé.

Il est vrai qu’elle était un peu choquée de son surplis dont elle avait entendu parler si souvent, mais qu’elle n’avait encore vu sur la personne d’aucun prédicateur. Elle ne comprenait rien non plus aux changements de posture observés dans différentes parties du service ; elle en était d’autant plus embarrassée, que Madge, à qui ces changements paraissaient parfaitement familiers, saisissait cette occasion d’exercer sur elle son autorité, ne cessant de la faire lever ou tomber à genoux avec une activité infatigable ; que Jeanie jugeait propre à attirer encore davantage l’attention sur elles. Mais, malgré ses préjugés, elle prit, dans cette extrémité, la prudente résolution d’imiter d’aussi près que possible sa compagne. Le prophète, pensait-elle, avait permis à Naman le Syrien de s’incliner même dans la maison de Beinmon. « Et sans doute, se dit-elle, si j’adore en ce moment le Dieu de mes pères dans ma propre langue, quoique les formes auxquelles je me soumets me soient étrangères, le Seigneur me le pardonnera. »

Elle se confirma dans cette pensée, et s’éloignant de Madge autant que le banc le lui permit, elle chercha à témoigner, par l’attention grave et soutenue qu’elle donnait à tout ce qui se passait, qu’elle partageait le recueillement général. Sa persécutrice ne l’aurait pas laissée si long-temps tranquille, mais elle avait cédé à la fatigue, et s’était endormie dans l’autre coin du banc.

Jeanie, quoique ses pensées se détournassent de temps en temps en dépit d’elle pour se fixer sur sa situation, s’efforça cependant de donner toute son attention à un discours plein de sens, de logique et d’énergie sur les doctrines pratiques du christianisme, qu’elle ne put s’empêcher d’approuver, quoiqu’il fût écrit et lu d’un bout à l’autre par le ministre, qui le prononça d’un ton et avec des gestes bien différents de M. Slormheaven, le prédicateur favori de son père. L’attention sérieuse et calme de Jeanie n’échappa pas au digne ecclésiastique. L’entrée de Madge Wildfire lui avait fait craindre quelque scène scandaleuse ; et, pour la prévenir autant que possible, il tournait souvent les yeux vers cette partie de l’église où elle et Jeanie étaient placées ; et il ne tarda pas à s’apercevoir que, quoique le désordre de sa coiffure et l’embarras de sa situation eussent donné aux traits de cette dernière un air de trouble et d’égarement, elle était cependant dans un état d’esprit bien différent de celui de sa compagne. Quand il eut terminé les prières, il remarqua qu’elle regardait autour d’elle d’un air triste, et la vit s’approcher de deux ou trois hommes des plus respectables de la congrégation comme pour leur parler, et puis se reculer d’un air timide, en s’apercevant qu’ils semblaient vouloir l’éviter. Le ministre, en homme bienfaisant, en véritable pasteur chrétien, résolut d’approfondir cette affaire.


CHAPITRE XXXII.

LE RECTORAT DE WILLINGHAM.


La paroisse était gouvernée cette année-là par une espèce de rustre, brutal et bourru.
Crabbe.


Tandis que M. Staunton, car tel était le nom du digne ecclésiastique, était allé ôter son surplis dans la sacristie, Jeanie était sur le point d’en venir à une rupture ouverte avec Madge.

« Il faut nous en retourner sur-le-champ à la grange, lui dit Madge ; il est tard, et ma mère sera en colère contre nous. — Je ne puis retourner avec vous, Madge, » dit Jeanie en tirant une guinée de sa poche et la lui offrant. « Je vous suis très-obligée ; mais il faut que je poursuive ma route. — Et moi qui suis venue jusqu’ici pour vous faire plaisir, petite ingrate, répondit Madge, croyez-vous que je m’en retournerai toute seule, au risque de me faire assommer par ma mère, et cela pour l’amour de vous ? Mais je vais vous traiter comme vous le méritez. — Pour l’amour de Dieu, » dit Jeanie à un homme qui était à côté d’elle, « délivrez-moi d’elle ; elle est folle !… — Oui, oui, dit le rustre, ce n’est pas la première fois que j’en entends parler, et m’est avis que tu es un oiseau du même plumage… Quoi qu’il en soit, Madge, je te conseille de ne pas la toucher, si tu ne veux pas avoir de coups. »

Plusieurs des paroissiens de la classe du peuple s’attroupèrent alors autour des étrangères, et les enfants se mirent à crier qu’il allait y avoir un combat entre Madge Wildfire et une autre échappée de Bedlam ; mais tandis que la foule s’assemblait dans le charitable espoir de jouir à son aise de ce spectacle curieux, le chapeau galonné du bedeau parut au milieu de la multitude, qui s’empressa de faire place à ce personnage imposant. Il s’adressa d’abord à Madge :

« Qu’est-ce qui te ramène ici, maudite idiote, pour être le fléau de la paroisse ? Amènes-tu encore d’autres bâtards avec toi pour les mettre sur le dos d’un honnête homme, ou oserais-tu nous charger de cet autre oison qui a la tête aussi timbrée que la tienne, comme si nous n’avions pas déjà assez de taxes pour les pauvres ? Hors d’ici, et va-t’en rejoindre ta voleuse de mère, qui vient d’être mise en prison à Barkston. Sors de la paroisse sur-le-champ, dis-je, ou je t’en chasse à coups de fouet. »

Madge resta un moment dans un morne silence ; mais elle n’avait pas oublié par quels moyens le bedeau avait coutume de faire respecter son autorité, et ce souvenir lui ôta tout courage de lui résister.

« Et ma mère, ma pauvre vieille mère ! s’écria-t-elle, qui est en prison à Barkston… Voilà de vos œuvres, miss Jeanie Deans ; mais vous me paierez tout cela, ou mon nom n’est pas Madge Wildfire… je veux dire Murdockson. Dieu me pardonne ! j’oublie jusqu’à mon nom dans cette confusion. »

En parlant ainsi, elle s’en alla et fut suivie de tous les polissons du village, qui raccompagnaient en criant après elle : « Madge, peux-tu dire ton nom maintenant ? » Quelques-uns la tiraient par les pans de sa robe, et employaient tous les moyens qu’ils pouvaient inventer pour l’exaspérer jusqu’à la fureur.

Jeanie vit son départ avec une joie infinie, quoiqu’elle eût voulu pouvoir payer le service que Madge lui avait rendu.

Elle s’adressa alors au bedeau, et lui demanda s’il n’y aurait pas quelque maison dans le village où on voudrait la recevoir en payant, et si elle pourrait avoir la permission de parler au ministre.

« Oui, oui, répondit le dignitaire de la paroisse, nous aurons soin de toi ; et à moins que tu ne répondes au recteur à sa satisfaction, je crois que nous épargnerons ton argent et te logerons aux dépens de la paroisse, jeune fille. — Où allez-vous donc me mener ? » demanda Jeanie avec quelque inquiétude.

« D’abord chez Sa Révérence, où je dois vous conduire pour lui rendre compte de ce que vous êtes, et empêcher que vous ne veniez tomber à la charge de la paroisse. — Je ne veux être à la charge de personne, dit Jeanie ; j’ai de quoi fournir à mes besoins, et je ne demande qu’à continuer ma route en sûreté. — Ma foi, c’est une autre affaire, répondit le bedeau, si toutefois cela est vrai : et il me semble aussi que tu n’as pas l’air si effaré que ta camarade… Tu serais une assez belle fille, si tu étais mieux arrangée et mieux coiffée. Allons, allons, suis-moi, le recteur est un brave homme. — Est-ce le ministre qui approche ? demanda Jeanie. — Le ministre ! Dieu te fasse grâce ! tu es donc une presbytérienne ? Je te dis que c’est le recteur, le recteur lui-même, jeune fille, et il n’y en a pas un semblable dans le comté, ni même dans les quatre comtés voisins… Allons, allons, viens, nous ne pouvons rester ici. — Je vous assure que je ne demande pas mieux que d’aller parler au ministre, dit Jeanie ; car quoiqu’il ait lu son discours, et qu’il porte un surplis, je ne puis m’empêcher de le regarder comme un homme juste et craignant Dieu, d’après la manière dont il a prêché. »

La populace, trompée dans son attente, et voyant qu’il ne se passerait plus rien d’intéressant, s’était dispersée, et Jeanie, avec sa patience ordinaire, suivit son guide important et un peu brusque, mais non brutal toutefois, dans la maison du recteur.

Cette maison était grande et commode, car le rectorat était un bénéfice très-considérable, à la nomination d’une riche famille du pays, dont le chef élevait presque toujours un de ses fils ou de ses neveux pour l’Église, afin de le pourvoir, puisqu’il en avait la faculté, d’une cure aussi avantageuse. De cette manière, le rectorat de Willingham avait toujours été considéré comme l’apanage direct et immédiat du château de Willingham, et comme les riches baronnets qui en étaient possesseurs avaient ordinairement un fils, un frère ou un neveu établi dans ce bénéfice, on avait mis le plus grand soin à rendre leur habitation non seulement décente et commode, mais même magnifique et imposante.

Elle était située à environ quatre cents toises du village, sur le penchant d’une colline qui s’élevait graduellement au-dessus, et dont la surface était couverte de petits enclos, distribués de telle sorte que les vieux chênes et les ormes qui s’élevaient en haies se mêlaient irrégulièrement les uns avec les autres, et formaient la perspective la plus belle et la plus variée. En approchant davantage de la maison, une belle grille les admit dans une avenue, peu large à la vérité, mais plantée de châtaigniers et de hêtres et entretenue avec soin. La façade du bâtiment était irrégulière ; une partie en paraissait fort ancienne, et semblait avoir autrefois servi de presbytère dans le temps du catholicisme. Ceux qui l’avaient successivement occupé y avaient fait des additions et des embellissements considérables, chacun dans le goût de son temps, et sans beaucoup d’égard à la symétrie ; mais ces disparités dans l’architecture étaient si heureusement graduées et si bien fondues les unes avec les autres, que l’œil, loin d’être choqué de la réunion des différents styles, ne remarquait que ce qu’il y avait d’intéressant dans cet édifice. Des arbres fruitiers adossés en espaliers aux murs exposés au midi, des escaliers construits en dehors, différentes portes d’entrée, enfin un assemblage de toits et de cheminées de différentes époques, donnaient à la façade de la maison non pas un air de grandeur et de majesté, mais une variété qui, au premier aspect, avait quelque chose de pittoresque. La plus considérable de ces additions était celle que le recteur y avait faite, et le bedeau eut soin d’informer Jeanie, sans doute pour augmenter son respect pour le personnage devant qui elle allait paraître, que Sa Révérence, étant un amateur de livres, avait fait construire une belle bibliothèque, indépendamment d’un salon et de deux chambres à coucher.

« Il y a bien des hommes qui auraient regardé à une telle dépense, » continua le fonctionnaire de la paroisse, « sachant que le rectorat passera à qui il plaira à sir Edmond de le donner ; mais Sa Révérence a de belles terres qui lui appartiennent en propre, et il n’a pas besoin d’y regarder de si près. »

Jeanie ne put s’empêcher de comparer en elle-même le bâtiment irrégulier, mais vaste et commode, qu’elle avait devant les yeux, avec les maisons des ministres de son pays, où une suite d’héritiers intéressés, tout en protestant que leur vie et leur fortune sont dévouées au culte presbytérien, mettent leur imagination à la torture pour découvrir ce qu’ils peuvent retrancher d’un bâtiment qui, tel qu’il est, forme déjà une pauvre habitation pour le ministre auquel il est dévolu, et qui, malgré l’avantage d’être bâti en pierres de taille, est presque toujours ruiné au bout de quarante ou cinquante ans, tandis qu’en faisant à propos les réparations qu’il demandait, il aurait pu durer encore plus d’un siècle.

Derrière la maison du recteur, la pente du terrain se prolongeait jusqu’à une petite rivière qui, sans avoir la rapidité et le cours pittoresque des rivières du nord, présentait un coup d’œil très-agréable au travers des rangées de peupliers et de saules qui croissaient sur ses bords, et terminaient le paysage d’une manière gracieuse. « On y pêche d’excellentes truites, » dit le bedeau à Jeanie, que sa douceur et sa patience, et surtout l’assurance qu’elle avait de l’argent, avaient rendu fort communicatif ; « ce sont les meilleures du Lincolnshire, car un peu plus bas on n’y peut plus pêcher à la ligne.»

Laissant de côté l’entrée principale, il mena Jeanie vers une espèce de portail qui conduisait à la partie ancienne du bâtiment, presque entièrement occupée par les domestiques. Il frappa à cette porte, qui lui fut ouverte par un laquais en livrée d’un violet foncé, tel qu’il convenait au serviteur d’un opulent dignitaire de l’Église.

« Comment cela va-t-il, Thomas, dit le bedeau, et comment va le jeune M. Staunton ? — Assez bien, monsieur Stubbs. Désirez-vous voir Sa Révérence ? — Oui, oui, dites-lui que je lui amène la jeune fille qui est entrée dans l’église pendant le service avec Madge Murdockson… Elle a l’air assez décent et assez raisonnable, mais je ne lui ai pas fait une seule question ; seulement vous pouvez prévenir Sa Révérence que c’est une Écossaise, à ce que j’ai pu voir. »

Thomas honora Jeanie d’un de ces regards impertinents que les domestiques gâtés des grands, soit spirituels, soit temporels, se croient autorisés à jeter sur les pauvres ; puis il pria M. Stubbs d’entrer avec elle et d’attendre qu’il eût averti son maître.

La salle où on les introduisit était une espèce de parloir qui servait au majordome de la maison. Il était tapissé d’une ou deux cartes de géographie, et de trois ou quatre portraits de personnages célèbres du pays, comme sir William Monson[105], James Jork, le serrurier de Lincoln, et le fameux Pérégrine, lord Willoughby, revêtu d’une armure complète, et ayant l’air de dire les paroles qu’on trouve au bas de la gravure :

Tenez ferme, arquebusiers ;
Gardez bonne contenance.
Archez, tirez, preux guerriers,
Nous les tuerons à distance.
Fusiliers et canonniers,
À vos rangs soyez fidèles ;
Et, le premier aux combats,
Vous me verrez du trépas
Braver les foudres nouvelles :
En avant ! — C’était ainsi
Qu’à ses troupes immortelles
S’adressait lord Willoughby.

En entrant dans ce parloir, la première chose que fit Thomas fut d’offrir à M. Stubbs de prendre quelque chose sans façon ; ce que celui-ci accepta sans plus de cérémonie. En conséquence, Thomas mit devant lui les respectables restes d’un jambon et un pot rempli d’excellente ale double. M. le bedeau ne se fit pas prier pour faire honneur à ces provisions, et nous lui devons la justice de dire qu’il invita Jeanie à suivre son exemple, invitation que Thomas lui-même appuya ; mais quoiqu’elle dût avoir besoin de nourriture, n’ayant rien pris de la journée, l’inquiétude de son esprit, ses habitudes et sa frugalité, et surtout une répugnance qui provenait de sa timidité à se mettre à table entre deux étrangers, tous ces motifs la portèrent à refuser leur politesse. Elle resta donc assise à quelque distance, tandis que M. Stubbs et M. Thomas, qui s’était joint à son ami par la réflexion que le dîner serait remis jusqu’après le service du soir, firent un copieux repas qui dura une demi-heure, et aurait pu même ne pas finir sitôt si la sonnette de Sa Révérence ne se fût fait entendre et n’eût obligé Thomas à lui répondre. Pour s’épargner un second voyage à l’autre bout de la maison, il annonça alors que M. Stubbs, avec l’autre folle, comme il lui plut de désigner Jeanie, venait d’arriver à l’instant, et il fut renvoyé avec l’ordre de faire entrer l’un et l’autre dans la bibliothèque.

Le bedeau se hâta d’avaler sa dernière bouchée de jambon, et de la faire couler avec le reste du pot d’ale ; puis il conduisit Jeanie à travers plusieurs détours et passages qui communiquaient de la partie ancienne du bâtiment à la partie moderne, et la fit entrer dans une jolie petite salle qui servait d’antichambre à la bibliothèque, et dans laquelle il y avait une porte vitrée qui s’ouvrait sur une pièce de gazon.

« Attendez-moi ici, dit Stubbs, jusqu’à ce que j’aie averti Sa Révérence que vous êtes arrivée. »

En parlant ainsi, il ouvrit la porte qui conduisait à la bibliothèque.

Sans chercher à écouter leur conversation, Jeanie, de la manière dont elle était placée, ne put s’empêcher de l’entendre ; car Stubbs étant resté près de la porte, et Sa Révérence étant à l’autre bout d’une grande pièce, ils étaient obligés de parler assez haut pour qu’on pût distinguer ce qu’ils disaient dans la salle voisine.

« Ainsi, vous m’avez donc enfin amené cette jeune femme, monsieur Stubbs ? il y a déjà quelque temps que je vous attends. Vous savez que je ne veux pas que les personnes que je crois devoir interroger soient retenues un moment de plus qu’il n’est nécessaire. — C’est très-vrai, Votre Révérence, répliqua le bedeau ; mais la jeune femme n’avait rien mangé d’aujourd’hui, de sorte que M. Thomas lui a fait manger une bouchée et boire un coup. — Thomas a bien fait, M. Stubbs. Et qu’est devenue cette autre malheureuse créature ? — Ma foi, répliqua M. Stubbs, j’ai cru que sa vue ne pouvait qu’être désagréable à Votre Révérence, de sorte que je l’ai laissée retourner vers sa mère, qui est dans l’embarras dans la paroisse voisine. — Dans l’embarras ! vous voulez dire en prison sans doute, monsieur Stubbs ? — Mais oui, quelque chose comme cela, n’en déplaise à Votre Révérence. — Misérable, incorrigible femme ! dit le recteur. Et quelle espèce de femme est sa compagne ? — Mais elle a l’air assez décent, Votre Révérence, dit Stubbs ; à ce que j’en ai pu voir, elle paraît fort paisible, et elle dit qu’elle a assez d’argent pour la transporter hors du comté. — De l’argent ! c’est toujours là à quoi vous pensez, Stubbs ; mais a-t-elle du sens, de la raison ? est-elle en état de se conduire elle-même ? — Mais, Votre Révérence, je ne puis trop vous dire. Je gagerais bien qu’elle n’est pas née à Witt-Ham[106], car Gaffer Gibbs l’a regardée tout le temps du service, et il dit qu’elle n’est pas capable de suivre le rituel comme une chrétienne, quoique Madge Murdockson l’ait aidée ; mais quant à se conduire par elle-même, Votre Révérence saura que c’est une Écossaise, et les gens de ce pays ont toujours assez d’esprit pour savoir se tirer d’affaire. Elle est décemment vêtue et point couverte de guenilles comme l’autre. — Eh bien, faites-la entrer, monsieur Stubbs, et vous-même restez en bas. »

Ce colloque avait tellement occupé l’attention de Jeanie que ce ne fut qu’après qu’il fut fini qu’elle s’aperçut que la porte vitrée, qui, comme nous l’avons dit, conduisait de l’antichambre au jardin, avait été ouverte. Elle vit entrer un jeune homme pâle et qui avait l’air malade, soutenu ou plutôt porté par deux domestiques qui le déposèrent sur un sofa, où il s’étendit comme pour se reposer d’une fatigue extraordinaire. Pendant ce temps, Stubbs sortit de la bibliothèque en disant à Jeanie d’y entrer ; elle lui obéit non sans trembler ; car, outre l’émotion d’une situation si nouvelle, elle sentait bien que l’heureuse continuation de son voyage allait dépendre de l’impression qu’elle ferait sur M. Staunton.

Il est vrai qu’il était difficile de concevoir sous quel prétexte une personne qui voyageait pour ses affaires et à ses frais pouvait être interrompue dans son voyage ; mais la détention violente qu’elle avait déjà subie suffisait pour lui prouver qu’il y avait non loin d’elle des gens qui avaient intérêt à l’arrêter, et assez d’audace pour employer la violence à cet effet, et elle sentait le besoin d’une protection qui pût la mettre à l’abri de leur scélératesse.

Tandis que ces idées se succédaient dans son esprit avec plus de rapidité que notre plume ne peut les retracer, ou que l’œil du lecteur ne peut les lire, Jeanie se trouvait déjà dans une belle bibliothèque en présence du recteur de Willingham. Les planches et les rayons bien garnis qui entouraient cette belle et vaste pièce contenaient plus de livres que Jeanie n’avait imaginé qu’il pût en exister dans le monde, étant accoutumée à regarder comme une grande collection deux tablettes d’environ trois pieds de long, qui portaient tout ce que son père avait amassé de volumes, et qui, selon lui, étaient l’essence et la moelle de toute la théologie moderne. Une sphère, des globes, un télescope, et quelques autres instruments consacrés aux sciences, inspirèrent à Jeanie un étonnement et une admiration mélangée de crainte ; car, dans son ignorance, ils lui semblaient plutôt destinés à des opérations de magie qu’à toute autre chose. Quelques animaux empaillés (car le recteur avait du goût pour l’histoire naturelle) ajoutèrent encore à l’impression que la vue de cet appartement produisit sur elle.

M. Slaunton lui parla avec beaucoup de douceur ; il lui fit observer que, quoiqu’elle fût entrée dans l’église d’une manière bien étrange, bien extraordinaire, très-propre à jeter le désordre dans la congrégation pendant le service divin, et dans une compagnie qui il était fâché de le dire, ne pouvait nullement prévenir en sa faveur, il désirait cependant, avant de prendre les mesures que son devoir semblait lui prescrire, qu’elle lui expliquât sa situation. Il lui apprit qu’il joignait la qualité de magistrat à celle d’ecclésiastique.

« Son Honneur, dit Jeanie ; car elle ne voulut pas dire Sa Révérence, « Son Honneur est bien honnête et bien bon. » La pauvre fille ne put en dire davantage.

« Qui êtes-vous, jeune femme, » dit le recteur d’un ton plus impérieux, « et que faites-vous dans ce pays et dans une telle société ? nous ne souffrons pas ici de coureuses ni de vagabondes. — Je ne suis ni une coureuse ni une vagabonde, » dit Jeanie à qui ces expressions rendirent le courage de se défendre ; « je suis une honnête Écossaise, traversant le pays pour mes affaires et voyageant à mes frais. J’ai eu le malheur de rencontrer hier soir mauvaise compagnie, et j’ai été retenue toute la nuit bien contre mon gré. C’est cette pauvre créature à tête un peu légère qui m’a fait sortir ce matin. — Mauvaise compagnie ! dit le recteur ; oui, en vérité. Mais je crains bien que vous n’ayez pas pris assez de précautions pour l’éviter. — Je vous assure, monsieur, que j’ai été élevée à la fuir ; mais ces méchantes gens sont des voleurs, ils ont employé la violence pour m’arrêter. — Des voleurs ! dit M. Staunton, vous les accusez donc de vol ? — Non monsieur : ils ne m’ont pas pris une obole, dit Jeanie, et ne m’ont fait d’autre mauvais traitement que de me renfermer. »

Le recteur lui demanda les détails de son aventure, qu’elle lui raconta de point en point.

« Voilà une histoire bien extraordinaire et assez improbable, jeune femme, dit M. Staunton ; suivant votre récit, une grande violence a été exercée contre vous sans aucun motif pour l’expliquer : connaissez-vous la loi de ce pays ? savez-vous que si vous portez une plainte, vous êtes obligée de soutenir l’accusation ? »

Jeanie ne le comprenant pas, il lui expliqua que la loi anglaise, pour surcroît de la perte ou du dommage quelconque éprouvé par la personne qui forme une plainte, la charge de tous les frais et de tout l’embarras des poursuites.

Jeanie dit qu’elle allait à Londres pour une affaire qui ne pouvait souffrir aucun retard, et seulement qu’elle demandait d’être conduite jusqu’à une ville où elle pourrait trouver des chevaux et un guide ; que d’ailleurs elle croyait que l’opinion de son père serait contraire à ce qu’elle prêtât serment devant une cour de justice anglaise, le pays n’étant pas gouverné d’après les lois expresses de l’Évangile.

M. Staunton la regarda avec étonnement, et lui demanda si son père était quaker.

« Dieu l’en préserve, monsieur ! dit Jeanie ; il n’est ni schismatique, ni sectaire ; il n’a jamais donné dans de telles hérésies, et il est bien connu pour tel. — Et dites-moi, je vous prie, quel est son nom. — Davie Deans, monsieur, nourrisseur de bestiaux à Saint-Léonard, auprès d’Édimbourg.

Un profond gémissement qui se fit entendre dans l’antichambre prévint la réponse du recteur, qui s’écria : « Bon Dieu ! ce malheureux enfant !… » et sans s’occuper de Jeanie, il se précipita dans la chambre voisine.

Elle entendit à côté du bruit et de la confusion ; mais, pendant près d’une heure, personne ne parut dans la bibliothèque.


CHAPITRE XXXIII.

RENCONTRE ÉTRANGE.


En proie aux coupables passions qui font naître les querelles et les folles violences, et qu’accompagnent la honte et l’effroi ; entouré de crimes audacieux exposés au grand jour qu’ils auraient dû fuir, et que, dans la confusion où je suis, et quand tout ce qui m’environne est horreur, désespoir et remords, je ne saurais dire si je les ai commis ou seulement soufferts ; portant également le poids de mes excès et de ceux des autres, mon âme est accablée par le repentir, et ma vie troublée par la terreur.
Coleridge.


Pendant l’intervalle où on la laissa seule, Jeanie s’occupa à réfléchir attentivement sur sa position et sur le parti qu’il lui conviendrait le mieux d’adopter. Elle brûlait d’impatience de continuer son voyage, et d’un autre côté elle craignait de ne pouvoir le faire avec sécurité et sans s’exposer à de nouvelles violences, tant que la vieille et ses complices seraient dans le voisinage. Se souvenant de la conversation tenue dans la grange, et des aveux sans suite de Madge Wildfire, elle en conclut que sa mère avait un puissant motif de vengeance pour arrêter son voyage. De qui pouvait-elle espérer de l’appui, si ce n’est de M. Staunton ? Tout dans son aspect et ses manières semblait encourager cette espérance. Sa figure était belle et prévenante, quoiqu’on y remarquât une forte teinte de mélancolie. Il y avait dans sa physionomie et dans son langage quelque chose de doux et d’encourageant, et comme il avait servi plusieurs années, il avait conservé cette aisance et cette franchise qui distinguent ceux qui ont suivi la carrière militaire. C’était d’ailleurs un ministre de l’Évangile ; à la vérité, dans les idées de Jeanie, il était comparable aux gentils, et égaré de la droite voie au point de porter un surplis et de réciter un sermon qu’il avait d’abord écrit d’un bout à l’autre ; mais malgré cela, et quoique de plus il fût très-inférieur en force de poumons aussi bien qu’en bonne doctrine à Boanerges Stormheaven, Jeanie le considérait encore comme un personnage très-différent du desservant Kilstoup ou autres prélatistes que son père avait connus dans sa jeunesse, qui avaient l’habitude de s’enivrer dans leur costume canonique, et d’aller avec les dragons à la poursuite des caméroniens fugitifs. La maison où elle était lui parut être en désordre ; elle remarqua qu’il s’y passait un mouvement extraordinaire : mais comme elle ne pouvait supposer qu’on l’eût entièrement oubliée, elle jugea qu’il valait mieux rester tranquille dans l’appartement où on l’avait laissée, jusqu’à ce que quelqu’un jugeât à propos de s’occuper d’elle.

La première personne qui entra dans la bibliothèque fut, à sa grande satisfaction, une personne de son sexe. C’était une femme de charge d’un certain âge et d’une tournure respectacble. Jeanie lui expliqua en peu de mots sa situation, et lui demanda ce qu’elle devait faire.

La dignité d’une femme de charge ne lui permettait pas beaucoup de familiarité avec une étrangère retenue au rectorat pour y être examinée, et dont le caractère pouvait lui paraître un peu suspect ; mais elle lui répondit honnêtement, quoique avec réserve.

Elle lui apprit que son jeune maître avait fait une chute de cheval, qui le rendait très-sujet à tomber en faiblesse ; qu’il venait de se trouver mal à l’instant, et qu’il était impossible que Sa Révérence pût la voir de quelque temps, mais qu’elle devait être sûre qu’il ferait en sa faveur tout ce qui serait juste et convenable, dès qu’il pourrait s’occuper de son affaire. Elle finit par lui proposer de la faire entrer dans une pièce où elle pourrait attendre que Sa Révérence fût libre.

Notre héroïne saisit cette occasion de lui demander la permission de rajuster ses vêtements et de changer de linge.

La femme de charge, qui faisait grand cas de l’ordre et de la propreté, qualités qu’elle mettait au nombre des plus essentielles, s’empressa de lui en faciliter les moyens. Grâce au nouveau linge et aux vêtements que renfermait son petit paquet, Jeanie opéra un changement si favorable dans son extérieur, que la vieille dame eut de la peine à reconnaître la voyageuse aux vêtements sales et en désordre qu’elle venait de voir, dans la petite Écossaise, propre, fraîche et bien ajustée, qui se présenta devant elle quelques moments après. Cette transformation produisit sur mistress Dalton un si bon effet qu’elle engagea Jeanie à dîner avec elle, et elle ne fut pas moins satisfaite de la manière honnête et décente dont elle se conduisit pendant le repas.

« Tu peux lire dans ce livre, n’est-ce pas, mon enfant ? » lui dit la vieille femme de charge après que le dîner fut terminé, en posant la main sur une grande bible.

« Je le crois bien, madame, » dit Jeanie surprise de cette question ; « il aurait fallu que mon père manquât de tout pour me laisser manquer d’un tel livre. — Cela lui fait honneur, jeune fille. Il y a ici des gens qui sont pourtant bien vus dans le monde, et qui ne voudraient pas se condamner à un jeûne de trois heures, ou même renoncer à leur part de plumpouding pour mettre leurs enfants en état de lire la Bible. Prends donc ce livre, car mes yeux sont un peu affaiblis, et lis où tu voudras, car c’est le seul livre où tu ne puisses pas te tromper dans ton choix. »

Jeanie fut d’abord tentée de choisir la parabole du bon Samaritain ; mais sa conscience la réprimanda et lui fit comprendre que ce serait se servir des saintes Écritures non pour sa propre édification, mais pour disposer l’esprit des autres à venir à son secours dans ses chagrins temporels. Animée de ce scrupuleux sentiment, elle choisit un chapitre du prophète Isaïe, et le lut, malgré son accent écossais, avec tant d’onction et un ton si convenable, que mistress Dalton en fut fort édifiée.

« Ah ! dit-elle, si toutes les Écossaises te ressemblaient ! Mais nous avons eu le malheur de n’avoir de ton pays que des diablesses incarnées, plus méchantes les unes que les autres. Si tu connaissais quelque fille propre et soigneuse comme toi, qui eût besoin d’une place et eût de bons répondants, pourvu qu’elle portât des bas et des souliers, et qu’elle ne fût pas toujours à courir à toutes les fêtes et à toutes les foires, je crois que nous pourrions lui trouver de l’emploi au rectorat : n’as-tu pas de sœur, ou de cousine, mon enfant, à qui cette offre pût convenir ? »

Cette demande rouvrait les blessures de Jeanie ; cependant elle fut dispensée d’y répondre par l’entrée du même domestique qu’elle avait déjà vu.

« Mon maître désire voir la jeune fille qui vient d’Écosse, dit Thomas. — Allez parler à Sa Révérence, ma chère, le plus vite que vous pourrez, et racontez-lui toute votre histoire, dit mistress Dalton ; Sa Révérence est un homme bienfaisant. Je vais ployer cette feuille pour marquer ce passage, et en attendant je vous préparerai pour votre retour une tasse de thé avec un petit pain beurré : vous voyez rarement cela en Écosse, ma fille. — Monsieur attend la jeune fille, » dit Thomas avec impatience.

« Eh bien ! qu’avez-vous besoin de mettre là votre mot ? Et puis, combien de fois vous ai-je recommandé d’appeler M. Staunton Sa Révérence, comme il convient quand on parle d’un dignitaire de l’Église, et de ne pas lui donner du Monsieur, comme s’il n’était qu’un petit gentilhomme de campagne ! »

Jeanie se leva et se prépara à accompagner Thomas, qui ne répondit rien avant d’être dans le passage, mais alors murmura entre ses dents : « Il y a plus d’un maître dans la maison, et je crois qu’il y aura une maîtresse aussi, si la dame le prend sur ce ton. »

Thomas conduisit alors Jeanie par plus de passages et de détours qu’elle n’en avait encore traversé, et la fit entrer dans un appartement dont les volets étaient en partie fermés, et dans lequel il y avait un lit dont les rideaux étaient presque entièrement tirés. « Voici la jeune femme, monsieur, dit Thomas. — Très-bien, » dit une voix qui partait du lit, et qui n’était pas celle du recteur ; « tenez-vous prêt à répondre à la sonnette, et quittez la chambre. — Il y a sans doute quelque méprise, » dit Jeanie confondue de se trouver dans l’appartement d’un malade ; « le domestique m’a dit que le ministre… — Ne vous tourmentez pas, dit le malade ; il n’y a pas de méprise. Je connais mieux vos affaires que mon père, et je puis vous être plus utile que lui… Sortez, Tom. » Le domestique obéit. « Les moments sont précieux, reprit le malade, il ne faut pas en perdre… Ouvrez le volet de cette fenêtre. »

Elle obéit, et le malade ayant tiré de côté le rideau de son lit, le jour éclaira le visage pâle et défait d’un jeune homme qui, la tête entourée de bandages et enveloppé dans sa robe de chambre, était étendu sur le lit, dans un état apparent de faiblesse et d’épuisement. « Regardez-moi, dit-il, Jeanie Deans, ne me reconnaissez-vous pas ? — Non, monsieur, » dit-elle avec surprise, « je ne suis jamais venue dans ce pays. — Mais peut-être ai-je été dans le vôtre. Pensez, cherchez bien… Je n’ai pas la force de prononcer le nom que vous devez le plus maudire et détester… Pensez, rappelez-vous ! »

Un terrible souvenir s’offrit tout à coup à l’esprit de Jeanie Deans : les accents qu’elle venait d’entendre le lui confirmaient, et les paroles suivantes le changèrent en certitude.

« Calmez-vous ; rappelez-vous la butte de Muschat et le clair de lune. »

Jeanie retomba sur sa chaise, les mains jointes et tremblantes d’horreur.

« Oui, dit-il, me voici immobile dans ce lit où me retient la douleur et, comme un serpent foulé aux pieds, frémissant de mon impuissance. Me voici étendu là sans mouvement, quand je devrais être à Édimbourg, employant les derniers moyens pour sauver une vie qui m’est plus chère que la mienne. Comment est votre sœur ? dans quel état l’avez-vous laissée ? Condamnée à mort !… je le sais ; je l’ai appris. Dieu ! pourquoi le cheval qui m’a porté mille fois sans accidents là où m’appelaient de folles et criminelles passions, s’est-il abattu sous moi lorsque, pour la première fois depuis bien des années, j’entreprenais un voyage par un motif honorable ? Mais je dois me rendre maître de mon agitation : j’y succomberais, et il me reste beaucoup de choses à vous dire. Donnez-moi ce cordial qui est sur cette table… Pourquoi tremblez-vous ? Hélas ! vous n’en avez que trop de cause… Laissez, laissez, je puis m’en passer. »

Jeanie, malgré sa répugnance, s’approcha de lui avec la tasse dans laquelle elle avait versé la potion, et elle ne put s’empêcher de lui dire : « Il y un cordial pour l’esprit, monsieur, lorsque les méchants veulent abandonner les mauvaises voies et s’adresser au grand médecin des âmes. — Silence ! » dit-il d’un ton sévère ; « et cependant je vous remercie… Mais, dites-moi, et sans perdre de temps, ce que vous venez faire dans ce pays ; rappelez-vous que, quoique j’aie été le plus cruel ennemi de votre sœur, cependant je verserais tout mon sang pour elle, et je vous servirai pour l’amour d’elle. Personne ne peut le faire que moi, puisque personne ne connaît mieux les circonstances de cette malheureuse affaire. Ainsi donc, parlez sans crainte. — Je ne crains rien, monsieur, » dit Jeanie en reprenant sa fermeté ordinaire ; « j’ai mis ma confiance en Dieu, et s’il lui plaît d’opérer la délivrance de ma sœur, c’est tout ce que je cherche : peu m’importe quel en soit l’instrument. Mais, monsieur, pour vous parler franchement, je n’ose suivre vos conseils, à moins que vous ne me prouviez qu’ils s’accordent avec la loi divine qui règle ma conduite. — Que le diable emporte la puritaine ! » s’écria George Staunton ; car c’est ainsi que nous l’appellerons maintenant. » Je vous demande pardon ; mais je suis naturellement impatient, et vous me faites perdre la tête. Quel mal peut-il résulter pour vous de me dire dans quelle situation est votre sœur, et sur quoi se fonde votre espoir de la sauver ? Il sera temps de refuser mes avis quand je vous en offrirai qui ne vous plairont point. Je vous parle avec calme, quoique ce ne soit pas dans ma nature ; mais ne me poussez pas au désespoir, vous m’ôteriez les moyens de servir Effie. »

Il y avait dans les regards et dans les paroles de ce malheureux jeune homme une impétuosité et une violence qu’il cherchait à contenir et qui le dévoraient intérieurement : c’était l’impatience d’un cheval fougueux qui se fatigue à ronger son frein. Après un moment de réflexion, Jeanie songea qu’elle n’avait aucune raison de lui cacher, soit à cause de sa sœur, soit à cause d’elle, les conséquences du crime qu’il avait commis, ni de rejeter les avis qu’il pourrait lui donner s’ils n’avaient rien de blâmable et de contraire à ses devoirs. Elle lui raconta donc, aussi brièvement que possible, l’histoire du jugement et de la condamnation de sa sœur, et celle de son voyage jusqu’à Newark. Il parut, en l’écoutant, livré aux plus cruelles angoisses, et cependant chercher à réprimer tout geste et toute parole qui, en exprimant la violence de son émotion, aurait pu l’interrompre. Étendu sur sa couche, comme le monarque mexicain sur son lit de charbons ardents, le mouvement convulsif de ses traits et le tremblement de ses membres indiquaient seuls ce qu’il souffrait. Une grande partie de ce qu’elle lui apprit lui arracha des gémissements étouffés, comme s’il entendait la confirmation de ces malheurs dont il connaissait déjà la triste réalité. Mais quand, en continuant son récit, elle en vint aux circonstances qui avaient interrompu son voyage, une surprise extrême et une profonde attention parurent succéder aux remords dont il semblait précédemment agité. Il questionna Jeanie en détail sur la tournure des deux hommes et sur la conversation qu’elle avait entendue entre le plus grand et la vieille femme.

Quand elle raconta ce que la vieille femme avait dit de l’enfant qu’elle avait nourri : » C’est trop vrai, dit-il, et il faut que j’aie puisé à cette source, dès mon enfance, ces criminels et funestes penchants à des vices qui étaient étrangers à ma famille… Mais continuez. »

Jeanie passa rapidement sur la promenade qu’elle avait faite avec Madge, n’ayant aucune envie de répéter des choses qui pouvaient n’être que l’effet du délire de sa compagne ; son récit fut donc bientôt terminé.

Le jeune Staunton resta un moment dans la plus profonde méditation, et lorsqu’il parla, ce fut avec plus de calme qu’il n’en avait encore montré pendant leur entrevue. « Vous êtes une fille sensée autant que bonne, Jeanie Deans, et je vais vous dire de mon histoire plus que je n’en ai jamais raconté à personne. Mon histoire, dis je ! ce n’est qu’un tissu de crimes, de folies et de malheurs : mais remarquez bien que si j’agis ainsi, c’est parce que j’espère obtenir votre confiance en retour, c’est-à-dire que vous agirez dans cette triste affaire d’après mes seuls avis ; c’est donc dans cet espoir que je vais parler. — Je ferai ce qui conviendra à une sœur, à une fille et à une chrétienne, dit Jeanie ; mais ne me racontez pas vos secrets ; il n’est peut-être pas bon pour moi de les entendre, ni d’écouter les doctrines qui font tomber dans l’erreur. — Que vous êtes simple, Jeanie ! dit le jeune homme : regardez-moi, je n’ai ni cornes à la tête, ni pieds fourchus, ni griffes aux mains ; et puisque je ne suis pas le diable en personne, quel intérêt puis-je avoir à détruire des espérances qui vous consolent, même quand elles vous abuseraient ? Écoutez-moi patiemment, et vous verrez, quand vous aurez entendu le conseil que j’ai à vous donner, que vous pouvez monter jusqu’au septième ciel avec lui, sans vous en trouver moins légère d’une once. »

Au risque d’être un peu diffus, comme les explications le sont généralement, nous tâcherons de réunir en une narration suivie le récit que commença le malade, d’une manière trop minutieuse à la fois et trop interrompue par la violence de ses passions, pour que nous puissions le rapporter dans ses propres termes. Il en lut une partie, cependant, tirée d’un manuscrit qu’il avait peut-être destiné à faire connaître les événements de sa vie à ses parents, après sa mort.

« Je tâcherai de vous conter mon histoire le plus brièvement possible. Cette misérable vieille, cette Marguerite Murdockson, était la femme d’un ancien domestique de mon père, auquel il était fort attaché ; elle avait été ma nourrice. Son mari mourut. Elle résidait alors dans une chaumière voisine d’ici. Elle avait une fille qui, déjà grande, était jolie alors, mais vaine et légère. Sa mère essaya de la marier avec un riche vieillard du voisinage. Nous nous voyions souvent, et nous vivions aussi familièrement ensemble que nos relations semblaient l’autoriser. Elle fut imprudente ; et moi… moi ! en un mot j’en abusai cruellement. Je fus moins coupable dans cette affaire que je ne le devins plus tard avec votre sœur ; mais mes torts étaient déjà assez grands : sa faiblesse aurait dû lui servir de protection. Peu de temps après, je commençai mes voyages. Je dois rendre cette justice à mon père, que, si je me suis laissé entraîner par le génie du mal, ce n’est pas sa faute : il ne négligea rien pour qu’il en fût autrement. À mon retour, j’appris que la misérable mère et sa malheureuse fille avaient été chassées du pays. Mon père découvrit que j’étais l’auteur de leur honte et de leurs malheurs : il m’accabla de reproches amers, que je ne pus supporter. Je le quittai, et commençai à mener une vie remplie d’aventures et d’intrigues, résolu à ne jamais revoir le toit paternel.

« C’est maintenant que mon histoire devient pénible ! Jeanie, je vais mettre ma vie entre vos mains, et non seulement ma vie, qui, Dieu le sait, ne mérite pas d’être épargnée, mais le repos d’un vénérable vieillard et l’honneur d’une famille considérée. Mon goût pour la mauvaise société était, je puis le dire, d’un genre particulier, et indiquait un naturel qui, s’il n’eût pas été corrompu par des habitudes de désordres, eût pu devenir capable des meilleures choses. Les folles débauches, la gaieté grossière et la licence effrénée de ceux auxquels je m’associai me charmaient moins que le génie entreprenant, la présence d’esprit dans le danger, la finesse et l’adresse qu’ils déployaient pour tromper les officiers de la douane, ou autres aventures de ce genre. Avez-vous remarqué ce rectorat, examiné sa position et ses alentours ? n’est-ce pas une retraite délicieuse ? »

Alarmée de ce changement soudain de sujet, Jeanie, répondit affirmativement.

« Eh bien ! j’aurais voulu qu’il eût été à dix pieds sous terre avec les terres et les dîmes qui en dépendent. Sans ce maudit rectorat, j’aurais pu suivre mon penchant, qui m’entraînait vers la profession des armes ; et la moitié du courage et de l’intelligence dont j’ai fait preuve parmi les contrebandiers et les maraudeurs aurait suffi pour m’assurer un rang honorable parmi mes compatriotes. Pourquoi n’allai-je pas à l’étranger quand je quittai cette maison ? Pourquoi la quittai-je jamais ? Pourquoi… ? Mais enfin j’en suis arrivé à ce point où je ne puis songer au passé sans sentir ma raison s’égarer, et à l’avenir sans me livrer au désespoir. »

Il s’arrêta un moment, et continua ensuite avec plus de calme : « Les chances d’une vie errante m’amenèrent malheureusement en Écosse, pour prendre part à des actions plus criminelles que toutes celles dont je m’étais encore mêlé. Ce fut alors que je fis connaissance avec Wilson, homme très-remarquable dans sa classe. Plein de calme, de sang-froid et de résolution, d’un esprit ferme et d’une force de corps prodigieuse, il était doué aussi d’une espèce d’éloquence grossière qui l’élevait beaucoup au-dessus de ses compagnons et lui donnait de l’empire sur eux. Jusque là j’avais été audacieux et dissolu ; cependant des éclairs de repentir, de regrets, prouvaient encore que je pouvais un jour revenir à la vertu. Mais, pour le malheur de cet homme et pour le mien, malgré la différence de rang et d’éducation qui existait entre nous, il acquit sur moi une influence extraordinaire, que je ne puis m’expliquer que par la supériorité que son courage froid et réfléchi lui donnait sur ma folle impétuosité. J’étais entraîné d’une manière irrésistible à le suivre dans toutes ses entreprises, où il déployait une adresse, un courage tout à fait rares. Ce fut pendant que je m’abandonnais à des aventures si désespérées, sur les traces d’un chef aussi dangereux, que je fis connaissance avec votre sœur dans ces réunions de jeunes gens qui se tiennent dans les faubourgs, et qu’elle fréquentait à la dérobée. Misérable ! la séduction fut comme l’intermède des crimes affreux dont je ne tardai pas à me rendre coupable ! Cependant je dois vous jurer que ce crime n’était pas prémédité, et ma ferme résolution était de lui offrir la réparation qui dépendait de moi, en l’épousant aussitôt que je pourrais me dégager du genre de vie honteux que je suivais et en prendre un plus convenable à ma naissance. Je me livrais à des rêves romanesques : je voulais feindre de la conduire dans quelque misérable retraite, et puis faire briller tout à coup à ses yeux ce rang et cette fortune qu’elle n’avait jamais pu soupçonner, et que j’allais mettre en sa possession. Un ami, à ma prière, se chargea de faire des démarches auprès de mon père pour en obtenir mon pardon. Cette négociation fut plusieurs fois rompue et renouvelée. Enfin, j’étais sur le point de rentrer en grâce auprès de mon père, quand il apprit mon infamie, qui lui fut peinte encore avec des couleurs exagérées, dont, hélas elle n’avait pas besoin. Je reçus de lui une lettre qui m’arriva je ne sais comment ; elle renfermait des billets pour une somme assez forte, et il m’y déclarait qu’il me désavouait à jamais. Je me livrai à toutes les fureurs du désespoir, et, n’étant plus retenu par rien, je me joignis à Wilson dans une entreprise de contrebande qui échoua. Bientôt je me laissai persuader par la logique de cet homme entreprenant et hardi qu’un vol commis sur la personne d’un officier des douanes du comté de Fife n’était qu’un acte de juste représaille. Jusque là j’avais observé de certaines bornes dans mes désordres, et mes mains étaient restées pures de toute attaque sur la propriété d’autrui ; mais dès lors je ne connus plus aucun frein, et j’éprouvai un plaisir farouche à me déshonorer de plus en plus.

« Le pillage n’était pas mon but : je l’abandonnais à mes camarades, et ne demandais que le poste du danger. Je me rappelle que, pendant que j’étais, le sabre nu, à la porte de la maison où se commettait ce vol, je ne songeai pas un moment à ma propre sûreté : je ne pensais qu’à l’injure supposée que j’avais reçue de ma famille, à ma soif impuissante de vengeance, et à ce qu’éprouverait l’orgueilleuse maison des Willingham en apprenant qu’un de ses descendants, l’héritier futur de ses titres et de ses honneurs, périrait par les mains du bourreau pour avoir volé à un douanier écossais une somme qui n’était que le cinquième de celle que j’avais dans mon portefeuille. Nous fûmes pris : je m’y attendais. Nous fûmes condamnés : je m’y attendais encore. Mais la mort, envisagée de plus près, s’offrit à moi sous un aspect hideux, et le souvenir de la triste situation de votre sœur me décida à faire un effort pour sauver ma vie. J’oubliais de vous dire que j’avais retrouvé à Édimbourg la femme Murdockson et sa fille. Cette femme avait suivi les camps dans sa jeunesse, et à cette époque, sous prétexte d’un petit commerce, elle avait repris des habitudes de rapine qui ne lui étaient que trop familières. Notre première entrevue fut orageuse ; mais, grâce à ma libéralité, car je n’épargnai pas l’argent, elle oublia ou feignit d’oublier l’injure faite à sa fille. La malheureuse fille elle-même sembla à peine reconnaître son séducteur, encore moins conserver la mémoire du tort qu’il lui avait fait. Son esprit est complètement égaré, ce que sa mère attribue quelquefois aux suites d’un accouchement malheureux ; mais tout cela était mon ouvrage, et ici une nouvelle pierre était suspendue à mon cou pour m’entraîner dans un abîme de perdition : chaque regard, chaque mot de cette pauvre créature, sa fausse gaieté, ses souvenirs imparfaits, ses allusions à des circonstances qu’elle avait oubliées, tout cela était autant de coups de poignard ; que dis-je ! il me semblait qu’on me tenaillait avec des pinces brûlantes et qu’on versait du soufre enflammé sur mes blessures. Mais je retourne aux pensées qui m’occupaient dans ma prison.

« Une des plus cruelles était que votre sœur approchait de son terme. Je connaissais la crainte que son père et vous lui inspiriez. Elle m’avait dit souvent qu’elle aimerait mieux mourir mille fois que de vous dévoiler sa honte. Il fallait pourtant s’occuper de l’époque de son accouchement. Je savais bien que la vieille Murdockson était une infâme sorcière ; mais je croyais qu’elle m’aimait, et qu’avec de l’argent je pourrais acheter sa fidélité. Elle avait procuré une lime à Wilson, et à moi une scie. Elle promit volontiers de se charger de l’accouchement d’Effie, et je savais qu’elle avait les connaissances nécessaires pour lui tenir lieu de tout autre secours. Je lui donnai une partie de l’argent que mon père m’avait envoyé, et il fut convenu qu’elle recevrait Effie chez elle, et qu’elle attendrait les ordres que je lui donnerais quand j’aurais effectué ma fuite. Je communiquai ce plan à la pauvre Effie et lui parlai de la vieille sorcière, dans une lettre où je cherchais à soutenir le caractère de Macbeath[107] après sa condamnation, celui d’un brigand intrépide et déterminé qui conserve son impudence et sa gaieté, et se moque de tout jusqu’au dernier moment. Telle était ma pitoyable ambition ! Cependant j’avais résolu intérieurement, si j’avais le bonheur d’échapper à l’échafaud, d’abandonner cette criminelle carrière. Mon projet était d’épouser votre sœur et de passer avec elle aux Indes orientales. Il me restait encore une somme assez considérable, et j’espérais, de façon ou d’autre, trouver le moyen de m’y faire une existence.

« Nous fîmes pour nous évader une tentative que l’obstination de Wilson, qui insista pour passer le premier, fit échouer complètement. Vous avez dû entendre parler de la manière intrépide et généreuse avec laquelle il répara son erreur en se sacrifiant lui-même pour faciliter ma fuite de l’église de la prison. Le bruit s’en répandit dans toute l’Écosse. Ce fut une action noble et héroïque ; tout le monde en parla ; ceux même qui condamnaient le plus les habitudes criminelles de cet homme courageux louèrent avec enthousiasme le généreux dévouement de son amitié. J’ai bien des vices, mais je ne connais ni l’ingratitude ni la lâcheté. Je ne m’occupai plus que de payer à Wilson le prix de son sacrifice, et la sûreté de votre sœur devint même momentanément à mes yeux une considération secondaire. Rendre la liberté à Wilson était le but de toutes mes pensées, et je ne désespérais pas d’en trouver les moyens.

« Cependant je n’oubliais pas non plus tout à fait Effie. Les limiers de la loi me poursuivaient de si près que je n’avais osé visiter aucun des lieux que je fréquentais autrefois ; mais la vieille Murdockson vint me trouver à un rendez-vous que je lui avais donné, et m’apprit que votre sœur était heureusement accouchée d’un garçon. Je recommandai à la vieille de chercher à calmer l’esprit de la pauvre Effie, de la soigner, et de ne la laisser manquer d’aucune des douceurs que l’argent pouvait procurer ; ensuite je me retirai dans le comté de Fife, parmi les anciens compagnons de Wilson. Je me cachai dans ces antres où les hommes engagés dans le dangereux métier de contrebandier ont coutume de se réfugier et de déposer les marchandises passées en fraude. Ceux qui violent les lois divines et humaines peuvent encore exciter l’intérêt quand ils déploient du courage et de la générosité : on nous assura que le peuple d’Édimbourg, vivement touché de la situation de Wilson et du courage qu’il avait montré, soutiendrait toute entreprise hardie qui aurait pour but de l’arracher à la mort, fût-ce même au pied de l’échafaud. Toute désespérée que paraissait cette tentative, en déclarant que je servirais de chef à ceux qui voudraient l’entreprendre, je ne manquai pas de compagnons déterminés à me suivre, et je retournai dans le Lothian, prêt à agir quand l’occasion s’en présenterait.

« Je suis certain que je serais parvenu à le soustraire au nœud fatal suspendu sur sa tête, » continua-t-il en paraissant s’animer d’un reste de cette ardeur qui l’avait conduit à de tels exploits. « Mais, parmi d’autres précautions, les magistrats en avaient employé une qui leur avait été suggérée par le misérable Porteous, et qui déconcerta toutes nos mesures : ils avancèrent d’une demi-heure le moment fixé pour l’exécution. Nous avions décidé entre nous que, dans la crainte d’être remarqués par les officiers de justice, nous ne nous montrerions dans les rues qu’au moment où elle aurait dû avoir lieu ; il en résulta que tout était fini avant que nous eussions commencé une attaque en sa faveur. Elle eut lieu cependant ; j’arrivai jusqu’à l’échafaud, et je coupai la corde de mes propres mains. Hélas ! il était trop tard ! Le criminel mais intrépide et généreux Wilson n’existait plus, et la vengeance était tout ce qui nous restait ; vengeance que je regardais comme un devoir d’autant plus impérieux de ma part, que Wilson avait sacrifié pour me sauver une liberté et une vie qu’il aurait pu facilement sauver. — Ô monsieur, dit Jeanie, ces paroles de l’Écriture ne se présentèrent-elles pas à votre esprit : La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, et c’est à moi de l’exercer ? — L’Écriture ! il y avait plus de cinq ans que je n’avais ouvert une Bible. — Bon Dieu ! s’écria Jeanie, et le fils d’un ministre encore ! — Il est naturel que vous parliez ainsi ; cependant ne m’interrompez pas, et laissez-moi finir ma déplorable histoire. Ce monstre de Porteous, qui continua de faire tirer sur le peuple long-temps après que cela eut cessé d’être nécessaire, devint l’objet de la haine publique pour avoir outrepassé son devoir, et de la mienne, pour l’avoir trop bien rempli : nous résolûmes, c’est-à-dire moi et les amis les plus déterminés de Wilson, d’en tirer vengeance. Mais la prudence était nécessaire. Il me sembla que j’avais été remarqué par un des officiers ; c’est pourquoi je n’osai rentrer dans Édimbourg, et j’errai dans ses environs. À la fin je me rendis, au péril de ma vie, au lieu ou j’espérais trouver mon épouse future et mon fils. Ils n’y étaient plus. La vieille Murdockson me dit qu’aussitôt qu’Effie avait appris le mauvais succès de l’entreprise formée en faveur de Wilson, elle avait été saisie par une fièvre chaude ; et qu’un jour qu’elle avait été obligée de sortir pour une affaire indispensable et de la laisser seule, Elle avait profité de cette occasion pour s’échapper : elle n’en avait pas entendu parler depuis. Je l’accablai de reproches, qu’elle écouta avec le calme le plus imperturbable, le sang-froid le plus irritant : car, toute violente et toute féroce qu’elle soit, elle a ce privilège de savoir, dans certaines occasions, se rendre complètement maîtresse d’elle-même, et conserver l’impassibilité la plus absolue. Je la menaçai de la justice ; elle me répondit que j’avais plus lieu qu’elle-même de la redouter. Elle n’avait pas tort, et que pouvais-je lui répondre ? Je lui parlai de vengeance ; elle me répliqua à peu près dans les mêmes termes, que s’il était question d’injures reçues c’était moi qui devais craindre la sienne. Elle avait encore raison, et je fus réduit au silence. Je la quittai rempli d’indignation, et je fis prendre des informations par un de mes camarades dans les environs de Saint-Léonard au sujet de votre sœur ; mais avant de recevoir sa réponse, un des limiers de la police, ayant découvert mes traces, m’obligea de quitter les environs d’Édimbourg et de me cacher dans une retraite plus éloignée. Un émissaire fidèle et discret vint enfin m’y apporter deux nouvelles, dont la première me causa une satisfaction qui fut bientôt oubliée dans la consternation que l’autre me causa : c’était la condamnation de Porteous, l’arrestation de votre sœur, fondée sur une accusation criminelle.

« Je me risquai une seconde fois chez la femme Murdockson, et lui reprochai encore sa trahison envers la malheureuse Effie et son enfant, quoique je ne pusse découvrir quel intérêt l’avait fait agir, si ce n’est celui de s’approprier la totalité de l’argent que j’avais placé entre ses mains. Le récit que vous m’avez fait jette sur cette action une horrible clarté, et me montre un autre motif, non moins puissant, quoique plus caché, le désir de consommer sa vengeance sur le séducteur de sa fille, sur l’homme qui a causé la perte de son honneur et de sa raison. Juste ciel ! pourquoi, au lieu de la vengeance dont elle fit choix, ne me livra-t-elle pas au supplice ? — Mais quelle explication vous donna cette misérable femme au sujet d’Effie et de son enfant ? demanda Jeanie, qui pendant ce long et pénible récit, avait conservé assez de présence d’esprit et de jugement pour diriger toute son attention sur les points qui pouvaient servir à jeter du jour sur les malheurs de sa sœur.

— Elle ne voulut m’en donner aucune, dit Staunton. Elle dit que la mère s’était enfuie avec son enfant dans ses bras ; qu’elle n’avait jamais revu ni l’un ni l’autre ; qu’Effie avait bien pu jeter son enfant dans le North-Loch ou dans quelque autre endroit ; qu’elle n’en savait rien, mais que cela était assez probable. — Et qui vous fit penser qu’elle ne vous disait pas la fatale vérité ? » demanda Jeanie en tremblant.

« C’est que dans cette seconde visite je vis Madge, et qu’à ses discours je compris que l’enfant avait été enlevé ou mis à mort pendant la maladie de la mère ; mais il règne dans ses paroles tant d’incertitude et de vague, qu’il me fut impossible d’en obtenir aucun autre détail, ni même aucun fait positif. Seulement l’esprit infernal de sa mère me porta à redouter tout ce qu’il y avait de plus sinistre. — Cette dernière circonstance s’accorde avec la déclaration faite par ma pauvre sœur, dit Jeanie. Mais continuez votre narration, monsieur. — Ce dont je suis certain, dit Staunton, c’est qu’Effie, avec l’usage de sa raison et sa pleine connaissance, n’était pas capable de faire le moindre mal à la dernière des créatures humaines. Mais que pouvais-je faire pour sa défense ? rien. Toutes mes pensées se tournèrent donc vers les moyens de la sauver. J’étais dans la cruelle nécessité de dissimuler mes sentiments vis-à-vis de l’infâme Murdockson : ma vie était dans ses mains. C’était peu de chose, et le dernier soin qui m’occupât ; mais de cette vie dépendait celle de votre sœur, et cette considération me donna la force de me contraindre. Je parlai doucement à cette misérable ; je parus me fier à elle, et je dois avouer que, en ce qui ne concernait que moi, elle me donna des preuves d’une fidélité extraordinaire. J’étais incertain sur les mesures que j’adopterais pour sauver votre sœur, lorsque la fureur générale qu’excita parmi le peuple le sursis accordé à Porteous me suggéra l’audacieux projet de forcer les portes de la prison pour arracher votre sœur à la barbarie d’une loi sanguinaire, et de livrer à un châtiment mérité le misérable qui avait tourmenté l’infortuné Wilson jusqu’à l’heure de la mort, comme les sauvages et féroces Indiens se plaisent à torturer leurs prisonniers. Je me jetai au milieu de la multitude au moment de la fermentation. Mon exemple fut suivi par quelques autres camarades de Wilson, qui, comme moi, avides de vengeance, avaient été trompés dans l’espoir de rassasier leurs yeux de l’exécution de Porteous. Tout fut organisé, et je fus choisi pour leur chef. Je n’ai éprouvé, je n’éprouve en ce moment aucun repentir de ce que nous projetâmes et réussîmes à exécuter dans cette occasion. — Oh ! que Dieu vous pardonne, monsieur, et vous ramène à de meilleurs sentiments ! s’écria Jeanie. — Amen, répliqua Staunton, si ces sentiments sont criminels. Mais, je dois le dire, quoique disposé à seconder cette entreprise, j’aurais désiré qu’ils eussent choisi un autre chef, car je prévoyais que les devoirs qui m’allaient être imposés pendant cette mémorable nuit ne me laisseraient pas la liberté de m’occuper d’Effie. Je chargeai donc un ami fidèle de la conduire en lieu de sûreté aussitôt que le fatal cortège aurait quitté la prison. Mais aucune des prières, aucun des moyens de persuasion que me permit la confusion du moment, ou qu’employa plus à loisir mon camarade après que la populace se fut éloignée, ne purent décider cette infortunée à abandonner la prison. Cet ami me rapporta que tous les arguments avaient été inutiles auprès de cette victime obstinée à sa perte, et qu’il avait été obligé de la quitter afin de pourvoir à sa propre sûreté. Tel fut le compte qu’il me rendit ; mais peut-être ne mit-il pas dans ses efforts pour la convaincre la persévérance et la chaleur que j’aurais employées moi-même. — Effie eut raison de rester, dit Jeanie, et je ne l’en aime que mieux. — Comment pouvez-vous parler ainsi, dit Staunton. — Vous ne comprendriez pas mes motifs, quand je vous les expliquerais, » dit Jeanie avec calme ; « ceux qui ont soif du sang de leurs ennemis n’ont pas de goût pour les pures sources de la vie éternelle. — Mes espérances, dit Staunton, furent donc ainsi trompées une seconde fois. Je m’occupai ensuite de la faire acquitter de cette accusation par votre moyen. Vous ne pouvez avoir oublié dans quel lieu et de quelle manière je m’y pris pour vous convaincre. Je ne puis blâmer votre refus, depuis que je vois qu’il était fondé sur vos principes et ne provenait pas d’une indifférence coupable à l’égard de votre sœur. Quant à moi, j’étais fou de désespoir ; je ne savais plus de quel côté me tourner ; tous mes efforts étaient impuissants. Dans cette situation, et poursuivi de tous côtés, je songeai à recourir à ma famille et à son influence. J’abandonnai l’Écosse ; j’arrivai chez mon père ; le changement de mes traits, la violence de mes remords obtinrent de lui ce pardon qu’un père a toujours de la peine à refuser, même au fils qui le mérite le moins. Et depuis j’ai attendu ici, dans des angoisses d’esprit qu’un criminel pourrait envier, l’issue du jugement de votre sœur. — Sans prendre aucune mesure pour la sauver ? dit Jeanie. — J’espérais jusqu’à la fin que son affaire se terminerait plus favorablement, et il n’y a que deux jours que la fatale nouvelle m’est parvenue. Ma résolution fut bientôt prise. Je montai mon meilleur cheval dans l’intention de me rendre à Londres en toute hâte, et là d’obtenir de sir Robert Walpole la vie de votre sœur, en lui livrant dans la personne de l’héritier des Willingham, le fameux George Robertson, le complice de Wilson, le chef de l’insurrection qui enfonça les portes de la prison du Mid-Lothian et mit à mort Porteous. — Comment cela pouvait-il sauver ma sœur ? » demanda Jeanie avec étonnement.

« Oui, sans doute d’après la manière dont j’aurais fait mes conditions. Les reines aiment la vengeance tout autant que leurs sujets. Quelque peu de cas que vous en fassiez, c’est un mets qui flatte tous les goûts, depuis celui du prince jusqu’à celui du dernier paysan. Les premiers ministres n’estiment pas moins ce qui peut leur fournir l’occasion de faire la cour à leurs souverains en flattant leurs passions. Qu’est-ce que la vie d’une obscure villageoise en comparaison d’un si haut intérêt ? Je pourrais demander le plus précieux des joyaux de la couronne pour porter au pied du trône la tête d’un aussi insolent conspirateur, que je serais sûr de l’obtenir. Tous mes autres projets ont échoué, mais celui-ci ne pouvait que réussir. Le ciel est juste cependant ; il n’a pas voulu me laisser l’honneur d’offrir à votre sœur cette expiation volontaire de tout le mal que je lui ai fait. Je n’avais pas fait dix milles, que mon cheval, le meilleur qui soit dans le pays et qui n’a jamais bronché, tomba sur un terrain lisse et uni, comme s’il eût été frappé d’une bombe. Je fus grièvement blessé, et rapporté ici dans le misérable état où vous me voyez à présent. »

Comme le jeune Staunton touchait à la conclusion de son récit, le domestique ouvrit la porte, et d’une voix qui semblait plutôt donner un signal qu’annoncer une visite, il dit : « Sa Révérence, monsieur, est en ce moment dans l’escalier pour venir vous voir. — Pour l’amour de Dieu, cachez-vous, Jeanie, s’écria Staunton, là, dans ce cabinet de toilette. — Non, monsieur, dit Jeanie, je n’ai pas fait de mal ici, et je ne m’exposerai pas à la honte de me cacher aux yeux du maître de la maison. — Mais, grand Dieu ! s’écria George, réfléchissez donc… »

Avant qu’il pût achever sa phrase, son père entra dans l’appartement.


CHAPITRE XXXIV.

DÉPART DE LA MAISON DU RECTEUR ET ARRIVÉE À LONDRES.


Et maintenant son pardon, l’indulgence et la tendresse réussiront-ils à tirer ce jeune homme du vice ? L’honneur et le devoir reprendront-ils sur lui leur empire ?
Crabbe.


Jeanie se leva de son siège et fit tranquillement sa révérence lorsque M. Staunton entra dans l’appartement. L’étonnement du recteur fut extrême en trouvant son fils en telle compagnie.

« Je vois, mademoiselle, dit-il, que j’ai fait une méprise. J’aurais dû laisser à ce jeune homme, que vous connaissez sans doute depuis long-temps, le soin de vous interroger et de s’occuper de vos affaires. — C’est sans intention de ma part que je suis ici, dit Jeanie ; ce domestique m’a dit que son maître désirait me parler. — Allons, dit Thomas, je puis dire adieu à la livrée violette. Le diable la confonde ! qu’a-t-elle besoin de dire la vérité ? n’aurait-elle pas pu trouver autre chose ? George, dit M. Staunton, si vous êtes encore comme vous l’avez toujours été, sans aucun respect pour vous-même, vous auriez pu du moins épargner à votre père et à la maison de votre père une scène aussi honteuse que celle-ci. — Sur ma vie, sur mon âme… » dit George en se précipitant à bas de son lit.

« Sur votre vie, monsieur ! » dit son père d’un air triste et sévère. « Quelle espèce de vie avez-vous menée ? Sur votre âme ! quand vous en êtes-vous occupé ? Songez à réformer l’une et à purifier l’autre, avant de les offrir pour gages de votre sincérité. — Sur mon honneur, monsieur, dit George Staunton, vous vous trompez. J’ai été aussi criminel que possible, mais dans le cas actuel vous me faites injure, oui, sur mon honneur. — Votre honneur ! » dit le père en se détournant de lui avec un geste de profond mépris. Puis s’adressant à Jeanie : « Ce n’est pas de vous, jeune femme, que je demande ou que j’attends une explication de tout ceci ; mais en ma qualité de père et de ministre de la religion, je vous ordonne de quitter cette maison. Si votre histoire romanesque n’est pas un prétexte pour vous faire admettre ici (ce qui est au moins douteux d’après la compagnie avec laquelle vous avez d’abord paru), vous trouverez un juge de paix à deux milles d’ici, auquel vous pourrez porter plainte plus convenablement qu’à moi. — Cela ne sera pas, » dit George Staunton en se levant et faisant un effort pour se tenir debout. « Monsieur, vous êtes naturellement bon et humain, vous ne deviendrez pas dur et inhospitalier à cause de moi. Faites sortir ce drôle, » dit-il en montrant Thomas, « puis délivrez-moi de toutes ces potions cordiales, de tous ces remèdes destinés à ranimer les esprits, et je vous expliquerai le genre de liaison qui existe entre cette jeune femme et moi. Il ne faut pas que je porte atteinte à sa réputation ; j’ai déjà fait trop de mal à sa famille, et je sais par une triste expérience quelles sont les suites d’une réputation flétrie. — Quittez la chambre, » dit le recteur au domestique ; celui-ci obéit, et M. Staunton ferma soigneusement la porte après lui. Puis, s’adressant à son fils, il lui dit sévèrement : « Maintenant, monsieur, quelle nouvelle preuve de votre infamie allez-vous me communiquer ? »

Le jeune Staunton allait parler, mais c’était là un de ces moments où les personnes qui possèdent, comme Jeanie, l’avantage d’un caractère calme et ferme, déploient leur supériorité sur des esprits plus ardents mais moins déterminés.

« Monsieur, dit-elle à M. Staunton, vous avez le droit incontestable de demander à votre fils compte de sa conduite. Mais quant à moi, je suis une voyageuse que le hasard amène dans cette contrée, qui ne suis tenue à rien envers vous, et qui ne vous ai aucune obligation, si ce n’est le repas que j’ai fait chez vous, et qui dans mon pays est accordé de bon cœur par le riche ou par le pauvre, suivant leurs moyens, à ceux qui en ont besoin. J’en offrirais d’ailleurs le paiement si je ne craignais que ce fût un affront dans une maison comme la vôtre, car je ne connais pas les coutumes de ce pays-ci. — Tout cela est très-bien, jeune femme, » dit le recteur fort surpris et ne sachant s’il devait imputer le langage de Jeanie à la simplicité ou à l’impertinence. « Tout ceci est très-bien, mais venons-en au point principal. Pourquoi fermez-vous la bouche à ce jeune homme et l’empêchez-vous d’expliquer à son père et à son meilleur ami (puisqu’il offre de le faire) des circonstances qui en elles-mêmes paraissent assez suspectes ? — Il peut dire ce qu’il veut de ses propres affaires, répondit Jeanie ; mais quel droit a-t-il de raconter sans ma permission des histoires où ma famille et mes amis peuvent être mêlés ? et comme ils ne sont pas là pour y donner leur consentement, je vous prie de ne pas adresser de question à M. George Rob…, je veux dire Staunton, n’importe le nom, au sujet de mes parents, et je me permettrai de vous dire que sa conduite ne sera pas celle d’un chrétien ni d’un gentilhomme, s’il vous répond contre mon désir. — Voilà bien la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais vue, dit le recteur en fixant sur la figure calme et modeste de Jeanie un regard pénétrant, qu’il reporta aussitôt sur son fils. Qu’avez-vous à dire à cela monsieur ? — Que j’ai fait une promesse téméraire, monsieur, répondit George Staunton ; je n’ai le droit de faire aucune communication sur les affaires de famille de cette jeune personne, sans son consentement. »

M. Staunton reportait ses yeux de l’un sur l’autre avec les marques de la plus vive surprise.

« Ceci, » dit-il en s’adressant à son fils, « est encore quelque chose de pis ; je crains que les plus honteuses liaisons qui vous ont si fréquemment dégradé… Je prétends connaître ce mystère. — J’ai déjà dit, monsieur, » répondit le fils d’un air sombre, » que je n’avais pas le droit de parler de la famille de cette jeune femme sans son consentement. — Et moi je n’ai aucun mystère à expliquer, monsieur ; je dois seulement vous prier, comme un prédicateur de l’Évangile et un gentilhomme, de me faire conduire en sûreté à la première auberge sur la route de Londres. — J’aurai soin de votre sûreté, lui dit le jeune Staunton ; vous n’avez besoin de demander cette faveur à personne. — Osez-vous parler ainsi en ma présence ? » dit le père justement irrité. « Peut-être, monsieur, avez-vous l’intention de combler la mesure de vos désordres et de votre mépris pour l’autorité paternelle, en contractant un mariage bas et honteux ; s’il en était ainsi, prenez garde à vous. — Si vous craignez de ma part une telle action, dit Jeanie, tout ce que je puis dire, c’est que, pour tout le pays qui est entre les deux bouts de l’arc-en-ciel, je ne voudrais pas être la femme de votre fils. — Il y a quelque chose de très-singulier dans tout ceci, dit M. Staunton le père ; suivez-moi dans la chambre à côté, jeune femme. — Écoutez-moi d’abord, dit George à Jeanie, je n’ai qu’un mot à vous dire ; je me fie entièrement à votre prudence ; dites à mon père tout ce que vous jugerez à propos ; mais il n’en apprendra pas davantage de moi. »

Son père lui lança un regard d’indignation, qui se changea en douleur quand il le vit retomber sur le lit, épuisé par l’agitation que cette scène venait de lui causer. Il quitta l’appartement, et Jeanie le suivit. George Staunton se souleva un peu au moment où Jeanie passait près de la porte, et prononça le mot, souvenez-vous ! de ce ton d’admonition dont il fut proféré par Charles Ier sur l’échafaud[108]. M. Staunton fit entrer Jeanie dans un petit parloir, et en ferma la porte.

« Jeune femme, dit-il, il y a dans votre physionomie et dans vos manières quelque chose qui annonce du bon sens, de la simplicité, et, si je ne me trompe, de l’innocence. S’il en était autrement, tout ce que je pourrais dire, c’est que vous seriez hypocrite la plus criminelle que j’eusse jamais vue. Je ne vous demande aucun des secrets que vous semblez vouloir cacher, encore moins ceux qui pourraient concerner mon fils. Sa conduite m’a causé trop de chagrins pour me permettre d’en espérer jamais la moindre consolation, la moindre satisfaction. Si vous êtes telle que j’aime à le penser, croyez-moi, quelles que soient les liaisons que vous avez eu le malheur de former avec George Staunton, vous ne pouvez trop tôt vous empresser de les rompre. — Je crois vous comprendre, monsieur, dit Jeanie ; et puisque vous me parlez ainsi de ce jeune homme, je prendrai la liberté de vous dire que ce n’est que la seconde fois de ma vie que je lui parle, et que ce que j’en ai entendu dans ces deux entrevues me fait désirer de ne le revoir jamais. — Ainsi donc votre intention est bien réellement de quitter cette partie du pays et de vous rendre à Londres ? dit le recteur. — Certainement, monsieur, car je puis presque dire qu’il y va de la vie. Et si je ne craignais pas qu’il m’arrivât quelque nouvel accident sur la route… — J’ai pris des informations sur les individus suspects dont vous m’avez parlé, dit le recteur. Ils ont quitté leur lieu de rendez-vous ; mais comme ils peuvent rôder dans le voisinage, et que vous dites avoir des raisons particulières de craindre leur violence, je vous ferai accompagner par quelqu’un de sûr, qui vous conduira jusqu’à Stamford, et vous fera monter dans la voiture qui conduit de là à Londres. — Une voiture n’est pas faite pour des gens comme moi, » dit Jeanie qui ne savait pas ce que c’était qu’une diligence ; et dans le fait elles n’étaient encore en usage que dans le voisinage de la capitale.

M. Staunton lui expliqua brièvement qu’elle trouverait cette manière de voyager beaucoup plus commode, plus sûre et moins coûteuse que d’aller à cheval. Elle lui témoigna sa gratitude avec tant de candeur qu’il céda au désir de lui demander si elle avait l’argent nécessaire pour continuer son voyage. Elle le remercia en lui disant qu’elle n’en avait aucun besoin : elle avait en effet administré ses finances avec beaucoup d’ordre. Cette réponse dissipa aussi quelques soupçons que pouvait naturellement conserver M. Staunton sur son caractère et son véritable but, et lui prouva du moins que si elle cherchait à l’abuser sur quelque point, ce n’était pas l’argent qu’elle avait en vue. Il lui demanda ensuite dans quel quartier de Londres elle comptait aller.

« Chez une honnête marchande, monsieur, qui est une de mes cousines ; elle vend du tabac à fumer et à priser, et demeure à l’enseigne du Charbon.

Jeanie crut, en indiquant cette adresse, qu’une parente si respectable devait un peu relever son importance aux yeux de M. Staunton. Elle fut donc un peu surprise quand il lui répondit :

« Et cette femme est-elle la seule connaissance que vous ayez à Londres, ma pauvre enfant ? et n’avez-vous pas d’adresse plus précise pour la trouver ? — Mon intention est d’aller voir aussi le duc d’Argyle, dit Jeanie ; et si Votre Honneur juge que je doive y aller d’abord, je me ferai conduire ensuite chez ma cousine par quelqu’un des gens de Sa Grâce. — Connaissez-vous quelqu’un des gens du duc d’Argyle ? dit le recteur. — Non, monsieur. »

« Après tout, pensa-t il, il faut que sa tête soit un peu dérangée. » « Eh bien ! dit-il tout haut, puisque je ne puis m’informer du motif de votre voyage, je ne suis pas en état de vous donner des conseils sur la manière dont vous devrez vous diriger. Mais la maîtresse de la maison où la voiture s’arrête est une femme fort respectable, et comme je loge quelquefois dans sa maison, je vous donnerai un mot de recommandation pour elle. »

Jeanie le remercia de sa bonté, en lui faisant sa plus belle révérence, et lui dit qu’avec ce mot de Son Honneur, et un autre de la digne mistress Bickerton, hôtesse de l’auberge des Sept-Étoiles à York, elle ne doutait pas d’être bien accueillie à Londres.

« Maintenant, dit-il, je suppose que vous désirez partir sur-le-champ. — Si j’avais été dans une auberge ou dans quelque autre endroit où je pusse m’arrêter, répondit Jeanie, je n’aurais pas voulu voyager le jour du Seigneur ; mais le but de ma mission et les circonstances où je me trouve me donnent l’espoir que je trouverai grâce devant ses yeux. — Vous pouvez, si vous voulez, passer avec mistress Dalton le reste de la journée ; mais rappelez-vous que je ne veux pas qu’il y ait d’autre communication entre vous et mon fils, qui n’est pas un guide convenable pour une personne de votre âge, quels que soient les embarras de votre position. — Votre Honneur ne dit que trop vrai, répondit Jeanie ; ce n’est pas volontairement que je me suis entretenue avec lui tout à l’heure ; et quoique je ne lui souhaite que du bien, tout ce que je désire c’est de ne le revoir de ma vie. — Comme vous paraissez une jeune femme d’un caractère sérieux, dit le recteur, vous pouvez, si vous le désirez, vous joindre à mes gens pour assister aux prières que je lis le soir à ma famille. — Je remercie Votre Honneur, dit Jeanie, mais je craindrais que ma présence ne tournât pas beaucoup à leur édification. — Comment, dit le recteur, si jeune ! Auriez-vous déjà le malheur d’avoir des doutes sur les devoirs que la religion nous impose ? — Dieu m’en préserve ! mais j’ai été élevée dans la foi des restes souffrants de la doctrine presbytérienne en Écosse, et je doute qu’il me soit permis d’assister aux cérémonies de votre culte, contre lesquelles ont protesté tant de précieux membres de notre Église, et principalement mon père. — Eh bien, ma bonne fille, » dit le recteur en souriant avec bonté, « loin de moi la pensée de contraindre en rien votre conscience ; cependant vous devriez vous rappeler que la même grâce divine est une source inépuisable qui dispense ses eaux sur d’autres royaumes encore que l’Écosse ; aussi essentielle à nos besoins spirituels que l’eau de la terre l’est à nos besoins temporels, elle se répand dans le monde chrétien, et se divise en une infinité de branches dont l’espèce peut différer, mais dont la vertu est également efficace. — Ah ! oui, dit Jeanie ; mais quoique les eaux puissent être les mêmes, la bénédiction n’est pas répandue sur toutes de la même manière. C’est en vain que Naaman le lépreux se serait baigné dans Parphar et Abana, rivières de Damas ; il lui fallait les eaux du Jourdain pour accomplir sa guérison. — Fort bien, dit le recteur ; mais nous n’entamerons pas ici la grande discussion sur la prééminence de nos deux Églises nationales ; nous tâcherons de vous prouver que, malgré nos erreurs, nous pratiquons la charité chrétienne, et que nous cherchons à assister nos frères dans leurs besoins. »

Il fit ensuite appeler mistress Dalton, lui confia Jeanie en lui recommandant d’avoir soin d’elle, et assura cette dernière que le lendemain matin de bonne heure elle aurait un bon cheval et un guide sur pour la conduire à Stamford. Il prit ensuite congé d’elle d’un air de dignité mêlé de bonté, et lui souhaita plein succès dans l’objet de son voyage, ne doutant pas, ajouta-t-il, d’après le bon sens et le jugement éclairé qu’elle avait montrés dans la conversation, que ces motifs ne fussent louables.

Jeanie fut encore une fois reconduite par la femme de charge dans son appartement ; mais la soirée ne se passa pas sans de nouvelles persécutions de la part du jeune Staunton. Le fidèle Thomas trouva le moyen de lui glisser un papier dans la main : son maître y exprimait le désir de la voir, ou plutôt la priait de se rendre immédiatement auprès de lui, assurant qu’il avait pris ses précautions contre toute nouvelle interruption.

« Dites à votre jeune maître, » répondit tout haut Jeanie, et sans avoir égard aux signes par lesquels Thomas cherchait à lui faire comprendre que mistress Dalton ne devait pas être admise dans le secret ; « dites à votre maître que j’ai donné ma parole à son digne père que je ne le verrais pas. — Thomas, dit mistress Dalton, il me semble que, d’après la livrée que vous portez et la maison dans laquelle vous êtes, vous pourriez vous occuper d’une manière plus honorable qu’à porter des billets de votre jeune maître aux jeunes filles que le hasard peut amener chez Sa Révérence. — Quant à cela, mistress Dalton, je suis payé pour exécuter les ordres qu’on me donne, et non pour faire des questions ; il ne me conviendrait guère de refuser d’obéir à mon jeune maître, quand bien même il ferait quelques petites fredaines… D’ailleurs vous voyez bien que, quelle que fût son intention, tout s’est bien passé. — Quoi qu’il en soit, dit mistress Dalton, je vous avertis, Thomas Ditton, que si je vous y prends encore, j’en informerai Sa Révérence, qui ne tardera pas à vous mettre à la porte. »

Thomas se retira déconcerté. Le reste de la soirée se passa sans aucune circonstance digne de remarque.

Après les fatigues et les périls du jour précédent, Jeanie sentit tout le prix d’un bon lit, et y goûta paisiblement les douceurs d’un sommeil réparateur, et tel était le besoin qu’elle avait de repos, qu’elle dormit profondément jusqu’à six heures du matin, et ne fut éveillée que par mistress Dalton, qui l’informa que le guide et le cheval étaient tout prêts. Elle se hâta de se lever, et, après ses prières du matin, elle fut bientôt prête à se remettre en route. La bonne femme de charge avait eu soin de lui faire préparer à déjeuner, et après avoir pris ce repas et lui avoir fait ses remercîments et ses adieux, Jeanie monta en croupe derrière un robuste paysan du Lincolnshire, qui d’ailleurs était armé de pistolets pour la défendre en cas d’attaque.

Ils parcoururent en silence, pendant un mille ou deux, un chemin de traverse qui les conduisit le long de haies jusque sur la grande route, un peu au-delà de Grantham. À cet endroit, son conducteur lui demanda si son nom n’était pas Jeanie Deans. Elle répondit affirmativement, non sans quelque surprise. « Alors, voilà un bout de billet qui est pour vous, » dit l’homme en le lui présentant par-dessus son épaule gauche ; « c’est de notre jeune maître, je crois, et il faut que tout ce qui est à Willingham fasse sa volonté, soit par crainte, soit par inclination ; car, on a beau dire, c’est lui qui sera un jour le maître du domaine. »

Jeanie rompit le cachet de la lettre qui lui était adressée, et y lut ce qui suit :

« Vous refusez de me voir ! je vois que vous êtes révoltée de mon caractère ; mais en me jugeant tel que je suis, vous devriez me tenir compte de ma sincérité ; au moins je ne suis pas un hypocrite. Cependant vous refusez de me voir, et votre conduite peut être naturelle, mais est-elle sage ? Je vous ai exprimé mon désir ardent de réparer les malheurs de votre sœur aux dépens de mon honneur, de l’honneur de ma famille et de ma propre vie, et vous me croyez trop avili sans doute pour que le sacrifice de ce qui me reste de vie et d’honneur vous paraisse digne d’être accepté. Cependant, quelque mépris que vous ayez pour cette offre et pour celui qui l’a faite, la victime n’en est pas moins prête, et peut-être ne dois-je pas murmurer contre ce décret du ciel qui ne veut pas m’accorder le triste honneur de paraître faire ce sacrifice d’une manière volontaire. Allez donc vous présenter au duc d’Argyle, et si les arguments que vous emploierez restent sans effet, dites-lui qu’il est en votre pouvoir de livrer à un supplice mérité l’agent le plus actif de l’insurrection Porteous. Il ne restera pas sourd à cette proposition, eût-il refusé de vous entendre sur tout autre sujet. Faites vos conditions ; car vous en serez la maîtresse. Vous savez où l’on me trouvera, et vous pouvez être sûre que je ne disparaîtrai pas dans l’ombre, comme à la butte de Muschat. Je n’ai nulle pensée de quitter la maison où je suis né. Semblable au lièvre, je serai pris dans le gîte. Mais, je vous le répète, faites vos conditions. Je n’ai pas besoin de vous le dire, demandez la grâce de votre sœur ; car ce doit être là votre premier objet ; mais songez aussi à vos propres avantages, demandez une récompense et des richesses, une cure et un revenu pour Butler ; demandez enfin tout ce que vous voudrez, on vous accordera tout, afin de pouvoir livrer au bourreau l’homme le plus digne de monter sur l’échafaud, un malheureux, jeune encore dans la vie, mais déjà vieux dans la carrière du crime, et dont le désir le plus ardent, après les orages d’une vie si agitée, est de trouver enfin le repos dans le sommeil de la mort. »

Cette lettre extraordinaire était signée des initiales G. S.

Jeanie la lut plusieurs fois avec beaucoup d’attention, ce que le pas lent du cheval, qui était entré dans un chemin creux, lui permit de faire avec facilité.

Après s’être bien pénétrée du contenu de ce billet, son premier soin fut de le déchirer en aussi petits morceaux que possible, qu’elle jeta au vent, l’un après l’autre, afin qu’ils se dispersassent et qu’une pièce contenant un secret si dangereux ne pût jamais tomber entre les mains de personne.

Sa pensée s’arrêta ensuite péniblement sur la question de savoir jusqu’à quel point elle avait le droit, à la dernière extrémité, de sauver la vie de sa sœur en sacrifiant celle d’une personne qui, quoique coupable envers l’État, ne lui avait fait, à elle personnellement, aucune injure. Dans un sens, il est vrai, il lui semblait qu’en dénonçant le crime de Staunton, l’auteur du malheur et des fautes de sa sœur, elle ne faisait qu’un acte de justice sévère, et qui pouvait être considéré comme une dispensation équitable de la Providence ; mais, d’après les principes austères de morale dans lesquels elle avait été élevée, Jeanie avait à considérer non-seulement le mérite de l’acte en lui-même, mais encore jusqu’à quel point il était juste et convenable qu’elle prît sur elle de l’accomplir. Quel droit avait-elle d’offrir la vie de Staunton en échange de celle d’Effie, et de sacrifier l’un pour sauver l’autre ? Son crime, ce crime qui le soumettait à la rigueur des lois, était bien, à la vérité, un attentat contre l’ordre public, mais ce n’en était pas sa contre sa personne.

Quoique toute idée de violence révoltât son esprit, il ne semblait pas non plus à Jeanie que le meurtre de Porteous pût être comparé à un assassinat ordinaire, contre l’auteur duquel chacun est tenu de s’armer et de seconder les magistrats. Cet acte de violence était accompagné de circonstances qui, sans ôter tout-à-fait à cet attentat son caractère criminel, en diminuaient du moins beaucoup l’horreur aux yeux de la classe à laquelle appartenait Jeanie. Le prix que mettait le gouvernement à découvrir les coupables, n’avait servi qu’à fortifier les sentiments du peuple, à qui cette action, tout irrégulière et toute violente qu’elle était, rappelait le souvenir de son ancienne indépendance nationale. Les mesures rigoureuses adoptées ou proposées contre la ville d’Édimbourg, cette ancienne métropole de l’Écosse ; cette ordonnance peu judicieuse et si généralement en horreur, qui assujettissait le clergé écossais, contrairement à ses principes et à l’idée qu’il avait de ses devoirs, d’annoncer du haut de la chaire la récompense offerte pour la découverte des auteurs du crime : tout cela avait produit sur l’esprit public un effet directement opposé à celui qu’on en avait attendu, et Jeanie sentait bien que quiconque irait faire une dénonciation relative à cet événement, n’importe dans quel but, serait regardé comme coupable de trahison contre l’indépendance de l’Écosse. Au rigorisme presbytérien se mêlait aussi en elle un ardent patriotisme, et Jeanie aurait tremblé de voir son nom voué à la haine de la postérité, comme celui du traître Monteith, et de deux ou trois autres dont la mémoire, pour avoir abandonné et trahi la cause de leur pays, est en exécration aux paysans, de génération en génération. Et cependant, renoncer à la vie d’Effie, quand une seconde fois un seul mot pouvait la sauver, c’était un effort qui paraissait bien pénible au cœur sensible de sa sœur.

« Que le Seigneur me soutienne et me dirige ! dit Jeanie ; car il semble vouloir m’imposer des épreuves qui sont au-dessus de mes forces. «

Tandis que ces pensées occupaient l’esprit de Jeanie, son guide, ennuyé de son silence, commença à montrer quelque désir d’être communicatif. C’était un bon paysan, qui paraissait ne pas manquer de sens, mais qui n’avait pas plus de délicatesse et de réserve qu’on n’en trouve ordinairement dans ceux de sa sorte, et il choisit tout naturellement la famille de Willingham pour sujet de conversation. Jeanie apprit ainsi de cet homme quelques particularités qu’elle ignorait encore, et dont nous informerons brièvement le lecteur.

Le père de George Staunton avait été élevé pour la profession des armes, et pendant qu’il servait aux Indes occidentales il y avait épousé la fille d’un riche colon. Il n’avait eu de sa femme qu’un seul enfant, George Staunton, le malheureux jeune homme dont il a été si souvent question dans cette histoire. Cet enfant passa ses premières années auprès d’une mère trop tendre, et entouré d’esclaves nègres qui ne s’étudiaient qu’à flatter ses caprices. Son père était un homme de mérite et de bon sens, et voyait avec peine qu’on le gâtât ainsi ; mais comme son régiment était un de ceux qui avaient le moins souffert de l’influence du climat, son service et les autres devoirs de son état lui occasionnaient de fréquentes absences. D’ailleurs, mistress Staunton, belle et impérieuse, était d’une santé si délicate, qu’il était difficile à un mari qui l’aimait, et dont le caractère était affectueux et paisible, de lutter sans cesse avec elle pour réprimer sa trop grande indulgence envers leur unique enfant ; et les mesures que prenait M. Staunton pour balancer les funestes effets de la faiblesse de sa femme ne tendaient qu’à les rendre plus dangereux ; car l’enfant se dédommageait de la contrainte que lui imposait la présence de son père, par une extrême licence quand il était absent. Ainsi George Staunton acquit dès l’enfance l’habitude de regarder son père comme un censeur rigide de ses actions, dont il désira secouer le joug sévère aussitôt qu’il le pourrait.

Il avait environ dix ans, et son esprit avait déjà reçu les semences de ces vices qui croissent ensuite si vite, lorsqu’il perdit sa mère ; son père, accablé de chagrin, retourna en Angleterre. Pour mettre le comble à son imprudence et à son impardonnable faiblesse, mistress Staunton avait trouvé moyen de placer une partie considérable de sa fortune sur la tête de son fils, et de la mettre à sa disposition exclusive. En conséquence de cet arrangement, il n’y avait pas long-temps que George Staunton était en Angleterre quand il connut son indépendance et les moyens qu’il avait d’en abuser. Pour corriger les défauts de son éducation première, son père le plaça dans une pension bien dirigée ; mais quoiqu’il ne manquât pas de capacité pour apprendre, son caractère fougueux et sa mauvaise conduite le rendirent bientôt insupportable aux maîtres. Il trouva les moyens, trop facilement offerts aux jeunes gens qui sont destinés à avoir de la fortune, de se procurer de l’argent à volonté, ce qui lui permit de se livrer dans l’adolescence à toutes les folies d’un âge plus avancé. Ces heureuses dispositions firent qu’on le renvoya à son père comme un mauvais sujet qui en pourrait perdre cent autres par son exemple.

M. Staunton le père, qui depuis la mort de sa femme s’était livré à une mélancolie que la conduite de son fils n’était pas faite pour dissiper, avait pris les ordres, et fut pourvu par son frère, sir William Staunton, du rectorat de Willingham. Le revenu du bénéfice était pour lui d’une grande importance ; car il lui était resté peu de chose des biens de sa femme, et sa fortune personnelle n’était que celle d’un cadet de famille. Il établit son fils chez lui, dans sa résidence du rectorat ; mais ses désordres ne tardèrent pas à lui causer les plus grands chagrins. Bientôt le jeune créole, impérieux, tyrannique et fier de son opulence, voyant que les jeunes gens de son rang n’étaient nullement disposés à supporter son insolence et sa hauteur, prit le goût de la mauvaise compagnie, le plus pernicieux qui puisse exister pour un jeune homme, et ne s’associa plus qu’avec des êtres vils et dégradés. Son père le fit voyager, mais il revint de ses voyages plus libertin et plus effréné que jamais. Ce malheureux jeune homme n’était pourtant pas sans quelques bonnes qualités. Il avait l’esprit vif, un bon cœur, une générosité sans bornes, et ses manières, tant qu’il s’imposait quelque contrainte, étaient agréables en société ; mais rien de tout cela ne put balancer l’effet de ses mauvais penchants. Passant sa vie dans les maisons de jeu, aux courses, aux combats de coqs, dans tous les lieux en un mot où la folie et les vices se donnent rendez-vous, il avait dissipé avant l’âge de vingt et un ans toute la fortune de sa mère, et ne tarda pas à être accablé de dettes et de misère. L’histoire de sa première jeunesse peut s’achever par ces paroles avec lesquelles notre Juvénal anglais décrit un caractère du même genre :

« Fatigué des reproches qu’il méritait, détestant la vérité, il s’enfonça dans la carrière du vice ; la maladie de son âme arriva à une crise décisive : il dédaigna, puis déserta la maison paternelle, et se glorifiant dans sa honte, il s’écria : Je suis libre ! »

« Et cependant c’est bien dommage, disait l’honnête paysan, car M. George ne tient à rien ; il a toujours la main ouverte, et ne peut s’empêcher de donner à quiconque est dans le besoin. »

La générosité qui va jusqu’à la profusion est de toutes les vertus celle qui frappe davantage le vulgaire, par la raison que c’est celle dont il profite le plus, et à ses yeux c’est un voile qui sert à cacher une multitude de fautes.

Notre héroïne arriva sans accident à Stamford avec son guide communicatif ; elle trouva une place dans la voiture, qui, quoique appelée diligence et attelée de six chevaux, n’arriva à Londres que dans l’après-midi du second jour. La recommandation de M. Staunton le père procura à Jeanie une réception civile à l’auberge où elle descendit, et à l’aide du correspondant de mistress Bickerton elle n’eut pas de peine à trouver sa parente, mistress Glass, par qui elle fut accueillie et traitée avec amitié.


CHAPITRE XXXV.

VISITE AU DUC D’ARGYLE.


Mon nom est Argyle, et il peut vous paraître étrange que, vivant à la cour, je sois toujours resté le même.
Ballade.


Peu de noms méritent une place aussi honorable dans l’histoire d’Écosse à l’époque dont nous parlons que celui de John, duc d’Argyle et de Greenwich. Ses talents, comme homme d’état et comme militaire, sont généralement reconnus. Il n’était pas sans ambition ; mais il n’avait pas cette maladie qui s’y attache, cette espèce de dérèglement dans le but et dans les désirs qui souvent excite les hommes à saisir dans les temps de trouble les moyens qui peuvent les mener au pouvoir, au risque de jeter le royaume dans le désordre. Pope l’a peint ainsi :

Argyle peut tenir les foudres de l’état,
Et vaincre au champ d’honneur comme dans le sénat.

Il était exempt des vices ordinaires aux hommes d’état, la perfidie, la dissimulation, et de cette soif désordonnée des honneurs qui est une faiblesse commune aux guerriers.

L’Écosse, son pays natal, était, à cette époque, dans une situation très-précaire et très-incertaine. À la vérité elle était unie à l’Angleterre, mais le ciment de cette union n’avait pas encore eu le temps de prendre de la consistance. L’irritation des anciennes injures subsistait encore, et l’inquiète jalousie des Écossais, d’une part, de l’autre la fierté dédaigneuse des Anglais, amenaient fréquemment des querelles pendant lesquelles l’union nationale, si importante aux intérêts des deux royaumes, courait le plus grand danger de se dissoudre. L’Écosse avait en outre le désavantage d’être divisée en factions intestines qui se portaient une haine mortelle et n’attendaient qu’un signal pour en venir aux mains. Dans de telles circonstances, un autre homme que le duc d’Argyle, avec son rang et ses talents, mais pourvu d’un esprit moins sage et de principes moins fermes, aurait cherché à s’élever avec le tourbillon et à le diriger dans son essor. Il choisit un parti plus honorable et moins dangereux.

Supérieur à un misérable esprit de parti, il éleva toujours la voix, soit avec le ministère, soit avec l’opposition, pour les mesures qui étaient à la fois justes et modérées. Ses grands talents militaires lui permirent dans la mémorable année 1715, de rendre à la maison d’Hanovre des services qui peut-être étaient trop importants pour pouvoir être jamais reconnus ou payés. Il avait employé en même temps toute son influence pour adoucir les résultats de cette insurrection à l’égard des infortunés gentilshommes qu’un sentiment de devoir mal entendu avait entraînés à y prendre part, et il en fut récompensé par l’estime et l’amour de tous ses compatriotes. Cette popularité dont il jouissait au milieu d’une nation mécontente et guerrière excitait, à ce qu’on crut, la jalousie de la cour, où le pouvoir de devenir dangereux suffit pour rendre suspects ceux même qui ne sont pas disposés à s’en servir. D’ailleurs, la manière indépendante et un peu hautaine dont le duc d’Argyle s’exprimait au parlement et se conduisait en public, était peu propre à lui attirer la faveur royale. Il était donc toujours respecté, souvent employé, mais il n’était le favori ni de George II, ni de sa femme, ni de ses ministres. À différentes époques de sa vie, on aurait pu croire le duc en disgrâce complète à la cour, quoiqu’il fût bien difficile de voir en lui un membre déclaré de l’opposition. Il en était devenu d’autant plus cher à l’Écosse, que c’était généralement en défendant ses intérêts qu’il s’attirait le déplaisir de son souverain. Dans l’affaire de Porteous, entre autres, l’énergique éloquence avec laquelle il combattit les mesures sévères qu’on se préparait à adopter contre la ville d’Édimbourg, avait inspiré aux habitants de cette ville d’autant plus de reconnaissance, qu’on avait répandu le bruit que la reine Caroline s’était tenue personnellement offensée de l’intervention du duc.

Sa conduite dans cette circonstance, de même que celle de tous les membres écossais de la chambre, à une ou deux honteuses exceptions près, fut distinguée par son indépendance et son courage. La tradition populaire, relativement à sa réponse à la reine Caroline, a déjà été rapportée, et l’on conserve encore quelques fragments de son discours contre le bill Porteous. Il repoussa et fit retomber sur le chancelier, lord Hardwicke, l’imputation que celui-ci lui avait faite de traiter plutôt cette affaire comme partie que comme juge… « J’en appelle à la chambre, dit Argyle… j’en appelle à la nation… qu’elle décide si je puis être flétri avec justice du reproche de soutenir une faction. Ai-je acheté des votes ? me suis-je montré l’agent de la corruption dans un but ou pour un parti quelconque ? Examinez ma vie, mes actions pendant la guerre, ou dans le conseil, et voyez si vous y trouvez une tache qui puisse flétrir mon honneur. Je me suis montré l’ami de mon pays… sujet fidèle de mon roi…je suis prêt à le faire encore, sans avoir égard un moment à la faveur ou à la disgrâce de la cour : je les ai éprouvées toutes deux, et je suis préparé à les recevoir l’une ou l’autre avec indifférence. J’ai donné mes raisons pour m’opposer à ce bill, et j’ai fait voir qu’il est contraire au traité d’union qui lie les deux royaumes, à la liberté de l’Écosse, et par suite à celle de l’Angleterre, enfin à la justice, au sens commun et à l’intérêt public. Verra-t-on la métropole de l’Écosse, la capitale d’une nation indépendante, la résidence d’une longue suite de rois qui illustrèrent et embellirent cette noble ville ; la verra-t-on, pour la faute d’une troupe obscure et inconnue de séditieux, privée de ses privilèges et de ses gardes ? Et moi, né Écossais, supporterai-je lâchement cet affront ? Non, milords : je me glorifie de m’opposer a une aussi injuste rigueur, et je mets mon orgueil et mon honneur à élever ma voix pour la défense de mon pays natal ainsi exposé à une humiliation peu méritée et à une injuste spoliation. »

D’autres orateurs, soit anglais, soit écossais, employèrent les mêmes arguments : le bill fut graduellement dépouillé de ses clauses les plus rigoureuses et les plus vexatoires, et on finit en dernier lieu par imposer une amende à la ville d’Édimbourg en faveur de la veuve de Porteous, de sorte que, suivant l’observation que quelqu’un en fit dans le temps, tous ces débats si animés n’aboutirent qu’à faire la fortune d’une vieille cuisinière ; car la femme de Porteous avait exercé cette profession avant son mariage.

La cour cependant n’oublia pas l’affront qu’elle avait reçu dans cette affaire, et le duc d’Argyle, qui y avait si puissamment contribué, fut regardé quelque temps après comme un homme en disgrâce. Il était nécessaire de mettre ces circonstances sous les yeux du lecteur, parce qu’elles servent à lier les parties précédentes de notre histoire avec ce qui va suivre.

Le duc était seul dans son cabinet quand un de ses valets de chambre l’avertit qu’une jeune paysanne arrivant d’Écosse demandait à lui parler.

« Une paysanne arrivant d’Écosse ! qui peut amener à Londres la petite sotte… ? quelque amoureux enlevé pour le service de mer, ou quelques fonds perdus dans la compagnie de la mer du Sud, ou quelque autre affaire de ce genre, je suppose, qui ne peut être arrangée que par Mac-Callum More. La popularité a aussi ses inconvéniens… Cependant, Archibald, faites monter notre compatriote… il n’est pas honnête de la faire attendre. »

Archibald introduisit dans la bibliothèque une jeune femme d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, et dont la physionomie pleine de modestie avait l’expression la plus agréable, quoique son teint un peu hâlé fût marqué de quelques taches de rousseur et qu’il n’y eût aucune régularité dans ses traits. Elle portait le plaid écossais ajusté de manière à couvrir en partie sa tête et à retomber en arrière sur ses épaules. Des cheveux blonds arrangés avec grâce et simplicité accompagnaient sa figure ronde et généralement animée du sourire de la bonne humeur, mais qui, dans ce moment, exprimait une crainte respectueuse que lui inspiraient sans doute le rang et l’importance du duc et la solennité de sa mission, mais sans aucun mélange de mauvaise honte ou d’embarras. Le reste du costume de Jeanie était semblable à celui des jeunes Écossaises de sa condition, mais arrangé avec ce soin et cette scrupuleuse propreté qui se trouve souvent unie à la pureté de cœur dont elle est l’emblème.

Elle s’arrêta à l’entrée de la chambre, fit une profonde révérence, et croisa ses mains sur sa poitrine sans prononcer une syllabe. Le duc s’avança vers elle, et si elle admira sa tournure noble et gracieuse, son riche costume décoré des ordres, juste récompense de ses services, ses manières affables et son coup d’œil rapide et pénétrant, lui, de son côté, ne fut pas moins frappé de la candeur et de la modeste simplicité du costume et des manières de son humble compatriote.

« Est-ce à moi que vous désirez parler, ma bonne fille ? » lui dit le duc en se servant, pour prononcer cette encourageante épithète, du dialecte propre à faire reconnaître qu’ils étaient compatriotes, « ou est-ce la duchesse que vous voulez voir ? — C’est à Votre Honneur que j’ai affaire, milord… je veux dire à la Grâce de Votre Seigneurie… — Et qu’y a-t-il, ma bonne fille ? » dit le duc du même ton encourageant. Jeanie jeta un regard sur le domestique. « Laissez-nous, Archibald, dit le duc, et attendez dans l’antichambre. » Le valet de chambre se retira. « Et maintenant, asseyez-vous, ma bonne fille, dit le duc, reprenez haleine, ne vous pressez pas, et expliquez-moi ce que vous avez à me dire. Je vois à votre costume que vous arrivez de la pauvre vieille Écosse… Avez-vous traversé les rues avec votre plaid… ? — Non, monsieur, dit Jeanie ; une amie m’a amenée dans une de ces voitures qu’on trouve dans les rues… C’est une très-brave femme, » ajouta-t-elle, son courage augmentant à mesure qu’elle se familiarisait avec le son de la voix du duc. « La Grâce de Votre Seigneurie la connaît bien : c’est mistress Glass, à l’enseigne du Chardon. — Oh, oh ! ma digne marchande de tabac ! je m’arrête toujours à causer avec mistress Glass, quand j’achète mon tabac râpé… Mais revenons à votre affaire, ma bonne fille ; le temps et la marée, comme vous savez, n’attendent personne. — Votre Honneur… je demande pardon à Votre Seigneurie, c’est Votre Grâce que je veux dire… » Car on remarquera ici que mistress Glass avait eu bien soin de recommander à Jeanie de donner au duc, en lui parlant, le titre dû à son rang, ce qui, à ses yeux, était chose tellement importante, que ses derniers mots à Jeanie, quand elle descendit de voiture, furent : « N’oubliez pas de dire Votre Grâce ; » et Jeanie, qui n’avait presque jamais de sa vie parlé a un plus grand personnage que Dumbiedikes, trouva beaucoup de difficultés à conformer son langage aux règles de l’étiquette.

Le duc, qui vit son embarras, lui dit avec son affabilité ordinaire : Ne vous embarrassez pas de ma Grâce, ma fille ; racontez votre histoire tout simplement, et montrez que vous avez dans la bouche une langue écossaise. — Monsieur, je vous suis bien obligée. Monsieur… je suis la sœur de cette infortunée Effie Deans, qui a été condamnée à mort à Édimbourg… — Ah ! dit le duc, je crois avoir entendu parler de cette malheureuse affaire ; il s’agit, à ce qu’il me semble, d’un infanticide, jugé par acte spécial du parlement ; Duncan Forbes en parlait l’autre jour à table. — Et je suis venue d’Édimbourg, monsieur, pour voir s’il n’y aurait pas moyen d’obtenir un sursis, ou un pardon, ou quelque chose de semblable… — Hélas ! ma pauvre fille, dit le duc, vous avez fait un long et triste voyage, selon toute apparence, inutilement… L’exécution de votre sœur est ordonnée… — Mais j’ai entendu dire que le roi peut lui faire grâce, si tel est son bon plaisir, dit Jeanie. — Certainement, dit le duc ; mais cela dépend tout à fait du roi… Ce crime n’a été que trop fréquent… Les avocats du roi en Écosse pensent qu’il doit y avoir un exemple… Ensuite les derniers désordres d’Édimbourg ont excité dans le gouvernement contre la nation en général, des préjugés tels, qu’il croit ne pouvoir gouverner que par des mesures de sévérité. Quel argument avez-vous, ma pauvre fille, excepté le zèle de votre affection de sœur, pour répondre à tout cela ?… Quel est votre crédit ? quels amis avez-vous à la cour ? — Aucun, excepté Dieu et Votre Grâce, » dit Jeanie qui ne se laissait pas encore décourager.

« Hélas ! reprit le duc, je pourrais presque dire avec le vieil Ormond qu’il n’y a personne qui ait en ce moment moins de crédit que moi auprès du roi et de ses ministres… C’est une chose cruelle dans notre situation, jeune fille, je veux dire dans la situation où je me trouve, que le public nous attribue souvent une influence que nous ne possédons pas, et qu’on attende de nous des services que nous n’avons pas les moyens de rendre. Mais au moins il est au pouvoir de tout le monde d’être franc et sincère, et je ne veux pas ajouter encore à votre malheur en vous laissant croire que vous avez dans mon crédit des ressources qui n’existent réellement pas… Je n’ai aucun moyen de détourner le coup qui attend votre sœur… Il faut qu’elle meure. — Il faut que nous mourions tous, monsieur : c’est le sort auquel nous sommes condamnés à cause du péché de notre premier père ; mais nous ne devrions pas nous chasser de ce monde les uns les autres ; c’est ce que Votre Honneur sait aussi bien que moi. — Ma bonne jeune fille, » dit le duc avec douceur, « nous sommes tous portés à condamner la loi qui nous frappe directement ; mais vous semblez avoir été bien élevée dans votre classe, et vous savez que c’est également la loi de Dieu et celle des hommes qui veut que le meurtrier périsse. — Mais, monsieur, on n’a pas pu prouver qu’Effie, ma pauvre sœur, eût commis un meurtre ; et si elle ne l’a pas fait, et que la loi lui ôte la vie, qui est alors le meurtrier ? — Je ne suis pas homme de loi, dit le duc, et j’avoue que ce statut me paraît bien sévère. — Mais, avec votre permission, vous êtes de ceux qui font les lois, monsieur, et vous devez avoir du pouvoir sur elles, répondit Jeanie. — Non pas individuellement, dit le duc ; comme membre d’un corps nombreux, je n’ai que ma voix parmi toutes les autres. Mais cela ne peut vous servir ; et, dans ce moment-ci surtout, je ne crains pas de le dire, je n’ai pas même assez d’influence personnelle sur le souverain pour me croire en droit de lui demander la faveur la plus légère. Qui a pu vous porter, jeune femme, à vous adresser à moi ? — C’est vous-même, monsieur. — Moi ! répliqua-t-il ; assurément je ne vous ai jamais vue. — Non, monsieur ; mais tout le monde sait que le duc d’Argyle est l’ami de son pays, qu’il combat et qu’il parle pour la justice, et qu’enfin il n’y a personne qu’on puisse lui comparer dans Israël ; c’est pour cela que ceux qui se croient injuriés se réfugient sous votre ombre. Il n’y a que vous qui puissiez consentir à intercéder pour sauver le sang d’une innocente compatriote ; car que pourrais-je attendre des Anglais, ou de tout autre que vous ? Et d’ailleurs j’avais encore une autre raison pour m’adresser à Votre Honneur. — Et quelle est-elle ? demanda le duc. — J’ai entendu dire à mon père que la famille de Votre Honneur c’est-à-dire votre grand-père et votre père, a perdu la vie sur l’échafaud dans des temps de persécution. Et mon père aussi a eu l’honneur de rendre témoignage dans la prison et au pilori, comme on le voit dans les livres de Peter Walker le colporteur, que Votre Honneur connaît sans doute, car il fréquente particulièrement l’ouest de l’Écosse. En outre, monsieur, il y a quelqu’un qui me protège et qui m’a conseillé de me présenter devant Votre Grâce, son grand-père ayant eu le bonheur de rendre service au vôtre, comme vous le verrez par ces papiers. »

En disant ces mots, elle remit au duc le petit paquet qu’elle avait reçu de Butler : il l’ouvrit, et lut avec surprise le premier papier qui lui tomba sous la main : « Contrôle des hommes servant dans la troupe du digne capitaine en Dieu Salalhiel Bang-texte. Obadias Muggleton, Sin-despise, Double-Knock, Stand-fast-infaith, Gipps, Turn-to-the-right, Thwackt-Away[109]. Que diable est cela ?… C’est une liste du parlement Loué-soit-Dieu-Barebone[110], je crois, ou de l’armée évangélique du vieux Noll : ce dernier devait être fort sur l’exercice, à en juger par son nom. Mais que signifie tout ceci, ma fille ? — C’était l’autre papier, monsieur, » dit Jeanie un peu confuse de la méprise.

Oh ! voilà l’écriture de mon malheureux grand-père ; je la reconnais :

« À tous ceux qui sont attachés à la maison d’Argyle, ces présentes sont pour attester que Benjamin Butler, appartenant aux dragons de Monk, m’a avec l’aide de Dieu sauvé la vie, en m’arrachant aux mains de quatre soldats anglais qui allaient me tuer. N’ayant en ce moment en mon pouvoir aucun moyen de le récompenser, je lui ai donné cette attestation, dans l’espoir qu’elle pourra être utile à lui ou aux siens dans ces temps de trouble, et je conjure mes parents, amis et alliés, et quiconque voudra m’être agréable, dans les basses ou dans les hautes terres, de protéger et d’assister ledit Benjamin Butler et ses parents et amis dans leurs légitimes besoins, et de leur accorder appui, secours et protection, d’une manière équivalente au service qu’il m’a rendu. En foi de quoi j’ai signé…

« Lorne. »

« Voilà une recommandation bien forte… Ce Benjamin Butler était votre grand-père, je suppose ; vous paraissez trop jeune pour pouvoir être sa fille. — Il n’était pas de ma famille, monsieur ; c’était le grand-père… du fils d’un de nos voisins… d’un jeune homme qui me veut sincèrement du bien, monsieur, » ajouta-t-elle en faisant une petite révérence.

« Oh ! j’entends ! dit le duc… Il y a de l’amour là-dedans… C’est le grand père d’un jeune homme à qui vous êtes engagée. — À qui j’étais engagée, monsieur, » dit Jeanie en soupirant… « Mais cette malheureuse affaire de ma pauvre sœur !… — Eh bien ! » dit le duc vivement, « il ne vous a pas abandonné à cause de cela, j’espère ? — Oh, non, monsieur ! il est le dernier des hommes qui abandonnerait un ami dans le chagrin ; mais je dois penser à lui autant qu’à moi : il est ecclésiastique, monsieur, et il ne lui conviendrait pas de m’épouser avec la honte qui vient de s’attacher à ma famille. — Vous êtes une jeune fille bien étrange, dit le duc ; vous semblez vous occuper de tout le monde excepté de vous. Et êtes-vous réellement venue d’Édimbourg à pied pour solliciter avec si peu d’espoir la grâce de votre sœur ? — Je ne suis pas venue tout à fait à pied, monsieur, répondit Jeanie ; car de temps en temps j’ai eu une place sur une charrette, ensuite j’ai pris un cheval à Ferry-Bridge, et puis la voiture. — Fort-bien, — mais occupons-nous d’autre chose, » dit le duc en l’interrompant : » quelle raison avez-vous de croire votre sœur innocente ? — On n’a pas pu prouver qu’elle fût coupable, monsieur, comme vous le verrez par ces papiers. »

Elle lui remit entre les mains une copie des dépositions faites dans l’affaire d’Effie, et de la déclaration de sa sœur.

Butler s’était procuré ces papiers après le départ de Jeanie, et Saddletree les avait envoyés à Londres, sous le couvert de mistress Glass, de sorte qu’elle avait trouvé en arrivant les pièces qui lui étaient si nécessaires pour appuyer sa demande.

« Asseyez-vous là, ma bonne fille, dit le duc, jusqu’à ce que j’aie jeté un coup d’œil sur ces papiers. »

Elle obéit ; et, les yeux fixés sur la figure du duc, elle en examinait avec anxiété les changements tandis qu’il jetait sur ces documents un coup d’œil rapide mais attentif, et qu’il prenait des notes de temps en temps. Après les avoir parcourus, il releva la tête, et sembla vouloir parler ; puis il changea de dessein, comme s’il eût craint de donner une opinion trop précipitée. Il examina de nouveau les passages qu’il avait marqués comme étant les plus importants. Tout ceci lui prit moins de temps que ne pourraient le supposer des hommes de talent ordinaire ; car il avait dans l’esprit cette pénétration et cette justesse qui lui faisaient découvrir au premier coup d’œil les faits essentiels à l’éclaircissement du point en discussion. À la fin, il se leva après quelques minutes de réflexion… « Jeune femme, dit-il, l’arrêt qui condamne votre sœur peut être regardé comme bien sévère. — Dieu vous bénisse, monsieur, pour ces paroles ! s’écria Jeanie. — Il semble contraire au génie des lois anglaises de voir la conviction là où la preuve n’existe pas, et de prononcer une condamnation à mort pour un crime qui, malgré tous les faits que l’accusateur a établis, peut ne pas avoir été commis. — Dieu vous bénisse, monsieur ! dit encore Jeanie qui s’était levée de son siège, et qui, les mains jointes, les yeux brillants de larmes, et tremblante d’anxiété, recueillait avidement chaque parole qui sortait de la bouche du duc.

« Mais, hélas ! ma pauvre fille, continua-t-il, quel bien vous fera mon opinion, à moins que je ne puisse la faire partager à ceux entre les mains de qui la loi a placé la vie de votre sœur. D’ailleurs je ne suis pas un légiste, et il faut que je parle avec quelques-uns de nos hommes de robe écossais au sujet de cette affaire. — Oh ! oui, monsieur ; mais tout ce qui paraîtra raisonnable à Votre Honneur, le leur paraîtra certainement aussi, dit Jeanie. — Ce n’est pas très-sûr, dit le duc : chacun attache sa ceinture comme il lui plaît, dit un vieux proverbe écossais que vous connaissez. Cependant ce ne sera pas tout à fait en vain que vous aurez mis en moi votre confiance. Laissez-moi ces papiers, et vous aurez de mes nouvelles demain on après. Ayez soin de ne pas sortir de chez mistress Glass, et de vous tenir prête à venir me trouver au moment où je vous ferai demander. Il sera tout à fait inutile de donner à mistress Glass la peine de vous accompagner ; et à propos, ne manquez pas de vous habiller exactement comme vous êtes en ce moment. — J’aurais bien mis un bonnet, monsieur, dit Jeanie ; mais Votre Honneur sait que ce n’est pas la mode du pays d’en porter avant d’être mariée. Et j’ai pensé qu’étant éloignée de votre pays par plusieurs centaines de milles, le cœur de Votre Grâce s’échaufferait à la vue du tartan, » ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil sur son plaid.

« Et vous avez bien pensé, dit le duc ; je connais tout le prix du snood[111], et le cœur de Mac-Callum More sera glacé par la mort, quand la vue du tartan n’aura plus le pouvoir de le réchauffer. Maintenant, il faut que je vous congédie, et tenez-vous toute prête à venir quand je vous enverrai chercher. »

Jeanie répondit : « Je me garderai bien de sortir, monsieur ; je n’ai pas le cœur d’aller me promener dans les rues au milieu de toute cette multitude de maisons enfumées. Mais si j’osais… je dirais à Votre Grâce que, si vous daignez parler pour moi à quelqu’un d’un degré supérieur à Votre Honneur… quoique peut-être il ne soit pas honnête à moi de dire cela, et je sais bien qu’il ne peut pas y avoir autant de distance entre lui et vous, que de la pauvre Jeanie Deans de Saint-Léonard au duc d’Argyle… enfin je vous supplie de ne pas vous laisser rebuter par la première réponse, fût-elle un peu brusque. — Ne craignez rien, » dit le duc en souriant, je ne me suis jamais fort inquiété d’une réponse brusque ; cependant n’espérez pas trop de ce que j’ai promis ; je ferai de mon mieux, mais Dieu tient dans sa main le cœur des rois. »

Jeanie fit une respectueuse révérence, et se retira suivie du valet de chambre du duc, qui l’accompagna jusqu’à la voiture avec des égards que son humble aspect n’exigeait pas, mais auxquels il se croyait peut-être obligé à cause de la longueur de l’entrevue dont son maître l’avait honorée.


CHAPITRE XXXVI.

VOYAGE AVEC UN DUC.


C’est tandis que l’été brille de toute sa splendeur, que j’aime à gravir cette délicieuse colline. Ici d’un seul coup d’œil nous embrassons le paysage sans bornes.
Thompson.


Jeanie eut à subir un long interrogatoire de la part de mistress Glass, non moins bavarde qu’obligeante, et qui mit à profit le temps qui leur fallait pour retourner dans le Strand, où le Chardon de la bonne dame, qui fleurissait dans toute sa gloire et avec sa légende, Nemo me impune, distinguait une boutique bien connue de tous les Écossais, quelque fût leur rang.

« Avez-vous eu bien soin de toujours dire Votre Grâce ? lui dit la bonne vieille dame, car il faut faire une très-grande différence entre Mac-Callum More et ces petits seigneurs anglais qu’on appelle des lords. Il y en a tant ici, Jeanie, qu’on dirait que la façon n’en coûte rien. Il y en a à qui je ne me soucierais pas de faire crédit pour six sous de râpé noir, et d’autres pour lesquels je ne vaudrais pas prendre la peine de faire un cornet d’un sou ; mais j’espère que vous avez montré au duc d’Argyle que vous saviez vivre, car quelle idée aurait-il des parents que vous avez à Londres, si vous aviez été lui donner du lord, lui qui est duc ? — Il n’a pas eu l’air d’y faire grande attention, dit Jeanie ; il sait que je suis de la campagne. — D’ailleurs, répondit la bonne dame, Sa Grâce me connaît bien ; aussi je m’en inquiète moins. Je ne remplis jamais sa tabatière qu’il ne me dise : « Comment vous portez-vous, mistress Glass ? comment vont tous nos amis du Nord ? » « Ou bien il me demandera si j’ai reçu depuis peu des nouvelles d’Écosse. Alors moi, comme vous pensez bien, je lui fais ma plus belle révérence et je réponds : « Milord-duc, j’espère que Sa Grâce, la noble duchesse et les jeunes demoiselles de Votre Grâce sont en bonne santé, et j’espère aussi que Votre Grâce continue à être satisfaite de mon tabac. » Et puis si vous voyiez comme tous ceux qui sont dans la boutique ouvrent de grands yeux ! et s’il s’y trouve un ou plusieurs Écossais, et quelquefois il y en a une demi-douzaine, il faut voir comme ils mettent tous chapeau bas, et comme ils le regardent en disant derrière lui : « Voilà le prince de l’Écosse, Dieu le bénisse ! » Mais contez-moi donc ce qu’il vous a dit.

Jeanie n’avait pas dessein d’être aussi communicative que sa cousine l’aurait voulu. Elle réunissait, comme le lecteur aura déjà pu le remarquer, une grande portion de la prudence et de la sagacité de son pays, à sa simplicité naturelle. Elle répondit, sans entrer dans aucun détail, que le duc l’avait reçue avec bonté ; qu’il lui avait promis de s’intéresser à l’affaire de sa sœur, et lui avait fait entendre qu’elle aurait de ses nouvelles le jour suivant. Mais elle ne se soucia pas de dire qu’il lui avait recommandé de se tenir prête le lendemain à venir le trouver, et moins encore qu’il l’avait priée de ne pas amener sa cousine ; de sorte que l’honnête mistress Glass fut obligée de se contenter de ces renseignements généraux, après avoir fait tout son possible pour en obtenir de plus particuliers.

On conçoit aisément que le jour suivant Jeanie, refusant toute espèce d’invitation, persista à vouloir garder la maison, et qu’aucun motif de curiosité, pas même le besoin de prendre l’air et de marcher, ne put la décider à en sortir. Elle resta donc toute la journée dans le petit parloir de mistress Glass, à respirer une atmosphère épaisse et qui se ressentait du commerce que faisait sa cousine ; l’odeur assez forte qui s’y mêlait provenait d’une armoire contenant, entre autres articles, quelques boîtes de tabac de la Havane que, par respect pour la manufacture ou par crainte des douaniers, mistress Glass ne se souciait pas de laisser en bas dans sa boutique : ces boîtes communiquaient à l’appartement un parfum qui, tout agréable qu’il pût être aux narines d’un connaisseur, ne l’était nullement à celles de Jeanie.

« Mon Dieu, mon Dieu ! je ne conçois pas comment ma cousine, pour avoir une robe de soie, une montre d’or, ou quoi que ce soit au monde, peut se décider à passer sa vie dans ce petit parloir étouffé, pensait Jeanie, et rester assise et éternuer tout le long du jour, tandis qu’elle pourrait se promener sur l’herbe de nos montagnes et vivre dans une campagne à elle, si elle voulait. »

Mistress Glass n’était pas moins surprise de la répugnance que montrait sa cousine pour sortir, et de son indifférence pour aller voir toutes les choses curieuses que Londres renfermait. « Cela vous aiderait à passer le temps, lui disait-elle ; quelque chagrin qu’on ait, la distraction est toujours agréable. » Mais il n’y avait pas moyen de persuader Jeanie.

La journée qui suivit son entrevue avec le duc se passa dans cet état d’attente trompée qui jette l’âme dans une espèce de langueur et de découragement. Les minutes avaient succédé aux minutes, les heures aux heures, et lorsqu’il fut trop tard pour pouvoir raisonnablement s’attendre à recevoir des nouvelles du duc ce jour-là, elle ne pouvait intérieurement se résoudre à abandonner l’espérance qu’elle n’osait plus avouer, et le moindre bruit qui se faisait entendre en bas dans la boutique était avidement recueilli par ses oreilles attentives et faisait battre péniblement son cœur ; mais en vain : la journée s’écoula dans l’inquiétude, l’agitation, et enfin l’abattement d’une longue et inutile attente.

La matinée du lendemain commença de la même manière ; mais avant midi un individu bien mis entra dans la boutique de mistress Glass et demanda à voir une jeune femme qui venait d’Écosse.

« C’est sans doute ma cousine Jeanie Deans, monsieur Archibald, » dit mistress Glass en lui faisant une révérence d’un air de connaissance ; « avez-vous quelque message de Sa Grâce le duc d’Argyle, monsieur Archibald ? je le lui porterai sur-le-champ. — Je crois qu’il faudra que je lui donne la peine de descendre, mistress Glass. — Jeanie, Jeanie Deans ! » dit mistress Glass en criant du bas d’un petit escalier qui donnait dans sa boutique et montait aux étages supérieurs ; « Jeanie Deans ! descendez tout de suite ; voici monsieur le valet de chambre du duc d’Argyle qui désire vous voir à l’instant. » Ceci fut dit d’une voix si haute que ceux qui se trouvèrent à portée purent entendre cette importante nouvelle.

On suppose bien que Jeanie ne fut pas long-temps à s’ajuster, et qu’elle ne tarda pas à répondre à cet appel, quoique ses jambes se dérobassent sous elle quand elle descendit.

« Je dois vous prier de m’accompagner, » lui dit Archibald d’un ton poli.

« Je suis toute prête, monsieur, répondit Jeanie.

« Ma cousine va-t-elle sortir, monsieur Archibald ? alors je vais me préparer à l’accompagner. James Rasper, faites attention à la boutique. Monsieur Archibald, ajouta-t-elle en poussant vers lui un pot de tabac, « vous prenez du même mélange que Sa Grâce, je crois ? veuillez remplir votre boîte, au nom de notre ancienne connaissance, tandis que je vais m’apprêter. »

M. Archibald usa modestement de la permission, en faisant passer dans sa boîte une petite quantité de tabac ; mais il dit qu’il était obligé de se priver du plaisir de la compagnie de mistress Glass. Les ordres qu’il avait reçus ne concernaient absolument que la jeune personne.

« Que la jeune personnel N’est-ce pas bien étrange, monsieur Archibald ? Cependant Sa Grâce a sans doute ses raisons, et vous êtes un homme de poids, monsieur Archibald. Ce n’est pas à tous ceux qui font partie de la maison d’un grand seigneur que je confierais ma cousine. Mais, Jeanie, vous n’allez pas aller à travers les rues avec monsieur Archibald, dans ce costume et avec ce plaid par-dessus l’épaule, comme si vous conduisiez un troupeau de bestiaux écossais ? Attendez que je vous descende mon manteau de soie : vous feriez courir tout le peuple après vous. — J’ai un fiacre à la porte, mistress, » dit Archibald interrompant l’officieuse vieille dame, à laquelle sans cela Jeanie aurait eu de la peine à échapper, « et je ne puis d’ailleurs lui laisser le temps de faire aucun changement dans sa toilette. »

En parlant ainsi il fit monter Jeanie dans la voiture, avant qu’elle fût revenue de la surprise et de l’admiration que lui causait le ton d’aisance avec lequel il avait éludé les offres obligeantes et les questions de mistress Glas, sans lui donner aucune explication sur les ordres qu’il avait reçus de son maître.

En entrant dans le fiacre, M. Archibald s’assit sur le siège de devant, en face de notre héroïne, et la route se passa dans un profond silence. Après que la voiture eut marché pendant près d’une demi-heure sans qu’un mot eût été dit de part ni d’autre, Jeanie commença à penser qu’il ne s’était pas écoulé, à beaucoup près, autant de temps pendant la route la première fois qu’elle était allée chez le duc d’Argyle. À la fin elle ne put s’empêcher de demander à son taciturne compagnon de quel côté ils allaient.

« Milord-duc vous en informera lui-même, miss, » lui dit Archibald avec la gravité et la politesse qui marquaient toute sa conduite ; et presqu’au même instant le fiacre s’arrêta. Le cocher descendit et ouvrit la portière ; Archibald en sortit et aida Jeanie à descendre. Elle se trouva sur une grande route, hors de l’intérieur de Londres, et elle vit à quelque distance une voiture attelée de quatre chevaux, mais sans aucune armoirie et avec des domestiques sans livrée. — Je vois que vous êtes exacte, Jeanie, » dit le duc d’Argyle lorsque Archibald ouvrit la portière de la voiture, « vous allez me tenir compagnie pendant le reste du chemin. Archibald restera ici avec le fiacre jusqu’à notre retour. »

Avant que Jeanie pût faire de réponse, elle se trouva, à sa grande surprise, assise à côté d’un duc, dans une voiture dont le mouvement rapide, mais doux, était bien différent du lourd cahotement de celle qu’elle venait de quitter, qui, telle qu’elle était, avait inspiré à une personne peu accoutumée à aller en voiture un sentiment d’importance et de dignité.

« Jeune femme, dit le duc, après avoir réfléchi avec autant d’attention que j’en suis capable à l’affaire de votre sœur, je persiste dans la croyance que l’exécution de la sentence rendue contre elle pourrait être une grande injustice. Deux ou trois hommes de loi intelligents et éclairés que j’ai consultés sur ce sujet sont de mon avis. Mais ne m’interrompez pas, et écoutez-moi jusqu’au bout avant de me remercier. Je vous ai déjà dit que ma conviction personnelle était peu de chose si je ne réussissais pas à la faire partager aux autres. Or, j’ai fait pour vous ce que je n’aurais certainement pas fait pour moi dans ce moment : j’ai sollicité une audience d’une dame qui jouit avec justice d’un très grand pouvoir sur l’esprit du roi. L’audience m’a été accordée, et je désire qu’elle vous voie et que vous lui parliez vous-même. Il ne faut pas vous laisser intimider ; racontez-lui votre histoire simplement, et comme vous me l’avez contée à moi-même. — Je suis très obligée à Votre Grâce, dit Jeanie, qui se ressouvint de la recommandation de mistress Glass ; « mais certainement, puisque j’ai eu le courage de parler à Votre Grâce pour la pauvre Effie, j’aurai moins de sujet d’être honteuse vis-à-vis d’une dame. Cependant je voudrais savoir quel titre lui donner, si c’est Votre Grâce, ou votre Seigneurie ou milady, comme nous disons aux grands personnages en Écosse, et j’aurai soin d’y faire attention, car je sais que les dames tiennent encore plus à s’entendre donner leurs titres que les messieurs. — Vous n’avez pas besoin de rappeler autrement que Madame. Ne dites que ce que vous croirez propre à faire le plus d’impression sur elle. Regardez-moi de temps en temps, et quand vous me verrez porter la main à ma cravate, vous vous arrêterez, car je ne ferai ce mouvement que lorsque vous direz quelque chose qui pourrait ne pas être agréable. — Mais, monsieur, Votre Grâce, si ce n’était pas vous donner trop de peine, ne vaudrait-il pas mieux me dire d’abord les paroles dont je dois me servir ; je pourrais les apprendre par cœur. — Non, Jeanie, cela ne produirait pas le même effet. On croirait que vous lisez un sermon qui, à nous autres bons presbytériens, paraît avoir moins d’onction que lorsqu’il est prononcé d’inspiration. Parlez franchement et hardiment à cette dame, comme vous l’avez fait chez moi l’autre jour, et si vous pouvez lui inspirer de l’intérêt, je gagerais un plack, comme nous le disons dans le Nord, que vous obtiendrez du roi la grâce de votre sœur. »

En finissant ces mots, il tira une brochure de sa poche et se mit à lire ; Jeanie avait ce bon sens et ce tact qui suppléent à l’éducation : elle crut voir dans cette action du duc qu’il désirait qu’elle ne lui fît plus de questions, et en conséquence elle garda le silence.

La voiture roulait rapidement à travers des plaines fertiles ornées de vieux chênes majestueux, et de temps en temps on apercevait, par échappée, le cours majestueux d’une large et tranquille rivière. Après avoir traversé un joli village, la voiture s’arrêta sur le haut d’une éminence qui dominait tous les alentours, et d’où l’on voyait se déployer dans toute leur splendeur les beautés qui caractérisent les plus riches paysages de l’Angleterre. Le duc descendit de voiture dans cet endroit, et dit à Jeanie de le suivre. Ils s’arrêtèrent un moment sur le sommet de la colline pour contempler la perspective admirable qui s’offrait à leurs regards. Un vaste horizon de verdure, entrecoupé et diversifié par des masses de bois touffus, était peuplé d’un nombre infini de troupeaux de toute espèce, qui semblaient errer librement et à l’aventure sur ces abondants pâturages. La Tamise, ici entourée de châteaux et de maisons de campagne, là couronnée de forêts, poursuivant lentement son cours majestueux et paisible, ressemblait à une puissante reine environnée de sa cour, les différentes beautés du paysage paraissant subordonnées à la sienne : sur son sein, des centaines de barques et d’esquifs légers, leurs brillants pavillons et leurs blanches voiles déployées et agitées par le vent, donnaient à toute cette scène le mouvement et la vie.

Le duc d’Argyle était, comme on le pense bien, familiarisé avec ce coup-d’œil ; mais il lui paraissait toujours nouveau. Cependant, tout en regardant ce paysage inimitable avec le sentiment qu’il doit faire éprouver à tout admirateur de la nature, ses pensées se reportèrent tout naturellement sur ses domaines d’Inverary, plus pittoresques et plus majestueux, sans être de beaucoup inférieurs en beautés d’un autre genre. « Voilà une belle vue, dit-il à sa compagne, curieux peut-être de l’entendre s’expliquer à ce sujet ; « nous n’avons rien de semblable en Écosse. — Ce sont de beaux et riches pâturages pour les vaches, et ils ont ici une belle race de bestiaux, répliqua Jeanie ; mais j’aime bien autant regarder les rochers de la montagne d’Arthur et la mer qui roule à ses pieds, que tous ces grands arbres-là. »

Le duc sourit d’une réponse qui peignait à la fois le goût national et la profession de celle qui la faisait, et ordonna à ses gens de rester où ils étaient avec la voiture. Prenant ensuite un sentier détourné, il conduisit Jeanie à travers de nombreux détours jusqu’à une porte pratiquée dans une haute muraille de brique. Elle était fermée, mais le duc y frappa légèrement, et une personne qui était en dedans, après avoir reconnu par un petit guichet en fer quelle était la personne qui frappait, l’ouvrit et les fit entrer : elle fut immédiatement refermée après eux et barricadée. Tout ceci se fit si promptement, la porte se referma si vite, et l’individu qui l’avait ouverte disparut si soudainement, que Jeanie n’eut pas le temps de jeter un regard sur lui.

Ils se trouvèrent à l’extrémité d’une allée longue et étroite, couverte du gazon le plus frais et le plus fin, et coupé très-près de terre, qui semblait sous leurs pieds un tapis de velours. De grands ormes bordaient cette allée, et leurs branches entrelacées formaient une voûte impénétrable aux rayons du soleil. L’obscurité solennelle qui régnait dans cette allée, et les longues rangées d’arbres dont les troncs antiques ressemblaient à autant de colonnes, et dont les branches s’arrondissaient en dôme, la faisaient ressembler à une aile étroite d’une ancienne cathédrale gothique.


CHAPITRE XXXVII.

LA JEUNE CAMÉRONIENNE À RICHMOND.


Ces larmes vous en conjurent, et ces chastes mains qui ne se sont jamais élevées que vers des objets sacrés comme vous… Vous êtes un dieu pour nous sur la terre : ayez donc pour nous la clémence et la miséricorde d’un dieu.
Le Frère sanguinaire.


Quoique encouragée par l’affabilité de son noble compatriote, ce ne fut pas sans un sentiment qui ressemblait à la terreur que Jeanie se trouva seule dans un lieu si solitaire avec un homme d’un rang aussi élevé. Avoir été admise dans la maison du duc, et y avoir obtenu une entrevue particulière, était déjà un événement assez extraordinaire et assez important dans les annales d’une vie aussi simple que la sienne ; mais être sa compagne de voyage, puis se trouver tout à coup seule avec lui dans une solitude aussi isolée, il y avait là un mystère inquiétant. Une héroïne de roman aurait pu soupçonner et redouter le pouvoir de ses charmes, mais Jeanie était trop sage pour qu’une pensée si extravagante se glissât dans son esprit. Quoi qu’il en soit, elle avait le plus ardent désir de savoir où elle était, et à qui elle allait être présentée.

Elle remarqua que le costume du duc, quoique indiquant son importance et son rang (car dans ce temps-là ce n’était pas la mode que des hommes de qualité s’habillassent comme leurs cochers ou leurs palefreniers), était cependant plus simple que celui qu’elle lui avait vu porter la première fois, et sans aucune de ces décorations extérieures qui annoncent un personnage de la première distinction. Enfin il était vêtu aussi simplement qu’un homme de bon ton pouvait l’être dans les rues de Londres le matin, et cette circonstance servit à dissiper une opinion que Jeanie commençait à concevoir qu’il avait l’intention de lui faire plaider sa cause en présence de la reine elle-même. « Mais sûrement, se dit-elle à elle-même, il aurait mis sa belle étoile et sa jarretière s’il avait cru se trouver en présence de Sa Majesté ; et puis ceci ressemble plus au château d’un seigneur qu’au palais d’un roi. »

Il y avait du bon sens dans cette réflexion de Jeanie ; mais elle connaissait trop peu l’étiquette et les relations particulières qui existaient entre le gouvernement et le duc d’Argyle, pour en juger. Le duc, comme nous l’avons déjà dit, était alors en opposition ouverte avec l’administration de sir Robert Walpole, et on le disait en disgrâce auprès de la famille royale, à laquelle il avait rendu de si importants services ; mais une des maximes de la reine Caroline était de se comporter vis-à-vis de ses amis politiques avec autant de précaution que s’ils devaient être un jour ses ennemis, et envers ses ennemis politiques avec le même degré de circonspection que s’ils devaient devenir ses amis. Depuis Marguerite d’Anjou, aucune reine n’avait exercé une aussi grande influence sur les affaires de l’Angleterre, et l’adresse qu’elle déploya personnellement dans plusieurs occasions ne contribua pas médiocrement à ramener de leur hérésie politique beaucoup de ces torys déterminés qui, après que le règne des Stuarts se fut éteint dans la personne de la reine Anne, étaient plus disposés à prêter serment de fidélité à son frère, le chevalier de Saint-George, qu’à consentir à l’établissement de la maison de Hanovre. Son mari, dont la plus brillante qualité était le courage qu’il avait déployé sur le champ de bataille, et qui se résignait, pour ainsi dire, à remplir l’office du roi d’Angleterre sans avoir jamais pu acquérir les habitudes anglaises ou se familiariser avec le caractère anglais, trouvait le plus puissant secours dans l’adresse de sa femme ; et tandis qu’en apparence il se montrait jaloux de ne consulter que sa volonté ou son bon plaisir, il était en particulier assez prudent pour prendre et suivre les avis de sa compagne plus habile. Il lui confiait la tâche délicate de déterminer les différents degrés de faveurs nécessaires pour se rattacher ceux qui flottaient dans leurs opinions, pour confirmer dans leur attachement ceux sur lesquels il pouvait déjà compter, et regagner à sa cause ceux qui s’en étaient éloignés.

À toute l’adresse séduisante et à la grâce d’une femme qui, pour cette époque, pouvait passer pour accomplie, la reine Caroline joignait l’esprit mâle et la force d’âme de l’autre sexe. Elle était naturellement fière, et sa politique ne pouvait pas toujours tempérer l’expression de son mécontentement, quoique personne ne fût plus habile à réparer de telles maladresses lorsque la prudence venait au secours de ses passions. Elle aimait la possession réelle du pouvoir plus encore que l’apparence, et quelque mesure sage et populaire qu’elle eût prise par elle-même, elle voulait toujours que le roi en recueillit l’honneur et l’avantage, sentant bien que le meilleur moyen de conserver son autorité était de rendre respectable celle de son mari. Elle avait un désir si vif de se conformer à tous ses goûts, qu’à l’époque où elle était menacée de la goutte, elle eut fréquemment recours aux bains froids pour en arrêter les accès, afin de pouvoir accompagner le roi dans ses promenades, au péril de sa vie.

Il entrait dans le plan de conduite de la reine Caroline, et en ce point elle était conséquente dans sa politique, de conserver des relations particulières avec ceux qu’elle traitait défavorablement en public, ou qui pour diverses raisons étaient mal vus à la cour. De cette manière, elle tenait entre ses mains le fil de plusieurs intrigues politiques, et, sans s’engager à rien, empêchait souvent le mécontentement de se changer en haine, et l’opposition de dégénérer en rébellion. Si par quelque accident des liaisons de ce genre venaient à se découvrir, ce qu’elle prenait tous les moyens possibles d’empêcher, elle les représentait comme des liaisons de société qui n’avaient aucun rapport à la politique, et le premier ministre lui-même, sir Robert Walpole, fut obligé de se contenter d’une semblable réponse, quand il découvrit que la reine avait donné audience à Pulteney, depuis comte de Bath, son ennemi le plus redoutable et le plus invétéré.

En voyant le soin que la reine Caroline prenait de conserver ainsi des liaisons avec les personnes qui semblaient le plus éloignées du parti de la couronne, on supposera facilement qu’elle s’était gardée de rompre entièrement avec le duc d’Argyle. Sa haute naissance, ses grands talents, l’estime dont il jouissait dans son pays, les grands services qu’il avait rendus à la maison de Brunswick en 1715, le plaçaient au rang de ceux qu’on ne peut mépriser sans danger. C’était lui qui par sa seule habileté, et presque sans aucune assistance, avait arrêté l’irruption des montagnards écossais que leurs chefs avaient rassemblés, et on ne pouvait douter qu’il ne lui fût facile d’exciter un nouveau soulèvement parmi eux, et de renouveler la guerre civile. On savait en outre que les ouvertures les plus flatteuses avaient été faites au duc par la cour de Saint-Germain. Le caractère et les dispositions de l’Écosse n’étaient pas encore bien connus, et on regardait ce pays comme un volcan qui pouvait rester calme pendant quelques années, mais qui, au moment où l’on s’y attendrait le moins, pouvait produire l’éruption la plus dangereuse. Il était donc de la plus grande importance de conserver secrètement quelques liaisons avec un personnage aussi important que le duc d’Argyle, et Caroline en avait trouvé le moyen par l’entremise d’une dame avec laquelle, comme épouse de George II, on n’aurait pu lui supposer des liaisons si intimes.

Ce n’était pas la moindre preuve de l’habileté de la reine d’avoir conservé, parmi ses premières dames d’honneur, lady Suffolk, qui réunissait deux caractères bien opposés en apparence, celui de maîtresse du roi et de confidente très-soumise et très-complaisante de la reine. Par cet arrangement adroit, la reine avait garanti son autorité du danger qui pouvait la menacer le plus, l’influence d’une ambitieuse rivale ; et si elle se soumettait à la mortification de fermer les yeux sur l’infidélité de son mari, elle s’était au moins préservée de ce qu’elle regardait comme ses plus dangereux effets, et avait d’ailleurs la consolation de lancer de temps en temps quelques sarcasmes polis à sa bonne Howard, qu’elle traitait cependant en général avec une grande considération. Lady Suffolk avait de grandes obligations au duc d’Argyle, pour des motifs dont on peut trouver l’explication dans les Souvenirs d’Horace Walpole sur ce règne, et c’était par son moyen que le duc avait eu de temps à autre quelques entrevues avec la reine Caroline ; mais elles avaient en quelque sorte été suspendues depuis la part qu’il avait prise aux débats sur l’insurrection Porteous, affaire que la reine, assez déraisonnablement, était disposée à regarder plutôt comme une insulte préméditée contre son autorité et sa personne, que comme une explosion soudaine de la vengeance populaire. Cependant les voies de communication restaient ouvertes entre eux, quoique depuis long-temps ils n’en eussent pas fait usage. On verra que ces remarques étaient nécessaires pour faire comprendre au lecteur la scène qui va se passer.

En sortant de l’allée étroite dont nous venons de parler, le duc en prit une autre du même genre, mais plus large et encore plus longue. Là, pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans ces jardins, Jeanie vit des personnes s’approcher.

C’étaient deux dames, dont l’une marchait un peu derrière l’autre, mais n’en était pas assez éloignée pour ne pouvoir entendre et répondre aux paroles que lui adressait la première, sans que celle-ci eût la peine de se retourner. Comme elles s’avançaient très-lentement, Jeanie eut le loisir d’examiner leurs traits et leurs personnes. Le duc aussi avait ralenti son pas, comme pour lui donner le temps de recueillir sa présence d’esprit, et il lui répéta à plusieurs reprises de ne pas se laisser troubler. La dame qui était en avant avait de fort beaux traits, quoique un peu altérés par la petite vérole, ce fléau pestilentiel que le plus mince Esculape de village, grâce au docteur Jenner, peut maintenant dompter aussi facilement que son dieu tutélaire terrassa le serpent Python. Cette dame avait les yeux brillants, de belles dents, et une physionomie dont l’expression devenait, suivant sa volonté, majestueuse ou affable. Sa taille, quoique un peu chargée d’embonpoint, avait cependant de la grâce, et l’aisance ainsi que la fermeté de sa démarche ne permettaient pas de soupçonner qu’elle fût sujette à une incommodité bien défavorable pour l’exercice à pied. Son costume était plus riche qu’élégant, et ses manières étaient nobles et imposantes.

Sa compagne était plus petite ; elle avait des cheveux châtain clair et des yeux bleus pleins d’expression. Ses traits, sans être précisément réguliers, étaient peut-être plus agréables que s’ils avaient été d’une beauté parfaite. Un air mélancolique, ou tout au moins pensif, que sa situation n’expliquait que trop, régnait sur son visage quand elle gardait le silence, mais était remplacé par un sourire doux et agréable quand elle parlait à quelqu’un.

Lorsqu’ils furent à douze ou quinze pas de ces dames, le duc fit signe à Jeanie de s’arrêter, et, s’avançant lui-même avec la grâce qui lui était naturelle, il fit un profond salut, qui lui fut rendu avec une politesse pleine de dignité par la personne dont il approcha.

« J’espère, » dit-elle avec un sourire affable, « que, quoique le duc d’Argyle soit depuis si long-temps étranger à la cour, il ne faut pas en accuser une mauvaise santé, et qu’il est aussi bien portant que peuvent le désirer ses amis ici et ailleurs ? »

Le duc répondit qu’il se portait très-bien, mais que la nécessité de s’occuper des affaires publiques à la chambre, ainsi que le dernier voyage qu’il avait fait en Écosse, l’avaient empêché d’être aussi assidu qu’il l’aurait désiré au lever et au cercle de Sa Majesté.

« Lorsque Votre Grâce pourra trouver quelques moments pour des devoirs si frivoles, répliqua la reine, vous connaissez les titres que vous avez pour y être bien reçu. J’espère que mon empressement à satisfaire au vœu que vous avez exprimé hier à lady Suffolk suffira pour vous prouver qu’il est au moins une personne de la famille royale à laquelle un peu de négligence récente n’a pas fait oublier d’anciens et d’importants services. » Tout ceci fut dit du ton le plus affable et le plus conciliant.

Le duc répondit qu’il se regarderait comme le plus malheureux des hommes si on le supposait capable de négliger ses devoirs dans des circonstances où ils auraient pu être agréables. Il était infiniment reconnaissant de l’honneur que Sa Majesté lui faisait en ce moment, et il espérait qu’elle reconnaîtrait bientôt que c’était pour une affaire essentielle aux intérêts de Sa Majesté qu’il avait eu la hardiesse de l’importuner.

« Vous ne pouvez m’obliger davantage, milord duc, répondit la reine, qu’en me faisant profiter de votre expérience et de vos lumières sur quelque point relatif au service du roi. Votre Grâce sait bien que je ne suis que le canal par lequel toute affaire est soumise à la sagesse supérieure de Sa Majesté. Mais si c’est une demande qui concerne personnellement Votre Grâce, elle ne perdra rien pour lui être présentée par moi. — Ce n’est pas une demande qui me regarde, madame, répondit le duc, et je n’en ai aucune à présenter pour moi personnellement, quoique je sois pénétré de la force des obligations que j’ai à Votre Majesté : c’est une affaire qui intéresse Sa Majesté comme amie de la justice et de la clémence, et qui peut, j’en suis convaincu, fournir le moyen de calmer l’irritation qui existe dans ce moment parmi ses fidèles sujets d’Écosse. »

Il y avait dans ces paroles deux choses qui furent désagréables à la reine : d’abord elles lui faisaient perdre l’espérance dont elle s’était flattée qu’Argyle avait l’intention de se servir de son intercession personnelle pour faire sa paix avec le gouvernement et recouvrer les emplois qu’il avait perdus ; et ensuite elle était mécontente de lui entendre parler des troubles de l’Écosse comme d’une irritation qu’on devrait chercher à calmer, et non comme d’une rébellion qui méritait d’être punie.

Sous l’influence de ces sensations, elle répondit avec vivacité : « Si le roi a de bons sujets en Angleterre, milord-duc, il doit en remercier Dieu et les lois ; s’il a des sujets en Écosse, je crois qu’il n’en peut remercier que Dieu et son épée. »

Tout courtisan qu’était le duc, le sang lui monta au visage. La reine s’en aperçut à l’instant, et continua, sans rien changer à l’expression de sa physionomie, comme si les paroles suivantes eussent été destinées, dans le principe, à finir sa phrase : « Et l’épée de ces véritables Écossais amis de la maison de Brunswick, particulièrement celle du duc d’Argyle. — Mon épée, madame, reprit le duc, comme celle de mes pères, a toujours été à la disposition de mon roi légitime et de mon pays natal. Il me semble impossible de séparer leurs droits et leurs véritables intérêts ; mais l’affaire dont il s’agit est d’un intérêt moins étendu, et ne s’attache qu’à la personne d’un obscur individu. — Quelle est cette affaire, milord ? dit la reine : sachons d’abord clairement de quoi nous parlons, afin qu’il ne puisse y avoir de malentendu entre nous. — Cette affaire, madame, est relative au sort d’une malheureuse jeune fille d’Écosse, qui est maintenant sous le coup d’une sentence de mort pour un crime dont tout me porte à croire qu’elle est innocente ; et je venais supplier humblement Votre Majesté de m’accorder sa puissante intercession auprès du roi pour obtenir sa grâce. »

À son tour la reine sentit la rougeur lui monter au visage, et elle fut telle, que son front, ses joues, son cou, son sein, en furent couverts. Elle s’arrêta un moment, comme craignant de se livrer à la première impulsion de la colère ; prenant ensuite un air de dignité, et s’armant d’un regard impérieux et sévère, elle répondit enfin : « Milord-duc, je ne vous demanderai pas vos motifs pour m’adresser une requête que les circonstances rendent si extraordinaire : comme pair et conseiller privé, vous avez accès au cabinet du roi, et vous étiez autorisé à demander une audience, et m’épargner cette discussion. Quant à moi, du moins, j’ai assez entendu parler de pardons accordés à des Écossais. »

Le duc était préparé à cette explosion d’indignation, et il ne s’en laissa pas déconcerter : seulement il se garda bien de répondre pendant que la reine exhalait le premier feu de son mécontentement, et il l’écouta en silence, dans la posture ferme et respectueuse qu’il avait prise depuis le commencement de cette entrevue. La reine, habituée par sa situation à se commander à elle-même aperçut tout à coup les armes qu’elle pourrait fournir contre elle en s’abandonnant à sa colère, et elle ajouta, de ce ton affable et conciliant sur lequel elle avait commencé l’entretien : « Il faut m’accorder quelques-uns des privilèges de mon sexe, milord, et ne pas me juger sans charité, quoique vous me voyiez un peu émue par le souvenir de l’insulte grossière, de l’outrage fait dans votre ville à l’autorité royale, au moment même où moi, très-indigne, j’en étais revêtue. Votre Grâce ne doit pas être étonnée que je l’aie ressentie à cette époque, et que j’en conserve encore le souvenir. — C’est certainement une affaire dont le souvenir ne peut sitôt s’effacer. J’ai pris la liberté, il y a déjà long-temps, de dire à Votre Majesté ce que j’en pensais, et, certes, il faut que je me sois bien mal exprimé si je n’ai pas réussi à persuader Votre Majesté de l’horreur que m’inspirait un crime commis avec des circonstances si extraordinaires. J’ai pu, à la vérité, être assez malheureux pour différer d’avis avec les conseillers de Sa Majesté sur le degré de justice et de politique qu’il y avait à punir l’innocent au lieu du coupable ; mais j’espère que Votre Majesté me permettra de garder le silence sur un sujet où je n’ai pas le bonheur d’être de la même opinion que des politiques sans doute plus éclairés que moi. — Nous ne discuterons pas un sujet sur lequel nous ne serions probablement pas du même avis, dit la reine ; mais il est un mot que je veux vous dire cependant à vous seul. Vous savez que notre bonne lady Suffolk est un peu sourde. Quand le duc d’Argyle sera disposé à renouer connaissance avec son maître et sa maîtresse, il se trouvera peu de points sur lesquels nous ne nous trouvions d’accord. — Permettez-moi d’espérer, » dit le duc s’inclinant profondément en recevant une assurance si flatteuse, « que je ne serais pas assez malheureux pour être tombé aujourd’hui sur un de ceux-là. — Il faut d’abord que je condamne Votre Grâce à me faire sa confession, dit la reine, avant de lui accorder l’absolution. Quel est l’intérêt que vous prenez à cette jeune fille ? » ajouta-t-elle en examinant Jeanie de la tête aux pieds avec un regard connaisseur ; « elle ne me paraît pas faite pour exciter beaucoup la jalousie de mon amie la duchesse. — J’espère, » répliqua le duc en souriant à son tour, « que Votre Majesté voudra bien m’accorder assez de goût pour m’absoudre de tout soupçon de ce genre dans cette occasion. — Alors, quoiqu’elle n’ait pas précisément l’air d’une grande dame, je suppose que c’est quelque cousine au troisième degré, dans le terrible chapitre de la généalogie écossaise ? — Non, madame, dit le duc ; mais je voudrais que quelques-uns de mes proches parents eussent autant de droiture de cœur, de sensibilité et de qualités estimables. — Du moins elle s’appelle Campbell ? dit la reine. — Non, madame, son nom n’est pas tout à fait aussi distingué, s’il m’est permis de parler ainsi. — Elle vient donc d’Inverary ou du comté d’Argyle. — Elle n’a de sa vie été plus loin dans le nord qu’Édimbourg. — Alors je suis au bout de mes conjectures, milord, et Votre Grâce voudra bien elle-même m’expliquer l’affaire de sa protégée. »

Le duc expliqua alors à la reine la loi singulière qui condamnait Effie Deans à mort, et lui détailla tous les généreux efforts que Jeanie Deans avait faits en faveur d’une sœur à laquelle elle se montrait capable de tout sacrifier, excepté la vérité et sa conscience. Le duc fit ce récit avec la précision et l’élégance rapide qu’on n’acquiert que par l’habitude de la conversation du grand monde.

La reine Caroline écouta avec attention. On doit se rappeler qu’elle aimait assez à soutenir une discussion, et elle trouva bientôt matière, dans ce que venait de dire le duc, à lui opposer des objections.

« Il me semble effectivement, milord, répliqua-t-elle, que c’est une loi sévère. Cependant je dois croire qu’elle a été adoptée après de mûres considérations et qu’elle est en rapport avec les besoins du pays. Les présomptions que cette loi applique comme des preuves positives de crime existent dans l’affaire de cette jeune fille, et tout ce que Votre Grâce a dit sur la possibilité de son innocence peut être un très-bon argument pour annuler l’acte du parlement qui l’a rendue ; mais tant qu’il existe, ce ne peut en être un en faveur d’un individu condamné d’après cette loi. »

Le duc vit le piège et l’évita, car il sentait qu’en répliquant à cet argument il amènerait nécessairement une discussion dans le cours de laquelle il était probable que la reine se fortifierait dans sa propre opinion, au point de se trouver obligée, pour rester conséquente à ses principes, de laisser périr la coupable. « Si Votre Majesté, dit-il, daignait entendre ma pauvre compatriote elle-même, peut-être trouverait-elle dans son propre cœur un avocat plus habile que moi pour combattre les doutes suggérés par son jugement.

La reine parut y consentir, et le duc fit signe à Jeanie d’avancer du lieu où elle était restée occupée à examiner des visages qui depuis long-temps étaient trop accoutumés à supprimer tout signe extérieur d’émotion pour qu’elle en pût rien augurer de favorable pour elle. Sa Majesté ne put s’empêcher de sourire de la terreur et du respect qui étaient peints sur la figure simple et candide de la petite Écossaise quand elle s’approcha d’elle, et encore plus de son accent si fortement prononcé. Mais Jeanie avait une voix douce et harmonieuse, charme bien puissant dans une femme, et elle supplia Sa Seigneurie d’avoir pitié d’une jeune fille plus malheureuse que coupable, avec des accents si touchants que, semblables aux chants de son pays natal, leur pathétique faisait disparaître leur vulgarisme provincial.

« Relevez-vous, jeune fille, » dit la reine d’un ton de bonté, « et dites-moi quelle espèce de barbares sont vos compatriotes pour qu’un crime comme l’infanticide y soit devenu assez commun pour exiger des lois aussi rigoureuses ? — Sous votre bon plaisir, madame, répondit Jeanie, il y a d’autres pays que l’Écosse où l’on trouve des mères barbares envers leur propre sang. »

On remarquera ici qu’à cette époque les disputes qui s’étaient élevées entre George II et Frédéric, prince de Galles, étaient dans toute leur chaleur, et que les gens charitables, dans le public, en rejetaient tout le blâme sur la reine. Elle rougit donc beaucoup et jeta le regard le plus pénétrant, d’abord sur Jeanie, ensuite sur le duc. Tous deux le soutinrent sans se troubler ; Jeanie, à cause de sa complète ignorance de l’offense qu’elle avait faite à la reine, et le duc à l’aide de son calme habituel. Mais il se dit intérieurement : « Ma pauvre protégée, par cette malencontreuse réponse, vient, sans s’en douter, de donner la mort à la dernière de ses espérances. »

Lady Suffolk, avec adresse et bonté, vint à son secours dans ce moment de crise. « Vous devriez expliquer à cette dame, dit-elle à Jeanie, quelles sont les causes qui rendent ce crime si commun dans votre pays. — il y a des gens qui croient que c’est la pénitence de l’Église, c’est-à-dire le cutty-stool, sous le bon plaisir de Votre Seigneurie, » dit Jeanie en baissant les yeux et en faisant la révérence.

« Le… ? » demanda lady Suffolk, pour qui ce mot était nouveau, et qui d’ailleurs était un peu sourde.

« C’est la sellette de repentance, madame, répondit Jeanie, sur laquelle on expose celles dont la vie et les mœurs sont légères, et qui ont violé le septième commandement. » Ici elle leva les yeux vers le duc, et lui voyant porter la main à sa cravate, son ignorance complète de l’interprétation qu’on pouvait donner à ses paroles, la fit s’arrêter tout court, ce qui augmenta l’effet de ce qu’elle venait de dire.

Quant à lady Suffolk, elle se retira comme un corps de troupes qui, s’étant avancé pour couvrir une retraite, s’est attiré inopinément le feu de l’ennemi de la manière la plus formidable.

« Que le diable soit de cette fille ! pensa le duc d’Argyle ; en voilà encore un qui porte ! elle tire au hasard, à droite à gauche, et tout coup porte. »

Le duc lui-même avait sa part de la confusion ; car ayant agi comme maître de cérémonies de l’innocente jeune fille, dont les paroles ingénues venaient involontairement de causer tant de blessures, il se trouvait à peu près dans la situation d’un gentilhomme campagnard qui, ayant fait entrer son épagneul dans un salon élégant et bien meublé, est condamné à lui voir briser les porcelaines, gâter les meubles, déchirer les robes des dames, en un mot, à être le témoin de tout le désordre et du dégât qu’il y cause par ses bonds et sa pétulante gaieté. Cependant le dernier trait involontairement lancé par Jeanie servit à effacer la fâcheuse impression produite par le premier : car la reine n’avait pas renoncé assez complètement aux sentiments d’une épouse, pour ne pas se réjouir intérieurement d’un bon mot aux dépens de sa bonne Suffolk. Elle se retourna vers le duc d’Argyle avec un sourire qui indiquait son triomphe, et remarqua que les Écossais étaient un peuple qui avait des principes de morale sévère. S’adressant ensuite à Jeanie, elle lui demanda comment elle était venue d’Écosse.

« La plupart du temps à pied, madame, répondit-elle. — Quoi ! vous avez fait cette immense route à pied ? Combien de chemin pouvez-vous faire par jour ? — Vingt-cinq milles, madame, et un bittock. — Un quoi… ? » demanda la reine en regardant le duc d’Argyle.

« Et environ cinq milles de plus, reprit le duc. — Je croyais être bonne marcheuse, dit la reine, mais voilà qui me fait honte. — Puissiez-vous, madame, n’avoir jamais le cœur assez triste pour ne pas vous apercevoir de la fatigue de vos jambes, dit Jeanie. — Voilà qui est mieux, pensa le duc ; c’est la seule chose qu’elle ait encore dite à propos. — Et je n’ai pas marché non plus pendant tout le chemin, car il m’est arrivé quelquefois de monter sur une charrette, et j’ai pris un cheval à Ferry-Bridge, et différentes autres facilités, » dit Jeanie coupant court à son récit en voyant le duc faire le signe dont il était convenu.

« Mais avec tout cela, dit la reine, vous avez dû faire un voyage très-fatiguant, et qui ne servira pas à grand’chose, je le crains ; car en supposant que le roi fît grâce à votre sœur, il est probable qu’elle ne s’en trouverait guère mieux ; votre peuple d’Édimbourg la pendrait de dépit. »

« Elle va se perdre tout à fait dans sa réponse, » pensa le duc.

Mais en cela il se trompait. Les écueils que Jeanie avait touchés étaient cachés sous l’eau, et elle ne pouvait s’en méfier ; celui-ci était trop saillant pour ne pas être aperçu, et elle l’évita.

« Je ne doute pas, dit-elle, que la ville et le pays ne se réjouissent de voir que Sa Majesté a eu compassion d’une pauvre créature abandonnée. — Ce n’est pas ce que Sa Majesté a trouvé dans les dernières circonstances, dit la reine ; mais je suppose que milord-duc lui conseillerait de se laisser guider par les votes de la populace, pour savoir qui il doit pendre et qui il doit épargner. — Non, madame, dit le duc ; mais je conseillerais à Sa Majesté de se laisser guider par l’impulsion de son propre cœur et par celui de son auguste épouse, et alors je réponds que le châtiment ne serait plus attaché qu’au crime, et encore avec prudence et non sans regret. — C’est très-bien, milord ; mais tous ces beaux discours ne me convaincront pas qu’il soit convenable de donner sitôt une marque de faveur à votre ville… comment dirai-je ? je ne veux pas dire rebelle, mais intraitable et mal intentionnée. Comment donc ! il semble que toute la nation soit liguée pour protéger et cacher les infâmes et cruels assassins de ce malheureux Porteous ; autrement comment serait-il possible que, de tant de complices d’une action si publique, pas un seul, depuis le temps qui s’est écoulé, n’ait été reconnu et arrêté ? Que sais-je moi, si cette fille elle-même n’est pas un des dépositaires de ce secret ? Parlez, jeune fille : avez-vous des amis ou des parents engagés parmi les factieux qui ont assassiné Porteous ? — Non, madame, » dit Jeanie qui se trouvait heureuse que cette question lui fût présentée de manière à ce qu’elle pût en toute conscience répondre négativement.

« Mais j’imagine, dit la reine, que si vous étiez dans le secret de quelqu’un, vous vous feriez un cas de conscience de le garder ? — Je prierais Dieu de m’éclairer et de me guider dans la route du devoir, madame, répondit Jeanie. — Oui, et vous suivriez celle vers laquelle votre inclination vous porterait. — Sous votre bon plaisir, madame, dit Jeanie, j’aurais été au bout de la terre pour sauver la vie de John Porteous ou de tout autre malheureux dans la même situation ; mais je ne sais pas jusqu’à quel point il m’est permis de poursuivre la vengeance de son sang, quoique ce puisse être le devoir d’un magistrat civil de le faire ; cependant il est mort, et c’est à ses meurtriers à répondre de leur crime. Mais ma sœur, ma pauvre sœur Effie, elle vit, quoique ses jours soient comptés. Elle vit encore, et un seul mot de la bouche du roi pourrait la rendre à un malheureux vieillard qui jamais, matin et soir, dans ses prières, n’a manqué d’appeler les bénédictions du ciel sur Sa Majesté, et de le supplier de lui accorder un règne long et prospère, et d’établir son trône et celui de sa postérité sur la justice et l’équité. Ô madame ! si jamais vous avez connu la douleur, si vous comprenez ce que c’est que de pleurer et trembler sur une créature coupable et souffrante, dont l’âme est tellement agitée qu’elle n’est en ce moment ni morte ni vivante, ayez compassion de notre malheur ; sauvez une honnête famille du déshonneur, et une infortunée jeune fille, qui n’a pas encore dix-huit ans, d’une mort affreuse et prématurée ! Hélas ! ce n’est pas quand nous dormons d’un sommeil paisible et que nous nous réveillons le cœur gai, que nous pensons aux souffrances des autres : nos cœurs sont enflés par la prospérité, et nous ne songeons qu’à soutenir nos droits et à ressentir nos propres injures. Mais quand vient le moment de la douleur pour l’esprit ou pour le corps (et puisse-t-elle ne vous visiter que le plus rarement qu’il se puisse, milady !), et quand l’heure de la mort arrive pour le faible et pour le puissant (Dieu veuille qu’elle ne vienne pour vous que le plus tard possible, ô milady !) ce n’est pas alors ce que nous aurons fait pour nous-mêmes, mais ce que nous aurons fait pour les autres dont nous aimerons à nous souvenir ; et la pensée que vous aurez sauvé la vie à une pauvre fille vous sera plus douce et plus consolante à cette heure, à quelque moment qu’elle arrive, que si d’un mot de votre bouche vous pouviez faire pendre à la même corde tous les factieux de l’insurrection Porteous. »

Les larmes coulaient abondamment sur les joues de Jeanie pendant que, tremblante d’émotion, elle plaidait la cause de sa sœur du ton le plus pathétique et à la fois le plus simple et le plus touchant.

« Voilà de l’éloquence, » dit Sa Majesté au duc d’Argyle. « Jeune fille, » continua-t-elle en s’adressant à Jeanie, « je ne puis accorder un pardon à votre sœur, mais mon intercession pressante ne vous manquera pas auprès de Sa Majesté. Prenez ce petit nécessaire, » ajouta-t-elle en lui mettant dans la main un portefeuille brodé à mettre des aiguilles. « Ne l’ouvrez pas maintenant, mais à votre loisir : vous y trouverez quelque chose qui vous fera souvenir que vous avez eu une entrevue avec la reine Caroline. » Jeanie, voyant ses soupçons ainsi confirmés, tomba à genoux, et se serait répandue en expressions de reconnaissance si le duc, qui craignait qu’elle n’en dît plus qu’il ne fallait et ne gâtât tout le reste, n’eût touché de nouveau sa cravate.

« Je crois maintenant que notre affaire est terminée pour l’instant, milord-duc, et j’espère que c’est à votre satisfaction. Je me flatte dorénavant de voir Votre Grâce plus souvent et à Richmond et à Saint-James. Allons, lady Suffolk, il faut que nous souhaitions le bonjour à Sa Grâce. »

Ils se firent réciproquement les révérences d’adieu, et le duc, aussitôt que les dames se furent retirées, aida Jeanie à se relever et la ramena par la même avenue qu’elle traversa comme une personne qui se croit sous l’illusion d’un songe.


CHAPITRE XXXVIII.

CURIOSITÉ TROMPÉE.


Sitôt que j’aurai pu fléchir le roi irrité, tout le monde saura que je suis votre avocat.
Cymbeline.


Le duc d’Argile se dirigea vers la petite porte par laquelle ils étaient entrés dans le parc de Richmond, qui fut si long-temps la résidence favorite de la reine Caroline. Elle leur fut ouverte par le même portier avec autant de silence et de mystère que la première fois, et ils se trouvèrent hors de l’enceinte de ce domaine royal. Pas un mot n’avait encore été prononcé de part ni d’autre. Le duc voulait probablement donner à sa protégée campagnarde le temps de se reconnaître et de reprendre ses esprits après un pareil entretien. Et Jeanie Deans, occupée de ce qu’elle avait vu et entendu, et de ce qu’elle avait deviné, était trop agitée pour pouvoir faire une question.

Ils trouvèrent l’équipage du duc à l’endroit où ils l’avaient laissé ; ils y remontèrent, et la voiture reprit rapidement la route de la ville.

« Je pense, Jeanie, » dit le duc rompant enfin le silence, « que vous avez tout lieu de vous féliciter du résultat de votre entrevue avec Sa Majesté ? — C’était donc bien réellement la reine ! dit Jeanie ; je m’en étais presque douté quand j’ai vu que Votre Honneur ne remettait pas son chapeau ; et cependant je pouvais à peine me le persuader, même en le lui entendant dire à elle-même. — C’était en effet la reine Caroline, dit le duc. Mais n’êtes-vous pas curieuse de voir ce qu’il y a dans le petit portefeuille qu’elle vous a donné ? — Croyez-vous que le pardon y soit, monsieur ? » demanda Jeanie avec toute la vivacité de l’espérance. « Oh ! non, dit le duc, ce n’est pas trop probable : les rois ne portent pas ainsi les pardons tout prêts sur eux, à moins de savoir d’avance qu’ils auront à en accorder. D’ailleurs Sa Majesté vous a dit que c’était du roi et non pas d’elle que cela dépendait. — C’est bien vrai, dit Jeanie ; c’est que j’ai l’esprit si confus… Mais Votre Honneur pense-t-elle que la grâce d’Effie soit assurée ? » continua-t-elle en tenant toujours dans sa main le petit portefeuille sans l’ouvrir.

« Vous connaissez notre dicton écossais : Les rois sont des chevaux un peu difficiles à ferrer des pieds de derrière, répondit le duc ; mais sa femme sait comment s’y prendre avec lui, et je n’ai pas le moindre doute que la grâce ne soit accordée. — Oh ! Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! s’écria Jeanie, et puisse la bonne dame éprouver toute sa vie le contentement de cœur qu’elle me donne en ce moment ! Oh ! que Dieu vous bénisse aussi, milord ! sans votre appui je n’aurais pu parvenir jusqu’à elle. »

Le duc la laissa s’épancher sur ce sujet pendant assez longtemps, curieux peut-être de voir jusqu’à quel point le sentiment de la reconnaissance continuerait à l’emporter sur la curiosité ; mais ce dernier sentiment avait si peu de pouvoir sur l’esprit de Jeanie, que Sa Grâce, chez qui dans ce moment il était peut-être un peu plus vif, fut obligée de la faire penser de nouveau au présent de la reine. Jeanie ouvrit donc l’étui, y trouva l’assortiment ordinaire de ciseaux, aiguilles, soie et autres objets renfermés dans un nécessaire, et dans le petit portefeuille était un billet de banque de 50 liv. sterling.

Le duc n’eut pas plus tôt appris à Jeanie la valeur de ce billet, car elle n’en avait jamais eu d’aussi considérable, qu’elle exprima son regret de la méprise qui avait eu lieu. « Quant au nécessaire, dit-elle, c’est une chose qui m’est bien précieuse, et que je garderai toute ma vie comme un souvenir, d’autant que le nom de la reine est écrit en dedans, et surmonté d’une couronne. Voyez ! Caroline en toutes lettres, et écrit de sa main sans doute. »

Elle présenta donc le billet au duc, le priant de trouver quelque moyen de le rendre à la reine.

« Non, non, Jeanie, lui dit-il, il n’y a pas ici de méprise ; Sa Majesté sait que ce voyage vous a fait faire une grande dépense, et elle veut vous en dédommager. — Elle est vraiment trop bonne, dit Jeanie, et je suis bien aise de pouvoir rendre à Dumbiedikes son argent sans gêner mon père, le digne homme ! — Dumbiedikes ! un propriétaire du Mid-Lothian, n’est-ce pas ? » dit le duc auquel sa résidence dans ce pays, à différentes époques, avait fait connaître la plupart des propriétaires de domaines en Écosse. « Il a une maison non loin de Daikeith, et porte une perruque noire avec un chapeau galonné ? — Oui, monsieur, » répondit Jeanie qui avait ses raisons pour répondre brièvement sur ce sujet.

« Ah ! mon ancienne connaissance Dumbie, dit le duc ; je l’ai vu trois fois dans ma vie, et je ne l’ai entendu parler qu’une seule. Est-ce qu’il est un de vos cousins, Jeanie ? — Non, monsieur, non, milord. — Alors c’est un amoureux, Jeanie ? — Oui, oui, milord, » répondit Jeanie en rougissant et balbutiant à la fois.

« Ah, ah ! Alors si le laird se déclare, je crains que mon ami Butler ne coure quelque danger. — Oh ! non, monsieur, » répondit Jeanie avec bien plus de promptitude, mais en rougissant encore plus que la première fois.

« Fort bien, Jeanie, dit le duc ; je vois que vous êtes une fille à qui l’on peut confier en toute sûreté le soin de ses affaires, et je ne vous en demanderai pas davantage. Mais quant à la grâce de votre sœur, il faut que je m’occupe de la faire expédier dans toutes les formes, et j’ai au ministère un ami qui me rendra ce service en faveur de notre vieille connaissance. Ensuite, Jeanie, comme j’aurai besoin d’envoyer un exprès en Écosse, j’aurai soin en même temps de la faire expédier comme il convient. Vous pourrez en attendant écrire par la poste à vos parents et à vos amis pour leur apprendre votre heureux succès. — Et Votre Honneur pense-t-il que cela vaudrait mieux que si je prenais mes jambes à mon cou, et que je m’en retournasse porter mon message moi-même ? — Beaucoup mieux assurément, dit le duc ; vous savez que les routes ne sont pas très-sûres pour une femme qui voyage seule. »

Jeanie reconnut intérieurement la justesse de cette observation.

« Et d’ailleurs j’ai un projet pour vous. Une des femmes de la duchesse et quelqu’un de ma maison, Archibald, que vous connaissez, vont partir pour Inverary, dans une calèche, avec quatre chevaux que je viens d’acheter ; et comme il y a place pour vous dans la voiture, ils vous mèneront jusqu’à Glascow, d’où Archibald trouvera moyen de vous envoyer commodément à Édimbourg. Et pendant la route je vous prierai de communiquer à votre compagne votre recette pour faire des fromages, car c’est elle qui doit être chargée de la laiterie, et je gagerais bien que vous mettez autant de propreté et de soin dans la vôtre que dans votre habillement et votre tenue. — Est-ce que Votre Honneur aime le fromage ? » dit Jeanie d’un air de satisfaction secrète.

« Si je l’aime ! » dit le duc dont la bonté prévoyait ce qui allait suivre ; « pouvez-vous faire cette question à un montagnard ? Avec du fromage et de la galette, je dînerais comme un empereur. — C’est que, dit Jeanie d’un air de modeste confiance, mais évidemment enchantée de cette réponse, « c’est que nos fromages sont faits avec tant de soin qu’il y a bien des gens qui les trouvent aussi bons que le vrai Dunlop ; et si Votre Honneur voulait bien en accepter un ou deux, il me rendrait bien heureuse et bien fière. Mais peut-être préférez-vous le lait de brebis, c’est-à-dire le fromage de Buckholm, ou peut-être encore le lait de chèvre, puisque vous êtes des montagnes ; et en cela je ne puis prétendre m’y entendre aussi bien ; mais je pourrai parler à ma cousine Jeanne qui demeure à Lockermachus, dans le Lammermoor, et… — C’est tout à fait inutile, dit le duc ; le fromage de Dunlop est précisément celui que j’aime, et vous me rendrez un véritable service de m’en envoyer un à Caroline-Park. Mais songez à vous piquer d’honneur, Jeanie, car je vous avertis que je suis connaisseur. — Je ne crains pas, » dit Jeanie avec confiance, « de mécontenter Votre Honneur ; car on voit bien à votre air qu’il vous serait difficile de trouver à redire à qui ferait de son mieux ; et, certes, si quelqu’un doit faire tous ses efforts pour plaire à Votre Grâce, c’est bien moi. »

Ces paroles firent tomber la conversation sur un sujet qui fournit à nos deux voyageurs, malgré la différence de leur rang et de leur éducation, beaucoup de choses à dire. Le duc, outre ses autres qualités patriotiques, avait des connaissances très-profondes en agriculture, et il en tirait vanité. Il communiqua à Jeanie ses observations sur les différentes races de bestiaux en Écosse, et sur les diverses qualités de leur laitage, et il recueillit en échange de si bonnes choses de l’expérience pratique de la jeune fille, qu’il lui promit une couple de vaches du Devonshire en récompense de la leçon. Il était enfin tellement transporté en imagination au milieu de ses plaisirs et de ses occupations champêtres, qu’il soupira de regret quand sa voiture s’arrêta à la vue du vieux fiacre qu’Archibald avait fait attendre à l’endroit où ils l’avaient laissé. Pendant que le cocher remettait la bride à ses haridelles, qui avaient été régalées d’un peu de foin échauffé, le duc recommanda à Jeanie de ne pas être trop communicative avec son hôtesse sur ce qui venait de se passer. « Il est inutile, dit-il, de parler de ces sortes d’affaires qu’elles ne soient entièrement terminées, et si elle vous serre de trop près par ses questions, vous pouvez renvoyer la dame à Archibald. C’est une de ces vieilles connaissances, et il sait comment il faut lui répondre.»

Il prit ensuite congé de Jeanie d’un air de cordialité, et lui recommanda de se tenir prête à partir pour l’Écosse la semaine suivante. Après l’avoir vue établie dans son fiacre, il donna ordre à son cocher de partir, en fredonnant une stance d’une chanson qu’on lui attribue :

Derechef, à l’aspect du riant Dunbarton,
Oui, je veux m’enfoncer le bonnet sur l’oreille,
Et mon sabre, en chemin pendant à mon talon.
Pour couper les gâteaux préparés de la veille.

Il n’y a peut-être qu’un Écossais qui puisse concevoir avec quelle ardeur les habitants de ce pays, en dépit de toutes les distinctions de fortune, de rang et d’éducation, sentent la force du lien qui les unit comme compatriotes. Il existe, je crois, un plus grand rapport de sentiments, un plus grand nombre de sensations et de souvenirs communs parmi les naturels d’un pays agreste et sauvage, que parmi ceux dont le territoire est fertile et cultivé. Leurs ancêtres ont moins souvent changé de résidence. Le souvenir mutuel qu’ils conservent des objets ou des événements remarquables est plus vif et plus exact. Le pauvre et le riche s’y intéressent plus à leur bien-être réciproque ; les affections de la parenté s’y propagent d’une manière bien plus étendue ; en un mot, les liens d’attachement qui unissent les uns aux autres tous les enfants d’une même patrie, et qui sont toujours honorables, même lorsqu’ils sont un peu trop exclusifs, y ont bien plus d’influence sur le cœur des hommes et sur leurs actions.

Le fiacre, qui cahotait durement Jeanie sur le pavé de Londres, alors exécrable, et allait d’un train bien différent de celui avec lequel le carrosse du duc les avait transportés à Richmond, déposa enfin Jeanie et son compagnon à l’enseigne nationale du Chardon. Mistress Glass, qui, pleine d’impatience et de curiosité, l’attendait depuis long-temps, courut à la rencontre de notre héroïne, qui fut tout étourdie du déluge de questions qu’elle fit pleuvoir sur elle, et qui s’échappèrent avec l’impétuosité d’un torrent qui brise ses digues. « Avait-elle vu le duc ? que Dieu le bénisse ! la duchesse… les jeunes demoiselles ? Avait-elle eu une audience du roi ? que Dieu le bénisse ! Avait-elle vu la reine, le prince de Galles, la princesse, ou quelqu’un de la famille royale ? Avait-elle la grâce de sa sœur ? cette grâce était-elle pleine et entière, ou n’était-ce qu’une commutation de peine ? Avait-elle été loin ? Où le fiacre l’avait-il descendue ? Qui avait-elle vu ? Qu’avait-on dit ? Pourquoi avait-elle été si long-temps ? »

Telles furent les différentes questions entassées les unes sur les autres, avec une telle avidité de curiosité qu’elles ne laissaient pas le temps d’y faire les réponses qu’elles exigeaient. Jeanie aurait été fort embarrassée, si Archibald, qui avait sans doute reçu des instructions de son maître à ce sujet, n’était venu à son secours. « Mistress Glass, dit-il, mon maître m’a recommandé de vous dire qu’il vous serait très-obligé de ne faire aucune question à cette jeune personne, parce qu’il désire vous expliquer plus clairement qu’elle ne le pourrait faire elle-même l’état de ses affaires, et vous consulter sur un point dont elle n’est pas dans le cas de vous rendre un compte exact. Le duc passera demain ou après-demain chez vous dans cette intention. — Sa Grâce a bien de la bonté, » dit mistress Glass dont l’ardeur à faire des questions fut un peu ralentie par cette pilule dorée qu’Archibald venait de lui faire avaler si adroitement. « Sa Grâce conçoit que je suis en quelque sorte responsable de la conduite de ma jeune parente, et il n’y a pas de doute que Sa Grâce ne soit plus à portée que personne de juger jusqu’à quel point il est convenable de lui confier, à elle, ou à moi la direction de ses affaires. — Sa Grâce conçoit parfaitement cela, » répondit Archibald avec toute sa gravité nationale, « et certainement il confiera ce qu’il a à dire à la plus discrète des deux. Ainsi donc, mistress Glass, Sa Grâce peut compter que vous ne parlerez de rien à miss Jeanie Deans au sujet de ses propres affaires, ou de celles de sa sœur, jusqu’à ce qu’il vous ait vue. Il m’a chargé en même temps de vous assurer que tout allait aussi bien que l’intérêt que vous prenez à cette famille peut vous le faire désirer. — Milord-duc est bien bon, bien bon certainement, d’avoir pensé à tout cela, monsieur Archibald ; les ordres de Sa Grâce seront exécutés, et… Mais vous venez de si loin, monsieur Archibald, comme le temps qu’a duré votre absence me le fait présumer, et je crois, » ajouta-t-elle avec un sourire engageant, « qu’un petit verre de véritable rosa-solis ne vous fera pas de mal. — Je vous remercie, mistress Glass, » répondit le premier valet de chambre du grand seigneur ; « mais je suis obligé de retourner immédiatement près de milord ; » et saluant poliment les deux cousines, il sortit de la boutique de la dame du Chardon.

« Je suis bien aise que vos affaires soient en si bonne route, ma chère Jeanie, dit mistress Glass, quoiqu’il n’y eût guère d’inquiétude à avoir dès le moment que le duc d’Argyle avait la bonté de s’en charger. Je ne vous ferai aucune question, puisque Sa Grâce, qui est la prudence même, se propose de me dire tout ce que vous savez, ma chère, et sans doute encore bien des choses que vous ne savez pas ; de sorte que, si vous avez le cœur trop plein, vous pouvez, en attendant, commencer à l’épancher avec moi, puisque vous voyez que le bon plaisir de Sa Grâce est que je sois instruite de tout ; et que ce soit par vous ou par lui, vous concevez que cela ne fait aucune différence. Si je suis au fait d’avance de ce qu’il aura à me communiquer, j’en serai d’autant mieux préparée à lui donner mon avis ; et, après tout, je vous le répète, que ce soit vous ou lui qui m’en instruisiez, cela ne peut rien faire du tout ; ainsi vous pouvez me dire tout ce qu’il vous plaira ; seulement songez bien que je ne vous fais aucune question. »

Jeanie était un peu embarrassée ; elle se disait que la communication qu’elle aurait pu faire à sa cousine était peut-être le seul moyen qui fût en son pouvoir de s’acquitter de son obligeante hospitalité, en lui accordant cette satisfaction. Mais son jugement lui fit immédiatement comprendre que son entrevue avec la reine Caroline, qui avait été accompagnée d’une espèce de mystère, n’était pas un sujet qu’il convînt de livrer au commérage de mistress Glass, à qui elle croyait plus de bonté que de prudence. Elle répondit donc, sans entrer dans aucun détail, que le duc avait eu l’extrême bonté de faire beaucoup de démarches au sujet de la triste affaire de sa sœur, et qu’il croyait avoir trouvé un moyen d’obtenir une bonne issue ; mais qu’au surplus il se proposait de dire à mistress Glass tout ce qu’il en pensait.

Ceci ne satisfit pas entièrement la curieuse maîtresse du Chardon. Aussi pénétrante que son râpé le plus fin, elle pressa Jeanie de nouvelles questions. « Était-elle restée tout ce temps à l’hôtel d’Argyle ? Le duc y était-il avec elle ? Avait-elle vu la duchesse et les jeunes demoiselles, et en particulier lady Caroline Campbell ? » Jeanie répondit en général à toutes ces questions, qu’elle connaissait si peu la ville, qu’il lui était impossible de dire où elle avait été ; qu’elle ne croyait pas avoir vu la duchesse ; qu’elle avait vu deux dames, dont l’une se nommait Caroline, à ce qu’elle croyait avoir entendu dire, mais qu’elle n’en pouvait dire davantage.

« C’est probablement la fille aînée du duc, lady Caroline Campbell. Il n’y a aucun doute, dit mistress Glass ; mais vraisemblablement j’en apprendrai davantage de Sa Grâce. D’ailleurs, la nappe est mise dans le petit parloir là-haut, car il est plus de trois heures, et vous saurez qu’après vous avoir attendue pendant plus d’une heure j’ai mangé un morceau ; ainsi il est temps que vous dîniez à votre tour ; car, suivant le vieux dicton écossais : La conversation ne va que d’une aile entre celui qui a le ventre plein et celui qui est à jeun.


CHAPITRE XXXIX.

CORRESPONDANCE.


Le ciel permit l’invention des lettres pour le soulagement de quelques malheureux, d’un amant exilé, d’une belle captive.
Pope.


À force de travail et de peine, Jeanie parvint à rédiger et à mettre à la poste, le jour suivant, non moins de trois lettres, entreprise si extraordinaire pour elle, et si étrangère à ses habitudes, qu’elle aurait préféré faire trois fois autant de fromages de Dunlop. La première de ces lettres était très-courte. Elle était adressée à Georges Staunton, écuyer, au rectorat de Willingham par Grantham, dont elle avait appris l’adresse entre autres choses que lui avait communiquées le paysan bavard qui l’avait conduite à Stamford. Elle était ainsi conçue :

« Monsieur,

« Pour prévenir de nouveaux malheurs, dont il me semble qu’il y a eu assez, celle-ci est afin de vous apprendre que j’ai obtenu, de Sa Majesté la Reine, la grâce de ma sœur, ce dont je ne doute pas que vous ne vous réjouissiez, et je n’ai pas eu besoin de parler de l’affaire que vous savez. Ainsi donc, monsieur, je prie le ciel qu’il vous accorde une meilleure santé de corps et d’âme, et je souhaite que le grand médecin vienne un jour vous visiter dans sa bonté. Je vous prie aussi, monsieur, de ne jamais revoir ma sœur : plût à Dieu que vous ne l’eussiez jamais vue ! Sur quoi, loin de vous désirer aucun mal, mais, au contraire, tout le bien possible, c’est-à-dire que vous quittiez vos voies d’iniquité (car pourquoi souhaiterais-je votre mort ?), je reste votre très-humble servante, prête à vous obéir.

Vous savez qui. »

La lettre suivante était adressée à son père : elle est trop longue pour la rapporter tout entière, nous n’en donnerons que des extraits.

«très-cher et très-honoré père,

« La présente, avec mes humbles respects, est pour vous informer qu’il a plu à Dieu de racheter la captivité de ma pauvre sœur, c’est à-dire que Sa glorieuse Majesté la Reine, pour laquelle nous sommes à jamais tenus de prier, a racheté son âme en lui accordant la rançon de vie sous la forme d’un pardon. Et j’ai parlé à la reine, face à face, et je n’en suis pas morte, car elle ne diffère pas beaucoup d’autres grandes dames, si ce n’est qu’elle a une majestueuse prestance, et un œil perçant comme celui d’un faucon, qui vous transperce de part en part comme le poignard d’un montagnard. Tout ce bien a été accompli, avec la permission du grand dispensateur, dont nous ne sommes que les instruments, par le duc d’Argyle, qui est un bon et véritable Écossais, et pas fier comme d’autres gens que nous connaissons, et qui s’entend assez bien en bestiaux pour un grand seigneur, à propos de quoi il m’a donné deux vaches du Devonshire, dont il est amoureux, quoique je tienne toujours pour la vraie race de l’Ayrshire. Je lui ai aussi promis un fromage, et je désirerais, si Gowan, notre vache bariolée, a une génisse, qu’on pût l’élever, car j’ai entendu dire qu’il n’en avait pas de cette race, et il n’est pas dédaigneux, mais au contraire, il acceptera volontiers le présent de pauvres gens, afin qu’ils puissent soulager leur cœur de la dette qu’ils ont contractée envers lui. Son Honneur le duc veut bien accepter aussi un de mes fromages de Dunlop, et ce ne sera pas ma faute s’il n’a pas le meilleur qui ait jamais été fait dans le Lowden. » (Ici suivaient, sur la race des bestiaux et les travaux de la laiterie, quelques observations que nous nous proposons d’envoyer à la Société d’agriculture.) « Néanmoins tout ceci n’est rien en comparaison de la belle moisson de grâces que la Providence nous a accordée, et principalement de la vie de la pauvre Effie. Ô mon cher père ! puisqu’il a plu à Dieu d’être miséricordieux envers elle, ne lui refusez pas votre entier pardon, qui la mettra en état de devenir un vase d’élection et d’être la consolation de vos cheveux gris. Mon cher père, voulez-vous faire savoir au laird qu’il vous est survenu des amis d’une manière étrange, et que l’argent qu’il m’a prêté lui sera rendu avec reconnaissance ? J’ai encore une partie de cet argent, et quant au reste, je ne le garde pas dans une bourse ou dans le coin d’un mouchoir, mais le tout consiste en un petit morceau de papier, comme c’est la mode ici, et qui, m’assure-t-on, vaut bien l’argent qu’il représente. Et aussi, mon cher père, grâce à M. Butler, j’ai été très-bien accueillie par le duc, car il paraît qu’il y a eu des services rendus entre leurs grands-pères dans les anciens temps de trouble. Mistress Glass aussi a eu pour moi les bontés d’une mère. Elle a ici une belle maison, et vit commodément avec deux servantes, un commis et un garçon de boutique. Elle doit vous envoyer une livre de son tabac fin et aussi de quelque autre espèce, et il faudra que nous pensions à lui faire un présent, après toutes les honnêtetés qu’elles a eues pour moi. Le duc doit expédier le pardon par un exprès, parce que je ne puis pas voyager assez vite, et je dois m’en retourner avec un des domestiques de Sa Grâce, un nommé John Archibald, qui est un homme d’un certain âge, et fort honnête, et qui dit vous avoir vu, il y a longtemps, quand vous achetiez des bestiaux dans l’ouest, au laird d’Aughtermugithy. Peut-être ne vous souviendrez-vous pas de lui ; mais, quoi qu’il en soit, c’est un homme bien honnête. Et il y aura aussi avec nous mistress Daily Dutton, qui va tenir la laiterie à Inverary. Ils me mèneront jusqu’à Glasgow, d’où il n’est pas bien difficile de revenir chez nous, ce que je désire par-dessus toutes choses. Puisse le dispensateur de tous les biens veiller sur vous et votre santé, dans tous les moments de votre vie ! c’est la prière que fait ardemment votre affectionnée fille.

Jeanie Deans. »

La troisième lettre était pour Butler ; en voici la teneur :

« Monsieur Butler,

« Vous serez bien aise d’apprendre que le but de mon voyage est, grâce à Dieu, accompli, et que tout a été pour le mieux, et que le duc d’Argyle a bien accueilli le papier de votre grand-père, et même qu’il a écrit votre nom avec un crayon sur un petit livre de maroquin, ce qui me fait croire qu’il pensera à vous pour une cure ou pour une école, car il en a assez à donner. Je vous dirai aussi que j’ai vu la reine, qui, de sa propre main, m’a donné un étui contenant un nécessaire. Elle n’avait pas sa couronne et son sceptre, mais on les lui garde, comme on fait des plus beaux habits des enfants, pour qu’ils les portent quand il en est besoin. On les tient renfermés dans une tour qui ne ressemble pas à la tour de Libberton ou à celle de Craig-Millar, mais plutôt au château d’Édimbourg, si les bâtiments étaient abattus et reconstruits au milieu du North-Loch. La reine a été aussi très-généreuse avec moi, elle m’a donné un papier qui, m’assure-t-on, vaut 50 liv. sterl., et cela, afin de payer les dépenses de mon voyage, tant de ma venue que de mon retour ; de sorte, monsieur Butler, que comme nous sommes enfants de voisins, et que nous nous connaissons depuis si long-temps, sans parler de ce dont il a été question entre nous, j’espère que vous ne vous laisserez pas manquer de ce qui est nécessaire à votre santé, puisqu’il est à peu près égal que ce soit vous ou moi qui ayons de l’argent, lorsque l’un de nous deux en a besoin. Et songez que ce que j’en dis n’est pas pour vous rappeler rien de ce que vous seriez peut-être bien aise d’oublier, dans le cas où vous obtiendriez un emploi dans l’Église ou une école, comme je l’ai dit ci-dessus. Seulement, j’espère que ce sera plutôt une école qu’une église, à cause du serment et du patronage qui pourraient ne pas passer facilement avec mon digne père ; à moins que vous ne puissiez obtenir d’être nommé à la paroisse de Shrerghmedead, comme vous en avez eu un moment l’espérance, car je lui ai entendu dire que l’arbre de la vraie doctrine était plus profondément enraciné dans cette paroisse presque inculte, que dans la Canongate d’Édimbourg. J’aurais voulu savoir de quels livres vous auriez besoin, monsieur Butler, car on en a ici des maisons toutes pleines, et on en a tant qu’on est obligé d’en mettre dans la rue, et ceux-là sont probablement vendus à bon marché, car on doit être bien aise de s’en débarrasser, pour qu’ils ne soient pas gâtés par le mauvais temps. C’est une bien grande ville que Londres, et j’ai vu tant de choses que ma pauvre tête en est tout étourdie. Vous savez depuis long-temps que je ne suis pas forte sur l’écriture, il est près d’onze heures du soir, ce qui fait qu’il faut que je finisse. Je ferai mon voyage en bonne compagnie et en toute sûreté, et je suis d’autant plus contente de m’en retourner avec des gens de connaissance, qu’il m’est arrivé quelques accidents sur la route avant d’arriver chez ma cousine mistress Glass, qui a une belle maison ici ; mais tout y est empoisonné par l’odeur du tabac, au point que j’en suis comme ivre… Mais qu’est-ce que tout cela en comparaison de la grande délivrance qui a été accordée à la maison de mon père, et dont, comme notre ancien et fidèle ami, je ne doute pas que vous ne vous réjouissiez extrêmement, et n’éprouviez la plus vive satisfaction. Je suis, mon cher monsieur Butler, pour le temps, comme pour l’éternité, votre sincère amie.

Jeanie Deans. »

Après ces travaux d’un genre inaccoutumé, Jeanie se mit au lit, et pendant quelque temps il lui fut impossible de dormir, étant à chaque instant réveillée par un tressaillement de joie en pensant qu’elle avait obtenu la grâce de sa sœur, et son cœur sentant le besoin d’épancher en actions de grâces la reconnaissance qui le pénétrait et de s’élever dans l’effusion de son bonheur vers celui qui avait été auparavant le dépositaire de ses inquiétudes et de ses chagrins.

Le lendemain et le jour suivant, mistress Glass, agitée par l’impatience de l’attente, ne cessa d’aller et venir dans sa boutique comme un pois qui bout dans une marmite, si l’on me passe la trivialité de cette comparaison. Le matin du troisième jour la voiture si ardemment attendue parut enfin avec quatre laquais à livrée d’un brun foncé galonnée d’or, et le duc lui-même en sortit en habit brodé avec sa canne à pomme d’or, portant ses décorations et l’ordre de la Jarretière, enfin tout resplendissant de magnificence et de grandeur, comme le dirait un conte de fées.

Il demanda à mistress Glass des nouvelles de sa petite compatriote, mais sans désirer la voir, probablement parce qu’il voulait éviter dans ses rapports avec elle toute apparence qui aurait pu être mal interprétée par la malignité. « La reine, dit-il à mistress Glass, a daigné prendre en considération l’affaire de votre parente ; et touchée de l’affection courageuse et dévouée de sa sœur aînée, elle a bien voulu employer sa puissante intercession auprès du roi et en a obtenu la grâce d’Effie, qui vient de lui être expédiée en Écosse, à la seule condition qu’elle serait bannie du pays pendant quatorze ans. L’avocat du roi, ajouta-t-il, avait insisté sur cette modification, ayant représenté aux ministres de Sa Majesté que depuis sept ans seulement il y avait eu en Écosse vingt et un exemples d’infanticide. — La peste soit de lui ! s’écria mistress Glass ; quel besoin avait-il de parler ainsi de ses compatriotes, et à des Anglais encore ! J’avais regardé jusqu’à présent l’avocat du roi comme un brave et honnête homme, mais je vois que c’est un vilain oiseau : Votre Grâce m’excusera de me servir d’une telle expression. Que va faire maintenant la pauvre fille dans une terre étrangère ? La pauvre malheureuse ! c’est la mettre dans le cas de retomber dans la même faute, que de l’envoyer loin de la surveillance de ses parents et de ses amis ! — Bah, bah ! dit le duc, il ne faut pas prévoir ces choses-là. Elle peut venir à Londres ou aller en Amérique, et se bien marier, malgré tout ce qui s’est passé. — Ma foi, comme Votre Grâce veut bien le dire, cela n’est pas impossible, répondit mistress Glass ; et maintenant que j’y pense, il y a un de mes anciens correspondants de la Virginie, Éphraïm Buckskin, qui me fournit du tabac depuis quarante ans, et ce n’est pas une faible pratique que la mienne, et voilà dix ans qu’il m’écrit de lui envoyer une femme. Le brave homme n’a pas plus de soixante ans ; il est d’ailleurs frais et dispos, et il fait de bonnes affaires ; un mot de ma main suffirait, j’en suis sûre, pour arranger cela, et le malheur d’Effie (dont je ne vois pas d’ailleurs qu’il soit absolument nécessaire de parler) ne serait pas regardé dans ce pays-là comme un obstacle. — Est-elle jolie ? demanda le duc : sa sœur est une fille de bonne mine, mais elle ne peut passer pour belle. — Oh ! Effie est bien plus jolie que Jeanie, dit mistress Glass, quoiqu’il y ait longtemps que je ne l’aie vue moi-même ; mais j’entends parler des Deans par tous mes amis du pays lorsqu’ils viennent à Londres, et Votre Grâce sait que nous autres Écossais nous nous tenons tous. — Et c’est tant mieux pour nous, dit le duc, et tant pis pour ceux qui se frottent à nous, comme le dit fort bien la vieille devise écossaise de votre enseigne, mistress Glass. Et maintenant j’espère que vous approuverez les mesures que j’ai prises pour renvoyer votre parente à sa famille. » Alors il lui détailla son plan, et mistress Glass, à chaque phrase de Sa Grâce, exprimait, par une révérence et un sourire, qu’elle y donnait une approbation sans réserve. Le duc conclut ainsi : « Maintenant, mistress Glass, je vous prie de dire à Jeanie que j’espère qu’elle n’oubliera pas mon fromage quand elle sera de retour en Écosse. Archibald a reçu mes ordres et pourvoira à toutes ses dépenses. — Je demande très-humblement pardon à Votre Grâce, dit mistress Glass, mais vous n’avez pas besoin de vous inquiéter de cela ; les Deans sont à leur aise dans leur classe, et la jeune fille a de l’argent dans sa poche. — Cela peut-être, dit le duc, mais vous savez que lorsque Mac-Callum More voyage, il paie partout ; c’est notre coutume à nous autres montagnards, mistress Glass, de prendre aux autres ce qui nous manque, et de donner à ceux qui ont besoin. — Votre Grâce est connue pour donner toujours et ne jamais prendre, dit mistress Glass. — Pour vous prouver le contraire, dit le duc, je vais remplir ma boîte du tabac qui est dans ce pot, et je ne vous paierai pas un sou. » Puis la priant encore une fois de le rappeler au souvenir de Jeanie et de lui souhaiter de sa part un heureux voyage, il laissa mistress Glass le front radieux et le cœur épanoui de joie, la plus heureuse et la plus fière de toutes les marchandes de tabac.

La bonté familière et l’affabilité du duc eurent par contre-coup un effet favorable sur la situation de Jeanie. Sa parente, quoique bonne femme et fort obligeante à son égard, s’était un peu trop identifiée avec les manières de Londres pour être entièrement satisfaite du costume national et campagnard de sa cousine, et d’ailleurs elle était un peu scandalisée du motif de son voyage. Mistress Glass aurait donc pu être moins empressée dans ses attentions pour Jeanie, sans l’intérêt que le premier des seigneurs écossais (car c’était ainsi que le duc d’Argyle était considéré dans l’opinion général) semblait avoir pris à son sort ; dès ce moment donc, comme une parente dont les vertus domestiques et l’attachement dévoué à sa famille avaient attiré l’attention et conquis l’approbation de la royauté même. Jeanie apparut à sa cousine sous un point de vue bien différent et bien plus favorable, et s’en vit traitée non seulement avec amitié, mais encore avec égard et respect.

Il n’eût tenu qu’à elle de faire autant de visites que mistress Glass avait de connaissances, et de voir autant de choses curieuses que Londres en pouvait renfermer ; mais excepté dans une ou deux occasions où elle alla dîner chez des cousins éloignés, et dans une autre où, cédant aux instances de mistress Glass, elle se décida à l’accompagner chez mistress Dabby, femme du digne député Dabby, de Faringdon-Without, elle ne profita guère de cette disposition. Comme mistress Dabby était la dame du rang le plus élevé que Jeanie eût vue à Londres après la reine, il lui arriva quelquefois par la suite de faire entre elles un parallèle, dans lequel elle remarquait que mistress Dabby était vêtue avec deux fois plus d’étalage, qu’elle était deux fois plus grosse, et parlait deux fois plus haut et deux fois plus que la reine, mais qu’elle n’avait pas ce regard de faucon qui donne la chair de poule et fait plier les genoux, et que, quoiqu’elle eût eu la bonté de lui donner un pain de sucre et deux livres de thé, cependant elle n’avait pas cet air de bonté qui va au cœur, et qui était peint sur la figure de la reine, lorsqu’elle lui mit dans la main le petit portefeuille.

Jeanie aurait peut-être pris plus de goût à tous les objets curieux et nouveaux pour elle que présentait la capitale, sans la condition attachée au pardon de sa sœur, et qui avait sensiblement affligé son cœur affectueux. Elle éprouva cependant quelque soulagement sur ce sujet, d’une lettre qu’elle reçut de son père par le retour du courrier, en réponse à celle qu’elle lui avait écrite. Il lui envoyait ses plus tendres bénédictions et son entière approbation de la démarche qu’elle avait faite, et qui sans doute était une inspiration directe que le ciel lui avait envoyée afin qu’elle devînt un instrument de salut pour une famille prête à périr.

« Si jamais délivrance fut chère et précieuse, disait-il, et si la vie qu’on nous a sauvée peut devenir plus douce et plus agréable, c’est quand elle nous est rendue par les soins de ceux auxquels nous attachent les nœuds du sang et de l’affection. Que votre cœur ne se trouble pas au-dedans de vous, si cette victime, échappée de l’autel sur lequel elle était attachée pour être sacrifiée aux lois humaines, est maintenant chassée des limites de notre pays. L’Écosse est une terre de prospérité pour ceux qui y chérissent la loi chrétienne, c’est une contrée belle à voir et chère à ceux qui y ont passé les jours de leur jeunesse. Et ce judicieux chrétien, le digne John Livingstone, marin de Borrowstounness, dont le fameux Patrice Walker rapporte les paroles, disait avec raison que, bien qu’il pensât parfois, quand il résidait dans le pays, que l’Écosse était une géhenne d’iniquités, cependant, lorsqu’il voyageait parmi d’autres nations, il la regardait comme un paradis, car il trouvait partout le mal qui existait en Écosse, et ne voyait nulle part le bien qui s’y fait. Mais nous devons nous rappeler que l’Écosse, notre terre natale et le pays de nos pères, n’est pas cependant le lieu unique sur lequel la lumière du ciel et celle de l’Évangile brillent exclusivement, laissant le reste du monde dans de profondes ténèbres. Ainsi donc, et puisque je montre peut-être un peu trop d’attachement pour les choses mondaines, je reçois cette nouvelle épreuve au sujet d’Effie comme un avertissement de quitter le pays d’Haran, comme autrefois le juste Abraham, et de quitter les parents de mon père, la maison de ma mère, les cendres et la poussière de ceux qui se sont endormis avant moi, et qui attendaient d’être réunies à ces vieux os que je dois bientôt rendre à la terre. Et c’est une consolation pour mon cœur d’être obligé de prendre ce parti, quand je songe à la décadence du zèle religieux dans ce pays, aux nombreuses hérésies et aux apostasies de la nation, et combien les cœurs y sont devenus tièdes pour la vraie foi. Je suis fortifiée dans cette résolution de changer de contrée, en apprenant que les fermes se louent à un prix modéré dans le Northumberland, où il y a beaucoup de membres précieux de notre Église souffrante. Il ne sera pas difficile d’y transporter le bétail que je jugerai à propos de garder. J’ai pensé à aller du côté de Wooler ou dans les environs, ayant soin de me tenir toujours sur les revers d’une montagne… Quant au reste du troupeau, je ne serai pas en peine d’en tirer bon parti, Dieu nous faisant la grâce de savoir employer les biens de ce monde. Le laird s’est montré un véritable ami dans nos malheurs, et je lui ai rendu ce qu’il avait avancé dans l’affaire d’Effie, car M. Novit ne lui a rien remis de l’argent qu’il avait entre les mains, comme le laird et moi nous nous y attendions. Mais la justice dévore tout, comme on dit parmi le peuple. J’ai été obligé d’emprunter cet argent dans cinq ou six bourses, et M. Saddletree me conseillait de faire une sommation au laird de Lounsbeck pour qu’il me remboursât mille marcs qu’il me doit ; mais je ne suis pas admirateur des sommations, depuis ce terrible jour où une proclamation à son de trompe sur la place du marché d’Édimbourg a renversé de leurs chaires la moitié des plus fidèles ministres de l’Écosse. Cependant j’aurai recours à une adjudication, puisque d’après M. Saddletree c’est le terme qu’on emploie maintenant, et je ne perdrai pas de l’argent bien acquis, s’il est un moyen de l’empêcher.

Quant à la reine et à l’honneur qu’elle a fait à la fille d’un pauvre homme, et à la miséricorde que vous avez trouvée en elle, tout ce que je puis faire, c’est de prier constamment pour sa prospérité ici-bas et dans l’éternité, et pour l’établissement durable de sa maison sur le trône de ces royaumes à présent et à jamais. Je ne doute pas que vous n’ayez dit à Sa Majesté que j’étais ce même Davie Deans dont il fut question dans la révolution, lorsque je heurtai l’une contre l’autre les têtes de ces deux faux prophètes, de ces prélats, la honte de l’Église, que je rencontrai dans la grande rue au moment même où ils venaient d’être chassés de l’assemblée du parlement.

« Le duc d’Argyle est un noble et généreux seigneur qui plaide la cause du pauvre et de ceux qui n’ont personne pour leur servir d’appui. Les récompenses divines ne sauraient lui manquer.

« Je vous ai écrit sur beaucoup de choses, sans vous parler de celle qui touche de plus près mon cœur. J’ai vu la pauvre égarée, elle sera en liberté demain matin, sous la caution qu’elle quittera l’Écosse dans quatre semaines. Son esprit est dans une triste situation ; je crains qu’elle ne jette un regard en arrière, comme si les eaux du désert étaient plus amères que les poireaux dont se nourrissaient les Israélites lorsqu’ils faisaient cuire la brique pour les Égyptiens. Je n’ai pas besoin de vous dire de vous hâter de revenir, car vous savez que vous êtes, après mon souverain maître, ma seule consolation dans toutes mes détresses. Je vous recommande de vous tenir loin des illusions de ce monde de vanité où vous faites votre séjour, et de ne pas assister à son culte, qui n’est qu’une espèce de messe travestie, comme le disait très-bien Jacques VI, quoique lui-même et son malheureux fils aient fait tous leurs efforts pour le ramener au sein de cet infortuné royaume, ce qui fait que leur race s’est dissipée comme l’écume sur la surface de l’eau, et sera errante parmi les nations. Voyez les Prophéties d’Osée, 9, 17, 10 et 7. Mais quant à nous et à notre maison, disons avec le même prophète : Retournons au Seigneur, car il nous a déchirés et il nous a guéris ; il nous a frappés, et il a appliqué le remède. »

Il disait ensuite qu’il approuvait la manière dont elle se proposait de revenir par Glasgow, et entrait dans plusieurs détails minutieux, inutiles à rapporter. Une seule ligne dans cette lettre, et qui ne fut pas celle que Jeanie lut le moins souvent, annonçait que Reuben Butler lui avait tenu lieu de fils dans ses chagrins. Comme Davie ne parlait presque jamais de Butler sans quelque sarcasme plus ou moins direct sur sa science mondaine, ou sur l’hérésie de son grand-père, Jeanie tira bon augure de ce que, dans cette circonstance, il n’avait ajouté rien de pareil à la phrase où il était question de lui.

L’espérance dans le cœur d’un amant ressemble à la fève dont il est question dans les contes des enfants… Laissez-lui seulement prendre racine, et elle croîtra si rapidement que, dans le courant de quelques heures, l’imagination, avec la force d’un géant, y élèvera un château, et bientôt après le désappointement avec sa faux viendra abattre la plante et l’édifice. L’imagination de Jeanie, quoique ce ne fût pas une de ses facultés prédominantes, eut assez de puissance pour la transporter dans une ferme bien agreste du Northumberland, garnie de belles vaches laitières, de génisses et de brebis… Non loin de là un lieu d’assemblée fréquenté par de graves presbytériens, qui se réunissaient pour choisir Reuben Butler pour leur guide spirituel… Effie rendue, non à la gaieté, mais à la sérénité… Leur père, ses cheveux blancs séparés sur son front, tombant sur ses épaules, et ses lunettes sur le nez ; elle-même ayant échangé la coiffure virginale des filles pour un bonnet de matrone ; tous assis au même banc dans ladite assemblée, écoutant avec respect des paroles de dévotion, rendues plus puissantes et plus persuasives par les liens d’affection qui les unissaient au prédicateur. De jour en jour elle se livrait avec plus de complaisance à de telles visions, jusqu’à ce qu’enfin le séjour de Londres commençât à lui devenir insupportable et fatigant, et ce fut avec une satisfaction peu commune qu’elle reçut de l’hôtel d’Argyle l’avis de se préparer à partir dans deux jours pour l’Écosse avec les domestiques du duc.


CHAPITRE XL.

MORT SINGULIÈRE.


L’une était une femme qui par vengeance avait commis des forfaits affreux dont elle semblait encore jouir. Son air était féroce et menaçant ; ses yeux brillaient d’un sombre orgueil qui semblait défier la mort.
Crabbe.


Jeanie avait passé à peu près trois semaines dans la métropole de l’Angleterre, quand elle fut avertie de se préparer à partir.

Le matin du jour fixé, elle prit affectueusement congé de mistress Glass, en lui exprimant la reconnaissance que les attentions de cette bonne dame méritaient si bien, et se mit avec tous ses effets, que des emplettes et des présents avait beaucoup augmentés, dans un fiacre qui la conduisit à l’hôtel d’Argyle, où elle se joignit à ses compagnons de voyage dans l’appartement de la femme de charge. Tandis qu’on préparait la voiture, on vint l’avertir que le duc désirait lui parler, et on la fit entrer dans un magnifique salon, où elle vit, à sa grande surprise, qu’il voulait la présenter à sa femme et à ses filles.

« Je vous amène ma petite compatriote, duchesse, » dit-il en la présentant à sa femme. « Avec une armée de jeunes braves aussi courageux et aussi fermes qu’elle, et avec une aussi bonne cause, je ne craindrais pas deux contre un. — Papa, » dit une jeune fille vive et espiègle, d’environ douze ans, « souvenez-vous que vous étiez au moins un contre deux à la bataille de Sheriff-Muir, et cependant… » Elle se mit à chanter la ballade bien connue :

Les uns nous donnent la victoire,
D’autres prétendent cette gloire ;
Il en est de qui les avis
La refusent aux deux partis ;
Mais une chose est avérée ;
Une bataille, je le dis,
Devant Sheriff-Muir fut livrée.

« Eh quoi ! voilà ma petite Mary qui devient tory à ma barbe ! Voilà une belle nouvelle que notre compatriote va conter en Écosse ! — Il ne serait pas étonnant que nous devinssions tous torys, après les remercîments que nous avons eus des whigs, dit une autre jeune personne. — Allons, taisez-vous, petites rebelles, et allez habiller vos poupées. Et quant à la danse de Dumblane :

Si l’on ne l’a pas bien dansée,
Nous la pourrions danser encor,
Mon trésor.

— Ce pauvre papa, il n’est pas en fonds sur ce sujet, dit lady Mary, il se répète. C’est ce qu’il a chanté sur le champ de bataille, lorsqu’on lui a annoncé que les montagnards avaient taillé en pièces son aile gauche avec leurs grands sabres. »

Le duc ne répondit à cette saillie qu’en tirant un peu les cheveux de la petite espiègle. « Ah ! les braves montagnards, les bonnes claymores ! s’écria-t-il ; malgré le mal qu’ils m’ont fait, je ne puis m’empêcher de leur vouloir à jamais du bien… Mais allons, petites espiègles, dites donc quelques mots de politesse à votre compatriote. Je voudrais que vous eussiez la moitié de son bon sens, et j’espère que vous aurez un cœur et des sentiments aussi droits que les siens. »

La duchesse s’avança, et en quelques mots où il entrait autant de bonté que de politesse, elle assura Jeanie de l’estime que lui inspirait une personne qui joignait tant de fermeté et de courage à une sensibilité aussi vive dans ses affections. Elle ajouta : « En arrivant chez vous, vous aurez de mes nouvelles. — Et des miennes, et des miennes, et des miennes, Jeanie, » s’écrièrent l’une après l’autre les trois jeunes demoiselles, » car vous faites honneur au pays que nous aimons tant. »

Jeanie, accablée de ces différents compliments, et ne sachant pas que le duc avait pris des informations qui lui avaient fait découvrir la conduite qu’elle avait tenue dans l’affaire de sa sœur, ne put répondre qu’en rougissant, faisant à droite et à gauche des révérences, et disant par intervalle : « Bien des remercîments, bien des remercîments ! »

« Jeanie, lui dit le duc, il faut prendre doch an’ dorroch[112], si vous voulez être en état de voyager. » Il y avait sur la table un plateau avec du vin et un gâteau. Il prit un verre et but à la santé de tous les fidèles amis de l’Écosse, et en offrit un verre à la jeune fille.

Jeanie le refusa en disant qu’elle n’avait jamais goûté de vin de sa vie.

« D’où vient cela, Jeanie ? dit le duc : le vin réjouit le cœur de l’homme, comme vous savez. — Oui, monsieur ; mais mon père est comme Jonabad, fils de Rechab, qui avait recommandé à ses enfants de ne jamais boire de vin. — J’aurais cru à votre père plus de bon sens, dit le duc, à moins cependant qu’il ne préfère l’eau-de-vie ; mais, quoi qu’il en soit, Jeanie, si vous ne voulez pas boire, il faut du moins que vous mangiez, pour sauver l’honneur de ma maison. »

Il lui donna une grosse part de gâteau, et ne voulut pas permettre qu’elle remît le reste sur le plateau, comme elle voulait le faire, après en avoir cassé un petit morceau. « Non, non, mettez-le dans votre poche, Jeanie ; vous serez bien aise de le trouver avant de voir le clocher de Saint-Gilles. Plût au ciel que je dusse le revoir aussitôt que vous ! Adieu donc. Rappelez-moi à tous mes bons amis dans la vieille Édimbourg : je vous souhaite un heureux voyage. »

Et joignant la franche cordialité d’un militaire à son affabilité naturelle, il serra cordialement la main de sa protégée et la commit aux soins d’Archibald : les égards particuliers qu’il lui avait montrés lui répondaient de ceux que ses domestiques auraient pour elle.

Effectivement, dans le cours de son voyage elle trouva ses deux compagnons disposés à avoir pour elle toute espèce d’attention, en sorte que son retour forma, sous tous les rapports, un frappant contraste avec la manière dont elle était venue à Londres,

Son cœur aussi était délivré du poids de la honte, du chagrin et de la crainte qui l’accablaient avant son entrevue avec la reine à Richemond. Mais l’esprit humain est si étrangement capricieux, que, lorsqu’il se trouve soulagé du poids d’un malheur réel, il devient susceptible de se laisser agiter par la crainte de maux imaginaires. Elle était en ce moment, fort inquiète de ne pas avoir reçu de lettre de Butler, quoiqu’il eût bien plus de facilité qu’elle à manier la plume.

« Cela ne lui aurait pas donné beaucoup de peine, se disait-elle, car j’ai vu quelquefois sa plume courir sur son papier avec autant de rapidité qu’elle effleurait l’eau quand elle appartenait encore aux ailes d’une oie. Hélas ! peut-être est-il malade ; cependant mon père m’en aurait sûrement dit quelque chose : peut-être encore a-t-il changé, et il ne sait de quelle manière me l’apprendre ? Il ne faut pas que cela l’embarrasse, » continua-t-elle en se redressant, quoique les larmes que lui arrachait un sentiment d’honnête fierté et de tendresse blessée brillassent dans ses yeux ; « Jeanie Deans n’est pas fille à l’aller tirer par la manche, et à lui rappeler ce qu’il désire oublier ; cela me m’empêchera pas de lui souhaiter toute sorte de bonheur comme auparavant, et s’il est assez heureux pour obtenir une église dans le pays, malgré cela j’irai l’entendre, pour lui prouver que je ne lui en veux pas. » Et, tout en se représentant cette image, les larmes amassées dans ses yeux coulaient le long de ses joues.

Jeanie eut tout le loisir de s’abandonner à ses rêveries mélancoliques ; car ses compagnons de voyage, comme domestiques d’une famille distinguée et du premier rang, avaient, on doit le penser, beaucoup de sujets de conversation auxquels elle ne pouvait trouver aucun plaisir, ni même prendre aucune part. Elle n’eut donc que trop de liberté de se livrer à ses réflexions et aux tourments qu’elle se créait, pendant plusieurs jours qu’il leur fallut pour arriver à Carlisle, voyageant à petites journées pour ménager les jeunes chevaux que le duc envoyait dans le nord. En approchant de cette ville, ils remarquèrent une foule considérable sur une éminence un peu éloignée de la grande route, et apprirent des passants, qui s’empressaient de se rendre à ce spectacle, que le motif de ce concours de monde était le louable désir de voir payer à une maudite sorcière écossaise et voleuse par-dessus le marché, la moitié de ce qui lui était dû, car on allait seulement la pendre sur la montagne d’Haribee.

« Mon cher monsieur Archibald, dit la future surveillante de la laiterie, je n’ai jamais vu pendre une femme de ma vie ; seulement j’ai vu pendre quatre hommes, ce qui formait un bien beau spectacle. »

Mais M. Archibald était Écossais, et ne se promettait aucun plaisir de voir subir à sa compatriote les terribles décrets de la loi. D’ailleurs, dans son genre, c’était un homme qui ne manquait ni de sens ni de délicatesse, et les événements qui venaient de se passer dans la famille de Jeanie, et qui avaient occasionné son voyage à Londres, ne lui étaient pas inconnus, ce qui fit qu’il répondit sèchement qu’il lui était impossible de s’arrêter, parce qu’il fallait qu’il arrivât de bonne heure à Carlisle pour s’y occuper de quelque affaire dont le duc l’avait chargé, et en conséquence il ordonna aux postillons d’avancer.

La route était à peu près éloignée d’un quart de mille de l’éminence appelée Haribee, et qui, quoique peu considérable par son élévation et son étendue, s’apercevait cependant de fort loin ; car le pays qui l’entoure et qui est arrosé par l’Éden est entièrement plat. Sur cette hauteur, les membres de plus d’un outlaw et d’un maraudeur des frontières ont flotté au gré du vent pendant les guerres et les trêves, non moins hostiles des deux pays ; et plus récemment, d’autres exécutions avaient eu lieu dans ce même endroit avec aussi peu de formalités et de compassion, car ces provinces frontières restèrent long-temps agitées, et même à l’époque dont il est ici question, elles étaient encore moins civilisées que celles du centre de l’Angleterre.

Les postillons continuèrent leur chemin et tournèrent, comme la route de Penrith les y obligeait, autour de cette éminence. Cependant les yeux de mistress Daily Dutton, qui, de plus, avançait sa corpulente personne pour mieux voir, étaient fixés sur le lieu de l’exécution, et distinguaient clairement la forme de la potence, se détachant sur un ciel d’un bleu clair, et la masse d’ombre formée par la personne du bourreau et celle du coupable, parcourant les légers degrés d’une haute échelle, que la distance faisait paraître aérienne ; après quoi un des deux individus fut précipité dans les airs, et donna des signes non équivoques d’une agonie convulsive, quoique dans l’éloignement il ne parut pas plus gros qu’une araignée suspendue au bout d’un fil invisible, tandis que l’autre figure, descendant de son poste élevé, se hâta de se confondre parmi la foule. Le dénoûment de cette scène tragique arracha un cri à mistress Dutton, et Jeanie, par un mouvement machinal de curiosité, tourna la tête du même côté.

La vue d’une femme subissant le châtiment fatal auquel elle venait d’arracher sa sœur était un spectacle fait pour agir trop fortement, je ne dirai pas sur ses nerfs, mais sur sa sensibilité, qui ne put supporter cette cruelle épreuve. Elle tourna la tête de l’autre côté de la voiture en sentant que le cœur lui manquait et qu’elle était près de tomber en faiblesse. Sa compagne l’accabla de questions et d’offres de secours, cria qu’on fît arrêter la voiture, qu’on allât chercher un médecin, qu’on fît brûler des plumes, qu’on apportât des gouttes, de l’assa-fœtida, de l’eau fraîche, de la corne de cerf, et cela tout d’une haleine et sans s’arrêter un moment. Archibald, plus calme et plus judicieux, ordonna seulement qu’on redoublât le pas, et ce ne fut qu’après avoir laissé derrière eux le lieu du fatal spectacle, que, voyant la pâleur mortelle de Jeanie, il fit arrêter la voiture, et alla en courant chercher le plus salutaire et le plus facile à se procurer de tous les remèdes indiqués par mistress Dutton, c’est-à-dire un verre d’eau.

Pendant qu’Archibald était allé rendre ce bon office à Jeanie, maudissant intérieurement les fossés qui ne produisaient que de la bourbe, et songeant aux sources limpides qu’on rencontrait à chaque pas dans ses montagnes, les gens qui revenaient de l’exécution et s’en retournaient à Carlisle passèrent auprès de la voiture arrêtée sur la route.

Jeanie, dont l’attention était involontairement fixée sur eux, ressemblait à ces enfants qui écoutent avidement des contes de revenants, quoiqu’ils sachent bien quel sentiment de terreur ils en conserveront. Jeanie recueillit de ce qu’elle put entendre et comprendre de leurs paroles, que cette victime de la loi était morte dans l’endurcissement et l’impénitence, sans avoir la crainte de Dieu plus que celle des hommes.

« C’était une fière femme et une rude femme, » dit un paysan du Cumberland qui faisait autant de bruit sur le pavé avec ses sabots qu’en auraient fait les pieds bien ferrés d’un cheval.

« Elle est allée retrouver son maître avec son nom dans la bouche, dit un autre… C’est une honte que le pays soit infesté de sorcières écossaises et de gueuses écossaises ; moi, je dis, pendez et noyez. — Oui, oui, Gaffer Tramp, prenez-la ; qu’on pende la sorcière, et il y aurait moins de désastres parmi nous. La maladie est sur mes bestiaux depuis deux mois. — Et mes enfants ne font aussi que dépérir, voisin, dit un autre. — Silence ! et retenez vos langues d’idiots ! » dit une vieille femme qui passa près d’eux en boitant, au moment où ils étaient prés de la voiture. « Ce n’était pas une sorcière, mais une voleuse qui avait les mains teintes de sang, et qui avait commis plusieurs meurtres. — Ah, vraiment ! dame Hinchup, » dit l’un des deux d’un ton civil, et se reculant pour faire place à la vieille femme dans le sentier… « Si vous le dites, vous devez le savoir mieux que nous, certainement… Mais, dans tous les cas, ce n’est qu’une Écossaise de moins, et il n’y a pas de mal à cela. »

La vieille passa sans répondre.

« Voyez-vous, Gaffer Tramp, dit l’autre homme, comme ces sorcières se soutiennent entre elles : Écossaises ou Anglaises, c’est toujours la même chose. »

Son compagnon secoua la tête, et dit du même ton : « Oui, oui, quand une sorcière monte sur son manche à balai, ses voisines sont prêtes à en faire autant, témoin ce dicton usité dans les montagnes :

si le Skiddaw met son chapeau,
Le Criffel est son autre Ego[113].

« Mais, continua Gaffer Tramp, ne croyez-vous pas que la fille de celle qu’on vient de pendre est aussi sorcière que sa mère ? — Je ne sais pas, répondit l’autre ; mais on parle de lui faire faire un plongeon dans l’Éden ; » et ils se séparèrent, chacun prenant une route différente, après s’être souhaité le bonsoir.

Au moment où ces hommes passaient leur chemin, et comme Archibald revenait enfin avec de l’eau claire, une foule d’enfants des deux sexes, et des gens d’un âge plus avancé, appartenant à la dernière classe du peuple, arrivaient du lieu de l’exécution, et se groupaient avec des hurlements de joie autour d’une grande femme habillée d’une manière bizarre, et qui dansait, sautait et bondissait au milieu d’eux. Un horrible souvenir vint frapper l’esprit de Jeanie en regardant cette malheureuse créature ; et ce souvenir fut mutuel, car, par un effort soudain de vigueur et d’agilité, Madge Wildfire échappa au cercle de ses bruyants persécuteurs, et, s’élançant à la portière de la calèche à laquelle elle s’attacha fortement, elle s’écria avec une espèce de rire aigu qui ressemblait à des cris : « Eh ! savez-vous, Jeanie Deans, qu’on a pendu ma mère ? » puis, prenant tout à coup le ton de la prière, elle s’écria avec l’accent le plus lamentable : « Oh ! dites-leur qu’ils me laissent aller couper la corde, qu’ils ne m’en empêchent pas ! C’est ma mère !… Fût-elle plus méchante que le diable, il ne lui en arrivera pas davantage qu’à Maggie Dickson, qui fut à moitié pendue, et qui, après cela, cria encore du poisson pendant bien des années. Sa voix était un peu enrouée et son cou un peu de travers ; mais, excepté cela, elle était comme toutes les autres. »

M. Archibald, embarrassé de voir la folle s’acharner de cette manière à la voiture, et tenir arrêtée à l’entour la foule de la populace, cherchait pendant ce temps-là s’il ne découvrirait pas un constable ou un bedeau auquel il pût remettre cette infortunée ; mais, ne voyant personne qui eût aucune autorité de ce genre, il chercha à lui faire lâcher la voiture, afin qu’ils pussent du moins lui échapper en continuant leur route : cependant il vit qu’il ne pourrait en venir à bout sans y mettre quelque degré de violence. Madge s’était attachée à la portière de toutes ses forces, et renouvelait ses cris et ses instances pour qu’on lui permît de couper la corde de sa mère. » Ce n’était qu’une corde de dix sous de perdue, disait-elle ; et qu’est-ce que c’était en comparaison de la vie d’une femme ? » Sur ces entrefaites arriva une troupe de jeunes gens, à l’air dur et brutal, la plupart garçons bouchers et marchands de bestiaux, dont les bêtes à cornes avaient, depuis quelque temps, souffert d’une espèce d’épizootie très-dangereuse, maladie que, dans leur ignorance, ils attribuaient en général à la sorcellerie. Ils employèrent la force pour arracher Madge de la voiture, et se saisirent d’elle en s’écriant : « Qui te permet d’arrêter les gens sur la grande route ? n’as-tu pas fait assez de mal déjà par tes maléfices et tes sortilèges ? — Ô Jeanie Deans !… Jeanie Deans ! s’écria la pauvre insensée, sauvez ma mère, et je vous mènerai encore une fois dans la maison de l’interprète, et je vous chanterai mes plus belles chansons, et je vous dirai ce qu’est devenu… » Les cris de la populace couvrirent ces derniers mots.

« Sauvez-la, pour l’amour de Dieu, sauvez-la des mains de ces gens ! » s’écria Jeanie à Archibald.

« Elle est folle, mais elle n’est pas dangereuse, messieurs, dit Archibald. Ne voyez-vous pas qu’elle est folle ? ne la maltraitez pas ; conduisez-la devant le magistrat du lieu. — Oui, oui, ne vous inquiétez pas, nous aurons soin d’elle, dit l’un d’eux ; passez votre chemin, et mêlez-vous de vos affaires. — C’est un Écossais, d’après son accent, dit un autre ; et, s’il veut sortir de sa voiture, je me charge de remplir d’os brisés son plaid écossais. »

Il était évident qu’il serait impossible de tirer Madge de leurs mains ; et tout ce que put faire Archibald, qui avait de l’humanité, fut d’ordonner aux postillons de se presser d’arriver à Carlisle, afin de pouvoir envoyer au secours de cette infortunée. Ils furent bientôt hors de portée de les entendre ; et à peine entrés dans les rues de Carlisle, Archibald, à l’instante prière de Jeanie, alla chez un magistrat pour y exposer l’état où se trouvait cette malheureuse créature, et le danger qu’elle courait dans ce moment.

Il revint environ une heure et demie après, et rapporta à Jeanie que le magistrat s’était empressé d’aller en personne avec quelques officiers de paix au secours de la malheureuse, et que lui-même les avait accompagnés ; qu’étant arrivés près de la mare bourbeuse, où le peuple lui faisait faire le plongeon cruel, ce qui est son châtiment favori, le magistrat était parvenu à l’arracher de ses mains, mais dans un état complet d’insensibilité, causé par le traitement cruel qu’elle avait reçu. Il ajouta qu’il l’avait vue porter à l’hospice, et qu’il avait entendu dire qu’elle avait repris ses sens, et que l’on espérait qu’elle se remettrait.

Ces dernières paroles cependant n’étaient pas tout à fait conformes à la vérité, car on n’espérait pas que Madge Wildfire survécût au traitement qu’elle avait reçu ; mais Jeanie paraissait si agitée, qu’Archibald ne crut pas devoir lui faire connaître tout le danger de son état. Cet accident l’avait tellement émue, que, quoique leur intention eût été de se rendre à Longtown ce soir-là, ses compagnons jugèrent plus prudent de passer la nuit à Carlisle.

Cette résolution fut d’autant plus agréable à Jeanie qu’elle désirait, s’il était possible, avoir une entrevue avec Madge Wildfire. En comparant quelques paroles qui lui étaient échappées dans sa folie, avec le récit que lui avait fait George Staunton, elle ne voulait pas laisser échapper l’occasion d’obtenir d’elle, si sa situation le permettait, quelques lumières sur le sort de l’enfant infortuné qui avait coûté si cher à sa sœur. Elle connaissait trop le désordre qui régnait dans l’esprit de Madge pour se flatter d’en pouvoir recueillir des renseignements bien utiles ; mais puisque la mère de la pauvre folle avait enfin trouvé le châtiment qu’elle méritait, elle n’avait plus d’autre moyen d’obtenir quelque éclaircissement, et elle était décidée à n’en pas laisser échapper l’occasion.

Dans ce but, elle fit entendre à Archibald qu’elle avait connu Madge autrefois, et qu’elle serait bien aise de savoir, par humanité, si du moins elle était bien soignée dans la triste situation où elle se trouvait. Ce complaisant Écossais alla immédiatement à l’hospice où il avait vu recevoir la pauvre victime, et revint avec la réponse que les médecins avaient positivement défendu qu’on lui laissât voir personne. Lorsque Archibald renouvela le lendemain la demande d’être admis près d’elle, on l’informa qu’elle était devenue fort tranquille, et que l’ecclésiastique qui remplissait l’office de chapelain dans cet établissement avait jugé convenable de lui lire les prières à côté de son lit, mais qu’après son départ elle était retombée dans son état de démence ; que cependant sa compatriote pouvait la voir si bon lui semblait : on ne croyait pas qu’elle pût vivre plus d’une heure ou deux.

Jeanie n’eut pas plus tôt reçu cette nouvelle qu’elle se hâta de se rendre à l’hospice, suivie de ses compagnons de voyage. Ils trouvèrent la mourante dans une grande salle où il y avait dix lits, dont le sien était le seul qui fût occupé.

Madge chantait, quand ils entrèrent, ses fragments bizarres de vieilles chansons et d’airs à demi oubliés, non de cette voix aiguë et perçante qu’elle avait dans les accès de gaieté de la démence, mais d’une voix plaintive et affaiblie par l’épuisement de ses forces physiques. Sa raison était toujours aussi troublée, mais elle n’avait plus la faculté d’exprimer les images confuses qui se succédaient au milieu du désordre de ses pensées, sur ces airs sauvages que son imagination en délire lui suggérait. La mort se peignait dans les accents étouffés de sa voix, dont le chant bas et mélancolique ressemblait à celui d’une mère qui cherche à endormir son enfant. Jeanie en entrant entendit d’abord l’air, puis, en approchant, le refrain d’un couplet tiré sans doute d’une chanson de moissonneurs :

Nous avons fini nos labeurs.
Le front couvert de ses sueurs,

Le fermier rentre à son asile ;
La dernière gerbe a foulé
Le sol de la grange d’argile,
Et tout le monde est rassemblé
Pour goûter un repos tranquille.

L’ombre vient quand le soleil fuit ;
La fin du jour sans cesse amène
Celle des travaux qu’en sa peine
L’homme a poussé jusqu’à la nuit.
Lorsque s’est éloigné l’automne,
Et que l’hiver l’a remplacé,
Au plaisir il faut qu’on se donne,
En oubli du souci passé.

Lorsque Madge eut cessé de chanter, Jeanie s’avança vers le lit en l’appelant par son nom ; mais celle-ci sembla avoir perdu tout souvenir. Au contraire, paraissant contrariée d’être dérangée, elle s’écria d’un ton impatient : « Garde ! garde ! tournez-moi du côté du mur, que je n’entende plus prononcer ce nom, et que je n’aie plus rien de commun avec ce monde méchant. »

La garde-malade la plaça dans son lit comme elle le désirait, lui tournant le visage du côté du mur et le dos au jour. Aussitôt qu’elle fut dans cette nouvelle position, elle redevint tranquille et se mit à chanter sur le même ton, bas et modulé comme si elle retombait dans cet état de rêverie que ceux qui venaient d’arriver avaient troublé ; l’air cependant en était différent, et ressemblait un peu à la musique des hymnes des méthodistes, quoique la mesure des vers fut semblable à celle des premiers :

Lorsque la robe d’hyménée,
Robe de grâce, est terminée ;
Lorsque sur l’incrédulité
La foi l’a soudain emporté ;
Lorsque l’espérance riante
De tout délai s’impatiente,
Et que l’ardente charité,
Restreinte aux mondaines limites,
Franchissant les bornes prescrites,
Au palais de la vérité
Aspire dans sa liberté :
Ami, de ta robe de fange
En vrai chrétien dépouille-toi,
Et vole sur l’aile d’un ange
Au séjour brillant de la foi.

Il y avait dans cet air quelque chose de solennel et de pénétrant, dont l’effet était augmenté par le son harmonieux et pathétique d’une voix qui avait été dans l’origine belle et étendue, et qui en perdant de sa force avait acquis une douceur attendrissante. Archibald, quoique domestique d’un courtisan, et naturellement peu sensible au pouvoir de la musique, en fut tout surpris sinon touché. La surveillante de la laiterie pleura, et Jeanie sentit ses yeux se remplir de larmes. La garde même, quoique accoutumée à voir l’âme se séparer du corps de tant de manières différentes, paraissait extrêmement affectée.

La malade s’affaiblissait évidemment, ce qui se manifestait par une grande difficulté à respirer, et par de sourds et faibles gémissements qui indiquaient que la nature succombait dans cette dernière lutte. Mais l’esprit de mélodie qui avait naguère animé si puissamment cette malheureuse jeune femme, semblait encore par intervalles triompher de sa douleur et de sa faiblesse ; et dans tout ce qu’elle chantait, on pouvait suivre la trace d’un rapport, quoique éloigné et vague, avec sa situation actuelle. Ce qu’elle chanta ensuite parut être un fragment de quelque vieille ballade :

Archibald, ma couche est glacée,
Et mon sommeil bien douloureux ;
Mais le tien n’est pas plus heureux,
Ta couche encor plus délaissée.

Jeunes filles, ne pleurez pas
Si la mort veut votre maîtresse :
Celui qui cause aujourd’hui son trépas
Demain pour moi mourra dans sa détresse.


Elle changea encore une fois d’air pour un autre plus étrange, moins monotone et plus irrégulier ; mais quant aux paroles, ceux qui étaient présents à cette scène singulière n’en purent recueillir que les fragments suivants :

Dans le bois la fière Marie
Se promène de bon matin ;
Sur le buisson le doux Robin
Fait entendre sa mélodie.

« Apprends-moi donc, gentil oiseau,
Quand aura lieu mon hyménée ?
— Quand par six mortels au tombeau
Ta dépouille sera menée.

— Qui fera le lit nuptial ?
Oiseau, réponds avec franchise.
— Le fossoyeur à tête grise :
Il connaît son métier fatal

Pour éclairer ta sépulture
Se montrera le vers luisant ;
Et du haut du clocher l’oiseau de triste augure
Saluera ta bière en passant.

Sa voix expira avec les dernières notes, et elle tomba dans une espèce de sommeil léthargique dont la garde expérimentée les assura qu’elle ne sortirait pas, excepté peut-être dans les derniers moments de son agonie.

La prophétie de la garde se vérifia : la pauvre insensée expira sans proférer aucun autre son ; mais nos voyageurs ne furent pas témoins de cette catastrophe ; ils avaient quitté l’hôpital au moment où Jeanie s’était assurée qu’il était impossible d’obtenir de la mourante aucun éclaircissement sur le malheur de sa sœur[114].


CHAPITRE XLI.

CHANGEMENT DE ROUTE MYSTÉRIEUX.


Veux-tu venir avec moi ? la lune est brillante et la mer est calme, et je connais bien la route de l’Océan : dis, veux-tu venir avec moi ?
Southey, Thalaba.


Quoique d’une constitution forte et robuste, Jeanie s’était tellement ressentie de l’agitation que ces derniers événements lui avaient causée, qu’Archibald crut nécessaire de lui laisser un jour entier de repos dans le village de Longtown. Ce fut en vain que Jeanie elle-même voulut protester contre ce délai ; l’homme de confiance du duc était un personnage qui ne pouvait manquer de se donner un peu d’importance ; et comme il avait étudié la médecine dans sa jeunesse (au moins c’était le mot dont il se servait pour exprimer que trente ans auparavant il avait passé six mois à piler des drogues chez le vieux Mungo Mangelman, chirurgien-apothicaire à Greenock), il était obstiné dans son opinion toutes les fois qu’il s’agissait d’une question relative à la santé.

Dans ce cas, il avait découvert des symptômes fébriles, et ayant eu le bonheur d’appliquer ce terme scientifique à l’état de Jeanie, toute résistance de sa part devint inutile ; elle fut obligée de se soumettre à boire du gruau et à s’aller coucher, ce qu’elle fit avec plaisir pour être libre de s’abandonner à ses pensées.

Archibald ne fut pas moins attentif sur un autre point ; il avait remarqué que l’exécution de la vieille femme et le misérable sort de sa fille semblaient avoir produit une impression bien plus forte sur l’esprit de Jeanie que celle qu’aurait produite le seul sentiment de l’humanité. Cependant, comme c’était une jeune fille pleine de bon sens et de force d’esprit, et nullement sujette aux affections nerveuses, Archibald, qui ignorait qu’il eût existé aucun rapport entre la protégée de son maître et ces malheureuses, excepté qu’elle avait vu Madge autrefois en Écosse, attribua la révolution que cet événement lui avait occasionnée au souvenir qu’il lui avait rappelé des tristes circonstances où sa sœur venait de se trouver. Il chercha donc avec soin à éviter tout ce qui pouvait retracer de pareilles pensées à l’esprit de Jeanie.

Archibald eut bientôt une occasion d’exercer sa prudence. Un colporteur, arrivant à Longtown le soir même, y apporta, entre autres marchandises, un imprimé contenant les dernières paroles et l’exécution de Marguerite Murdockson, et le barbare assassinat commis sur la personne de sa fille, Madeleine ou Madge Murdockson, appelée Madge Wildfire ; et sa pieuse conversation avec l’archidiacre Fleming. Cette publication authentique avait, à ce qu’il paraît, eu lieu le jour de leur départ de Carliste, et ce genre de productions étant particulièrement agréable aux paysans, et devant l’être surtout à ceux qui avaient pu entendre parler de cette affaire, le bibliopole ambulant s’était chargé d’un certain nombre d’exemplaires ; mais il les plaça plus tôt qu’il ne s’y était attendu, car Archibald, tout en se félicitant de sa précaution, lui acheta le tout pour deux schellings neuf pences, et le colporteur, enchanté d’avoir fait une affaire aussi considérable, se hâta de retourner à Carlisle pour aller s’en pourvoir de nouveau.

Le prudent Archibald était sur le point de livrer aux flammes son acquisition, quand la demoiselle de la laiterie, plus prévoyante encore, la préserva, en disant qu’il serait dommage de détruire ces papiers, tandis qu’on pouvait s’en servir à faire des papillotes, à envelopper des bonnets, et mille autres choses utiles ; elle promit donc de serrer le paquet dans sa malle, et d’avoir soin qu’aucune feuille ne vînt à tomber sous les yeux de miss Jeanie Deans, quoiqu’elle ne pût s’empêcher en passant de trouver sa délicatesse fort ridicule : miss Deans avait eu assez de temps pour s’habituer à la pensée de la potence et à en supporter la vue, sans qu’il fût besoin de prendre tant de précautions à ce sujet.

Archibald rappela à la surveillante de la laiterie qu’on leur avait particulièrement recommandé d’avoir des attentions et des égards pour Jeanie, et que d’ailleurs, devant se séparer bientôt, il n’aurait plus à s’occuper de semblables ménagements pour personne. Mistress Dutton fut obligée de se contenter de cette réponse.

Le lendemain matin ils poursuivirent leur voyage, et traversèrent sans accident les comtés de Dumfries et de Lanark, jusqu’à une petite ville appelée Rutherglen, à environ quatre milles de Glasgow. Là, un exprès apporta à Archibald des lettres de l’agent principal du duc à Édimbourg.

Il ne dit rien de leur contenu ce soir-là ; mais, lorsqu’ils eurent pris place le lendemain dans la voiture, le fidèle écuyer informa Jeanie qu’il avait reçu des ordres que le duc avait envoyés à son agent pour les lui transmettre, par lesquels il lui recommandait de mener Jeanie avec eux, à une poste ou deux au delà de Glasgow, si elle n’y mettait pas d’opposition. Quelques motifs de mécontentement venaient d’occasionner des troubles dans cette ville et dans le voisinage, et, dans cette circonstance, il ne serait pas prudent à miss Jeanie Deans de voyager seule et sans protection sur la route d’Édimbourg ; mais en allant un peu plus loin, ils rencontreraient un des facteurs de Sa Grâce, qui venait des montagnes pour se rendre à Édimbourg avec sa femme, et auxquels elle pourrait se joindre pour retourner dans cette ville commodément et en sûreté.

Jeanie eut beaucoup d’objections à faire à cet arrangement. Il y avait bien long-temps qu’elle était hors de chez elle ; son père et sa sœur devaient être impatients de la revoir. Elle désirait aussi revoir d’autres amis qu’elle avait laissés malades à son départ. Son intention était de prendre à Glasgow un cheval et un guide qui la conduiraient, à ses frais, à Édimbourg. Elle était très-obligée de cette offre ; mais jamais daim poursuivi par le chasseur n’avait aspiré si ardemment après son lieu de repos que Jeanie soupirait de se retrouver à Saint-Léonard.

Le valet de chambre du duc échangea avec sa compagne un regard tellement significatif que Jeanie s’écria avec effroi : « Oh, monsieur Archibald ! oh, mistress Dutton ! si vous savez qu’il soit arrivé quelque chose à Saint-Léonard, par pitié dites-le moi, et ne me tenez pas en suspens. — Je ne sais réellement rien, miss Deans, dit le valet de chambre. — Et moi… moi, j’en sais tout aussi peu, » dit la demoiselle de la laiterie tandis qu’elle brûlait du désir de communiquer quelque nouvelle qu’un regard d’Archibald arrêta au passage : elle pinça les lèvres et les tint fortement comprimées, comme si elle eût craint qu’en les ouvrant tout ne s’en fût échappé malgré elle.

Jeanie vit qu’on lui cachait quelque chose, et ses alarmes ne se calmèrent que sur les assurances répétées d’Archibald, que son père, que sa sœur, que tous ses amis étaient en bonne santé, et qu’il ne leur était rien arrivé de fâcheux, du moins à sa connaissance. Elle ne pouvait éprouver aucune méfiance sur ce que lui disaient ses compagnons de voyage, et cependant son inquiétude était si visible qu’Archibald, pour dernière ressource, lui mit dans la main un petit morceau de papier sur lequel étaient écrits ces mots :

Jeanie Deans, je vous prie de me faire le plaisir d’aller avec Archibald et votre compagne jusqu’à une journée au-delà de Glasgow, et de ne leur faire aucune question ; ce qui obligera beaucoup votre ami

Argyle de Greenwich. »

Quoique ce billet laconique d’un seigneur auquel elle avait d’aussi grandes obligations ne permît à Jeanie de faire aucune objection sur la continuation de leur route, cependant la vivacité de sa curiosité s’en trouva encore augmentée. Ses compagnons de voyage ne semblaient plus avoir pour but de se rendre à Glasgow ; au contraire ils côtoyaient la rive gauche de la Clyde, et traversèrent un pays où une foule de vues pittoresques et variétés se succédèrent devant eux le long de cette noble rivière, qui, perdant graduellement son caractère, commença à leur offrir celui d’un fleuve navigable.

« Vous n’allez donc pas à Glasgow ? » dit Jeanie en remarquant que les postillons ne se disposaient pas à tourner la tête de leurs chevaux vers l’ancien pont qui offre le seul accès par lequel on puisse arriver à la ville de saint Mungo.

« Non, reprit Archibald : il s’y passe en ce moment quelque commotion populaire ; et comme notre duc est en opposition avec la cour, peut-être y serions-nous trop bien reçus, ou peut-être s’aviserait-on de se rappeler que le capitaine de Carrick est venu les mettre à la raison avec ses montagnards, en 1725, à l’époque de la sédition de Shawfield, et alors nous serions trop mal reçus[115]. Dans tous les cas, il vaut mieux pour nous, et surtout pour moi, qu’on peut supposer dans les secrets du duc sur beaucoup de points, laisser ces bonnes gens agir à leur fantaisie, sans les exciter ou les encourager par ma présence. »

Jeanie n’avait rien à répliquer à un tel raisonnement, où il lui semblait cependant qu’il entrait moins de vérité que d’envie de se donner un air d’importance.

En attendant, le carrosse continuait de rouler, la rivière s’élargissait de plus en plus, et prenait graduellement l’aspect majestueux d’un bras de mer. L’influence de la marée montante et descendante se fit de plus en plus sentir, et, pour me servir des expressions du poète lauréat,

Le lit du fleuve s’agrandit ;
Le cormoran, sur le rivage,
L’aile ouverte au vent, s’enhardit,
Prêt à reprendre son voyage.

« De quel côté est Inverary ? » demanda Jeanie en fixant les yeux sur les masses sombres des montagnes d’Écosse qui, entrecoupées de plus d’un lac, s’étendaient vers le nord, de l’autre côté de la rivière, et dont les sommets, comme entassés les uns sur les autres, ressemblaient aux vagues du vaste Océan. « Ce grand château qui est tout là-haut appartient-il au duc ? — « Ce château ?… miss Deans, que le ciel vous protège ! c’est le vieux château de Dumbarton, la plus forte place qu’il y ait en Europe, quelles que soient les autres. Sir William Wallace en fut gouverneur pendant les vieilles guerres avec les Anglais, et c’est Sa Grâce qui y commande aujourd’hui. Ce poste est toujours confié au plus habile homme de l’Écosse. — Et le duc réside-t-il sur ce rocher si élevé ? demanda Jeanie. — Non, non, il y a un sous-gouverneur qui commande en son absence, et qui habite cette maison blanche que vous voyez au pied du roc : Sa Grâce n’habite jamais cet endroit. — Je le crois bien, » dit la demoiselle de la laiterie, sur l’esprit de laquelle la route avait fait une impression très-peu favorable depuis qu’ils avaient quitté Dumfries ; « et s’il l’habitait, il pourrait bien siffler pour qu’il se présentât une autre intendante de la laiterie que moi, fût-il le seul duc qui existât en Angleterre ! Je n’ai pas quitté mon pays natal et mes amis pour venir voir des vaches mourir de faim sur des montagnes, comme dans cette écurie de porcs à Elfinfoot, ainsi que vous appelez ce lieu, ou pour être perchée sur le haut d’un rocher comme un écureuil dans sa cage pendue à la croisée d’un troisième étage. »

Tout en riant intérieurement de ce que ces symptômes de mauvaise humeur ne s’étaient manifestés que depuis que la belle mécontente se trouvait sous sa dépendance, Archibald répondit froidement que ce n’était pas lui qui avait fait les montagnes, et qu’il ne pouvait y rien changer, mais qu’ils arriveraient bientôt à une maison du duc, dans une île fort agréable appelée Roseneath, où ils attendraient le bâtiment qui devait les transporter à Inverary, et trouveraient les personnes avec qui Jeanie devait retourner à Édimbourg.

« Vous parlez d’une île, » dit Jeanie, qui, dans le cours de tous ses voyages aventureux, n’avait pas quitté la terre ferme, « alors je soupçonne qu’il faudra aller dans une de ces barques : elles me semblent bien petites, et les vagues sont un peu agitées, et… — Monsieur Archibald, dit mistress Dutton, je n’y consentirai pas, je ne me suis jamais engagée à quitter la terre, et je vous prie d’ordonner aux postillons de prendre un autre chemin pour arriver à la maison du duc. — Il y a une excellente pinasse appartenant à Sa Grâce, madame, répondit Archibald, et vous n’avez nul besoin de vous alarmer. — Mais je m’alarme, monsieur, reprit la demoiselle, et j’insiste pour que nous allions par terre, monsieur Archibald, quand il faudrait faire un circuit de dix milles. — Je suis fâché qu’il n’y ait pas moyen de vous satisfaire, madame ; mais, comme je vous l’ai déjà dit, Roseneath est une île. — Que m’importe ! » reprit la demoiselle irritée ; « quand elle le serait dix fois plus, ce n’est pas une raison pour que je me noie en traversant les mers pour y arriver. — Non, ce n’est certainement pas une raison pour que vous vous noyiez, madame, » reprit l’imperturbable valet de chambre ; « mais c’en est une excellente pour que nous ne puissions y aller par terre ; » et, décidé à exécuter les ordres de son maître, il fit un signe de la main aux postillons qui, se détournant de la grande route, se dirigèrent vers un petit hameau de pêcheurs, où une chaloupe, décorée d’une manière plus élégante qu’aucune de celles qu’ils avaient encore vues, et portant un pavillon sur lequel se déployait la tête de sanglier surmontée d’une couronne ducale, les attendait sur le bord avec deux ou trois matelots et autant de montagnards.

La voiture s’arrêta, et les domestiques commencèrent à dételer les chevaux, tandis qu’Archibald s’occupait gravement à surveiller le transport de leur bagage sur le petit bâtiment. « Y a-t-il long-temps que la Caroline est arrivée ? » demanda-t-il à un des matelots.

« Elle est venue en cinq jours de Liverpool, et elle est maintenant à l’ancre à Greenock. — Vous allez conduire la voiture et les chevaux à Greenock, » dit Archibald aux postillons, « et vous les y embarquerez pour Inverary quand je vous en enverrai l’ordre. En attendant vous les mettrez aux écuries et remises de mon cousin Duncan Archibald. Mesdames, ajouta-t-il, j’espère que vous êtes prêtes : il faut que nous profitions de la marée. — Miss Deans, dit la demoiselle de la laiterie, vous pouvez faire comme il vous plaira ; mais moi je resterai là toute la nuit plutôt que de me risquer dans cette coquille d’œuf peinte. Holà ! l’homme ! l’homme ! » s’écria-t-elle en s’adressant à un montagnard qui soulevait une malle, « cette malle est à moi, ainsi que ce carton, ce porte-manteau, ces sept paquets et celui qui est enveloppé de papier ; que je vous voie y toucher ! »

Le Celte avait les yeux fixés sur elle pendant qu’elle parlait ; puis les reportant sur Archibald, et voyant qu’il n’en recevait pas de contre-ordre, il mit la malle sur son épaule, et, sans faire plus d’attention aux cris de la demoiselle et à ses représentations, que probablement il n’entendait pas, et qui ne l’auraient pas arrêté davantage quand même il les eût entendues, il s’achemina vers la barque avec les effets de mistress Dutton, et les y déposa sans accident.

Le bagage étant transporté à bord, Archibald aida Jeanie à descendre de la voiture, et ce ne fut pas sans un peu d’inquiétude qu’elle se vit transporter vers la chaloupe par deux montagnards qui l’y déposèrent après lui avoir fait ainsi franchir la distance où elle se trouvait du rivage. Il revint ensuite à la voiture pour faire la même politesse à mistress Dutton ; mais il la trouva déterminée à n’en pas sortir, s’obstinant à rester seule, et menaçant tous ceux qui avaient eu une part directe ou indirecte à son malheur, de poursuites et d’actions judiciaires pour le paiement de ses gages, avec dommages, dépens et intérêts, et comptant sur ses doigts le nombre de robes et autres vêtements dont elle se croyait séparée pour jamais. Archibald ne se donna pas la peine de continuer long-temps ses remontrances, qui, dans le fait, ne servaient qu’à augmenter l’indignation de la demoiselle ; il se contenta de dire deux ou trois mots en gaélique aux montagnards ; ceux-ci s’approchèrent tranquillement de la voiture, et, sans que rien pût indiquer leur intention, saisirent avec adresse un moment favorable pour s’emparer de mistress Dutton, et la tinrent si ferme qu’elle ne put ni résister ni se débattre. La chargeant ensuite sur leurs épaules presque horizontalement, ils quittèrent le rivage, entrèrent dans l’eau et déposèrent la dame dans la chaloupe sans lui faire souffrir d’autre inconvénient que de chiffonner un peu ses vêtements, mais dans un état de surprise, de mortification et de terreur qui la rendit complètement muette pendant deux ou trois minutes. Les montagnards sautèrent à bord : un seul d’entre eux, grand et vigoureux gaillard, resta dehors jusqu’à ce qu’il eût poussé la barque, et vint ensuite se joindre à ses compagnons : alors ils prirent leurs rames, déployèrent leurs voiles, et commencèrent à s’éloigner du rivage et à voguer lestement sur le détroit.

« Monstre d’Écossais ! » s’écria la demoiselle en fureur en s’adressant à Archibald ; «comment osez-vous traiter de cette manière une personne de ma sorte ? — Madame, » dit Archibald avec un grand sang-froid, « il est bien temps que vous sachiez que vous êtes dans le pays du duc, et qu’il n’y a pas un de ces hommes-là qui ne vous jetât dans le lac avec autant d’empressement qu’ils en ont mis à vous y transporter, si c’était le bon plaisir de Sa Grâce. — Alors que Dieu ait pitié de moi ! dit mistress Dutton : si j’avais su cela, je ne me serais jamais engagée à être des vôtres. — Il est un peu tard pour y penser, mistress Dutton, dit Archibald ; mais je vous assure que vous trouverez que ce pays de montagnes a ses plaisirs. Vous aurez une douzaine de vachers et de filles de laiterie sous vos ordres à Inverary, et vous pourrez leur faire faire un plongeon dans le lac si tel est votre bon plaisir ; car les premiers domestiques du duc ont autant d’autorité sur leurs subordonnés que le duc en a sur eux-mêmes. — Voilà qui est certainement bien étrange, monsieur Archibald, dit la demoiselle ; mais je suppose qu’il faut que j’en prenne mon parti. Êtes-vous bien sûr que la barque ne chavirera pas ? elle me paraît pencher terriblement d’un côté. — Ne craignez rien, » dit Archibald en prenant sa prise de tabac d’un air important : « Ce passage de la Clyde nous connaît bien, ou nous le connaissons, ce qui revient au même. Il n’y a pas à craindre qu’il arrive à personne aucun accident. Nous nous serions embarqués sur l’autre rive, si ce n’eût été les troubles qui ont lieu à Glasgow, et qui ne permettent pas aux gens de Sa Grâce de traverser cette ville en ce moment. — N’avez-vous pas peur, » dit la vestale de la laiterie à Jeanie, qui, assise auprès d’Archibald, qui dirigeait le gouvernail, n’était pas elle-même dans une situation d’esprit fort tranquille ; « n’avez-vous pas peur de ces hommes sauvages avec leurs jambes nues, et de cette petite coquille de noix qui monte et descend comme une écumoire sur un seau de lait ? — Non, madame, » répondit Jeanie en hésitant, « je n’ai pas peur, car j’ai déjà vu des montagnards, quoique je ne me sois jamais trouvée si près d’eux ; et quant au danger qu’il y a sur l’eau, j’ai la confiance qu’il y a une Providence qui veille sur nous sur mer comme sur terre. — Eh bien ! dit mistress Dutton, c’est une belle chose que d’avoir appris à lire et à écrire, car on a toujours de belles phrases toutes prêtes pour tous les événements qui arrivent. »

Archibald, s’applaudissant de l’impression que la vigueur de ses mesures avait produite sur l’intraitable dame de la laiterie, s’étudia dès lors, en homme sensé et d’un bon naturel, à conserver par la douceur l’ascendant qu’il avait si utilement obtenu par la force, et il réussit si bien à lui représenter le peu de fondement de ses craintes et l’impossibilité de la laisser dans cette voiture vide sur le rivage, que la bonne intelligence était complètement rétablie dans leur société avant qu’ils débarquassent à Roseneath.


CHAPITRE XLII.

SURPRISE.


La fortune, ou plutôt le destin, a-t-il guidé vers ces bords heureux notre barque, que nous ne savions vers quel port diriger ?
Fletcher.


Les îles du détroit de la Clyde, que le passage journalier de tant de bateaux à vapeur rend maintenant d’un accès si facile, étaient du temps de nos pères des lieux isolés, que personne, pour ainsi dire, ne fréquentait. Elles offrent cependant des beautés admirables et variées. Arran, région montagneuse, île alpine, si l’on peut s’exprimer ainsi, abonde en paysages du caractère le plus pittoresque et le plus sublime. Bute est plus boisée et d’un aspect plus suave. Les Cumrays, comme pour servir de contraste aux deux premières, ne présentent qu’un pays uni et des plaines de verdure, et sont les anneaux d’une espèce de chaîne naturelle placée le long du détroit, séparée de manière cependant à former entre elles de larges intervalles remplis par l’Océan. Roseneath, d’une bien moindre étendue, est située beaucoup plus avant dans le détroit, vers la côte occidentale, près de l’embouchure d’un lac appelé le Gare-Loch, et non loin du Loch-Long et du Loch-Seantou Holy-Loch[116], qui, descendant des montagnes de l’ouest, viennent se jeter dans le golfe formé par la Clyde.

Dans ces îles, les vents glacés du printemps, qui exercent leur influence malfaisante sur la végétation en Écosse, se font comparativement peu sentir, et, excepté l’île gigantesque d’Arran, elles sont peu exposées aux orages de l’Atlantique, étant renfermées dans les terres, et protégées à l’ouest par les côtes élevées du comté d’Ayr. Le saule pleureur, le bouleau et d’autres arbres de même nature croissent donc dans ces retraites favorisées, avec une abondance inconnue à la partie orientale du pays, et l’air y possède aussi cette douceur qu’on dit salutaire aux maladies de poitrine.

La petite île de Roseneath, surtout, est si remarquable par ses beautés pittoresques que, depuis une époque très-reculée, les comtes et ducs d’Argyle y viennent résider de temps en temps. Dans le principe, ils se contentaient de loger dans une espèce de rendez-vous de chasse, que par des accroissements successifs ils ont transformé en un véritable palais. Cette résidence était dans sa simplicité primitive quand la petite barque que nous avons laissée traversant le détroit s’approcha des rivages de l’île.

En touchant au lieu de débarquement qui était en partie ombragé par les feuillages épais de quelques chênes peu élevés, mais dont les larges branches s’étendaient en éventail, et qui étaient entremêlés de quelques buissons de noisetiers, ils aperçurent à travers les arbres deux ou trois personnes qui semblaient attendre leur arrivée. Jeanie les avait à peine remarquées, de sorte qu’elle éprouva un mouvement de surprise semblable à un choc électrique, lorsque les rameurs l’ayant transportée de la barque sur le rivage, elle se trouva dans les bras de son père.

Cet événement était trop merveilleux pour pouvoir y croire, trop semblable à un heureux rêve pour en avoir la réalité. Elle se dégagea de ses bras où il la tenait serrée dans un étroit et affectueux embrassement, et s’éloigna de lui de deux ou trois pas pour le regarder et s’assurer que ce n’était pas une illusion.

Mais le doute était impossible, c’était Davie Deans lui-même, dans son plus bel habit du dimanche, bleu clair, avec de larges boutons de métal ; le gilet et la culotte pareils, ses guêtres épaisses de drap gris, ses mêmes boucles de cuivre, le bonnet bleu à larges bords comme en portent les habitants des basses terres, rejeté en arrière tandis qu’il tenait ses yeux élevés au ciel avec une muette reconnaissance ; ses cheveux gris qui s’en échappaient et venaient tomber sur ses joues hâlées ; son front chauve et sillonné, et ses yeux d’un bleu clair dont l’âge n’avait pas éteint la vivacité, et qui brillaient sous ses épais sourcils gris ; son visage, ordinairement austère et stoïque, animé par une expression inaccoutumée de joie, de tendresse et de reconnaissance ; enfin tous ces traits qui caractérisaient si bien Davie Deans, et qui étaient tellement en harmonie les uns avec les autres, que, si je revois jamais mes amis Wilkie et Allan, je veux essayer d’obtenir d’eux une ébauche de cette même scène.

« Jeanie, ma Jeanie ! mon enfant, mon digne et vertueux enfant ! que le Seigneur d’Israël soit ton père, car je suis à peine digne de toi ; tu as racheté notre captivité, rendu l’honneur à notre maison : Dieu te bénisse, mon enfant, et t’accorde ses grâces temporelles et éternelles ! mais il t’a déjà bénie par le bien dont il t’a rendue l’instrument. »

Ces paroles lui échappèrent non sans larmes, quoique Davie ne fût pas homme à s’attendrir facilement. Archibald, par délicatesse, s’était retiré en emmenant les autres spectateurs de cette entrevue, de sorte que les bois et le soleil couchant étaient les seuls témoins de cette effusion de tendresse.

« Et Effie ? Effie, mon père ! » telle fut la question que Jeanie mêla à plusieurs reprises aux expressions de sa reconnaissance et de sa joie.

« Vous saurez tout, vous saurez tout, » répondit Davie à la hâte ; et il renouvelait ses remercîments au ciel de lui avoir renvoyé Jeanie saine et sauve du pays de l’épiscopat, du schisme et de l’hérésie, et de l’avoir préservée des dangers de la route et des loups dévorants.

« Et Effie ? » répéta fréquemment la tendre sœur, « et… (elle aurait bien voulu dire Butler, mais elle modifia cette question trop directe), et monsieur et mistress Saddletree, et Dumbiedikes, et tous nos amis ? — Ils sont tous en bonne santé, grâce au ciel. — Et M. Butler ? il ne se portait pas bien quand je suis partie. — Oh ! il est rétabli, il va bien maintenant, reprit son père. — Dieu soit loué ! Mais Effie, mon cher père, Effie ? — Vous ne la reverrez plus, mon enfant, répondit Deans d’un ton solennel. Vous êtes maintenant la seule et unique feuille laissée sur le vieux tronc. Dieu vous ait en garde ! — Elle est morte ! elle a péri ! La grâce est venue trop tard, » s’écria Jeanie en se tordant les mains.

« Non, Jeanie, » reprit Deans du même ton grave et mélancolique ; elle vit dans la chair, et est libre de toute contrainte de la justice. Plût au ciel qu’elle fût aussi dégagée des liens de Satan, et qu’elle vécût dans la foi ! — Que le Seigneur nous protège ! dit Jeanie ; la malheureuse enfant a-t-elle pu vous quitter pour ce misérable ? — Ce n’est que trop vrai, dit Deans ; elle a quitté son vieux père qui avait pleuré et prié pour elle ; elle a quitté sa sœur qui a essuyé tant de fatigues et de dangers, et qui a fait pour elle ce qu’aurait fait une mère ; elle a abandonné les os de sa mère et la terre de son peuple, et elle a passé la frontière avec ce fils de Bélial. Elle s’est enfuie de nuit de la maison de son père… » Il s’arrêta, car une sensation mêlée de ressentiment et de chagrin étouffait sa voix.

« Et avec cet homme, cet homme coupable ! Et c’est pour lui qu’elle nous a quittés ! Effie, Effie ! qui aurait pu le croire après que la Providence vous avait fait une telle grâce ? — Elle nous a quittés, mon enfant, parce qu’elle n’était pas des nôtres, reprit Davie ; c’est une branche stérile qui ne portera jamais aucun fruit de grâce ; une chèvre qui a fui dans le désert, emportant avec elle, je l’espère, les péchés de notre petite congrégation. Que la paix du monde soit avec elle ! et puisse-t-elle en trouver une meilleure lorsque Dieu lui fera la grâce de l’en tirer ! Si elle est au nombre de ses élus, son heure viendra. Qu’aurait dit sa mère, cette respectable matrone dont la mémoire s’est conservée comme le parfum de la myrrhe et de l’encens à Newbattle et à Lugton ? Mais tout est fini ; qu’elle parte, qu’elle suive ses propres voies ; qu’elle ronge son frein. Le Seigneur aura son temps. Elle était l’enfant de mes prières ; elle n’est peut-être pas entièrement perdue pour l’éternité. Mais Jeanie, que jamais son nom ne soit prononcé entre nous, elle s’est éloignée de nous comme le ruisseau que tarissent les ardeurs de l’été, comme dit le patient Job ; qu’elle soit oubliée comme elle a disparu. »

Un silence mélancolique succéda à ces paroles. Jeanie aurait bien voulu demander plus de détails au sujet de sa sœur ; mais la manière dont son père avait prononcé cette défense était positive. Elle était sur le point de parler de son entrevue avec Staunton au rectorat ; mais se rappelant aussitôt les particularités de sa conversation avec lui, elle pensa que ce récit, loin d’adoucir le chagrin de son père, ne pourrait que l’aggraver. Elle parla donc d’autre chose, décidée à attendre, pour en savoir davantage, qu’elle eut vu Butler, qui lui donnerait sans doute de plus grands détails sur la fuite de sa sœur.

Mais quand devait-elle le voir ? C’était une question qu’elle ne pouvait s’empêcher de se faire, surtout lorsque son père, qui semblait désirer d’écarter la pensée de sa plus jeune fille, demanda à Jeanie, en lui montrant la rive opposée, celle du comté de Dumbarton, si ce ne serait pas là une agréable habitation, et lui déclara son intention de transporter sa tente dans ce pays, étant sollicité par Sa Grâce le duc d’Argyle, qui voulait utiliser ses connaissances en agriculture, de prendre la direction d’une ferme que Sa Grâce voulait établir pour l’amélioration des terres et des troupeaux.

Jeanie sentit son cœur défaillir en apprenant cette nouvelle. Elle convint que c’était une belle et bonne terre, et dont les collines étaient exposées au soleil couchant ; qu’elle ne doutait pas que les pâturages en fussent bons, car la verdure en était fraîche, malgré la sécheresse. Mais c’était bien loin de leur dernière habitation, et elle ne pourrait si tôt oublier les gazons remplis de marguerites et de renoncules, et les rochers de Saint-Léonard.

« N’en parlez plus, Jeanie, dit son père ; je ne veux plus entendre ce nom-là, c’est-à-dire après que la récolte sera faite et que mes billets seront payés. Mais j’ai amené ici celles de nos bêtes que vous aimiez le mieux, Gowan et votre vache blanche, et la petite génisse que vous nommiez… je n’ai pas besoin de vous dire le nom que vous lui donniez. Quoi qu’il en soit, je n’ai pu me résoudre à vendre cet animal que vous chérissiez tant, quoique sa vue puisse nous coûter plus d’un soupir ; mais ce n’est pas la faute de la pauvre bête. J’en ai fait mettre de côté deux ou trois autres, et je les ai fait conduire ici pour qu’elles marchent à la tête du troupeau, afin qu’on pût dire, comme lorsque le fils de Jessé revint du combat : « Voici les dépouilles de Davie. »

Les détails qu’il lui donna ensuite fournirent à Jeanie une autre occasion d’admirer l’active bienfaisance de son ami le duc d’Argyle. Désirant établir sur les confins de ses immenses propriétés des hautes terres une ferme destinée à faire des expériences en économie rurale, il avait été un peu embarrassé sur le choix de la personne à qui il en confierait la direction. La conversation que Sa Grâce avait eue avec Jeanie à ce sujet, pendant leur retour de Richmond, lui avait inspiré la confiance que son père, dont elle citait fréquemment l’expérience et les heureux succès, était précisément l’homme qu’il lui fallait. Comme il était probable que la condition attachée à la grâce d’Effie engagerait Davie Deans à changer de résidence, cette idée se représenta plus fortement à l’esprit du duc ; et comme il portait l’enthousiasme aussi loin en agriculture qu’en bienfaisance, il crut agir également dans l’intérêt de ces deux causes en écrivant à Édimbourg à la personne chargée de ses affaires, pour prendre des informations sur le compte de Davie Deans, nourrisseur de bestiaux à Saint-Léonard, lui mandant que si, d’après ces renseignements, il le jugeait capable de remplir ses vues, il lui offrît des conditions avantageuses pour se charger de la direction de sa ferme du comté de Dumbarton.

Cette proposition fut faite au vieux Davie deux jours après que la grâce de sa fille fut arrivée à Édimbourg. Il avait déjà formé la résolution de quitter Saint-Léonard. L’honneur d’être appelé par le duc d’Argyle lui-même à la direction d’un établissement qui demandait tant d’activité et d’expérience était en lui-même très-flatteur, et d’autant plus que l’honnête Davie, qui n’avait pas une mince opinion de ses propres talents, se figurait qu’en acceptant cet emploi il trouverait en quelque sorte un moyen de s’acquitter du bienfait qu’il avait reçu de la famille d’Argyle. Les appointements qu’on lui offrait, outre lesquels on lui accordait encore le droit de pâturage pour son propre bétail, étaient fort avantageux, et l’œil pénétrant de Davie découvrit bientôt combien la contrée était favorable pour faire avec profit le commerce des bestiaux avec les montagnes. Ce voisinage pouvait bien lui faire courir quelque risque de pillage, mais le redoutable nom du duc était déjà une garantie, et en payant une bagatelle pour la contribution noire, Davie était certain d’assurer sa tranquillité.

Cependant deux considérations le faisaient hésiter encore : la première, c’était le caractère du ministre de la paroisse dans laquelle il allait habiter ; mais ses scrupules à ce sujet furent entièrement levés, comme nous l’expliquerons bientôt au lecteur. Le second obstacle était la condition imposée à sa jeune fille de quitter l’Écosse pendant un si grand nombre d’années.

Cette crainte fit sourire l’agent du duc, et il répondit qu’il ne fallait pas interpréter aussi rigoureusement cette clause ; que si la jeune fille quittait l’Écosse pendant quelques mois, ou même pendant quelques semaines, et revenait ensuite dans la nouvelle résidence de son père par la partie occidentale de l’Angleterre, personne ne saurait son arrivée, du moins personne de ceux qui pourraient avoir le pouvoir ou l’envie de l’inquiéter ; que le droit étendu de juridiction que possédait Sa Grâce excluait l’intervention des autres magistrats relativement à ceux qui vivaient sur ses terres, et que ceux qui dépendaient de lui directement recevraient ses ordres pour que la jeune fille pût y vivre en paix. Demeurant sur les frontières des hautes terres, elle pouvait être considérée en quelque sorte comme hors d’Écosse, c’est-à-dire hors des limites ordinaires des lois et de la civilisation.

Le vieux Deans n’était pas entièrement satisfait de cet argument ; mais la fuite d’Effie, qui eut lieu la troisième nuit après sa mise en liberté, lui rendit sa résidence à Saint-Léonard si odieuse, qu’il accepta sur-le-champ la proposition qui lui avait été faite, et entra avec plaisir dans le projet conçu par le duc de causer une surprise à Jeanie pour lui rendre son changement de résidence plus frappant. Le duc avait instruit Archibald de ces circonstances, et lui avait donné l’ordre d’agir d’après les instructions qu’il recevrait d’Édimbourg, et qui lui recommandèrent en effet de mener Jeanie à Roseneath.

Le père et la fille s’entretenaient ensemble de toutes ces affaires en se dirigeant lentement, avec de fréquentes pauses, vers une maison qu’on apercevait à travers les arbres, et qui était à environ un demi-mille de distance de la petite baie où ils avaient débarqué.

En approchant de la maison, Davie Deans informa sa fille, avec une espèce de grimace qui était la seule manière dont ses traits eussent jamais pu se prêter à exprimer le rire, qu’il y résidait deux messieurs, dont l’un était un gentilhomme séculier et l’autre un révérend ministre. Le gentilhomme séculier était Son Honneur le laird de Knocktarlity, bailli de la seigneurie sous le duc d’Argyle, gentilhomme montagnard, marqué de la même tache que la plupart d’entre eux, suivant l’opinion de Davie, c’est-à-dire prompt et emporté, négligeant les choses spirituelles pour s’occuper un peu trop des intérêts de ce monde, et n’étant pas très-scrupuleux sur la propriété ; d’ailleurs un brave gentilhomme, franc et hospitalier, avec lequel la prudence voulait qu’on vécût en bonne intelligence, car ces montagnards étaient violents, très-violents. Quant au révérend ministre dont il était parlé, c’était un candidat présenté par le duc d’Argyle (car pour rien au monde Davie Deans n’aurait voulu dire nommé[117] à la cure de la paroisse dans laquelle leur ferme était située), et il était probable qu’il serait très-agréable aux âmes chrétiennes, qui soupiraient après la manne spirituelle, ayant été nourries de la maigre substance que leur administrait M. Duncan Mac-Donought, le dernier ministre, qui commençait saintement sa journée, depuis le dimanche jusqu’au samedi, en buvant une mesure de scubac. « Je n’ai pas besoin de vous en dire beaucoup sur celui qui l’a remplacé, » dit Davie grimaçant encore, « car je crois que vous l’avez déjà vu ; et d’ailleurs le voilà qui vient à nous. »

Elle l’avait effectivement déjà vu, car ce ministre n’était autre que Reuben Butler lui-même.


CHAPITRE XLIII.

UN COUP D’ŒIL EN ARRIÈRE.


Tu ne reverras plus ta sœur : tu as reçu son dernier embrassement.
Élégie sur mistress Anne Killigrew.


Cette seconde surprise avait été ménagée à Jeanie Deans, et accomplie au moyen de la baguette du bienfaisant enchanteur dont le pouvoir avait transplanté son père du rocher de Saint-Léonard aux bords du Gare-Loch. Le duc d’Argyle n’était pas homme à oublier la dette de reconnaissance qui lui avait été léguée par son grand-père en faveur du petit-fils de Butler-Bible. Il avait intérieurement résolu de nommer Reuben Butler à la cure de Knocktarlity, dont le ministre venait de mourir. Son agent reçut donc les instructions nécessaires pour agir dans ce but, avec la condition pourtant que les connaissances et le caractère de M. Butler le rendraient digne de cet emploi. Les renseignements pris à ce sujet lui furent aussi favorables qu’ils l’avaient été à Davie Deans lui-même.

Le duc d’Argyle, par cette nomination, servit plus essentiellement encore les intérêts de sa protégée Jeanie qu’il ne l’imaginait lui-même, puisque ce fut là ce qui contribua à détruire les obstacles que le père aurait pu apporter à son mariage, obstacles dont le duc ne soupçonnait pas même l’existence.

Nous avons déjà remarqué que Davie Deans avait contre Butler quelques préventions, qui venaient probablement de ce qu’il soupçonnait secrètement le pauvre sous-maître d’oser lever les yeux sur sa fille aînée. Ceci était, dans l’opinion de Davie, un péché de présomption, quoiqu’il n’eût encore reçu aucune ouverture, aucune proposition effective. Mais le profond intérêt que Butler avait pris à ses malheurs depuis le départ de Jeanie pour Londres, et qu’il ne pouvait attribuer, en l’absence de sa fille, qu’à son respect et son attachement pour lui-même, avait beaucoup adouci l’espèce d’irritabilité avec laquelle Davie l’avait traité quelquefois. Tandis qu’il était dans ces bonnes dispositions à l’égard de Butler, il arriva un autre incident qui eut beaucoup d’influence sur l’esprit du bon vieillard.

Aussitôt que Davie Deans se fut un peu remis de l’émotion que lui avait causée la disparition d’Effie, son premier soin fut de rassembler l’argent nécessaire pour compléter la somme que le laird de Dumbiedikes avait avancée pour le procès d’Effie et pour les besoins de Jeanie. Le laird, son cheval, son chapeau galonné et sa pipe n’avaient pas paru à Saint-Léonard depuis long-temps ; de sorte que, pour payer cette dette, Davie se vit dans la nécessité de se rendre lui-même au château de Dumbiedikes.

Il y régnait une activité à laquelle le vieux Deans s’attendait peu. Des ouvriers enlevaient quelques-unes des vieilles tapisseries pour les remplacer par d’autres. On grattait, on nettoyait, on lavait et repeignait partout ; on ne pouvait reconnaître la vieille maison qui avait été si long-temps le séjour de l’indolence. Le laird lui-même semblait tout préoccupé, et son accueil, quoique amical, n’était plus mêlé, comme autrefois, de respect et de cordialité. Il y avait aussi un changement, que Davie ne pouvait s’expliquer, dans l’extérieur de ce propriétaire. Ses vêtements étaient d’une forme plus moderne et ajustés avec une sorte d’élégance : c’étaient autant d’innovations. Le vieux chapeau lui-même avait l’air retapé et remis à neuf, le galon en avait été rafraîchi, et au lieu d’être placé sur la tête du laird en avant ou en arrière, à tout hasard, il était incliné sur l’oreille avec un air d’intention.

Davie Deans expliqua son affaire et compta son argent. Dumbiedikes prêta volontiers l’oreille à la première, et compta le second avec beaucoup d’attention, interrompant Davie, tandis qu’il parlait de la rédemption de la captivité de Judas, pour lui faire observer qu’il trouvait une ou deux des guinées un peu légères. Quand il fut satisfait sur ce point, et qu’il eut serré l’argent et signé un reçu, il adressa ces paroles à Davie avec un peu d’hésitation. « Jeanie vous aura sans doute écrit quelque chose, brave homme ? — Au sujet de l’argent ? répliqua Davie : sans doute elle m’en a parlé. — Et ne vous a-t-elle pas dit autre chose à mon sujet ? demanda le laird. — Non, si ce n’est qu’elle vous envoie ses compliments et ses bons souhaits… Que voulez-vous qu’elle dise ? » demanda Davie qui s’attendait à voir le laird s’expliquer enfin après avoir fait si long-temps la cour à Jeanie, si toutefois on peut donner ce nom à ses passives assiduités auprès d’elle. C’était bien en effet à quelque chose de semblable que le laird voulait en venir, mais non pas de la manière dont Davie Deans l’espérait et le désirait.

« Eh bien, brave homme, elle doit savoir ce qu’il lui faut, mieux que tout autre. Quant à moi, j’ai débarrassé la maison de Jenny Balchristie et de sa nièce. C’était une mauvaise clique, cela volait la viande et la bière, et laissait perdre le charbon. Je me marie dimanche. »

Quelque sentiment qu’éprouvât Davie à cette nouvelle inattendue, il était trop fier pour laisser voir sur son visage ou dans ses paroles la surprise désagréable qu’elle lui causait.

« Je vous souhaite beaucoup de bonheur, monsieur, par la grâce de celui d’où procède toute félicité ; le mariage est un état honorable. — Et je m’allie à une famille honorable, Davie ; j’épouse la plus jeune fille du laird de Lickpelf. Elle se met à l’église dans le banc qui est à côté du mien, et c’est ce qui fait que j’y ai pensé. »

Davie n’avait rien à répondre, aussi se contenta-t-il de souhaiter de nouveau beaucoup de bonheur au laird, de boire un coup de son vin, et de reprendre la route de Saint-Léonard, en revint sur l’instabilité des choses et des résolutions humaines. L’espérance qu’un jour Jeanie deviendrait lady Dumbiedikes s’était emparée de l’esprit de Davie plus qu’il ne se l’imaginait lui-même. Du moins jusqu’à présent cette union avait paru ne dépendre que de sa fille, lorsqu’il lui plairait de donner à son silencieux amant le moindre encouragement, et tout à coup cette perspective s’était évanouie à jamais. Davie retourna donc chez lui d’assez mauvaise humeur pour un homme si saint. Il en voulait à Jeanie de n’avoir donné aucune espérance au laird ; il en voulait au laird d’en avoir eu besoin, et enfin il s’en voulait à lui-même de l’humeur qu’il en ressentait.

À son retour, il apprit que l’agent du duc d’Argyle désirait le voir pour terminer les arrangements commencés entre eux. Ainsi, après un moment de repos, il fut obligé de repartir pour Édimbourg, ce qui fit dire à la vieille Mag Hettly que son maître se tuerait de fatigue si cela continuait.

Lorsqu’ils eurent parlé de l’affaire de la ferme, et que tout eut été conclu entre eux, l’homme de loi répondit aux questions que lui adressait Davie Deans sur l’état du culte dans cet endroit, que l’intention du duc était de placer dans la paroisse où il devait faire sa future résidence un jeune ecclésiastique d’une excellente réputation, nommé Reuben Butler.

« Reuben Butler ! s’écria Davie ; Reuben Butler, le sous-maître d’école de Libberton ? — Lui-même, dit l’agent du duc. Sa Grâce a reçu d’excellents renseignements sur son compte, et a d’ailleurs quelques obligations à un de ses ancêtres. D’après les ordres que j’ai reçus, peu de ministres se trouveront dans une position aussi agréable que M. Butler. — Des obligations ! le duc a des obligations à Reuben Butler ? Reuben Butler, un ministre titulaire de l’église d’Écosse ! » s’écria Davie dans un étonnement dont il ne pouvait revenir ; car le mauvais succès que Butler avait eu jusqu’à présent dans toutes ses entreprises, l’avait en quelque sorte fait considérer par Davie comme un de ces enfans envers lesquels la fortune se montre toujours marâtre, et qu’elle finit par déshériter tout à fait.

Il n’y a peut-être pas un moment où nous soyons plus disposés à parler favorablement d’un ami que celui où nous apprenons qu’il tient une place plus haute dans l’estime des autres que nous ne le supposions. Lorsque Davie Deans fut assuré que les affaires de Butler allaient changer de face, il exprima la plus grande satisfaction de l’heureuse perspective oui lui était offerte, et qui, observa-t-il, lui était entièrement due, à lui Davie. « C’est moi, dit-il, qui ai conseillé à sa pauvre grand’mère, qui n’était qu’une femme assez simple, de l’élever pour l’église, et j’ai prédit que, si Dieu bénissait ses efforts, il deviendrait une des colonnes du temple : il est peut-être un peu trop fier de ses connaissances humaines, mais c’est un bon garçon qui possède la vraie doctrine, et en réfléchissant à ce que sont les ministres maintenant, sur dix vous en trouverez neuf qui ne valent pas Reuben Butler. »

Il prit congé de l’homme d’affaires, et s’achemina vers son habitation, oubliant sa fatigue, absorbé qu’il était par les diverses réflexions que faisait naître cette étonnante nouvelle. L’honnête Davie avait alors fort affaire, comme tant d’autres, pour concilier ses principes spéculatifs avec les circonstances actuelles ; et comme tant d’autres qui veulent sérieusement y parvenir, il y réussit assez bien.

Reuben Butler pouvait-il en conscience accepter cette place dans l’église d’Écosse, sujette, comme elle était dans l’opinion de Davie, aux empiétements hérétiques du pouvoir civil ? Telle était la question fondamentale, et il l’examina soigneusement. L’Église d’Écosse était dépouillée de ses rayons, et privée de toute son artillerie et des bannières de l’autorité ; mais cependant elle possédait encore des pasteurs zélés qui faisaient fructifier la parole, des congrégations attentives ; et malgré toutes ses taches, elle était encore la première Église du monde.

Davie avait toujours été livré à des doutes trop nombreux et trop délicats pour lui permettre jamais de se réunir avec aucun des dissidents qui, dans diverses occasions, s’étaient séparés du corps de l’Église nationale. Il s’était souvent associé à la communion de ceux dont les formes et les principes se rapprochaient le plus du vieux culte presbytérien de 1640 ; et quoiqu’il y eût beaucoup à rectifier dans ce système, cependant il se disait que lui, Davie Deans, avait toujours été un soutien de la bonne vieille cause, mais d’une manière légitime, sans participer à aucun des excès, et sans en venir jamais aux séparations blâmables. Ainsi donc, comme ennemi des séparatistes, il pouvait se joindre à un ministre de l’Église d’Écosse dans sa forme actuelle. Ergo, Reuben Butler pouvait prendre possession de l’église de Knocktarlity sans perdre son amitié et ses bonnes grâces. Mais venait en second lieu la question de la nomination par un seigneur temporel, que Davie Deans avait toujours regardée comme une chose abominable, et qu’il représentait comme une coutume faite pour affamer les âmes de toute une paroisse, afin de remplir le ventre et de couvrir le dos du titulaire.

Ainsi donc, cette présentation du duc d’Argyle, quels que fussent d’ailleurs le mérite et les vertus de ce seigneur, était une espèce de sacrifice au veau d’or, et Davie ne pouvait songer à favoriser une telle transaction sans déroger à ses principes ; mais si les paroissiens eux-mêmes s’assemblaient pour choisir unanimement Reuben Butler pour leur pasteur, il finissait par croire que cette malheureuse présentation n’était pas une raison pour leur refuser les consolations de la doctrine. Si le clergé presbytérien l’admettait dans ce bénéfice en vertu de cette présentation plutôt que d’après le choix général de la congrégation, cette erreur, qui aux yeux de Davie en était une très-grave, devait retomber sur les prêtres qui le nommeraient ; mais si Butler acceptait la charge qui lui était offerte par ceux qu’il était appelé à instruire et qui désiraient recevoir ses instructions, si… Après avoir mûrement discuté ce point dans son esprit, à l’aide de la vertu toute-puissante de ce si, Davie finit par se persuader que ledit Butler pouvait en toute sûreté de conscience accepter le patronage du duc.

Il restait encore une pierre d’achoppement, c’était le serment exigé des ministres établis, serment par lequel ils reconnaissaient un roi et un parlement hérétiques, et consacraient, pour ainsi dire, l’union de l’Angleterre à l’Écosse, union qui avait fait de ce dernier royaume une portion du premier, dans lequel l’épiscopat, frère du papisme, avait établi son trône et élevé les cornes de sa mitre. Ces mêmes symptômes d’apostasie avaient souvent arraché des soupirs à Davie, qui s’écriait dans les termes du prophète : « Mes entrailles ! mes entrailles ! Je suis affligé jusqu’au fond du cœur ! » et il se rappelait qu’une sainte matrone avait été emportée de l’église de la prison dans un évanouissement auquel les eaux spiritueuses et les plumes brûlées ne purent remédier, seulement pour avoir entendu ces mots terribles, qui servaient d’introduction à l’ordonnance relative à l’insurrection Porteous et qui fut lue dans toutes les églises : Il est ordonné par les lords temporels et spirituels. Ce serment était donc une soumission criminelle, c’était un piège de Satan, une espèce d’hérésie, « abomination de l’abomination ; mais cette formule n’était pas toujours exigée. Les ministres avaient des égards pour les scrupules de leur propre conscience et pour ceux de leurs frères : ce ne fut qu’à une époque plus rapprochée que les assemblées générales du clergé maintinrent une discipline plus sévère. La particule accommodante vint encore dans ce cas au secours de Deans. Si un titulaire n’était pas obligé de se soumettre à cette formule, coupable, et s’il entrait dans l’église par une nomination légale et sans qu’on exigeât rien de lui qui pût blesser sa conscience, Davie Deans était d’avis que ledit titulaire pouvait jouir légitimement de la cure spirituelle et temporelle de Krocktarlity, avec le revenu, l’habitation et tous les avantages qui y étaient attachés.

Les hommes les plus droits et les plus fermes dans leurs principes sont tellement influencés par les circonstances qui les entourent, qu’il serait trop rigoureux d’examiner de près jusqu’à quel point la tendresse paternelle put avoir part à cette suite de raisonnements ingénieux. Qu’on réfléchisse à la situation de Davie. Il venait d’être privé d’une de ses filles, et le mariage soudain de Dumbiedikes lui enlevait l’espérance long-temps caressée de voir l’aînée, à laquelle il devait tout et qui était si digne de ses affections, maîtresse de ce beau domaine. En ce moment même, Butler se présente à son imagination non plus avec un visage flétri par le besoin, revêtu de l’habit râpé du pauvre sous-maître d’école de Libberton, mais avec l’embonpoint, la fraîcheur et l’air d’aisance du ministre titulaire de la paroisse de Knocktarlity, chéri de sa congrégation, modèle de vertu dans sa vie privée, puissant dans sa doctrine, remplissant les devoirs de sa cure comme aucun ministre des hautes terres ne le fit avant lui, ramenant les brebis au bercail avec la vigilance d’un chien de berger, favori du duc d’Argyle et jouissant d’un revenu de huit cents livres d’Écosse, outre les redevances en nature. C’était un parti qui, dans l’opinion de Davie, pouvait dédommager et au-delà de la perte de Dumbiedikes, car le brave agriculteur de Saint-Léonard avait une bien plus grande considération pour un ministre presbytérien que pour un propriétaire de terres. Il ne lui vint pas dans l’esprit, comme une raison de plus en faveur de Butler, que ce mariage pourrait aussi être plus conforme aux inclinations de Jeanie, car l’idée de consulter ses sentiments n’entra pas plus dans la tête de son honnête homme de père, que le soupçon qu’elle pût être sur ce point d’un avis différent du sien.

Le résultat de ses réflexions fut donc qu’il devait se charger de diriger toute cette affaire, afin de donner, s’il était possible, sans péché, sans hérésie ou apostasie d’aucune sorte, un digne pasteur à l’église de Knocklarlity. En conséquence, par l’entremise de l’honnête marchand de lait et de beurre dont il a déjà été question, Davie fit prévenir Reuben Butler de venir le trouver ; et il paraît qu’il ne put cacher à son digne messager certain gonflement de cœur occasionné par le sentiment de sa nouvelle importance, car celui-ci, en rendant compte au sous-maître de son message, ajouta que certainement le fermier de Saint-Léonard avait quelque grande nouvelle à lui communiquer, car il avait l’air d’un coq élevé sur ses ergots.

Butler, comme on le pense bien, se hâta de se rendre à cette invitation. Son caractère était naturellement plein de franchise ; un mérite solide, beaucoup de bon sens et de simplicité en formaient le fond ; mais dans cette circonstance l’amour lui donna un certain degré d’adresse. Il avait reçu la nouvelle de la faveur que le duc d’Argyle lui destinait, avec ces sentiments que peuvent seuls comprendre ceux auxquels, au lieu de la misère et d’un travail pénible et insuffisant, s’est offerte tout à coup la perspective d’un état indépendant et honorable ; mais il résolut pourtant de laisser au vieillard la satisfaction et le mérite de lui communiquer cette importante nouvelle, et d’écouter patiemment toutes les réflexions qu’il aurait à entendre sur cette proposition sans interrompre Deans et l’irriter par la contradiction. Ce dernier plan était le plus sage qu’il pût adopter ; car, quoique Davie ne fût pas embarrassé de lever les doutes qui se présentaient à son esprit, il n’aurait pas été également disposé à accepter la solution que tout autre aurait pu en donner, et Butler, en l’engageant dans une discussion, se serait exposé à le voir embrasser et soutenir une opinion diamétralement opposée à celle qu’il aurait été disposé à avancer de lui-même.

Davie reçut son ami avec cet air d’importance et de gravité que des chagrins trop réels lui avaient fait long-temps abandonner, et qui rappelait ces jours d’autorité redoutable où il dirigeait la veuve Butler et lui dictait des lois sur la manière de cultiver les champs de Beersheba. Il apprit à Butler avec une grande prolixité qu’il allait probablement changer de résidence pour aller se charger de la direction d’une ferme appartenant au duc d’Argyle, dans le comté de Dumbarton, et il s’étendit sur les nombreux avantages de sa nouvelle situation, avec une satisfaction intérieure infinie, assurant son patient auditeur que rien n’avait autant pu lui faire accepter cet emploi si ce n’est la conviction qu’avec son expérience et la connaissance qu’il avait des bestiaux il pouvait rendre les plus importants services au duc d’Argyle, envers lequel, dans les malheurs qui venaient dernièrement de l’accabler (et ici une larme vint remplacer dans ses yeux l’expression d’orgueilleuse importance dont ils brillaient d’abord), il avait contracté de si grandes obligations. Il conclut en ces termes :

« Si un grossier montagnard eût été chargé d’un tel emploi, qu’en aurait-on pu attendre, sinon qu’il se serait montré un chef de troupeaux semblable au méchant Doeg l’Édomite ? tandis que tant que cette tête blanche en aura la responsabilité, il n’y aura pas une bête qui ne soit aussi attentivement soignée que si elle faisait partie des vaches du roi Pharaon. Et maintenant, Reuben, mon garçon, voyant que nous allons transporter notre tente en pays étranger, vous allez sans doute jeter après nous un regard de regret et vous demander qui vous dirigera et vous donnera désormais des conseils dans ce temps d’irréligion et d’apostasie : et vous vous rappellerez que ce fut le vieux Davie Deans qui servit d’instrument pour vous retirer de la fange du schisme et de l’hérésie où la maison de votre père se plaisait à s’enfoncer ; souvent aussi, sans doute, quand vous serez entouré de pièges, de tentations et d’épreuves, vous qui n’êtes encore qu’une recrue, qui marchez pour la première fois au son du tambour, vous sentirez le besoin du vieux, hardi et expérimenté vétéran qui a soutenu le choc de plus d’un assaut et entendu siffler à ses oreilles autant de boulets qu’il y a de cheveux sur sa vieille tête. »

Il est très-possible que Butler pensât intérieurement que les réflexions relatives aux opinions particulières de ses pères auraient pu lui être épargnées, peut-être même poussa-t-il secrètement la présomption jusqu’à penser qu’à son âge il pouvait espérer d’être en état de se conduire d’après ses propres lumières sans avoir besoin d’être dirigé par l’honnête Davie : quoi qu’il en soit, il se contenta de répondre qu’il éprouverait le plus grand regret de se voir séparé d’un ami aussi ancien, aussi sincère et aussi éprouvé.

« Mais quel remède y a-t-il à cela, mon garçon ? » dit Davie dont les traits formèrent presque un sourire, « quel remède y a-t-il à cela ? je gage bien que vous ne pouvez m’en enseigner aucun, il faut laisser ce soin au duc d’Argile et à moi, Reuben. C’est une bonne chose que d’avoir des amis dans ce monde ; mais combien il vaut mieux encore pouvoir reporter ses espérances sur l’autre ? »

En prononçant ces mots, Davie, dont la piété, bien que souvent déraisonnable, était du moins aussi sincère que fervente et habituelle, tourna avec respect ses regards vers le ciel et s’arrêta un moment. M. Butler exprima le désir qu’il avait d’entendre son ami s’expliquer sur un sujet si important, et Davie reprit :

« Que penseriez-vous maintenant, Reuben, d’une église, d’une église régulière du culte établi ? Si on vous en offrait une, vous sentiriez-vous libre de l’accepter, et à quelles conditions ? C’est seulement une question que je vous fais, dans cette supposition. »

Reuben répondit que si une telle offre lui était faite, la première chose qu’il examinerait probablement, serait l’utilité dont il pourrait être à la paroisse où il serait appelé, et qu’une fois satisfait sur ce point, son respectable ami devait sentir que, quant à tous les autres, ce serait une position qui ne pouvait que lui être avantageuse.

« C’est bien, Reuben, très-bien, mon garçon : votre propre conscience est ce que vous devez consulter avant tout ; car comment osera-t-il instruire les autres, celui que la lecture de la Bible n’empêchera pas de sacrifier son opinion spirituelle au vil intérêt d’un emploi mondain, et qui pour jouir du revenu d’une maison et d’autres avantages semblables fait de son église un rempart derrière lequel il vise à son vil salaire ? celui enfin qui ne voit dans l’Église qu’un moyen pour arriver à l’argent ? Mais j’attends de vous une autre conduite, et surtout je vous recommande de ne pas vous laisser guider entièrement par votre propre jugement, autrement vous vous exposeriez à tomber dans le péché et dans l’erreur. Si vous étiez mis à une telle épreuve, Reuben, quoique vous soyez un jeune homme instruit dans les langues mondaines et surtout dans celle qu’on parlait à Rome, qui est maintenant le siège de l’abomination, et en Grèce, où l’on méprisait les lumières de l’Évangile, vous n’en feriez pas moins bien de suivre le conseil d’un vieil ami et de vous laisser guider par ces anciens chrétiens, aussi fermes que prudents, qui ont passé par tant d’épreuves et de persécutions ; qui, forcés de se réfugier dans les marais, dans les profondeurs des bois, dans les cavernes, ont risqué cent fois leur vie plutôt que de sacrifier la droiture de leur cœur. »

Butler répondit que bien certainement, ayant le bonheur de posséder un ami tel qu’il se flattait de l’avoir dans le respectable Davie Deans qui avait passé par tant de vicissitudes dans le siècle précédent, il serait très-blâmable s’il ne profitait pas de son expérience et de ses bons conseils. « C’est assez, c’est assez, Reuben, » dit Davie Deans avec une satisfaction intérieure ; « et supposons que vous fussiez dans la position dont je parlais, je croirais certainement de mon devoir de vous faire connaître la vérité, et de découvrir à vos yeux les plaies et la lèpre de nos temps, à haute voix et sans aucun ménagement. »

Davivi Deans était dans son élément. Il commença son examen des doctrines et de la foi de l’Église chrétienne, en remontant aux culdes[118] eux-mêmes ; de là il passa à John Knox aux récusants du temps de Jacques VI, Bruce, Black, Blair, Livingstone. Il arriva ensuite à la courte et glorieuse époque de la splendeur de l’Église presbytérienne, jusqu’à ce qu’elle eût été envahie par les indépendants anglais. Puis suivirent les tristes jours de l’épiscopat, les indulgences au nombre de sept, avec leur nuances et leurs distinctions, jusqu’à ce qu’enfin il arrivât au règne de Jacques II, pendant lequel, dans son opinion, il n’avait pas joué lui-même un rôle médiocre comme victime des persécutions. Là, Butler fut condamné à écouter une nouvelle narration, enrichie et augmentée, de tout ce qu’il avait entendu mille fois, savoir, de la captivité de Davie Deans dans la cage de fer de la Canongate, et des motifs qui y avaient donné lieu.

Nous ferions une grande injustice à notre ami Davie, si nous omettions le récit d’un fait qu’il regardait comme si essentiel à sa gloire. Un soldat ivre de la garde royale, dont le nom était Francis Gordon, avait poursuivi cinq ou six whigs des plus obstinés, parmi lesquels était notre ami Davie ; et après qu’il les eut forcés de s’arrêter, pendant qu’il leur adressait des paroles injurieuses, un d’eux tira sur lui un petit pistolet de poche, et l’étendit roide mort. Davie faisait une espèce de grimace équivoque, en secouant la tête, quand on lui demandait si c’était lui qui avait servi d’instrument pour envoyer dans l’autre monde ce cruel persécuteur. En effet, le mérite de cette action restait incertain entre lui et son ami Patrick Walker, le colporteur, dont il se plaisait tant à citer les œuvres. Aucun des deux ne se souciait de réclamer l’honneur d’avoir réduit au silence M. Francis Gordon, des gardes-du-corps, celui-ci ayant quelques cousins, assez mauvaises têtes, dans les environs d’Édimbourg, qui auraient pu être portés à la vengeance ; mais ni l’un ni l’autre ne voulut prendre pour lui-même ni céder à son ami le mérite de cette action vigoureuse dans la défense de leurs dogmes religieux. Davie dit que, s’il avait tiré un pistolet dans cette occasion, c’était ce qu’il n’avait jamais fait auparavant et qu’il ne fit jamais depuis. Et quant à M. Patrick Walker, il exprima sa surprise qu’un pistolet aussi petit eût pu tuer un homme de cette taille. Voici les expressions de ce respectable biographe, qui n’avait pas appris par expérience qu’en pareille circonstance une arme d’un pouce de long en valait une d’une aune. « Francis Gordon reçut dans la tête un coup d’un petit pistolet de poche, lequel semblait plutôt fait pour servir de jouet à un enfant que propre à tuer un homme aussi fort, aussi violent, et qui pourtant l’étendit mort[119]. »

S’appuyant sur les bases étendues que lui fournissait l’histoire de l’Église pendant son court triomphe et ses longues tribulations, Davie, sans reprendre haleine et avec une prolixité faite pour lasser la patience de tout autre que de l’amant de sa fille, se mit à expliquer les principes d’après lesquels il voudrait diriger la conscience de son ami, comme assistant à l’église. Sur ce sujet, le brave homme s’enfonça dans une telle variété d’hypothèses improbables autant qu’épineuses, il supposa des cas si extrêmes et établit des distinctions si pointilleuses entre la droite et la gauche, glisser ou tomber, donner dans le piège ou dans l’erreur, qu’enfin, après avoir réduit le chemin de la vérité à une simple ligne mathématique, il fut obligé de convenir qu’un homme, après avoir envisagé le danger des écueils dont la barque était entourée, ne devait choisir d’autre pilote que sa conscience. Il citait à Butler des exemples et des arguments pour et contre l’acceptation d’une Église suivant la forme que la révolution avait établie, avec beaucoup plus d’impartialité qu’il n’aurait été dans le cas de le faire à l’égard de lui-même, et il conclut que son jeune ami ne devait être guidé, dans un cas semblable, que par l’impulsion de sa propre conscience, qui seule devait décider s’il pouvait se charger de la terrible responsabilité de la direction des âmes, sans agir contre sa conscience.

Quand Davie eut fini sa très-longue harangue, qui ne fut interrompue que par des monosyllabes, ou à peu près, de la part de Butler, l’orateur parut étonné de n’avoir pas si bien réussi à amener la conclusion à laquelle il désirait tout naturellement arriver, que lorsqu’il avait débattu l’affaire en lui-même.

Sur ce point, le cours qu’avaient pris les pensées et les paroles de Davie Deans servait à confirmer, par un exemple de plus, l’utilité et l’excellence de la discussion publique ; car il est certain qu’un homme qui est sous l’influence d’une opinion particulière trouve beaucoup plus facile de se persuader la justice d’une mesure vers laquelle son inclination ou son intérêt le porte quand il la discute intérieurement, que quand il est obligé d’en soumettre le mérite à un tiers, devant qui la nécessité de paraître impartial le force à être beaucoup plus scrupuleux dans l’exposition de l’affaire qu’il ne le serait envers lui-même dans le silence de la réflexion. Après avoir fini tout ce qu’il avait à dire, Davie se crut enfin obligé de s’expliquer davantage sur les faits, et de déclarer que ce n’était pas un cas hypothétique dont il venait de parler, mais une affaire très-sérieuse sur laquelle, par suite de sa propre influence et de celle du duc, Reuben Butler serait bientôt appelé à décider.

Ce fut avec une espèce d’inquiétude que Davie Deans entendit Butler lui dire, en retour de cette communication, qu’il prendrait toute la nuit pour réfléchir sur ce qu’il venait de lui dire dans des intentions si amicales, et qu’il lui ferait réponse le lendemain matin. Dans cette occasion l’amour paternel l’emporta sur tout autre sentiment. Il pressa Butler de passer la soirée avec lui ; il mit sur la table, chose extraordinaire pour un homme si frugal, une bouteille et même deux d’une excellente ale double. Il parla de sa fille, de ses vertus, de son activité, de son industrie, de son ordre dans le ménage, de son cœur aimant et affectueux. Enfin il amena Butler à une déclaration si positive de ses sentiments pour Jeanie, qu’avant la chute du jour elle lui était promise, et que s’ils éprouvèrent quelques scrupules d’abréger le temps que celui-ci avait demandé pour faire ses réflexions, il sembla du moins bien entendu entre eux que, selon toute probabilité, Butler deviendrait ministre de Knocktarlity, pourvu que la congrégation fût aussi disposée à l’accepter pour pasteur que le duc à lui accorder ce bénéfice. Quant au serment, ils convinrent qu’il serait temps de s’en occuper si on venait à le lui demander.

Plusieurs arrangements furent adoptés dans le cours de la soirée, et confirmés par les relations qu’ils eurent avec l’homme d’affaires du duc, qui apprit à Deans et à Butler le désir qu’avait ce gracieux seigneur que leur réunion avec Jeanie, à son retour d’Angleterre, se fit à Roseneath, dans la maison même du duc.

Tels sont les événements relatifs aux paisibles amours de Jeanie Deans et de Reuben Butler, qui pouvaient servir à expliquer leur rencontre dans l’île, et à y lier les circonstances que nous avons déjà rapportées.


CHAPITRE XLIV.

UN NOUVEAU PERSONNAGE.


Ô toi qui est mon amour, ma vie, dit-il ; toi à qui je puis donner un titre encore plus cher, le plus doux que nous ait accordé la nature, viens, ma femme ; quitte pour moi les parents et la maison de ton père. Mon père est maintenant le tien ; tu n’auras plus désormais d’autre maison que la mienne.
Logan.


L’entrevue de Jeanie et de Butler, dans des circonstances qui promettaient de couronner un attachement éprouvé depuis si long-temps, fut plus touchante par la sincérité de leur affection que par la vivacité de leurs transports. Davie Deans, qui dans sa pratique s’éloignait quelquefois de sa théorie, les consterna d’abord en leur rapportant l’opinion de différents prédicateurs et champions persécutés de sa cause, dans son jeune temps, qui regardaient le mariage, tout honorable qu’il était d’ailleurs d’après les lois de l’Écriture, comme un état dans lequel les jeunes gens, et surtout les jeunes mistress, devaient craindre de s’engager témérairement, leur désir désordonné de prendre une femme et d’obtenir des bénéfices les ayant souvent conduits à une lâche complaisance pour les erreurs du temps, et de là à l’apostasie. Il essaya aussi de leur faire comprendre qu’un mariage trop précipité avait causé la perte de plus d’un sage professeur de la foi ; que la femme incrédule n’avait que trop souvent justifié les prédictions de l’Écriture en pervertissant son mari ; que quand le fameux Donald Cargill, pendant sa retraite à Leewood, dans le Lanarkshire, dans les temps de persécution, avait, à force d’importunités, consenti à marier Robert Marshall de Starry Shaw, il s’était exprimé ainsi : « Qui peut porter Robert à épouser cette femme. Le principe du mal qui est en elle a détruit le bien qui était en lui, ses jours de prospérité sont passés. » Davie ajoutait qu’il avait été lui-même témoin de l’accomplissement de cette triste prophétie, car Robert Marshall, s’étant rendu coupable de criminelles complaisances envers les ennemis de la foi, retourna chez lui, alla entendre les sermons des curés, se laissa aller à d’autres erreurs, et depuis ne fut jamais tenu en grande estime. Et il avait remarqué, en effet, que les grands soutiens de l’étendard de la foi, Cargill, Peden, Cameron et Renwick, se plaisaient moins à consacrer les nœuds du mariage qu’à toute autre œuvre de leur saint ministère ; et, quoiqu’ils ne voulussent ni dissuader les parties, ni leur refuser leur office, ils regardaient ceux qui les sommaient de solenniser une union entre eux, comme donnant la preuve de l’indifférence la plus coupable aux malheurs du temps. Cependant, quoique le mariage eût été un piège pour beaucoup de gens, Davie était d’opinion, et il l’avait prouvé dans la pratique, que c’était un état fort honorable, surtout quand on vivait dans un temps où l’on ne courait pas le risque d’être pendu ou banni pour ses opinions, et lorsqu’on avait une fortune suffisante pour se soutenir, soi et ceux qui pouvaient venir après soi. « En conséquence, » concluait-il un peu brusquement en s’adressant à Jeanie et à Butler, qui, le visage enflammé et non sans inquiétude, avaient écouté ces arguments prolongés pour et contre le saint état du mariage, « je vous abandonnerai à vos propres réflexions. »

Comme, dans la conversation qu’ils eurent ensemble à la suite de cette conférence, Jeanie et Butler s’occupèrent de leurs espérances futures et de leurs sentiments actuels, cette conversation, tout intéressante qu’elle fût pour eux, le serait vraisemblablement très-peu pour le lecteur ; nous la passerons sous silence, et nous nous contenterons de rapporter ce qui concerne la fuite d’Effie, Butler, ayant communiqué à Jeanie sur ce sujet plusieurs détails qu’elle n’avait pu obtenir de son père.

Jeanie apprit donc qu’après l’arrivée de sa grâce, Effie était revenue dans la maison de son père, à Saint-Léonard, où elle était restée trois jours ; que les entrevues qui avaient eu lieu entre Davie et son enfant égaré, avant que celle-ci eût quitté la prison, avaient été extrêmement touchantes ; mais Butler ne pouvait s’empêcher de croire que lorsque le père avait été une fois rassuré sur la crainte de perdre sa fille d’une manière si terrible, il avait employé avec elle une sévérité capable de remplir d’amertume et d’exaspérer un esprit naturellement irritable et impatient, et qui l’était devenu doublement par le sentiment secret de sa faute qui l’exposait à une rigueur dont elle n’avait pas le droit de se plaindre.

La troisième nuit de son séjour à Saint-Léonard, Effie en disparut sans laisser aucun indice de la route qu’elle avait prise. Butler, cependant, voulut aller à sa recherche, et avec beaucoup de peine parvint à retrouver ses traces et à les suivre jusqu’à une petite baie formée par un petit ruisseau qui va se joindre à la mer, entre Musselburgh et Édimbourg. Cet endroit, où l’on a depuis construit un petit port, et qui est aujourd’hui entouré d’habitations et de maisons de campagne, s’appelle maintenant Porto-Bello. À cette époque il était environné d’une plaine nue et inculte, couverte de broussailles, et la baie n’était fréquentée que par quelques bateaux de pêcheurs, et de temps à autre quelque lougre contrebandier. On avait vu un bâtiment de ce genre dans la rade, à l’époque de la fuite d’Effie, et Butler s’assura que le soir du jour où la fugitive avait disparu, une barque était partie du rivage et avait conduit une femme à bord du lougre. Comme le bâtiment avait mis à la voile immédiatement, et n’avait rien déchargé de sa cargaison, il n’était guère possible de douter qu’il ne fût monté par des complices du fameux Robertson, qui n’étaient venus dans ce détroit que dans le but d’enlever sa maîtresse.

Ceci fut éclairci par une lettre que Butler lui-même reçut bientôt après par la poste, et qui était signée E. D., mais sans aucune indication du jour ou du lieu d’où elle avait été écrite. L’écriture et l’orthographe en étaient très-mauvaises, le mal de mer ayant encore augmenté la difficulté qu’Effie avait à écrire. Dans cette lettre, comme dans tout ce que faisait et disait cette malheureuse fille, il y avait de quoi louer et de quoi blâmer. Elle y disait qu’elle ne pouvait souffrir la pensée que son père et sa sœur se condamnassent pour elle à l’exil, et partageassent sa honte ; que, si son fardeau était pesant, c’était elle qui l’avait ainsi voulu, et que par conséquent, c’était à elle seule à le porter ; qu’elle ne pouvait désormais leur être d’aucune consolation ni en recevoir d’eux, puisque chaque parole, chaque regard de son père lui rappelait sa faute, et la jetait dans un état qui tenait de la folie ; qu’elle avait pensé perdre la raison pendant les trois jours qu’elle avait passés à Saint-Léonard ; que les intentions de son père étaient bonnes sans doute, mais qu’il ne comprenait pas le mal affreux qu’il lui faisait en lui reprochant sans cesse ses péchés. Si Jeanie, eût été au logis, tout aurait pu se mieux passer ; Jeanie était comme ces anges du ciel qui pleurent sur les pécheurs plutôt que de compter leurs erreurs. Mais elle ne devait plus revoir Jeanie, et c’était de tous ses chagrins passés et à venir celui qui jetait le plus d’amertume dans son cœur. Elle prierait le ciel à genoux nuit et jour pour Jeanie, tant à cause de tout ce qu’elle avait fait pour elle que de tout ce qu’elle avait refusé de faire ; car elle sentait bien que de tous ses tourments le plus grand dans ce moment eût été qu’une si vertueuse créature se fût rendue coupable d’une faute pour la sauver. Elle priait son père de donner à Jeanie tout le bien qui lui revenait du côté de sa mère ; elle avait passé un acte par lequel elle lui abandonnait ses droits, et qui se trouvait dans les mains de M. Novit. La fortune était la chose à laquelle elle pensait le moins dans ce moment ; d’ailleurs il était probable qu’elle n’en aurait jamais besoin. Elle espérait que l’augmentation de sa dot pourrait faciliter l’établissement de sa sœur ; et après s’être ainsi exprimée, elle offrait à Butler ses bons souhaits en retour de l’intérêt qu’il lui avait témoigné. Quant à elle, disait-elle, son sort ne pouvait être que triste ; mais comme elle l’avait voulu ainsi, elle ne demandait pas qu’on la plaignît. Cependant pour la satisfaction de ses parents, elle désirait qu’ils sussent qu’elle n’allait pas vivre d’une manière criminelle ; que celui qui avait été l’auteur de tous ses maux était disposé à les réparer, autant qu’il était en son pouvoir, et que, sous certains rapports, sa situation serait plus heureuse qu’elle ne l’avait méritée. Mais elle priait sa famille de se contenter de cette assurance, et de s’épargner la peine de prendre aucun renseignement sur elle à l’avenir.

Cette lettre n’apporta qu’une faible consolation à Davie et à Butler ; car quelle perspective leur présentait l’union de cette jeune infortunée avec un homme perdu d’honneur comme l’était Robertson (car ils devinaient bien que c’était de lui qu’elle voulait parler dans la dernière phrase de sa lettre) ? Que pouvait-on en attendre, sinon qu’elle deviendrait à l’avenir la complice et la victime de ses crimes ? Jeanie, qui connaissait le caractère et le rang véritables de George Staunton, envisagea la situation de sa sœur d’une manière différente, et ne perdit pas tout espoir. Elle augura bien de l’empressement qu’il avait mis à réclamer les droits qu’il avait sur Effie, et elle se flatta qu’il en avait déjà fait sa femme. Dans ce cas, il ne paraissait pas probable qu’avec ses espérances de fortune et d’après le rang de sa famille il s’abandonnât de nouveau au genre de vie aventureux et criminel qu’il avait suivi, d’autant plus que son existence dépendait d’un secret qu’il ne pouvait garder qu’en changeant entièrement de conduite, et surtout en évitant tous ceux qui auraient pu reconnaître dans l’héritier des Willingham l’audacieux, le criminel, le proscrit Robertson.

Elle jugea que probablement, après leur mariage, ils passeraient à l’étranger pendant quelques années et ne reparaîtraient en Angleterre que lorsque l’affaire Porteous serait complètement oubliée. Jeanie pouvait donc concevoir sur le sort futur de sa sœur une espérance que Butler et son père n’étaient pas dans le cas de partager ; car elle ne se croyait pas le droit de leur faire part du soulagement qu’elle éprouvait en songeant que sa sœur serait à l’abri du besoin et qu’il était peu probable qu’elle fût entraînée de nouveau dans la carrière du crime. Elle n’aurait pu leur donner cette satisfaction sans dévoiler ce qu’il était si essentiel au repos futur d’Effie de tenir caché, c’est-à-dire que George Staunton et George Robertson étaient une seule et même personne. Après tout, il était affreux de penser que sa sœur se fût unie à un homme condamné à mort pour vol à main armée, et exposé à être mis en jugement comme assassin, quels que fussent sa naissance et le degré de repentir qu’il pouvait éprouver. Il lui était en outre pénible de songer que ce terrible secret qu’elle se trouvait posséder ne permettrait jamais à la pauvre Effie de la revoir, autant par un sentiment de fierté que dans l’intérêt de la sûreté de son mari. Après avoir lu et relu la lettre et les derniers adieux de sa sœur, elle soulagea son cœur oppressé en versant un torrent de larmes que Butler s’efforça en vain d’arrêter par les plus tendres soins. Il fallut bien pourtant qu’elle s’essuyât les yeux et cherchât à se remettre, car son père, qui pensait avoir laissé aux amants assez de temps pour s’entretenir, revenait du château, accompagné du capitaine Knockdunder, ou, comme ses amis l’appelaient par abréviation, Duncan Knock, titre que quelques exploits de jeunesse justifiaient.

Ce Duncan de Knockdunder était un personnage de la première importance dans l’île de Roseneath et dans les paroisses dépendantes de Knocktarlity, Kilmin, etc., et son influence s’étendait même jusqu’à Corval, où cependant elle s’éclipsait devant celle d’un autre agent du duc. Les ruines de la tour de Knockdunder occupent encore un rocher suspendu sur le Holy-Loch. Duncan affirmait que c’était un ancien château royal : dans ce cas, c’eût été un des plus petits qui eussent jamais existé, car l’espace contenu dans l’intérieur n’était que de seize pieds carrés, proportion peu en harmonie avec l’épaisseur des murs, qui en avaient au moins dix. Telle qu’elle était pourtant, elle conférait depuis longtemps le titre de capitaine, équivalant à celui de châtelain, aux ancêtres de Duncan, qui étaient vassaux de la maison d’Argyle et avaient joui d’un droit héréditaire de juridiction subalterne qui n’avait pas beaucoup d’étendue, à la vérité, mais qui était d’une grande importance à leurs yeux, et qu’ils exerçaient ordinairement avec une rigueur qui allait même au-delà des prescriptions de la loi.

Le représentant actuel de cette ancienne famille était un petit homme gros et court, d’environ cinquante ans, qui se plaisait à réunir sur sa personne le costume des basses terres et celui des montagnards. Il portait donc sur sa tête une petite perruque noire surmontée d’un grand chapeau retroussé, comme un ferrailleur, et bordé d’un large galon d’or ; le reste de son habillement se composait du plaid et du jupon écossais. Duncan exerçait son autorité sur un district qui appartenait moitié aux montagnes, moitié au plat pays, et on pouvait supposer qu’il cherchait, par ce mélange des habitudes des deux peuples, à montrer son impartialité envers les Grecs et les Troyens. Cette disparate dans son costume, produisait cependant un effet bizarre et assez comique, car sa tête et son corps semblaient appartenir à deux individus différents, et, comme le disait quelqu’un qui avait été témoin de l’exécution des insurgés de 1715, il semblait que quelque magicien jacobite, dans sa précipitation à rappeler ces victimes à la vie, s’était trompé, et avait mis la tête d’un Anglais sur le corps d’un montagnard. Pour achever le portrait du gracieux Duncan, il avait le ton bref, les manières brusques et pleines de hauteur, et la forme de son nez retroussé et couleur de cuivre rouge, indiquait qu’il avait du penchant à la colère et du goût pour l’usquebaugh[120].

Quand cet illustre personnage se fut avancé près de Butler et de Jeanie, « Monsieur Deans, » dit-il d’un air important, « je prendrai la liberté d’embrasser votre fille qui est sans doute cette jeune personne, car en vertu de ma charge j’ai l’habitude d’embrasser toutes les jolies filles qui viennent à Roseneath. » Après ce discours galant, il s’approcha de Jeanie, lui donna sur la joue un baiser retentissant, et lui souhaita cordialement la bienvenue dans le pays d’Argyle. Puis s’adressant à Butler, il dit : « Il faut que vous alliez là-bas demain matin trouver les ministres, car ils voudront probablement terminer votre affaire, et la sanctionner à l’aide de quelques verres d’usquebaugh… Il est rare qu’on fasse jamais rien à sec dans ce pays. — Et le laird… dit Davie Deans. — Le capitaine, brave homme, interrompit Duncan… On pourrait croire que vous parlez d’un abbé, si vous ne donnez pas aux gens leurs véritables titres. — Le capitaine donc, reprit Davie, m’assure que le choix des paroissiens est unanime, et qu’il règne parmi eux la plus grande harmonie en votre faveur, Reuben. — Oui, dit Duncan, autant d’harmonie qu’on peut en attendre d’une assemblée dont la moitié baragouine l’anglais, et l’autre braille en écossais, comme des mouettes et des oies avant un orage. Il aurait fallu avoir le don des langues pour comprendre précisément ce qu’ils disaient… Mais je crois que ce qu’ils ont pu dire de mieux, c’est : Vivent Mac-Callum More et Knockdunder !… Quant à ce que vous appelez un vœu unanime, je voudrais bien voir que les drôles s’avisassent de faire un choix qui ne s’accorderait pas avec la volonté du duc ou la mienne ! — Cependant, dit Butler, si quelqu’un d’entre eux avait de ces scrupules qui se présentent quelquefois à l’esprit des chrétiens sincères, je serais bien aise de profiter de cette occasion pour chercher à détruire… — Ne vous tourmentez pas de cela, mon cher, interrompit Duncan Knock ; laissez-moi faire… Des scrupules ! oui, parbleu ! ils sont habitués à avoir des scrupules sur ce qu’on leur ordonne… et s’il arrivait rien de ce que vous dites, vous verriez le chrétien sincère, comme vous l’appelez, suspendu par une corde à la poupe de ma chaloupe, et faisant le plongeon avec quelques toises d’eau par-dessus la tête ; je serais curieux alors de voir si les eaux du lac Saint ne le débarrasseraient pas de ses scrupules comme de ses puces, Goddam ! »

Le reste de la menace de Duncan fut perdu dans une espèce de murmure mal articulé, qui promettait aux réfractaires, s’il s’en présentait, des moyens de conversion un peu rudes. Davie Deans aurait certainement livré bataille en faveur du droit qu’avait une congrégation chrétienne d’être consultée sur le choix d’un pasteur, ce qui, dans son opinion, était le premier et le plus inaliénable de ses privilèges ; mais il était entré en conversation avec Jeanie ; et avec plus d’intérêt qu’il n’en donnait ordinairement à des choses étrangères à ses opinions religieuses, il lui faisait des questions sur les particularités de son voyage à Londres. Cette circonstance fut peut-être favorable à la liaison qui venait tout nouvellement de se former entre lui et Knockdunder, dont Davie s’imaginait avoir gagné l’estime par les preuves de talents et d’habileté qu’il avait données dans le gouvernement d’une ferme, mais qui dans le fait était le résultat des recommandations les plus précises du duc à son agent, d’avoir les plus grands égards pour Deans et sa famille.

« Et maintenant, messieurs, » dit Duncan d’un air imposant, « je vous invite tous à aller souper et à rejoindre M. Archibald qui est à demi mort de faim, et une Anglaise à qui les yeux semblent sortir de la tête, de surprise et d’effroi, comme si elle n’avait jamais vu un gentilhomme en jupon. — Reuben Butler, dit Davie, désire peut-être se retirer immédiatement, pour se préparer à la grande affaire de demain, afin de célébrer ce jour avec solennité, et de présenter une offrande dont l’odeur soit agréable à nos révérends ministres. — Bon, bon ! brave homme, vous ne connaissez guère ceux dont vous parlez, interrompit le capitaine ; du diable s’il y en a un qui donnât l’odeur du pâté de gibier qui nous vient du château, » ajouta-t-il en levant le nez en l’air, « pour tout ce que M. Butler ou vous pourriez leur dire. »

Davie soupira ; mais voyant qu’il avait affaire à un gallio (un païen), il jugea que ce serait peine perdue de lui répondre. Ils suivirent donc le capitaine, et s’assirent en grande cérémonie autour d’une table bien garnie. La seule circonstance de la soirée qui mérite d’être rapportée, c’est que Butler prononça le benedicite, que Knockdunder le trouva trop long, et Davie Deans trop court, d’où le lecteur charitable peut conclure qu’il devait être à peu près de la longueur convenable.


CHAPITRE XLV.

NOUVEAUX BIENFAITS DU DUC.


Entonnez les psaumes de David, et accompagnez-les d’un saint bruit. Donnez-nous quatre doubles versets, et chantez-nous le Bangor[121].
Burns.


Le lendemain était le jour important où, suivant les formes et le rituel de l’Église écossaise, Reuben Butler devait être ordonné ministre de Knocktarlity par le presbytère de…, et l’intérêt que cet événement inspirait à toute la réunion était si grand, que chacun s’était levé de bonne heure, excepté mistress Dutton, la future surveillante des vacheries d’Inverary.

Leur hôte, dont l’appétit était aussi vif que son caractère, et aussi facile à exciter que sa colère, ne tarda pas à les avertir de venir partager un solide déjeuner où il y avait abondance de viandes froides, du laitage préparé d’une douzaine de manières au moins, une provision d’œufs bouillis et frits, une grosse motte de beurre, un demi-baril de harengs bouillis et grillés, frais ou salés, enfin du thé et du café pour ceux qui en voulaient, denrées qui, leur assura leur hôte en montrant d’un air significatif un petit lougre qui semblait croiser sous le vent de la côte, ne leur coûtaient guère que la peine de les aller chercher.

« Souffre-t-on que la contrebande se fasse aussi ouvertement ici ? demanda Butler ; rien ne me semble plus propre à corrompre les mœurs des habitants. — Le duc, monsieur Butler, n’a pas donné d’ordre à ce sujet, » dit le magistrat, qui crut par là avoir victorieusement repoussé le soupçon de connivence.

Butler était prudent, et sentait qu’on ne peut obtenir de bien réel d’une remontrance que quand elle est placée à propos ; pour le moment il n’en dit donc pas davantage sur ce sujet.

Le déjeuner était à moitié fini quand mistress Dolly Dutton entra en triomphe, aussi belle qu’une robe bleue et des rubans roses pouvaient la rendre.

« Bonjour, madame, lui dit le maître des cérémonies ; j’espère que si vous êtes malade, ce ne sera pas de vous être levée de bonne heure. »

La dame fit ses excuses au capitaine Knockdunder, titre qu’elle voulut bien condescendre à donner à leur hôte. « Mais, comme nous disons dans le comté de Cheshire, ajouta-t-elle, j’étais comme le maire d’Altringham qui reste au lit pendant qu’on raccommode ses culottes ; car la fille ne m’apporta le paquet dont j’avais besoin pour m’habiller qu’après m’avoir monté successivement tous les autres… Eh bien, il paraît que nous allons tous à l’église ce matin, à ce que j’apprends… Permettez-moi de vous demander si c’est la mode, parmi vous autres gentilshommes du Nord, d’aller à l’église en jupons, monsieur Knockdunder ? — Capitaine de Knockdunder, madame, s’il vous plaît ; et quant à ce qui est de mon costume, j’irai à l’église comme je suis, si vous permettez, madame, car si je devais, comme le maire dont vous parlez, attendre au lit que mes culottes fussent raccommodées, je pourrais y rester toute ma vie, car je n’en possède pas une paire, et n’en ai porté que deux fois, et encore dans une occasion que je me rappelle avec orgueil, puisque ce fut à l’époque où le duc amena ici la duchesse, qui voulut bien me témoigner sa satisfaction. J’empruntai donc pour cette fois les culottes du ministre, que je portai pendant les deux jours qu’il plut à Sa Grâce de rester ici… Mais parbleu, pour aucun homme ni aucune femme au monde, je ne voudrais me remettre dans une pareille prison, Sa Grâce exceptée, suivant le respect que je lui dois. »

La souveraine de la laiterie ouvrit de grands yeux, mais ne fit aucune réponse à cette brusque déclaration, et se mit sur-le-champ à prouver que l’alarme qu’elle avait éprouvée le jour précédent n’avait porté aucune atteinte à son appétit.

Lorsque le déjeuner fut terminé, le capitaine leur proposa de prendre un bateau afin que mistress Jeanie pût voir sa nouvelle résidence, et que lui-même eût occasion de s’informer si on avait fait au presbytère toutes les réparations et préparatifs nécessaires pour en recevoir les futurs habitants.

La matinée était délicieuse, et les ombres étendues des montagnes se réfléchissaient sur le miroir des eaux, aussi tranquilles alors que celles d’un lac intérieur. Mistress Dutton elle-même avait oublié toutes ses craintes. Elle avait appris par Archibald qu’il y aurait une espèce de festin après le sermon, c’était une chose qui lui plaisait fort ; « et l’eau était si tranquille, disait-elle, que c’était comme une promenade sur la Tamise. »

Toute la société s’étant donc embarquée dans une grande chaloupe, que le capitaine appelait sa voiture à six chevaux, et qui était suivie d’une plus petite, qu’il nommait son cabriolet, le brave Duncan dirigea le gouvernail vers la petite tour de la vieille église de Knocktarlity, et les efforts de six vigoureux rameurs leur firent faire le voyage avec rapidité. L’aspect du pays des deux côtés était gracieux et pastoral, et rappelait cette description d’un ancien poète écossais oublié aujourd’hui :

« L’onde coulait lentement et avec un doux murmure sur un terrain peu incliné ; sur chacune de ses rives, des arbres touffus et élevés retentissaient du concert des nombreux oiseaux auxquels leurs branches servaient d’asile, et l’épais gazon qui croissait à leur pied formait un tapis des plus frais ; la chèvre et l’agneau bondissants broutaient de jeunes arbrisseaux dont était ornée la cime des monts sur lesquels ils paraissaient comme suspendus, et dont d’épaisses bruyères décoraient la base. »

Ils débarquèrent dans cette Arcadie des montagnes, à l’embouchure d’un petit ruisseau qui arrose une paisible et délicieuse vallée. Des habitants de diverses conditions vinrent présenter leurs respects au capitaine de Knockdunder, hommage qu’il exigeait très-rigoureusement, et voir en même temps les nouveaux venus. Quelques-uns de ces hommes étaient, suivant le dire de Davie, des membres anciens et zélés de son Église, émigrés des comtés de Lennox, de Lanark et d’Ayr, auxquels le feu duc d’Argyle avait donné asile dans ce coin retiré de ses domaines, parce qu’ils avaient été persécutés pour s’être réunis à son père, aïeul du duc actuel, dans sa malheureuse entreprise de 1686. C’étaient là, pour Davie, des gâteaux pétris du bon et véritable levain, et, sans cette circonstance, le capitaine de Knockdunder lui aurait, dit-il, fait quitter le pays en vingt-quatre heures, tant il était affreux pour une âme chrétienne de l’entendre jurer et se livrer à toutes sortes d’imprécations pour la plus légère contrariété !

Outre ces vieux presbytériens, il s’y trouvait des paroissiens plus sauvages ; c’étaient des montagnards des hautes terres voisines, qui en portaient le costume, parlaient le gaélique et étaient toujours en armes. Mais les sages mesures prises par le duc avaient établi un si bon ordre dans cette partie de ses domaines, que les Celtes et les Saxons vivaient ensemble en bons voisins et dans la plus parfaite harmonie.

Ils commencèrent par visiter le presbytère, bâtiment ancien mais en bon état, qui s’élevait au milieu d’un petit bois de sycomores ; il avait un jardin bien cultivé sur le devant, limité par un petit ruisseau qu’on apercevait des croisées de la maison, et que des arbres, des buissons, une haie, séparaient du jardin. L’intérieur de la manse avait été fort négligé par le dernier occupant ; mais le duc d’Argyle avait ordonné qu’on y mît à ses frais des ouvriers, qui s’occupaient alors à l’embellir sous la surveillance du capitaine de Knockdunder. Les vieux meubles avaient été enlevés, et le duc en avait envoyé de nouveaux de Londres sur un brick nommé la Caroline qui lui appartenait, et qui était arrivé depuis quelques jours, de sorte qu’on n’attendait plus que la fin des réparations intérieures pour meubler les appartements.

Le gracieux Duncan, trouvant à son arrivée que les ouvriers ne travaillaient pas, fit venir les délinquants en sa présence, et donna à tous ceux qui l’entendaient une haute idée de son autorité par le châtiment dont il les menaça pour leur négligence. Il les assura que le moins qu’il pût leur arriver serait de ne recevoir que la moitié de leur salaire, et que, s’ils n’observaient pas mieux ses volontés ou celles du duc, il voulait être damné s’il leur payait l’autre moitié ; il ajouta qu’ils iraient ensuite se faire rendre justice où ils pourraient. Les ouvriers s’humilièrent devant le dignitaire offensé, et tâchèrent de s’excuser le plus humblement possible ; et Butler lui ayant rappelé que c’était le jour de l’ordination, et qu’ils se préparaient sans doute à aller à l’église, Knockdunder consentit à leur pardonner, par égard pour le nouveau ministre.

« Mais si je les retrouve encore désœuvrés, monsieur Butler, du diable si l’église leur servira d’excuse… car qu’est-ce que des drôles comme ceux-là vont faire à l’église un jour ouvrable ? passe pour le dimanche, et encore pourvu que le duc et moi n’ayons pas besoin d’eux ! »

On devinera facilement la joie de Butler en pensant que, dans cette vallée paisible, il allait voir s’écouler ses jours au service de ses paroissiens dont il se flattait d’être honoré, et l’on se représentera sans peine tous les regards d’intelligence qu’il échangea avec Jeanie, dont la figure toujours gracieuse, et en ce moment véritablement jolie, était animée par l’expression de modestie et de douce satisfaction qui brillait dans ses yeux lorsqu’ils parcouraient les appartements dont elle allait devenir la maîtresse ; elle s’abandonna plus librement encore à ces sentiments de joie et d’admiration, quand la compagnie, après avoir quitté le presbytère, se dirigea vers l’habitation future de Deans.

Jeanie vit avec plaisir qu’elle n’était pas à plus d’une portée de fusil du presbytère, car son bonheur n’aurait pas été complet si la résidence de son père eût été éloignée de la sienne, et elle sentait qu’il y avait de grands inconvénients à ce que lui et Butler habitassent la même maison. La courte distance qui la séparait était précisément ce qu’elle aurait pu souhaiter.

La maison du fermier était bâtie sur le modèle d’une chaumière soignée, et on avait consulté dans la construction tout ce qui pouvait être commode à celui qui devait l’occuper. Un joli petit jardin, un verger, une basse-cour distribuée de la manière la plus complète suivant les idées du temps, tout enfin se réunissait pour en faire l’habitation la plus agréable pour un fermier, et la rendait bien supérieure à l’espèce de hutte qu’ils avaient occupée à Woodend, et à leur petite chaumière de Saint-Léonard. Elle était dans une situation beaucoup plus élevée que le presbytère, et exposée à l’ouest. Des fenêtres, on avait une vue délicieuse de la petite vallée que la maison dominait ; l’œil pouvait suivre les détours du petit ruisseau, et se reposer sur le détroit, sur les lacs environnants et sur les îles si pittoresques. Les montagnes de Dumbarton, autrefois habitées par l’orgueilleux clan des Mac-Farlane, formaient un croissant derrière la vallée ; et plus loin à droite on apercevait dans l’ombre les masses gigantesques des montagnes d’Argyle ; tandis que, du côté de la mer, on avait une échappée d’Arran, dont le sommet nu et dépouillé semblait avoir été frappé par la foudre.

Mais pour Jeanie, dont le goût pour le pittoresque, si toutefois il lui était naturel, n’avait jamais été cultivé, la vue de la fidèle May-Hettly, qui lui vint ouvrir la porte avec sa robe brune du dimanche et son tablier bleu bien arrangé devant elle, fut un spectacle qui l’emportait mille fois sur le paysage le plus délicieux et le plus varié. Les transports de cette bonne vieille femme en revoyant Jeanie ne furent pas moins vifs ; et elle se hâta de l’assurer qu’elle avait soigné de son mieux le brave homme et le bétail. May s’empressa d’entraîner sa jeune maîtresse dans la basse-cour, afin de recevoir d’elle les compliments auxquels elle s’attendait pour les soins qu’elle avait pris des vaches. Jeanie, dans la simplicité de son cœur, se réjouit de retrouver ses favorites ; et Gowan et ses compagnes semblèrent reconnaître les sons familiers de sa voix, et répondirent aux paroles caressantes qu’elle leur adressa, par leurs mugissements, par la manière dont elles tournaient vers elle leurs larges têtes, et par divers autres signes bien connus de ceux qui ont étudié les habitudes de ces animaux, et qui indiquaient le plaisir qu’elles avaient à la revoir.

« Jusqu’à ces pauvres bêtes qui sont bien aises de vous revoir ! dit May ; et il ne faut pas s’en étonner, Jeanie, car vous avez toujours été bonne pour tout le monde, bêtes et gens. Mais il faut que je m’habitue à vous appeler mistress, maintenant que vous avez été à Londres, et que vous avez vu le duc et la reine, et tous ces grands seigneurs… Et qui sait, » ajouta la vieille femme avec un air significatif, « quel nom il faudra ajouter à mistress, car je ne crois pas que vous portiez long-temps celui de Deans. — Appelez-moi toujours votre Jeanie, May, et vous ne courrez pas le risque de vous tromper. »

Dans cette étable Jeanie retrouva une génisse qu’elle ne put regarder sans verser des larmes. May, qui l’observait d’un air de compassion, lui dit à voix basse : « C’est le maître qui soigne toujours lui-même celle-ci, et il a plus soin d’elle que de toutes les autres : j’ai remarqué qu’il ne la négligeait pas, même quand il était le plus fâché et qu’il en avait le plus de cause. Eh, mon Dieu ! que le cœur d’un père est une singulière chose ! Que de prières il a adressées au ciel pour cette pauvre fille… J’ai pensé quelquefois qu’il priait plus pour elle que pour vous-même ; car que peut-il demander pour vous, si ce n’est la bénédiction que vous méritez ? Quand nous sommes venus ici, et que je couchais à côté de sa chambre, je l’entendais prier et s’écrier : « Effie, pauvre brebis égarée ! » et il répétait continuellement : « Effie ! Effie ! » Si ce pauvre agneau ne revient pas au bercail à l’heure du bon pasteur, ce sera chose étonnante, car on peut bien dire qu’elle a été l’objet des prières d’un père. Oh ! si le pauvre enfant prodigue voulait revenir, avec quelle joie le maître tuerait le veau gras… quoique le veau de Brockit (la brune) ne soit pas bon à tuer avant trois semaines d’ici. »

Laissant ensuite ce sujet délicat et affligeant, elle entra dans les détails des affaires du ménage, avec la volubilité naturelle aux personnes de sa classe.

Après avoir tout examiné dans la basse-cour, et exprimé sa satisfaction de la manière dont les choses avaient été administrées en son absence, Jeanie rejoignit la compagnie qui parcourait l’intérieur de la maison. Il n’y manquait que Butler et Davie Deans, qui étaient allés à l’église pour y retrouver les ministres et les anciens qui composaient l’assemblée, et tout régler avec eux pour la cérémonie du jour.

Tout, dans l’intérieur de l’habitation, répondait à l’extérieur pour la propreté et le soin. Elle avait été, dans l’origine, construite et meublée par le duc pour servir de retraite à un de ses premiers domestiques auquel il était fort attaché, et qui n’en avait pas joui long-temps, étant mort peu de mois après, de sorte que tout y était tout frais et dans le meilleur état. On trouva dans la chambre à coucher de Jeanie une jolie caisse qui excita la curiosité de mistress Dutton, car sur l’adresse, qui portait : À mistress Jeanie Deans, à Archingower, paroisse de Knocktarlity, elle reconnut la main de mistress Semple, femme de chambre de la duchesse. May remit alors à Jeanie un paquet cacheté qui portait la même adresse : il contenait la clef avec une étiquette portant que le coffre et son contenu étaient une marque de souvenir offerte à Jeanie Deans par son amie la duchesse d’Argyle et par ses filles. La caisse ayant été ouverte à la hâte, comme le lecteur le pense bien, on la trouva pleine de linge et d’effets de femme de la meilleure qualité, mais convenables à l’état de Jeanie. À chacun des articles était attaché le nom de la personne qui l’offrait, comme pour faire sentir à celle qui recevait ce présent l’intérêt particulier qu’elle avait inspiré à chacun des membres de cette noble famille. Désigner par les noms qui leur étaient propres les divers objets, serait une entreprise qui n’a jamais été tentée, soit en prose, soit en vers ; d’ailleurs la plupart des termes d’alors ne seraient plus connus, même des couturières de nos jours. Cependant je déposerai un inventaire exact du contenu de la caisse entre les mains de mon obligeante amie, miss Marthe Buskbody, personnage dont on a parlé à la fin des Presbytériens d’Écosse, qui m’a promis, si ce sujet paraissait intéresser la curiosité du public, de me fournir un glossaire avec des commentaires de sa façon. Mais, pour le moment, il suffira de dire que ce présent était digne des nobles bienfaiteurs, et convenable à la situation de celle à laquelle il était fait ; que tout y était beau et bon, et qu’on n’avait rien oublié de ce qui pouvait trouver place dans le trousseau d’une jeune personne de la classe de Jeanie, sur le point de s’unir à un respectable ministre.

Chaque article fut déployé, examiné, admiré, au grand étonnement de May, qui déclarait que la reine ne pouvait avoir de plus belles hardes ni en plus grande quantité, et non sans un peu d’envie de la part de la future intendante des vacheries du duc. Ce sentiment peu aimable, mais assez naturel, se manifesta par des critiques peu fondées, au moyen desquelles elle s’efforçait de rabaisser le mérite de chaque objet à mesure qu’il passait en revue ; mais il se manifesta plus vivement encore lorsque au fond de la caisse on trouva une robe de soie blanche, d’une forme très-simple, mais enfin de soie blanche, et de soie française, sur laquelle était attaché un petit papier qui indiquait que c’était un présent du duc d’Argyle à sa compagne de voyage, pour être porté le jour où elle changerait de nom.

Mistress Dutton ne put se contenir plus long-temps : elle murmura tout bas, à l’oreille d’Archibald, que c’était une belle chose que d’être Écossaise ; que, quant à elle, elle croyait que toutes ses sœurs, et elle en avait une demi-douzaine, pourraient bien être pendues avant que personne lui fît présent d’un mouchoir de poche.

« Et sans que vous fissiez un pas pour les sauver, mistress Dolly, » répondit sèchement Archibald. « Mais je suis surpris que nous n’entendions pas encore la cloche, » dit-il en regardant à sa montre.

« Que diable ! monsieur Archibald, répondit le capitaine de Knockdunder, vous voudriez qu’on sonnât la cloche avant que je fusse prêt. Parbleu ! je ferais manger la corde au bedeau s’il prenait une telle liberté ; mais si vous avez envie d’entendre la cloche, je n’ai qu’à me montrer sur cette hauteur, et elle se mettra en branle sur-le-champ. »

Ils se mirent donc en route, et le chapeau galonné du capitaine ne se fit pas plus tôt apercevoir au-dessus de la hauteur, comme le soleil quand il paraît sur l’horizon, que le tintement de la cloche retentit dans le petit clocher couvert de mousse, et le battant continua de frapper sur ses parois fêlées, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à l’église. Duncan les exhortait à ne pas se presser, car certainement la fête ne commencerait pas sans eux[122].

Effectivement, le tintement désagréable de la cloche ne commença à s’apaiser que lorsqu’ils eurent franchi la haie, et elle ne cessa entièrement ses sons discordants que lorsque toute la compagnie, précédée de Duncan, fut entrée dans la petite église et se fut assise dans le banc du duc, à l’exception de Davie Deans qui occupait déjà un siège parmi les anciens.

La cérémonie de l’ordination eut lieu d’après les formes établies. Nous en épargnerons les détails au lecteur, et nous nous contenterons de dire que le sermon prononcé dans cette occasion eut le bonheur de plaire même à Davie Deans, quoiqu’il n’eût duré qu’une heure et un quart, ce que ce dernier regardait comme une assez maigre portion de nourriture spirituelle.

Le prédicateur, qui était un théologien partageant une grande partie des opinions de Davie, s’excusa auprès de lui en particulier de sa brièveté, en disant qu’il avait remarqué que le capitaine bâillait d’une manière terrible, et que, s’il l’avait retenu un moment de plus, il ne savait pas combien de temps il pourrait lui faire attendre le premier quartier de ses appointements.

Davie soupira en pensant que des motifs humains avaient pu exercer une telle influence sur l’esprit d’un éloquent prédicateur. Mais un autre incident l’avait aussi fortement scandalisé pendant le service.

Dès que la congrégation eut repris ses sièges après les prières, et que le ministre eut lu le texte, Duncan, après avoir fouillé dans la poche suspendue sur le devant de son jupon, en tira une petite pipe à tabac en fer, et s’écria presque tout haut : « J’ai oublié ma boîte à tabac, Lachlan ; allez au clachan, et rapportez-moi un sou de tabac à fumer. » Six bras, les plus à sa portée, présentèrent aussitôt avec empressement autant de boîtes à tabac au dignitaire. Il en choisit une en faisant un petit signe de tête de remercîment, remplit sa pipe, l’alluma à l’aide de sa pierre à briquet, et fuma du plus grand sang-froid pendant tout le temps du sermon. Quand il eut fini, il vida les cendres de sa pipe, la remit dans sa poche, rendit la boîte à tabac à qui elle appartenait, et écouta la prière avec décence et attention.

À la fin du service, lorsque Butler eut été reçu ministre de l’église de Knocktarlity, et investi de toutes ses immunités et privilèges spirituels et temporels, Davie, qui avait soupiré, gémi et murmuré de la conduite irrévérencieuse de Knockdunder, communiqua sans déguisement son opinion à Isaac Meicklehose, un des anciens, dont l’aspect grave et solennel et la perruque grisonnante l’avaient disposé à la sympathie. « Un Indien sauvage, dit Davie, ne se permettrait pas de fumer dans une église, et d’y envoyer à droite et à gauche des bouffées de tabac, comme s’il était dans une tabagie : comment un chrétien et un gentilhomme peut-il se conduire ainsi ? »

Meicklehose secoua la tête, et convint que la chose était loin d’être décente. « Mais que voulez-vous ? le capitaine est un drôle de corps, et lui faire quelques représentations à ce sujet ou sur tout autre ce serait mettre le feu aux poudres. Il a la main haute sur tout le pays, et sans sa protection nous ne pourrions trafiquer avec les montagnards, puisque toutes les clefs de la contrée sont pendues à sa ceinture. Au fond, il n’est pas méchant homme, et vous savez qu’il peut faucher l’herbe dans les prairies[123] — Cela peut être, voisin, reprit Davie ; mais je connais mal Butler, ou avant la fin du quartier courant il aura appris à votre capitaine à fumer sa pipe quelque autre part que dans la maison de Dieu. — Qui va doucement va long-temps, reprit Meicklehose, et si un sot peut donner un avis à un sage, je lui conseillerais d’y regarder à deux fois avant de se frotter à Knockdunder. Il faut qu’il ait une longue cuillère, celui qui veut manger la soupe avec le diable. Mais ils sont allés dîner, et si nous ne marchons plus vite, nous arriverons trop tard. »

Davie accompagna son ami sans lui répondre, mais commença à sentir par expérience que la vallée de Knocktarlity, comme tout le reste du monde, pouvait lui fournir des sujets de mécontentement et de regret. Son esprit était si occupé à réfléchir sur les moyens de ramener Duncan à des sentiments de respect et de décence pendant le service public, qu’il oublia tout à fait de s’informer si Butler avait été appelé à prêter le serment.

Quelques personnes ont donné à entendre qu’il était entré un peu d’intention dans cet oubli, mais je crois cette explication de son silence incompatible avec la simplicité de caractère de mon ami Davie. Je n’ai jamais pu non plus parvenir à m’assurer, malgré les recherches les plus minutieuses, si la formule qui faisait l’objet de ses scrupules avait été exigée ou non de Butler. Les registres des assemblées de l’église auraient pu jeter quelque lumière sur ce sujet ; mais malheureusement ils furent détruits en 1746 par un nommé Donacha Dhuna Dunaigh, à l’instigation, ou du moins avec la connivence du gracieux Duncan Knock, qui avait désiré effacer la preuve des faiblesses d’une certaine Kate Finlayson.


CHAPITRE XLVI.

ENTREVUE INESPÉRÉE.


Le cabaret est rempli de commentateurs de la Bible ; on n’entend que le choc des brocs et des verres et les voix de ceux qui demandent à boire ; chacun parle haut et à la fois ; et, tout en discutant l’Écriture, on crie, on s’échauffe, on fait un vacarme qui menace d’amener une rupture et d’être suivi des fureurs de la discorde.
Burns.


Un banquet splendide, aux frais du duc d’Argyle, fut donné aux révérends ministres qui avaient assisté à l’ordination de Reuben Butler, et les habitants les plus respectables de la paroisse y furent aussi invités. Le festin se composait de tout ce que le pays pouvait fournir, car Duncan Knock avait toujours à sa disposition tous les éléments d’un bon et solide dîner. L’île fournissait du bœuf et du mouton ; les lacs, les rivières et le détroit, du poisson de mer et d’eau douce ; les forêts du duc, les marais et les bruyères, toute espèce de gibier, depuis le daim jusqu’au lapin : et quant à la boisson, la bière y coulait avec autant d’abondance que l’eau. L’eau-de-vie et l’usquebaugh, dans ses heureux temps, n’étaient pas soumis aux droits, le vin blanc et même le vin de Bordeaux y étaient pour rien, attendu que les privilèges étendus du duc lui donnaient droit à tous les tonneaux de vin qui étaient jetés sur la côte occidentale lorsque des vaisseaux faisaient naufrage. En un mot, comme Duncan s’en vantait, le festin ne faisait pas sortir un plack de la poche du duc, quoiqu’il fût aussi abondant que somptueux.

On porta la santé du duc à pleines rasades bona fide, et Davie Deans lui-même tira du fond de sa poitrine le premier huzza qui en fut jamais sorti, pour augmenter les acclamations avec lesquelles cette santé fut reçue. Bien plus, son cœur s’était tellement épanoui dans cette mémorable circonstance, et il était si disposé à l’indulgence, qu’il n’exprima aucun mécontentement lorsque trois joueurs de cornemuse commencèrent l’air : Les Campbell sont en route. La santé du révérend ministre de Knocktarlity fut reçue avec de semblables honneurs, et il y eut de grands éclats de rire, parce qu’un de ses confrères ajouta malignement : « Puisse notre confrère avoir bientôt une femme pour faire les honneurs du presbytère ! » Ce fut dans cette occasion que Davie Deans accoucha de sa première plaisanterie ; et il paraît que l’enfantement fut difficile, car il fut accompagné de beaucoup de grimaces et de contorsions : il s’arrêta plus d’une fois en chemin avant de pouvoir exprimer son idée. Enfin il s’écria : « Il vient d’être uni à une épouse spirituelle, et c’est trop pour un jour que de le menacer aussi d’une femme temporelle ! » Cela dit, il partit d’un éclat de rire rauque et bref, et redevint tout à coup grave et silencieux, comme s’il était tout étonné lui-même de cet effort de gaieté.

Après une ou deux autres santés, Jeanie, mistress Dolly et les autres femmes du pays qui avaient honoré la fête de leur présence, se retirèrent dans la nouvelle habitation de Davie, à Auchingower, et laissèrent ces messieurs continuer leurs libations.

La fête se prolongea joyeusement. La conversation lorsque Duncan en tenait le dé n’était pas toujours très-canonique, mais Davie échappa au risque d’en être scandalisé, tout occupé qu’il était à causer avec un de ses voisins auquel il faisait la récapitulation de toutes les souffrances qu’on avait endurées dans les comtés d’Ayr et de Lanarck pendant ce qu’il appelait l’invasion de l’armée montagnarde. Le prudent M. Meicklehose l’engageait pourtant de temps en temps à baisser la voix, l’avertissant que le père de Duncan Knock avait fait partie des persécuteurs, et avait rapporté beaucoup de butin de ses courses, et qu’il n’était pas improbable que Duncan lui-même en eût fait partie.

Cependant comme la gaieté augmentait et devenait bruyante et déréglée, les membres les plus graves de la société commencèrent à s’échapper le plus adroitement possible. Davie Deans réussit à accomplir sa retraite, et Butler épiait attentivement l’occasion de le suivre. Mais la chose présentait des difficultés, car Knockdunder voulant savoir, disait-il, de quelle étoffe était fait le nouveau ministre, n’avait pas l’intention de s’en séparer si aisément : il se tenait cloué à ses côtés, ne le perdait pas de vue, et avec une insistance obligeante ne perdait pas une occasion de remplir son verre jusqu’aux bords quand il le trouvait vide. À la fin, comme la soirée s’avançait, un vénérable confrère demanda à Archibald quand ils pouvaient espérer de voir le duc, tam carum caput, s’il osait s’exprimer ainsi, dans sa résidence de Roseneath. Duncan Knock, dont les idées étaient un peu confuses, et qui, comme on le pense bien, n’était pas très-savant, entendant imparfaitement ces paroles, s’imagina que celui qui venait de les prononcer voulait faire un parallèle entre le duc et sir Donald Gorme de Sleat, et cette comparaison lui paraissant injurieuse, il huma l’air à plusieurs reprises et manifesta un vif mécontentement.

Le vénérable théologien ayant voulu lui expliquer ces mots, le capitaine lui répondit : « J’ai entendu le mot Gorme de mes propres oreilles, monsieur : croyez-vous que je ne sache pas distinguer le gaélique du latin ? — Il paraît que non, monsieur, » dit le ministre offensé à son tour, et prenant une prise de tabac avec beaucoup de calme.

Le nez cuivré du gracieux Duncan devint alors aussi enflammé que celui du taureau de Phalaris, et tandis qu’Archibald interposait sa médiation entre les deux partis, et que la compagnie était tout occupée de leur dispute, Butler trouva le moyen d’effectuer sa retraite.

Il alla rejoindre les femmes qui étaient à Auchingower, et qu’il trouva attendant impatiemment que les convives se séparassent ; car quoique Davie Deans dût rester à Auchingower, et que Butler dût cette même nuit prendre possession du presbytère, Jeanie, dont la chambre n’était pas encore entièrement prête dans la maison de son père, devait, pendant un jour ou deux, loger dans le château du duc, à Roseneath, et les barques prêtes à partir attendaient depuis long-temps l’arrivée de Knockdunder ; mais le jour tomba et il ne paraissait pas. Enfin parut Archibald qui, toujours fidèle au décorum, avait eu soin de ne pas passer les bornes de la modération, et il conseilla fortement à Jeanie et à sa compagnie de retourner dans l’île sous son escorte, faisant observer que, d’après les dispositions où il avait laissé le capitaine, il n’était guère probable qu’il quittât l’auberge de toute la nuit, et que, dans tous les cas, il ne serait certainement pas en état de paraître devant des dames en se levant de table. La petite barque, que Duncan appelait son cabriolet, était à leur disposition, dit-il, et il y avait encore une lueur de crépuscule qui rendrait leur promenade sur l’eau très-agréable.

Jeanie, qui avait beaucoup de confiance dans la prudence d’Archibald, consentit volontiers à cet arrangement, mais mistress Dolly ne voulut pas entendre parler de la petite barque. Si on pouvait avoir la grande barque, elle consentirait à partir, sinon elle aimerait mieux coucher sur le plancher que de se risquer sur la petite. Il fut impossible de faire entendre raison à mistress Dolly, et Archibald ne jugea pas la circonstance assez impérieuse pour employer la force : « Il n’est peut-être pas très-poli, dit-il, de priver le capitaine de sa voiture à six chevaux ; mais, » ajouta-t-il galamment, « comme c’est pour le service des dames, j’espère qu’il me pardonnera cette liberté. D’ailleurs le cabriolet pouvant faire la traversée, même à l’heure de la marée, conviendra mieux au capitaine. La grande barque serait donc au service de mistress Dolly. »

En conséquence, ils s’acheminèrent vers le rivage, accompagnés de Butler. Il s’écoula quelque temps avant de pouvoir rassembler les bateliers ; et avant qu’ils fussent embarqués et prêts à partir, la lune avait paru sur la montagne, et jetait une lueur tremblante sur le vaste sein des eaux. Mais le temps était si doux et la nuit si belle, que Butler, en disant adieu à Jeanie, ne conçut aucune inquiétude pour sa sûreté ; et, ce qui est encore plus extraordinaire, mistress Dolly elle-même n’en éprouva pas pour la sienne. L’air était doux et venait effleurer les vagues qui lui communiquaient leur fraîcheur, tandis qu’il leur apportait les douces émanations de l’été. Le magnifique paysage de promontoires et de baies qui les entourait, et la longue chaîne bleuâtre de montagnes dont il était ceint, n’étaient qu’à demi éclairés par la lune, et chaque fois que les rames s’enfonçaient dans les flots, les eaux rejaillissaient étincelantes de ce brillant phénomène appelé le feu de mer.

Cette dernière circonstance remplit Jeanie d’étonnement, et servit à amuser sa compagne jusqu’à ce que la barque fût entrée dans la petite baie, dont les bras semblaient s’étendre dans la mer comme pour les accueillir.

L’endroit où l’on débarquait ordinairement était à un quart de mille du château ; et quoique la marée ne permît pas à la grande barque d’approcher tout à fait d’une espèce de jetée qu’on avait formée de pierres mal jointes, Jeanie, qui était aussi agile que hardie, sauta facilement à terre. Mais mistress Dolly ayant refusé positivement de courir le même risque, le complaisant Archibald ordonna aux bateliers de la débarquer dans un endroit plus commode, à une distance assez considérable ; et il se préparait à descendre lui-même pour accompagner Jeanie au château ; mais comme on ne pouvait se tromper de chemin, puisqu’il ne fallait, pour y arriver, que suivre une avenue bordée d’arbres qui était devant elle, et que d’ailleurs le clair de lune lui montrait les cheminées du bâtiment qui élevaient leurs têtes blanches au-dessus des bois qui l’entouraient, Jeanie le remercia poliment de sa complaisance, et le pria d’accompagner mistress Dolly, qui, se trouvant dans un pays où tout lui paraissait étrange, avait plus besoin qu’elle de son secours.

Ce fut une circonstance fort heureuse pour la pauvre laitière, et qui lui sauva la vie, s’il est vrai, comme elle le déclara souvent depuis, qu’elle serait morte de frayeur si elle eût été abandonnée toute seule dans la barque avec six sauvages montagnards en jupon.

La nuit était si belle, qu’au lieu de s’acheminer sans délai vers la maison, Jeanie resta sur le rivage, contemplant la barque qui s’en éloignait de nouveau pour entrer dans la petite baie. Elle tint ses regards fixés sur les figures de ses compagnons, qui se dessinaient vaguement et diminuaient peu à peu à ses yeux à mesure qu’ils s’éloignaient, tandis que le chant mélancolique des bateliers, affaibli par l’éloignement, résonnait agréablement à son oreille, jusqu’à ce qu’enfin la barque tourna le promontoire et disparut à ses yeux.

Cependant Jeanie, toujours dans la même posture, continuait de fixer ses yeux sur la mer. Elle savait qu’il s’écoulerait encore du temps avant que ses compagnons arrivassent au château, le point de débarquement vers lequel ils se dirigeaient étant beaucoup plus éloigné que celui où elle était, et elle profita avec joie de cette occasion pour s’abandonner librement à ses pensées.

Elle se mit à réfléchir sur le changement que quelques semaines avaient apporté dans sa position ; et en se retraçant les divers événements qui l’avaient fait passer d’un état de honte, de douleur et même de désespoir, à une situation honorable, et qui lui présentait la plus douce perspective de bonheur, son cœur se gonfla d’une émotion qui remplit ses yeux de larmes. Cependant une autre cause les faisait aussi couler. Comme la félicité humaine n’est jamais parfaite, et comme les âmes bien nées ne sentent jamais plus vivement le malheur de ceux qu’elles aiment que lorsque leur propre situation semble offrir un contraste avec la leur, les regrets de Jeanie se tournèrent sur le sort de sa pauvre sœur, de cette enfant objet de si douces espérances, chérie depuis tant d’années, maintenant proscrite, et, ce qui était pis encore, soumise à la volonté d’un homme dont elle avait lieu de concevoir la plus mauvaise opinion, et qui même, au milieu de ses plus violents accès de remords, paraissait étranger à un véritable repentir.

Pendant qu’elle était livrée à ces pensées mélancoliques, Jeanie crut voir l’ombre d’une figure humaine se détacher du petit bois taillis qui était à sa droite : elle tressaillit ; et les histoires qu’elle avait entendu raconter des apparitions et des esprits qui s’étaient offerts au voyageur solitaire dans des sites aussi sauvages, et à de semblables heures, vinrent soudainement se retracer à son imagination. La figure continua de se glisser légèrement de son côté, et lorsqu’elle fut éclairée par les rayons de la lune, elle reconnut que c’était celle d’une femme. Une voix douce appela deux fois : Jeanie Jeanie ! Se trompait-elle ? était-ce bien la voix de sa sœur ? Appartenait-elle encore à la terre des vivants, ou la tombe avait-elle lâché sa proie ? Avant qu’elle eût eu le temps de se faire bien distinctement toutes ces questions, Effie, sa chère Effie, était dans ses bras, la pressait contre son cœur et la couvrait de baisers. « J’errais comme une ombre sur ce rivage, lui dit-elle, dans l’espoir de vous voir ; il n’est donc pas étonnant que vous ayez cru en voir une en moi. Je ne voulais d’abord que vous apercevoir, et entendre le son de votre voix car vous parler encore, Jeanie, était plus que je ne méritais, plus que je n’osais espérer. — Effie ! comment se fait-il que vous soyez seule ici, à cette heure, sur ce rivage désert ? Est-il bien sûr que ce soit vous que je revois vivante ? »

Effie, par un retour de son ancienne espièglerie, répondit à cette question en pinçant légèrement sa sœur de ses doigts délicats, qui ressemblaient plus à ceux d’une sylphide qu’à ceux d’un spectre.

« Mais il faut que vous veniez avec moi au château, Effie, dit Jeanie, et que vous me racontiez toute votre histoire. J’ai là des amis qui vous feront bon accueil pour l’amour de moi. — Non, non, Jeanie, » répondit tristement sa sœur. « Vous avez oublié que je suis bannie, proscrite, une malheureuse qui vient d’échapper au gibet, parce qu’elle avait la meilleure, la plus courageuse des sœurs. Je ne voudrais m’approcher d’aucun de vos grands amis, n’y eût-il d’ailleurs aucun danger pour moi. — Il n’y a pas, il ne peut y avoir de danger, dit Jeanie vivement. Effie ! ne vous obstinez pas ainsi à votre perte ; laissez-vous guider une fois ; nous serons tous si heureux ensemble ! — J’ai goûté tout le bonheur que je mérite de trouver dans ce monde, puisque je vous ai vue, répondit Effie, et, qu’il y ait pour moi du danger ou non, personne ne dira jamais que je suis venue présenter à ma sœur une figure capable de la faire rougir au milieu de ses grands amis. — Je n’ai pas de grands amis, dit Jeanie je n’ai d’autres amis que ceux qui sont aussi les vôtres, Reuben Butler et mon père. Ô malheureuse enfant ! ne vous montrez pas opiniâtre, ne renoncez pas encore une fois au bonheur ! Nous ne verrons aucun étranger ; revenez chez vous au milieu de vos plus chers amis. Il vaut mieux se reposer à l’ombre d’un vieux tronc qu’au milieu d’un bois nouvellement planté. — C’est en vain que vous insistez, Jeanie ; je dois boire la coupe que j’ai remplie moi-même. Je suis mariée, et il faut que je suive mon mari, que ce soit pour mon bonheur ou non. — Mariée, Effie ! s’écria Jeanie ; infortunée créature ! et à ce terrible… — Chut ! chut ! » dit Effie en lui mettant une main sur la bouche, et de l’autre lui montrant le bois : « il est là ! »

Elle prononça ces mots d’un ton qui prouvait que son mari avait trouvé moyen de lui inspirer autant de crainte que d’amour. En ce moment un homme sortit du bois. C’était le jeune Staunton. La clarté de la lune, toute imparfaite qu’elle était, permit à Jeanie de remarquer qu’il était bien mis, et qu’il avait une tournure distinguée.

« Effie, dit-il, le temps nous presse, l’esquif nous attend dans la baie, et je n’ose rester ici plus long-temps. J’espère que votre sœur me permettra de l’embrasser. » Jeanie recula par un sentiment d’aversion involontaire. « N’importe ! dit-il ; si vous conservez contre moi du ressentiment, du moins ne le témoignez-vous pas par vos actions, et je vous remercie d’avoir respecté mon secret, quand un mot (qu’à votre place je n’aurais pas hésité de dire) aurait suffi pour me coûter la vie. Il y a des gens qui disent qu’un homme doit cacher à la femme la plus aimée un secret qui peut compromettre sa tête. Ma femme et ma sœur savent toutes deux le mien, et je n’en dormirai pas moins tranquillement. — Mais êtes-vous réellement marié avec ma sœur, monsieur ? demanda Jeanie, qui éprouvait à ce sujet de vives inquiétudes ; et le ton hautain et léger dont il parlait était fait pour justifier tous ses soupçons.

« Je suis réellement et légalement marié avec elle, et sous mon vrai nom, » dit Staunton d’un ton plus grave.

« Et votre père, et votre famille ? — Mon père et ma famille ? eh bien, il faut qu’ils prennent leur parti sur une chose faite et sur laquelle il n’y a plus à revenir, reprit Staunton. Cependant, désirant rompre des liaisons dangereuses et donner à mes parents le temps de calmer leur colère, j’ai l’intention de tenir mon mariage secret pendant quelque temps et de passer plusieurs années en pays étranger. Ainsi vous ne recevrez pas de sitôt de nos nouvelles, si vous en recevez jamais. Vous concevez combien il serait dangereux d’entretenir ensemble une correspondance, car tout le monde aurait bientôt deviné que le mari d’Effie est… quel nom me donnerai-je ! le meurtrier de Porteous. »

« Homme insensible et dur ! pensa Jeanie… À quel être Effie a-t-elle confié son bonheur ! Mais celui qui sème le vent doit recueillir la tempête ! »

« Ne pensez pas mal de lui, « dit Effie en s’éloignant de son mari et s’écartant avec Jeanie d’un pas ou deux ; « ne pensez pas trop mal de lui… Il est bien bon pour moi, Jeanie, meilleur que je ne mérite, et il est déterminé à mener une vie régulière ; ainsi ne pleurez pas sur Effie, elle est plus heureuse qu’elle ne devait s’y attendre… Mais vous-même… comment pourrez-vous jouir d’autant de bonheur que vous en méritez ?… jamais, jusqu’à ce que vous montiez au ciel pour y prendre place au milieu des anges vos semblables… Jeanie, si je vis et si le sort m’est prospère, vous entendrez parler de moi, sinon oubliez qu’il a existé une créature qui n’est venue au monde que pour votre tourment… Adieu, adieu, adieu ! »

Effie, s’arrachant des bras de sa sœur, rejoignit son mari ; et tous deux s’enfoncèrent dans les bois où Jeanie les perdit de vue. Toute cette scène lui parut une vision, et elle aurait pu croire que c’en était une en effet si, après qu’ils l’eurent quittée, elle n’eût entendu le bruit des rames, et n’eût aperçu dans le détroit un esquif qui regagnait rapidement le petit lougre contrebandier qui était à l’ancre dans la rade. C’était à bord de ce bâtiment qu’Effie s’était embarquée à Porto-Bello, et d’après ce que Staunton venait de lui dire, Jeanie ne doutait pas que ce même lougre ne fût destiné à les transporter sur une terre étrangère.

Quoiqu’il fût difficile de dire si cette entrevue avait causé à Jeanie plus de peine que de plaisir, l’impression qui lui en resta était plus douce qu’amère… Effie était mariée ; suivant l’expression et l’opinion vulgaire, elle était redevenue une honnête femme… c’était un point important. Il paraissait aussi que son mari allait abandonner la carrière criminelle dans laquelle il s’était enfoncé en désespéré pendant si long-temps ; c’était encore un autre motif de tranquillité ; et quant à sa conversion complète et finale, il ne manquait pas de bon sens, et la miséricorde de Dieu était infinie.

Telles étaient les pensées à l’aide desquelles Jeanie cherchait à calmer les inquiétudes que lui inspirait le sort de sa sœur. En arrivant au château, elle trouva Archibald un peu alarmé de son absence et prêt à se mettre en route pour l’aller chercher. Un mal de tête lui servit d’excuse, et elle se hâta de se retirer dans sa chambre pour cacher à ses compagnons l’agitation visible de son esprit.

Par cette retraite, elle évita aussi une scène d’un autre genre ; car, comme s’il devait y avoir du danger dans tous les genres de cabriolets, tant sur mer que sur terre, celui de Knockdunder avait été heurté par une barque qui l’avait fait chavirer, accident qui était principalement dû à l’état d’ivresse où étaient le capitaine, l’équipage et les passagers. Knockdunder et deux ou trois des convives qu’il ramenait au château pour y compléter la fête, tombés à l’eau, avaient été sauvés par les gens de la barque qui avaient renversé la leur : il n’arriva d’autre accident que la perte du chapeau galonné du capitaine, que celui-ci, à la grande satisfaction des montagnards qui habitaient ce pays, remplaça le lendemain par un beau bonnet à la mode des hautes terres : de cette manière, l’événement tourna à l’avantage de l’uniformité de son costume. On se doute bien que le lendemain matin le gracieux Duncan exhala de nombreuses et violentes menaces de vengeance contre la barque qui avait fait chavirer la sienne ; mais comme malheureusement on ne la revit plus dans le détroit, non plus que le petit bâtiment contrebandier auquel elle appartenait, il fut obligé de dévorer cet affront. Cela était d’autant plus mortifiant qu’il était sûr, disait-il, que le coup avait été fait exprès ; ces coquins ayant continué de rôder sur les rivages après avoir débarqué tout ce qu’ils avaient d’eau-de-vie et de thé à bord ; et il avait appris que le patron était venu à terre et s’était informé de l’heure à laquelle sa barque devait traverser le détroit et revenir à Roseneath.

« Mais la première fois que je le rencontrerai, » dit Duncan avec beaucoup de dignité, « j’apprendrai à ces misérables, à ces coureurs de nuit à aller droit leur chemin, et les enverrai à tous les diables. »


CHAPITRE XLVII.

QUELQUES ANNÉES DE CALME.


Dieu ! quel est celui qui, libre de vivre dans ce séjour riant et paisible, pourrait lui préférer le tumulte de la cour ?
Shakspeare.


Après un espace de temps raisonnable, Butler se trouva commodément établi dans son presbytère, et Jeanie se vit installée avec son père à Auchingower. Sans dire combien il fallut de temps pour cela, nous prions chaque lecteur de fixer lui-même la durée de cet intervalle d’après les idées de convenance qu’il peut avoir. En un mot, après la proclamation ordinaire des bans et toutes les autres formalités, les longues amours de ce digne couple furent couronnées par les saints nœuds du mariage. Dans cette occasion, Davie Deans tint ferme, et ne voulut pas entendre parler de flûtes, de violons, de danses, et autres iniquités semblables, à la grande fureur du capitaine Knockdunder, qui dit que s’il eût deviné que la noce ne serait qu’une maudite assemblée de quakers, il se serait bien gardé de passer le seuil de leur porte.

Le gracieux Duncan conserva même tant de rancune dans cette occasion, que diverses escarmouches, suivant l’expression de Davie, eurent lieu entre eux deux sur le même sujet, et qu’une visite que le duc vint faire à Roseneath y mit seule un terme. Dans cette occasion cependant Sa Grâce témoigna tant d’égards à M. et mistress Butler, et le vieux Davie lui-même fut tellement en faveur près de lui, que Knockdunder jugea prudent de changer de conduite envers ce dernier. Dès cette époque, en parlant d’eux à ses amis, il les représentait toujours comme de dignes et braves gens, un peu trop rigoureux dans leurs idées ; mais après tout il valait mieux que ces habits noirs péchassent par une trop grande rigidité. Quant à Davie en particulier, il convenait que c’était un véritable connaisseur en bestiaux, et qu’il ne manquait pas d’un certain bon sens, si ce n’étaient ses sottises caméroniennes, qu’on perdrait son temps à chercher à lui arracher de la tête par la force de la raison ou autrement. Ainsi donc, en évitant les sujets qui pouvaient faire naître des disputes, les personnages de notre histoire vécurent en très-bonne intelligence avec le gracieux Duncan ; seulement il continua de porter l’affliction dans l’âme de Davie et de donner un exemple dangereux à la congrégation en apportant sa pipe à l’église les jours d’hiver, quand le froid était rigoureux, et en dormant presque toujours pendant le sermon quand on était dans l’été.

Mistress Butler, que nous devons, s’il est possible, cesser d’appeler du nom familier de Jeanie, apporta dans l’état du mariage cette fermeté de caractère, cette âme aimante et affectueuse, ce sens droit, cet esprit d’activité et d’industrie, en un mot, toutes les bonnes qualités dont elle s’était montrée douée étant fille. Elle était sans doute bien loin de posséder les connaissances de Butler, mais aucune femme n’avait plus de vénération pour l’érudition de son mari : si elle n’était pas en état de comprendre ses dissertations théologiques, en revanche aucun ministre des environs n’avait son humble dîner si bien préparé, ses habits et son linge si bien tenus, son parloir si propre et en si bon ordre, et enfin ses livres mieux époussetés.

S’il parlait à Jeanie de ce qu’elle ne comprenait pas, et s’il mettait dans ses harangues un peu plus d’érudition et de pédantisme que besoin n’était (car le brave homme payait son tribut aux faiblesses de l’humanité, et de plus on se souviendra qu’il avait été maître d’école), elle l’écoutait dans un respectueux silence ; mais quand le point dont il s’agissait avait rapport à la vie réelle et était à la portée d’un esprit naturellement lucide, elle avait des vues plus étendues et un jugement plus pénétrant que le sien. Quand il arrivait à mistress Butler de se mêler dans la société, on ne lui trouvait pas tout à fait cette politesse de manières que l’usage du monde peut seul donner, mais elle était animée d’un désir évident de plaire et d’obliger, et de plus elle possédait cette civilité naturelle que donnent le bon sens et un bon cœur, et qui, unie à la vivacité et à la gaieté, la rendait chère à tous ceux qui étaient en relation avec elle. Malgré les soins qu’elle donnait à son ménage, différente en cela de bien des femmes qui, en s’occupant de leur intérieur, en font une excuse pour s’abandonner à la négligence et à une malpropreté qui leur donne l’air de servantes, elle avait toujours la tenue propre et soignée d’une respectable maîtresse de maison ; et lorsqu’à ce sujet elle recevait les compliments de Duncan Knock, qui jurait qu’il fallait qu’elle fût aidée par quelque fée pour que la maison fût toujours si propre sans qu’on vît personne la balayer, elle répondait modestement qu’on pouvait faire beaucoup de choses quand on savait bien régler l’emploi de son temps.

Duncan lui répliquait qu’il désirait ardemment qu’elle pût enseigner ce secret aux servantes du château, car il ne s’apercevait jamais qu’on lavât la maison, excepté quand il lui arrivait de se heurter les jambes contre le seau qu’elles laissaient en travers de la porte.

Nous passerons sous silence d’autres détails moins importants ; mais nous apprendrons au lecteur, qui le croira facilement, que le fromage de Dunlop promis au duc ne fut pas oublié, que Jeanie mit tous ses soins à le faire ; et qu’il fut si gracieusement reçu que cette offrande devint une redevance annuelle. Des présents et des lettres de remercîment pour les bons offices qu’elle en avait reçus furent aussi envoyés à mistress Bickerton et à mistress Glass, et Jeanie conserva avec ces deux femmes bienveillantes une correspondance amicale.

Il est surtout nécessaire d’informer le lecteur que dans l’espace de cinq ans mistress Butler eut trois enfants, deux garçons et une fille, tous sains et robustes, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Les garçons furent nommés Davie et Reuben, ordre de nomenclature qui donna beaucoup de satisfaction au vieux héros du Covenant ; et la fille, d’après le vœu particulier de sa mère, fut appelée du nom d’Euphémie, un peu contre le gré de son mari et de son père, qui cependant aimaient trop mistress Butler et lui étaient trop redevables du bonheur dont ils jouissaient, pour lui refuser une chose qu’elle demandait avec de si vives instances et qui pouvait lui procurer une satisfaction personnelle. Cependant, par un sentiment que je n’entreprendrai pas d’expliquer, l’enfant ne fut jamais appelée Effie, mais Phémie, qui est une abréviation également employée en Écosse pour le nom d’Euphémie.

Au sein de cette félicité paisible et sans éclat, qui n’était interrompue que par ces petites contrariétés et ces tracasseries qui troublent la vie la plus uniforme, mistress Butler avait deux sujets de peine qui venaient se mêler à son bonheur : sans cela ? disait-elle à son mari, son existence aurait été trop heureuse, et peut-être, ajoutait-elle, avait-elle besoin de quelque épreuve dans ce monde pour lui rappeler qu’il en existait un meilleur.

Le premier était causé par certaines escarmouches polémiques qui avaient lieu entre son père et son mari, et qui, malgré l’estime et l’attachement qu’ils avaient l’un pour l’autre, malgré la tendre affection qu’ils lui portaient, malgré même leur parfait accord sur le fond et sur la sévérité des principes presbytériens, menaçaient souvent de dégénérer en une lutte sérieuse. Davie Deans, comme le lecteur l’a déjà pu remarquer, était presque intraitable en fait d’opinions ; et s’étant décidé à devenir membre de la session ecclésiastique (ou presbytère) dans l’église de Roseneath, il se croyait doublement obligé de montrer qu’en agissant ainsi il ne s’était relâché en aucune façon de son ancienne austérité, ni en théorie ni en pratique. Or M. Butler, tout en rendant justice aux intentions de son beau-père, était d’avis qu’il valait mieux laisser dans l’oubli des points de division et de séparation sur des minuties, et agir de la manière la plus propre à attirer et réunir tous les esprits qui professaient de bonne foi la même religion. En outre, comme savant, il n’était nullement satisfait de se voir dicter des lois par un beau-père d’une instruction bornée ; et comme ministre, il ne croyait pas convenable de se laisser diriger par un ancien de son église. Une pensée qui avait sa source dans un sentiment d’honnête fierté lui faisait souvent porter la contradiction un peu plus loin qu’il n’aurait dû. « Mes confrères, dit-il, supposeront que je cherche à flatter le vieillard afin de m’assurer sa succession, si je me range de son avis et lui cède dans toutes les occasions ; et d’ailleurs il a beaucoup d’idées sur lesquelles je ne puis en conscience être d’accord avec lui. Je ne saurais persécuter dans de vieilles femmes de soi-disant sorcières, et je n’irai pas exciter des scandales en dévoilant les fautes des jeunes filles, qui seraient restées inconnues. »

Il résultait de cette différence d’opinion que sur beaucoup de points délicats Davie accusait son gendre d’une indulgence coupable, de tolérance pour certaines erreurs du temps, ou d’indifférence à signaler quelques petits sujets de scandale et fama clamosa, ou à protester contre les apostasies et les scandales du temps : toutes choses qu’il regardait comme un relâchement dans la discipline. Quelquefois l’aigreur se mêlait à la dispute. Alors mistress Butler intervenait comme un ange médiateur, et la douceur de son caractère, agissant comme un alcali, parvenait ordinairement à neutraliser l’acide caustique des controverses religieuses. Elle prêtait une oreille attentive et complaisante à leurs plaintes mutuelles, et cherchait toujours à excuser plutôt qu’à justifier entièrement celui pour lequel elle plaidait.

Elle rappelait à son père que Butler n’avait pas sa longue expérience, acquise dans des temps de persécution, où ceux qui souffraient pour la bonne cause avaient reçu en don la foi en une vie meilleure pour les dédommager des maux qu’ils enduraient dans celle-ci. Elle convenait que plusieurs saints ministres et confesseurs de ces temps-là avaient joui du privilège de la révélation, entre autres le bienheureux Peden, Lundie, Caméron, Renwick, John Caird le chaudronnier, initiés dans les secrets de la Providence ; et Élisabeth Melvil et lady Culross, qui pria dans son lit, qu’on avait mis dans une vaste chambre et qui était environné d’un grand nombre de chrétiens, et cela pendant trois heures, à l’aide de l’assistance divine ; et lady Robertland, qui eut six visions de grâce, et beaucoup d’autres de l’ancien temps, sans oublier M. John Scrimgeour, ministre de Kinghorn, qui, ayant un enfant mortellement malade des écrouelles, prit la liberté d’adresser ses plaintes à son Créateur avec une telle amertume de douleur et de si grands murmures, qu’à la fin il lui fut dit qu’on les exaucerait pour cette fois, mais qu’il se tînt averti de ne pas se permettre une telle hardiesse à l’avenir ; de sorte que, lorsqu’il rentra, il trouva son enfant sur son séant, sain et guéri, ses plaies fermées, et mangeant la soupe, lequel enfant vivait encore quand son père mourut. Mais, quoique ces choses pussent arriver dans ces temps d’épreuves, elle pensait que les ministres qui n’avaient pas été témoins de ces miracles devaient chercher leur règle de conduite dans les annales des anciens temps : c’est pourquoi Reuben étudiait soigneusement les saintes Écritures et les livres composés par les hommes justes et sages de l’antiquité ; mais quelquefois il arrivait que deux bienheureux saints se trouvaient d’un avis différent, comme deux vaches paissant dans le même pâturage ne vont pas toutes deux du même côté.

À tout cela, Davie répondait en soupirant : « Ah, ma fille ! tu n’as pas l’intelligence de ces choses ; mais ce même John Scrimgeour, qui prit d’assaut la porte du ciel comme on emporte une ville avec le canon, souhaitait dévotement que tous les livres pussent être brûlés à l’exception de la Bible. Reuben est un brave et bon garçon : je l’ai toujours reconnu pour tel ; mais je soutiendrai que, quand il refuse de découvrir et de signaler la liaison scandaleuse qui a existé entre Marguerite Kettlesides et Rory Mac-Rand, en les excusant sur ce qu’ils ont effacé leur péché par le mariage, il agit directement contre les lois de la discipline. Que dire aussi de cette Aily Mac-Clure de Deepheugh qui pratique toutes sortes d’abominations, telles que de dire aux gens la bonne aventure avec une coquille d’œuf ou des os de mouton, et expliquer des rêves et des présages ? N’est-ce pas un scandale de laisser vivre une telle misérable dans un pays chrétien ! c’est une chose que je soutiendrai devant tous les tribunaux civils et ecclésiastiques. — Vous avez raison, mon père, » répondait ordinairement Jeanie ; « mais il faut que vous me promettiez de venir dîner aujourd’hui au presbytère. Les enfants, ces pauvres petits, s’ennuient de ne pas voir leur bon papa, et Reuben ne dort jamais bien, ni moi non plus, quand vous êtes fâché contre nous. — Fâché ! Jeanie ; Dieu me préserve, Jeanie, d’être jamais fâché contre toi ou avec quiconque t’est cher ; » et le brave homme, mettant son habit des dimanches, allait dîner au presbytère.

Avec son mari, mistress Butler employait des moyens de conciliation plus directs et plus raisonnés. Reuben avait le plus profond respect pour la droiture d’intention du vieillard, un attachement sincère pour sa personne, et une véritable reconnaissance de l’amitié qu’il lui avait témoignée dès sa première jeunesse ; aussi, dans des occasions semblables, elle n’avait besoin pour calmer son irritation que de lui rappeler avec délicatesse l’âge de son beau-père, son peu d’éducation, ses préjugés, et ses chagrins domestiques. La moindre de ces considérations disposait Butler à des mesures de conciliation autant qu’il pouvait le faire sans déroger à ses principes. C’est ainsi que notre vertueuse et modeste héroïne rétablissait l’harmonie entre ceux qu’elle aimait, et méritait les bénédictions promises à ceux qui font renaître la paix parmi les hommes.

La seconde croix, pour nous exprimer comme Deans, qui venait traverser la félicité de mistress Butler, était de ne pas avoir reçu une seule fois des nouvelles de sa sœur, quoique quatre ou cinq ans se fussent écoulés depuis qu’elles s’étaient séparées sur le rivage de l’île de Roseneath, et d’ignorer entièrement ce qu’elle était devenue et la position où elle se trouvait. Elle n’avait pas dû s’attendre à une correspondance très-active, ni même la désirer, peut-être, dans leurs situations respectives ; mais Effie lui avait promis que, si elle vivait et que le sort lui fût prospère, sa sœur recevrait de ses nouvelles. Elle n’existait donc plus, ou bien elle était tombée dans un abîme de maux, puisqu’elle n’avait pas tenu sa promesse. Son silence était étrange et de funeste présage, et il plongeait Jeanie, qui ne pouvait oublier les premières années de leur jeunesse, dans les alarmes les plus cruelles sur la destinée de cette sœur qu’elle ne cessait de chérir : le voile qui la couvrait se déchira enfin.

Un jour que le capitaine de Knockdunder était venu au presbytère à son retour d’une excursion dans la partie montagneuse de la paroisse, après qu’on lui eut servi, à sa demande, une boisson composée de lait, d’eau-de-vie, de miel et d’eau, qu’il trouvait que mistress Butler préparait mieux qu’aucune femme en Écosse (car, dans toutes les choses de ce genre, elle se plaisait à étudier le goût de tous ceux qui l’entouraient), il dit à Butler : « À propos, ministre, j’ai une lettre pour votre digne femme ou pour vous, qu’on m’a remise à mon passage à Glasgow. Le port en est de quatre sous, que vous pouvez me payer ou jouer quitte ou double avec moi dans une partie de trictrac. »

Les jeux de trictrac et de dames étaient l’amusement favori de M. Whackbairn, le principal de l’école de Libberton. Le ministre se piquait donc d’être assez fort à ces deux jeux, et s’y livrait quelquefois comme à des amusements que ne défendaient pas les lois de l’Église, quoique Davie Deans, qui avait sur tous les points des principes beaucoup plus rigoureux, secouât la tête et soupirât profondément quand il apercevait la table de jeu dressée dans le parloir ; ou qu’il voyait les enfants jouer avec les dames ou les cornets de trictrac. Quelquefois aussi mistress Butler était grondée pour vouloir serrer dans quelque armoire ou soustraire aux yeux de son père ces jeux qui lui étaient si odieux : « Laissez-les où ils sont, Jeanie, lui disait Butler ; je n’ai pas à me reprocher de me livrer à ce délassement, ou à tout autre, d’une manière qui puisse nuire à des études plus sérieuses ou à des devoirs plus importants. Je ne veux donc pas qu’on puisse supposer que je me livre en secret et contre ma conscience à un amusement que je ne me permets pas assez souvent pour ne pouvoir le faire ouvertement et sans aucun remords. Nil conscire sibi, Jeanie, voilà ma devise ; ce qui exprime, ma bonne amie, la confiance et la sécurité qu’un homme doit éprouver quand il agit ouvertement et qu’il n’a rien à se reprocher. »

Telle était l’opinion de Butler ; il accepta le défi du capitaine, et remit la lettre à sa femme, en observant qu’elle était timbrée d’York ; mais que, si c’était l’écriture de mistress Bickerton, il fallait que cette dernière eût fait de grands progrès dans l’art d’écrire, ce qui eût été vraiment étonnant à son âge.

Laissant ces messieurs faire leur partie, mistress Butler alla faire ajouter quelque chose au souper ; car le capitaine Duncan s’était invité sans façon à passer la nuit chez eux. Elle ouvrit ensuite négligemment sa lettre ; mais, après avoir jeté les yeux sur les premières lignes, elle jugea nécessaire de se retirer dans sa chambre à coucher pour la lire sans interruption.


CHAPITRE XLVIII.

BRILLANTE MÉTAMORPHOSE.


Tu es heureuse, ah ! sois-le toujours, et garde-toi de désirer mon sort ! c’est moi plutôt qui dois envier ton obscure félicité et ta paisible chaumière.
Lady E. E. L.


La lettre que mistress Butler, une fois retirée dans son appartement, se mit à lire avec la surprise et l’agitation la plus vive, était bien réellement d’Effie, quoiqu’elle ne portât d’autre signature que la lettre E., et quoique l’orthographe, le style et l’écriture en fussent bien supérieurs à tout ce dont elle aurait cru Effie capable ; car, malgré son intelligence et sa grande vivacité, elle n’avait jamais montré d’application à l’étude, et n’approchait même pas de sa sœur pour la manière de s’exprimer. L’écriture en était belle, quoiqu’un peu raide, le caractère en paraissait italien : l’orthographe et la diction étaient celles d’une personne habituée à lire de bons ouvrages et à fréquenter la bonne société ; en voici la teneur :

« Ma très-chère sœur,

« Je me hasarde à vous écrire, quelque risque qu’il y ait à le faire, pour vous apprendre que j’existe encore, et que j’occupe un rang plus élevé que je ne l’avais mérité et que je ne pouvais m’y attendre. Si la fortune, si les honneurs, si un rang distingué dans le monde, peuvent faire le bonheur d’une femme, je possède tout cela ; et cependant vous, Jeanie, dont la situation semble bien inférieure à la mienne sous tous ces rapports, vous êtes mille fois plus heureuse que moi. J’ai eu l’occasion de savoir de temps en temps de vos nouvelles, ma chère Jeanie ; autrement, je crois que j’en serais morte de chagrin. J’ai appris avec le plus grand plaisir l’augmentation de votre famille. Nous n’étions sans doute pas dignes d’un tel bonheur. Deux enfants m’ont été successivement enlevés peu de temps après leur naissance, et il ne nous en reste aucun. Que la volonté de Dieu soit faite ! Ah s’il avait un enfant, peut-être cela le détournerait-il un peu de ces sombres pensées qui le rendent si redoutable aux autres et à lui-même. Cependant, que ceci ne vous effraie pas, Jeanie ; il continue d’être plein de tendresse pour moi, et je suis, sous tous les rapports, plus heureuse que je ne le mérite. Vous vous étonnerez, sans doute, des progrès que j’ai faits, mais je vous dirai que, pendant mon séjour en pays étranger, j’ai eu les meilleurs maîtres, et je me suis appliquée à l’étude, parce que mes progrès lui faisaient plaisir. Il est vraiment bon, Jeanie, seulement il a bien des sujets de peines quand il songe au passé. Et moi, je puise dans ce souvenir un motif de consolation, en me rappelant la généreuse conduite d’une sœur qui ne m’abandonna pas quand tout m’abandonnait. Vous avez reçu votre récompense, vous vivez heureuse par l’amour et l’estime de tous ceux qui vous connaissent ; et moi, je traîne une misérable vie d’imposture, et ne dois les marques d’égards que je reçois qu’à un tissu de mensonges et de faussetés que le moindre accident peut faire découvrir. Il m’a présenté à sa famille depuis qu’il a hérité des biens de son père, comme la fille d’un noble écossais, banni à la suite des guerres du vicomte de Dundee : c’est le même Claverhouse, le favori de notre père, comme vous savez. Il dit que j’ai été élevée dans un couvent en Écosse ; à la vérité, j’ai vécu assez long-temps dans le pays pour que mon accent ne le démente pas. Mais quand un de nos compatriotes s’approche de nous, et commence à parler des diverses familles qui prirent part aux guerres de Dundee, et à me faire quelque question sur mes parents, et que je vois alors son regard se fixer sur le mien avec la plus pénible anxiété, je suis saisie d’un effroi qui m’expose au danger d’être découverte. J’ai échappé jusqu’à présent à ce péril, grâce à la politesse et au savoir-vivre, qui ne permettent pas dans le monde d’insister sur des questions qui paraissent embarrasser celui auquel on les adresse. Mais, hélas ! combien de temps cela peut-il durer ? Et si ce secret venait à se dévoiler, je deviendrais l’objet de sa haine pour lui avoir occasionné tant de honte !… Oh ! il me tuerait ; car, malgré tout l’amour qu’il a pour moi, il est maintenant aussi jaloux de l’honneur de sa famille qu’il y était jadis indifférent. Il y a quatre mois que je suis en Angleterre, et j’ai souvent été sur le point de vous écrire ; mais tels sont les dangers qui peuvent résulter de la perte d’une lettre et de la possibilité qu’elle vienne à tomber en d’autres mains, que jusqu’ici cette crainte m’avait toujours arrêtée ; mais en ce moment il faut que j’en coure la chance. La semaine dernière j’ai vu votre grand ami, le d. d’A. Il vint dans ma loge, et s’assit derrière moi. Il y eut quelque chose dans la pièce qui le fit souvenir de vous. Juste ciel ! il raconta votre voyage à Londres à tous ceux qui étaient dans la loge, mais c’était surtout à la malheureuse créature qui en avait été la cause qu’il s’adressait. Ah ! s’il avait su, s’il avait pu se douter près de qui il était assis ! à qui il racontait cette histoire ! J’endurai mon supplice avec le courage d’un Indien attaché au poteau où l’on déchire ses membres, et qui applaudit par un sourire à chaque nouvelle torture inventée par ses bourreaux. À la fin, Jeanie, ce que je souffrais devint au-dessus de mes forces, je m’évanouis, et mon mal fut attribué en partie à la chaleur du lieu, et en partie à mon extrême sensibilité ; et moi, quelle hypocrisie ! j’eus l’assurance de confirmer cette opinion ; mais que ne ferais-je pas pour éviter que la vérité fût connue ! Heureusement, il n’était pas là ; mais cet accident a amené des circonstances qui me jettent à tous moments dans de nouvelles terreurs. Je rencontre souvent dans le monde votre grand seigneur, et il est rare qu’il me voie sans me parler d’E. D., de J. D., de R. B. et de D. D., comme de personnes auxquelles ma touchante sensibilité s’intéresse : ma touchante sensibilité !!! Et je suis réduite à entendre parler de mon crime, de ma folie, de mon désespoir, des faiblesses de ceux que j’aime, et même des héroïques efforts de votre amitié, Jeanie, sur ce ton de légèreté et de persiflage qui est maintenant à la mode dans le grand monde. Non, rien de ce que j’ai éprouvé par le passé n’égale cet état d’irritation continuelle. C’étaient alors des coups affreux, sans doute ; mais ce sont maintenant des piqûres d’épingle qui me font mourir. Le d. part le mois prochain pour l’Écosse, où il va passer la saison de la chasse. Il dit qu’à chaque voyage il se fait un devoir de dîner une fois au presbytère. Soyez sur vos gardes, et, au nom de l’amitié, ne vous trahissez pas, s’il vient à vous parler de moi. Quant à vous, hélas ! vous n’avez rien à trahir, rien à craindre ; vous, chaste, vertueuse, vous le modèle de l’honneur, de la pureté, que pouvez-vous jamais avoir à redouter du monde et des plus orgueilleux favoris de la fortune ? Mais c’est votre E., dont la vie est encore une fois entre vos mains ; c’est votre E. qu’il faut que vous préserviez de la honte d’être dépouillée du plumage emprunté dont elle se pare, qu’il faut que vous garantissiez d’une découverte qui l’exposerait à être méprisée, flétrie, foulée aux pieds par celui même qui l’a fait monter à ce dangereux degré d’élévation. La valeur du billet ci-joint vous parviendra deux fois par an. Ne me refusez pas ; c’est mon superflu, et j’en ai deux fois autant à votre service, si vous en avez besoin. Cet argent peut vous être utile, et du moins sera toujours bien employé par vous, et entre mes mains il ne peut servir à rien. Écrivez-moi bientôt, Jeanie, ou je serai livrée aux plus cruelles inquiétudes que cette lettre ne soit tombée en d’autres mains. Adressez seulement votre lettre à L. S., sous l’enveloppe du révérend George Whiterose, dans Minster-Close, à York. Il me croit en correspondance avec quelque ami jacobite. Comme l’orgueil du dignitaire de l’Église et son zèle jacobitique enflammeraient ses joues de colère, s’il découvrait qu’il est l’agent, non d’Euphémie Staunton de l’honorable maison de Winthon, mais d’E. D., fille d’un nourrisseur de bestiaux caméronien ! Jeanie, je ris encore de temps en temps, mais que Dieu vous préserve d’une semblable gaieté ! Mon père, je veux dire votre père, la comparerait au vain pétillement de fagots d’épine, jetés dans le feu ; mais celles qui me déchirent conservent leurs pointes et ne se consument pas !… Adieu, très-chère Jeanie ; ne montrez cette lettre à personne, pas même à M. Butler. J’ai pour lui tout le respect possible ; mais ses principes sont un peu rigoureux, et la situation où je suis ne doit pas être examinée avec trop de sévérité… Croyez-moi votre très-affectionnée sœur,

« E.»

Cette longue lettre offrit à mistress Butler des sujets d’étonnement et d’affliction. Il lui semblait si extraordinaire qu’Effie, sa sœur Eflie, se rencontrât dans le monde, et, à ce qu’il paraissait, presque sur un pied d’égalité avec le duc d’Argyle, qu’elle doutait par moment qu’elle eût bien lu. Il ne lui semblait pas moins merveilleux que dans l’espace de quatre ans elle eût fait tant de progrès. Jeanie était assez humble pour convenir sans peine qu’Effie avait toujours saisi avec plus de promptitude qu’elle tout ce qu’on leur enseignait, quand elle avait voulu s’en donner la peine ; mais elle était paresseuse et inappliquée, et au total beaucoup plus ignorante. Il fallait que l’amour, la crainte ou la nécessité eussent été pour elle des maîtres bien habiles, puisque en si peu de temps elle avait pu suppléer à tout ce qui manquait à son éducation.

Ce qui déplut le plus à Jeanie dans la lettre de sa sœur, c’est qu’elle crut y découvrir un sentiment secret d’égoïsme. « Nous n’aurions pas entendu parler d’elle, se dit Jeanie, s’il elle n’avait pas craint que le duc ne vînt à apprendre qui elle était, et tout ce qui concernait ses pauvres parents. Mais la pauvre Effie pense d’abord à elle, et les gens qui lui ressemblent ne s’occupent guère des autres. Je n’ai nulle envie de garder cet argent, » dit-elle en ramassant un billet de cinquante livres sterling qui était tombé de la lettre ; « nous en avons assez, et il semble qu’elle m’envoie cela pour payer mon silence : elle devait cependant être bien sûre que pour tout l’or du monde je ne dirais rien qui pût lui faire tort. Il faut que j’en parle au ministre ; je ne vois pas ce qu’elle peut avoir à craindre pour son mauvais sujet de mari, et pourquoi je manquerais de confiance envers le mien à cause de lui. Ainsi donc, je suis décidée à le lui dire demain matin quand le capitaine sera embarqué. Mais, » dit-elle en revenant sur ses pas après s’être avancée vers la porte pour aller rejoindre la famille, « je ne comprends pas ce qui se passe en ce moment dans mon esprit : est-ce que je serais assez folle pour être fâchée de voir Effie devenue une grande dame, tandis que je ne suis que la femme d’un ministre ? et me voilà cependant de mauvaise humeur comme un enfant, quand je devrais remercier Dieu de l’avoir tirée de l’état de honte, de crime et de misère où elle aurait pu être plongée. »

S’asseyant sur un tabouret auprès de son lit, elle croisa ses bras sur sa poitrine en se disant à elle-même : « Je ne me lèverai pas de là que je ne sois dans une meilleure disposition d’esprit. » Et de cette manière, sans craindre d’arracher le voile qui couvrait les motifs de ce petit accès d’humeur contre sa sœur, elle se força elle-même à en rougir, et à se réjouir des avantages attachés au sort d’Effie, tandis que les embarras qui y étaient joints ne lui parurent plus que la conséquence des erreurs du passé. Elle parvint donc bientôt à surmonter le mouvement de dépit qu’elle avait assez naturellement éprouvé en voyant cette Effie, si long-temps l’objet de ses soins et de sa pitié, soudainement élevée à un rang assez supérieur au sien pour devoir mettre au nombre de ses plus vives craintes celle de voir se découvrir les liens de parenté qui les unissaient.

Quand elle eut triomphé de cet accès d’amour-propre, qui lui était habituellement étranger, elle descendit dans le petit parloir où son mari et le capitaine finissaient leur partie, et elle apprit de ce dernier la confirmation de la nouvelle que lui donnait sa sœur de la prochaine arrivée du duc à Roseneath.

« Il trouvera force oiseaux de bruyère dans les environs d’Auchingower, dit Duncan ; et sans doute il reviendra dîner et coucher au presbytère comme il a fait déjà. — Il y a bien droit, capitaine, dit Jeanie. — Qui diable a meilleur droit que lui à tous les lits du pays ? dit le capitaine. Je vous conseille de dire à votre père, le cher homme, de mettre toutes ses bêtes en bon ordre, et de tâcher, pour un jour ou deux, de chasser de sa tête toutes ces fadaises caméroniennes, s’il peut avoir cette complaisance ; car lorsque je lui parle de ses bestiaux, il me répond toujours par quelque citation de la Bible, ce qui n’est point honnête, et ce qu’on ne peut pardonner qu’à celui qui porte votre habit, monsieur Butler. »

Personne mieux que Jeanie ne connaissait le secret de ces réponses pleines de douceur qui désarment à l’instant la colère. Elle se contenta de sourire en disant qu’elle espérait que Sa Grâce serait satisfaite de l’état des choses et de la manière dont son père avait répondu à sa confiance.

Mais le capitaine, qui avait perdu le port de la lettre au tric-trac, éprouvait un de ces accès d’humeur assez communs aux perdants, et qu’il faut, dit-on, leur passer.

« Et je me permettrai de vous dire, monsieur Butler, quoique vous sachiez que je ne me mêle pas ordinairement des affaires de l’Église, que je trouverais très-mauvais que vous fissiez punir Aly Mac-Clure de Deepheugh comme sorcière, attendu qu’elle se mêle seulement de dire la bonne aventure, et qu’elle n’a encore estropié, aveuglé ou ensorcelé personne, ni renversé aucune charrette, ni exercé aucun sortilège. Elle ne fait que prédire l’avenir, et annoncer la pêche que feront nos bateaux, et combien de veaux et de chiens marins ils tueront, ce qui est fort amusant. — Je ne crois pas que cette femme soit une sorcière, dit Butler ; mais je ne doute pas qu’elle ne soit coupable d’imposture, et c’est sur cette accusation qu’elle a été sommée de paraître devant l’assemblée des anciens. On a seulement l’intention de l’avertir de cesser ses pratiques criminelles et les impostures à l’aide desquelles elle abuse de la crédulité des ignorants. — Je ne sais pas, dit le gracieux Duncan, ce que peuvent être ses pratiques et ses impostures ; mais ce que je sais, c’est que si les enfants s’emparent d’elle pour la plonger dans la mare du village quand elle sortira de l’église, ce sera une fort vilaine pratique, et que si je me mets en tête de paraître à l’assemblée des anciens, vous aurez tous fort à faire. »

Sans paraître remarquer cette menace, Butler répondit qu’il n’avait pas réfléchi aux mauvais traitements que la pauvre femme pourrait recevoir de la populace, et qu’il la ferait venir pour lui parler en particulier, au lieu de la faire paraître devant l’assemblée des anciens.

« Voilà, dit Duncan, qui est parler en homme raisonnable ! » Et la soirée se passa paisiblement.

Le lendemain, après que le capitaine eut avalé un verre de sa boisson favorite du matin, et se fut embarqué dans son carrosse à six chevaux, mistress Butler se mit à délibérer de nouveau avec elle-même, pour savoir si elle montrerait ou non à son mari la lettre de sa sœur. Elle se décida enfin à remplir le vœu de sa sœur, en songeant qu’elle ne pouvait agir autrement sans révéler à son mari un secret dont il n’était pas convenable qu’il fût dépositaire, vu son caractère public. Butler avait déjà lieu de croire qu’Effie s’était enfuie avec ce même Robertson qui avait été le chef de l’insurrection Porteous, et contre lequel il y avait une sentence de mort pour le vol commis à Kirkaldy. Mais il ne connaissait pas son identité avec George Staunton, né d’une famille noble et riche, et qui paraissait avoir repris son rang primitif dans la société. Jeanie avait regardé comme sacrés les aveux que Staunton lui avait faits, et en y réfléchissant mûrement elle pensa que la lettre d’Effie pouvait l’être également, et elle résolut de ne la communiquer à personne.

En relisant cette lettre elle ne put s’empêcher de réfléchir sur la situation pénible et dangereuse de ceux qui s’étant élevés à un rang distingué par des sentiers obliques, ne peuvent s’y maintenir et conserver les précaires avantages qu’ils ont acquis qu’en s’entourant de faussetés et de mensonges. Mais elle ne croyait pas que sa conscience l’obligeât à dévoiler l’histoire de sa sœur. En agissant ainsi elle ne servirait les droits de personne, puisque Effie, quoique se donnant pour ce qu’elle n’était pas, n’usurpait point la place d’une autre. Elle ne réussirait donc qu’à détruire son bonheur et à la perdre dans l’estime publique. Jeanie pensait que si elle eût été sage, elle aurait préféré l’obscurité et la retraite à une vie de dissipation dans le tumulte du monde ; mais peut-être n’avait-elle pas la liberté du choix. Quant à l’argent, elle pensa qu’elle ne pouvait le lui rendre sans montrer une fierté mal placée, ou peu d’amitié. Elle résolut donc de l’employer suivant les circonstances, soit à donner à ses enfants une éducation plus soignée que ses moyens ne le lui permettaient, soit à en augmenter un jour leur petit avoir. Sa sœur en avait plus qu’il ne lui fallait, et la reconnaissance lui faisait un devoir d’être utile à Jeanie par tous les moyens qui étaient en son pouvoir. Cet arrangement était donc si naturel et si convenable de sa part, qu’une délicatesse exagérée et romanesque ne devait pas la porter à s’y refuser. En conséquence de toutes ces réflexions, Jeanie écrivit à sa sœur, lui accusa réception de sa lettre, et la pria de lui donner de ses nouvelles le plus souvent possible. En l’informant de sa situation et en entrant dans une foule de détails sur ses affaires domestiques, elle éprouva une singulière vacillation dans ses idées : car tantôt elle s’excusait de parler de choses qui devaient être indignes de l’attention d’une dame d’un haut rang, et tantôt elle se rappelait que tout ce qui lui était relatif devait intéresser sa sœur. Après avoir mis sa lettre sous enveloppe et à l’adresse de M. Whiterose, elle la fit mettre à la poste à Glasgow par un de leurs paroissiens qui avait affaire dans cette ville.

La semaine suivante, le duc arriva à Roseneath, et il ne tarda pas à manifester son intention d’aller chasser dans le voisinage d’Auchingower et de coucher au presbytère, honneur qu’il avait déjà fait une fois ou deux à ses habitants.

Effie avait deviné juste ; le duc n’eut pas plus tôt pris place à table du côté droit de mistress Butler, que, tout en découpant une excellente volaille engraissée dans la maison, et qu’on avait choisie entre toutes, comme digne d’être servie dans cette grande occasion, il se mit à parler de lady Staunton de Willingham dans le Lincolnshire, et du bruit que faisaient à Londres son esprit et sa beauté. Jeanie s’était bien attendue à quelque chose de semblable, mais entendre vanter l’esprit d’Effie, c’est ce qu’elle ne s’était pas imaginé, car elle ignorait combien le ton de plaisanterie et de persiflage en usage dans le grand monde, ton qui dans la classe inférieure serait regardé comme de l’impertinence, est facile à acquérir pour une femme vive et jolie.

« C’était la beauté à la mode de cet hiver, dit le duc, l’astre qui dominait tous les autres, l’objet de tous les toasts ; et je dois dire que c’était la plus belle créature qu’il y eut à la cour le jour de l’anniversaire. »

« Effie à la cour le jour de l’anniversaire ! » Jeanie, en songeant à sa présentation à la reine, à ses circonstances extraordinaires et à l’événement qui l’avait causée, se sentait anéantie par la surprise.

« Je vous parle de cette dame, mistress Butler, parce qu’elle a quelque chose dans le son de la voix et dans l’expression de la figure, qui, en la regardant, me rappelait vos traits, non pas quand vous êtes pâle comme vous l’êtes en ce moment. Cependant je crains réellement que vous ne vous soyez trop fatiguée ; il faut que vous me fassiez raison de ce verre de vin. »

Elle accepta, et Butler remarqua que c’était un compliment dangereux à faire à la femme d’un pauvre ministre que de lui dire qu’elle ressemblait à une beauté de la cour.

« Oh, oh ! monsieur Butler, dit le duc, je vois que vous devenez jaloux : vous vous en avisez un peu tard pourtant ; car vous savez qu’il y a long-temps que je suis l’admirateur de votre femme. Mais sérieusement il y a entre elles une de ces ressemblances indéfinissables que nous remarquons quelquefois entre des visages qui n’ont d’ailleurs aucun autre rapport. »

« Le compliment n’a plus rien de dangereux, » pensa Butler.

Sa femme, sentant que son silence pouvait paraître étrange, fit un effort pour parler ; elle dit donc que cette dame était peut-être sa compatriote, et que le rapport d’accent pouvait faire naître entre elles cette ressemblance.

« Vous avez rencontré juste, dit le duc ; elle est Écossaise et a l’accent écossais ; quelquefois même il lui échappe une expression provinciale, qui dans sa bouche a une grâce si particulière que l’accent dorique ne pouvait avoir plus de charme, monsieur Butler. — J’aurais cru, dit le ministre, que cela aurait dû paraître du vulgarisme dans une grande ville. — Pas du tout, reprit le duc ; il ne faut pas supposer non plus que ce soit le patois grossier qu’on parle dans les faubourgs d’Édimbourg ou de Glasgow ; dans le fait, cette dame a passé très-peu de temps en Écosse. Elle a été élevée dans un couvent étranger, et parle le pur écossais dont on se servait à la cour, et qui était fréquemment employé dans ma jeunesse, mais qui, maintenant, est si hors d’usage qu’il nous paraît un dialecte tout à fait distinct de notre patois moderne. »

Malgré son trouble, Jeanie ne put s’empêcher de remarquer intérieurement combien les hommes qui sont le mieux en état de juger du ton et des manières des autres, par leur goût naturel et leur habitude du grand monde, peuvent se laisser abuser par leurs propres préventions. Le duc continua ainsi : « Elle est, je crois, de la malheureuse maison de Winton ; mais ayant été élevée à l’étranger, elle n’a pas eu l’occasion d’apprendre la généalogie de sa famille, à ce qu’il paraît, car c’est de moi qu’elle a appris qu’elle descendait, probablement, des Seyton de Windygoul. J’aurais voulu que vous vissiez avec quelle grâce elle rougissait de son ignorance. À ses manières nobles et élégantes il se mêle une légère teinte de timidité et un reste de cette gaucherie de couvent, si j’ose m’expliquer ainsi, qui la rend tout à fait séduisante. On reconnaît au premier coup d’œil la rose qui a fleuri pure et sans tache dans la chaste enceinte du cloître, monsieur Butler. »

Butler ne manqua pas de saisir l’à-propos, et de s’écrier :

Ut flos in septis secretus nascitur hortis[124],


tandis que sa femme pouvait à peine se persuader que ce fût d’Effie Deans qu’on parlât ainsi, et qu’un aussi bon juge que le duc d’Argyle la dépeignît de cette manière. Si elle eût compris Catulle, elle aurait pensé que le sort de sa sœur donnait un démenti au passage cité.

Cependant elle résolut d’obtenir au moins quelque dédommagement à l’état d’inquiétude où elle se trouvait, en saisissant cette occasion de se procurer tous les renseignements possibles sur sa sœur. Elle se hasarda donc à faire quelques questions sur le mari de la dame que Sa Grâce admirait tant.

« Il est très-riche, répondit le duc, d’une famille ancienne, et il a de bonnes manières. Cependant il n’est pas aussi généralement recherché que sa femme… On m’a dit qu’il pouvait être fort agréable… Je ne l’ai jamais vu tel, et je croirais au contraire qu’il est d’un caractère réservé, sombre et capricieux. Il a été fort dissipé dans sa jeunesse, dit-on, et paraît d’une mauvaise santé. Cependant, au total, c’est un assez joli homme, ami intime du lord grand-commissaire de l’Église, mistress Butler. — En ce cas, il est l’ami d’un digne et respectable seigneur, dit Butler. — Paraît-il faire autant de cas de sa femme qu’elle le mérite ? » dit Jeanie à voix basse.

« Qui ? sir George ? On dit qu’il l’aime beaucoup ; mais j’ai remarqué qu’elle paraît trembler quand il fixe ses yeux sur elle, et ce n’est pas un bon signe. Je ne puis vous dire à quel point je suis frappé aujourd’hui de cette ressemblance qui existe entre vous et lady Staunton, dans le regard et surtout dans le son de la voix. On jurerait presque que vous êtes les deux sœurs. »

Jeanie ne fut plus maîtresse de cacher son agitation. Le duc d’Argyle s’en inquiéta beaucoup, et, l’attribuant au souvenir des malheurs de sa famille, il se reprocha intérieurement de les avoir involontairement rappelés à sa mémoire. Il avait trop d’usage pour essayer de s’en excuser ; mais il se hâta de changer de conversation, et de décider quelques points de discussion qui s’étaient élevés entre Duncan Knock et le ministre, avouant que son digne substitut était quelquefois un peu trop obstiné, et un peu trop énergique dans ses mesures.

Butler convint de son mérite en général, mais il dit qu’il prendrait la liberté d’appliquer à ce digne personnage les paroles du poète à Marrucinus Asinius.

Manu
Non belle uteris in joco atque vino[125].

La conversation étant tombée sur les affaires de la paroisse, il ne se passa plus rien qui puisse exciter l’intérêt du lecteur.


CHAPITRE XLIX.

LA BIBLE.


On a placé sur ma tête une vaine couronne, et mis dans ma main un sceptre stérile qui doit passer de là dans celle d’un étranger, car je n’ai pas de fils pour me succéder.
Macbeth.


À compter de cette époque, les deux sœurs, tout en continuant de prendre les plus strictes précautions pour mettre leur correspondance à l’abri d’être découverte, s’écrivirent à peu près deux fois par an. Dans ses lettres, lady Staunton parlait de la santé de son mari comme étant dans un état déplorable et exerçant une triste influence sur son caractère ; la sienne aussi paraissait s’altérer, et un des sujets sur lesquels elle revenait le plus souvent, était le chagrin qu’ils éprouvaient de n’avoir pas d’enfants. Sir George, toujours violent, avait pris en aversion celui qui devait hériter après lui du titre et des biens de la famille, parce qu’il le soupçonnait d’avoir irrité contre lui l’esprit de ses parents pendant son absence, et avait déclaré qu’il léguerait plutôt Willingham et toutes ses terres à un hôpital que de souffrir que son parent en possédât jamais un seul acre.

« S’il avait un enfant, disait sa malheureuse compagne, ou si du moins celui que nous avons perdu d’une manière si cruelle vivait encore, ce serait du moins un sujet d’attachement à la vie, et un motif pour reprendre courage ; mais le ciel nous a refusé un don que nous n’avions pas mérité. »

De semblables plaintes, variées quant à la forme, mais toujours les mêmes quant au fond, remplissaient toutes les lettres expédiées du vaste et triste château de Willingham à l’humble et heureux presbytère de Knocktarlity. Cependant, au milieu de ces inutiles murmures, les années s’écoulaient. John, duc d’Argyle et de Greenwich, mourut en 1743, universellement regretté, mais surtout par les Butler, auxquels il avait donné des marques si étendues de sa bienveillance. Ses biens passèrent à son frère, le duc Archibald, avec lequel ils n’eurent jamais de relations aussi intimes, mais qui leur continua la protection que le duc son frère leur avait accordée. Cette protection leur devint plus nécessaire que jamais ; car, après la révolte de 1745 et la dispersion des insurgés, la tranquillité des pays adjacents aux hautes terres fut considérablement troublée. Des maraudeurs, ou des hommes que le désespoir avait réduits à ce genre de vie, se rassemblèrent dans les retraites que leur offraient les montagnes les plus voisines des basses terres, qui devinrent le théâtre de leurs déprédations, et il n’est presque pas un vallon dans les environs pittoresques et maintenant si paisibles de Perth, de Stirling et de Dumbarton, dans lequel un ou plusieurs d’entre eux n’eussent établi leur résidence.

Le fléau de la paroisse de Knocktarlity était un certain Donacha-Dhu ou Dunaigh, c’est-à-dire le noir Duncan-le-Méchant, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Cet homme avait été autrefois chaudronnier ambulant, et faisait partie de ces vagabonds qui rôdaient dans ces cantons ; mais quand la police fut désorganisée par la guerre civile, il abandonna sa profession, et de demi fripon il se fit tout à fait voleur à la tête de trois ou quatre jeunes gens actifs et vigoureux ; étant lui-même hardi, entreprenant et parfaitement familiarisé avec tous les défilés des montagnes, il exerça son nouveau métier d’une manière très-lucrative pour lui-même et très-affligeante pour le pays.

Tout le monde était convaincu que Duncan Knock aurait pu réduire son homonyme Duncan-le-Noir, s’il l’eût voulu, car il y avait dans la paroisse une compagnie de jeunes gens vigoureux qui s’étaient réunis sous les drapeaux d’Argyle, et qui ayant à leur tête Duncan lui-même, s’étaient bravement comportés dans plusieurs occasions. Et comme personne ne doutait du courage du chef, on supposait généralement que Donacha avait trouvé moyen de se concilier ses bonnes grâces, ce qui n’était pas très-rare dans ce siècle et dans ce pays. On était d’autant plus porté à le croire, que les bestiaux de Davie Deans, qui appartenaient au duc, restaient toujours intacts, tandis que les vaches du ministre étaient enlevées par les brigands. Dans une tentative de ce genre, au moment où les bestiaux allaient être emmenés, Butler, se croyant permis d’en user ainsi dans un cas si urgent, se mit à la tête de quelques-uns de ses voisins, et parvint à sauver le troupeau. Davie Deans, malgré son extrême vieillesse, assista en personne à cet exploit, monté sur un petit cheval montagnard, et ceint de son vieux sabre, se comparant (car on pense bien qu’il ne manqua pas de s’attribuer tout le mérite de l’expédition) à David, fils de Jessé, quand il recouvra les dépouilles de Ziklag sur les Amalécites. Cette résistance courageuse eut un si bon effet, que Donacha-Dhu ou Dunaigh se tint pendant quelque temps à une distance respectueuse, et, bien qu’il fût souvent question de ses exploits éloignés, du moins il n’exerça pas ses déprédations dans le voisinage. Il s’y livra avec succès dans d’autres cantons, et fit parler de lui de temps en temps jusqu’en 1751, époque où, s’il est vrai que la crainte du second David l’eût tenu en respect, il fut délivré de ce frein par la mort du vénérable patriarche de Saint-Léonard, qui, en cette année, alla rejoindre ses pères.

Davie Deans mourut plein d’années et d’honneur. On croit (le temps précis de sa naissance n’étant pas bien connu) qu’il devait avoir vécu plus de quatre-vingt-dix ans, car il parlait souvent d’événements dont il avait été témoin, et qui se rapportaient à l’époque de la bataille du pont de Bothwell. On dit même qu’il y avait porté les armes ; car on raconte qu’une fois un laird jacobite pris de vin, ayant dit qu’il voudrait bien trouver un whig du pont de Bothwell pour lui couper les oreilles, Davie lui apprit avec une gravité toute particulière que, pour peu qu’il le désirât, il n’avait qu’à essayer, car il en avait un sous la main, et Butler fut obligé d’intervenir pour rétablir la paix.

Il rendit le dernier soupir dans les bras de sa fille bien-aimée, remerciant la Providence de tous les biens qu’elle lui avait accordés dans cette vallée de misères et de larmes, ainsi que des épreuves dont elle les avait mêlés, les ayant trouvées nécessaires, disait-il, pour mortifier cet esprit de présomption et de confiance dans ses facultés, qui avait fourni des armes contre lui à l’ennemi du genre humain. Il pria de la manière la plus touchante pour Jeanie, son mari et ses enfants, et pour que la manière dont elle avait rempli ses devoirs envers un pauvre vieillard lui obtînt de longs jours sur la terre et la félicité dans les deux. Puis, par une prière pathétique, trop bien comprise de ceux qui connaissaient les malheurs de sa famille, il sollicita le divin pasteur des âmes, quand il réunirait son troupeau, de ne pas oublier la brebis qui s’était égarée et qui pouvait être alors la proie du loup dévorant. Il pria pour la Jérusalem nationale, pour que la paix régnât dans le pays et la prospérité dans ses palais, pour le honneur de la maison d’Argyle et la conversion de Duncan de Knockdunder. Il se tut ensuite, ses forces étant épuisées, et ne prononça plus aucune parole distincte. On l’entendit bien, à la vérité, murmurer confusément les mots d’apostasie nationale ; mais, comme le remarqua May Hetly, il n’avait plus sa tête, et il est probable que ces expressions ne s’échappèrent de ses lèvres que par un mouvement machinal, un reste d’habitude, et qu’il mourut en paix avec tous les hommes. Une heure après, il s’endormit dans le Seigneur.

Malgré l’âge avancé de son père, sa mort porta un coup cruel à mistress Butler. Une grande partie de son temps avait été consacrée à s’occuper de sa santé et à le prévenir dans tous ses désirs, et lorsque le bon vieillard n’exista plus, elle trouva dans sa propre existence un vide qui dans les premiers moments lui faisait croire qu’elle avait accompli la plus grande partie de ce qu’elle avait à faire dans ce monde. La fortune de Davie Deans, qui s’élevait à près de 1,500 livres sterling de capital disponible, servit à augmenter celle des habitants du presbytère sans en adoucir les regrets. Cependant Butler réfléchit mûrement et non sans quelque embarras aux moyens de placer cette somme de la manière la plus avantageuse à sa famille.

« Si nous plaçons notre argent sur hypothèque, » disait-il à Jeanie, « nous risquons d’en perdre l’intérêt, témoin cette somme assurée sur Lounsbeck, dont votre père n’a jamais pu tirer ni principal, ni intérêt. Si nous le mettons dans les fonds publics, nous nous exposons à nous voir tout enlever comme ceux qui avaient mis des capitaux dans cette entreprise de la mer du Sud. Le petit bien de Craigsture est à vendre. Il est à deux milles de la manse, et Knock dit que Sa Grâce ne pense pas à l’acheter. Mais on en demande 2,500 livres sterling, et ce n’est pas étonnant, car il les vaut bien ; j’emprunterais bien le surplus, mais le créancier n’aurait qu’à vouloir être remboursé tout d’un coup quand nous n’y serions pas préparés, et d’ailleurs, si je mourais avant d’avoir payé, ma famille se trouverait dans l’embarras. — Ainsi donc, si nous avions l’argent qu’il faut, nous pourrions acheter ces bons pâturages, où l’herbe croît de si bonne heure ? — Certainement, ma chère, et Knockdunder, qui s’y connaît, me le conseille fortement. Il est vrai que c’est son neveu qui veut vendre cette terre. — Eh bien ! Reuben, dit Jeanie, vous n’avez qu’à chercher un texte dans l’Écriture, comme vous avez fait une fois que vous y avez trouvé de l’argent ; essayez d’avoir recours encore une fois à la Bible. — Ah, Jeanie ! » dit Butler en riant et lui pressant la main en même temps, » dans notre siècle on ne voit pas deux fois les miracles. — Nous allons voir, » dit Jeanie avec calme ; et ouvrant une armoire où elle gardait son miel, son sucre, ses confitures et ses médecines les plus ordinaires, en un mot qui lui servait à peu près d’office, elle déplaça des fioles et des pots jusqu’à ce que du coin le plus sombre et derrière une triple rangée de bouteilles et de bocaux, elle tira une espèce de vieux bidon fêlé, couvert d’un morceau de cuir attaché par-dessus. Ce secrétaire d’un nouveau genre semblait rempli de papiers sans ordre, d’entre lesquels Jeanie tira une vieille Bible à agrafes, qui avait servi à Davie Deans dans sa jeunesse lorsqu’il était errant à cause des persécutions, et qu’il avait donnée à sa fille quand la faiblesse de sa vue l’avait forcé d’en prendre une imprimée en plus gros caractères. Elle la remit à Butler, qui avait suivi ses mouvements avec quelque surprise, et le pria de voir ce que ce livre pourrait faire pour lui. Il en ouvrit les agrafes, et à son grand étonnement un grand nombre de billets de 50 livres sterling se détacha des feuillets entre lesquels ils avaient tous été mis séparément et vinrent voler sur le plancher. « Je n’avais l’intention de vous parler de mes richesses, Reuben, » lui dit sa femme en souriant, « que sur mon lit de mort ou peut-être dans quelque embarras de famille, mais il vaut mieux les employer à acheter ces riches pâturages que de les laisser dans cette vieille armoire sans en tirer aucun parti. — Mais comment cet argent peut-il vous être venu, Jeanie ? Savez-vous qu’il y a plus de 1,000 livres sterling ? » dit Butler en ramassant les billets et les comptant.

« Il y en aurait dix mille, qu’ils n’en seraient pas moins à nous honnêtement, dit Jeanie, et ma foi, je n’en sais pas trop le compte, seulement il y a là tout ce que j’ai reçu. Et quant à la manière dont cet argent m’est venu, Reuben, je ne puis que vous répéter que je l’ai acquis honorablement ; mais c’est un secret qui est moins le mien que celui des autres, sans quoi vous l’auriez su depuis long-temps. Je ne puis donc répondre à aucune question là-dessus, et vous me désobligeriez en m’en faisant. — Répondez-moi seulement à une seule, dit Reuben : cet argent est-il bien à vous seule sans contestation et pour en disposer comme il vous plaît ? Est-il possible que personne que vous n’ait des droits à une somme si considérable ? — Elle était à moi pour en disposer comme je voudrais, et je l’ai déjà fait, car elle est maintenant à vous, Reuben. Vous êtes Butler-Bible maintenant tout aussi bien que votre grand-père auquel mon pauvre père en voulait tant. Seulement, si vous ne vous y opposez pas, je serais bien aise que Phémie eût une bonne partie de cet argent après nous. — Certainement, si vous le désirez. Mais qui dans le monde se serait jamais avisé de choisir une telle cachette pour y enfermer des richesses terrestres ? — C’est là une de mes vieilles manies, comme vous les appelez, Reuben ; d’ailleurs je pensais que si Donacha-Dhu venait à faire une descente chez nous, la Bible serait la dernière chose sur laquelle il mettrait la main ; mais je vous promets que s’il m’en arrive encore, ce qui n’est pas improbable, je vous le remettrai, et vous pourrez en disposer comme bon vous semblera. — Et décidément, je ne puis pas vous demander comment cet argent vous est arrivé ? dit le ministre. — Non, en vérité, Reuben ; car, si vous me pressiez bien fort, je pourrais finir par vous le dire, et dans ce cas j’aurais tort. — Mais dites-moi, reprit Butler, si c’est quelque chose qui vous trouble l’esprit. — Les richesses de ce monde sont toujours accompagnées de bien et de mal, Reuben ; mais il ne faut pas m’en demander davantage, cet argent ne me lie à rien, et personne ne nous en demandera jamais compte. — À coup sûr, » dit Butler après avoir encore une fois compté les billets, comme pour s’assurer que ce n’était pas une illusion, « personne n’eut jamais dans le monde une femme comme la mienne ; les bénédictions du ciel semblent la suivre. — Jamais, dit Jeanie, depuis la princesse enchantée dont parlent les contes de fées, qui faisait tomber des nobles d’or d’un côté de sa chevelure en se peignant, et de l’autre des dollars d’argent. Mais allez à vos affaires maintenant, ministre, et ne tenez pas ainsi ces billets dans votre main, ou je les remettrai dans la vieille armoire, de peur qu’il ne leur arrive malheur. Nous sommes un peu trop voisins des montagnes pour n’avoir pas à craindre qu’on nous croie de l’argent à la maison, dans des temps comme ceux-ci. D’ailleurs, il faut aller conclure le marché avec Knockdunder, qui est chargé de vendre le bien, et ne soyez pas assez simple pour lui faire connaître cette trouvaille ; mais marchandez-le jusqu’à un sou, comme si vous étiez obligé d’emprunter l’argent pour compléter le prix. »

En donnant ce dernier conseil à son mari, Jeanie montra que si elle ne savait pas tirer d’autre parti de l’argent qui lui venait entre les mains que de le cacher et de l’amasser, cependant elle avait quelque chose de la prévoyance et de l’esprit de calcul de son père Davie, et même dans les affaires humaines, et comme Reuben Butler était un homme sage, il partit, et se conduisit de la manière que sa femme le lui avait conseillé.

La nouvelle se répandit bientôt dans la paroisse que le ministre avait acheté Craigsture. Quelques-uns en furent bien aises et l’en félicitèrent, d’autres regrettèrent que le bien fût sorti d’une famille qui l’avait possédé si long-temps. Cependant ses confrères, apprenant qu’il était obligé de faire un voyage à Édimbourg, vers le dimanche de la Pentecôte, pour y recueillir les fonds de Davie Deans, afin de compléter la somme destinée à son acquisition, profitèrent de cette occasion de le nommer leur délégué à l’assemblée générale ou convention de l’Église d’Écosse, qui a lieu ordinairement vers la fin du mois de mai.


CHAPITRE L.

LA GRANDE DAME.


Mais qui est-elle ? Appartient-elle à la terre ou à l’Océan, cette créature semblable à une femme pour la forme, et qui, éclatante de parure et de beauté, vient naviguer dans nos parages.
Milton.


Peu de temps après la découverte des billets trouvés dans la Bible, la fortune montra qu’elle pouvait surprendre mistress Butler aussi bien que son mari. Le ministre, afin d’avoir le temps de terminer les diverses affaires qui l’appelaient à Édimbourg, était parti de chez lui vers la fin de février, concluant avec raison que l’espace qui s’écoulerait entre son départ et la Pentecôte, qui était le 24 mai, ne serait pas trop long pour faire payer les différents débiteurs du vieux Davie Deans, sur les remboursements desquels il comptait pour compléter la plus grande partie du paiement de sa nouvelle acquisition.

Jeanie se trouva donc après son départ seule habitante, pour la première fois, d’une maison solitaire ; son isolement était encore rendu plus pénible par la mort du bon vieillard qui partageait ses soins avec son mari ; ses enfants étaient son unique société, et elle s’en occupait continuellement.

Un jour ou deux après le départ de Butler, pendant qu’elle s’occupait de quelques soins domestiques, elle entendit s’élever parmi ses enfants une dispute qui, étant soutenue avec opiniâtreté, sembla exiger son intervention. Ils vinrent tous auprès de leur arbitre ordinaire, lui porter leurs plaintes. Phémie, qui n’avait pas encore dix ans, accusait Davie et Reuben de lui avoir ôté de force le livre qu’elle lisait, et Davie et Reuben répondirent, le premier, que ce n’était pas un livre bon pour Phémie, et le second que c’était l’histoire d’une méchante femme.

« Où avez-vous pris ce livre, petite fille ? dit mistress Butler ; comment osez-vous toucher aux livres de papa quand il n’y est pas ? » Mais la petite fille, serrant fortement dans ses mains une feuille de papier chiffonné, dit que ce n’était pas un livre de son papa, que c’était un papier que May Hetly lui avait donné, et qui enveloppait le grand fromage qu’on avait envoyé d’Inverary. On ne s’étonnera pas que des relations amicales et un échange de politesses et de petits présents eussent lieu entre mistress Dolly Dutton, devenue mistress Mac-Corknidale, et son ancienne amie.

Jeanie prit des mains de sa fille le papier qui faisait l’objet de la dispute, pour s’assurer par elle-même si la lecture en était dangereuse : mais de quelle surprise ne fut-elle pas frappée quand, en jetant les yeux sur cette feuille imprimée, elle y lut le titre suivant : Aveux et dernières paroles de Marguerite Mac-Craw ou Murdockson, exécutée sur la montagne d’Harabee, près Carliste, le… 1737. C’était en effet un de ces papiers qu’Archibald avait achetés à Longtown, quand il avait accaparé toute la boutique du colporteur, et dont miss Dolly avait rempli sa malle par esprit d’économie. Il paraît qu’il lui en était resté une feuille ou deux qui lui tombèrent sous la main un jour qu’elle enveloppait un fromage qu’elle envoyait dans l’espoir d’un honnête retour, et comme un échantillon supérieur de son savoir-faire, au presbytère de Knocktarlity.

Le titre de ce papier si singulièrement tombé entre les mains de celle à qui, par égard pour sa sensibilité, on avait cherché à le soustraire, suffisait seul pour la faire tressaillir ; mais la narration lui en parut si intéressante, que Jeanie, se débarrassant de ses enfants, se hâta de monter dans sa chambre et de s’y enferma pour la lire sans interruption.

Cette pièce, qui paraissait avoir été rédigée ou du moins corrigée par l’ecclésiastique qui avait assisté à cette malheureuse femme, portait qu’elle avait été condamnée à mort pour la part active qu’elle avait prise au vol et au meurtre atroce commis deux ans auparavant auprès d’Haltwhistle, et pour lequel le fameux Frank Lewit avait été mis en jugement aux assises du comté. On supposait que la déposition de son complice Thomas Tuck, communément appelé Tyburn Tom, d’après laquelle la femme Murdockson avait été condamnée, lui serait également funeste, quoique plusieurs personnes fussent portées à croire, suivant la déclaration que Meg en avait faite en mourant, que c’était Tuck lui-même qui avait frappé le coup fatal.

Après des détails circonstanciés sur le crime qui l’avait fait condamner à mort, il y avait une esquisse rapide de la vie de Marguerite. Elle était Écossaise, avait épousé un soldat du régiment caméronien ; elle avait long-temps suivi les camps, et c’était sans doute dans les scènes qui suivent les batailles qu’elle avait puisé cette férocité et cet amour du pillage qui l’avaient toujours distinguée depuis. Son mari, après avoir obtenu son congé, était entré au service d’un dignitaire ecclésiastique d’un rang distingué et d’une honorable réputation dans le comté de Lincoln, et elle avait acquis l’estime et la confiance de cette respectable famille. Elle les avait perdues quelques années après la mort de son mari, pour avoir fermé les yeux sur une intrigue criminelle entre sa fille et l’héritier de cette famille, et à cause des circonstances suspectes qui avaient suivi la naissance d’un enfant, qu’on la soupçonnait fortement d’avoir détruit pour chercher à conserver la réputation de la jeune fille. Depuis cette époque, elle avait mené une vie vagabonde, parcourant l’Angleterre et l’Écosse, tantôt sous le prétexte de dire la bonne aventure, quelquefois faisant commerce de marchandises de contrebande ; mais au fond receleuse d’objets volés, et souvent prenant une part active aux exploits par lesquels on se les procurait. Elle s’était vantée de la plupart de ses crimes après sa condamnation ; mais il y en avait un qui semblait lui faire éprouver un mélange de satisfaction et de repentir. Pendant qu’elle habitait les faubourgs d’Édimbourg, l’été qui précéda son jugement, une jeune fille, qui avait été séduite par un de ses confédérés, avait été confiée à ses soins, et avait accouchée chez elle d’un enfant mâle. Sa fille, dont la raison était égarée depuis qu’elle avait perdu son propre enfant, suivant le rapport de la criminelle, avait emmené l’enfant de la pauvre fille, le prenant pour le sien, de la mort duquel elle ne pouvait se persuader.

Marguerite Murdockson déclarait que, pendant quelque temps, elle avait cru que sa fille avait véritablement détruit cet enfant dans un de ses accès de folie, et qu’elle l’avait donné à entendre au père ; mais qu’elle avait appris ensuite qu’il était tombé entre les mains d’une égyptienne. Elle montra quelque regret de l’enlèvement de cet enfant, surtout parce que sa disparition avait pensé coûter la vie à la malheureuse mère, qui avait été condamnée sur l’apparence, d’après la loi d’Écosse, comme coupable du meurtre de son enfant. Lorsqu’on lui avait demandé quel intérêt elle pouvait avoir à exposer cette jeune infortunée à souffrir la mort pour un crime qu’elle n’avait pas commis, elle avait répondu qu’elle ne savait pas comment on pouvait imaginer qu’elle eût voulu compromettre sa fille pour sauver une étrangère ; qu’elle ignorait à quelle peine la loi d’Écosse aurait pu la condamner pour l’enlèvement de cet enfant. Cette réponse n’avait nullement satisfait l’ecclésiastique, qui en la questionnant de nouveau avait découvert qu’elle nourrissait un profond sentiment de vengeance et de haine contre la jeune personne à laquelle elle avait fait tant de mal. Mais la narration disait que les autres renseignements qu’elle avait pu donner à ce sujet elle les avait confiés en particulier au révérend archidiacre qui avait pris tant de peine pour lui administrer les secours spirituels. L’imprimé, après avoir donné les détails de son exécution, rapportait que sa fille, la malheureuse folle dont il avait déjà été question, et qui était généralement connue sous le nom de Madge Wildfire, avait été fort maltraitée par la populace, qui n’avait vu en elle qu’une sorcière et la complice du crime de sa mère, et qu’elle n’avait été tirée de ses mains qu’avec beaucoup de peine et grâce à la prompte intervention de la police.

Tel était, en supprimant les réflexions morales et tout ce qui est inutile à notre histoire, le contenu de cet imprimé. Mistress Butler y trouva des lumières de la plus grande importance, et qui montraient de la manière la moins douteuse que sa sœur était innocente du crime pour lequel elle avait été sur le point de recevoir la mort. Il est vrai que ni elle, ni son mari, ni même son père, ne l’avaient jamais crue capable de porter une main cruelle sur son enfant, tant qu’elle avait eu l’usage de sa raison ; mais il y avait dans cette histoire une effrayante obscurité, et il était affreux de penser à ce qui avait pu arriver dans un moment de délire. D’ailleurs, quelle que fût leur propre conviction, ils ne possédaient aucun moyen de prouver l’innocence d’Effie, qui avait pu rester suspecte, et qui devenait maintenant évidente au moyen des éclaircissements donnés par cette publication et les derniers aveux de la personne qui avait eu le plus d’intérêt à cacher la vérité.

Après avoir remercié Dieu d’une découverte si précieuse, mistress Butler se mit à réfléchir à l’usage qu’elle en ferait. Sa première impulsion la portait à en faire part à son mari ; mais, outre qu’il était absent, et que l’affaire était trop délicate pour être expliquée dans une lettre par une personne peu habituée à écrire, mistress Butler se rappela qu’il ne possédait pas tous les renseignements nécessaires pour être en état de porter un jugement dans cette occasion ; pensant donc que le mieux était de persister dans le plan de conduite qu’elle avait adopté comme le plus prudent, elle se détermina à envoyer cette pièce à sa sœur, afin qu’elle se concertât avec son mari sur l’usage qu’ils devraient en faire. En conséquence elle mit sous enveloppe et à l’adresse, comme à l’ordinaire, de M. Whiterose, à ork, le papier qui contenait les derniers aveux de Meg Murdockson, et le fit porter par un exprès à Glasgow. Elle attendit une réponse avec impatience ; mais elle n’en reçut pas après le délai ordinaire de la poste, et cherchait avec anxiété les motifs du silence de lady Staunton. Elle commençait presque à se repentir de s’être dessaisie de cet imprimé, d’abord par la crainte qu’il ne fût tombé dans des mains infidèles, et ensuite par le désir de posséder un document qui pouvait être si utile pour prouver l’innocence de sa sœur ; elle se demandait même si elle ne ferait pas bien de soumettre toute cette affaire au jugement de son mari, quand d’autres circonstances vinrent la détourner de ce dessein.

Jeanie (c’est notre favorite, et nous lui demandons excuse de nous servir encore quelquefois de ce nom familier) ; Jeanie donc était allée se promener avec ses enfants, un matin après déjeuner, sur le rivage de la mer, quand ses garçons, dont la vue était plus perçante que la sienne, s’écrièrent qu’ils voyaient le capitaine dans sa voiture à six chevaux, avec des dames venant de leur côté. Jeanie porta machinalement les yeux sur la barque qui s’approchait, et s’aperçut bientôt qu’elle portait deux femmes assises à la poupe, à côté du gracieux Duncan qui leur servait de pilote. La politesse semblait demander qu’elle s’approchât du lieu ordinaire de débarquement pour les recevoir, d’autant plus qu’elle avait remarqué que le capitaine Knockdunder était en grande tenue. Son joueur de cornemuse était à l’avant de la barque, faisant retentir l’air de sons qui paraissaient d’autant plus agréables que les vagues et le vent en couvraient la moitié ; de plus, il avait mis sa perruque de brigadier nouvellement frisée, son bonnet montagnard (car il avait abjuré le chapeau à corne) décoré de la croix de Saint-George, son uniforme de capitaine de milice : enfin il avait arboré le pavillon du duc et la tête de sanglier : tout lui en indiquait donc l’étiquette et la cérémonie.

En approchant du lieu du débarquement, mistress Butler remarqua que le capitaine donnait la main aux dames avec beaucoup de respect, pour les aider à descendre à terre, et la société s’avança vers elle, le capitaine précédant de quelques pas les deux dames, dont la plus grande et la plus âgée s’appuyait sur le bras de l’autre, qui paraissait être une femme de chambre.

Lorsqu’ils se rejoignirent, Duncan, prenant l’air le plus important et en même temps le plus cérémonieux que pût lui fournir la politesse montagnarde, demanda à mistress Butler la permission de lui présenter lady… « Bien des pardons, j’ai oublié le nom de Votre Seigneurie. — Peu importe mon nom, monsieur : j’espère que mistress Butler l’apprendra par la lettre du duc ; » puis, voyant que celle-ci paraissait embarrassée, elle dit à Duncan avec un peu de vivacité : « Est-ce que vous n’avez pas envoyé cette lettre hier au soir, monsieur ? — Pour dire la vérité, je ne l’ai pas envoyée, et j’en demande pardon à Votre Seigneurie ; mais j’ai cru que ce n’était pas la peine, car je sais qu’on ne prend jamais mistress Butler au dépourvu, jamais, madame ; et puis la grande barque était à la pêche, et la petite est allée chercher un baril d’eau-de-vie à Greenock. Voici la lettre de Sa Grâce. — Donnez-la-moi, monsieur ; puisque vous n’auriez pu sans vous déranger me rendre le service de l’envoyer pour m’annoncer, je la remettrai moi-même. »

Mistress Butler regardait avec beaucoup d’attention et avec un sentiment indéfinissable d’intérêt la dame qui s’exprimait avec ce ton d’autorité envers l’homme puissant de ces contrées, qui, se soumettant humblement à ses ordres, lui remit la lettre en disant : « Comme il plaira à Votre Seigneurie, milady. »

La dame était d’une taille au-dessus de la moyenne, parfaitement bien faite, quoique avec un léger degré d’embonpoint. Son bras et sa main auraient pu servir de modèle. Ses manières nobles et élégantes avaient autant d’aisance que de dignité, et semblaient indiquer une naissance illustre et l’habitude de vivre dans la haute société. Elle était en habit de voyage, avec un chapeau de castor gris et un voile de dentelle de Flandre. Deux laquais en riche livrée, qui sortirent de la barque et en tirèrent une malle et un porte-manteau, qui paraissaient lui appartenir.

« Comme vous n’avez pas reçu la lettre qui devait me servir d’introduction, madame, dit-elle, car je suppose que vous êtes mistress Butler, je ne vous la présenterai pas que vous n’ayez eu la bonté de m’admettre d’abord dans votre maison sans recommandation. — Certainement, madame, vous ne pouvez douter que mistress Butler ne le fasse. Mistress Butler, madame est lady… lady… ces diables de noms anglais m’échappent de la mémoire aussi vite que la pierre qui roule de la montagne. Mais je crois que madame est Écossaise ; c’est d’autant plus d’honneur pour nous, et je suppose que milady est de la maison de… — Le duc d’Argyle connaît très-bien ma famille, monsieur, » dit la dame d’un ton qui semblait pris pour imposer silence à Duncan, et qui du moins produisit cet effet.

Il y avait dans l’air, le son de voix et les manières de l’étrangère quelque chose qui agissait sur l’imagination de Jeanie, comme les illusions de certains rêves dont l’effet approche souvent de la réalité. Elle trouvait une vague ressemblance entre cette dame et sa sœur ; et elle en fut encore plus frappée lorsque, levant son voile, celle-ci lui montra des traits qui, malgré le changement qui s’était opéré dans leur expression et la différence de teint, réveillèrent en elle mille souvenirs.

L’étrangère devait avoir trente ans ; mais l’art et le goût qu’elle déployait dans sa toilette relevaient si bien l’éclat de ses charmes naturels, qu’elle aurait pu ne s’en donner que vingt et un. Il y avait tant d’aisance et de calme dans ses manières, que, quoique mistress Butler découvrît à chaque instant un nouveau rapport entre elle et sa malheureuse sœur, le sang-froid et la tranquillité soutenue de la dame détruisaient ses soupçons à mesure qu’ils se formaient. Jeanie prit en silence le chemin du presbytère, livrée à une foule de pensées confuses, et espérant que la lettre qui allait lui être remise lui donnerait une explication satisfaisante de cette visite, et mettrait un terme à sa perplexité.

Pendant ce temps, la dame continuait de montrer les manières d’une personne d’un rang élevé. Elle admirait les divers points de vue offerts à ses yeux, comme une personne familiarisée avec l’étude de la nature et les plus belles imitations de l’art. À la fin elle remarqua les enfants.

« Voilà deux beaux garçons montagnards : ils sont à vous, madame, je suppose ? »

Jeanie répondit affirmativement. L’étrangère soupira, et soupira de nouveau lorsqu’ils lui furent présentés par leurs noms.

« Venez ici, Phémie, dit mistress Butler, et levez la tête. — Quel est le nom de votre fille, madame ? demanda la dame. — Euphémie, madame, répondit mistress Butler. — Je croyais que l’abréviation ordinaire de ce nom était Effie, » répondit l’étrangère d’un ton qui alla au cœur de Jeanie, car, dans ce seul mot, elle retrouvait plus de sa sœur et il réveillait à lui tout seul plus d’anciens souvenirs que le ton et les manières de la dame n’en avaient fait naître dans son cœur agité.

Lorsqu’ils arrivèrent au presbytère, la dame présenta à mistress Butler la lettre qu’elle avait prise des mains de Knockdunder, et, en la lui donnant, elle lui pressa doucement la main, puis ajouta tout haut : « Peut-être, madame, aurez-vous la bonté de me faire donner un peu de lait ? — Et à moi un verre de mon breuvage ordinaire, s’il vous plaît, mistress Butler, » dit Duncan.

Mistress Butler se retira ; mais elle envoya May Hettly et Davie afin de pourvoir aux besoins de ses hôtes, et se hâta de se renfermer dans sa chambre pour y lire la lettre. Elle était de la main du duc d’Argyle, qui réclamait les soins et les attentions de mistress Butler pour une dame de qualité, amie intime de feu son frère, lady Staunton de Willingham : les médecins lui ayant ordonné le lait de chèvre, elle devait honorer de sa présence le château de Roseneath pendant que son mari faisait un petit voyage en Écosse. Mais sous la même enveloppe, qui avait été donnée à lady Staunton sans être cachetée, était une lettre de cette dame destinée à préparer sa sœur à la recevoir, et que, sans la négligence du capitaine, elle aurait dû recevoir la veille au soir. Elle lui mandait que les nouvelles contenues dans sa dernière lettre avaient paru d’un intérêt si pressant à son mari, qu’il avait résolu de prendre des renseignements plus exacts sur les aveux faits à Carlisle et sur le sort de leur malheureux enfant ; enfin que, à force de prières et sur la promesse de garder le plus sévère incognito, elle avait arraché plutôt qu’obtenu son consentement pour aller passer une semaine ou deux avec sa sœur ou dans son voisinage, tandis qu’il continuerait des recherches auxquelles il paraissait attacher un espoir dont elle-même n’osait pas se flatter.

Cette lettre était terminée par un post-scriptum : lady Staunton y priait Jeanie de lui abandonner le soin de toute cette affaire, et de consentir seulement aux arrangements qu’elle proposerait. Après avoir lu et relu cette lettre, mistress Butler s’empressa de descendre, partagée entre la crainte de trahir son secret et le désir de se jeter au cou de sa sœur. Effie la reçut avec un regard affectueux, mais qui en même temps semblait l’avertir d’être sur ses gardes, et la conversation commença sur-le-champ.

« Je disais à monsieur… au capitaine, mistress Butler, que si vous pouviez me donner une chambre chez vous, avec un lit pour Ellis et mes deux domestiques, je préférerais rester ici et ne point aller loger au château que Sa Grâce a bien voulu mettre à ma disposition. On m’a conseillé d’habiter le plus près des chèvres qu’il me serait possible. — J’ai assuré milady, mistress Butler, dit Duncan, que vous ne manqueriez pas de faire un bon accueil aux hôtes de Sa Grâce ou aux miens, mais qu’elle ferait beaucoup mieux d’habiter le château. Quant aux chèvres, elles peuvent y être amenées, car il est convenable que ce soit ces animaux qui se dérangent plutôt que milady. — Je ne veux pas qu’on dérange les chèvres pour moi, dit lady Staunton… Je suis sûre que le lait doit être bien meilleur ici… » Elle prononça ces paroles d’un air de langueur, de négligence, et du ton d’une femme habituée à se voir obéie au moindre signe, et dont les plus légers caprices n’ont jamais trouvé d’opposition.

Mistress Butler s’empressa de répondre qu’elle mettait toute sa maison à la disposition de lady Staunton ; mais le capitaine ne se rebuta pas.

« Le duc, dit-il, m’a écrit… — J’arrangerai tout cela avec Sa Grâce, repartit lady Staunton. — Et les bagages qui sont arrivés de Glasgow… ? — Tout ce qui m’est nécessaire peut être envoyé au presbytère… Je prie mistress Butler de vouloir bien me montrer l’appartement qu’elle me destine, et vous, capitaine, n’oubliez pas que mon intention est que mes bagages soient transportés ici. »

Elle fit alors une révérence de congé au pauvre Duncan, qui se dit en murmurant tout bas : « Maudite soit l’impudence des Anglais ! la voilà qui prend possession de la maison du ministre comme si c’était la sienne, et qui parle à un gentilhomme comme s’il était un de ses domestiques… le diable l’emporte ! Et le chevreuil qu’on a tué tout exprès pour elle ! Allons, je l’enverrai au presbytère ; c’est une politesse que je dois à la digne mistress Butler pour l’embarras que tout ceci va lui causer. » Et dans ces bonnes dispositions, il prit le chemin du rivage, afin de donner ses ordres en conséquence.

Pendant ce temps, l’entrevue des deux sœurs était aussi touchante qu’extraordinaire, et chacune se livrait à la joie qu’elle en éprouvait, suivant son caractère particulier. Jeanie, troublée par un étonnement mêlé de respect et de crainte, en restait comme étourdie et hors d’état d’exprimer des sentiments qui absorbaient toutes ses facultés… Quant à Effie, elle pleurait et riait en même temps, sanglotait, poussait des cris de joie en frappant des mains, et s’abandonnait ainsi sans réserve à cette excessive vivacité de caractère et de passions que personne cependant ne savait mieux maîtriser et contenir dans les bornes de ce calme artificiel que prescrit l’usage du grand monde.

Au bout d’une heure, qui s’écoula pour elles aussi rapidement qu’une minute, au milieu de ces témoignages d’affection mutuelle, lady Staunton aperçut le capitaine qui marchait d’un air impatient sous les fenêtres. « Voilà cet imbécile de montagnard qui va encore nous retomber sur les bras, dit-elle, mais je m’en vais le prier de nous honorer de son absence. — Oh ! non, non, » dit mistress Butler du ton de la prière ; « il ne faut pas offenser le capitaine… — L’offenser… et qui s’est jamais offensé de ce que je puis dire ou faire, ma chère amie… ? Cependant je le supporterai, si tel est votre bon plaisir… »

En conséquence lady Staunton voulut donc bien adresser au capitaine la gracieuse invitation de rester à dîner, et pendant tout le temps de sa visite, l’air de respect obséquieux et de complaisance étudiée qu’il se crut obligé de conserver envers la grande dame, faisait un contraste amusant avec le ton cavalier et la politesse familière qu’il jugeait pouvoir se permettre avec la femme du ministre.

« Je n’ai pu obtenir de mistress Butler, » dit lady Staunton au capitaine dans un moment où Jeanie avait quitté le parloir, « qu’elle voulût entendre parler d’aucun des dédommagements que j’aurais voulu lui offrir pour être venue ainsi prendre sa maison d’assaut et y mettre garnison… — Certainement, milady, mistress Butler sait trop bien ce qu’il convient de faire, pour rien accepter de la part d’une dame qui vient de la part du duc ou de la mienne, ce qui est la même chose… Mais, à propos de garnison, je fus mis en garnison, en 1745, avec vingt de mes gens, dans la maison d’Inver-Gavy, ce qui pensa être malheureux, car… — Je vous demande pardon, monsieur ; mais je voudrais bien trouver quelque moyen de dédommager cette bonne dame. — Oh ! il est inutile de penser à cela ! ne vous en occupez pas, madame, je vous prie, cela ne lui donne aucune peine… Ainsi donc, étant dans cette maison d’Inver-Gavy, et les gens des environs m’étant suspects, je me méfiai de quelque chose, et… — Sauriez-vous, par hasard, monsieur, demanda lady Staunton, si l’un de ces deux jeunes gens, je veux parler des jeunes Butler, aurait quelque inclination pour la carrière militaire ? — En vérité, milady, je ne saurais vous le dire, répondit Knockdunder… Et ainsi donc, voyant, comme je le disais, que les gens étaient suspects et qu’il ne fallait pas s’y fier ; et entendant une cornemuse dans les bois, je dis à mes gens de faire attention à leurs amorces, et… — C’est que, » dit lady Staunton avec l’indifférence la plus cruelle pour le récit du pauvre Knockdunder que morcelaient impitoyablement ses interruptions continuelles, « c’est que, s’il en était ainsi, sir George n’aurait besoin que de demander l’épaulette pour l’un d’eux au ministre de la guerre ; car nous avons toujours soutenu le gouvernement, et jamais nous n’avons rien demandé aux ministres. — Et je prendrai la liberté de vous dire, madame, » dit Duncan qui commençait à prendre goût à ce discours, « que j’ai un grand garçon de neveu, appelé Duncan Mac-Gillan, aussi fort à lui seul que les deux Butler ensemble ; et puisqu’il n’y a que la peine de demander, si sir George voulait en demander une pour lui en même temps, afin de ne pas y revenir à deux fois… »

Lady Staunton ne répondit à ce discours que par un de ces regards d’étonnement familiers aux gens du grand monde, et qui ne donna au pauvre Duncan aucune espèce d’encouragement.

Jeanie rentra alors. Son étonnement ne pouvait cesser quand elle comparait intérieurement la jeune fille au désespoir qu’elle avait vue sur un grabat dans la prison, n’attendant plus qu’une mort honteuse et violente, enfin proscrite et fugitive, errant à minuit sur le rivage de la mer, avec la femme charmante qu’elle avait devant les yeux, et qui réunissait à la beauté l’élégance des manières et le ton de la meilleure éducation. Ses traits, lorsque sa sœur mit son voile de côté, ne lui parurent pas aussi changés que l’ensemble de sa personne, l’expression de sa physionomie, son air et sa tournure… À l’extérieur, lady Staunton ressemblait à un de ces êtres favorisés de la nature et que n’a point froissés l’atteinte du chagrin… Et elle était tellement accoutumée à voir tous ceux qui l’entouraient s’empresser de satisfaire ses caprices, qu’elle paraissait presque s’attendre à ce qu’on lui évitât la peine de les manifester, et si peu habituée à la contradiction, qu’elle n’avait qu’à laisser entrevoir un désir pour que chacun se hâtât de s’y soumettre. Dès que la nuit approcha, elle se débarrassa de Duncan sans cérémonie, et lui donna son congé le plus poliment du monde et d’un air d’aisance et de nonchalance à la fois, sous prétexte qu’elle était excessivement fatiguée.

Lorsqu’il fut parti, sa sœur ne put s’empêcher de lui exprimer son étonnement du sang-froid et de la facilité avec lesquels elle avait soutenu son rôle.

« Je ne m’étonne pas que vous en soyez surprise, lui dit lady Staunton, car depuis le berceau, ma chère Jeanie, vous avez été la vérité même… mais songez que, depuis quinze ans, je vis dans l’imposture et le mensonge, et que j’ai eu le temps de m’habituer à mon rôle. »

En effet, malgré l’effusion de sensibilité excitée pendant les deux ou trois premiers jours qui suivirent leur réunion, mistress Butler trouva que les manières de sa sœur donnaient un démenti formel au ton d’abattement qui régnait dans sa correspondance… À la vérité, elle fut émue jusqu’aux larmes par la vue du tombeau de son père, que distinguait une modeste inscription, rappelant sa piété et sa probité ; mais des impressions plus légères, des souvenirs plus frivoles, avaient aussi leur empire sur elle. Elle prenait plaisir à visiter la laiterie où elle avait si long-temps secondé sa sœur, et elle fut si près de se trahir aux yeux de May Hettly en faisant voir qu’elle connaissait la fameuse recette du fromage de Dunlop, qu’elle se compara à Brededdin-Hassan que le visir son beau-père avait découvert à son rare talent pour faire les tartes à la crème poivrées. Mais quand ces distractions eurent perdu leur attrait à ses yeux avec leur nouveauté, elle montra trop clairement à sa sœur que le coloris brillant sous lequel elle déguisait son malheur réel lui procurait aussi peu de soulagement que l’éclatant uniforme du guerrier, lorsqu’il couvre une blessure mortelle. Elle avait des moments d’abattement où elle paraissait en proie à une mélancolie plus sombre encore que celle qu’elle avait dépeinte dans ses lettres, et qui ne convainquit que trop mistress Butler que le sort de sa sœur, tout brillant qu’il paraissait, était réellement peu digne d’envie.

Il y avait cependant pour lady Staunton une source de jouissances pures et sans mélange. Douée sous tous les rapports d’une imagination plus vive que celle de sa sœur, elle admirait les beautés de la nature avec cet enthousiasme qui compense tant de maux pour ceux que la nature en a doués. Là elle sortait tout à coup de son caractère de grande dame, et loin de montrer de la frayeur en passant près des précipices, elle se plaisait à entreprendre, guidée par les deux jeunes gens, de longues et fatigantes promenades dans les montagnes voisines. Elle allait visiter les vallons, les lacs, les cascades, les autres merveilles de la nature cachées dans les profondeurs de ces retraites sauvages. C’est, je crois, Wordsworth qui, en parlant d’un vieillard malheureux, fait l’observation suivante, qui prouve combien il a étudié la nature :

Était-ce le soucis rongeur
Qui le poussait dans sa course inégale ?
Dieu seul connut ce secret de son cœur.
Mais jusqu’à son heure fatale
Il fut des vallons d’Ennerdale
Le plus intrépide marcheur.

Ainsi donc, distraite, languissante, ennuyée dans l’intérieur de la maison, et quelquefois même laissant échapper un mouvement de dédain en contemplant l’humble simplicité qui régnait dans le ménage de sa sœur, quoiqu’elle s’efforçât au même instant de se faire pardonner par mille caresses ces petits accès d’humeur, lady Staunton, aussitôt qu’elle était à l’air libre, paraissait reprendre une nouvelle énergie et s’intéresser à tout ce qu’elle voyait. Tandis qu’elle parcourait les sites pittoresques des montagnes avec les deux jeunes gens qu’elle charmait par le récit de tout ce qui l’avait frappée dans ses voyages, et de tout ce qu’elle aurait à leur montrer à Willingham, eux, de leur côté, s’efforçaient de faire de leur mieux les honneurs du comté de Dumbarton à une dame qui avait tant de bontés pour eux, de sorte qu’il y avait à peine dans les montagnes du voisinage un vallon avec lequel ils ne lui eussent fait faire connaissance.

Dans une de ces excursions, Reuben étant occupé d’une autre manière, Davie servait seul de guide à lady Staunton, et lui avait promis de lui montrer une cascade plus haute et plus majestueuse encore qu’aucune de celles qu’ils eussent encore vues. C’était une course de cinq grands milles et par un chemin difficile et raboteux qu’animaient cependant des points de vue variés ; tantôt on apercevait le sommet de quelque montagne, tantôt la mer et ses îles qui se montraient par intervalles, quelquefois des lacs lointains, des rochers ou des précipices. La cascade elle-même, lorsqu’ils y furent arrivés, les dédommagea amplement de la fatigue de la marche… Une masse d’eau considérable se précipitait d’un seul jet sur la surface d’un noir rocher qui contrastait fortement par sa couleur avec la blanche écume de la cascade ; et à la profondeur d’environ vingt pieds s’élevait un autre morceau de roc qui venait cacher le fond de l’abime où s’engloutissait le torrent. L’eau mugissante au-dessous battait les pieds du rocher qui interceptait ainsi la vue de sa chute, et couvrait d’un torrent d’écume ses flancs rocailleux. Ceux qui aiment réellement la nature veulent toujours pénétrer dans ses secrets les plus cachés, et lady Staunton demanda à Davie s’il n’y aurait pas quelque moyen de voir en entier le précipice dans lequel s’engouffrait la cascade. Il lui dit qu’il connaissait un point, sur l’extrémité la plus éloignée du rocher qui leur en interceptait la vue, d’où l’on découvrait la cataracte tout entière, mais que le chemin par lequel on y arrivait était escarpé, glissant et dangereux. Décidée cependant à satisfaire sa curiosité, elle pria Davie de l’y conduire, et celui-ci se mit en devoir de la guider à travers les rocailles, lui désignant avec précaution les endroits où elle pouvait poser le pied, car il ne s’agissait plus de marcher, mais de gravir.

Grimpant pour ainsi dire le long du rocher, semblables à des oiseaux de mer, ils réussirent à en faire le tour, et arrivèrent en face de la cascade, qui présentait dans cet endroit le spectacle le plus effrayant. Elle tombait en bouillonnant et avec un fracas épouvantable et continuel, semblable au bruit menaçant de la foudre, dans un noir abîme à plus de cent pieds au-dessous d’eux, et qui ressemblait au cratère d’un volcan. Le mugissement des eaux, leur chute précipitée qui remplissait l’air d’une vapeur humide et donnait un aspect vague et incertain aux objets qui les entouraient, l’ébranlement du rocher immense sur lequel ils étaient et qu’ils sentaient trembler sous leurs pieds, le risque qu’ils couraient à chaque instant de glisser sur la pointe dangereuse qu’ils avaient ainsi atteinte, toutes ces circonstances réunies agirent si puissamment sur les sens et l’imagination de lady Staunton, qu’elle cria à Davie qu’elle se sentait tomber, et elle aurait sans doute roulé au bas du rocher si Davie ne l’eut soutenue. Le jeune homme était hardi et fort pour son âge, mais il n’avait que quatorze ans, et son appui ne pouvait inspirer beaucoup de confiance à lady Staunton, qui sentit que sa position devenait véritablement périlleuse. Il y avait à craindre que, dans la situation effrayante où il se trouvait, il ne partageât la terreur panique de sa compagne, et dans ce cas il est probable qu’ils auraient péri tous deux. L’effroi lui arracha de nouveaux cris, quoiqu’elle ne pût avoir l’espoir d’attirer personne à son secours. À son grand étonnement, un coup de sifflet qui se fit entendre au-dessus de leurs têtes répondit à son cri, et d’une manière tellement aiguë, tellement perçante, qu’il se fit entendre malgré le bruit de la cataracte.

Dans ce moment de terreur et de perplexité, une figure humaine, noire, couverte de cheveux gris qui pendaient sur son front et sur ses joues, pour venir ensuite se mêler à une barbe et à des moustaches de la même couleur, également mêlées et en désordre, les regarda du haut d’un morceau de roc brisé au-dessus de leurs têtes.

« C’est l’ennemi du genre humain, » dit le jeune garçon, qui n’avait presque plus la force de soutenir lady Staunton.

« Non, non ! » s’écria-t-elle, inaccessible aux terreurs superstitieuses et recouvrant la présence d’esprit dont le danger de sa situation l’avait un moment privée ; « c’est un homme ! Pour l’amour du ciel, mon ami, venez à notre secours ! »

La figure la regarda, mais ne fit pas de réponse. Une ou deux minutes après, il en parut une autre ; c’était celle d’un jeune garçon, dont le visage était également basané, et dont la chevelure noire et mêlée, tombant en longues mèches sur ses épaules, donnait à son visage un air farouche. Lady Staunton répéta ses prières avec plus d’instances, tâchant de s’attacher au rocher avec plus de fermeté depuis qu’elle voyait que la crainte superstitieuse de son jeune guide le rendait incapable de la soutenir. Ses paroles furent probablement perdues dans le bruit de la cascade ; car, quoiqu’elle pût voir remuer les lèvres du jeune homme auquel elle adressait ses prières, comme s’il lui répondait, elle n’entendit pas un seul mot de ceux qu’il prononça.

Cependant, un moment après, il parut qu’il ne s’était pas mépris sur la nature de ses prières, qui, à la vérité, se faisaient facilement comprendre par ses gestes et par la situation dans laquelle elle se trouvait. Le plus jeune des deux hommes disparut un instant, et revint avec une échelle faite de branches d’osiers entrelacées, d’environ huit pieds de long, et la leur descendit en faisant signe à Davie de la tenir ferme pendant que la dame monterait. Le désespoir donne du courage : lady Staunton n’hésita donc pas à se servir de ce moyen, tout précaire qu’il était, pour échapper à une position si dangereuse, et, à l’aide de l’individu que la Providence avait ainsi envoyé à son secours, elle atteignit le sommet sans accident. Cependant elle ne put songer à rien avant d’avoir vu près d’elle son neveu, qui suivit lestement et courageusement son exemple ; alors elle jeta les yeux autour d’elle, et ne put s’empêcher de frémir en considérant en quel lieu et en quelle compagnie elle se trouvait.

Ils étaient sur une espèce de plate-forme, entourée de tous côtés de précipices ou de pics menaçants, suspendus au-dessus de leurs têtes ; de sorte que ce lieu semblait protéger contre toute recherche ceux qui l’habitaient, n’étant, comme il paraissait, dominé par aucun point accessible. Il était en partie couvert par un énorme fragment de rocher qui s’était détaché d’un des sommets supérieurs, et qui, ayant été arrêté dans sa chute par d’autres pointes de roc, s’était trouvé assujetti de manière à former une espèce de toit en pente sur une partie creuse de la plate-forme où ils étaient. Une quantité de mousse et de feuilles sèches, amassées sous cet abri sauvage et grossier, indiquait l’endroit où reposaient les habitants de cet antre, car on ne pouvait lui donner un autre nom. Ces deux derniers étaient devant lady Staunton ; l’un, celui qui venait de lui prêter secours si à propos, était debout devant elle : c’était un jeune garçon d’une taille élancée. Il portait pour tout vêtement un plaid en haillons et le jupon montagnard nommé philabeb ; pas de souliers, pas de bas, de chapeau ni de bonnet : pour lui tenir lieu de ce dernier, ses cheveux étaient tressés, comme ceux des anciens Irlandais sauvages, en nattes rapprochées les unes des autres sur le haut de la tête, et formant une épaisseur capable de résister à un coup de sabre. Cependant les yeux de ce jeune homme étaient vifs et étincelants, ses gestes pleins de noblesse et de liberté comme ceux de tous les sauvages. Il fit peu d’attention à Davie Butler, mais ses regards se fixèrent avec étonnement sur lady Staunton, probablement comme sur un être supérieur par sa parure et sa beauté à tout ce qu’il avait jamais vu. Le vieillard qu’ils avaient d’abord aperçu resta couché dans la posture où il était lorsqu’il les avait entendus : seulement sa figure était tournée de leur côté, et il les regardait avec un air d’apathie et d’insouciance qui semblait démentir l’expression ordinaire de ses traits sauvages et durs. Il était d’une très-haute taille, mais n’était guère mieux vêtu que le plus jeune. Il portait une espèce de mauvaise redingote de la même forme que celle des habitants des basses terres, et un vieux pantalon en lambeaux.

Tout, autour d’eux, avait un air sauvage et de mauvais augure. Sous la saillie du rocher qui servait de toit était un feu de charbon de bois sur lequel on voyait un alambic ; à côté, un soufflet, des pincettes, un marteau, une enclume portative, et d’autres instruments de forgeron ; trois fusils, deux ou trois sacs et autant de barils étaient appuyés contre la paroi du rocher, dans le fond de cet antre ; un poignard, deux épées et une pique étaient dispersés autour du feu, dont la lueur rougeâtre se reflétait sur l’écume et la vapeur produites par la cascade. Lorsque le jeune homme eut satisfait sa curiosité en regardant quelques instants lady Staunton, il alla chercher un vase de terre et une corne qui servait de tasse, et dans laquelle il versa une liqueur spiritueuse qui, chaude encore, paraissait sortir de l’alambic, et la présenta successivement à la dame et à son jeune compagnon. Tous deux refusèrent, et le jeune sauvage avala lui-même la liqueur, dont il ne pouvait y avoir moins de trois verres ordinaires. Il alla ensuite chercher une autre échelle qui était dans un coin de la caverne, l’appuya contre le roc transversal qui servait de toit, et fit signe à la dame d’y monter pendant qu’il en tiendrait le pied. Elle le fit, et se trouva sur le sommet d’un large rocher au bord du gouffre dans lequel le torrent se précipitait ; elle voyait la cascade s’échapper en bouillonnant le long du rocher, semblable à la crinière flottante d’un cheval sauvage ; mais elle ne pouvait apercevoir la plate-forme inférieure, où elle avait couru si grand danger de la vie.

Le jeune sauvage ne laissa pas Davie monter si aisément : soit espièglerie, soit méchanceté, il secoua l’échelle assez fortement lorsque le jeune Butler fut au milieu ; de sorte qu’en arrivant au haut du rocher, ils se jetèrent réciproquement des regards qui n’étaient rien moins que bienveillants ; aucun cependant ne parla. Le jeune sauvage, ou, si l’on veut, bohémien, aida lady Staunton avec beaucoup de zèle à gravir une autre hauteur assez dangereuse, et sur laquelle ils furent suivis par Davie Butler, jusqu’à ce qu’étant sortis tous trois de ce ravin, ils se trouvassent sur le revers d’une montagne dont les flancs étaient couverts de bruyères et de broussailles. L’espèce d’abîme d’où ils sortaient était si étroit, qu’à moins de se trouver sur le bord même, l’œil ne pouvait en soupçonner l’existence, ni même voir la cataracte, quoique son sourd mugissement se fît encore entendre.

Lady Staunton, délivrée des périls qu’elle venait de courir, éprouvait alors un nouveau sujet d’inquiétude : ses deux guides se lançaient mutuellement des regards de colère ; car Davie quoique plus jeune que l’autre de deux ans et beaucoup plus petit, était bien constitué, robuste et hardi.

« Vous êtes le fils de l’habit noir de Knocktarlity ? dit le jeune Égyptien ; si vous vous avisez de reparaître ici, je vous lancerai du haut du rocher comme une balle. — Oui-dà, mon garçon ! vous vous fiez un peu trop à votre taille, » répondit le jeune Butler d’un air intrépide et en mesurant son adversaire d’un œil qui n’avait rien de timide ; et moi je crois que vous êtes de la bande de Donacha le Noir, et je vous promets que si vous descendez des montagnes, nous tirerons sur vous comme sur un daim sauvage. — Vous pouvez dire à votre père, répondit le jeune sauvage, que les feuilles qui sont sur les arbres sont les dernières qu’il verra : nous lui ferons payer le mal qu’il nous a fait. — J’espère qu’il verra plus d’un été, pour vous en faire encore plus, » répondit Davie.

Ils ne s’en seraient pas tenus là si lady Staunton ne se fût avancée entre eux, sa bourse à la main. Entre plusieurs autres pièces de monnaie qui y étaient renfermées, et que l’on pouvait apercevoir à travers le tissu léger qui la composait, elle choisit une guinée et la présenta à l’Égyptien.

« L’argent, madame ! l’argent blanc s’écria le jeune sauvage, auquel la valeur de l’or était probablement inconnue.

Lady Staunton lui versa dans la main toute sa monnaie blanche ; et le jeune Égyptien s’en saisissant avidement, fit une inclination de tête en signe de remercîment et d’adieu, et disparut.

« Hâtons-nous à présent, lady Staunton, dit Davie ; car ils ne nous laisseront pas tranquilles, maintenant qu’ils ont vu votre bourse. »

Ils s’éloignèrent avec toute la célérité possible ; mais ils n’avaient pas fait deux cents pas, qu’ils entendirent des cris derrière eux, et, retournant la tête, ils virent le vieillard et le jeune homme qui accouraient à leur poursuite, le premier ayant un fusil sur l’épaule. Très-heureusement, au même instant un garde-chasse du duc, qui guettait un daim, parut au bas de la montagne. Les brigands s’arrêtèrent en le voyant, et lady Staunton s’empressa de se mettre sous sa protection. Il consentit volontiers à leur servir d’escorte jusque chez eux, et il fallut ses forces athlétiques et son fusil bien chargé pour rendre à la dame son courage et sa confiance ordinaires.

Donald écouta avec beaucoup de gravité le récit de leur aventure, et répondit avec un grand sang-froid à la question répétée de Davie, s’il aurait pu soupçonner que les bohémiens rôdassent dans ces montagnes : « En vérité, monsieur Davie, j’aurais bien pu penser qu’ils étaient là ou dans les environs, quoique peut être l’idée ne m’en soit pas venue. À la vérité, je suis souvent sur la montagne ; mais ils sont comme des guêpes, ils ne piquent que ceux qui les tourmentent ; de sorte que moi je me fais une loi de ne pas les voir, à moins que je n’en reçoive l’ordre positif de Mac-Callum More ou de Knockdunder, ce qui est un cas tout différent. »

Ils arrivèrent fort tard au presbytère, et lady Staunton, qui avait beaucoup souffert de la fatigue et de la frayeur qu’elle avait éprouvées, ne se laissa plus, à l’avenir, entraîner par son goût pour le pittoresque au milieu des montagnes sans une escorte plus imposante que celle de Davie, quoiqu’elle convînt que dans cette occasion il avait mérité l’épaulette par l’intrépidité qu’il déploya sitôt qu’il avait été sûr qu’il avait affaire à un antagoniste humain. « Je n’aurais peut-être pas eu bon marché de ce grand gaillard-là, » disait Davie quand on le complimentait sur sa fermeté ; « mais quand on a affaire à de telles gens, perdre courage, c’est perdre la vie. »


CHAPITRE LI.

LES DEUX BEAUX-FRÈRES.


Qu’avez-vous là qui puisse vous faire ainsi trembler, et chasser le sang de vos joues ?
Shakspeare, Henri V.


Nous sommes obligés de retourner maintenant à Édimbourg, où l’assemblée générale tenait alors ses séances. On sait qu’il est d’usage que quelque seigneur écossais y soit député en qualité de grand-commissaire, et pour représenter la personne du roi dans cette assemblée ; qu’il lui est alloué une somme destinée à le mettre en état de déployer un certain faste extérieur, de tenir table ouverte et de donner des fêtes dignes d’un représentant du souverain. Tout Écossais distingué par son rang ou sa naissance, dans la capitale ou aux environs, se fait un devoir d’assister aux levers du lord commissaire et de grossir son cortège en l’accompagnant au lieu des séances.

Le seigneur appelé à remplir ces fonctions était intimement lié avec sir George Staunton, et ce fut à sa suite que celui-ci se hasarda à traverser la grande rue d’Édimbourg, pour la première fois depuis la nuit fatale de l’exécution de Porteous. Marchant à droite du représentant de la majesté royale, couvert de dentelles et de broderies, entouré de tout l’éclat du rang et des richesses, la belle tournure du noble Anglais, malgré le dépérissement de sa personne, attirait tous les regards : qui aurait pu reconnaître, dans le maintien hautain et sous le costume brillant de l’orgueilleux aristocrate, le plébéien proscrit qui, sous les haillons de Madge Wildfire, avait conduit une population redoutable à la vengeance ? Il n’y avait aucune possibilité que rien de semblable pût arriver, quand même quelqu’un de ses anciens associés, race d’hommes dont la vie est ordinairement si courte, eut prolongé la sienne au-delà du terme généralement accordé aux malfaiteurs. D’ailleurs, cette affaire était depuis long-temps assoupie avec les passions violentes qui lui avaient donné naissance. Il est certain que des personnes connues pour avoir pris part à cette insurrection redoutable, et qui s’étaient enfuies de l’Écosse pour en éviter les suites, après avoir fait fortune chez l’étranger, revinrent jouir de leurs richesses dans leur pays natal, y vécurent et y moururent sans être inquiétées par les lois. L’indulgence des magistrats, dans ce cas, fut certainement sage et même juste ; car quel bon effet pouvait produire sur l’esprit public le châtiment d’un délit dont le souvenir était effacé, et lorsque le peuple n’avait devant les yeux que la conduite paisible, peut-être même exemplaire, de ceux qu’on aurait punis ?

Sir George Staunton pouvait donc parcourir le théâtre de ses anciens exploits, sans avoir rien à redouter des lois, sans craindre d’être reconnu, ou même d’exciter un soupçon. Mais nous laisserons au lecteur le soin de s’imaginer les sensations dont son cœur était assailli en traversant ces mêmes lieux. Ce n’était pas un intérêt ordinaire qui avait pu le décider à venir braver tant de douloureux souvenirs.

En conséquence de la lettre que Jeanie avait écrite à lady Staunton pour lui transmettre les derniers aveux de Meg Murdockson, sir George était parti pour Carlisle, et y avait trouvé l’archidiacre Fleming, par qui cette confession avait été reçue, et qui jouissait d’une haute considération due à ses vertus. Sir George Staunton, sans juger qu’il fût nécessaire de pousser plus loin la confiance, crut pouvoir lui assurer qu’il était le père du malheureux enfant enlevé par Madge Wildfire, lui représentant cette intrigue comme une folie de jeunesse qu’il désirait expier autant que possible, en faisant des démarches pour découvrir ce qu’était devenu cet enfant dont il voulait assurer le sort. Après avoir cherché à rassembler les souvenirs qui lui restaient de cette circonstance, le vieil ecclésiastique parvint à se rappeler que la malheureuse femme avait écrit une lettre adressée à George Staunton fils, esquire, au rectorat de Willingham par Gratham, et qu’il l’avait fait partir, mais qu’elle avait été renvoyée avec un billet du révérend M. Staunton, recteur de Willingham, déclarant qu’il ne connaissait pas la personne à qui la lettre était adressée. Comme ceci avait eu lieu précisément à l’époque où George quittait pour la dernière fois la maison de son père, afin d’enlever Effie, il ne lui fut pas difficile de s’expliquer la cause de son ressentiment. Ce fut encore son caractère indomptable qui occasionna ce malheur. S’il fût resté à Willingham quelques jours de plus, il aurait reçu la lettre de Marguerite Murdockson, dans laquelle elle lui faisait une description exacte de la personne d’une nommée Annapic Bailzou, à laquelle elle avait remis l’enfant, et lui donnait les moyens de trouver cette femme. Il paraît que ce qui avait décidé Meg Murdockson à faire cet aveu, était moins un sentiment de repentir que l’espoir d’obtenir de George Staunton ou de son père quelques moyens d’existence pour sa fille Madge. Sa lettre disait « que tant que celle qui l’écrivait aurait vécu, sa fille n’aurait eu besoin de personne, et qu’elle ne se serait jamais mêlée de cette affaire, excepté pour rendre à George le mal qu’il avait fait à elle et aux siens. Mais elle allait mourir, et sa fille restait dans le dénuement le plus absolu, et incapable de se guider. Elle avait passé assez d’années dans le monde pour savoir qu’on n’y faisait jamais rien pour rien ; elle avait donc dit à George Staunton tout ce qu’il pouvait désirer savoir au sujet de son enfant, dans l’espoir qu’il ne laisserait pas périr de misère la malheureuse insensée dont il avait causé la ruine. Quant aux motifs qu’elle avait eus de lui cacher si long-temps son ressentiment, elle avait un long compte à rendre de sa vie dans l’autre monde, et ils y figureraient. »

L’ecclésiastique dit que Meg avait reçu la mort dans le même endurcissement de cœur, exprimant parfois un regret du sort de l’enfant, mais regrettant bien plus encore que la mère n’eût pas été pendue. Son âme offrait un effrayant chaos où se confondaient toutes les passions criminelles, le désespoir, la rage, auxquels se mêlait l’inquiétude que lui inspirait l’avenir de sa fille. C’était une espèce d’instinct d’anxiété maternelle qu’elle partageait avec la louve et la lionne, et l’unique et dernière trace d’affection qu’on pût découvrir dans un naturel non moins féroce.

La triste catastrophe qui termina les jours de Madge Wildfire vint de ce qu’elle avait profité de la confusion qu’avait excitée l’exécution de sa mère, pour quitter la maison de travail où l’ecclésiastique l’avait envoyée, et pour se présenter à la populace en fureur, dans les mains de laquelle elle trouva la mort, comme nous l’avons déjà dit. Lorsque le docteur Fleming se vit renvoyer du Lincolnshire la lettre de la criminelle, il écrivit à un ami qu’il avait à Édimbourg pour s’informer du sort de la malheureuse fille dont l’enfant avait été enlevé, et il apprit de son correspondant qu’elle avait eu sa grâce, et qu’elle s’était retirée, avec toute sa famille, dans quelque partie éloignée de l’Écosse, ou avait peut-être entièrement quitté le royaume. Les choses en étaient restées là jusqu’à ce moment ; et, à la requête de sir George Staunton, l’ecclésiastique chercha parmi ses papiers la lettre de Marguerite Murdockson, qu’il lui remit avec les autres notes qu’il avait prises sur cette affaire.

Quelles que pussent être les secrètes sensations de sir George Staunton en recueillant les détails de cette affligeante histoire, et en apprenant le sort tragique de l’infortunée qu’il avait perdue, toujours emporté par la même opiniâtreté de caractère, il ne s’arrêta qu’à une seule pensée, celle qui lui présentait la perspective de retrouver son fils, et négligea tout le reste. Il était vrai qu’il serait difficile de le faire paraître sans raconter l’histoire de sa naissance et des malheurs de ses parents, plus peut-être qu’il n’était prudent d’en faire connaître ; mais, pourvu qu’il le retrouvât, et surtout digne de la protection de son père, on saurait trouver plus d’un moyen d’éviter ce danger. Sir George Staunton était libre de l’adopter et de le nommer son héritier sans communiquer le secret de sa naissance, où il pouvait obtenir un acte du parlement qui le légitimât et lui permît de porter le nom et les armes de son père. D’ailleurs, d’après la loi d’Écosse, le mariage subséquent de ses parents l’avait déjà légitimé. D’un caractère absolu et opiniâtre, sir George n’éprouvait plus qu’un seul désir, celui de revoir son fils, dût-il, en le retrouvant, attirer sur lui de nouveaux malheurs aussi terribles que ceux qui avaient suivi sa disparition.

Mais où était le jeune homme qui pouvait être appelé à hériter des biens et des titres de cette ancienne famille ? dans quelles landes désertes était-il errant ? sous quel vil déguisement était-il caché ? gagnait-il un pain précaire au moyen de quelque petit trafic, par un travail manuel, ou par le vol et le brigandage ? Telles étaient les questions sur lesquelles les inquiètes recherches de sir George ne pouvaient obtenir aucune lumière. Quelques personnes se rappelaient qu’Annaple Bailzou avait autrefois rôdé dans le pays comme mendiante, diseuse de bonne aventure et bohémienne ; d’autres se souvenaient de l’avoir vue avec un enfant dans ses bras, en 1737 ou 38 ; mais, depuis plus de dix ans, elle n’avait pas paru dans le comté ; et on lui avait entendu dire qu’elle allait dans une partie éloignée de l’Écosse, où elle était née. Ce fut donc vers l’Écosse que se dirigea sir George Staunton ; et, après s’être séparé de sa femme à Glasgow, il se rendit à Édimbourg, où le hasard voulut que l’assemblée générale de l’Église fût en ce moment convoquée, et ses liaisons avec le seigneur qui remplissait les fonctions de lord-commissaire l’obligèrent de paraître en public plus qu’il ne convenait à ses vues et à ses goûts.

À la table de ce seigneur, sir George Staunton se trouva un jour placé à côté d’un ecclésiastique respectable, dont les manières, quoique fort simples annonçaient une bonne éducation, et qu’il apprit s’appeler Butler. Il n’entrait pas dans les projets de sir George de mettre son beau-frère dans sa confidence, et il avait été fort satisfait des assurances que lui avait données son épouse, que mistress Butler, qui était la candeur et la vérité mêmes, n’avait jamais révélé à personne, pas même à son mari, aucune circonstance du récit qu’il lui avait fait à Willingham. Mais il ne fut pas fâché, dans ce moment, d’avoir l’occasion de causer avec un si proche parent sans être connu de lui, et de pouvoir ainsi juger de son caractère et de son esprit. Tout ce qu’il vit et tout ce qu’il entendit contribua à lui donner de Butler la plus haute opinion ; il remarqua qu’il était généralement respecté des personnes de sa profession, aussi bien que des laïques qui siégeaient dans l’assemblée. Il y avait fait plusieurs discours, remarquables par le talent, la droiture et la lucidité qui y régnaient, et il était suivi et admiré comme un prédicateur distingué autant par sa doctrine que par son éloquence.

Tout cela était fort satisfaisant pour l’amour-propre de sir George Staunton, qui s’était révolté à l’idée de voir la sœur de sa femme mariée d’une manière obscure. Il commença alors à regarder au contraire cette alliance comme tellement supérieure à tout ce qu’il avait imaginé, que, dans le cas où, retrouvant son fils, il serait obligé de le reconnaître, il pensa qu’il n’y aurait aucun inconvénient à dire dans le monde que la sœur de lady Staunton, dans l’état de décadence où s’était trouvée sa famille, avait épousé un ministre écossais qui jouissait d’une haute estime parmi ses compatriotes, et l’un des chefs de l’Église.

Ce fut dans ces sentiments que, lorsque la compagnie rassemblée chez le lord commissaire se sépara, sir George Staunton, sous prétexte de continuer une conversation qu’il avait entamée avec Butler sur la constitution de l’Église d’Écosse, invita ce dernier à l’accompagner chez lui dans Lawn-Market, afin d’y prendre ensemble le café. Butler y consentit, à condition que sir George lui permettrait, en passant, d’entrer chez une dame de ses amis, chez laquelle il logeait, pour s’excuser de ne pas prendre le thé avec elle. Ils suivirent donc la grande rue, entrèrent dans Lawn-Market, et passèrent devant le tronc qu’on y a placé pour rappeler à ceux qui jouissent de leur liberté la détresse des malheureux prisonniers. Sir George s’y arrêta un moment, et le lendemain on y trouva un billet de 20 livres sterling.

Lorsqu’il rejoignit Butler, il le trouva les yeux fixés sur la porte de la prison, et absorbé dans une profonde rêverie.

« Cette porte paraît très-forte, » observa sir George pour dire quelque chose.

« Oui, monsieur, » répondit Butler en se retournant et se remettant à marcher ; « cependant j’ai eu le malheur, une fois dans ma vie, de voir qu’elle était encore beaucoup trop faible. »

Regardant en ce moment son compagnon, il lui demanda s’il se sentait incommodé, et sir George convint qu’il avait été assez peu raisonnable pour prendre une glace, ce qui parfois l’indisposait. Avec un empressement obligeant, auquel il n’y eut pas moyen de s’opposer, Butler entraîna sir George, avant qu’il pût soupçonner où il le menait, dans une maison voisine de la prison, qui était celle de l’ami chez lequel il logeait depuis son arrivée à Édimbourg, et cet ami n’était autre que notre ancienne connaissance Bartholin Saddletree, chez qui lady Staunton, avait servi autrefois pendant quelques mois, en qualité de fille de boutique. Ce souvenir vint frapper l’esprit de son mari, et la rougeur de la honte qu’il fit naître sur ses joues remplaça la pâleur qu’y avait répandue l’émotion précédente. Cependant la bonne mistress Saddletree mit tout en mouvement pour recevoir le riche baronnet anglais, qui paraissait l’ami de M. Butler, et pria une dame âgée et vêtue de noir, qui était là, de ne pas se déranger, d’un ton qui semblait lui dire : Faites-place à vos supérieurs. Ayant appris de quoi il était question, elle courut chercher des eaux spiritueuses d’une efficacité infaillible contre toute espèce d’étourdissements et d’indispositions de ce genre. Pendant son absence, la femme en noir, qui s’était levée fit quelques pas pour quitter l’appartement, et en serait sortie peut être sans être aperçue, si elle n’eût fait un faux pas sur le seuil de la porte, et si près de sir George Staunton, que la politesse l’obligea à venir à son secours pour l’aider à se relever et à lui ouvrir la porte.

« Mistress Porteous est devenue bien infirme, la pauvre femme, » dit mistress Saddletree en revenant une bouteille à la main ; « ce n’est pas qu’elle soit bien vieille, mais elle a éprouvé un grand malheur par le meurtre de son mari. Je crois me rappeler que cette affaire vous a aussi causé de l’embarras, monsieur Butler. Il me semble, monsieur, » dit-elle à sir George, « que vous ferez bien d’avaler le verre entier, car, si je ne me trompe, vous êtes encore plus pâle que lorsque vous êtes entré. »

Effectivement il était devenu excessivement pâle en songeant que celle que son bras venait de soutenir était la veuve de Porteous, cette femme dont il avait si puissamment contribué à causer le veuvage.

« Il y a prescription maintenant pour cette affaire de Porteous, » dit le vieux Saddletree que la goutte retenait dans son fauteuil ; « il y a prescription complète. — Je ne suis pas bien sûr de cela, voisin, dit Plumdamas ; car j’ai entendu dire qu’il fallait vingt ans pour la prescription : or, nous sommes en 51, et l’insurrection Porteous a eu lieu en 37. — Vous ne m’apprendrez pas les lois, voisin, je pense, à moi qui ai quatre procès, et qui, sans ma femme, aurais pu en avoir quatorze. Je vous dis que le chef de la sédition Porteous serait là à la place où est monsieur, que l’avocat du roi n’aurait rien à lui dire. Il y a prescription négative. — Allons, taisez-vous, vous autres, dit mistress Saddletree, et laissez ce monsieur s’asseoir et prendre une tasse de thé tranquillement. »

Mais cette conversation fatiguait extrêmement sir George, et, à sa prière, Butler fit ses excuses à mistress Saddletree et l’accompagna chez lui. Là, il trouva un autre individu qui l’attendait, et qui n’était autre que notre ancienne connaissance Ratcliffe.

Cet homme avait exercé la charge de porte-clefs avec tant de vigilance, d’adresse et de fidélité, qu’il s’était élevé par degrés jusqu’au poste de gouverneur ou capitaine de la prison ; et l’on se rappelle encore aujourd’hui d’avoir entendu dire que les jeunes gens d’alors, qui, dans leurs joyeuses assemblées, recherchaient une société amusante plutôt que choisie, y invitaient quelquefois Ratcliffe pour s’amuser du récit de ses exploits de grand chemin, et des moyens extraordinaires par lesquels il s’était si souvent échappé de prison. Mais il vécut et mourut sans reprendre son ancienne profession, et sans y penser jamais autrement que dans la conversation et le verre à la main.

Il avait été recommandé à Sir George Staunton par un habitant d’Édimbourg, comme capable de lui procurer des renseignements sur Annape Bailzou qui, suivant le prétexte que sir George avait voulu donner à ses recherches, avait, à ce qu’on supposait, enlevé un enfant appartenant à une famille de l’ouest de l’Angleterre, à laquelle il s’intéressait. La personne qui l’avait recommandé ne l’avait désigné que par le titre officiel de sa place et sans prononcer son nom, de sorte que lorsque sir George Staunton fut averti que le capitaine de la prison l’attendait dans le parloir, il ne s’attendait nullement à revoir son ancienne connaissance James Ratcliffe[126].

Ce fut donc pour lui une nouvelle surprise, et des plus désagréables, car il n’eut aucune peine à reconnaître les traits remarquables de cet homme. Cependant le changement de George Robertson en sir George Staunton déjoua la pénétration de Ratcliffe lui-même, qui s’inclina très-profondément devant sir George et son compagnon, en priant M. Butler de l’excuser s’il lui rappelait qu’ils étaient d’anciennes connaissances.

« Je n’ai pas oublié non plus que vous avez rendu un grand service à ma femme, dit M. Butler, et j’espère que vous avez reçu à votre tour les marques de reconnaissance et de souvenir qu’elle vous a envoyées : vous ont-elles été agréables ? — N’en doutez pas, » dit Ratcliffe avec un mouvement de tête significatif ; « mais vous êtes bien changé, et changé en mieux, depuis que je ne vous ai vu, monsieur Butler. — C’est vrai, et tellement que je suis étonné que vous m’ayez reconnu. — Moi ? du diable si j’oublie jamais une figure que j’ai vue une fois dans ma vie, » dit Ratcliffe, tandis que sir George Staunton, attaché là sans moyen de faire retraite, maudissait intérieurement l’exactitude de sa mémoire : « cependant, ajouta-t-il, le plus fin se laisse tromper quelquefois : je vois en ce moment dans cette chambre une figure, que, si je ne connaissais l’honorable personnage auquel elle appartient, je croirais, si j’ose m’exprimer ainsi, reconnaître pour celle d’une de mes anciennes connaissances. — Je ne serais pas très-flatté, » répondit avec fierté le baronnet, qui vit le danger qu’il courait, « que ce fût à moi que vous appliquassiez ce compliment. — En aucune manière, monsieur, » dit Ratcliffe en s’inclinant très-bas ; « je suis venu pour recevoir les ordres de Votre Honneur, et non pour l’importuner de mes pauvres observations. — Fort bien, monsieur, dit sir George ; on m’a dit que vous vous entendiez fort bien en affaires de police. Je m’y entends aussi, et, pour vous le prouver, voici dix guinées que je vous donne d’avance ; vous en recevrez quarante de plus si vous pouvez me procurer des renseignements certains sur la personne, morte ou vivante, dont vous trouverez le signalement dans cette note. Je quitte Édimbourg incessamment. Vous pouvez m’adresser votre réponse par écrit chez M… (il nomma son agent d’affaires, un des premiers de la ville), ou chez Sa Grâce le lord grand-commissaire, » Ratcliffe s’inclina et sortit.

« J’ai offensé cet homme orgueilleux, » se dit Ratcliffe en lui-même, « en parlant de ressemblance… Et cependant, si le père de Robertson eût vécu dans le voisinage de la mère de Son Honneur, du diable si je saurais qu’en penser, quoiqu’il porte la tête si haute. »

Lorsque sir George fut seul avec Butler, il ordonna qu’on servît du thé et du café, et lorsque son valet, après avoir exécuté cet ordre, se fut retiré, il sembla réfléchir pendant une minute, puis s’adressant à son hôte, il lui demanda s’il avait reçu depuis peu des nouvelles de sa femme et de sa famille. Butler répondit, non sans quelque surprise, qu’il y avait quelque temps qu’il n’avait reçu de lettre, sa femme étant une assez mauvaise correspondante.

« Alors, dit sir George Staunton, c’est moi qui vous apprendrai le premier que l’on a fait une invasion dans votre paisible demeure depuis que vous l’avez quittée. Ma femme, à qui le duc d’Argyle a bien voulu permettre de disposer du château de Roseneath pendant un séjour de quelques semaines dans votre pays, a traversé le détroit et est venu établir son quartier-général au presbytère, pour être, à ce qu’elle dit, plus près des chèvres dont elle prend le lait, mais je crois plutôt qu’elle préfère la société de mistress Butler à celle du respectable personnage qui remplit les fonctions de sénéchal sur les domaines du duc. »

M. Butler répondit qu’il avait souvent entendu le feu duc et le duc actuel parler avec la plus haute estime de lady Staunton, et qu’il était charmé que sa maison pût recevoir quelqu’un de leurs amis ; c’était une bien faible marque de reconnaissance pour tous les services qu’il en avait reçus.

« Lady Staunton et moi ne vous en sommes pas moins obligés de votre hospitalité, monsieur, dit sir George. Puis-je vous demander quand vous avez l’intention de partir ? »

M. Butler répondit que sous deux jours l’assemblée aurait terminé ses séances, et que n’ayant plus aucune affaire qui le retînt à Édimbourg, il repartirait le plus tôt possible pour le comté de Dumbarton ; mais qu’étant obligé d’emporter avec lui une somme assez considérable en argent et en billets, il désirait attendre le départ de deux ou trois ecclésiastiques de ses confrères pour voyager avec eux.

« Mon escorte sera encore plus sûre, reprit sir George Staunton, et j’ai l’intention de partir demain ou après-demain. Ainsi donc si vous voulez m’accorder le plaisir de votre compagnie, je me chargerai de vous transporter, vous et votre argent, sans accident au presbytère de Knocktarlity, pourvu que vous vouliez bien m’y admettre avec vous. »

M. Butler accepta cette offre avec reconnaissance, et le moment du départ fut fixé. Sir George dépêcha un de ses domestiques à Knocktarlity, avec des lettres pour les dames du presbytère, qui les prévenaient de leur prochaine arrivée ; et la nouvelle circula dans tout le voisinage que le ministre revenait avec un riche gentilhomme anglais, et rapportait l’argent destiné au paiement du domaine de Craigsture.

C’étaient les événements de la soirée qui avaient inspiré à sir George Staunton la résolution soudaine d’aller à Knocktarlity. Malgré l’importance dont il jouissait dans le monde, il sentait qu’il avait été trop hardi en se présentant si près des lieux jadis le théâtre de ses entreprises audacieuses, et le passé lui avait trop bien appris à connaître la pénétration de Ratcliffe pour s’exposer de nouveau à ses regards. Les deux jours suivants il resta chez lui sous prétexte d’indisposition, et prit congé par écrit de son noble ami le lord commissaire, alléguant comme excuse de son départ précipité d’Édimbourg, l’occasion qui s’était présentée de faire le voyage dans la compagnie de M. Butler. Il eut une longue conférence avec son agent au sujet d’Annaple Bailzou, et cet homme d’affaires, qui était aussi celui de la famille d’Argyle, reçut l’ordre de recueillir tous les renseignements que Ratcliffe ou d’autres pourraient obtenir sur le sort de cette femme et sur celui du malheureux enfant qui lui avait été remis, et aussitôt qu’il en aurait recueilli d’un peu importants, d’envoyer un exprès en porter la nouvelle à Knocktarlity. À l’appui de ces instructions, sir George laissa une somme d’argent en dépôt pour les frais nécessaires, recommandant qu’on n’épargnât pas la dépense : de telle sorte qu’il n’avait aucune raison de craindre la négligence des personnes qu’il chargeait de cette commission.

Le voyage que les deux beaux-frères firent de compagnie fut plus agréable pour sir George Staunton lui-même qu’il n’avait osé l’espérer. Il sentit son cœur s’alléger en dépit de lui quand ils eurent perdu de vue Édimbourg, et la conversation intéressante et sensée de Butler était bien faite pour distraire son esprit des pénibles réflexions qui l’occupaient. Il lui vint même la pensée qu’il ne serait peut-être pas très-difficile d’établir les parents de sa femme au rectorat de Willingham ; il ne s’agissait de son côté que de procurer quelque cure encore plus importante au titulaire actuel ; quant à Butler, il n’avait qu’à prendre les ordres conformément à l’Église anglicane, démarche à laquelle il ne pouvait supposer que celui-ci opposât la moindre objection. Sans doute il lui serait pénible de voir tous les jours mistress Butler qu’il savait instruite de toutes les circonstances de sa fatale histoire, mais aussi, quoiqu’il n’eût eu jusque là aucune raison de se plaindre de son indiscrétion, il se croirait encore plus sûr de son silence. D’ailleurs la présence de sa sœur serait pour sa femme une distraction qui dissiperait son ennui, et lui épargnerait à lui-même ces importunités souvent fâcheuses dont elle le tourmentait, sous prétexte du manque absolu de société à Willingham, pour prolonger son séjour à la ville lorsqu’il témoignait le désir de se retirer à la campagne. « Madame votre sœur y est, » serait, suivant lui, une réponse péremptoire à cet argument.

Il sonda Butler sur ce sujet, lui demandant ce qu’il penserait d’un bénéfice de 1200 liv. sterl. de revenu en Angleterre, à la charge d’accorder quelquefois sa compagnie à un voisin dont la santé n’était pas très-forte, ni l’humeur très-égale. Il pourrait y rencontrer de temps en temps, ajouta-t-il, un homme très-instruit et de beaucoup de mérite, qui était dans les ordres comme prêtre catholique ; mais il espérait que ce ne serait pas une objection insurmontable pour un homme qui avait une manière de penser aussi libérale que monsieur Butler. « Quelle serait, dit-il, la réponse de monsieur Butler, si une telle offre lui était faite ?

« Que je ne pourrais l’accepter, répondit Butler. Je n’ai nullement l’intention d’entrer ici dans une discussion sur les différences de nos Églises, mais j’ai été élevé et j’ai reçu l’ordination dans celle dont je suis ministre aujourd’hui ; je suis convaincu de la vérité de ses doctrines, et je mourrai sous les bannières auxquelles j’ai fait serment de fidélité. — Combien peut vous rapporter votre cure, demanda sir George Staunton, si pourtant la question n’est pas trop indiscrète ? — Environ 100 liv. sterl., une année sur l’autre, indépendamment du champ de blé et du pâturage annexés au presbytère. — Et vous vous feriez scrupule de l’échanger contre un bénéfice de 1200 liv. sterl. par an, sans alléguer aucune différence bien importante de doctrine entre l’Église d’Angleterre et celle d’Écosse ? — Sur ce point, monsieur, j’ai mes opinions particulières. Le culte anglican a certainement son mérite ; et il existe, il doit exister des moyens de salut dans les deux Églises : mais chaque homme doit agir selon ses propres lumières. J’espère avoir servi et servir encore, comme je le dois, mon divin Maître, dans cette paroisse des montagnes, et il me conviendrait mal, par un calcul intéressé, d’abandonner dans ce désert le troupeau qui m’est confié ; mais, même en envisageant cette affaire sous le point de vue temporel que vous m’avez présenté, sir George, ces 100 liv. sterl. par an nous ont nourris, habillés, ont pourvu à tous nos besoins, à tous nos désirs ; la succession de mon beau-père et d’autres circonstances nous ont permis d’acquérir un petit domaine dont le revenu s’élève à environ deux fois autant, et je ne sais en vérité de quelle manière nous l’emploierons. Ainsi, je vous laisse à penser, monsieur, s’il serait sage, n’ayant ni le désir ni l’occasion de dépenser 300 liv. sterl., d’envier la possession d’une somme quatre fois plus forte. — Voilà de la philosophie, dit sir George ; j’en avais entendu parler, mais je ne l’avais encore rencontrée nulle part. — C’est du bon sens, répondit Butler, et il s’accorde plus souvent avec la philosophie et la religion que les pédants ou les bigots ne se l’imaginent. »

Sir George changea de conversation et ne revint plus sur ce sujet ; et bien qu’on voyageât dans sa voiture, il prétexta une telle fatigue qu’on fut obligé de se reposer un jour dans une petite ville nommée Mid-Calder, qui forme la première poste en sortant d’Édimbourg, et qu’il fallut une autre journée pour arriver à Glasgow.

Ils arrivèrent à Dumbarton, où ils avaient résolu de laisser la voiture et de louer une barque qui les descendrait sur le rivage, non loin du presbytère, étant obligés de traverser le lac Gare, et le pays ne permettant pas d’ailleurs de voyager en voiture. Le valet de chambre de sir George, homme de confiance, les accompagna avec un valet de pied, le cocher et les laquais restant avec la voiture. Au moment de mettre à exécution cet arrangement (c’était vers les quatre heures), un exprès dépêché par l’agent d’affaires de sir George à Édimbourg, arriva avec un paquet que ce dernier ouvrit et lut avec beaucoup d’attention, et dont le contenu parut l’intéresser et l’émouvoir profondément. Le messager chargé de ce paquet était parti d’Édimbourg peu de temps après eux ; mais il avait manqué les voyageurs en traversant Mid-Calder de nuit pendant que ceux-ci y reposaient, et était arrivé à Roseneath avant eux. Il en arrivait après avoir attendu plus de vingt-quatre heures. Sir George Staunton fit immédiatement une réponse, dont il chargea le messager, qu’il récompensa libéralement, le priant de ne pas s’arrêter pour se reposer, avant de l’avoir remise entre les mains de son agent.

Enfin ils montèrent dans la barque qu’ils avaient louée et qui les attendait depuis quelque temps. Pendant leur voyage, qui fut lent, parce que les bateliers furent obligés de ramer durant tout le trajet et souvent contre la marée, les questions de sir George se dirigèrent principalement sur les brigands montagnards qui ravageaient ce pays depuis 1745. Butler lui apprit qu’il y en avait beaucoup parmi eux qui n’étaient pas montagnards, mais des égyptiens vagabonds et des hommes perdus de crimes, qui avaient profité de la confusion amenée par la guerre civile, du mécontentement général des habitants des montagnes, et du désordre de la police, pour exercer leurs pillages avec plus d’audace. Sir George s’informa ensuite de leurs mœurs, de leurs habitudes, et demanda si, au milieu des actes de violence qu’ils commettaient, ils ne donnaient pas quelquefois des marques de générosité, en un mot, s’ils ne possédaient pas les vertus comme les vices des tribus sauvages.

Butler répondit qu’ils montraient bien quelquefois de ces étincelles de générosité qu’on rencontrait encore dans la dernière classe des malfaiteurs, mais que leurs mauvais penchants étaient les principes certains et réguliers de leurs actions, tandis que les bons sentiments qu’ils pouvaient laisser éclater de temps à autre n’étaient que l’effet d’une impression passagère sur laquelle il était impossible de compter, et qui était sans doute excitée en eux par le concours de quelques circonstances extraordinaires. Parmi les renseignements que donna Butler à sir George, dont les questions sur ce sujet paraissaient dictées par un intérêt qui étonnait un peu le ministre, celui-ci vint à prononcer le nom de Donacha-Dhu-Na-Dunaigh, dont le lecteur a déjà entendu parler. Sir George se fit répéter ce nom avec vivacité, et parut éprouver un redoublement de curiosité. Il fit les questions les plus minutieuses sur cet homme, sur le nombre de ses gens, et même sur les traits des individus qui composaient sa troupe. Butler ne put le satisfaire sur tous ces points. Ce Donacha, dit-il, était en grande terreur parmi le peuple, qui cependant exagérait infiniment ses exploits. Il avait toujours un ou deux hommes avec lui, mais il n’avait jamais aspiré à en commander plus de trois ou quatre à la fois. Enfin, il le connaissait peu, mais assez pour lui ôter toute l’envie de le connaître davantage.

« Malgré tout cela, dit sir George, j’aimerais à voir cet homme si extraordinaire. — La vue pourrait en être dangereuse, sir George, à moins que nous ne le vissions subir le châtiment qu’il a mérité, et dans ce cas ce serait un triste spectacle. — Si chacun subissait le châtiment qu’il mérite, monsieur Butler, qui pourrait s’en croire exempt ? Mais ceci est une énigme pour vous. Je m’expliquerai plus clairement quand j’en aurai conféré avec lady Stauuton. Ramez ferme, mes enfants, » ajouta-t-il en s’adressant aux bateliers, « nous sommes menacés d’un orage. »

En effet, la pesanteur étouffante de l’air, les immenses colonnes de nuages amoncelées à l’ouest qui, sous les rayons du soleil couchant, étincelaient comme une fournaise ardente ; ce repos effrayant dans lequel la nature semble attendre l’éclat du tonnerre, de même que le soldat condamné attend le feu du peloton qui va lui ôter la vie, tout annonçait un orage prochain. De larges gouttes d’eau qui tombaient de temps en temps avaient obligé les voyageurs de se couvrir de leurs manteaux de voyage ; mais la pluie ayant cessé, une chaleur accablante, et peu ordinaire en Écosse au mois de mai, les contraignit de s’en débarrasser. « Il y a quelque chose de solennel dans le délai que cet orage met à éclater, dit sir George. On dirait qu’il suspend son explosion, comme si elle devait accompagner quelque événement important dont le monde va être témoin. — Hélas ! dit Butler, qui sommes-nous pour que les lois de la nature retardent leur marche pour se mettre en rapport avec nos actions, nos souffrances éphémères ? Les nuages crèveront lorsqu’ils seront trop chargés du fluide électrique, soit qu’une chèvre tombe en ce moment des rochers d’Arran, ou qu’un héros expire sur le champ de bataille témoin de sa victoire. — L’esprit se plaît à penser autrement, dit sir George Staunton, et à s’appesantir sur la destinée humaine, comme sur le point central qui donne le mouvement à la grande machine. Nous n’aimons pas à penser que nous serons confondus avec les siècles qui nous ont précédés, comme ces larges gouttes de pluie qui, en se joignant à la masse des eaux, y produisent en tombant un léger frémissement et disparaissent ensuite à jamais. — À jamais ! tel n’est pas, tel ne peut être notre sort, » dit Butler en levant les yeux au ciel. « La mort est pour nous un changement, non une fin ; c’est le commencement d’une nouvelle existence qui doit répondre aux actions qui ont marqué la première. »

Tandis qu’ils agitaient ces graves sujets auxquels l’approche de la tempête les avait naturellement conduits, leur voyage menaçait de devenir plus long qu’ils n’avaient d’abord imaginé, car des tourbillons de vent, qui s’élevaient avec une impétuosité soudaine, venaient soulever les eaux et s’opposer aux efforts des rameurs. Et cependant ils n’avaient plus qu’à doubler un petit promontoire afin d’arriver dans un lieu commode de débarquement, à l’embouchure de la petite rivière.

« Ne pourrions-nous pas débarquer de l’autre côté du promontoire, demanda sir George, et y trouver quelque abri ? »

Butler ne connaissait pas d’endroits où l’on pût débarquer, au moins aucun qui offrît un passage commode ou même accessible parmi les rochers qui bordaient le rivage.

« Pensez-y bien, dit sir George Staunton, l’orage va devenir violent. — Il y a pourtant la baie de Hords-Cove[127], » dit le conducteur de la barque ; « mais je ne suis pas sûr de pouvoir y aborder, car la baie est remplie d’écueils et de débris de rochers. — Essayez, dit sir George, et je vous promets une demi-guinée. »

Le vieux marinier se mit au gouvernail, et observa que s’ils pouvaient y arriver, ils trouveraient sur le rivage un chemin escarpé qui les conduirait sur les hauteurs d’où ils pourraient ensuite gagner le presbytère en une demi-heure.

« Êtes-vous sûr de votre chemin ? » lui demanda Butler.

« Peut-être le connaissais-je encore mieux il y a quinze ans, quand Dandie Wilson était dans le détroit avec son lougre. Je me rappelle que Dandie avait avec lui un jeune fou d’Anglais appelé… — Si vous causez tant, dit sir George Staunton, la barque ira donner contre l’écueil de Grindstone ; dirigez-vous en droite ligne de ce rocher blanchâtre qui est là-bas en face du clocher. — Par mon Dieu ! s’écria le vieux marinier, je crois que Votre Honneur connaît la baie aussi bien que moi. Il faut que ce ne soit pas la première fois que Votre Honneur passe près du Grindstone. «

Tout en parlant ainsi, ils approchèrent de la petite baie qui, cachée derrière des rochers, et défendue sur tous les points par des bas-fonds et des brisants, ne pouvait être découverte et abordée que par ceux à qui la navigation de ces parages était familière. Une vieille barque en mauvais état était amarrée dans la petite baie, à l’ombre de grands arbres sous lesquels on semblait l’avoir placée pour la cacher.

En apercevant cette barque, Butler dit à son compagnon : « Il vous est impossible de vous imaginer, sir George, la peine que j’aie eue avec mes pauvres paroissiens pour leur démontrer le crime et le danger qui accompagnent le métier de contrebandier ; cependant ils en ont continuellement devant les yeux toutes les conséquences. Je ne connais rien qui déprave et corrompe davantage les principes de morale et de piété. »

Sir George s’efforça de dire à demi-voix quelques paroles sur le goût pour les aventures, naturel à la jeunesse, ajoutant que la plupart sans doute devenaient plus sages en vieillissant.

« Trop rarement, monsieur, répondit Butler, s’ils ont fait sérieusement ce métier, et surtout s’ils se sont trouvés mêlés aux scènes de violence et de sang auxquelles il les conduit ; j’ai remarqué que tôt ou tard ils faisaient une mauvaise fin. L’expérience, ainsi que l’Écriture, nous apprennent, sir George, que le malheur s’attachera aux pas de l’homme violent, et que celui qui a répandu le sang humain ne vivra pas la moitié de ses jours. Mais prenez mon bras pour vous aider à descendre. »

Sir George avait en effet besoin de secours, car il éprouvait une violente agitation en se rappelant dans quelle disposition d’esprit il avait autrefois parcouru ces mêmes lieux, et en leur comparant les sensations avec lesquelles il les revoyait maintenant. Lorsqu’ils débarquèrent, ils entendirent gronder sourdement le tonnerre dans l’éloignement.

« Qu’est-ce que ceci nous présage, monsieur Butler ? dit sir George. — Intonuit lœvum[128]. Si c’est un présage, c’en est un favorable, » dit Butler en souriant.

Les rameurs avaient ordre de se diriger le plus vite qu’ils pourraient vers le lieu ordinaire de débarquement. Les deux beaux-frères, suivis du domestique, s’enfoncèrent, par un sentier sombre et raboteux, dans un bois épais de noisetiers qui devait les conduire près du presbytère, où ils étaient impatiemment attendus.

Les deux sœurs avaient vainement attendu leurs maris pendant toute la journée de la veille, qui était le jour fixé pour leur retour d’après la lettre de sir George. Le temps que les voyageurs s’étaient arrêtés à Calder pour se reposer, avait occasionné ce retard, et les habitants du presbytère commençaient même à douter qu’ils arrivassent ce jour-là. Cet espoir de délai était pour lady Staunton une espèce de sursis, car elle redoutait le coup qu’allait porter à l’orgueil de son mari la vue d’une belle-sœur à laquelle sa fatale et honteuse histoire n’était que trop connue. Elle savait que, quelle que fût la contrainte qu’il imposerait en public à ses sensations, elle était destinée à être le témoin secret de la violence avec laquelle il s’y abandonnait seulement devant elle, et à le voir se consumer par les remords qui détruisaient sa santé aussi bien que son repos et l’égalité de son caractère, et le rendaient à la fois un objet de terreur et de compassion. Elle ne cessa donc de recommander à Jeanie de ne témoigner par aucun signe qu’elle le reconnaissait, mais de le recevoir comme quelqu’un qui lui était absolument étranger ; et Jeanie s’empressa de lui promettre qu’elle se conformerait à ses désirs.

Jeanie elle-même ne pouvait se défendre d’un mouvement d’agitation en songeant à tout ce que cette entrevue aurait d’embarrassant ; mais sa conscience était sans reproche ; d’ailleurs elle était occupée d’une foule de soins domestiques d’un genre peu ordinaire, ce qui, outre l’impatience qu’elle avait de recevoir Butler après une absence de si longue durée, lui faisait désirer vivement que les voyageurs arrivassent le plus tôt possible. Et d’ailleurs, pourquoi déguiserais-je la vérité ? de temps en temps, il lui venait à l’esprit que son dîner de cérémonie avait déjà été retardé de deux jours, et qu’il y avait bien peu de plats, sur lesquels elle avait exercé tout son savoir-faire en cuisine, qui pussent décemment reparaître le troisième jour : alors, que ferait-elle du reste ? Mais elle fut tirée de peine sur ce dernier point, par l’arrivée imprévue du capitaine à la tête d’une demi-douzaine d’hommes vigoureux, habillés et armés à la mode des montagnards.

« Je vous souhaite le bonjour, lady Staunton ; j’espère que j’ai le plaisir de vous voir en bonne santé. Eh ! bonjour, ma bonne mistress Butler, je vous prierai de faire donner des vivres, de l’ale et de l’eau-de-vie à ma troupe ; car nous courons depuis le point du jour les marais et les montagnes, et sans résultat encore, malédiction ! »

En parlant ainsi, il s’assit, repoussa en arrière sa perruque, s’essuyant le front d’un air d’importance, et se mit tout à fait à son aise, malgré l’air d’étonnement au moyen duquel lady Staunton essayait de lui faire poliment comprendre qu’il prenait une liberté un peu trop grande.

« C’est une espèce de consolation quand on a une commission désagréable, » dit le capitaine en s’adressant à lady Staunton d’un air galant, « que ce soit pour rendre service à une belle dame ; puisque servir le mari est servir aussi la femme, comme mistress Butler le sait très-bien. — Réellement, monsieur, dit lady Staunton, puisque c’est à moi que vous semblez adresser ce compliment, je ne puis deviner de quelle manière sir George ou moi avons pu déterminer votre excursion de ce matin. — De par le diable ! voilà qui est trop cruel, milady ; comme si ce n’était pas en vertu d’un mandat spécial qui m’a été expédié par l’honorable agent d’affaires de Sa Grâce à Édimbourg, que j’ai été chargé de chercher et d’appréhender ce Donacha-Dhu-Na-Dunaigh, et de l’amener en ma présence et celle de sir George Staunton pour que justice lui soit faite, c’est-à-dire pour qu’il soit envoyé à la potence, comme il l’a assurément bien mérité en effrayant Votre Seigneurie, et pour d’autres actes de moindre importance. — En m’effrayant ! dit lady Staunton, que voulez-vous dire ? Je n’ai jamais écrit un mot à sir George de l’alarme que j’ai eue à la cascade. — Alors, il faut qu’il l’ait su d’une autre manière ; car qui pourrait lui inspirer un désir assez vif de voir ce vaurien, pour me faire battre les bois et les marais du pays à sa recherche, lorsque tout ce que je puis espérer d’en attraper, est quelque balle dans la cervelle. — Mais est-il bien possible que ce soit à cause de sir George que vous ayez entrepris d’arrêter cet homme ? — Sur mon Dieu ! ce n’est pas pour autre chose que pour faire plaisir à Son Honneur ; car Donacha aurait pu aller tranquillement son chemin sans que je l’eusse inquiété, tant qu’il aurait respecté les limites des propriétés du duc. Mais je trouve très-bien qu’on le prenne et qu’on le pende, s’il s’agit de faire plaisir à un honorable ami du duc. Ainsi donc, l’exprès m’est arrivé hier soir, et j’ai fait avertir une dizaine de bons garçons auxquels j’ai fait prendre leurs jupons, et je suis parti avant le lever du soleil. — Je suis étonnée que vous leur ayez fait prendre ce costume, capitaine, dit mistress Butler, vous savez qu’il y a un acte du parlement qui défend de le porter. — Bon, bon ! ne vous inquiétez pas de cela, mistress Butler ; la loi n’a encore que trois ans, elle est un peu jeune pour être arrivée jusqu’à nous, et d’ailleurs comment diable auraient-ils fait pour gravir les rochers avec ces maudites culottes ? J’ai mal au cœur, rien que de les voir. Mais, quoi qu’il en soit, je crois bien connaître le gîte où se cache Donacha, et certes j’ai été à l’endroit où il a passé la dernière nuit, car j’ai vu les feuilles sur lesquelles les drôles avaient couché et les cendres de leur feu, à telle enseigne qu’il y avait encore un tison allumé ; mais il faut qu’ils aient eu avis par quelqu’un de l’île de ce qui se passait, car j’ai eu beau chercher dans tous les trous et toutes les tanières, comme si j’avais été à la poursuite d’un daim, du diable si j’ai pu apercevoir le pan de son habit ; malédiction ! — Il aura sans doute traversé le détroit pour aller à Lowal, » dit Davie ; et Reuben, qui était sorti ce matin-là de bonne heure pour abattre des noix, ajouta « qu’il avait vu une barque qui se dirigeait vers la baie de Hords-Cove, » endroit bien connu des enfants, quoique leur père, plus sédentaire, n’en soupçonnât pas même l’existence. — De par Dieu ! dit Duncan, je ne resterai ici que le temps nécessaire pour boire ce verre d’eau-de-vie et d’eau, car à est fort possible qu’il soit dans les bois. Donacha n’est pas un sot, et peut-être pense-t-il qu’il vaut mieux rester au coin de la cheminée que de s’en éloigner quand elle fume. Il ne s’est pas imaginé que personne le chercherait si près. Je prie milady d’excuser mon brusque départ : je reviendrai incessamment et je vous ramènerai Donacha mort ou vif, ce qui, je suppose, vous plaira également. J’espère bien passer une soirée agréable avec votre Seigneurie, et prendre ma revanche au tric-trac avec M. Butler : je rattraperai les quatre sous qu’il m’a gagnés. Je pense qu’il sera sans doute bientôt de retour, autrement il sera mouillé, car la pluie s’apprête à tomber avec abondance. »

En parlant ainsi, après bien des saluts et des excuses de quitter sitôt ces dames, excuses qu’elles agréèrent très-volontiers, et après des assurances réitérées d’un prompt retour, assurances de la sincérité desquelles mistress Butler ne faisait pas le moindre doute, tant qu’elle aurait de bonne eau-de-vie à son service, Duncan quitta le presbytère, rassembla ses gens, et se mit à battre le bois épais qui était entre le petit vallon et la baie de Hords-Cove, Davie, qui était le favori du capitaine à cause de sa hardiesse et de son courage, saisit l’occasion de s’échapper pour accompagner le grand homme dans ses recherches.


CHAPITRE LII et dernier.

FIN SANGLANTE.


Je t’ai envoyé chercher pour que le nom de Talbot pût revivre en toi quand la faiblesse et les infirmités de l’âge, réduisant les membres de ton père à l’incapacité, le forceraient à l’immobilité du repos. Mais, ô fatale influence des astres cruels sous lesquels je naquis !
Shakspeare, Henri IV, première partie.


Duncan et sa troupe n’avaient pas encore été bien loin sur la route qui devait les conduire à la baie du Bandit, quand ils entendirent un coup de feu qui fut promptement suivi d’un ou deux autres. « C’est sans doute quelques maudits braconniers qui tirent au chevreuil ; ayez l’œil au guet, mes camarades. »

Le cliquetis des sabres se fit bientôt entendre, et Duncan, s’étant hâté de se diriger avec ses gens du côté d’où partait le bruit, trouva Butler et le domestique de sir George entre les mains de quatre brigands. Sir George lui-même était étendu par terre, son épée nue à la main. Duncan, qui était brave comme un lion, déchargea immédiatement son pistolet à la tête du chef de la bande, dégaina son épée en criant à ses hommes : « En avant ! » et l’enfonça dans le corps de l’homme que son coup de feu venait de blesser, et qui n’était autre que Donacha-Dhu-Na-Dunaigh lui-même. Les autres brigands furent bientôt forcés de leur céder, excepté un jeune homme qui fit une résistance prodigieuse pour son âge, et dont on ne s’assura qu’avec la plus grande peine.

Aussitôt que Butler fut délivré des mains des brigands, il courut vers sir George Staunton pour le relever, mais il avait cessé d’exister.

« C’est un grand malheur, dit Duncan, et je crois que je ferai bien d’aller en avant préparer la bonne dame à cette nouvelle. Davie, mon ami, vous avez senti la poudre aujourd’hui pour la première fois. Prenez mon épée, et coupez la tête de Donacha ; ce sera un bon apprentissage pour la première fois que vous aurez à rendre un pareil service à un vivant ; mais votre père ne semble pas y donner son approbation, laissons donc cela ; d’ailleurs ce sera pour lady Staunton un grand sujet de satisfaction de le voir tout entier, et j’espère qu’elle me rendra la justice de convenir que je sais tirer bonne et prompte vengeance du sang d’un gentilhomme.

Telles furent les observations d’un homme trop accoutumé aux anciennes mœurs des Écossais pour regarder l’issue de cette escarmouche comme digne d’exciter une grande émotion.

Nous n’essaierons pas de décrire l’effet tout contraire que cette catastrophe inattendue produisit sur lady Staunton, et ce qu’elle éprouva lorsqu’elle vit rapporter le corps sanglant de ce mari qu’elle s’attendait à voir arriver plus tranquille et mieux portant qu’il ne l’avait été depuis long-temps. Elle oublia tout, excepté qu’il avait été l’amant de sa jeunesse, et que, quelles que fussent du reste ses erreurs, il n’avait eu d’autre tort envers elle que celui d’une inégalité de caractère inséparable de la position difficile où il était placé. Dans la vivacité de sa douleur, elle poussait des cris affreux et ne sortait d’un évanouissement que pour retomber dans un autre. Il fallut toute la tendre surveillance et les précautions de sa sœur pour l’empêcher de trahir dans les accès de son désespoir mille choses qu’il était pour elle de la plus grande importance de tenir cachées.

À la fin, épuisée par la violence même de sa douleur, l’abattement et le silence succédèrent à ses cris, et Jeanie put la quitter un moment pour aller se concerter avec son mari, et lui conseiller d’empêcher l’intervention du capitaine en s’emparant lui-même, au nom de lady Staunton, de tous les papiers de son mari. Ce fut alors que pour la première fois Butler apprit, à son grand étonnement, ce qu’était lady Staunton, ce qui lui donnait le droit et lui imposait même l’obligation d’empêcher qu’un étranger fût inutilement initié dans les affaires de la famille. Ce fut dans ce moment de crise que Jeanie sut montrer encore une fois ses vertus actives et courageuses. Tandis que le capitaine était occupé à se rafraîchir, et faisait subir un long interrogatoire en gaélique et en anglais à tous les prisonniers et à tous les témoins de ce fatal événement, elle fit déshabiller le corps de son beau-frère et tout préparer pour l’ensevelir. Un crucifix, un chapelet et un cilice qu’on trouva sur lui, montrèrent alors que ses remords l’avaient porté à embrasser les dogmes de cette religion qui prétend par la macération du corps expier les crimes de l’âme. D’un autre côté, le paquet de papiers que l’exprès avait apporté d’Édimbourg à sir George, et que Butler, autorisé par sa parenté avec le défunt, ne se fît pas scrupule d’examiner, fit faire une découverte des plus surprenantes et qui donna lieu à ce dernier de rendre grâce au ciel d’avoir adopté cette mesure.

Ratcliffe, qui avait les moyens de découvrir toute espèce de délits et de malfaiteurs, animé par la récompense promise, s’était mis bientôt en état de donner toutes les lumières qu’on lui avait communiquées sur le sort de l’enfant enlevé dès sa naissance à ses malheureux parents. La femme à qui Meg Murdockson avait vendu cet être infortuné, en avait fait le compagnon d’une vie de vagabondage et de mendicité jusqu’à l’âge de six à sept ans, époque à laquelle, ayant été mise dans la maison de correction d’Édimbourg, ce que Ratcliffe apprit d’une de ses compagnes, elle le vendit à son tour à Donacha-Dhu-Na-Dunaigh. Cet homme, à qui tous les crimes étaient familiers, était quelquefois employé dans un commerce horrible qui avait lieu entre l’Écosse et l’Amérique, pour fournir des laboureurs aux colonies en volant des hommes et des femmes, mais surtout de jeunes enfants. Ici Ratcliffe avait perdu la trace de l’enfant, mais il ne doutait pas que Donacha-Dhu ne pût en donner des nouvelles. L’agent d’affaires dont nous avons parlé si souvent dépêcha donc un exprès à sir George Staunton, le chargeant en même temps d’un mandat d’arrêt contre Donacha et de ses instructions au capitaine de Knockdunder pour agir avec la plus grande vigueur à cet effet.

Après avoir lu ces détails, l’esprit rempli des craintes les plus sinistres, Butler alla rejoindre le capitaine ; et en obtint, avec un peu de peine, la vue du procès-verbal de l’interrogatoire : cette pièce, jointe aux aveux que fit le plus âgé des prisonniers, confirmèrent bientôt tout ce qu’ils avaient redouté de plus fatal. Nous rapporterons les points principaux de sa déclaration sans entrer dans les détails.

Donacha-Dhu avait en effet acheté le malheureux enfant d’Effie, dans le dessein de le vendre aux marchands américains auxquels il avait l’habitude de fournir de la chair humaine. Mais aucune occasion ne s’en présenta de quelque temps, et l’enfant, auquel il avait donné le nom de Siffleur, fit quelque impression sur le cœur du féroce sauvage lui-même, peut-être parce qu’il apercevait en lui les germes d’un naturel aussi farouche, aussi vindicatif que le sien. Lorsque Donacha le frappait, ce qui arrivait assez souvent, il ne répondait pas par des plaintes ou des prières, comme les autres enfants, mais par des serments et des menaces de vengeance, et, comme le disait Donacha-Dhu, le Siffleur était un véritable fils de Satan, et comme tel il ne le quitterait jamais.

En conséquence, à compter de sa onzième année, il fit partie de la troupe et fut souvent engagé dans des actes de violence. Celui qui venait d’avoir lieu avait été occasionné principalement par les recherches que le véritable père du Siffleur avait fait faire contre celui que le jeune homme regardait comme tel. Les craintes de Donacha étaient depuis quelque temps excitées par la force des moyens que l’on commençait à employer contre les gens de sa sorte. Il sentait qu’il ne devait son existence qu’à l’indulgence précaire de son patron Duncan de Knockdunder, qui se vantait souvent qu’il le ferait arrêter et pendre quand il voudrait. Il résolut donc de quitter le royaume sur un bâtiment appartenant à l’armateur avec lequel il avait fait autrefois le commerce des hommes, et qui était sur le point de partir pour l’Amérique. Mais il voulait auparavant frapper un grand coup.

La nouvelle qu’un riche Anglais arrivait au presbytère avait excité la cupidité du brigand… Il n’avait oublié ni le rapport que lui avait fait le Siffleur de l’or qu’il avait vu dans la bourse de lady Staunton, ni ses anciens serments de vengeance contre le ministre ; et pour satisfaire à la fois ces deux sentiments, il conçut l’espoir de s’approprier l’argent que, suivant le bruit général du pays, le ministre apportait d’Édimbourg pour payer sa nouvelle acquisition. Tandis qu’il réfléchissait aux plus sûrs moyens d’exécuter son projet, il reçut d’une part la nouvelle que le bâtiment sur lequel il se proposait de s’embarquer allait partir de Greenock, de l’autre celle que le ministre et un riche seigneur anglais, porteur de plusieurs milliers de livres sterling, étaient attendus le lendemain soir au presbytère, et enfin un troisième avis par lequel on lui conseillait de songer à sa sûreté, en quittant sa retraite ordinaire le plus tôt possible, parce que le capitaine avait ordonné à sa troupe de se tenir prête à battre le vallon le lendemain au point du jour. Donacha forma son plan avec promptitude et fermeté. Il s’embarqua avec le Siffleur et deux autres de sa troupe (qu’il avait dessein de vendre aux marchands américains), et se dirigea vers la baie du Bandit. Il avait l’intention de se cacher jusqu’à la chute du jour dans les bois voisins de ce lieu, qu’il regardait comme trop rapprochés des habitations des hommes pour exciter les soupçons de Duncan Knock, puis de fondre sur la paisible demeure du ministre, et d’y satisfaire à la fois sa passion pour le pillage et la vengeance. Lorsqu’il aurait accompli cet attentat, sa barque devait le transporter à bord du vaisseau qui, d’après les arrangements qu’il avait faits avec le patron, devait mettre à la voile sans délai.

Ce criminel complot aurait probablement réussi si les scélérats n’avaient été découverts dans le lieu où ils s’étaient cachés, par sir George Staunton et Butler, lorsque le hasard leur fit traverser le bois pour se rendre de la baie du Bandit au presbytère. Se voyant surpris, et remarquant d’ailleurs que le domestique portait une cassette ou coffre-fort, Donacha crut que son butin et ses victimes ne pouvaient lui échapper, et il attaqua les voyageurs sans hésiter. Sir George Staunton fit la plus courageuse résistance, jusqu’à ce qu’enfin il tomba frappé, comme il y a trop lieu de le craindre, de la main de ce fils qu’il cherchait depuis si long-temps et qu’il trouva d’une manière si fatale.

Pendant que Butler était tout interdit de cette découverte, la voix enrouée de Knockdunder vint ajouter à sa consternation.

« Monsieur Butler, disait-il, je prendrai la liberté de faire détacher les cordes des cloches, car je vais donner l’ordre de pendre ces vagabonds demain matin, pour leur apprendre à être plus prudents à l’avenir. »

Butler le pria de se rappeler l’acte qui abolissait le droit de juridiction seigneuriale, et l’engagea à les renvoyer à Glasgow ou à Inverary pour y être jugés par les assises. Duncan se moqua de ce conseil.

« L’acte de juridiction, dit-il, ne regarde que les rebelles, et d’ailleurs il n’y est pas question du pays du duc d’Argyle. Je veux faire pendre les trois coquins tout d’une file devant les croisées de la bonne lady Staunton. Ce sera une grande consolation pour elle, de voir le digne gentilhomme son mari aussi bien vengé. »

Tout ce que les pressantes sollicitations de Butler purent obtenir, c’est qu’il réserverait les deux plus âgés pour les assises ; mais quant à celui qu’on nommait le Siffleur, il était résolu de voir de quelle manière il sifflerait, pendu au bout d’une corde, car il ne serait pas dit qu’un gentilhomme, ami du duc, eût été tué dans le pays, et que ses amis n’obtinssent pas, en échange de sa vie, au moins celle de deux de ses meurtriers.

Butler le supplia d’épargner la victime, au moins par considération pour le salut de son âme ; mais Knockdunder répondit que l’âme d’un tel scélérat étant depuis long-temps la propriété du diable, il fallait rendre au diable ce qui lui appartenait.

Tous les moyens de persuasion furent employés en vain, et Duncan donna des ordres pour que l’exécution eût lieu le lendemain matin. Cet enfant du crime et du malheur fut séparé de ses compagnons, lié fortement et enfermé dans une chambre séparée dont le capitaine avait la clef.

Dans le silence de la nuit, cependant, mistress Butler se leva, décidée, s’il était possible, à détourner ou du moins à retarder le sort qui menaçait son neveu, surtout si en conversant avec lui elle entrevoyait l’espérance de le ramener à de meilleurs sentiments. Elle avait un passe-partout qui ouvrait toutes les serrures de la maison, et à minuit, lorsque tout fut tranquille, elle se présenta aux yeux étonnés du jeune sauvage qui, lié fortement avec des cordes, était couché, comme un animal destiné à la boucherie, sur un tas de chanvre dans un coin de la chambre. Sur ses traits brûlés par le soleil, couverts de suie et presque cachés par ses cheveux mêlés et d’un noir rougeâtre, elle chercha vainement à trouver quelque ressemblance avec ceux de son père et de sa mère, remarquables par leur beauté. Cependant comment aurait-elle pu refuser sa pitié à un être si jeune et si malheureux, bien plus malheureux que lui-même ne pouvait le supposer, puisque le meurtre qu’il avait, suivant toute apparence, commis de sa propre main, ou du moins auquel il est certain qu’il avait participé, était réellement un parricide ? Elle plaça des aliments sur une table à côté de lui, le releva, et desserra ses cordes de manière à lui permettre de manger. Il étendit ses mains encore teintes de sang, peut-être de celui de son père, et dévora avec avidité et en silence la nourriture qui lui était offerte.

« Quel est votre nom ? » demanda Jeanie, pour entamer la conversation.

« Le Siffleur. — Mais quel est votre nom de baptême ? — Je n’ai jamais été baptisé, du moins je l’ignore ; je n’ai d’autre nom que le Siffleur. — Pauvre enfant abandonné ! s’écria Jeanie… Mais que feriez-vous si vous échappiez à la mort qui vous attend demain matin ? — Je me joindrais à Rob-Roy ou au sergent More Cameron[129], et je vengerais la mort de Donacha… — Ô malheureux enfant ! dit Jeanie, savez-vous ce que vous deviendrez après votre mort ? — Je ne souffrirai plus ni la faim ni le froid, » dit le jeune homme d’un ton résolu.

« Le laisser mourir pendant que son esprit est dans cet effrayant état, ce serait détruire à la fois son corps et son âme… et cependant je n’ose le laisser aller. Que ferais-je ? mais c’est le fils de ma sœur, mon propre neveu… notre sang et notre chair… ses pieds et ses mains sont enflés par les cordes qui les serrent… Siffleur, ces cordes vous font-elles mal ? — Beaucoup. — Mais si je les desserrais, vous me feriez du mal. — Non, je ne vous en ferais pas : vous ne m’avez jamais fait de mal à moi ni aux miens. »

« Peut-être y a-t-il encore en lui quelque bon sentiment, pensa Jeanie ; voyons ce qu’on pourrait faire en le prenant par la douceur. »

Elle coupa ses liens ; il se leva tout droit, regarda autour de lui en poussant un éclat de rire de triomphe, frappa ses mains l’une contre l’autre, et bondit de joie en se voyant en liberté. Il avait l’air si farouche que Jeanie trembla de ce qu’elle avait fait.

« Laissez-moi sortir, dit le jeune sauvage. — Je ne le puis, à moins que vous ne me promettiez… — Attendez, tout à l’heure vous serez bien aise que nous puissions sortir tous deux. »

Il saisit la chandelle et la jeta au milieu d’un tas de lin, qui s’enflamma sur-le-champ. Jeanie fit un cri et sortit de la chambre ; le prisonnier se précipita sur ses pas, la devança, ouvrit une croisée du corridor, s’élança dehors, bondit dans le bois comme un jeune daim, et eut bientôt gagné le rivage. On parvint bientôt à éteindre le feu, mais on chercha en vain le prisonnier ; et comme Jeanie garda son secret, personne ne soupçonna la part qu’elle avait eue à sa fuite. Quelque temps après on connut son sort ; il était digne de la vie qu’il avait menée jusque-là.

Au moyen des plus actives recherches, Butler parvint à découvrir que le jeune homme avait gagné le vaisseau sur lequel son maître Donacha avait dessein de s’embarquer ; mais l’avide patron du bâtiment, habitué par son affreux métier à toute espèce de trahison, et frustré du riche butin que Donacha avait promis de porter à bord, s’assura de la personne du fugitif, et l’ayant transporté en Amérique, il le vendit comme esclave à un planteur de la Virginie qui demeurait bien avant dans les terres. Quand ces nouvelles arrivèrent à Butler, il envoya en Amérique une somme d’argent suffisante pour racheter la liberté du jeune homme, avec des instructions sur les mesures à prendre pour adoucir ses mœurs, corriger ses mauvais penchants, et l’encourager à revenir au bien, si l’on en découvrait en lui la moindre trace. Mais ce secours arriva trop tard : le jeune homme s’était mis à la tête d’une conspiration qui avait fait périr son maître inhumain, et il s’était sauvé au milieu de la tribu la plus voisine d’Indiens sauvages. Depuis on n’en sut jamais aucune nouvelle ; on peut donc supposer qu’il vécut et mourut dans les mœurs de ces farouches peuplades auxquelles ses premières habitudes étaient bien faites pour l’assimiler.

Ayant perdu tout espoir de voir s’amender ce jeune homme, M. Butler et sa femme crurent qu’il ne pouvait résulter aucun bien de communiquer à lady Staunton une histoire si pleine d’horreurs. Elle passa auprès d’eux encore plus d’une année, et pendant la plus grande partie de ce temps sa douleur fut excessive. Vers les derniers mois, elle se changea en une espèce d’abattement et de langueur, que l’uniformité qui régnait dans le paisible ménage de sa sœur ne pouvait dissiper. Effie, dès sa première jeunesse, n’avait jamais recherché les modestes douceurs d’un sol obscur. Bien différente de sa sœur, elle avait besoin de la dissipation de la société pour distraire ses chagrins ou augmenter ses plaisirs. Elle quitta la retraite de Knocktarlity avec les larmes d’une tendresse sincère, et après avoir comblé ses habitants de tout ce qu’elle imaginait avoir quelque prix à leurs yeux. Enfin, lorsque la première douleur de cette séparation fut calmée, les deux sœurs, convaincues qu’elles n’étaient pas nées pour vivre ensemble, sentirent une espèce de soulagement.

La famille de Knocktarlity, au sein de sa paisible félicité, apprit que la belle et opulente lady Staunton avait reparu dans le monde. Ils en reçurent des preuves encore plus positives par une commission d’officier qui fut envoyée à Davie. Ce jeune homme, en qui l’esprit militaire de Butler-Bible paraissait revivre, justifia cette faveur par sa bonne conduite aux yeux de cinq cents jeunes montagnards de bonnes maisons, dont il avait excité l’envie, et qui furent étonnés de son rapide avancement. Reuben suivit la carrière du barreau, et y obtint des succès plus lents, mais plus durables. Euphémie Butler, dont la fortune, augmentée des dons de sa tante, se trouvait jointe à une beauté remarquable, devint un parti fort recherché ; elle épousa un laird montagnard, qui ne demanda jamais le nom de son grand-père, et dans cette occasion elle fut comblée par lady Staunton de présents magnifiques, qui la rendirent un objet d’envie pour toutes les beautés des comtés d’Argyle et de Dumbarton.

Après avoir brillé pendant plus de dix ans dans le grand monde, cachant, comme tant d’autres, les chagrins de son cœur sous un visage riant ; après s’être constamment refusée à former de nouveaux liens, quoique les partis les plus considérables lui eussent été offerts, lady Staunton trahit l’état secret de son âme en se retirant sur le continent dans le couvent où elle avait reçu son éducation. Elle n’y prit jamais le voile, mais elle vécut et mourut dans une retraite rigoureuse, se livrant à toutes les pratiques, se soumettant à toutes les austérités de la religion catholique.

Jeanie avait trop de l’esprit qui avait animé son père pour ne point déplorer amèrement cette apostasie, et Butler se joignit à ses regrets. « Cependant il vaut mieux vivre dans une religion quelconque, dit-il, tout imparfaite qu’elle soit, que dans ce froid scepticisme ou dans le tourbillon des plaisirs mondains qui remplissent l’âme de vanité et y ferment tout accès aux pensées d’une autre vie. »

Quant à eux, toujours heureux l’un par l’autre, plaçant leur bonheur dans la prospérité de leur famille, dans l’amour et l’estime de ceux qui les entouraient, ils vécurent chéris et honorés, et moururent emportant tous les regrets.




AU LECTEUR.


Cette histoire n’aura pas été racontée sans fruit, si l’on y trouve un nouvel exemple de cette grande vérité, que le crime, à quelque rang supérieur qu’il puisse atteindre dans ce monde, ne donnera jamais le bonheur réel ; que les funestes conséquences de nos erreurs survivent long-temps à nos erreurs mêmes, et, comme l’ombre de ses victimes, s’attachent aux pas du malfaiteur ; enfin, que le sentier de la vertu, quoiqu’il soit rarement celui de la grandeur humaine, conduit toujours au repos et à la félicité.


L’ENVOI
PAR JEDEDIAH CLEISHBOTHAM.


Ainsi finit la Prison du comté de Mid-Lothian, qui a rempli plus de pages que je n’avais cru. Cette prison n’existe plus maintenant, ou, pour mieux dire, elle a été transférée à l’extrémité de la ville, ce qui me rappelle ce que le sieur Jean-Baptiste Poquelin, dans son agréable comédie du Médecin malgré lui, fait dire si plaisamment par le prétendu docteur à qui l’on reproche d’avoir placé le cœur du côté droit au lieu du côté gauche : Cela était ainsi autrefois, mais nous avons changé tout cela. Et si le lecteur est curieux de savoir quel est le but de cette citation, je lui répondrai tout simplement que j’enseigne la langue française aussi bien que les langues classiques, au prix modéré de cinq schellings par quartier, comme mes annonces en informent périodiquement le public.

FIN DE LA PRISON DU MID-LOTHIAN.
  1. Cottage, chaumière écossaise ; en Angleterre, chaumière ornée. a. m.
  2. Ce mot est en français dans le texte original. a. m.
  3. Deacon, diacre, syndic de corporation : il s’agit ici de celui de la corporation des maçons. a. m.
  4. Chacun de ces romans a été publié en quatre volumes in-12. a. m.
  5. Désignation des royalistes. a. m.
  6. C’est un vieux proverbe, que bien souvent on dit la vérité en riant. L’existence de Walter Scott, troisième fils de sir William Scott de Hasden, est établie, comme on dit, par une patente portant le grand sceau, a domino Willielmo Scott de Hasden, militi ex Waltero Scott suo filio legitima tertio genito, terrarum, de Robertson. L’opulent vieux gentleman laissa à chacun de ses quatre fils des propriétés considérables, et assura celles d’Erslrig et de Raeburn, avec d’autres beaux domaines autour de Lessuden, à Walter, son troisième fils, lequel est l’aïeul des Scott de Raeburn et de l’auteur de Waverley. Il paraît s’être converti à la doctrine des quakers ou amis, et avoir été un fervent partisan de leurs singuliers dogmes. Ce fut probablement à l’époque où George Fox, le célèbre apôtre de cette secte, fit une excursion dans le sud de l’Écosse, vers 1057. À l’occasion de quoi il se vante « qu’aussitôt que les pieds de son cheval touchèrent la terre d’Écosse, il vit les semences de la grâce étinceler autour de lui comme d’innombrables traits de feux. » Probablement, à la même occasion, sir Gédéon Scott de Higlichester, second fils de sir William, le second des frères aînés de Walter, et aïeul du cousin et ami de l’auteur, le représentant actuel de la famille de Hasden, embrassa les dogmes du quakérisme. Ce dernier converti, Gédéon, soutint une controverse contre le révérend James Kirkton, auteur de la Secrète et Véridique Histoire de l’Église d’Écosse ; de laquelle controverse il est fait mention par mon ingénieux ami, M. Charles Kirckpatricke-Sharpe, dans son estimable et curieuse édition de cet ouvrage, 4 volumes, 1817. Sir William Scott, le frère aîné, demeura, malgré la défection de ces deux puînés, un membre orthodoxe de l’Église presbytérienne, et employa, pour retirer Walter de Raeburn de l’hérésie, des moyens qui sentent plus la persécution que la persuasion. En cela il fut secondé par Mac-Dougal de Makerston, frère d’isabelle Mac-Dougal, femme dudit Walter, qui, comme son mari, s’était affiliée à la secte des quakers.
    Sir William Scott et Mackerston eurent assez de crédit pour obtenir du conseil privé d’Écosse les deux décisions suivantes, dirigées contre Walter de Kaeburn, comme hérétique et converti au quakérisme, ordonnant qu’il serait emprisonné dans la maison de détention d’Édimbourg, et ensuite dans celle de Redburg ; ses enfants ravis de force à la société et à la direction de leurs parents, élevés à distance d’eux, au moyen d’une somme fixée pour leur entretien, somme qui dans ces temps était assez forte pour une fortune écossaise peu considérable.
    Édimbourg, 22 juin 1663.

    « Les lords du conseil privé de Sa Majesté, ayant été informés que Scott de Reaburn et Isabelle Mac-Dongal sa femme, tous deux infectés des erreurs du quakérisme s’efforcent de séduire et d’entraîner William Walter et Isabelle Scott leurs enfants, dans la même religion, ordonnent et enjoignent à sir William Scott de Hasden, frère dudit Raeburn, d’éloigner et séparer lesdits enfants de la garde et société de leurs parents, de les faire amener et élever dans sa propre maison, ou tout autre lieu convenable, et ordonne que ledit Raeburn paiera à sir William une pension convenable, et que ledit William fournira un compte de ses dépenses, ainsi qu’il convient. »


    « Édimbourg, 5 juillet 1666.

    « Sur le vu d’une pétition présentée par sir William Scott de Hasden pour lui-même, comme aussi au nom et en faveur des trois enfants de Walter Scott de Kaeburn, son frère, où il est dit que les lords du conseil, par un acte du vingt-deuxième jour de juin 1665, ont donné pouvoir et injonction au pétitionnaire de séparer et éloigner les enfants de Raeburn de la maison et de l’éducation paternelle, et de les faire élever dans un lieu convenable, où ils seraient préservés, pendant leurs jeunes années, de toute infection des principes du quakérisme, et pour l’entretien desdits enfants, il serait payé une pension par Raeburn ; considérant que le pétitionnaire, en exécution dudit ordre, a retiré lesdits enfants, qui sont deux garçons et nue fille, et qu’après les avoir conservés quelque temps dans sa famille, il les a envoyés à Glasgow, pour être élevés dans les écoles et pour y être instruits dans la connaissance de la véritable religion ; qu’il est nécessaire de déterminer quelle sera la somme affectée à l’entretien des enfants de Raeburn ; que Raeburn lui-même étant maintenant à la Tolbooth d’Édimbourg, où il converse journellement avec tous les quakers qui y sont détenus et ceux qui viennent les visiter, et qu’ainsi il s’opiniâtre dans ses opinions et ses principes, sans aucun espoir de conversion, à moins qu’il ne soit séparé d’une si pernicieuse compagnie ; il demande humblement que le conseil détermine quelle somme d’argent sera payée par Raeburn, pour l’entretien de ses enfants, au pétitionnaire, lequel en rendra compte ; et que, pour le bien de sa conversion, le lieu de détention dudit Raeburn soit changé.
    « Les lords du conseil privé de Sa Majesté, ayant entendu et pris en considération la susdite pétition, décident que la somme de deux cents livres d’Écosse sera payée annuellement, le jour de la Pentecôte, par ledit Walter Scott de Raeburn, sur les revenus de ses biens, au pétitionnaire, pour l’entretien et l’éducation desdits enfants : le premier paiement ayant dû avoir lieu, pour les six mois précédents, à la Pentecôte passée, et pour qu’il soit continué de la sorte annuellement, jusqu’à de nouveaux ordres ; il décrète (le conseil) que Raeburn sera transféré de la Tolbooth d’Édimbourg à la prison de Jedborg, où ses amis et d’autres pourront avoir les moyens de le convertir. Afin qu’il soit à l’abri du commerce des autres quakers, lesdits lords enjoignent aux magistrats de Jedborg de ne laisser pénétrer jusqu’à lui aucune personne suspecte de ces principes, et de faire saisir les contrevenants, s’il s’en trouvait, pour qu’ils soient punis ; ordonne que lettres en forme seront expédiées à l’effet de tout ce que dessus. »
    Les deux garçons, si tyranniquement séparés de leur père, devinrent des écoliers distingués. L’aîné, William, qui continua la ligne des Raeburn, fut, comme son père, un excellent orientaliste ; le plus jeune, Walter, fut cité comme un très savant humaniste, grand ami et correspondant du docteur Pitcairn, et jacobite si ardent, qu’il fit vœu de ne pas couper sa barbe jusqu’à la restauration de la famille exilée. Ce Walter Scott est le grand-père de l’auteur.
    Il existe encore un autre point de contact entre l’auteur et l’honnête et vertueuse société des Amis, par un prosélyte d’une autre importance que Walter Scott de Raeburn. Le célèbre Swinton de Swinton, dix-neuvième baron de cette ancienne et jadis puissante famille, était, avec sir Lockart de Lee, la personne de qui Cromwell, pendant son usurpation, se servait principalement pour la direction des affaires d’Écosse. Après la restauration, Swinton, choisi pour victime par le nouveau gouvernement, fut embarqué sur le même vaisseau qui porta le marquis d’Argyle à Édimbourg, où ce seigneur fut jugé et exécuté. Il avait pris l’habit et était entré dans la société des quakers, et il se conduisit comme tel lorsqu’il fut traduit devant le parlement d’Écosse. Il renonça à toute défense judiciaire, quoiqu’il ne manquât pas de moyens à faire valoir, et répondit, conformément aux principes de sa secte, qu’à l’époque où tous ces crimes lui étaient reprochés, il était dans le fiel de l’amertume et dans les liens de l’iniquité ; mais que Dieu tout-puissant l’ayant depuis appelé à la lumière, il avait vu et reconnaissait ses erreurs, et ne refusait pas d’en payer la peine, quand bien même, au jugement du parlement, il devrait lui en coûter la vie.
    Le respect pour la grandeur déchue et pour la patience, et la calme résignation avec laquelle s’exprimait un homme autrefois très-puissant, firent trouver des amis à Swinton. Des relations de famille et des considérations intéressées portèrent Middleton, le commissaire, à lui procurer la liberté, qui ne lui fut rendue qu’à la suite d’un long emprisonnement et de la dilapidation de sa fortune. On dit que les exhortations de Swinton, pendant qu’il était détenu au château d’Édimbourg, contribuèrent puissamment à convertir à la doctrine des Amis le colonel David Barclay, qui y était alors en garnison. Robert Barclay, auteur de la célèbre Apologie en faveur des quakers, reçut de lui le jour. Il faut noter comme une des inconséquences de la nature humaine, que Kirkton, Woodson, et les autres auteurs presbytériens qui ont détaillé les souffrances de leur secte pour cause de non conformité avec l’Église établie, censurent le gouvernement du temps de n’avoir pas employé le pouvoir civil contre les paisibles enthousiastes dont nous parlons, et quelques-uns expriment un regret très-vif de l’absolution de Swinton. Quels que fussent ses motifs pour abandonner la secte des Amis, le vieillard y demeura inviolablement attaché jusqu’à la fin de sa vie.
    Jeanne Swinton, petite-fille de sir John Swinton, fils du juge Swinton, comme on appelait ordinairement le quaker, était mère d’Anne Rutherford, mère de l’auteur.
    Ainsi donc, comme dans la pièce de l’Anti-Jacobite, l’ombre de la grand’mère de l’auteur ayant été évoquée pour réciter l’épilogue, il est temps de conclure, de peur que le lecteur ne représente que son désir de connaître l’auteur de Waverley, ne s’est jamais étendu à tous ses ancêtres.

  7. The Heart of Mid-Lothian, c’est-à-dire, le Cœur ou la Prison du Mid-Lothian, suivant le texte ; mais comme une telle désignation n’est guère intelligible pour des Français, nous la faisons suivre d’une autre empruntée à un des personnages de ce roman que le précédent traducteur a publié sous le titre de la Prison d’Édimbourg. Ce dernier titre n’est pas, comme on voit, la traduction de l’original ; il n’en est que le sens. Édimbourg est dans le comté nommé le Mid-Lothian ; cette ville en est le chef-lieu et le centre, ce qui explique l’autre expression the Heart (le cœur ou milieu), et c’est dans la prison de cette capitale de l’Écosse que se passent la plupart des événements dont il est ici question. a. m.
  8. Au Taureau et à la bouche du Taureau, enseigne de cette auberge. a. m.

  9. Insensé qui, du ciel prétendu souverain,
    Par le bruit de son char et de son pont d’airain,
    Du tonnerre imitait le son inimitable.
    Énéide, traduction de Delille. a. m.
  10. Montagnes du pays de Galles, ainsi que celle de Skiddaw dont il est question immédiatement après. a. m.
  11. Son Honneur Gilbert Goslinn de Gandercleugh, car j’aime à être précis dans les choses importantes. J. C. (initiales de Jedediah Cleisbotham.)
  12. Il a ici un jeu de mots qu’on ne peut rendre en français. Il consiste dans la ressemblance du Summerset, qui signifie soubresaut, avec le nom de la voiture. a. m.
  13. Un petit nombre d’entre eux apparaissent nageant sur le vaste abîme. Énéide, livre I. a. m.
  14. Matelots, cabaretiers ou aubergistes, palefreniers. a. m.
  15. Un homme comme il faut. a. m.
  16. La vérité est grande et elle triomphera. a. m.
  17. Vin de Bordeaux. a. m.
  18. L’esprit turbulent des Scots (des Écossais). a. m.
  19. Magnum, grande bouteille de la contenance de deux mesures. a. m.
  20. Boisson composée de vin et d’eau aromatisée. a. m.
  21. Chemin ou route d’Oxford. a. m.
  22. Lieu où se font les exécutions à Londres. a. m.
  23. Le lord-maire était commandant né et colonel de ce corps, qui pouvait être porté à trois cents hommes si les circonstances l’exigeaient. Nul autre tambour que le leur ne pouvait battre dans High-Street, entre les Luckenboths et le Netherbow, petites boutiques adossées à l’église Saint-Gilles.
  24. Contrée occidentale de l’Écosse. a. m.
  25. Ce crampon servait à escalader les portes ; on saisissait par son moyen le faîte de la porte, puis on s’élevait au-dessus à l’aide du manche de la hallebarde.
  26. Cet ancien corps est aujourd’hui entièrement dissous. Leur dernière marche, pour aller remplir leurs fonctions à la foire de Hallow, eut quelque chose de triste. Dans de meilleurs jours, leurs tambours et leurs fifres faisaient entendre en de pareilles occasions, l’air animé du Jockey à la foire ; mais cette dernière fois des vétérans consternés s’avancèrent lentement au son lugubre de ce chant funèbre : Le dernier jour a lui sur la bruyère.
  27. Une tradition rapporte qu’un petit ruisseau ayant été changé en torrent par des pluies récentes, on entendit la voix courroucée de l’esprit des eaux prononcer les paroles qui servent d’épigraphe à ce chapitre. Dans ce même moment, un homme poussé par son destin, ou fey, selon l’expression écossaise, arriva au galop et se disposa à traverser l’eau ; les remontrances des assistants ne purent l’arrêter : il se jeta dans le torrent, et il y périt.
  28. Rue de l’Arc, Bow-Street. a. m.
  29. Dans les cours d’Écosse, la défense s’établit d’abord dans un mémoire ou précis remis aux juges par l’avocat de la partie. a. m.
  30. Nom d’une rue dont la pente est très-rapide. a. m.
  31. Plumdamas, pruneau de Damas. Ce sobriquet désigne un épicier. a. m.
  32. Bess-Wynd. On appelle wynd les rues étroites et tortueuses d’Édimbourg. a. m.
  33. Jument blanche, ou plutôt jument grise, se dit d’une femme qui gourmande sans cesse son mari. a. m.
  34. Qui que ce soit parmi le peuple. a. m.
  35. Un noble s’appelait un lord d’État ; les membres du collège de justice prenaient le nom de lords des sessions du siège.
  36. Les deux extrémités d’Édimbourg. a. m.
  37. Éclair et flamme. a. m.
  38. Magistrat de ces temps. a. m.
  39. Diminutif familier de Bartholin. a. m.
  40. Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe. a. m.
  41. Optat arare caballus, ajoutons-nous pour compléter la citation. « Le bœuf au pas pesant demande une selle, le cheval veut tirer la charrue. » a. m.
  42. Il châtie ceux qu’il aime. a. m.
  43. Ne se retrouvent pas dans la valeur des biens du pupille. a. m.
  44. Meurtre avec préméditation, avec guet-apens. a. m.
  45. Les Luckenbooths. a. m.
  46. Walter Scott donne ici la traduction, en vers, de ce passage de l’Énéide, par Dryden ; nous offrons celle de Delille :
    La porte inébranlable est digne de ces murs ;
    Vulcain la composa des métaux les plus durs.
    Le diamant massif en colonnes s’élance ;
    Une tour jusqu’aux cieux lève son front immense.
    Les mortels conjurés, les dieux et Jupiter,
    Attaqueraient en vain ses murailles de fer.   a. m.
  47. Une proche parente de l’auteur racontait souvent qu’ayant été arrêtée par cette populace ameutée, elle fut escortée chez elle de la manière qu’on vient de décrire. En touchant le seuil de sa maison, un de ses gardes, qui lui parut être un garçon boulanger, lui donna la main pour descendre de sa chaise, et prit congé d’elle avec une aisance qu’eût à peine montrée un homme du haut rang.
  48. L’ancienne Tolbooth ou prison d’Édimbourg, dont on a vu dans le chapitre précédent la situation et la description, fut bâtie par les bourgeois de la ville en 1361, et destinée à servir de local au parlement et à la haute cour de justice, comme aussi de maison d’arrêt pour les débiteurs insolvables et les prévenus de délits criminels. Depuis l’année 1640, où le palais actuel du parlement fut bâti, la Tolbooth servit uniquement de prison. Toute sombre et effrayante de tristesse qu’elle était, sa situation au milieu de High-Street en faisait un lieu si parfaitement bien aéré que, quand la peste exerça ses ravages à Édimbourg, en 1645, personne n’en fut atteint dans cette triste enceinte. La Tolhooth fut démolie, avec la masse de bâtiments dont elle dépendait, dans l’automne de 1817. À cette époque, l’obligeante bonté de son vieux camarade de collège et ami, Robert Johnstone, aidée du généreux concours de plusieurs autres personnes, procura à l’auteur de Waverley, non seulement les pierres qui composaient le guichet, mais encore les portes et leur pesantes garnitures de fer. Il en décora l’entrée de sa basse-cour à Abhotsfort. « À quels bas offices nous pouvons redescendre ! » Employer les restes du Heart of Mid-Lothian à faire la poterne d’une basse-cour, pourra sembler une fantaisie bizarre et ridicule ; mais il n’est pas sans intérêt de voir un guichet sous lequel passèrent tant de féroces chefs de parti d’un siècle grossier, et le vice et la misère de ces derniers temps, servir aujourd’hui aux usages domestiques de l’économie rurale. L’an dernier, pour compléter le contraste, une mésange ne s’avisa-t-elle pas de bâtir son nid dans la serrure de la Tolbooth !… L’auteur aurait pu céder à la tentation de faire un sonnet sur ce sujet, si, comme Tonny Lumpkin (Personnage de la Méprise d’une nuit, comédie de Goldsmith, a. m.) il eût été en disposition favorable.
    Peut-être n’est-il pas inutile de dire que la démolition du Heart of Mid-Lothian fut signalée par un acte de bienfaisance. Une souscription, ouverte et dirigée par l’honorable magistrat que j’ai déjà nommé, procura l’élargissement de la plus grande partie des infortunés débiteurs détenus dans l’ancienne prison, de sorte que peu ou point furent transférés dans la nouvelle.
  49. Ce petit incident, preuve si remarquable de l’ordre qui présidait à cette singulière insurrection, a été attesté par une dame qui, troublée comme les autres dans son sommeil, s’était mise à la fenêtre. Ce fait m’a été raconté par la fille même de cette dame.
  50. On a construit depuis quelques années un beau et solide sentier au milieu de ces rochers romantiques ; et l’auteur se flatte que ce passage de son livre aura donné l’idée de cet établissement.
  51. Avant la révolution, les étudiants d’Édimbourg passaient pour être de violents anti-papistes. On les soupçonna d’avoir mis le feu à la maison du lord-maire, et ils suscitèrent plusieurs émeutes en 1688 et 1689. a. m.
  52. Penny-widding, noce à un sou, de dit d’une noce où chacun paie son écot. a. m.
  53. Le carré de l’hypoténuse, en géométrie. a. m.
  54. Le droit de prêcher. a. m.
  55. John Semple, appelé Carspharn John, parce qu’il était ministre d’une paroisse de ce nom dans le Galloway, fut un prébystérien d’une grande piété et d’un zélé ardent. Patrick Walkers rapporte de lui le passage suivant : « Il passa la nuit qui suivit la mort de sa femme en prières et en méditation dans son jardin. Le matin, un des anciens vint le voir, le plaignit de la grande perte qu’il avait faite et de son malheur ; il répondit : Je déclare que toute la nuit je n’ai pas pensé à la mort de ma femme, absorbé que j’étais dans la méditation des choses du ciel. Toute la nuit j’ai été sur les bords d’Ulaï, cueillant une pomme çà et là. Walker’s remarkable Passages of the life and death of Mr. John Semple.
  56. Eh, sirs ! (Eh, messieurs !) exclamation de surprise. a. m.
  57. Mistress Élisabeth Hamilton.
  58. Ce personnage, sur lequel l’auteur ne pourrait garder complétement le silence sans une indigne ingratitude, mit un zèle et une ardeur extraordinaires à réunir et enregistrer les actions et les opinions des caméroniens. Il demeurait, quand il n’était pas en voyage, dans Bristo-Port, à Édimbourg. Il faisait le métier de marchand ambulant ou colporteur, profession qu’il paraît avoir exercée en Irlande aussi bien qu’en Angleterre. Il composa des notices biographiques sur Alexandre Peden, John Semple, John Weywood et Richard Caméron, tous ministres de la secte caméronienne, qui dut son nom à ce dernier.
    C’est dans ces traités, écrits avec le sentiment et l’esprit de cette croyance, et non dans les récits falsifiés d’une époque plus récente, qu’il faut chercher le caractère réel de cette secte persécutée. Walker écrit avec une simplicité qui tantôt tombe dans le burlesque, tantôt dans le mysticisme le plus obscur, mais qui exprime toujours une pleine confiance dans la vérité de sa croyance et peint la pureté de ses sentiments. On retrouve quelquefois chez lui un esprit étroit et une insupportable bigoterie. Son goût pour le merveilleux appartient à son époque et à sa secte ; mais il n’y a guère lieu de suspecter sa véracité toutes les fois qu’il parle de ce qu’il a vu ou jugé par lui-même. Ses petits traités se vendent aujourd’hui fort cher ; surtout les éditions anciennes et authentiques.
    L’anathème que Davie Deans prononce contre la danse est en partie emprunté à Pierre Walker, qui remarque comme une injure pour le nom de Richard Ciméron que sa mémoire fût insultée « par les joueurs de flûte et de violon qui jouaient la marche caméronienne, musique charnelle et mondaine au son de laquelle dansent tant de chrétiens. Aucune danse ne convient à un chrétien, mais celle-là moins que toute autre. Quoique l’Écriture rapporte, continue-t-il, des fautes dans lesquelles tombèrent les saints, aucun d’eux n’est accusé de s’être livré à ces accès régulier ? de folie. Nous voyons que les méchants et les profanes s’y sont adonnés lors de l’ignoble et honteuse adoration du veau d’or ; et il eût mieux valu pour cette malheureuse créature qui dansa pour obtenir la tête de Jean-Baptiste, être née impotente et n’avoir jamais pu remuer un membre. Les historiens disent que son péché fut écrit sur son jugement, car peu après, comme elle dansait sur la glace, la glace se rompit et lui brisa la tête : sa tête dansa au-dessus et ses pieds au-dessous. On en peut conclure que quand la corruption du monde était excessive, ou dansait aux mariages ; mais quand le ciel sur leurs têtes, et la terre sous leurs pieds, les inondèrent de torrents d’eau, leur joie fut aussitôt arrêtée ; quand le Seigneur, dans sa justice, fit tomber une pluie de feu et de souffre sur la ville coupable de Sodome, plongée dans la débauche et les plaisirs, leurs violons s’enflammèrent, et tous les habitants du pays sur trente milles de long et dix de large, comme disent les Écritures, grillèrent dans leur peau ; et au dernier jour, tous ceux qui dansent et célèbrent des noces, quand tout s’embrasera, changeront bien vite de ton et de mesure.
    « Je me suis souvent étonné, dans le cours de ma vie, qu’un homme qui sait ce que c’est que fléchir le genou pour une prière fervente, osât plier le jarret pour sauter au son de la flûte ou du violon. Je bénis le Seigneur de ce que dans ma jeunesse, temps où l’on aime la danse, la crainte du sabre et des balles pour mon cou et ma tête, les tortures, les fers, le froid, la faim, la fatigue ont réprimé la légèreté de ma tête et la folie de mes jambes. Il sut bien le faire entendre à la reine Marie, cet homme de Dieu dont la mémoire ne doit jamais périr, John Knox, quand elle lui porta ce perfide défi, qui eût accablé nos ministres à l’esprit bas, à la langue confuse, de lui donner un avertissement public et fidèle du danger qu’entraînerait pour l’Église et la nation son mariage avec le Dauphin de France. Entrant dans une cour extérieure où les femmes de Marie sautaient et à dansaient, il s’écria : « Ô belles dames, ce serait là un beau monde s’il n’y en avait pas d’autre, et si le ciel était bien loin de vous ! mais songez à la mort qui viendra s’emparer de vous, et alors où seront vos chants et vos danses ? » La danse étant un mal si répandu, surtout parmi les jeunes croyants, tandis que tous les serviteurs de Dieu devraient en avoir horreur, j’ai cru devoir m’élever avec force contre elle, et surtout contre cette folie qu’on appelle la marche caméronienne. » (Vie et Mort de trois Saints, etc., par Pierre Walker, in-12, p. 59.)
    On peut observer ici que quelques-uns des caméroniens les moins rigides faisaient une distinction en faveur des danses où les deux sexes étaient séparés ; ils les regardaient comme un exercice légitime et bon pour la santé. Mais quand les hommes et les femmes dansaient ensemble, on appelait cela des danses entremêlées, qu’on regardait comme un énorme scandale.
  59. Cet usage populaire de faire une marque en pliant une feuille de la Bible quand on a pris une résolution ferme, est encore regardé en Écosse comme une manière de prendre le ciel à témoin de sa sincérité. a. m.
  60. Nicol Muschat, misérable débauché, ayant conçu une haine implacable contre sa femme, convint avec un autre libertin, nommé Campbell de Burnbank (dont le nom est souvent rappelé dans les poèmes satiriques de Pennycuick), que celui-ci s’efforcerait de corrompre cette femme, afin que Muschat pût, sur des plaintes calomnieuses, obtenir le divorce. Les ruses criminelles qu’ils employèrent pour arriver à ce but, n’ayant pas eu de succès, ils essayèrent de la faire périr par le poison.
    Ce projet n’ayant encore pu réussir, le 1er octobre 1720, Nicol Muschat ou Maschet emmena sa femme, la nuit, au Parc-Royal, près de l’endroit qu’on appelle la Promenade du Duc, non loin du palais d’Holy-Rood, et là lui coupa la gorge et lui fit plusieurs autres blessures. Il fut mis en jugement et condamné à mort. Campbell fut condamné à la déportation pour avoir trempé dans la première tentative. (Voyez les Causes criminelles de Mac-Laurin, pages 54 et 738.)
    En mémoire ainsi qu’en exécration de ce crime, un cairn ou tas de pierres signala long-temps cet endroit. Un changement dans la route, vers ce lieu, l’a totalement fait disparaître.
  61. Earl Percy sees my fall.
  62. Devine encore ; autrement, le Prophète. a. m.
  63. Golfe d’Édimbourg. a. m.
  64. Sectateur d’Arminius, théologien hollandais. a. m.
  65. Sectateur de Coccéius, théologien de Brême. a. m.
  66. Il y a dans l’anglais un jeu de mots qui roule sur celui de post, qui signifie poste et poteau. a. m.
  67. En écossais le bourreau est appelé lockman, du mot man, homme, et de la petite quantité de farine (en écossais lock) qu’il avait droit de prélever sur chaque sac exposé dans le marché de la ville. À Édimbourg, ce droit a été racheté depuis longtemps ; mais à Dumfries, l’exécuteur des hautes œuvres l’exerce encore ; on l’exerçait encore récemment, en mesurant avec une petite cuillère de fer la quantité qu’il devait prendre. L’expression lock, pour signifier une petite quantité de toute substance sèche, divisible, comme du blé, de la farine ou autre, subsiste encore non seulement dans le langage du peuple, mais aussi dans les lois, où l’on appelle ainsi une petite quantité de farine à payer, pour la mouture urbaine, par exemple.
  68. C’est par erreur que, dans les premières éditions, on a dit que cette légende se trouve dans l’ouvrage de Baxter, intitulé le Monde des esprits ; elle existe réellement dans le Pandœmonium, ou Cloître du diable, de Richard Barton, in-12, 1684. Cet ouvrage, qui porte un dernier coup à l’hérésie moderne des Sadducéens, est dédié au docteur Henri More. L’histoire en question est intitulée : Anecdote remarquable d’un jeune garçon surnommé le lutin de Leith en Écosse, qui m’a été donnée par mon digne ami le capitaine George Burton, et attestée de sa main. Voici la relation de cette anecdote :
    « Il y a environ quinze ans qu’étant retenu par des affaires à Leith, près d’Édimbourg, dans le royaume d’Écosse, je me réunissais souvent à quelques personnes de ma connaissance dans une certaine maison où nous allions boire un verre de vin pour nous rafraîchir. La femme qui tenait la maison avait une bonne réputation parmi ses voisins, ce qui me fit donner plus d’attention à ce qu’elle me raconta un jour d’un jeune garçon qu’on avait surnommé le lutin de Leith, et qui habitait les environs de la ville. Elle m’en fit un récit si étrange, que je la priai de me procurer l’occasion de le voir, ce qu’elle promit de faire. Peu de temps après, passant devant sa maison, elle me dit que le lutin était là un instant auparavant ; et jetant un regard sur la rue, elle me dit : « Regardez, monsieur, le voilà qui joue avec d’autres enfants. » En même temps elle me le désigna. Je m’approchai de lui, et, par des paroles caressantes et une pièce de monnaie que je lui donnai, je l’attirai dans la maison, où, en présence de plusieurs personnes, je lui fis différentes questions astrologiques, auxquelles il répondit avec beaucoup de promptitude, et montra dans tous ses discours des connaissances beaucoup au-dessus de son âge, qui ne paraissait pas dépasser douze ans. Il faisait jouer ses doigts sur la table comme s’il battait du tambour. Sur quoi je lui demandai s’il savait battre ; il me répondit : « Oui, monsieur, aussi bien qu’aucun homme en Écosse, car tous les jeudis, au soir, j’exécute toutes les batteries à une espèce de gens qui ont l’habitude de se réunir au pied de cette montagne (m’indiquant du doigt la grande montagne qui est entre Édimbourg et Leith). — Comment, mon garçon, lui demandai-je ; quelle réunion avez-vous donc là ? — Il y a, monsieur, me dit-il, une grande réunion d’hommes et de femmes, et ils ont, outre mon tambour, un grand nombre d’autres instruments ; ils se rafraîchissent aussi avec une grande abondance de mets et de vins variés ; souvent nous nous transportons tous en France ou en Hollande pendant la nuit, et nous y jouissons de tous les plaisirs que le pays peut nous procurer. » Je lui demandai de quelle manière ils arrivaient au pied de cette montagne. Il me répondit qu’il y avait une grande porte à double battant qui, quoique invisible pour les autres, s’ouvrait pour eux ; que cette porte conduisait à de beaux et vastes appartements aussi bien meublés qu’aucun qu’il y eût en Écosse. Je lui demandai ensuite comment je pourrais reconnaître la vérité de ce qu’il me disait là-dessus. Il me répondit qu’il me dirait la bonne aventure ; il me prédit donc que j’aurais deux femmes, et ajouta qu’il voyait leurs formes assises sur mes épaules ; que toutes deux seraient de très-jolies femmes.
    « Pendant qu’il me parlait ainsi, une femme du voisinage entra, et lui demanda quel serait son sort. Il lui dit qu’elle aurait deux enfants avant de se marier : ce qui la mit dans une telle colère qu’elle ne voulut pas en entendre davantage. La femme de la maison me dit qu’il n’y avait pas une personne en Écosse qui pût l’empêcher d’aller à son rendez-vous du jeudi soir ; cependant, en lui promettant de lui donnée plus d’argent, j’obtins de lui qu’il viendrait me trouver le jeudi suivant dans l’après-midi, et le renvoyai pour le moment. L’enfant revint au lieu et au temps désignés, et j’engageai quelques amis à rester avec moi pour l’empêcher, s’il était possible, de s’échapper cette nuit-là. Il fut placé au milieu de nous, et répondit à plusieurs questions sans chercher à s’en aller, jusque vers les onze heures du soir, ou il disparut tout à coup sans être vu de personne ; mais moi, qui m’en étais soudainement aperçu, je courus à la porte, le saisis, et le fis rentrer dans la chambre avec moi. Nous le surveillâmes bien, ce qui n’empêcha pas qu’il ne trouvât moyen de sortir tout à coup. Je le suivis de près, et j’entendis dans la rue comme les pas de quelqu’un qui s’enfuit, et depuis ce moment je ne pus jamais le revoir.
    George Burton.
  69. La vie errante de la secte persécutée des caméroniens, la tournure sombre de leur esprit, et les dangers auxquels ils étaient exposés, les conduisirent naturellement à la croyance non seulement qu’ils étaient quelquefois poursuivis par la colère des hommes, mais qu’ils étaient encore entourés de pièges secrets de Satan, qui se présentait souvent à eux avec toutes ses terreurs. Un orage ne pouvait avoir lieu, un cheval ne se déferrait pas, ou aucun autre accident tout aussi ordinaire ne pouvait survenir pour empêcher un ministre de célébrer le service divin dans un lieu particulier, sans être aussitôt attribué à l’influence immédiate des démons.
  70. Pilgrin’s Progress, ouvrage allégorique-religieux de Bunyan, très estimé en Angleterre. a. m.
  71. Cairn, mot écossais qui répond à celui de tumulus : c’est un amas de pierres sur le lieu où un mort a été enseveli, chaque passant y en ajoutant une nouvelle, comme l’explique le texte. a. m.
  72. Le code des lois d’Écosse, années 1690, c.21, en conséquence de la répétition fréquente du crime d’infanticide, que la tentation de le commettre et la facilité de le cacher rendaient plus commun, prononça qu’un certain concours de présomption, en l’absence de preuves directes, serait reçu par le jury comme la preuve même que le crime aurait été commis. Les présomptions désignées en ce cas étaient lorsque la femme aurait caché sa situation pendant tout le temps de sa grossesse, lorsqu’elle n’aurait appelé personne pour l’assister dans son accouchement, et que ces circonstances se joindraient à la mort ou à la disparition de l’enfant. Plusieurs personnes subirent la peine de mort pendant le dernier siècle en conséquence de cette loi sévère ; mais l’auteur se rappelle avoir vu suivre un mode de justice plus doux. Lorsque la femme accusée au titre de la loi sentait qu’elle ne pouvait suffisamment se défendre, elle adressait ordinairement une pétition à la cour, dans laquelle elle niait pour la forme la teneur de l’accusation, mais alléguait que, comme sa réputation en avait été flétrie, elle était prête à se soumettre à une sentence d’exil, ce à quoi le conseil de la couronne consentait ordinairement. Cette indulgence dans la pratique, et la diminution du crime depuis que la pénitence ecclésiastique qui se faisait publiquement a été généralement hors d’usage, ont conduit à l’abolition de la loi de Guillaume et de Marie, qui est maintenant remplacée par une autre prononçant le bannissement dans les mêmes circonstances où le crime était autrefois puni de mort. Ce changement a eu lieu en 1803.
  73. En Écosse, on payait jadis un droit à l’Église pour le bâtard que l’on faisait, soit la mère, soit le père putatif. a. m.
  74. Secrétaire général du conseil de ville à Édimbourg. a. m.
  75. Fragment d’une chanson sur Olivier Cromwell. a. m.
  76. Le journal de Graves, officier de police envoyé en Hollande pour obtenir du gouvernement qu’on livrât à l’Angleterre le malheureux William Brodie, contient une réflexion sur les femmes, qui ressemble un peu à celle que l’on met ici dans la bouche de Sharpitlaw. On avait eu de la peine à reconnaître l’identité du malheureux criminel ; et au moment où un Écossais de distinction semblait disposé à donner son témoignage sur ce point, son gendre, ministre à Amsterdam, et sa fille furent fortement soupçonnés d’avoir cherché à détourner le témoin de faire cette déclaration. Le journal de l’officier de police rapporte ainsi cette circonstance :

    « Je vis une répugnance manifeste dans M. M***, et je ne doutai point que le ministre et sa fille n’eussent cherché à lui persuader de ne pas se mêler davantage de cette affaire ; mais je jugeai qu’il ne pouvait pas reculer, d’après ce qu’il avait dit à M. Riel. « Nota bene. — Il ne se commet pas de mal dans le monde qu’une femme ou un prêtre n’y soit mêlé ; ici ils y sont tous les deux. »

  77. Hellfire, feu d’enfer, Wildfire, feu follet. a. m.
  78. Sir William Dick offre un exemple frappant de l’inconstance de la fortune. Il fut pendant un temps l’homme le plus riche qui existât en Écosse, à la tête d’un commerce extrêmement étendu, et administrateur des deniers publics. En 1640, il estimait sa fortune à 200,000 livres sterling. Sir William Dick était un membre zélé du Covenant, et dans la mémorable année de 1641, il prêta aux états écossais 100,000 marcs à la fois, et par-là les mit en état de soutenir et de payer l’armée, qui autrement aurait été licenciée. Il avança ensuite 20,000 livres sterling pour le service du roi Charles pendant l’usurpation ; et s’étant attiré l’inimitié du parti dominant par ce service rendu à la cause royale, on le dépouilla d’une autre somme d’argent montant en tout à 65,000 livres sterling.
    Étant ainsi réduit à l’indigence, il alla à Londres pour tâcher de recouvrer une partie des sommes qu’il avait avancées sur la garantie du gouvernement ; mais, au lieu de recevoir aucune satisfaction, le Crésus écossais fut jeté dans une prison, où il mourut le 19 décembre 1655.
    On dit que sa mort fut hâtée par le manque du nécessaire ; mais ce rapport est un peu exagéré, s’il est vrai, comme on le dit communément, que, quoiqu’on ne lui fournît pas de pain, on ne l’ait pas laissé manquer de croûte de pâté, qui de là fut appelée le nécessaire de sir William Dick.
    Une brochure in-folio, intitulée État déplorable de feu sir William Dick, sert de monument aux vicissitudes de sa fortune. Elle contient plusieurs gravures, dont l’une représente sir William à cheval et environné de gardes, en sa qualité de lord prévôt d’Édimbourg, au moment où il surveille le déchargement d’un de ses riches navires. Une seconde le montre arrêté et entre les mains des huissiers. Une troisième le représente mort en prison. Cet ouvrage est regardé comme très-précieux par les amateurs de gravures. Le seul exemplaire que j’en aie jamais vu fut acheté 30 livres sterling.
  79. Serment qu’on exigeait des membres du parlement, par lequel ils rejetaient la suprématie du pape. Test veut dire épreuve. a. m.
  80. Cette assemblée remarquable eut lieu le 15 juin, et on trouve le rapport des débats et des contestations qui s’y élevèrent dans un ouvrage de Michel Schield, intitulé Faithful contending displayed, Glasgow, 1780. Elle offre un triste et singulier exemple de l’influence de l’esprit métaphysique et polémique qui s’était emparé de ces pauvres gens persécutés, puisqu’au milieu de tous les maux qu’ils avaient à souffrir et des persécutions réelles, ils y ajoutaient encore entre eux la désunion et la discorde sur des points purement imaginaires.
  81. Cette comparaison, toute locale et peu intelligible pour le lecteur français, serait remplacée avec avantage par quelque chose de plus général ; mais le traducteur n’a osé altérer le texte. a. m.
  82. Gorge des montagnes d’Écosse où fut livrée la bataille de ce nom, et dans laquelle périt Claverhouse. a. m.
  83. Nous rapportons cet interrogatoire par demande et réponse, pour éviter la fastidieuse répétition du texte anglais étant interrogée, déclare, qui revient à chaque instant. a. m.
  84. Farinaceus ou Farinaci, jurisconsulte italien ; Matheus ou Mathieu Afflito, jurisconsulte napolitain moins connu. a. m.
  85. Le titre de cet officier (doomster) signifie celui qui va prononcer l’arrêt ou la sentence. Dans ce sens étendu les juges de l’île de Man étaient appelés dempster ; mais en Écosse ce mot fut long-temps employé pour désigner seulement la personne officielle dont le devoir est de répéter la sentence après qu’elle a été prononcée par la cour et enregistrée par le greffier. Le dempster la légalise alors par ces mots voulus par la forme : « Et ceci a été prononcé pour arrêt. (And this I pronounce for doom. a. m.) » Pendant un grand nombre d’années cette charge, telle qu’elle est mentionnée dans le texte, était remplie par le bourreau ; car, lorsque cet officier de justice (odieux, mais nécessaire) était nommé, il demandait à la cour de justice d’être reçu comme dempster, ce qui lui était accordé comme une conséquence inévitable.
    La présence du bourreau au milieu de la cour et devant le malheureux criminel avait quelque chose d’affreux et de révoltant pour la civilisation plus raffinée des temps modernes ; mais si on en doit croire une ancienne tradition du parlement d’Édimbourg, ce fut l’anecdote suivante qui donna lieu à l’abolition de la charge de dempster.
    Il se trouva, à une certaine époque, que la charge d’exécuter les hautes œuvres était vacante. On eut besoin d’un dempster. Quand on réfléchit par qui cet emploi était ordinairement rempli, on ne doit pas s’étonner que personne ne le sollicitât. À la fin, un nommé Hume, qui avait été condamné à la déportation pour une tentative d’incendie sur sa propre maison, se décida à prononcer la sentence dans cette occasion. Mais quand il fut amené dans la cour, au lieu de répéter l’arrêt au criminel, Hume s’adressa aux juges eux-mêmes pour se plaindre amèrement de l’injustice de sa condamnation. En vain il fut interrompu ; en vain on chercha à lui rappeler dans quel but il avait été amené à l’audience : « Je sais bien ce que vous voulez de moi, dit cet homme ; vous auriez voulu que je vous servisse de dempster ; mais je ne suis point venu pour cela : je suis venu pour vous déclarer, à vous, lord T… et à vous, lord E… que vous aurez à répondre au tribunal d’un autre monde de l’injustice qui m’a été faite dans celui-ci. » Bref, Hume n’avait feint d’accepter la proposition que pour avoir l’occasion d’injurier les juges en plein tribunal. On se hâta de l’entraîner, au milieu des éclats de rire de l’auditoire ; mais la scène scandaleuse qui venait d’avoir lieu occasionna l’abolition de la charge de demspter.
    C’est le greffier de la cour qui lit maintenant la sentence, et la formalité de prononcer l’arrêt est entièrement supprimée.
  86. Ce seigneur était fort aimé de ses compatriotes, qui étaient fiers avec justice de ses talents militaires et politiques, et reconnaissants du zèle avec lequel il avait toujours servi les intérêts de son pays natal. Il n’en déploya jamais davantage qu’à l’époque de l’insurrection Porteous, lorsque les ministres proposèrent un bill inspiré par la colère et la vengeance, déclarant que le lord-prévôt d’Édimbourg serait déclaré incapable de remplir à l’avenir aucune charge publique, pour le punir de n’avoir pas prévu un désordre que personne ne pouvait prévoir, et de n’avoir pas arrêté le cours d’une insurrection trop formidable pour souffrir aucune opposition. Le même bill proposait aussi d’abattre les portes et d’abolir les gardes de la ville. C’était un expédient à l’irlandaise pour les forcer à l’avenir de se tenir tranquilles dans l’intérieur.
    Le duc d’Argyle s’opposa à ce bill, et combattit ces mesures comme cruelles, injustes et fanatiques, et empiétant d’ailleurs sur les privilèges que le traité d’Union assurait aux villes royales d’Écosse. « Dans toutes les transactions de ce temps, dit Sa Grâce, les Écossais ont traité avec l’Angleterre en nation libre et indépendante ; et comme ce traité, milords, n’avait d’autre garantie de son exécution que la bonne foi et l’honneur d’un parlement anglais, il serait injuste et peu généreux à la Chambre de consentir à des mesures qui pourraient y porter atteinte. » Lord Hardwick, en réponse au duc d’Argyle, voulut faire entendre que Sa Grâce envisageait cette affaire avec partialité. Le seigneur écossais répliqua dans les termes courageux qui sont rapportés dans le texte. Lord Hardwick s’excusa. Le bill fut extrêmement modifié, et on en retrancha entièrement les clauses relatives à la démolition des portes de la ville et au licenciement de la garde. Une amende de 2,000 livres sterling fut imposée à la ville, au bénéfice de la veuve de Porteous. Elle se contenta des trois quarts de cette somme, dont le paiement termina toute cette affaire. Il est digne de remarque que de nos jours les magistrats d’Édimbourg aient eu recours à ces deux mesures, objet de l’indignation de leurs prédécesseurs, comme nécessaires aux intérêts de la ville.
    On fera observer ici, pour expliquer une autre circonstance rapportée dans le texte, qu’il y a une tradition en Écosse qui rapporte que George II, dont le caractère irascible l’entraîna quelquefois, dit-on, à exprimer son mécontentement par des voies de fait, fit au duc d’Argyle, dans une audience orageuse, quelque menace de ce genre, sur quoi le duc fort irrité sortit immédiatement et sans cérémonie. Sir Robert Walpole ayant rencontré le duc qui se retirait, et apprenant la cause de son ressentiment et de son trouble, essaya de le calmer sur ce qui s’était passé, en lui disant « que c’était l’humeur de Sa Majesté, et qu’il prenait souvent de ces libertés avec lui-même sans y attacher d’importance. » Ceci ne raccommoda pas les choses aux yeux de Mac-Callum More, qui lui répondit avec beaucoup de dédain : « Vous voudrez bien vous rappeler, sir Robert, la distance infinie qu’il y a entre vous et moi. » On trouve aussi dans une vieille chanson jacobite une allusion à la manière dont ce monarque exprimait fréquemment sa colère :
    Une perruque, un chapeau rond,
    Dans les flammes jetés seront,
    Chaque fois qu’on osera dire
    Un mot sur ce sujet provoquant la satire.
  87. Jean-le-Rouge-le-Guerrier, nom et surnom qu’on donnait dans les montagnes à la personne de Jean, duc d’Argyle et de Greenwick, comme Mac-Cummin était celui de sa race et de sa dignité. a. m.
  88. Tout ceci est en termes d’argot dans le texte : les équivalents nous auraient a. m.
  89. En Angleterre, lorsqu’un noble meurt, on place son écusson en noir sous la façade de sa maison. a. m.
  90. On voit par ce qui suit quelle sorte d’être surnaturel était désigné en Écosse par ce mot. a. m.
  91. Vive le roi !
    Sauve la loi.

    Cette citation est erronée ; mais M. Saddletree n’y regarde pas de si près : un sellier d’ailleurs n’est pas obligé de savoir son Horace.
    a. m.
  92. Allusion à une servitude d’eau commune à plusieurs riverains ; l’un ne pourrait la détourner sans nuire à l’autre. a. m.
  93. Il voulait probablement dire stillicidium. a. m.
  94. Muster roll, dit le texte ; c’est l’état ou la liste des soldats d’un régiment. a. m.
  95. À force de recherches, je suis parvenu à découvrir, et je puis assurer à mes lecteurs, que le nom de ce paysan était Saunders Broadfoot, et que son genre de commerce était la vente en gros de lait de beurre. Saunders Broadfoot aurait pour équivalent chez nous Alexandre au pied large.
  96. Les trois derniers jours de mars, vieux style, sont appelés les jours d’emprunt, parce qu’on a remarqué qu’ils sont ordinairement fort orageux, et on suppose que mars les a empruntés à avril pour prolonger son règne turbulent. Les vers dont on parle ici sont rapportés dans la complainte de l’Écosse, édition de Leyde.
  97. The hundred armed Trent, le Trent aux cent bras, dit le texte, par allusion aux nombreux ruisseaux qui se jettent dans cette rivière du nord de l’Angleterre. a. m.
  98. Mot écossais pour écot ; ce qui explique la réponse de l’hôte, qui ne l’entendit pas. a. m.
  99. Titre d’une pièce de Milton. a. m.
  100. Maison des aliénés à Londres. a. m.
  101. Quartier d’Édimbourg. a. m.
  102. Auteur du Voyage du Pélerin dont il est ici question. a. m.
  103. Voici le sens des mots employés par Madge : Feeble-Mind, esprit faible ; Ready-to-Halt, prêt à s’arrêter ; Great-Heart, grand cœur ; Slaygood, mort aux bons ; Despair, désespoir. a. m.
  104. Bat’s-eyes, yeux de chauve-souris ; Deadman, homme mort ; Mistrust, méfiance ; Gwilty, crime. a. m.
  105. Amiral sous Élisabeth. a. m.
  106. Expression proverbiale du pays, pour dire qu’une personne n’a pas beaucoup d’esprit. a. m.
  107. Héros d’une pièce anglaise fort connue, intitulée The Beggar’s Opera. a. m.
  108. Le mot remember (souvenez-vous) fut en effet prononcé sur l’échafaud par Charles Ier, mais on ne put pénétrer le sens qu’il avait voulu lui donner. a. m.
  109. Bang-texte, coup de texte ; Muygleton, grand ton ; Sin-despise, mépris du péché ; Double-Knock, double coup ; Stand-fust-in-faith, ferme dans la foi ; Turn-to-the-right tourne à droite ; Thwack-Away, coup dehors. a. m.
  110. Of praise-god-Barebone’s Parliamente. Le mot Barebone, qui veut dire os sec, rappelle le sellier de ce nom, un des plus ennuyeux orateurs du parlement de Cromwell. a. m.
  111. Ruban dont les filles attachent leurs cheveux, et qui est un symbole de virginité. a. m.
  112. Mots galiques, pour exprimer boire ou manger quelque chose. a. m.
  113. Ces deux montagnes du Cumberland se montrent ou disparaissent sous les nuages presque en même temps l’une que l’autre. a. m.
  114. En prenant congé de cette pauvre folle, l’auteur fera remarquer ici que la première idée de ce caractère, auquel il fit ensuite de grands changements, lui fut inspirée par celui d’une personne qu’on nommait généralement et qui se donnait elle-même le nom de Fanny l’Insensée, et qui voyageait toujours avec un petit troupeau de moutons. Les détails suivants, qui nous ont été fournis par l’obligeance infatigable de M. Train, contiennent probablement tout ce qu’il est maintenant possible d’apprendre de son histoire, quoique plusieurs personnes, au nombre desquelles se trouve l’auteur, puissent se rappeler d’avoir entendu parler de Fanny dans leur jeunesse.
    « Depuis quelque temps, dit M. Train, mes heures de loisir ont été principalement employées à me procurer des détails sur la folle appelée Fanny l’insensée, qui parcourut toute l’Écosse et l’Angleterre depuis 1767 jusqu’à 1775, et dont l’histoire ressemble tellement à un roman, que j’ai pris toutes les peines possibles pour recueillir toutes les particularités qui pouvaient se rattacher à elle dans les comtés d’Ayr et de Galloway.
    « Lorsque Fanny l’Insensée parut pour la première fois dans le comté d’Ayr, durant l’été de 1709, elle y attira beaucoup l’attention ; car elle était accompagnée de douze ou treize moutons, qui semblaient tous doués de facultés tellement supérieures à la race ordinaire de ces animaux qu’ils excitèrent l’étonnement universel. Elle avait pour chacun un nom différent, auquel ils répondaient quand leur maîtresse les appelait : et de même ils obéissaient de la manière la plus surprenante aux ordres qu’elle jugeait à propos de leur donner. Lorsqu’elle voyageait, elle marchait toujours à la tête de son troupeau, qui la suivait derrière de très-près ; lorsqu’elle se couchait la nuit dans les champs (car elle ne voulait jamais entrer dans une maison), ils se disputaient toujours à qui coucherait le plus près d’elle, de sorte qu’étant ainsi entourée elle était à l’abri du froid. Quand elle essayait de se lever de terre, un vieux bélier, qu’elle appelait Charlie, réclamait toujours le seul privilège de l’aider, poussant de côté tous ceux qui étaient sur son passage jusqu’à ce qu’il arrivât devant sa maîtresse ; il courbait alors la tête presque jusqu’à terre, afin qu’elle pût poser ses mains sur ses cornes, qui étaient très-larges ; il la soulevait ensuite doucement de terre en relevant sa tête. S’il lui arrivait de quitter son troupeau pendant qu’il paissait, aussitôt que les pauvres animaux avaient découvert qu’elle était partie, ils commençaient à bêler d’une manière pitoyable, et ne cessaient leurs plaintes que lorsqu’elle revenait : ils témoignaient alors leur joie en venant se frotter contre sa robe et en bondissant autour d’elle.
    « Fanny l’Insensée, comme d’autres créatures dont l’esprit est aliéné, ne se plaisait pas à se parer ; elle portait sur sa tête un mauvais chapeau rabattu, un vieux plaid sur ses épaules, et tenait toujours à la main une houlette de berger ; elle déclarait souvent que nulle considération ne pourrait la déterminer à se dessaisir d’aucun de ces objets. Lorsqu’on lui demandait pourquoi elle attachait tant de prix à des choses si insignifiantes en apparence, elle racontait quelquefois l’histoire de ses malheurs avec une grande brièveté, telle qu’on va la lire :
    « Je suis la fille unique d’un riche propriétaire du nord de l’Angleterre ; mais j’aimai le berger de mon père, et voilà ce qui a causé ma ruine, car mon père, craignant que sa famille ne fût dégradée par une telle alliance, dans un accès de fureur tira un coup de pistolet à mon amant et le blessa à mort. J’arrivai à temps pour recevoir le dernier adieu du mourant et pour lui fermer les yeux. Il me légua le peu qu’il possédait ; mais je n’acceptai que ses moutons, pour être mes seuls compagnons pendant ma vie, et ce chapeau, ce plaid et cette houlette, que je porterai jusqu’à ce que je descende au tombeau. »
    « Telle est la substance d’une ballade contenant quatre-vingt-quatre vers, et que j’ai copiée dernièrement sous la dictée d’une vieille femme de ces lieux, qui dit l’avoir vue imprimée avec une gravure sur la page du titre représentant Fanny avec son troupeau derrière elle. Comme cette ballade, à ce qu’on prétend, a été composée par Love, auteur du Rêve de Marie, je suis surpris que Tromek n’en ait pas fait mention dans ses Essais sur le Nithsdule et dans son Recueil des chansons de Galloway ; mais peut-être ne l’a-t-il pas jugée digne d’occuper une place dans sa collection, à cause du très-peu de mérite de la composition, que le manque de place m’empêche de transcrire ici. Mais si je croyais que vous ne l’eussiez jamais vue, je saisirais la première occasion de vous l’envoyer.
    « Après avoir fait le tour du Galloway en 1769, pendant que Fanny poursuivait sa marche errante dans les environs de Moffat, pour se rendre à Édimbourg, où j’ai appris qu’elle était aussi très-connue, le vieux Charlie, son bélier favori, vint à entrer dans une basse-cour ; ce que le propriétaire ayant remarqué, il lâcha sur lui un gros chien qui poursuivit le pauvre animal jusqu’à ce qu’épuisé il tomba de lassitude. Ce fut un triste accident pour Fanny, et qui parut renouveler toutes les douleurs qu’elle avait éprouvées à la mort de son amant. Pendant quelques jours, elle ne voulut point se séparer de son vieil ami ; ce fut avec beaucoup de peine qu’elle consentit à ce qu’on l’enterrât ; cependant, désirant payer un tribut à sa mémoire, elle couvrit sa tombe de mousse, et l’entoura d’un petit treillage de joncs, et tous les ans elle revenait dans cet endroit, arrachait les mauvaises herbes qui couvraient la tombe, et réparait le treillage. Ceci ressemble beaucoup à un roman, cependant je crois que c’est un fait réel. Le tombeau de Charlie est encore sacré en ce moment pour les enfants de ce voisinage. C’est peut-être le seul exemple de l’observation de la loi de Kenneth, qui dit : « La tombe qui renferme celui qui a été tué restera intacte pendant sept ans. Que chaque tombeau soit regardé comme sacré, et que personne ne s’avise de les fouler aux pieds. »
    « Pendant les frimas de l’hiver, aussi bien que dans la plus belle saison de l’année, elle continuait le cours de sa vie errante, et aucune prière, aucune offre, aucune promesse, ne purent jamais l’y faire renoncer. Feu le docteur Fullarton de Rosemount, dans les environs d’Ayr, ayant bien connu son père lorsqu’il était en Angleterre, essaya pendant une saison rigoureuse, par tous les moyens possibles, de la retenir quelques jours à Rosemount, jusqu’à ce que le temps devînt plus doux ; mais quand elle se fut un peu reposée, et que son troupeau se fut repu, elle éleva sa houlette en l’air, ce qui était le signal qu’elle donnait à ses moutons quand elle voulait en être suivie, et ils se remirent en marche tous ensemble.
    « Mais l’heure de la fin tragique de Fanny approchait, et on aurait dit que la pauvre créature était impatiente d’arriver au lieu où devait se terminer sa carrière mortelle. Elle se rendit à Glasgow ; et tandis qu’elle traversait cette ville, une foule de polissons, attirés par la singularité de son aspect et la vue de tant de moutons qui lui obéissaient, se mirent à la tourmenter, à lui jouer mille tours, et finirent par l’irriter tellement qu’elle leur jeta de la terre et des briques ; ils se vengèrent si cruellement qu’elle fut tuée à coups de pierres entre Glasgow et Anderston.
    « La crédulité populaire a ajouté plusieurs circonstances superstitieuses à la véritable histoire de celle créature singulière. On dit que le fermier qui avait été cause de la mort de Charlie se noya lui-même, bientôt après, dans un étang, et que la main dont un boucher de Kilmarlok avait frappé un de ses autres moutons se paralysa et se dessécha jusqu’aux os. Dans l’été de 1769, à son passage dans New-Cumnock, un jeune homme du nom de William Forsyth, fils d’un fermier de la même paroisse, la tourmenta tellement qu’elle désira qu’il ne revît pas le jour suivant ; à ces mots il retourna chez lui, et se pendit dans la grange de son père. Je ne doute pas qu’on ne se souvienne encore de beaucoup d’histoires de ce genre dans d’autres cantons qu’elle a parcourus. »
    Voilà ce que dit M. Train. L’auteur ajoutera seulement à cette narration que Fanny l’Insensée et son petit troupeau étaient bien connus des habitants des campagnes.
    En essayant d’introduire un tel caractère dans son roman, l’auteur a senti qu’il s’exposait au risque d’une comparaison avec la folle de Sterne. D’ailleurs la marche du récit aurait été autant retardée par le troupeau de Fanny l’Insensée que la marche nocturne de Don Quichotte le fut par le conte de Sancho sur les chèvres auxquelles on fit traverser la rivière dans un bac.
    L’auteur se permettra d’ajouter que, malgré l’exactitude de son ami M. Train, il y a lieu d’espérer que la violence commise sur Fanny l’Insensée et son petit troupeau ne fut pas portée à une telle extrémité, il n’est dans la narration fait mention d’aucun jugement à ce sujet, ce qui n’aurait pas manqué d’avoir lieu si cet événement s’était passé de la manière dont il est rapporté ; et l’auteur a entendu dire que c’est sur la frontière qu’elle a été vue la dernière fois, et vers la lisière des monts Cheviot, et qu’elle n’avait plus son petit troupeau.
  115. En 1725, il y eut une grande émeute à Glasgow, à l’occasion d’un impôt sur la drèche. Parmi les troupes levées pour rétablir l’ordre, figuraient des compagnies d’Highlanders levées dans le comté d’Argyle, et qu’une chanson satirique de l’époque désigna sous le titre de Voleurs. Cette sédition fut appelée sédition de Shawfield, du nom du prévôt et membre du parlement contre lequel elle était dirigée.
  116. Lac saint. a. m.
  117. Les presbytériens rigides ne reconnaissaient pas aux seigneurs le droit de nommer des ministres, qui, suivant eux, ne pouvaient être choisis que par le libre suffrage de leur congrégation. a. m.
  118. Secte religieuse très-ancienne en Écosse. Culde, en gaélique, veut dire cénobite. a. m.
  119. Il paraît que Patrick Walker tirait vanité de l’exploit dont il est ici question, et il y a lieu de craindre que cet excellent personnage n’eût été fort irrité qu’on cherchât à lui en associer un autre pour le massacre d’un garde-du-corps du roi. Il aurait eu d’autant plus de droit de s’offenser de voir un autre en partager la gloire, qu’outre qu’ils étaient trois contre Gordon, ils avaient encore l’avantage des armes à feu.
    La manière dont il justifie ses droits à cet exploit, sans pourtant se compromettre par aucun aveu direct, est vraiment curieuse.
    Voici comment il s’exprime :
    « Je vais faire un récit bref et véridique de la mort de cet homme, ce qui d’abord n’avait pas été mon intention, décidé maintenant, si telle est la volonté du Seigneur, à donner des détails exacts sur cet événement et d’autres non moins remarquables, qui, par les décrets de la Providence, me sont arrivés dans ce monde. Ce Francis Gordon passait généralement pour être entré dans les volontaires avec de mauvaises intentions ; il ne pouvait rester tranquille dans sa troupe, il fallait toujours qu’il allât à la découverte de ceux qui se cachaient pour se soustraire aux persécutions. Les troupes de Meldrum et d’Airly étant à Lanark le premier jour de mars 1682, M. Gordon et un autre de ses camarades, aussi méchant que lui, avec deux domestiques et quatre chevaux, vinrent à Killaigow, à deux milles de Lanark, pour y chercher William Caigow et d’autres qui s’y tenaient cachés.
    « M. Gordon, en traversant la ville, se permit des impertinences avec les femmes. À la nuit, il alla à un mille de là dans un endroit nommé Esaler-Seat, chez un nommé Robert Muir, qui se cachait aussi. Le camarade de Gordon et les deux domestiques allèrent se coucher ; mais lui ne put dormir, criant toute la nuit après les femmes. Quand le jour vint, il prit son épée et se rendit à Moss-Platt ; quelques-uns des nôtres, qui avaient passé toute la nuit dans les champs, se mirent à fuir quand ils l’aperçurent : ils les poursuivit. Jacques Wilson, Thomas Young et moi-même, ayant été en assemblée toute la nuit, nous nous étions couchés vers le matin. Nous fûmes alarmés, pensant qu’ils étaient plus d’un sur nos traces : Gordon nous poursuivit si bien qu’il nous atteignit. Thomas Young lui dit : « Monsieur, pourquoi nous poursuivez-vous ? » Il répondit qu’il voulait nous envoyer dans l’enfer. Jacques Wiison dit : « Cela ne sera pas, car nous nous défendrons. » Gordon répondit que lui ou nous allions y aller. Et en disant ces mots il frappa Jacques Wilson de son épée, avec une fureur si aveugle qu’il ne fit que traverser l’habit de celui-ci. Jacques tira sur lui et le manqua. Pendant ce temps il criait que son âme était damnée. À la fin Gordon reçut une balle dans la tête, d’un petit pistolet de poche, plutôt fait pour amuser un enfant que pour tuer un homme si violent et si furieux, et qui cependant l’étendit mort. Ledit William Caigow et Robert Muir nous joignirent en ce moment. Nous le fouillâmes pour savoir s’il avait des papiers, et nous trouvâmes sur lui une longue liste contenant les noms des victimes destinées à la mort ou à la prison. Je la déchirai en mille morceaux. Il avait aussi quelques livres papistes et des billets à ordre que nous remîmes dans sa poche. Il en était tombé un dollar qui fut ramassé par un pauvre homme. C’est ainsi que Gordon alla, à quatre milles de Lanark, et a près d’un mille de son camarade, chercher la mort, et qu’il l’y trouva. Et quoique nous ayons été condamnés pour cela, je ne comprends pas comment personne a pu condamner des gens qui agissaient dans leur propre défense, ce que les lois de Dieu et celle de la nature permettent à tous les hommes. Quant à moi, ma conscience ne m’a jamais rien reproché à ce sujet. Quand je vis son sang couler, j’aurais voulu que le sang de tous les ennemis déclarés du Seigneur qui sont en Écosse eût été dans ses veines ; je me serais réjoui de le voir s’épuiser jusqu’à la dernière goutte dans cette occasion. Je me suis souvent étonné de voir comment la plupart des ministres de ce temps, pleins de tiédeur pour les intérêts de la religion, criaient à l’assassinat, et faisaient plus de bruit quand il nous arrivait de tuer un de nos ennemis en nous défendant, que lorsque vingt de nous étaient massacrés par ceux-ci. Aucun des hommes présents dans cette occasion ne fut interpellé pour ce fait que moi. »
    Thomas Young fut ensuite exécuté à Machline, mais non pas pour cette affaire ; Robert Muir fut banni ; Jacques Wilson survécut à la persécution ; William Caigow mourut dans la prison de Canongate au commencement de 1685. M. Wodrew est mal informé quand il dit qu’il a souffert la mort.
  120. Eau-de-vie d’orge aromatisée, que l’on nomme communément whisky. a. m.
  121. Nom d’un chant religieux en Écosse. a. m.
  122. Autrefois, en Écosse, quand les propriétaires étaient aussi réguliers que leurs inférieurs à entendre le service paroissial, une sorte d’étiquette voulait qu’on attendît l’arrivée du principal personnage avant de commencer la cérémonie religieuse. a. m.
  123. C’est-à-dire qu’il peut nuire à ceux qui sont moins élevés que lui. a. m.
  124. Comme la fleur solitaire qui naît dans l’enclos des jardins. a. m.
  125. Dans le vin et le jeu évitez la violence.a. m.
  126. L’auteur s’excuse ici d’un anachronisme ; mais cela importe peu dans un roman.
  127. La baie du Bandit. a. m.
  128. Il a tonné à gauche. a. m.
  129. Deux déprédateurs fameux à cette époque. a. m.