La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 49

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 523-529).


CHAPITRE XLIX.

LA BIBLE.


On a placé sur ma tête une vaine couronne, et mis dans ma main un sceptre stérile qui doit passer de là dans celle d’un étranger, car je n’ai pas de fils pour me succéder.
Macbeth.


À compter de cette époque, les deux sœurs, tout en continuant de prendre les plus strictes précautions pour mettre leur correspondance à l’abri d’être découverte, s’écrivirent à peu près deux fois par an. Dans ses lettres, lady Staunton parlait de la santé de son mari comme étant dans un état déplorable et exerçant une triste influence sur son caractère ; la sienne aussi paraissait s’altérer, et un des sujets sur lesquels elle revenait le plus souvent, était le chagrin qu’ils éprouvaient de n’avoir pas d’enfants. Sir George, toujours violent, avait pris en aversion celui qui devait hériter après lui du titre et des biens de la famille, parce qu’il le soupçonnait d’avoir irrité contre lui l’esprit de ses parents pendant son absence, et avait déclaré qu’il léguerait plutôt Willingham et toutes ses terres à un hôpital que de souffrir que son parent en possédât jamais un seul acre.

« S’il avait un enfant, disait sa malheureuse compagne, ou si du moins celui que nous avons perdu d’une manière si cruelle vivait encore, ce serait du moins un sujet d’attachement à la vie, et un motif pour reprendre courage ; mais le ciel nous a refusé un don que nous n’avions pas mérité. »

De semblables plaintes, variées quant à la forme, mais toujours les mêmes quant au fond, remplissaient toutes les lettres expédiées du vaste et triste château de Willingham à l’humble et heureux presbytère de Knocktarlity. Cependant, au milieu de ces inutiles murmures, les années s’écoulaient. John, duc d’Argyle et de Greenwich, mourut en 1743, universellement regretté, mais surtout par les Butler, auxquels il avait donné des marques si étendues de sa bienveillance. Ses biens passèrent à son frère, le duc Archibald, avec lequel ils n’eurent jamais de relations aussi intimes, mais qui leur continua la protection que le duc son frère leur avait accordée. Cette protection leur devint plus nécessaire que jamais ; car, après la révolte de 1745 et la dispersion des insurgés, la tranquillité des pays adjacents aux hautes terres fut considérablement troublée. Des maraudeurs, ou des hommes que le désespoir avait réduits à ce genre de vie, se rassemblèrent dans les retraites que leur offraient les montagnes les plus voisines des basses terres, qui devinrent le théâtre de leurs déprédations, et il n’est presque pas un vallon dans les environs pittoresques et maintenant si paisibles de Perth, de Stirling et de Dumbarton, dans lequel un ou plusieurs d’entre eux n’eussent établi leur résidence.

Le fléau de la paroisse de Knocktarlity était un certain Donacha-Dhu ou Dunaigh, c’est-à-dire le noir Duncan-le-Méchant, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Cet homme avait été autrefois chaudronnier ambulant, et faisait partie de ces vagabonds qui rôdaient dans ces cantons ; mais quand la police fut désorganisée par la guerre civile, il abandonna sa profession, et de demi fripon il se fit tout à fait voleur à la tête de trois ou quatre jeunes gens actifs et vigoureux ; étant lui-même hardi, entreprenant et parfaitement familiarisé avec tous les défilés des montagnes, il exerça son nouveau métier d’une manière très-lucrative pour lui-même et très-affligeante pour le pays.

Tout le monde était convaincu que Duncan Knock aurait pu réduire son homonyme Duncan-le-Noir, s’il l’eût voulu, car il y avait dans la paroisse une compagnie de jeunes gens vigoureux qui s’étaient réunis sous les drapeaux d’Argyle, et qui ayant à leur tête Duncan lui-même, s’étaient bravement comportés dans plusieurs occasions. Et comme personne ne doutait du courage du chef, on supposait généralement que Donacha avait trouvé moyen de se concilier ses bonnes grâces, ce qui n’était pas très-rare dans ce siècle et dans ce pays. On était d’autant plus porté à le croire, que les bestiaux de Davie Deans, qui appartenaient au duc, restaient toujours intacts, tandis que les vaches du ministre étaient enlevées par les brigands. Dans une tentative de ce genre, au moment où les bestiaux allaient être emmenés, Butler, se croyant permis d’en user ainsi dans un cas si urgent, se mit à la tête de quelques-uns de ses voisins, et parvint à sauver le troupeau. Davie Deans, malgré son extrême vieillesse, assista en personne à cet exploit, monté sur un petit cheval montagnard, et ceint de son vieux sabre, se comparant (car on pense bien qu’il ne manqua pas de s’attribuer tout le mérite de l’expédition) à David, fils de Jessé, quand il recouvra les dépouilles de Ziklag sur les Amalécites. Cette résistance courageuse eut un si bon effet, que Donacha-Dhu ou Dunaigh se tint pendant quelque temps à une distance respectueuse, et, bien qu’il fût souvent question de ses exploits éloignés, du moins il n’exerça pas ses déprédations dans le voisinage. Il s’y livra avec succès dans d’autres cantons, et fit parler de lui de temps en temps jusqu’en 1751, époque où, s’il est vrai que la crainte du second David l’eût tenu en respect, il fut délivré de ce frein par la mort du vénérable patriarche de Saint-Léonard, qui, en cette année, alla rejoindre ses pères.

Davie Deans mourut plein d’années et d’honneur. On croit (le temps précis de sa naissance n’étant pas bien connu) qu’il devait avoir vécu plus de quatre-vingt-dix ans, car il parlait souvent d’événements dont il avait été témoin, et qui se rapportaient à l’époque de la bataille du pont de Bothwell. On dit même qu’il y avait porté les armes ; car on raconte qu’une fois un laird jacobite pris de vin, ayant dit qu’il voudrait bien trouver un whig du pont de Bothwell pour lui couper les oreilles, Davie lui apprit avec une gravité toute particulière que, pour peu qu’il le désirât, il n’avait qu’à essayer, car il en avait un sous la main, et Butler fut obligé d’intervenir pour rétablir la paix.

Il rendit le dernier soupir dans les bras de sa fille bien-aimée, remerciant la Providence de tous les biens qu’elle lui avait accordés dans cette vallée de misères et de larmes, ainsi que des épreuves dont elle les avait mêlés, les ayant trouvées nécessaires, disait-il, pour mortifier cet esprit de présomption et de confiance dans ses facultés, qui avait fourni des armes contre lui à l’ennemi du genre humain. Il pria de la manière la plus touchante pour Jeanie, son mari et ses enfants, et pour que la manière dont elle avait rempli ses devoirs envers un pauvre vieillard lui obtînt de longs jours sur la terre et la félicité dans les deux. Puis, par une prière pathétique, trop bien comprise de ceux qui connaissaient les malheurs de sa famille, il sollicita le divin pasteur des âmes, quand il réunirait son troupeau, de ne pas oublier la brebis qui s’était égarée et qui pouvait être alors la proie du loup dévorant. Il pria pour la Jérusalem nationale, pour que la paix régnât dans le pays et la prospérité dans ses palais, pour le honneur de la maison d’Argyle et la conversion de Duncan de Knockdunder. Il se tut ensuite, ses forces étant épuisées, et ne prononça plus aucune parole distincte. On l’entendit bien, à la vérité, murmurer confusément les mots d’apostasie nationale ; mais, comme le remarqua May Hetly, il n’avait plus sa tête, et il est probable que ces expressions ne s’échappèrent de ses lèvres que par un mouvement machinal, un reste d’habitude, et qu’il mourut en paix avec tous les hommes. Une heure après, il s’endormit dans le Seigneur.

Malgré l’âge avancé de son père, sa mort porta un coup cruel à mistress Butler. Une grande partie de son temps avait été consacrée à s’occuper de sa santé et à le prévenir dans tous ses désirs, et lorsque le bon vieillard n’exista plus, elle trouva dans sa propre existence un vide qui dans les premiers moments lui faisait croire qu’elle avait accompli la plus grande partie de ce qu’elle avait à faire dans ce monde. La fortune de Davie Deans, qui s’élevait à près de 1,500 livres sterling de capital disponible, servit à augmenter celle des habitants du presbytère sans en adoucir les regrets. Cependant Butler réfléchit mûrement et non sans quelque embarras aux moyens de placer cette somme de la manière la plus avantageuse à sa famille.

« Si nous plaçons notre argent sur hypothèque, » disait-il à Jeanie, « nous risquons d’en perdre l’intérêt, témoin cette somme assurée sur Lounsbeck, dont votre père n’a jamais pu tirer ni principal, ni intérêt. Si nous le mettons dans les fonds publics, nous nous exposons à nous voir tout enlever comme ceux qui avaient mis des capitaux dans cette entreprise de la mer du Sud. Le petit bien de Craigsture est à vendre. Il est à deux milles de la manse, et Knock dit que Sa Grâce ne pense pas à l’acheter. Mais on en demande 2,500 livres sterling, et ce n’est pas étonnant, car il les vaut bien ; j’emprunterais bien le surplus, mais le créancier n’aurait qu’à vouloir être remboursé tout d’un coup quand nous n’y serions pas préparés, et d’ailleurs, si je mourais avant d’avoir payé, ma famille se trouverait dans l’embarras. — Ainsi donc, si nous avions l’argent qu’il faut, nous pourrions acheter ces bons pâturages, où l’herbe croît de si bonne heure ? — Certainement, ma chère, et Knockdunder, qui s’y connaît, me le conseille fortement. Il est vrai que c’est son neveu qui veut vendre cette terre. — Eh bien ! Reuben, dit Jeanie, vous n’avez qu’à chercher un texte dans l’Écriture, comme vous avez fait une fois que vous y avez trouvé de l’argent ; essayez d’avoir recours encore une fois à la Bible. — Ah, Jeanie ! » dit Butler en riant et lui pressant la main en même temps, » dans notre siècle on ne voit pas deux fois les miracles. — Nous allons voir, » dit Jeanie avec calme ; et ouvrant une armoire où elle gardait son miel, son sucre, ses confitures et ses médecines les plus ordinaires, en un mot qui lui servait à peu près d’office, elle déplaça des fioles et des pots jusqu’à ce que du coin le plus sombre et derrière une triple rangée de bouteilles et de bocaux, elle tira une espèce de vieux bidon fêlé, couvert d’un morceau de cuir attaché par-dessus. Ce secrétaire d’un nouveau genre semblait rempli de papiers sans ordre, d’entre lesquels Jeanie tira une vieille Bible à agrafes, qui avait servi à Davie Deans dans sa jeunesse lorsqu’il était errant à cause des persécutions, et qu’il avait donnée à sa fille quand la faiblesse de sa vue l’avait forcé d’en prendre une imprimée en plus gros caractères. Elle la remit à Butler, qui avait suivi ses mouvements avec quelque surprise, et le pria de voir ce que ce livre pourrait faire pour lui. Il en ouvrit les agrafes, et à son grand étonnement un grand nombre de billets de 50 livres sterling se détacha des feuillets entre lesquels ils avaient tous été mis séparément et vinrent voler sur le plancher. « Je n’avais l’intention de vous parler de mes richesses, Reuben, » lui dit sa femme en souriant, « que sur mon lit de mort ou peut-être dans quelque embarras de famille, mais il vaut mieux les employer à acheter ces riches pâturages que de les laisser dans cette vieille armoire sans en tirer aucun parti. — Mais comment cet argent peut-il vous être venu, Jeanie ? Savez-vous qu’il y a plus de 1,000 livres sterling ? » dit Butler en ramassant les billets et les comptant.

« Il y en aurait dix mille, qu’ils n’en seraient pas moins à nous honnêtement, dit Jeanie, et ma foi, je n’en sais pas trop le compte, seulement il y a là tout ce que j’ai reçu. Et quant à la manière dont cet argent m’est venu, Reuben, je ne puis que vous répéter que je l’ai acquis honorablement ; mais c’est un secret qui est moins le mien que celui des autres, sans quoi vous l’auriez su depuis long-temps. Je ne puis donc répondre à aucune question là-dessus, et vous me désobligeriez en m’en faisant. — Répondez-moi seulement à une seule, dit Reuben : cet argent est-il bien à vous seule sans contestation et pour en disposer comme il vous plaît ? Est-il possible que personne que vous n’ait des droits à une somme si considérable ? — Elle était à moi pour en disposer comme je voudrais, et je l’ai déjà fait, car elle est maintenant à vous, Reuben. Vous êtes Butler-Bible maintenant tout aussi bien que votre grand-père auquel mon pauvre père en voulait tant. Seulement, si vous ne vous y opposez pas, je serais bien aise que Phémie eût une bonne partie de cet argent après nous. — Certainement, si vous le désirez. Mais qui dans le monde se serait jamais avisé de choisir une telle cachette pour y enfermer des richesses terrestres ? — C’est là une de mes vieilles manies, comme vous les appelez, Reuben ; d’ailleurs je pensais que si Donacha-Dhu venait à faire une descente chez nous, la Bible serait la dernière chose sur laquelle il mettrait la main ; mais je vous promets que s’il m’en arrive encore, ce qui n’est pas improbable, je vous le remettrai, et vous pourrez en disposer comme bon vous semblera. — Et décidément, je ne puis pas vous demander comment cet argent vous est arrivé ? dit le ministre. — Non, en vérité, Reuben ; car, si vous me pressiez bien fort, je pourrais finir par vous le dire, et dans ce cas j’aurais tort. — Mais dites-moi, reprit Butler, si c’est quelque chose qui vous trouble l’esprit. — Les richesses de ce monde sont toujours accompagnées de bien et de mal, Reuben ; mais il ne faut pas m’en demander davantage, cet argent ne me lie à rien, et personne ne nous en demandera jamais compte. — À coup sûr, » dit Butler après avoir encore une fois compté les billets, comme pour s’assurer que ce n’était pas une illusion, « personne n’eut jamais dans le monde une femme comme la mienne ; les bénédictions du ciel semblent la suivre. — Jamais, dit Jeanie, depuis la princesse enchantée dont parlent les contes de fées, qui faisait tomber des nobles d’or d’un côté de sa chevelure en se peignant, et de l’autre des dollars d’argent. Mais allez à vos affaires maintenant, ministre, et ne tenez pas ainsi ces billets dans votre main, ou je les remettrai dans la vieille armoire, de peur qu’il ne leur arrive malheur. Nous sommes un peu trop voisins des montagnes pour n’avoir pas à craindre qu’on nous croie de l’argent à la maison, dans des temps comme ceux-ci. D’ailleurs, il faut aller conclure le marché avec Knockdunder, qui est chargé de vendre le bien, et ne soyez pas assez simple pour lui faire connaître cette trouvaille ; mais marchandez-le jusqu’à un sou, comme si vous étiez obligé d’emprunter l’argent pour compléter le prix. »

En donnant ce dernier conseil à son mari, Jeanie montra que si elle ne savait pas tirer d’autre parti de l’argent qui lui venait entre les mains que de le cacher et de l’amasser, cependant elle avait quelque chose de la prévoyance et de l’esprit de calcul de son père Davie, et même dans les affaires humaines, et comme Reuben Butler était un homme sage, il partit, et se conduisit de la manière que sa femme le lui avait conseillé.

La nouvelle se répandit bientôt dans la paroisse que le ministre avait acheté Craigsture. Quelques-uns en furent bien aises et l’en félicitèrent, d’autres regrettèrent que le bien fût sorti d’une famille qui l’avait possédé si long-temps. Cependant ses confrères, apprenant qu’il était obligé de faire un voyage à Édimbourg, vers le dimanche de la Pentecôte, pour y recueillir les fonds de Davie Deans, afin de compléter la somme destinée à son acquisition, profitèrent de cette occasion de le nommer leur délégué à l’assemblée générale ou convention de l’Église d’Écosse, qui a lieu ordinairement vers la fin du mois de mai.