La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 47

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 505-512).


CHAPITRE XLVII.

QUELQUES ANNÉES DE CALME.


Dieu ! quel est celui qui, libre de vivre dans ce séjour riant et paisible, pourrait lui préférer le tumulte de la cour ?
Shakspeare.


Après un espace de temps raisonnable, Butler se trouva commodément établi dans son presbytère, et Jeanie se vit installée avec son père à Auchingower. Sans dire combien il fallut de temps pour cela, nous prions chaque lecteur de fixer lui-même la durée de cet intervalle d’après les idées de convenance qu’il peut avoir. En un mot, après la proclamation ordinaire des bans et toutes les autres formalités, les longues amours de ce digne couple furent couronnées par les saints nœuds du mariage. Dans cette occasion, Davie Deans tint ferme, et ne voulut pas entendre parler de flûtes, de violons, de danses, et autres iniquités semblables, à la grande fureur du capitaine Knockdunder, qui dit que s’il eût deviné que la noce ne serait qu’une maudite assemblée de quakers, il se serait bien gardé de passer le seuil de leur porte.

Le gracieux Duncan conserva même tant de rancune dans cette occasion, que diverses escarmouches, suivant l’expression de Davie, eurent lieu entre eux deux sur le même sujet, et qu’une visite que le duc vint faire à Roseneath y mit seule un terme. Dans cette occasion cependant Sa Grâce témoigna tant d’égards à M. et mistress Butler, et le vieux Davie lui-même fut tellement en faveur près de lui, que Knockdunder jugea prudent de changer de conduite envers ce dernier. Dès cette époque, en parlant d’eux à ses amis, il les représentait toujours comme de dignes et braves gens, un peu trop rigoureux dans leurs idées ; mais après tout il valait mieux que ces habits noirs péchassent par une trop grande rigidité. Quant à Davie en particulier, il convenait que c’était un véritable connaisseur en bestiaux, et qu’il ne manquait pas d’un certain bon sens, si ce n’étaient ses sottises caméroniennes, qu’on perdrait son temps à chercher à lui arracher de la tête par la force de la raison ou autrement. Ainsi donc, en évitant les sujets qui pouvaient faire naître des disputes, les personnages de notre histoire vécurent en très-bonne intelligence avec le gracieux Duncan ; seulement il continua de porter l’affliction dans l’âme de Davie et de donner un exemple dangereux à la congrégation en apportant sa pipe à l’église les jours d’hiver, quand le froid était rigoureux, et en dormant presque toujours pendant le sermon quand on était dans l’été.

Mistress Butler, que nous devons, s’il est possible, cesser d’appeler du nom familier de Jeanie, apporta dans l’état du mariage cette fermeté de caractère, cette âme aimante et affectueuse, ce sens droit, cet esprit d’activité et d’industrie, en un mot, toutes les bonnes qualités dont elle s’était montrée douée étant fille. Elle était sans doute bien loin de posséder les connaissances de Butler, mais aucune femme n’avait plus de vénération pour l’érudition de son mari : si elle n’était pas en état de comprendre ses dissertations théologiques, en revanche aucun ministre des environs n’avait son humble dîner si bien préparé, ses habits et son linge si bien tenus, son parloir si propre et en si bon ordre, et enfin ses livres mieux époussetés.

S’il parlait à Jeanie de ce qu’elle ne comprenait pas, et s’il mettait dans ses harangues un peu plus d’érudition et de pédantisme que besoin n’était (car le brave homme payait son tribut aux faiblesses de l’humanité, et de plus on se souviendra qu’il avait été maître d’école), elle l’écoutait dans un respectueux silence ; mais quand le point dont il s’agissait avait rapport à la vie réelle et était à la portée d’un esprit naturellement lucide, elle avait des vues plus étendues et un jugement plus pénétrant que le sien. Quand il arrivait à mistress Butler de se mêler dans la société, on ne lui trouvait pas tout à fait cette politesse de manières que l’usage du monde peut seul donner, mais elle était animée d’un désir évident de plaire et d’obliger, et de plus elle possédait cette civilité naturelle que donnent le bon sens et un bon cœur, et qui, unie à la vivacité et à la gaieté, la rendait chère à tous ceux qui étaient en relation avec elle. Malgré les soins qu’elle donnait à son ménage, différente en cela de bien des femmes qui, en s’occupant de leur intérieur, en font une excuse pour s’abandonner à la négligence et à une malpropreté qui leur donne l’air de servantes, elle avait toujours la tenue propre et soignée d’une respectable maîtresse de maison ; et lorsqu’à ce sujet elle recevait les compliments de Duncan Knock, qui jurait qu’il fallait qu’elle fût aidée par quelque fée pour que la maison fût toujours si propre sans qu’on vît personne la balayer, elle répondait modestement qu’on pouvait faire beaucoup de choses quand on savait bien régler l’emploi de son temps.

Duncan lui répliquait qu’il désirait ardemment qu’elle pût enseigner ce secret aux servantes du château, car il ne s’apercevait jamais qu’on lavât la maison, excepté quand il lui arrivait de se heurter les jambes contre le seau qu’elles laissaient en travers de la porte.

Nous passerons sous silence d’autres détails moins importants ; mais nous apprendrons au lecteur, qui le croira facilement, que le fromage de Dunlop promis au duc ne fut pas oublié, que Jeanie mit tous ses soins à le faire ; et qu’il fut si gracieusement reçu que cette offrande devint une redevance annuelle. Des présents et des lettres de remercîment pour les bons offices qu’elle en avait reçus furent aussi envoyés à mistress Bickerton et à mistress Glass, et Jeanie conserva avec ces deux femmes bienveillantes une correspondance amicale.

Il est surtout nécessaire d’informer le lecteur que dans l’espace de cinq ans mistress Butler eut trois enfants, deux garçons et une fille, tous sains et robustes, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Les garçons furent nommés Davie et Reuben, ordre de nomenclature qui donna beaucoup de satisfaction au vieux héros du Covenant ; et la fille, d’après le vœu particulier de sa mère, fut appelée du nom d’Euphémie, un peu contre le gré de son mari et de son père, qui cependant aimaient trop mistress Butler et lui étaient trop redevables du bonheur dont ils jouissaient, pour lui refuser une chose qu’elle demandait avec de si vives instances et qui pouvait lui procurer une satisfaction personnelle. Cependant, par un sentiment que je n’entreprendrai pas d’expliquer, l’enfant ne fut jamais appelée Effie, mais Phémie, qui est une abréviation également employée en Écosse pour le nom d’Euphémie.

Au sein de cette félicité paisible et sans éclat, qui n’était interrompue que par ces petites contrariétés et ces tracasseries qui troublent la vie la plus uniforme, mistress Butler avait deux sujets de peine qui venaient se mêler à son bonheur : sans cela ? disait-elle à son mari, son existence aurait été trop heureuse, et peut-être, ajoutait-elle, avait-elle besoin de quelque épreuve dans ce monde pour lui rappeler qu’il en existait un meilleur.

Le premier était causé par certaines escarmouches polémiques qui avaient lieu entre son père et son mari, et qui, malgré l’estime et l’attachement qu’ils avaient l’un pour l’autre, malgré la tendre affection qu’ils lui portaient, malgré même leur parfait accord sur le fond et sur la sévérité des principes presbytériens, menaçaient souvent de dégénérer en une lutte sérieuse. Davie Deans, comme le lecteur l’a déjà pu remarquer, était presque intraitable en fait d’opinions ; et s’étant décidé à devenir membre de la session ecclésiastique (ou presbytère) dans l’église de Roseneath, il se croyait doublement obligé de montrer qu’en agissant ainsi il ne s’était relâché en aucune façon de son ancienne austérité, ni en théorie ni en pratique. Or M. Butler, tout en rendant justice aux intentions de son beau-père, était d’avis qu’il valait mieux laisser dans l’oubli des points de division et de séparation sur des minuties, et agir de la manière la plus propre à attirer et réunir tous les esprits qui professaient de bonne foi la même religion. En outre, comme savant, il n’était nullement satisfait de se voir dicter des lois par un beau-père d’une instruction bornée ; et comme ministre, il ne croyait pas convenable de se laisser diriger par un ancien de son église. Une pensée qui avait sa source dans un sentiment d’honnête fierté lui faisait souvent porter la contradiction un peu plus loin qu’il n’aurait dû. « Mes confrères, dit-il, supposeront que je cherche à flatter le vieillard afin de m’assurer sa succession, si je me range de son avis et lui cède dans toutes les occasions ; et d’ailleurs il a beaucoup d’idées sur lesquelles je ne puis en conscience être d’accord avec lui. Je ne saurais persécuter dans de vieilles femmes de soi-disant sorcières, et je n’irai pas exciter des scandales en dévoilant les fautes des jeunes filles, qui seraient restées inconnues. »

Il résultait de cette différence d’opinion que sur beaucoup de points délicats Davie accusait son gendre d’une indulgence coupable, de tolérance pour certaines erreurs du temps, ou d’indifférence à signaler quelques petits sujets de scandale et fama clamosa, ou à protester contre les apostasies et les scandales du temps : toutes choses qu’il regardait comme un relâchement dans la discipline. Quelquefois l’aigreur se mêlait à la dispute. Alors mistress Butler intervenait comme un ange médiateur, et la douceur de son caractère, agissant comme un alcali, parvenait ordinairement à neutraliser l’acide caustique des controverses religieuses. Elle prêtait une oreille attentive et complaisante à leurs plaintes mutuelles, et cherchait toujours à excuser plutôt qu’à justifier entièrement celui pour lequel elle plaidait.

Elle rappelait à son père que Butler n’avait pas sa longue expérience, acquise dans des temps de persécution, où ceux qui souffraient pour la bonne cause avaient reçu en don la foi en une vie meilleure pour les dédommager des maux qu’ils enduraient dans celle-ci. Elle convenait que plusieurs saints ministres et confesseurs de ces temps-là avaient joui du privilège de la révélation, entre autres le bienheureux Peden, Lundie, Caméron, Renwick, John Caird le chaudronnier, initiés dans les secrets de la Providence ; et Élisabeth Melvil et lady Culross, qui pria dans son lit, qu’on avait mis dans une vaste chambre et qui était environné d’un grand nombre de chrétiens, et cela pendant trois heures, à l’aide de l’assistance divine ; et lady Robertland, qui eut six visions de grâce, et beaucoup d’autres de l’ancien temps, sans oublier M. John Scrimgeour, ministre de Kinghorn, qui, ayant un enfant mortellement malade des écrouelles, prit la liberté d’adresser ses plaintes à son Créateur avec une telle amertume de douleur et de si grands murmures, qu’à la fin il lui fut dit qu’on les exaucerait pour cette fois, mais qu’il se tînt averti de ne pas se permettre une telle hardiesse à l’avenir ; de sorte que, lorsqu’il rentra, il trouva son enfant sur son séant, sain et guéri, ses plaies fermées, et mangeant la soupe, lequel enfant vivait encore quand son père mourut. Mais, quoique ces choses pussent arriver dans ces temps d’épreuves, elle pensait que les ministres qui n’avaient pas été témoins de ces miracles devaient chercher leur règle de conduite dans les annales des anciens temps : c’est pourquoi Reuben étudiait soigneusement les saintes Écritures et les livres composés par les hommes justes et sages de l’antiquité ; mais quelquefois il arrivait que deux bienheureux saints se trouvaient d’un avis différent, comme deux vaches paissant dans le même pâturage ne vont pas toutes deux du même côté.

À tout cela, Davie répondait en soupirant : « Ah, ma fille ! tu n’as pas l’intelligence de ces choses ; mais ce même John Scrimgeour, qui prit d’assaut la porte du ciel comme on emporte une ville avec le canon, souhaitait dévotement que tous les livres pussent être brûlés à l’exception de la Bible. Reuben est un brave et bon garçon : je l’ai toujours reconnu pour tel ; mais je soutiendrai que, quand il refuse de découvrir et de signaler la liaison scandaleuse qui a existé entre Marguerite Kettlesides et Rory Mac-Rand, en les excusant sur ce qu’ils ont effacé leur péché par le mariage, il agit directement contre les lois de la discipline. Que dire aussi de cette Aily Mac-Clure de Deepheugh qui pratique toutes sortes d’abominations, telles que de dire aux gens la bonne aventure avec une coquille d’œuf ou des os de mouton, et expliquer des rêves et des présages ? N’est-ce pas un scandale de laisser vivre une telle misérable dans un pays chrétien ! c’est une chose que je soutiendrai devant tous les tribunaux civils et ecclésiastiques. — Vous avez raison, mon père, » répondait ordinairement Jeanie ; « mais il faut que vous me promettiez de venir dîner aujourd’hui au presbytère. Les enfants, ces pauvres petits, s’ennuient de ne pas voir leur bon papa, et Reuben ne dort jamais bien, ni moi non plus, quand vous êtes fâché contre nous. — Fâché ! Jeanie ; Dieu me préserve, Jeanie, d’être jamais fâché contre toi ou avec quiconque t’est cher ; » et le brave homme, mettant son habit des dimanches, allait dîner au presbytère.

Avec son mari, mistress Butler employait des moyens de conciliation plus directs et plus raisonnés. Reuben avait le plus profond respect pour la droiture d’intention du vieillard, un attachement sincère pour sa personne, et une véritable reconnaissance de l’amitié qu’il lui avait témoignée dès sa première jeunesse ; aussi, dans des occasions semblables, elle n’avait besoin pour calmer son irritation que de lui rappeler avec délicatesse l’âge de son beau-père, son peu d’éducation, ses préjugés, et ses chagrins domestiques. La moindre de ces considérations disposait Butler à des mesures de conciliation autant qu’il pouvait le faire sans déroger à ses principes. C’est ainsi que notre vertueuse et modeste héroïne rétablissait l’harmonie entre ceux qu’elle aimait, et méritait les bénédictions promises à ceux qui font renaître la paix parmi les hommes.

La seconde croix, pour nous exprimer comme Deans, qui venait traverser la félicité de mistress Butler, était de ne pas avoir reçu une seule fois des nouvelles de sa sœur, quoique quatre ou cinq ans se fussent écoulés depuis qu’elles s’étaient séparées sur le rivage de l’île de Roseneath, et d’ignorer entièrement ce qu’elle était devenue et la position où elle se trouvait. Elle n’avait pas dû s’attendre à une correspondance très-active, ni même la désirer, peut-être, dans leurs situations respectives ; mais Effie lui avait promis que, si elle vivait et que le sort lui fût prospère, sa sœur recevrait de ses nouvelles. Elle n’existait donc plus, ou bien elle était tombée dans un abîme de maux, puisqu’elle n’avait pas tenu sa promesse. Son silence était étrange et de funeste présage, et il plongeait Jeanie, qui ne pouvait oublier les premières années de leur jeunesse, dans les alarmes les plus cruelles sur la destinée de cette sœur qu’elle ne cessait de chérir : le voile qui la couvrait se déchira enfin.

Un jour que le capitaine de Knockdunder était venu au presbytère à son retour d’une excursion dans la partie montagneuse de la paroisse, après qu’on lui eut servi, à sa demande, une boisson composée de lait, d’eau-de-vie, de miel et d’eau, qu’il trouvait que mistress Butler préparait mieux qu’aucune femme en Écosse (car, dans toutes les choses de ce genre, elle se plaisait à étudier le goût de tous ceux qui l’entouraient), il dit à Butler : « À propos, ministre, j’ai une lettre pour votre digne femme ou pour vous, qu’on m’a remise à mon passage à Glasgow. Le port en est de quatre sous, que vous pouvez me payer ou jouer quitte ou double avec moi dans une partie de trictrac. »

Les jeux de trictrac et de dames étaient l’amusement favori de M. Whackbairn, le principal de l’école de Libberton. Le ministre se piquait donc d’être assez fort à ces deux jeux, et s’y livrait quelquefois comme à des amusements que ne défendaient pas les lois de l’Église, quoique Davie Deans, qui avait sur tous les points des principes beaucoup plus rigoureux, secouât la tête et soupirât profondément quand il apercevait la table de jeu dressée dans le parloir ; ou qu’il voyait les enfants jouer avec les dames ou les cornets de trictrac. Quelquefois aussi mistress Butler était grondée pour vouloir serrer dans quelque armoire ou soustraire aux yeux de son père ces jeux qui lui étaient si odieux : « Laissez-les où ils sont, Jeanie, lui disait Butler ; je n’ai pas à me reprocher de me livrer à ce délassement, ou à tout autre, d’une manière qui puisse nuire à des études plus sérieuses ou à des devoirs plus importants. Je ne veux donc pas qu’on puisse supposer que je me livre en secret et contre ma conscience à un amusement que je ne me permets pas assez souvent pour ne pouvoir le faire ouvertement et sans aucun remords. Nil conscire sibi, Jeanie, voilà ma devise ; ce qui exprime, ma bonne amie, la confiance et la sécurité qu’un homme doit éprouver quand il agit ouvertement et qu’il n’a rien à se reprocher. »

Telle était l’opinion de Butler ; il accepta le défi du capitaine, et remit la lettre à sa femme, en observant qu’elle était timbrée d’York ; mais que, si c’était l’écriture de mistress Bickerton, il fallait que cette dernière eût fait de grands progrès dans l’art d’écrire, ce qui eût été vraiment étonnant à son âge.

Laissant ces messieurs faire leur partie, mistress Butler alla faire ajouter quelque chose au souper ; car le capitaine Duncan s’était invité sans façon à passer la nuit chez eux. Elle ouvrit ensuite négligemment sa lettre ; mais, après avoir jeté les yeux sur les premières lignes, elle jugea nécessaire de se retirer dans sa chambre à coucher pour la lire sans interruption.