La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 43

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 465-479).


CHAPITRE XLIII.

UN COUP D’ŒIL EN ARRIÈRE.


Tu ne reverras plus ta sœur : tu as reçu son dernier embrassement.
Élégie sur mistress Anne Killigrew.


Cette seconde surprise avait été ménagée à Jeanie Deans, et accomplie au moyen de la baguette du bienfaisant enchanteur dont le pouvoir avait transplanté son père du rocher de Saint-Léonard aux bords du Gare-Loch. Le duc d’Argyle n’était pas homme à oublier la dette de reconnaissance qui lui avait été léguée par son grand-père en faveur du petit-fils de Butler-Bible. Il avait intérieurement résolu de nommer Reuben Butler à la cure de Knocktarlity, dont le ministre venait de mourir. Son agent reçut donc les instructions nécessaires pour agir dans ce but, avec la condition pourtant que les connaissances et le caractère de M. Butler le rendraient digne de cet emploi. Les renseignements pris à ce sujet lui furent aussi favorables qu’ils l’avaient été à Davie Deans lui-même.

Le duc d’Argyle, par cette nomination, servit plus essentiellement encore les intérêts de sa protégée Jeanie qu’il ne l’imaginait lui-même, puisque ce fut là ce qui contribua à détruire les obstacles que le père aurait pu apporter à son mariage, obstacles dont le duc ne soupçonnait pas même l’existence.

Nous avons déjà remarqué que Davie Deans avait contre Butler quelques préventions, qui venaient probablement de ce qu’il soupçonnait secrètement le pauvre sous-maître d’oser lever les yeux sur sa fille aînée. Ceci était, dans l’opinion de Davie, un péché de présomption, quoiqu’il n’eût encore reçu aucune ouverture, aucune proposition effective. Mais le profond intérêt que Butler avait pris à ses malheurs depuis le départ de Jeanie pour Londres, et qu’il ne pouvait attribuer, en l’absence de sa fille, qu’à son respect et son attachement pour lui-même, avait beaucoup adouci l’espèce d’irritabilité avec laquelle Davie l’avait traité quelquefois. Tandis qu’il était dans ces bonnes dispositions à l’égard de Butler, il arriva un autre incident qui eut beaucoup d’influence sur l’esprit du bon vieillard.

Aussitôt que Davie Deans se fut un peu remis de l’émotion que lui avait causée la disparition d’Effie, son premier soin fut de rassembler l’argent nécessaire pour compléter la somme que le laird de Dumbiedikes avait avancée pour le procès d’Effie et pour les besoins de Jeanie. Le laird, son cheval, son chapeau galonné et sa pipe n’avaient pas paru à Saint-Léonard depuis long-temps ; de sorte que, pour payer cette dette, Davie se vit dans la nécessité de se rendre lui-même au château de Dumbiedikes.

Il y régnait une activité à laquelle le vieux Deans s’attendait peu. Des ouvriers enlevaient quelques-unes des vieilles tapisseries pour les remplacer par d’autres. On grattait, on nettoyait, on lavait et repeignait partout ; on ne pouvait reconnaître la vieille maison qui avait été si long-temps le séjour de l’indolence. Le laird lui-même semblait tout préoccupé, et son accueil, quoique amical, n’était plus mêlé, comme autrefois, de respect et de cordialité. Il y avait aussi un changement, que Davie ne pouvait s’expliquer, dans l’extérieur de ce propriétaire. Ses vêtements étaient d’une forme plus moderne et ajustés avec une sorte d’élégance : c’étaient autant d’innovations. Le vieux chapeau lui-même avait l’air retapé et remis à neuf, le galon en avait été rafraîchi, et au lieu d’être placé sur la tête du laird en avant ou en arrière, à tout hasard, il était incliné sur l’oreille avec un air d’intention.

Davie Deans expliqua son affaire et compta son argent. Dumbiedikes prêta volontiers l’oreille à la première, et compta le second avec beaucoup d’attention, interrompant Davie, tandis qu’il parlait de la rédemption de la captivité de Judas, pour lui faire observer qu’il trouvait une ou deux des guinées un peu légères. Quand il fut satisfait sur ce point, et qu’il eut serré l’argent et signé un reçu, il adressa ces paroles à Davie avec un peu d’hésitation. « Jeanie vous aura sans doute écrit quelque chose, brave homme ? — Au sujet de l’argent ? répliqua Davie : sans doute elle m’en a parlé. — Et ne vous a-t-elle pas dit autre chose à mon sujet ? demanda le laird. — Non, si ce n’est qu’elle vous envoie ses compliments et ses bons souhaits… Que voulez-vous qu’elle dise ? » demanda Davie qui s’attendait à voir le laird s’expliquer enfin après avoir fait si long-temps la cour à Jeanie, si toutefois on peut donner ce nom à ses passives assiduités auprès d’elle. C’était bien en effet à quelque chose de semblable que le laird voulait en venir, mais non pas de la manière dont Davie Deans l’espérait et le désirait.

« Eh bien, brave homme, elle doit savoir ce qu’il lui faut, mieux que tout autre. Quant à moi, j’ai débarrassé la maison de Jenny Balchristie et de sa nièce. C’était une mauvaise clique, cela volait la viande et la bière, et laissait perdre le charbon. Je me marie dimanche. »

Quelque sentiment qu’éprouvât Davie à cette nouvelle inattendue, il était trop fier pour laisser voir sur son visage ou dans ses paroles la surprise désagréable qu’elle lui causait.

« Je vous souhaite beaucoup de bonheur, monsieur, par la grâce de celui d’où procède toute félicité ; le mariage est un état honorable. — Et je m’allie à une famille honorable, Davie ; j’épouse la plus jeune fille du laird de Lickpelf. Elle se met à l’église dans le banc qui est à côté du mien, et c’est ce qui fait que j’y ai pensé. »

Davie n’avait rien à répondre, aussi se contenta-t-il de souhaiter de nouveau beaucoup de bonheur au laird, de boire un coup de son vin, et de reprendre la route de Saint-Léonard, en revint sur l’instabilité des choses et des résolutions humaines. L’espérance qu’un jour Jeanie deviendrait lady Dumbiedikes s’était emparée de l’esprit de Davie plus qu’il ne se l’imaginait lui-même. Du moins jusqu’à présent cette union avait paru ne dépendre que de sa fille, lorsqu’il lui plairait de donner à son silencieux amant le moindre encouragement, et tout à coup cette perspective s’était évanouie à jamais. Davie retourna donc chez lui d’assez mauvaise humeur pour un homme si saint. Il en voulait à Jeanie de n’avoir donné aucune espérance au laird ; il en voulait au laird d’en avoir eu besoin, et enfin il s’en voulait à lui-même de l’humeur qu’il en ressentait.

À son retour, il apprit que l’agent du duc d’Argyle désirait le voir pour terminer les arrangements commencés entre eux. Ainsi, après un moment de repos, il fut obligé de repartir pour Édimbourg, ce qui fit dire à la vieille Mag Hettly que son maître se tuerait de fatigue si cela continuait.

Lorsqu’ils eurent parlé de l’affaire de la ferme, et que tout eut été conclu entre eux, l’homme de loi répondit aux questions que lui adressait Davie Deans sur l’état du culte dans cet endroit, que l’intention du duc était de placer dans la paroisse où il devait faire sa future résidence un jeune ecclésiastique d’une excellente réputation, nommé Reuben Butler.

« Reuben Butler ! s’écria Davie ; Reuben Butler, le sous-maître d’école de Libberton ? — Lui-même, dit l’agent du duc. Sa Grâce a reçu d’excellents renseignements sur son compte, et a d’ailleurs quelques obligations à un de ses ancêtres. D’après les ordres que j’ai reçus, peu de ministres se trouveront dans une position aussi agréable que M. Butler. — Des obligations ! le duc a des obligations à Reuben Butler ? Reuben Butler, un ministre titulaire de l’église d’Écosse ! » s’écria Davie dans un étonnement dont il ne pouvait revenir ; car le mauvais succès que Butler avait eu jusqu’à présent dans toutes ses entreprises, l’avait en quelque sorte fait considérer par Davie comme un de ces enfans envers lesquels la fortune se montre toujours marâtre, et qu’elle finit par déshériter tout à fait.

Il n’y a peut-être pas un moment où nous soyons plus disposés à parler favorablement d’un ami que celui où nous apprenons qu’il tient une place plus haute dans l’estime des autres que nous ne le supposions. Lorsque Davie Deans fut assuré que les affaires de Butler allaient changer de face, il exprima la plus grande satisfaction de l’heureuse perspective oui lui était offerte, et qui, observa-t-il, lui était entièrement due, à lui Davie. « C’est moi, dit-il, qui ai conseillé à sa pauvre grand’mère, qui n’était qu’une femme assez simple, de l’élever pour l’église, et j’ai prédit que, si Dieu bénissait ses efforts, il deviendrait une des colonnes du temple : il est peut-être un peu trop fier de ses connaissances humaines, mais c’est un bon garçon qui possède la vraie doctrine, et en réfléchissant à ce que sont les ministres maintenant, sur dix vous en trouverez neuf qui ne valent pas Reuben Butler. »

Il prit congé de l’homme d’affaires, et s’achemina vers son habitation, oubliant sa fatigue, absorbé qu’il était par les diverses réflexions que faisait naître cette étonnante nouvelle. L’honnête Davie avait alors fort affaire, comme tant d’autres, pour concilier ses principes spéculatifs avec les circonstances actuelles ; et comme tant d’autres qui veulent sérieusement y parvenir, il y réussit assez bien.

Reuben Butler pouvait-il en conscience accepter cette place dans l’église d’Écosse, sujette, comme elle était dans l’opinion de Davie, aux empiétements hérétiques du pouvoir civil ? Telle était la question fondamentale, et il l’examina soigneusement. L’Église d’Écosse était dépouillée de ses rayons, et privée de toute son artillerie et des bannières de l’autorité ; mais cependant elle possédait encore des pasteurs zélés qui faisaient fructifier la parole, des congrégations attentives ; et malgré toutes ses taches, elle était encore la première Église du monde.

Davie avait toujours été livré à des doutes trop nombreux et trop délicats pour lui permettre jamais de se réunir avec aucun des dissidents qui, dans diverses occasions, s’étaient séparés du corps de l’Église nationale. Il s’était souvent associé à la communion de ceux dont les formes et les principes se rapprochaient le plus du vieux culte presbytérien de 1640 ; et quoiqu’il y eût beaucoup à rectifier dans ce système, cependant il se disait que lui, Davie Deans, avait toujours été un soutien de la bonne vieille cause, mais d’une manière légitime, sans participer à aucun des excès, et sans en venir jamais aux séparations blâmables. Ainsi donc, comme ennemi des séparatistes, il pouvait se joindre à un ministre de l’Église d’Écosse dans sa forme actuelle. Ergo, Reuben Butler pouvait prendre possession de l’église de Knocktarlity sans perdre son amitié et ses bonnes grâces. Mais venait en second lieu la question de la nomination par un seigneur temporel, que Davie Deans avait toujours regardée comme une chose abominable, et qu’il représentait comme une coutume faite pour affamer les âmes de toute une paroisse, afin de remplir le ventre et de couvrir le dos du titulaire.

Ainsi donc, cette présentation du duc d’Argyle, quels que fussent d’ailleurs le mérite et les vertus de ce seigneur, était une espèce de sacrifice au veau d’or, et Davie ne pouvait songer à favoriser une telle transaction sans déroger à ses principes ; mais si les paroissiens eux-mêmes s’assemblaient pour choisir unanimement Reuben Butler pour leur pasteur, il finissait par croire que cette malheureuse présentation n’était pas une raison pour leur refuser les consolations de la doctrine. Si le clergé presbytérien l’admettait dans ce bénéfice en vertu de cette présentation plutôt que d’après le choix général de la congrégation, cette erreur, qui aux yeux de Davie en était une très-grave, devait retomber sur les prêtres qui le nommeraient ; mais si Butler acceptait la charge qui lui était offerte par ceux qu’il était appelé à instruire et qui désiraient recevoir ses instructions, si… Après avoir mûrement discuté ce point dans son esprit, à l’aide de la vertu toute-puissante de ce si, Davie finit par se persuader que ledit Butler pouvait en toute sûreté de conscience accepter le patronage du duc.

Il restait encore une pierre d’achoppement, c’était le serment exigé des ministres établis, serment par lequel ils reconnaissaient un roi et un parlement hérétiques, et consacraient, pour ainsi dire, l’union de l’Angleterre à l’Écosse, union qui avait fait de ce dernier royaume une portion du premier, dans lequel l’épiscopat, frère du papisme, avait établi son trône et élevé les cornes de sa mitre. Ces mêmes symptômes d’apostasie avaient souvent arraché des soupirs à Davie, qui s’écriait dans les termes du prophète : « Mes entrailles ! mes entrailles ! Je suis affligé jusqu’au fond du cœur ! » et il se rappelait qu’une sainte matrone avait été emportée de l’église de la prison dans un évanouissement auquel les eaux spiritueuses et les plumes brûlées ne purent remédier, seulement pour avoir entendu ces mots terribles, qui servaient d’introduction à l’ordonnance relative à l’insurrection Porteous et qui fut lue dans toutes les églises : Il est ordonné par les lords temporels et spirituels. Ce serment était donc une soumission criminelle, c’était un piège de Satan, une espèce d’hérésie, « abomination de l’abomination ; mais cette formule n’était pas toujours exigée. Les ministres avaient des égards pour les scrupules de leur propre conscience et pour ceux de leurs frères : ce ne fut qu’à une époque plus rapprochée que les assemblées générales du clergé maintinrent une discipline plus sévère. La particule accommodante vint encore dans ce cas au secours de Deans. Si un titulaire n’était pas obligé de se soumettre à cette formule, coupable, et s’il entrait dans l’église par une nomination légale et sans qu’on exigeât rien de lui qui pût blesser sa conscience, Davie Deans était d’avis que ledit titulaire pouvait jouir légitimement de la cure spirituelle et temporelle de Krocktarlity, avec le revenu, l’habitation et tous les avantages qui y étaient attachés.

Les hommes les plus droits et les plus fermes dans leurs principes sont tellement influencés par les circonstances qui les entourent, qu’il serait trop rigoureux d’examiner de près jusqu’à quel point la tendresse paternelle put avoir part à cette suite de raisonnements ingénieux. Qu’on réfléchisse à la situation de Davie. Il venait d’être privé d’une de ses filles, et le mariage soudain de Dumbiedikes lui enlevait l’espérance long-temps caressée de voir l’aînée, à laquelle il devait tout et qui était si digne de ses affections, maîtresse de ce beau domaine. En ce moment même, Butler se présente à son imagination non plus avec un visage flétri par le besoin, revêtu de l’habit râpé du pauvre sous-maître d’école de Libberton, mais avec l’embonpoint, la fraîcheur et l’air d’aisance du ministre titulaire de la paroisse de Knocktarlity, chéri de sa congrégation, modèle de vertu dans sa vie privée, puissant dans sa doctrine, remplissant les devoirs de sa cure comme aucun ministre des hautes terres ne le fit avant lui, ramenant les brebis au bercail avec la vigilance d’un chien de berger, favori du duc d’Argyle et jouissant d’un revenu de huit cents livres d’Écosse, outre les redevances en nature. C’était un parti qui, dans l’opinion de Davie, pouvait dédommager et au-delà de la perte de Dumbiedikes, car le brave agriculteur de Saint-Léonard avait une bien plus grande considération pour un ministre presbytérien que pour un propriétaire de terres. Il ne lui vint pas dans l’esprit, comme une raison de plus en faveur de Butler, que ce mariage pourrait aussi être plus conforme aux inclinations de Jeanie, car l’idée de consulter ses sentiments n’entra pas plus dans la tête de son honnête homme de père, que le soupçon qu’elle pût être sur ce point d’un avis différent du sien.

Le résultat de ses réflexions fut donc qu’il devait se charger de diriger toute cette affaire, afin de donner, s’il était possible, sans péché, sans hérésie ou apostasie d’aucune sorte, un digne pasteur à l’église de Knocklarlity. En conséquence, par l’entremise de l’honnête marchand de lait et de beurre dont il a déjà été question, Davie fit prévenir Reuben Butler de venir le trouver ; et il paraît qu’il ne put cacher à son digne messager certain gonflement de cœur occasionné par le sentiment de sa nouvelle importance, car celui-ci, en rendant compte au sous-maître de son message, ajouta que certainement le fermier de Saint-Léonard avait quelque grande nouvelle à lui communiquer, car il avait l’air d’un coq élevé sur ses ergots.

Butler, comme on le pense bien, se hâta de se rendre à cette invitation. Son caractère était naturellement plein de franchise ; un mérite solide, beaucoup de bon sens et de simplicité en formaient le fond ; mais dans cette circonstance l’amour lui donna un certain degré d’adresse. Il avait reçu la nouvelle de la faveur que le duc d’Argyle lui destinait, avec ces sentiments que peuvent seuls comprendre ceux auxquels, au lieu de la misère et d’un travail pénible et insuffisant, s’est offerte tout à coup la perspective d’un état indépendant et honorable ; mais il résolut pourtant de laisser au vieillard la satisfaction et le mérite de lui communiquer cette importante nouvelle, et d’écouter patiemment toutes les réflexions qu’il aurait à entendre sur cette proposition sans interrompre Deans et l’irriter par la contradiction. Ce dernier plan était le plus sage qu’il pût adopter ; car, quoique Davie ne fût pas embarrassé de lever les doutes qui se présentaient à son esprit, il n’aurait pas été également disposé à accepter la solution que tout autre aurait pu en donner, et Butler, en l’engageant dans une discussion, se serait exposé à le voir embrasser et soutenir une opinion diamétralement opposée à celle qu’il aurait été disposé à avancer de lui-même.

Davie reçut son ami avec cet air d’importance et de gravité que des chagrins trop réels lui avaient fait long-temps abandonner, et qui rappelait ces jours d’autorité redoutable où il dirigeait la veuve Butler et lui dictait des lois sur la manière de cultiver les champs de Beersheba. Il apprit à Butler avec une grande prolixité qu’il allait probablement changer de résidence pour aller se charger de la direction d’une ferme appartenant au duc d’Argyle, dans le comté de Dumbarton, et il s’étendit sur les nombreux avantages de sa nouvelle situation, avec une satisfaction intérieure infinie, assurant son patient auditeur que rien n’avait autant pu lui faire accepter cet emploi si ce n’est la conviction qu’avec son expérience et la connaissance qu’il avait des bestiaux il pouvait rendre les plus importants services au duc d’Argyle, envers lequel, dans les malheurs qui venaient dernièrement de l’accabler (et ici une larme vint remplacer dans ses yeux l’expression d’orgueilleuse importance dont ils brillaient d’abord), il avait contracté de si grandes obligations. Il conclut en ces termes :

« Si un grossier montagnard eût été chargé d’un tel emploi, qu’en aurait-on pu attendre, sinon qu’il se serait montré un chef de troupeaux semblable au méchant Doeg l’Édomite ? tandis que tant que cette tête blanche en aura la responsabilité, il n’y aura pas une bête qui ne soit aussi attentivement soignée que si elle faisait partie des vaches du roi Pharaon. Et maintenant, Reuben, mon garçon, voyant que nous allons transporter notre tente en pays étranger, vous allez sans doute jeter après nous un regard de regret et vous demander qui vous dirigera et vous donnera désormais des conseils dans ce temps d’irréligion et d’apostasie : et vous vous rappellerez que ce fut le vieux Davie Deans qui servit d’instrument pour vous retirer de la fange du schisme et de l’hérésie où la maison de votre père se plaisait à s’enfoncer ; souvent aussi, sans doute, quand vous serez entouré de pièges, de tentations et d’épreuves, vous qui n’êtes encore qu’une recrue, qui marchez pour la première fois au son du tambour, vous sentirez le besoin du vieux, hardi et expérimenté vétéran qui a soutenu le choc de plus d’un assaut et entendu siffler à ses oreilles autant de boulets qu’il y a de cheveux sur sa vieille tête. »

Il est très-possible que Butler pensât intérieurement que les réflexions relatives aux opinions particulières de ses pères auraient pu lui être épargnées, peut-être même poussa-t-il secrètement la présomption jusqu’à penser qu’à son âge il pouvait espérer d’être en état de se conduire d’après ses propres lumières sans avoir besoin d’être dirigé par l’honnête Davie : quoi qu’il en soit, il se contenta de répondre qu’il éprouverait le plus grand regret de se voir séparé d’un ami aussi ancien, aussi sincère et aussi éprouvé.

« Mais quel remède y a-t-il à cela, mon garçon ? » dit Davie dont les traits formèrent presque un sourire, « quel remède y a-t-il à cela ? je gage bien que vous ne pouvez m’en enseigner aucun, il faut laisser ce soin au duc d’Argile et à moi, Reuben. C’est une bonne chose que d’avoir des amis dans ce monde ; mais combien il vaut mieux encore pouvoir reporter ses espérances sur l’autre ? »

En prononçant ces mots, Davie, dont la piété, bien que souvent déraisonnable, était du moins aussi sincère que fervente et habituelle, tourna avec respect ses regards vers le ciel et s’arrêta un moment. M. Butler exprima le désir qu’il avait d’entendre son ami s’expliquer sur un sujet si important, et Davie reprit :

« Que penseriez-vous maintenant, Reuben, d’une église, d’une église régulière du culte établi ? Si on vous en offrait une, vous sentiriez-vous libre de l’accepter, et à quelles conditions ? C’est seulement une question que je vous fais, dans cette supposition. »

Reuben répondit que si une telle offre lui était faite, la première chose qu’il examinerait probablement, serait l’utilité dont il pourrait être à la paroisse où il serait appelé, et qu’une fois satisfait sur ce point, son respectable ami devait sentir que, quant à tous les autres, ce serait une position qui ne pouvait que lui être avantageuse.

« C’est bien, Reuben, très-bien, mon garçon : votre propre conscience est ce que vous devez consulter avant tout ; car comment osera-t-il instruire les autres, celui que la lecture de la Bible n’empêchera pas de sacrifier son opinion spirituelle au vil intérêt d’un emploi mondain, et qui pour jouir du revenu d’une maison et d’autres avantages semblables fait de son église un rempart derrière lequel il vise à son vil salaire ? celui enfin qui ne voit dans l’Église qu’un moyen pour arriver à l’argent ? Mais j’attends de vous une autre conduite, et surtout je vous recommande de ne pas vous laisser guider entièrement par votre propre jugement, autrement vous vous exposeriez à tomber dans le péché et dans l’erreur. Si vous étiez mis à une telle épreuve, Reuben, quoique vous soyez un jeune homme instruit dans les langues mondaines et surtout dans celle qu’on parlait à Rome, qui est maintenant le siège de l’abomination, et en Grèce, où l’on méprisait les lumières de l’Évangile, vous n’en feriez pas moins bien de suivre le conseil d’un vieil ami et de vous laisser guider par ces anciens chrétiens, aussi fermes que prudents, qui ont passé par tant d’épreuves et de persécutions ; qui, forcés de se réfugier dans les marais, dans les profondeurs des bois, dans les cavernes, ont risqué cent fois leur vie plutôt que de sacrifier la droiture de leur cœur. »

Butler répondit que bien certainement, ayant le bonheur de posséder un ami tel qu’il se flattait de l’avoir dans le respectable Davie Deans qui avait passé par tant de vicissitudes dans le siècle précédent, il serait très-blâmable s’il ne profitait pas de son expérience et de ses bons conseils. « C’est assez, c’est assez, Reuben, » dit Davie Deans avec une satisfaction intérieure ; « et supposons que vous fussiez dans la position dont je parlais, je croirais certainement de mon devoir de vous faire connaître la vérité, et de découvrir à vos yeux les plaies et la lèpre de nos temps, à haute voix et sans aucun ménagement. »

Davivi Deans était dans son élément. Il commença son examen des doctrines et de la foi de l’Église chrétienne, en remontant aux culdes[1] eux-mêmes ; de là il passa à John Knox aux récusants du temps de Jacques VI, Bruce, Black, Blair, Livingstone. Il arriva ensuite à la courte et glorieuse époque de la splendeur de l’Église presbytérienne, jusqu’à ce qu’elle eût été envahie par les indépendants anglais. Puis suivirent les tristes jours de l’épiscopat, les indulgences au nombre de sept, avec leur nuances et leurs distinctions, jusqu’à ce qu’enfin il arrivât au règne de Jacques II, pendant lequel, dans son opinion, il n’avait pas joué lui-même un rôle médiocre comme victime des persécutions. Là, Butler fut condamné à écouter une nouvelle narration, enrichie et augmentée, de tout ce qu’il avait entendu mille fois, savoir, de la captivité de Davie Deans dans la cage de fer de la Canongate, et des motifs qui y avaient donné lieu.

Nous ferions une grande injustice à notre ami Davie, si nous omettions le récit d’un fait qu’il regardait comme si essentiel à sa gloire. Un soldat ivre de la garde royale, dont le nom était Francis Gordon, avait poursuivi cinq ou six whigs des plus obstinés, parmi lesquels était notre ami Davie ; et après qu’il les eut forcés de s’arrêter, pendant qu’il leur adressait des paroles injurieuses, un d’eux tira sur lui un petit pistolet de poche, et l’étendit roide mort. Davie faisait une espèce de grimace équivoque, en secouant la tête, quand on lui demandait si c’était lui qui avait servi d’instrument pour envoyer dans l’autre monde ce cruel persécuteur. En effet, le mérite de cette action restait incertain entre lui et son ami Patrick Walker, le colporteur, dont il se plaisait tant à citer les œuvres. Aucun des deux ne se souciait de réclamer l’honneur d’avoir réduit au silence M. Francis Gordon, des gardes-du-corps, celui-ci ayant quelques cousins, assez mauvaises têtes, dans les environs d’Édimbourg, qui auraient pu être portés à la vengeance ; mais ni l’un ni l’autre ne voulut prendre pour lui-même ni céder à son ami le mérite de cette action vigoureuse dans la défense de leurs dogmes religieux. Davie dit que, s’il avait tiré un pistolet dans cette occasion, c’était ce qu’il n’avait jamais fait auparavant et qu’il ne fit jamais depuis. Et quant à M. Patrick Walker, il exprima sa surprise qu’un pistolet aussi petit eût pu tuer un homme de cette taille. Voici les expressions de ce respectable biographe, qui n’avait pas appris par expérience qu’en pareille circonstance une arme d’un pouce de long en valait une d’une aune. « Francis Gordon reçut dans la tête un coup d’un petit pistolet de poche, lequel semblait plutôt fait pour servir de jouet à un enfant que propre à tuer un homme aussi fort, aussi violent, et qui pourtant l’étendit mort[2]. »

S’appuyant sur les bases étendues que lui fournissait l’histoire de l’Église pendant son court triomphe et ses longues tribulations, Davie, sans reprendre haleine et avec une prolixité faite pour lasser la patience de tout autre que de l’amant de sa fille, se mit à expliquer les principes d’après lesquels il voudrait diriger la conscience de son ami, comme assistant à l’église. Sur ce sujet, le brave homme s’enfonça dans une telle variété d’hypothèses improbables autant qu’épineuses, il supposa des cas si extrêmes et établit des distinctions si pointilleuses entre la droite et la gauche, glisser ou tomber, donner dans le piège ou dans l’erreur, qu’enfin, après avoir réduit le chemin de la vérité à une simple ligne mathématique, il fut obligé de convenir qu’un homme, après avoir envisagé le danger des écueils dont la barque était entourée, ne devait choisir d’autre pilote que sa conscience. Il citait à Butler des exemples et des arguments pour et contre l’acceptation d’une Église suivant la forme que la révolution avait établie, avec beaucoup plus d’impartialité qu’il n’aurait été dans le cas de le faire à l’égard de lui-même, et il conclut que son jeune ami ne devait être guidé, dans un cas semblable, que par l’impulsion de sa propre conscience, qui seule devait décider s’il pouvait se charger de la terrible responsabilité de la direction des âmes, sans agir contre sa conscience.

Quand Davie eut fini sa très-longue harangue, qui ne fut interrompue que par des monosyllabes, ou à peu près, de la part de Butler, l’orateur parut étonné de n’avoir pas si bien réussi à amener la conclusion à laquelle il désirait tout naturellement arriver, que lorsqu’il avait débattu l’affaire en lui-même.

Sur ce point, le cours qu’avaient pris les pensées et les paroles de Davie Deans servait à confirmer, par un exemple de plus, l’utilité et l’excellence de la discussion publique ; car il est certain qu’un homme qui est sous l’influence d’une opinion particulière trouve beaucoup plus facile de se persuader la justice d’une mesure vers laquelle son inclination ou son intérêt le porte quand il la discute intérieurement, que quand il est obligé d’en soumettre le mérite à un tiers, devant qui la nécessité de paraître impartial le force à être beaucoup plus scrupuleux dans l’exposition de l’affaire qu’il ne le serait envers lui-même dans le silence de la réflexion. Après avoir fini tout ce qu’il avait à dire, Davie se crut enfin obligé de s’expliquer davantage sur les faits, et de déclarer que ce n’était pas un cas hypothétique dont il venait de parler, mais une affaire très-sérieuse sur laquelle, par suite de sa propre influence et de celle du duc, Reuben Butler serait bientôt appelé à décider.

Ce fut avec une espèce d’inquiétude que Davie Deans entendit Butler lui dire, en retour de cette communication, qu’il prendrait toute la nuit pour réfléchir sur ce qu’il venait de lui dire dans des intentions si amicales, et qu’il lui ferait réponse le lendemain matin. Dans cette occasion l’amour paternel l’emporta sur tout autre sentiment. Il pressa Butler de passer la soirée avec lui ; il mit sur la table, chose extraordinaire pour un homme si frugal, une bouteille et même deux d’une excellente ale double. Il parla de sa fille, de ses vertus, de son activité, de son industrie, de son ordre dans le ménage, de son cœur aimant et affectueux. Enfin il amena Butler à une déclaration si positive de ses sentiments pour Jeanie, qu’avant la chute du jour elle lui était promise, et que s’ils éprouvèrent quelques scrupules d’abréger le temps que celui-ci avait demandé pour faire ses réflexions, il sembla du moins bien entendu entre eux que, selon toute probabilité, Butler deviendrait ministre de Knocktarlity, pourvu que la congrégation fût aussi disposée à l’accepter pour pasteur que le duc à lui accorder ce bénéfice. Quant au serment, ils convinrent qu’il serait temps de s’en occuper si on venait à le lui demander.

Plusieurs arrangements furent adoptés dans le cours de la soirée, et confirmés par les relations qu’ils eurent avec l’homme d’affaires du duc, qui apprit à Deans et à Butler le désir qu’avait ce gracieux seigneur que leur réunion avec Jeanie, à son retour d’Angleterre, se fit à Roseneath, dans la maison même du duc.

Tels sont les événements relatifs aux paisibles amours de Jeanie Deans et de Reuben Butler, qui pouvaient servir à expliquer leur rencontre dans l’île, et à y lier les circonstances que nous avons déjà rapportées.



  1. Secte religieuse très-ancienne en Écosse. Culde, en gaélique, veut dire cénobite. a. m.
  2. Il paraît que Patrick Walker tirait vanité de l’exploit dont il est ici question, et il y a lieu de craindre que cet excellent personnage n’eût été fort irrité qu’on cherchât à lui en associer un autre pour le massacre d’un garde-du-corps du roi. Il aurait eu d’autant plus de droit de s’offenser de voir un autre en partager la gloire, qu’outre qu’ils étaient trois contre Gordon, ils avaient encore l’avantage des armes à feu.
    La manière dont il justifie ses droits à cet exploit, sans pourtant se compromettre par aucun aveu direct, est vraiment curieuse.
    Voici comment il s’exprime :
    « Je vais faire un récit bref et véridique de la mort de cet homme, ce qui d’abord n’avait pas été mon intention, décidé maintenant, si telle est la volonté du Seigneur, à donner des détails exacts sur cet événement et d’autres non moins remarquables, qui, par les décrets de la Providence, me sont arrivés dans ce monde. Ce Francis Gordon passait généralement pour être entré dans les volontaires avec de mauvaises intentions ; il ne pouvait rester tranquille dans sa troupe, il fallait toujours qu’il allât à la découverte de ceux qui se cachaient pour se soustraire aux persécutions. Les troupes de Meldrum et d’Airly étant à Lanark le premier jour de mars 1682, M. Gordon et un autre de ses camarades, aussi méchant que lui, avec deux domestiques et quatre chevaux, vinrent à Killaigow, à deux milles de Lanark, pour y chercher William Caigow et d’autres qui s’y tenaient cachés.
    « M. Gordon, en traversant la ville, se permit des impertinences avec les femmes. À la nuit, il alla à un mille de là dans un endroit nommé Esaler-Seat, chez un nommé Robert Muir, qui se cachait aussi. Le camarade de Gordon et les deux domestiques allèrent se coucher ; mais lui ne put dormir, criant toute la nuit après les femmes. Quand le jour vint, il prit son épée et se rendit à Moss-Platt ; quelques-uns des nôtres, qui avaient passé toute la nuit dans les champs, se mirent à fuir quand ils l’aperçurent : ils les poursuivit. Jacques Wilson, Thomas Young et moi-même, ayant été en assemblée toute la nuit, nous nous étions couchés vers le matin. Nous fûmes alarmés, pensant qu’ils étaient plus d’un sur nos traces : Gordon nous poursuivit si bien qu’il nous atteignit. Thomas Young lui dit : « Monsieur, pourquoi nous poursuivez-vous ? » Il répondit qu’il voulait nous envoyer dans l’enfer. Jacques Wiison dit : « Cela ne sera pas, car nous nous défendrons. » Gordon répondit que lui ou nous allions y aller. Et en disant ces mots il frappa Jacques Wilson de son épée, avec une fureur si aveugle qu’il ne fit que traverser l’habit de celui-ci. Jacques tira sur lui et le manqua. Pendant ce temps il criait que son âme était damnée. À la fin Gordon reçut une balle dans la tête, d’un petit pistolet de poche, plutôt fait pour amuser un enfant que pour tuer un homme si violent et si furieux, et qui cependant l’étendit mort. Ledit William Caigow et Robert Muir nous joignirent en ce moment. Nous le fouillâmes pour savoir s’il avait des papiers, et nous trouvâmes sur lui une longue liste contenant les noms des victimes destinées à la mort ou à la prison. Je la déchirai en mille morceaux. Il avait aussi quelques livres papistes et des billets à ordre que nous remîmes dans sa poche. Il en était tombé un dollar qui fut ramassé par un pauvre homme. C’est ainsi que Gordon alla, à quatre milles de Lanark, et a près d’un mille de son camarade, chercher la mort, et qu’il l’y trouva. Et quoique nous ayons été condamnés pour cela, je ne comprends pas comment personne a pu condamner des gens qui agissaient dans leur propre défense, ce que les lois de Dieu et celle de la nature permettent à tous les hommes. Quant à moi, ma conscience ne m’a jamais rien reproché à ce sujet. Quand je vis son sang couler, j’aurais voulu que le sang de tous les ennemis déclarés du Seigneur qui sont en Écosse eût été dans ses veines ; je me serais réjoui de le voir s’épuiser jusqu’à la dernière goutte dans cette occasion. Je me suis souvent étonné de voir comment la plupart des ministres de ce temps, pleins de tiédeur pour les intérêts de la religion, criaient à l’assassinat, et faisaient plus de bruit quand il nous arrivait de tuer un de nos ennemis en nous défendant, que lorsque vingt de nous étaient massacrés par ceux-ci. Aucun des hommes présents dans cette occasion ne fut interpellé pour ce fait que moi. »
    Thomas Young fut ensuite exécuté à Machline, mais non pas pour cette affaire ; Robert Muir fut banni ; Jacques Wilson survécut à la persécution ; William Caigow mourut dans la prison de Canongate au commencement de 1685. M. Wodrew est mal informé quand il dit qu’il a souffert la mort.