La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 38

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 419-426).


CHAPITRE XXXVIII.

CURIOSITÉ TROMPÉE.


Sitôt que j’aurai pu fléchir le roi irrité, tout le monde saura que je suis votre avocat.
Cymbeline.


Le duc d’Argile se dirigea vers la petite porte par laquelle ils étaient entrés dans le parc de Richmond, qui fut si long-temps la résidence favorite de la reine Caroline. Elle leur fut ouverte par le même portier avec autant de silence et de mystère que la première fois, et ils se trouvèrent hors de l’enceinte de ce domaine royal. Pas un mot n’avait encore été prononcé de part ni d’autre. Le duc voulait probablement donner à sa protégée campagnarde le temps de se reconnaître et de reprendre ses esprits après un pareil entretien. Et Jeanie Deans, occupée de ce qu’elle avait vu et entendu, et de ce qu’elle avait deviné, était trop agitée pour pouvoir faire une question.

Ils trouvèrent l’équipage du duc à l’endroit où ils l’avaient laissé ; ils y remontèrent, et la voiture reprit rapidement la route de la ville.

« Je pense, Jeanie, » dit le duc rompant enfin le silence, « que vous avez tout lieu de vous féliciter du résultat de votre entrevue avec Sa Majesté ? — C’était donc bien réellement la reine ! dit Jeanie ; je m’en étais presque douté quand j’ai vu que Votre Honneur ne remettait pas son chapeau ; et cependant je pouvais à peine me le persuader, même en le lui entendant dire à elle-même. — C’était en effet la reine Caroline, dit le duc. Mais n’êtes-vous pas curieuse de voir ce qu’il y a dans le petit portefeuille qu’elle vous a donné ? — Croyez-vous que le pardon y soit, monsieur ? » demanda Jeanie avec toute la vivacité de l’espérance. « Oh ! non, dit le duc, ce n’est pas trop probable : les rois ne portent pas ainsi les pardons tout prêts sur eux, à moins de savoir d’avance qu’ils auront à en accorder. D’ailleurs Sa Majesté vous a dit que c’était du roi et non pas d’elle que cela dépendait. — C’est bien vrai, dit Jeanie ; c’est que j’ai l’esprit si confus… Mais Votre Honneur pense-t-elle que la grâce d’Effie soit assurée ? » continua-t-elle en tenant toujours dans sa main le petit portefeuille sans l’ouvrir.

« Vous connaissez notre dicton écossais : Les rois sont des chevaux un peu difficiles à ferrer des pieds de derrière, répondit le duc ; mais sa femme sait comment s’y prendre avec lui, et je n’ai pas le moindre doute que la grâce ne soit accordée. — Oh ! Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! s’écria Jeanie, et puisse la bonne dame éprouver toute sa vie le contentement de cœur qu’elle me donne en ce moment ! Oh ! que Dieu vous bénisse aussi, milord ! sans votre appui je n’aurais pu parvenir jusqu’à elle. »

Le duc la laissa s’épancher sur ce sujet pendant assez longtemps, curieux peut-être de voir jusqu’à quel point le sentiment de la reconnaissance continuerait à l’emporter sur la curiosité ; mais ce dernier sentiment avait si peu de pouvoir sur l’esprit de Jeanie, que Sa Grâce, chez qui dans ce moment il était peut-être un peu plus vif, fut obligée de la faire penser de nouveau au présent de la reine. Jeanie ouvrit donc l’étui, y trouva l’assortiment ordinaire de ciseaux, aiguilles, soie et autres objets renfermés dans un nécessaire, et dans le petit portefeuille était un billet de banque de 50 liv. sterling.

Le duc n’eut pas plus tôt appris à Jeanie la valeur de ce billet, car elle n’en avait jamais eu d’aussi considérable, qu’elle exprima son regret de la méprise qui avait eu lieu. « Quant au nécessaire, dit-elle, c’est une chose qui m’est bien précieuse, et que je garderai toute ma vie comme un souvenir, d’autant que le nom de la reine est écrit en dedans, et surmonté d’une couronne. Voyez ! Caroline en toutes lettres, et écrit de sa main sans doute. »

Elle présenta donc le billet au duc, le priant de trouver quelque moyen de le rendre à la reine.

« Non, non, Jeanie, lui dit-il, il n’y a pas ici de méprise ; Sa Majesté sait que ce voyage vous a fait faire une grande dépense, et elle veut vous en dédommager. — Elle est vraiment trop bonne, dit Jeanie, et je suis bien aise de pouvoir rendre à Dumbiedikes son argent sans gêner mon père, le digne homme ! — Dumbiedikes ! un propriétaire du Mid-Lothian, n’est-ce pas ? » dit le duc auquel sa résidence dans ce pays, à différentes époques, avait fait connaître la plupart des propriétaires de domaines en Écosse. « Il a une maison non loin de Daikeith, et porte une perruque noire avec un chapeau galonné ? — Oui, monsieur, » répondit Jeanie qui avait ses raisons pour répondre brièvement sur ce sujet.

« Ah ! mon ancienne connaissance Dumbie, dit le duc ; je l’ai vu trois fois dans ma vie, et je ne l’ai entendu parler qu’une seule. Est-ce qu’il est un de vos cousins, Jeanie ? — Non, monsieur, non, milord. — Alors c’est un amoureux, Jeanie ? — Oui, oui, milord, » répondit Jeanie en rougissant et balbutiant à la fois.

« Ah, ah ! Alors si le laird se déclare, je crains que mon ami Butler ne coure quelque danger. — Oh ! non, monsieur, » répondit Jeanie avec bien plus de promptitude, mais en rougissant encore plus que la première fois.

« Fort bien, Jeanie, dit le duc ; je vois que vous êtes une fille à qui l’on peut confier en toute sûreté le soin de ses affaires, et je ne vous en demanderai pas davantage. Mais quant à la grâce de votre sœur, il faut que je m’occupe de la faire expédier dans toutes les formes, et j’ai au ministère un ami qui me rendra ce service en faveur de notre vieille connaissance. Ensuite, Jeanie, comme j’aurai besoin d’envoyer un exprès en Écosse, j’aurai soin en même temps de la faire expédier comme il convient. Vous pourrez en attendant écrire par la poste à vos parents et à vos amis pour leur apprendre votre heureux succès. — Et Votre Honneur pense-t-il que cela vaudrait mieux que si je prenais mes jambes à mon cou, et que je m’en retournasse porter mon message moi-même ? — Beaucoup mieux assurément, dit le duc ; vous savez que les routes ne sont pas très-sûres pour une femme qui voyage seule. »

Jeanie reconnut intérieurement la justesse de cette observation.

« Et d’ailleurs j’ai un projet pour vous. Une des femmes de la duchesse et quelqu’un de ma maison, Archibald, que vous connaissez, vont partir pour Inverary, dans une calèche, avec quatre chevaux que je viens d’acheter ; et comme il y a place pour vous dans la voiture, ils vous mèneront jusqu’à Glascow, d’où Archibald trouvera moyen de vous envoyer commodément à Édimbourg. Et pendant la route je vous prierai de communiquer à votre compagne votre recette pour faire des fromages, car c’est elle qui doit être chargée de la laiterie, et je gagerais bien que vous mettez autant de propreté et de soin dans la vôtre que dans votre habillement et votre tenue. — Est-ce que Votre Honneur aime le fromage ? » dit Jeanie d’un air de satisfaction secrète.

« Si je l’aime ! » dit le duc dont la bonté prévoyait ce qui allait suivre ; « pouvez-vous faire cette question à un montagnard ? Avec du fromage et de la galette, je dînerais comme un empereur. — C’est que, dit Jeanie d’un air de modeste confiance, mais évidemment enchantée de cette réponse, « c’est que nos fromages sont faits avec tant de soin qu’il y a bien des gens qui les trouvent aussi bons que le vrai Dunlop ; et si Votre Honneur voulait bien en accepter un ou deux, il me rendrait bien heureuse et bien fière. Mais peut-être préférez-vous le lait de brebis, c’est-à-dire le fromage de Buckholm, ou peut-être encore le lait de chèvre, puisque vous êtes des montagnes ; et en cela je ne puis prétendre m’y entendre aussi bien ; mais je pourrai parler à ma cousine Jeanne qui demeure à Lockermachus, dans le Lammermoor, et… — C’est tout à fait inutile, dit le duc ; le fromage de Dunlop est précisément celui que j’aime, et vous me rendrez un véritable service de m’en envoyer un à Caroline-Park. Mais songez à vous piquer d’honneur, Jeanie, car je vous avertis que je suis connaisseur. — Je ne crains pas, » dit Jeanie avec confiance, « de mécontenter Votre Honneur ; car on voit bien à votre air qu’il vous serait difficile de trouver à redire à qui ferait de son mieux ; et, certes, si quelqu’un doit faire tous ses efforts pour plaire à Votre Grâce, c’est bien moi. »

Ces paroles firent tomber la conversation sur un sujet qui fournit à nos deux voyageurs, malgré la différence de leur rang et de leur éducation, beaucoup de choses à dire. Le duc, outre ses autres qualités patriotiques, avait des connaissances très-profondes en agriculture, et il en tirait vanité. Il communiqua à Jeanie ses observations sur les différentes races de bestiaux en Écosse, et sur les diverses qualités de leur laitage, et il recueillit en échange de si bonnes choses de l’expérience pratique de la jeune fille, qu’il lui promit une couple de vaches du Devonshire en récompense de la leçon. Il était enfin tellement transporté en imagination au milieu de ses plaisirs et de ses occupations champêtres, qu’il soupira de regret quand sa voiture s’arrêta à la vue du vieux fiacre qu’Archibald avait fait attendre à l’endroit où ils l’avaient laissé. Pendant que le cocher remettait la bride à ses haridelles, qui avaient été régalées d’un peu de foin échauffé, le duc recommanda à Jeanie de ne pas être trop communicative avec son hôtesse sur ce qui venait de se passer. « Il est inutile, dit-il, de parler de ces sortes d’affaires qu’elles ne soient entièrement terminées, et si elle vous serre de trop près par ses questions, vous pouvez renvoyer la dame à Archibald. C’est une de ces vieilles connaissances, et il sait comment il faut lui répondre.»

Il prit ensuite congé de Jeanie d’un air de cordialité, et lui recommanda de se tenir prête à partir pour l’Écosse la semaine suivante. Après l’avoir vue établie dans son fiacre, il donna ordre à son cocher de partir, en fredonnant une stance d’une chanson qu’on lui attribue :

Derechef, à l’aspect du riant Dunbarton,
Oui, je veux m’enfoncer le bonnet sur l’oreille,
Et mon sabre, en chemin pendant à mon talon.
Pour couper les gâteaux préparés de la veille.

Il n’y a peut-être qu’un Écossais qui puisse concevoir avec quelle ardeur les habitants de ce pays, en dépit de toutes les distinctions de fortune, de rang et d’éducation, sentent la force du lien qui les unit comme compatriotes. Il existe, je crois, un plus grand rapport de sentiments, un plus grand nombre de sensations et de souvenirs communs parmi les naturels d’un pays agreste et sauvage, que parmi ceux dont le territoire est fertile et cultivé. Leurs ancêtres ont moins souvent changé de résidence. Le souvenir mutuel qu’ils conservent des objets ou des événements remarquables est plus vif et plus exact. Le pauvre et le riche s’y intéressent plus à leur bien-être réciproque ; les affections de la parenté s’y propagent d’une manière bien plus étendue ; en un mot, les liens d’attachement qui unissent les uns aux autres tous les enfants d’une même patrie, et qui sont toujours honorables, même lorsqu’ils sont un peu trop exclusifs, y ont bien plus d’influence sur le cœur des hommes et sur leurs actions.

Le fiacre, qui cahotait durement Jeanie sur le pavé de Londres, alors exécrable, et allait d’un train bien différent de celui avec lequel le carrosse du duc les avait transportés à Richmond, déposa enfin Jeanie et son compagnon à l’enseigne nationale du Chardon. Mistress Glass, qui, pleine d’impatience et de curiosité, l’attendait depuis long-temps, courut à la rencontre de notre héroïne, qui fut tout étourdie du déluge de questions qu’elle fit pleuvoir sur elle, et qui s’échappèrent avec l’impétuosité d’un torrent qui brise ses digues. « Avait-elle vu le duc ? que Dieu le bénisse ! la duchesse… les jeunes demoiselles ? Avait-elle eu une audience du roi ? que Dieu le bénisse ! Avait-elle vu la reine, le prince de Galles, la princesse, ou quelqu’un de la famille royale ? Avait-elle la grâce de sa sœur ? cette grâce était-elle pleine et entière, ou n’était-ce qu’une commutation de peine ? Avait-elle été loin ? Où le fiacre l’avait-il descendue ? Qui avait-elle vu ? Qu’avait-on dit ? Pourquoi avait-elle été si long-temps ? »

Telles furent les différentes questions entassées les unes sur les autres, avec une telle avidité de curiosité qu’elles ne laissaient pas le temps d’y faire les réponses qu’elles exigeaient. Jeanie aurait été fort embarrassée, si Archibald, qui avait sans doute reçu des instructions de son maître à ce sujet, n’était venu à son secours. « Mistress Glass, dit-il, mon maître m’a recommandé de vous dire qu’il vous serait très-obligé de ne faire aucune question à cette jeune personne, parce qu’il désire vous expliquer plus clairement qu’elle ne le pourrait faire elle-même l’état de ses affaires, et vous consulter sur un point dont elle n’est pas dans le cas de vous rendre un compte exact. Le duc passera demain ou après-demain chez vous dans cette intention. — Sa Grâce a bien de la bonté, » dit mistress Glass dont l’ardeur à faire des questions fut un peu ralentie par cette pilule dorée qu’Archibald venait de lui faire avaler si adroitement. « Sa Grâce conçoit que je suis en quelque sorte responsable de la conduite de ma jeune parente, et il n’y a pas de doute que Sa Grâce ne soit plus à portée que personne de juger jusqu’à quel point il est convenable de lui confier, à elle, ou à moi la direction de ses affaires. — Sa Grâce conçoit parfaitement cela, » répondit Archibald avec toute sa gravité nationale, « et certainement il confiera ce qu’il a à dire à la plus discrète des deux. Ainsi donc, mistress Glass, Sa Grâce peut compter que vous ne parlerez de rien à miss Jeanie Deans au sujet de ses propres affaires, ou de celles de sa sœur, jusqu’à ce qu’il vous ait vue. Il m’a chargé en même temps de vous assurer que tout allait aussi bien que l’intérêt que vous prenez à cette famille peut vous le faire désirer. — Milord-duc est bien bon, bien bon certainement, d’avoir pensé à tout cela, monsieur Archibald ; les ordres de Sa Grâce seront exécutés, et… Mais vous venez de si loin, monsieur Archibald, comme le temps qu’a duré votre absence me le fait présumer, et je crois, » ajouta-t-elle avec un sourire engageant, « qu’un petit verre de véritable rosa-solis ne vous fera pas de mal. — Je vous remercie, mistress Glass, » répondit le premier valet de chambre du grand seigneur ; « mais je suis obligé de retourner immédiatement près de milord ; » et saluant poliment les deux cousines, il sortit de la boutique de la dame du Chardon.

« Je suis bien aise que vos affaires soient en si bonne route, ma chère Jeanie, dit mistress Glass, quoiqu’il n’y eût guère d’inquiétude à avoir dès le moment que le duc d’Argyle avait la bonté de s’en charger. Je ne vous ferai aucune question, puisque Sa Grâce, qui est la prudence même, se propose de me dire tout ce que vous savez, ma chère, et sans doute encore bien des choses que vous ne savez pas ; de sorte que, si vous avez le cœur trop plein, vous pouvez, en attendant, commencer à l’épancher avec moi, puisque vous voyez que le bon plaisir de Sa Grâce est que je sois instruite de tout ; et que ce soit par vous ou par lui, vous concevez que cela ne fait aucune différence. Si je suis au fait d’avance de ce qu’il aura à me communiquer, j’en serai d’autant mieux préparée à lui donner mon avis ; et, après tout, je vous le répète, que ce soit vous ou lui qui m’en instruisiez, cela ne peut rien faire du tout ; ainsi vous pouvez me dire tout ce qu’il vous plaira ; seulement songez bien que je ne vous fais aucune question. »

Jeanie était un peu embarrassée ; elle se disait que la communication qu’elle aurait pu faire à sa cousine était peut-être le seul moyen qui fût en son pouvoir de s’acquitter de son obligeante hospitalité, en lui accordant cette satisfaction. Mais son jugement lui fit immédiatement comprendre que son entrevue avec la reine Caroline, qui avait été accompagnée d’une espèce de mystère, n’était pas un sujet qu’il convînt de livrer au commérage de mistress Glass, à qui elle croyait plus de bonté que de prudence. Elle répondit donc, sans entrer dans aucun détail, que le duc avait eu l’extrême bonté de faire beaucoup de démarches au sujet de la triste affaire de sa sœur, et qu’il croyait avoir trouvé un moyen d’obtenir une bonne issue ; mais qu’au surplus il se proposait de dire à mistress Glass tout ce qu’il en pensait.

Ceci ne satisfit pas entièrement la curieuse maîtresse du Chardon. Aussi pénétrante que son râpé le plus fin, elle pressa Jeanie de nouvelles questions. « Était-elle restée tout ce temps à l’hôtel d’Argyle ? Le duc y était-il avec elle ? Avait-elle vu la duchesse et les jeunes demoiselles, et en particulier lady Caroline Campbell ? » Jeanie répondit en général à toutes ces questions, qu’elle connaissait si peu la ville, qu’il lui était impossible de dire où elle avait été ; qu’elle ne croyait pas avoir vu la duchesse ; qu’elle avait vu deux dames, dont l’une se nommait Caroline, à ce qu’elle croyait avoir entendu dire, mais qu’elle n’en pouvait dire davantage.

« C’est probablement la fille aînée du duc, lady Caroline Campbell. Il n’y a aucun doute, dit mistress Glass ; mais vraisemblablement j’en apprendrai davantage de Sa Grâce. D’ailleurs, la nappe est mise dans le petit parloir là-haut, car il est plus de trois heures, et vous saurez qu’après vous avoir attendue pendant plus d’une heure j’ai mangé un morceau ; ainsi il est temps que vous dîniez à votre tour ; car, suivant le vieux dicton écossais : La conversation ne va que d’une aile entre celui qui a le ventre plein et celui qui est à jeun.