La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 36

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 399-406).


CHAPITRE XXXVI.

VOYAGE AVEC UN DUC.


C’est tandis que l’été brille de toute sa splendeur, que j’aime à gravir cette délicieuse colline. Ici d’un seul coup d’œil nous embrassons le paysage sans bornes.
Thompson.


Jeanie eut à subir un long interrogatoire de la part de mistress Glass, non moins bavarde qu’obligeante, et qui mit à profit le temps qui leur fallait pour retourner dans le Strand, où le Chardon de la bonne dame, qui fleurissait dans toute sa gloire et avec sa légende, Nemo me impune, distinguait une boutique bien connue de tous les Écossais, quelque fût leur rang.

« Avez-vous eu bien soin de toujours dire Votre Grâce ? lui dit la bonne vieille dame, car il faut faire une très-grande différence entre Mac-Callum More et ces petits seigneurs anglais qu’on appelle des lords. Il y en a tant ici, Jeanie, qu’on dirait que la façon n’en coûte rien. Il y en a à qui je ne me soucierais pas de faire crédit pour six sous de râpé noir, et d’autres pour lesquels je ne vaudrais pas prendre la peine de faire un cornet d’un sou ; mais j’espère que vous avez montré au duc d’Argyle que vous saviez vivre, car quelle idée aurait-il des parents que vous avez à Londres, si vous aviez été lui donner du lord, lui qui est duc ? — Il n’a pas eu l’air d’y faire grande attention, dit Jeanie ; il sait que je suis de la campagne. — D’ailleurs, répondit la bonne dame, Sa Grâce me connaît bien ; aussi je m’en inquiète moins. Je ne remplis jamais sa tabatière qu’il ne me dise : « Comment vous portez-vous, mistress Glass ? comment vont tous nos amis du Nord ? » « Ou bien il me demandera si j’ai reçu depuis peu des nouvelles d’Écosse. Alors moi, comme vous pensez bien, je lui fais ma plus belle révérence et je réponds : « Milord-duc, j’espère que Sa Grâce, la noble duchesse et les jeunes demoiselles de Votre Grâce sont en bonne santé, et j’espère aussi que Votre Grâce continue à être satisfaite de mon tabac. » Et puis si vous voyiez comme tous ceux qui sont dans la boutique ouvrent de grands yeux ! et s’il s’y trouve un ou plusieurs Écossais, et quelquefois il y en a une demi-douzaine, il faut voir comme ils mettent tous chapeau bas, et comme ils le regardent en disant derrière lui : « Voilà le prince de l’Écosse, Dieu le bénisse ! » Mais contez-moi donc ce qu’il vous a dit.

Jeanie n’avait pas dessein d’être aussi communicative que sa cousine l’aurait voulu. Elle réunissait, comme le lecteur aura déjà pu le remarquer, une grande portion de la prudence et de la sagacité de son pays, à sa simplicité naturelle. Elle répondit, sans entrer dans aucun détail, que le duc l’avait reçue avec bonté ; qu’il lui avait promis de s’intéresser à l’affaire de sa sœur, et lui avait fait entendre qu’elle aurait de ses nouvelles le jour suivant. Mais elle ne se soucia pas de dire qu’il lui avait recommandé de se tenir prête le lendemain à venir le trouver, et moins encore qu’il l’avait priée de ne pas amener sa cousine ; de sorte que l’honnête mistress Glass fut obligée de se contenter de ces renseignements généraux, après avoir fait tout son possible pour en obtenir de plus particuliers.

On conçoit aisément que le jour suivant Jeanie, refusant toute espèce d’invitation, persista à vouloir garder la maison, et qu’aucun motif de curiosité, pas même le besoin de prendre l’air et de marcher, ne put la décider à en sortir. Elle resta donc toute la journée dans le petit parloir de mistress Glass, à respirer une atmosphère épaisse et qui se ressentait du commerce que faisait sa cousine ; l’odeur assez forte qui s’y mêlait provenait d’une armoire contenant, entre autres articles, quelques boîtes de tabac de la Havane que, par respect pour la manufacture ou par crainte des douaniers, mistress Glass ne se souciait pas de laisser en bas dans sa boutique : ces boîtes communiquaient à l’appartement un parfum qui, tout agréable qu’il pût être aux narines d’un connaisseur, ne l’était nullement à celles de Jeanie.

« Mon Dieu, mon Dieu ! je ne conçois pas comment ma cousine, pour avoir une robe de soie, une montre d’or, ou quoi que ce soit au monde, peut se décider à passer sa vie dans ce petit parloir étouffé, pensait Jeanie, et rester assise et éternuer tout le long du jour, tandis qu’elle pourrait se promener sur l’herbe de nos montagnes et vivre dans une campagne à elle, si elle voulait. »

Mistress Glass n’était pas moins surprise de la répugnance que montrait sa cousine pour sortir, et de son indifférence pour aller voir toutes les choses curieuses que Londres renfermait. « Cela vous aiderait à passer le temps, lui disait-elle ; quelque chagrin qu’on ait, la distraction est toujours agréable. » Mais il n’y avait pas moyen de persuader Jeanie.

La journée qui suivit son entrevue avec le duc se passa dans cet état d’attente trompée qui jette l’âme dans une espèce de langueur et de découragement. Les minutes avaient succédé aux minutes, les heures aux heures, et lorsqu’il fut trop tard pour pouvoir raisonnablement s’attendre à recevoir des nouvelles du duc ce jour-là, elle ne pouvait intérieurement se résoudre à abandonner l’espérance qu’elle n’osait plus avouer, et le moindre bruit qui se faisait entendre en bas dans la boutique était avidement recueilli par ses oreilles attentives et faisait battre péniblement son cœur ; mais en vain : la journée s’écoula dans l’inquiétude, l’agitation, et enfin l’abattement d’une longue et inutile attente.

La matinée du lendemain commença de la même manière ; mais avant midi un individu bien mis entra dans la boutique de mistress Glass et demanda à voir une jeune femme qui venait d’Écosse.

« C’est sans doute ma cousine Jeanie Deans, monsieur Archibald, » dit mistress Glass en lui faisant une révérence d’un air de connaissance ; « avez-vous quelque message de Sa Grâce le duc d’Argyle, monsieur Archibald ? je le lui porterai sur-le-champ. — Je crois qu’il faudra que je lui donne la peine de descendre, mistress Glass. — Jeanie, Jeanie Deans ! » dit mistress Glass en criant du bas d’un petit escalier qui donnait dans sa boutique et montait aux étages supérieurs ; « Jeanie Deans ! descendez tout de suite ; voici monsieur le valet de chambre du duc d’Argyle qui désire vous voir à l’instant. » Ceci fut dit d’une voix si haute que ceux qui se trouvèrent à portée purent entendre cette importante nouvelle.

On suppose bien que Jeanie ne fut pas long-temps à s’ajuster, et qu’elle ne tarda pas à répondre à cet appel, quoique ses jambes se dérobassent sous elle quand elle descendit.

« Je dois vous prier de m’accompagner, » lui dit Archibald d’un ton poli.

« Je suis toute prête, monsieur, répondit Jeanie.

« Ma cousine va-t-elle sortir, monsieur Archibald ? alors je vais me préparer à l’accompagner. James Rasper, faites attention à la boutique. Monsieur Archibald, ajouta-t-elle en poussant vers lui un pot de tabac, « vous prenez du même mélange que Sa Grâce, je crois ? veuillez remplir votre boîte, au nom de notre ancienne connaissance, tandis que je vais m’apprêter. »

M. Archibald usa modestement de la permission, en faisant passer dans sa boîte une petite quantité de tabac ; mais il dit qu’il était obligé de se priver du plaisir de la compagnie de mistress Glass. Les ordres qu’il avait reçus ne concernaient absolument que la jeune personne.

« Que la jeune personnel N’est-ce pas bien étrange, monsieur Archibald ? Cependant Sa Grâce a sans doute ses raisons, et vous êtes un homme de poids, monsieur Archibald. Ce n’est pas à tous ceux qui font partie de la maison d’un grand seigneur que je confierais ma cousine. Mais, Jeanie, vous n’allez pas aller à travers les rues avec monsieur Archibald, dans ce costume et avec ce plaid par-dessus l’épaule, comme si vous conduisiez un troupeau de bestiaux écossais ? Attendez que je vous descende mon manteau de soie : vous feriez courir tout le peuple après vous. — J’ai un fiacre à la porte, mistress, » dit Archibald interrompant l’officieuse vieille dame, à laquelle sans cela Jeanie aurait eu de la peine à échapper, « et je ne puis d’ailleurs lui laisser le temps de faire aucun changement dans sa toilette. »

En parlant ainsi il fit monter Jeanie dans la voiture, avant qu’elle fût revenue de la surprise et de l’admiration que lui causait le ton d’aisance avec lequel il avait éludé les offres obligeantes et les questions de mistress Glas, sans lui donner aucune explication sur les ordres qu’il avait reçus de son maître.

En entrant dans le fiacre, M. Archibald s’assit sur le siège de devant, en face de notre héroïne, et la route se passa dans un profond silence. Après que la voiture eut marché pendant près d’une demi-heure sans qu’un mot eût été dit de part ni d’autre, Jeanie commença à penser qu’il ne s’était pas écoulé, à beaucoup près, autant de temps pendant la route la première fois qu’elle était allée chez le duc d’Argyle. À la fin elle ne put s’empêcher de demander à son taciturne compagnon de quel côté ils allaient.

« Milord-duc vous en informera lui-même, miss, » lui dit Archibald avec la gravité et la politesse qui marquaient toute sa conduite ; et presqu’au même instant le fiacre s’arrêta. Le cocher descendit et ouvrit la portière ; Archibald en sortit et aida Jeanie à descendre. Elle se trouva sur une grande route, hors de l’intérieur de Londres, et elle vit à quelque distance une voiture attelée de quatre chevaux, mais sans aucune armoirie et avec des domestiques sans livrée. — Je vois que vous êtes exacte, Jeanie, » dit le duc d’Argyle lorsque Archibald ouvrit la portière de la voiture, « vous allez me tenir compagnie pendant le reste du chemin. Archibald restera ici avec le fiacre jusqu’à notre retour. »

Avant que Jeanie pût faire de réponse, elle se trouva, à sa grande surprise, assise à côté d’un duc, dans une voiture dont le mouvement rapide, mais doux, était bien différent du lourd cahotement de celle qu’elle venait de quitter, qui, telle qu’elle était, avait inspiré à une personne peu accoutumée à aller en voiture un sentiment d’importance et de dignité.

« Jeune femme, dit le duc, après avoir réfléchi avec autant d’attention que j’en suis capable à l’affaire de votre sœur, je persiste dans la croyance que l’exécution de la sentence rendue contre elle pourrait être une grande injustice. Deux ou trois hommes de loi intelligents et éclairés que j’ai consultés sur ce sujet sont de mon avis. Mais ne m’interrompez pas, et écoutez-moi jusqu’au bout avant de me remercier. Je vous ai déjà dit que ma conviction personnelle était peu de chose si je ne réussissais pas à la faire partager aux autres. Or, j’ai fait pour vous ce que je n’aurais certainement pas fait pour moi dans ce moment : j’ai sollicité une audience d’une dame qui jouit avec justice d’un très grand pouvoir sur l’esprit du roi. L’audience m’a été accordée, et je désire qu’elle vous voie et que vous lui parliez vous-même. Il ne faut pas vous laisser intimider ; racontez-lui votre histoire simplement, et comme vous me l’avez contée à moi-même. — Je suis très obligée à Votre Grâce, dit Jeanie, qui se ressouvint de la recommandation de mistress Glass ; « mais certainement, puisque j’ai eu le courage de parler à Votre Grâce pour la pauvre Effie, j’aurai moins de sujet d’être honteuse vis-à-vis d’une dame. Cependant je voudrais savoir quel titre lui donner, si c’est Votre Grâce, ou votre Seigneurie ou milady, comme nous disons aux grands personnages en Écosse, et j’aurai soin d’y faire attention, car je sais que les dames tiennent encore plus à s’entendre donner leurs titres que les messieurs. — Vous n’avez pas besoin de rappeler autrement que Madame. Ne dites que ce que vous croirez propre à faire le plus d’impression sur elle. Regardez-moi de temps en temps, et quand vous me verrez porter la main à ma cravate, vous vous arrêterez, car je ne ferai ce mouvement que lorsque vous direz quelque chose qui pourrait ne pas être agréable. — Mais, monsieur, Votre Grâce, si ce n’était pas vous donner trop de peine, ne vaudrait-il pas mieux me dire d’abord les paroles dont je dois me servir ; je pourrais les apprendre par cœur. — Non, Jeanie, cela ne produirait pas le même effet. On croirait que vous lisez un sermon qui, à nous autres bons presbytériens, paraît avoir moins d’onction que lorsqu’il est prononcé d’inspiration. Parlez franchement et hardiment à cette dame, comme vous l’avez fait chez moi l’autre jour, et si vous pouvez lui inspirer de l’intérêt, je gagerais un plack, comme nous le disons dans le Nord, que vous obtiendrez du roi la grâce de votre sœur. »

En finissant ces mots, il tira une brochure de sa poche et se mit à lire ; Jeanie avait ce bon sens et ce tact qui suppléent à l’éducation : elle crut voir dans cette action du duc qu’il désirait qu’elle ne lui fît plus de questions, et en conséquence elle garda le silence.

La voiture roulait rapidement à travers des plaines fertiles ornées de vieux chênes majestueux, et de temps en temps on apercevait, par échappée, le cours majestueux d’une large et tranquille rivière. Après avoir traversé un joli village, la voiture s’arrêta sur le haut d’une éminence qui dominait tous les alentours, et d’où l’on voyait se déployer dans toute leur splendeur les beautés qui caractérisent les plus riches paysages de l’Angleterre. Le duc descendit de voiture dans cet endroit, et dit à Jeanie de le suivre. Ils s’arrêtèrent un moment sur le sommet de la colline pour contempler la perspective admirable qui s’offrait à leurs regards. Un vaste horizon de verdure, entrecoupé et diversifié par des masses de bois touffus, était peuplé d’un nombre infini de troupeaux de toute espèce, qui semblaient errer librement et à l’aventure sur ces abondants pâturages. La Tamise, ici entourée de châteaux et de maisons de campagne, là couronnée de forêts, poursuivant lentement son cours majestueux et paisible, ressemblait à une puissante reine environnée de sa cour, les différentes beautés du paysage paraissant subordonnées à la sienne : sur son sein, des centaines de barques et d’esquifs légers, leurs brillants pavillons et leurs blanches voiles déployées et agitées par le vent, donnaient à toute cette scène le mouvement et la vie.

Le duc d’Argyle était, comme on le pense bien, familiarisé avec ce coup-d’œil ; mais il lui paraissait toujours nouveau. Cependant, tout en regardant ce paysage inimitable avec le sentiment qu’il doit faire éprouver à tout admirateur de la nature, ses pensées se reportèrent tout naturellement sur ses domaines d’Inverary, plus pittoresques et plus majestueux, sans être de beaucoup inférieurs en beautés d’un autre genre. « Voilà une belle vue, dit-il à sa compagne, curieux peut-être de l’entendre s’expliquer à ce sujet ; « nous n’avons rien de semblable en Écosse. — Ce sont de beaux et riches pâturages pour les vaches, et ils ont ici une belle race de bestiaux, répliqua Jeanie ; mais j’aime bien autant regarder les rochers de la montagne d’Arthur et la mer qui roule à ses pieds, que tous ces grands arbres-là. »

Le duc sourit d’une réponse qui peignait à la fois le goût national et la profession de celle qui la faisait, et ordonna à ses gens de rester où ils étaient avec la voiture. Prenant ensuite un sentier détourné, il conduisit Jeanie à travers de nombreux détours jusqu’à une porte pratiquée dans une haute muraille de brique. Elle était fermée, mais le duc y frappa légèrement, et une personne qui était en dedans, après avoir reconnu par un petit guichet en fer quelle était la personne qui frappait, l’ouvrit et les fit entrer : elle fut immédiatement refermée après eux et barricadée. Tout ceci se fit si promptement, la porte se referma si vite, et l’individu qui l’avait ouverte disparut si soudainement, que Jeanie n’eut pas le temps de jeter un regard sur lui.

Ils se trouvèrent à l’extrémité d’une allée longue et étroite, couverte du gazon le plus frais et le plus fin, et coupé très-près de terre, qui semblait sous leurs pieds un tapis de velours. De grands ormes bordaient cette allée, et leurs branches entrelacées formaient une voûte impénétrable aux rayons du soleil. L’obscurité solennelle qui régnait dans cette allée, et les longues rangées d’arbres dont les troncs antiques ressemblaient à autant de colonnes, et dont les branches s’arrondissaient en dôme, la faisaient ressembler à une aile étroite d’une ancienne cathédrale gothique.