La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 09

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 102-115).


CHAPITRE IX.

LA FAMILLE DEANS.


Reuben et Rachel, tout en s’aimant comme des tourterelles, étaient encore prudents et sages dans leur tendresse, ne voulant pas obéir aux ordres impérieux de l’amour avant qu’une froide réflexion les eût déterminés à se donner la main. Pauvres tous deux, ils pensaient que leur précoce amour ne devait pas les rendre plus pauvres encore.
Crabbe, Le Registre de paroisse.


Tandis que la veuve Butler et le veuf Deans luttaient contre la pauvreté, et contre le sol ingrat et stérile des lots et portions du domaine de Dumbiedikes qui leur étaient concédés, on s’apercevait de jour en jour que Deans sortirait vainqueur de cette lutte dans laquelle sa voisine allait succomber. Le premier était encore dans la force de l’âge, mistress Butler approchait du déclin de la vie. Il est vrai que ce désavantage devait être un jour compensé ; car Reuben, qui grandissait, devenait de plus en plus capable d’aider sa grand’mère dans ses travaux, et Jeanie Deans, qui n’était qu’une faible fille, ne pouvait, selon toute apparence, qu’augmenter le fardeau de son père. Mais Douce Davie Deans était prudent ; il avait si bien élevé et instruit sa fille, sa mignonne, comme il l’appelait, qu’aussitôt qu’elle put se tenir sur ses pieds, elle eut tous les jours à remplir une tâche proportionnée à son âge et à sa force. De telles habitudes, ainsi que les instructions et les lectures journalières de son père, finirent par donner à la jeune enfant une tournure d’esprit grave, sérieuse, ferme et réfléchie. Une vigueur extraordinaire et un tempérament robuste, exempt d’affections nerveuses et de toute maladie qui, en affaiblissant le corps, influent si souvent sur l’esprit, contribuèrent puissamment à former ce caractère fort, simple et décidé.

Au contraire, Reuben était d’une santé délicate ; et, quoiqu’il ne fût pas ce que l’on nomme timide, on pouvait le croire d’un caractère craintif, irrésolu et inquiet. Il tenait beaucoup du tempérament de sa mère, qui était morte, jeune encore, de la poitrine. Il était pâle, fluet, débile, maladif, et boitait un peu, par suite d’un accident d’enfance. De plus, la sollicitude trop attentive de sa bonne grand’mère lui eut bientôt inspiré une sorte de défiance de lui-même, avec un penchant à s’exagérer sa propre importance, le pire des défauts qu’une indulgence excessive fasse contracter aux enfants.

Cependant Reuben et Jeanie vivaient dans la société l’un de l’autre, autant par goût que par habitude. Ils gardaient ensemble quelques vaches que leurs parents envoyaient chercher leur vie plutôt que paître sur les prés communaux de Dumbiedikes. C’est là qu’il fallait voir les deux enfants assis sous un buisson de genêt fleuri, leurs petites figures l’une contre l’autre, cachées sous les plis d’un même manteau lorsque le ciel, s’obscurcissant au-dessus de leurs têtes, les contraignait à chercher un abri contre l’orage ou la pluie. Quelquefois ils allaient ensemble à l’école ; et quand il s’agissait de traverser les petits ruisseaux qui se trouvaient sur leur chemin, de repousser un chien ou un autre animal, ou tout autre de ces petits périls qu’on rencontre en voyage, c’était toujours la jeune fille qui encourageait son compagnon, qui lui donnait l’exemple que l’homme se croit d’ordinaire en droit de donner à la femme. Mais quand, assis sur les bancs de l’école, ils se mettaient à apprendre leurs leçons, Reuben surpassait Jeanie en facilité et en intelligence, tout comme Jeanie avait sur Reuben l’avantage de cette insensibilité à la fatigue et au danger, qui résulte d’une constitution robuste. Le jeune garçon pouvait donc rendre alors à sa compagne tous les services, tous les secours qu’il en avait reçus en d’autres occasions. Il était décidément le meilleur élève de la petite école de la paroisse, et il montrait toujours tant de douceur, de bonne humeur, qu’il excitait plutôt l’admiration que la jalousie du peuple enfantin qui habitait la bruyante maison, bien qu’il fût le favori du maître. Plusieurs petites filles surtout (car en Écosse on les élève avec les jeunes garçons) recherchaient son amitié et voulaient plaire à un élève si supérieur à ses camarades. Telles étaient les qualités de Reuben Butler, qu’elles pouvaient exciter à la fois leur sympathie et leur admiration ; sentiments que toutes les femmes, du moins celles qui méritent le mieux ce nom, sont vivement portées à ressentir.

Mais Reuben, naturellement timide et réservé, ne profitait point de ces avantages ; et quand son maître, transporté d’admiration, lui annonçait pour l’avenir des succès brillants, l’éveil donné à son ambition augmentait seulement sa tendresse pour Jeanie Deans. Cependant, à chaque progrès que Reuben faisait dans la science, et il en faisait de bien grands eu égard au peu de moyens qu’il possédait de s’instruire, il devenait moins capable de seconder sa grand’mère dans l’exploitation de sa ferme. Un jour qu’il étudiait le Pons asinorum d’Euclide[1], il laissa ses bestiaux passer à travers un grand champ de pois appartenant au laird de Dumbiedikes, et il fallut la promptitude et les efforts de Jeanie Deans, secondée de son petit chien Dustyfoot, pour empêcher un grand dégât et le soustraire à une punition sévère. De pareilles bévues marquaient chaque jour tous ses progrès dans les études classiques. Il lisait les Géorgiques de Virgile, et ne savait pas distinguer l’orge de l’avoine ; il avait presque perdu la récolte d’une année, en voulant cultiver les terres de Beersheba d’après les règles de Columelle et de Caton le Censeur.

Ces sottises chagrinaient son aïeule, et détruisaient la bonne opinion que son voisin Davie Deans avait pendant quelque temps conçue de Reuben.

« Je ne vois pas, voisine Butler, » disait-il à la vieille femme, « ce que vous pourrez faire de ce pauvre garçon ; à moins que vous n’en fassiez un ministre. On n’a jamais eu plus grand besoin de bons prédicateurs qu’à présent, en ces jours de tiédeur où les cœurs des hommes sont durs comme des meules de moulin, au point de ne plus s’inquiéter de l’irréligion. Il est évident que votre pauvre cher fils ne sera jamais bon à rien, à moins que notre maître ne lui donne de l’emploi. Je ferai mon possible pour lui faire obtenir sa licence[2] quand il la méritera ; car j’espère qu’il sera comme un dard bien acéré, et qu’il travaillera au bien de l’Église, qu’il ne changera pas ses principes pour s’enfoncer, comme une truie, dans la fange des extrêmes hérésies et des défections, mais qu’il aura les ailes blanches d’une colombe, quoiqu’il soit né dans la poussière. »

La pauvre veuve dévora l’affront que lui attiraient les principes de son mari, suivit les conseils de Deans, et, se hâtant de retirer Butler de la haute école, elle lui fit étudier les mathématiques et la théologie, les seules sciences naturelles et morales qui fussent alors à la mode.

Jeanie Deans se vit donc obligée de quitter le compagnon de ses travaux, de ses études et de ses jeux, et ce fut avec des regrets plus qu’enfantins que les deux enfants se séparèrent. Mais ils étaient jeunes, ils avaient de grandes espérances ; ils se dirent adieu comme des amis qui comptent bien se revoir dans un temps plus propice.

Tandis que Reuben Butler acquérait à l’université de Saint-André les connaissances nécessaires à un ministre, et qu’il macérait son corps par toutes sortes de privations pour procurer la nourriture à son esprit, sa grand’mère devenait tous les jours plus incapable de faire valoir sa petite ferme, et fut enfin forcée de la remettre au nouveau laird de Dumbiedikes. Ce grand personnage n’était pas tout à fait intraitable, et il lui fit des conditions assez douces. Il lui permit même d’habiter la maison où elle avait vécu avec son mari, tant que cette maison serait habitable ; mais il protesta qu’il ne paierait jamais pour un liard de réparations, car sa bienveillance était purement passive.

Cependant, à force d’adresse et d’industrie, et grâce à d’heureuses circonstances, pour la plupart accidentelles, Davie Deans se vit sur un bon pied dans le monde, amassa quelques richesses, passa pour en avoir plus encore, et parut tout disposé à conserver, à augmenter même sa fortune. Peu s’en fallait qu’il ne s’en blâmât lui-même quand il y réfléchissait sérieusement. Par ses connaissances en agriculture, il était devenu comme le favori du laird, qui, n’aimant ni la chasse ni la société, finissait d’ordinaire sa promenade en allant chaque soir à la chaumière de Woodend.

Comme il avait fort peu d’idées, et qu’il les exprimait fort difficilement, Dumbiedikes avait l’habitude de s’asseoir ou de rester debout pendant une demi-heure, ayant sur la tête un vieux chapeau galonné qui avait appartenu à son père, et une pipe vide à la bouche, suivant des yeux Jeanie Deans ou la fillette, comme il l’appelait, tandis qu’elle vaquait aux soins du ménage, et que son père, après avoir épuisé le texte ordinaire des bestiaux, des champs et des semences, ne manquait jamais de se lancer à corps perdu dans la controverse, et d’entamer des discours que le laird semblait écouter avec beaucoup de patience, mais sans faire la moindre réplique, peut-être même sans comprendre un seul mot de tout ce que disait l’orateur. Il est vrai que Deans ne voulait pas convenir de ce point, car c’était insulter à la fois et son talent à exposer les saintes vérités, talent dont il était un peu fier, et l’intelligence du laird. « Dumbiedikes, disait-il, n’est pas un ces beaux fils qui courent au galop vers l’enfer, plutôt que d’aller pieds nus au ciel ; il n’est pas comme son père, ne hante pas les compagnies profanes, ne jure pas, ne boit pas, ne fréquente ni le spectacle, ni le concert, ni la danse ; il observe le sabbat, il n’exige jamais ni serment ni promesse, n’ôte jamais à un malheureux sa liberté ; s’il tient un peu trop au monde et aux biens du monde, c’est qu’alors quelque mauvais vent a soufflé sur son esprit, etc., etc. » Voilà ce que disait et pensait l’honnête Davie.

On ne doit pas supposer que le père, homme de sens et d’observation, n’eut jamais remarqué avec quelle attention le laird tenait ses yeux attachés sur Jeanie. Ce fait cependant avait frappé bien plus encore un autre membre de la famille, la seconde femme de Deans, à laquelle il s’était uni dix ans après la mort de la première. Quelques personnes pensaient que Douce Davie avait dévié de ses principes en contractant cette nouvelle union ; car en général il blâmait le mariage et ceux qui s’y engageaient, paraissant plutôt considérer cet état de société comme un mal nécessaire, que comme une chose légitime et tolérable dans l’état imparfait de notre nature, mais qui coupe les ailes au moyen desquelles nous devons nous élever vers le ciel, qui enchaîne l’âme à sa maison de boue, aux plaisirs et aux jouissances terrestres. Toutefois sa conduite n’avait pas été sur ce point d’accord avec ses principes, puisqu’il s’était deux fois chargé, comme nous l’avons vu, de ces chaînes dangereuses et accablantes.

Rebecca, son épouse, était loin d’avoir la même horreur du mariage, et comme son imagination mariait tous ses voisins, elle ne manquait pas de prévoir une union entre Dumbiedikes et sa belle-fille Jeanie. Le bonhomme avait coutume de sourire et de lever les épaules quand elle abordait ce sujet ; mais d’ordinaire il finissait par prendre son bonnet et sortir de la maison pour cacher un rayon de joie qui, en ces occasions, brillait involontairement sur ses traits austères.

Mes jeunes et joyeux lecteurs me demanderont peut-être si Jeanie Deans méritait l’attention muette du laird de Dumbiedikes, et l’historien, par égard pour la vérité, est forcé de répondre que les charmes de sa personne n’avaient rien d’extraordinaire. Elle était petite et trop grosse peut-être pour sa taille ; elle avait les yeux gris, les cheveux d’un blond clair, et une figure ronde et réjouie, noircie par le soleil ; son seul attrait particulier était un air de sérénité inexprimable, qu’une bonne conscience, un cœur honnête, un caractère excellent et l’accomplissement régulier de tous ses devoirs, répandaient sur son visage. Il n’y avait donc rien, comme on peut se l’imaginer, de bien attrayant dans la tournure ni dans les manières de cette héroïne rustique ; et cependant, soit timidité stupide, soit qu’il manquât de détermination et qu’il fût peu habile à démêler ses propres sentiments, le laird de Dumbiedikes, avec son vieux chapeau galonné et sa pipe vide, venait régulièrement payer à Jeanie Deans le tribut de son admiration, laissant s’écouler les jours, les semaines, les années, sans rien dire qui justifiât les prophéties de la belle-mère.

Cette bonne femme commença à perdre patience, quand, après quelques années de mariage, elle eut donné à Douce Davie une autre fille qu’on nomma Euphémie, et par abréviation Effie. Le mécontentement que lui causait la lenteur du laird à faire l’aveu de son amour fut au comble, car elle calculait avec raison que comme lady Dumbiedikes aurait peu besoin de dot, Deans pourrait laisser tous ses biens à l’enfant né de son second mariage. D’autres belles-mères ont employé des moyens moins louables pour assurer des successions à leurs enfants ; mais Rebecca, pour lui rendre justice, ne cherchait l’avantage de la petite Effie que dans ce qu’on devait généralement considérer comme l’élévation de sa sœur aînée. Elle mit donc en usage toutes ses ruses féminines pour amener le laird à se prononcer ; mais elle eut la mortification de voir que ses efforts, comme ceux d’un pêcheur inhabile, ne tendaient qu’à effaroucher le poisson qu’elle voulait prendre. Dans une occasion surtout, ayant plaisanté avec le laird sur l’utilité d’avoir une maîtresse de maison, il prit tellement la mouche que ni le chapeau galonné, ni la pipe, ni l’intelligent propriétaire de ces objets, ne reparurent de quinze jours à Woodend. Rebecca fut donc forcée de laisser le laird marcher à pas de tortue, convaincue par sa propre expérience de la vérité du proverbe du fossoyeur : « Qu’on ne fait pas avancer un âne rétif en le battant. »

Cependant Reuben continuait ses études à l’université, et fournissait à ses besoins en enseignant aux plus jeunes écoliers ce qu’il avait appris lui-même, ce qui avait en même temps l’avantage de fixer dans son esprit l’instruction qu’il avait déjà acquise. Cette ressource, qu’emploient tous les pauvres étudiants en théologie des universités d’Écosse, le mettait aussi à même d’envoyer quelques secours à sa pauvre aïeule, devoir sacré que les Écossais négligent rarement de remplir. Il fit des progrès rapides ; mais sa modestie empêchait qu’ils ne fussent remarqués ; et si Butler eût été homme à se plaindre, il eût pu, comme tant d’autres, accuser les préférences, le sort et les préventions ordinaires ; mais, soit modestie, soit orgueil, soit l’une et l’autre à la fois, il garda toujours le silence sur ce sujet.

Il obtint la licence de prédicateur de l’Évangile, avec quelques compliments du presbytère qui la lui accorda ; mais on ne lui donna aucune place, et il fut obligé de demeurer pendant quelques mois dans la chaumière de Beersheba, sans autre revenu que la ressource précaire que lui fournirent des leçons qu’il donnait à quelques enfants du voisinage. Après avoir embrassé sa grand’mère, sa première visite avait été aux habitants de Woodend, où il fut reçu par Jeanie avec une cordialité affectueuse, inspirée par des souvenirs qui n’étaient jamais sortis de son cœur ; par Rebecca avec une hospitalité franche et bienveillante, et par Deans d’une manière qui lui était particulière.

Quoique Douce Davie eût une grande vénération pour le clergé, ce n’était point en particulier à chaque individu de cet ordre qu’il l’accordait ; et peut-être un peu jaloux de voir son jeune ami élevé à la haute dignité de professeur et de prédicateur, il l’attaqua aussitôt sur divers points de controverse, pour voir s’il s’était laissé entraîner à quelqu’une des défections et des hérésies du temps. Butler était fermement attaché aux principes du presbytérianisme, et en même temps il n’était nullement disposé à chagriner son vieil ami en disputant avec lui sur des points de peu d’importance ; il pouvait donc espérer de sortir de l’interrogatoire que lui ferait subir Davie, aussi pur que l’or qui sort du creuset. Mais il n’eut pas, auprès de son sévère examinateur, tout le succès auquel il s’attendait. La vieille Judith Butler, qui, ce soir-là, était venue à grand’peine jusqu’à Woodend pour recevoir les félicitations de ses voisins sur le retour de Butler et sur sa profonde instruction, dont elle était très-fière, eut la mortification de voir que son vieil ami Deans ne partageait pas tout à fait son opinion. En effet, il ne témoignait ni mécontentement ni satisfaction, et ce ne fut qu’après avoir essayé plusieurs fois de lui faire rompre cet inquiétant silence, que la bonne Judith parvint à amener le dialogue suivant :

« Eh bien, voisin Deans, j’espère que vous avez été content de voir revenir Reuben parmi nous ? le pauvre garçon ! — Très-content, mistress Butler, » fut la réponse laconique de Deans.

« Depuis qu’il a perdu son grand-père et son père (béni soit celui qui donne et qui retire !) il n’y a que vous au monde qui lui ayez servi de père, voisin Deans. — Dieu seul est le père des orphelins, » dit Deans en portant la main à son bonnet et levant les mains au ciel ; « rendez gloire à qui gloire est due, femme, et non à un indigne instrument. — Vous voulez l’entendre ainsi, et personne ne cherche à vous contrarier ; mais je vous ai vu, Davie, envoyer un picotin d’avoine à Beersheba quand il n’en restait pas un boisseau à Woodend ; oui, je vous ai vu… — Femme, interrompit Deans, ce sont des choses qu’il faut taire, car elles ne peuvent que porter l’homme à se glorifier de ses propres actes. J’étais près du bienheureux Alexandre Peden, quand il dit que la mort et le témoignage de nos saints martyrs n’étaient que des gouttes de sang et d’encre répandues pour l’accomplissement d’un devoir. Que penser de ce que peut faire un homme comme moi ? — Voisin Deans, vous parlez comme un sage ; mais je n’en crois pas moins que vous êtes content de revoir mon enfant. Il va rester parmi nous, je pense, à moins qu’il n’aille s’établir à quelques milles de distance ; ses joues sont d’une fraîcheur qui réjouit mes vieux yeux ; il a un bel habit noir comme le ministre, et puis… — Je suis très-content de le voir bien portant et en bon chemin, » dit Deans avec un ton de gravité, comme pour couper court sur ce point ; mais une femme, une fois lancée sur un tel sujet, ne s’arrête pas si facilement.

« Il peut maintenant, continua mistress Butler, se montrer dans une chaire, ce cher enfant ! et tout le monde l’écoutera ni plus ni moins que s’il était le pape de Rome. — S’il était le !… Femme ! » dit Deans avec un ton sévère aussitôt que ce mot odieux eut frappé son oreille.

« Eh, bon Dieu ! dit la pauvre femme, j’oubliais que vous ne pouviez souffrir le pape, comme faisait mon pauvre mari, Étienne Butler. Souvent, l’après-dînée, il lui arrivait de s’élever contre le pape, le baptême des enfants, et cætera. — Femme ! répéta Deans, parlez d’autres choses, ou gardez le silence. Je vous dis que l’indépendance est une horrible hérésie, l’anabaptisme une erreur condamnable, qu’il faudrait toutes deux déraciner du pays avec le feu de l’autorité spirituelle et le glaive du pouvoir temporel. — Bien, bien, voisin ; je ne nie pas que vous ayez raison, répondit la soumise Judith. Je suis sûre que vous êtes un bon guide quand il s’agit de semer ou de moissonner : pourquoi ne le seriez-vous pas également en ce qui touche les affaires de l’Église ? Mais mon petit-fils Reuben Butler… — Femme, » dit Davie d’un ton solennel, « Reuben Butler est un jeune homme à qui je veux autant de bien que s’il était mon propre fils ; mais je crains que sa marche ne soit pas toujours droite ; je crains que ses talents ne portent préjudice à la grâce. Il a beaucoup d’esprit et de science humaine : il s’occupe autant de la forme sous laquelle il doit présenter la nourriture spirituelle, que de la bonne qualité et de la solidité de sa doctrine ; il brode de soie la robe nuptiale, faute de quoi elle ne serait point assez belle pour lui : il tire vanité de son instruction humaine qui lui permet de parer ainsi sa doctrine. Mais, » ajouta-t-il en voyant la vieille femme s’affliger de ces paroles, « l’affliction peut corriger ce défaut : qu’il se délivre du vent qui le gonfle comme une vache qui a mangé de la luzerne mouillée, et Reuben pourra bien faire, il pourra devenir une lumière brillante et brûlante. Oui, j’espère qu’il aura ce bonheur ; vos yeux le verront, et cela prochainement. »

La veuve Butler se retira sans avoir pu obtenir d’autre réponse de son voisin, dont les paroles, quoiqu’elle ne les comprît pas, lui donnèrent des craintes extraordinaires au sujet de son petit-fils, et diminuèrent de beaucoup la joie que lui avait causée son retour. Or, pour rendre justice au discernement de M. Deans, il faut avouer que, dans leur conférence, Butler avait déployé beaucoup plus d’érudition qu’il n’était nécessaire, et beaucoup trop pour plaire au vieux presbytérien, qui, accoutumé à se croire à lui-même le droit incontestable d’imposer son opinion dans les controverses théologiques, se sentit humilié et mortifié de se voir opposer les autorités de la science. Butler, disons-le aussi, n’avait point échappé au vernis de pédantisme que devait naturellement lui donner son éducation, et il n’était que trop souvent disposé à faire parade de ses connaissances sans qu’il y eût la moindre nécessité.

Toutefois Jeanie Deans, loin de blâmer cet étalage d’érudition, en fut éblouie, peut-être par la même raison qui fait que les femmes admirent dans les hommes le courage et la force que la nature leur a refusés. La liaison qui existait entre leurs familles permettait à ces deux jeunes gens de se voir tous les jours. Leur ancienne intimité se renoua en prenant un caractère plus conforme à leur âge ; et il fut enfin convenu entre eux que leur union se ferait dès que Butler aurait trouvé des moyens d’existence assurés, quelque modestes qu’ils fussent. Ce but, toutefois, ne fut pas facile à atteindre. Butler forma plusieurs plans, et aucun ne réussit. Les joues de Jeanie perdaient la fraîcheur de la première jeunesse, le front de Butler prenait la gravité de l’âge mûr, et les moyens d’établissements semblaient aussi éloignés que jamais. Heureusement pour les amants, leur attachement n’était ni ardent, ni passionné, et le sentiment du devoir leur fit attendre avec patience et courage le moment de s’unir.

Cependant les années, dans leur marche rapide, amenaient les changements ordinaires. La veuve d’Étienne Butler, si longtemps l’appui de la maison de Bersheeba, fut réunie à ses pères, et Rebecca, la prévoyante épouse de notre ami Davie Deans, fut aussi enlevée à ses plans d’économie domestique. Le lendemain de sa mort, Butler vint offrir son tribut de consolation à son vieil ami, et fut témoin, dans cette circonstance, d’une lutte remarquable entre les sentiments de la nature et ce stoïcisme religieux que Deans croyait devoir affecter dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

À son arrivée, Jeanie, les yeux gonflés de larmes, lui montra le petit verger « que son pauvre père n’avait pas quitté depuis son malheur, » dit-elle d’une voix basse et interrompue par les sanglots. Un peu alarmé à ces paroles, Butler entra dans le verger, et avança lentement vers son vieil ami, qu’il trouva assis sur un tronc d’arbre et comme accablé par son affliction. Deans leva les yeux vers Butler avec un air de mécontentement, comme s’il eût été offensé de cette interruption ; mais, voyant le jeune homme hésiter s’il se retirerait ou s’il avancerait, il se leva, et vint à lui d’un air de calme et même de dignité.

« Jeune homme, lui dit-il, les justes meurent, mais on peut dire que la mort ne fait que les enlever aux maux de cette vie. Malheur à moi si je versais une larme sur l’épouse de mon cœur, quand j’en devrais répandre des torrents sur l’Église affligée par l’hérésie et par ces hommes qui ont le cœur mort ! — Je vois avec satisfaction, dit Butler, que la religion vous fait oublier vos chagrins particuliers. — Les oublier, Butler ! » dit le pauvre Deans en portant son mouchoir à ses yeux : « Je n’oublierai jamais Rebecca dans ce monde ; mais celui qui fait les blessures peut y répandre le baume. J’ai eu cette nuit des instants de méditation si profonde que je ne songeais plus au poids de cette perte. Il en a été de moi comme du digne John Semple, qu’on appelle Carspharn John[3], dans une semblable épreuve : j’ai été cette nuit sur les rives d’Ulaï, cueillant çà et là une pomme sur l’arbre. »

Quel que fût le courage dont Davie cherchait à s’armer pour remplir son devoir de chrétien, il avait un cœur trop tendre pour n’être pas affecté profondément de cette perte. Woodend lui devint odieux ; et comme il avait acquis de l’expérience et quelque argent dans l’exploitation de cette petite ferme, il résolut de profiter de l’une et de l’autre pour se faire fermier-laitier et nourrisseur de bestiaux, comme on les appelle en Écosse. Il choisit pour son nouvel établissement un endroit appelé la butte de Saint Léonard (Saint-Léonard’s Craigs), situé entre Édimbourg et la montagne d’Arthur’s Seat, et voisin d’immenses pâturages qu’on nomme encore le Parc du Roi (King’s Park), parce qu’autrefois ils étaient un enclos de réserve pour le gibier royal. Il y loua une petite maison à un demi-mille de la ville, mais dont l’emplacement, ainsi que tout l’espace qui la séparait d’Édimbourg, est maintenant occupé par le faubourg du sud est. Une prairie considérable, que Deans loua du gardien du Parc du Roi, le mit à même de nourrir des vaches, du lait desquelles l’industrie et l’activité de Jeanie, sa fille aînée, tiraient le meilleur parti possible.

Jeanie avait alors moins d’occasions de voir Butler, qui, après plusieurs désappointements, avait été forcé d’accepter la place fort modeste de sous-maître dans une école paroissiale de quelque importance, à trois ou quatre milles d’Édimbourg. Il s’y concilia l’estime et la confiance de quelques bourgeois des plus considérables, qui, pour raison de santé ou pour tout autre motif, voulaient que leurs enfants commençassent leur éducation dans ce petit village. Son avenir devenait donc plus riant, et à chaque visite qu’il faisait à Saint-Léonard, il trouvait l’occasion de dire quelque chose à Jeanie sur leur projet de mariage. Ces visites étaient nécessairement fort rares, son temps étant réclamé par les soins de l’école, et même il n’osait en faire d’aussi fréquentes que ses occupations le lui auraient permis. Deans le recevait, il est vrai, avec honnêteté, et même avec bienveillance ; mais Reuben, comme il arrive en pareil cas, s’imaginait que le père lisait ses intentions dans ses yeux, et il craignait qu’une explication prématurée sur ce sujet ne lui attirât un refus positif. En un mot, il jugea prudent de n’aller à Saint-Léonard qu’aussi souvent que l’y autorisaient leurs anciennes relations de voisinage. Mais il y avait une autre personne dont les visites étaient beaucoup plus régulières.

Lorsque Deans annonça au laird de Dumbiedikes son intention de quitter la ferme de Woodend, le laird le regarda fixement sans prononcer une parole. Il continua ses visites quotidiennes à l’heure ordinaire, sans faire aucune observation ; et la veille du départ, voyant les préparatifs du déménagement, et le grand chariot tiré de son réduit, il ouvrit encore de grands yeux, s’appuya contre la porte, et on l’entendit s’écrier :« Eh, sirs[4] ! » Même après que toute la famille eut quitté Woodend, le laird de Dumbiedikes, à son heure accoutumée, à l’heure où Deans revenait des champs, se présenta à la porte de la chaumière, et parut aussi étonné de la trouver fermée que s’il n’eût pas du s’y attendre. Dans cette occasion, on l’entendit s’écrier : « Dieu nous conserve ! » ce qui fut considéré par ceux qui le connaissaient, comme un signe extraordinaire d’émotion. Depuis ce moment, Dumbiedikes semblait une âme en peine ; ses mouvements, jusque là si réguliers, devinrent aussi désordonnés que ceux de la montre d’un écolier qui en a brisé le grand ressort. De même que l’aiguille de cette montre fait sa révolution autour du cadran en une minute, il faisait le tour de son domaine avec une rapidité extraordinaire. Il n’y avait pas une chaumière où il n’entrât, pas une jeune fille qu’il ne regardât fixement ; mais, quoiqu’il se trouvât sur ses terres de plus belles fermes que Woodend, et des filles beaucoup plus jolies que Jeanie Deans, il était évident que le laird ne passait plus son temps d’une manière aussi agréable que par le passé. Il n’y avait aucun banc aussi commode pour lui que celui de Woodend, aucune figure qu’il aimât autant à considérer que celle de Jeanie Deans. Aussi, après avoir tourné et retourné autour de ses possessions, et être resté ensuite stationnaire pendant une semaine, il parut avoir réfléchi qu’il n’était point attaché à un pivot qui le forçât de circuler autour d’un même point, mais qu’il pouvait changer de centre et étendre la circonférence s’il le jugeait convenable. Pour effectuer ce projet, il acheta un bidet d’un marchand montagnard, et avec le secours et la société de ce compagnon de voyage, il chevaucha tant bien que mal jusqu’à Saint-Léonard.

Jeanie était si habituée à voir le laird la regarder toujours fixement, que souvent elle s’apercevait à peine de sa présence ; elle craignit cependant quelquefois qu’il n’empruntât le secours de la parole pour exprimer l’admiration qu’il lui témoignait par ses regards. Alors, pensait-elle, adieu tout espoir d’union avec Butler ; car son père, quoique d’un esprit inflexible en matières politiques et religieuses, n’en avait pas moins pour le seigneur terrien ce respect si profondément enraciné chez les paysans écossais de cette époque. De plus, sans que Butler lui déplût précisément, l’instruction mondaine de ce jeune homme était souvent l’objet des sarcasmes de Davie, sarcasmes qui, s’ils ne lui étaient pas inspirés par un sentiment de jalousie, annonçaient au moins des dispositions peu favorables pour celui qui en était l’objet. Enfin un mariage avec Dumbiedikes aurait présenté un attrait irrésistible à un homme qui se plaignait ordinairement de se sentir capable de prendre une trop grande brassée des choses de ce monde. Les visites du laird étaient donc fort désagréables à Jeanie, à cause des conséquences qu’elles pouvaient avoir, et ce fut une grande consolation pour elle, en quittant le lieu qui l’avait vue naître, de penser qu’elle avait vu pour la dernière fois Dumbiedikes, son chapeau galonné et sa pipe. La pauvre fille ne le croyait pas plus capable de venir la trouver à la butte de Saint-Léonard, qu’un des pommiers qu’elle avait laissés enracinés dans le verger de Woodend. Ce fut donc avec plus de surprise que de plaisir que, le sixième jour après leur installation à Saint-Léonard, elle vit arriver le chapeau galonné, la pipe et le laird. Il la salua comme à l’ordinaire : « Comment vous portez-vous, Jeanie ? Où est votre père ? » Puis il se plaça, autant qu’il le put, de la même manière qu’à Wooden. Aussitôt qu’il fut assis, déployant une puissance extraordinaire de conversation, « Jeanie ! dit-il, Jeanie ! » Ici il étendit la main, les doigts écartés, comme pour lui saisir l’épaule, mais avec tant de timidité et de gaucherie que, Jeanie ayant reculé d’un pas, sa main resta suspendue en l’air, toujours ouverte, comme la pâte d’un griffon dans des armoiries. « Jeanie, » continua-t-il, se trouvant dans un moment d’inspiration ; « Jeanie, il fait un temps superbe aujourd’hui, et les routes ne sont pas mauvaises pour voyager. — Qu’a-t-il donc aujourd’hui, » murmura Jeanie entre ses dents, « pour prononcer une phrase aussi longue ? » Elle avoua ensuite qu’elle avait laissé percer dans ses manières quelque chose du mécontentement qu’elle éprouvait, car, son père étant absent, elle ne voyait pas où la créature (c’est ainsi qu’elle nommait irrévérencieusement le propriétaire foncier) aurait pu s’arrêter. Son air boudeur produisit toutefois l’effet d’un calmant, et le laird retomba dans sa taciturnité habituelle, venant à la chaumière trois ou quatre fois par semaine, quand le temps le permettait, sans autre but en apparence que de regarder Jeanie pendant que Douce Davie déployait son éloquence sur quelque point de controverse.



  1. Le carré de l’hypoténuse, en géométrie. a. m.
  2. Le droit de prêcher. a. m.
  3. John Semple, appelé Carspharn John, parce qu’il était ministre d’une paroisse de ce nom dans le Galloway, fut un prébystérien d’une grande piété et d’un zélé ardent. Patrick Walkers rapporte de lui le passage suivant : « Il passa la nuit qui suivit la mort de sa femme en prières et en méditation dans son jardin. Le matin, un des anciens vint le voir, le plaignit de la grande perte qu’il avait faite et de son malheur ; il répondit : Je déclare que toute la nuit je n’ai pas pensé à la mort de ma femme, absorbé que j’étais dans la méditation des choses du ciel. Toute la nuit j’ai été sur les bords d’Ulaï, cueillant une pomme çà et là. Walker’s remarkable Passages of the life and death of Mr. John Semple.
  4. Eh, sirs ! (Eh, messieurs !) exclamation de surprise. a. m.