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VI


LES CARTOUCHES D’EAU


Le lendemain, Alban Molifer s’éveilla le premier. Il remarqua que le jeûne de la veille, en produisant sur lui une légère excitation cérébrale, lui avait communiqué une lucidité entière, une parfaite clarté dans les idées. Il réveilla Ludovic, qui se fit un point d’honneur de ne pas faire même allusion aux légers tiraillements d’estomac qu’il commençait à ressentir.

Alban devina, d’un coup d’œil, ce qui se passait dans l’esprit de l’enfant.

– L’air vif de ces hauteurs, dit-il, surexcite singulièrement l’appétit. Cela ne nous donnera que plus d’ardeur dans la conquête de notre déjeuner.

Ludovic ne répondit que par un geste d’insouciance, comme pour montrer qu’un héros de sa trempe ne prêtait que peu d’attention à des ennuis aussi terre à terre que l’absence du déjeuner.

Au fond, il était enchanté, et se promettait le plaisir d’aventures tout à fait inédites.

Alban et lui revêtirent donc de chauds vêtements, prirent pour toute arme de solides bâtons et des couteaux, et s’aventurèrent résolument à travers la brèche ouverte, la veille, par l’explosion des cartouches d’eau, et à l’extrémité de laquelle ils voyaient le soleil se lever au-dessus d’un cirque de montagnes aux sommets roses et bleus.

La muraille de basalte une fois franchie, ils s’étonnèrent de l’immense amoncellement de rochers qui s’étendait de l’autre côté.

– Il est heureux, fit remarquer Alban, que la force de l’explosion se soit portée du côté opposé à l’aéroscaphe. Nous aurions été réduits en miettes, littéralement écrabouillés, si cette avalanche de blocs de pierre se fût abattue sur la fragile coque d’aluminium.

– Pourquoi, demanda Ludovic, l’effort de l’explosion a-t-il donc porté de ce côté plutôt que d’un autre ?

– Les masses basaltiques s’avançaient comme un cap au-dessus de la vallée. Nos cartouches d’eau, en attaquant la base du gigantesque entassement, ont rompu l’équilibre. La montagne s’est, pour ainsi dire, écroulée du côté où les lois de la pesanteur la sollicitaient. C’est ce qui explique que nous ayons pu si facilement nous frayer un passage.

Alban et Ludovic suivirent pendant près d’un quart d’heure une pente très raide, tout encombrée de blocs de basalte projetés par l’éboulement, et dont quelques-unes étaient aussi larges et aussi hautes qu’une maison â six étages.

En contemplant ces résultats de leur travail de la veille, Ludovic ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine vanité.

– Nous sommes les auteurs d’un véritable cataclysme ! s’écria-t-il avec orgueil.

– Nous avons été merveilleusement servis par la disposition géologique des rocs. C’est comme si nous eussions miné la base d’une pyramide en équilibre sur sa pointe. L’honneur du cataclysme revient presque tout entier à la nature.

En continuant leur route vers une forêt aux cimes rousses et brunes, qu’ils apercevaient à quelque distance devant eux, ils traversèrent des pentes gazonnées où couraient de petits ruisseaux d’une eau claire et glaciale, provenant sans doute de la fonte des neiges.

Alban proposa de suivre le cours d’un de ces ruisseaux, dans la certitude qu’ils parviendraient ainsi à quelque rivière plus considérable.

Le ruisseau les conduisit sous le couvert d’une forêt centenaire de pins et de bouleaux.

Les arbres énormes, à l’écorce rougeâtre, et qui semblaient se soulever de terre par leurs monstrueuses racines tordues, avaient l’air presque aussi anciens que le monde.

Alban en aperçut plusieurs qui dépassaient certainement, par la vaste circonférence de leurs troncs, les cèdres légendaires du Liban, et qui eussent pu entrer en parallèle avec les baobabs de l’Afrique centrale.

Des oiseaux et des écureuils sautillaient entre leurs branches.

Alban essaya, mais sans succès, d’en abattre quelques-uns à coups de pierre.

– Si nous fabriquions un arc et des flèches, proposa Ludovic tout plein du souvenir de certaines lectures.

– Ce moyen inefficace et grossier, répliqua Alban, est bon tout au plus pour des sauvages. C’est le dernier que j’emploierai. L’essentiel est qu’il y ait du gibier. N’avons-nous pas à notre disposition, pour nous en emparer, l’électricité de nos accumulateurs ?

– Comment ferez-vous ? interrogea Ludovic en ouvrant de grands yeux étonnés.

– C’est mon secret, petit curieux, dit Alban en souriant. Retournons à l’aéroscaphe.

Arrivé au magasin, Alban se chargea d’un accumulateur portatif, remit à Ludovic un rouleau de fil de cuivre et quelques bâtonnets de verre.

Il eut grand soin aussi de placer, dans la poche de côté de son pardessus fourré, une poignée des miettes de biscuit qui étaient restées au fond d’une des caisses.

– Je comprends, s’écria Ludovic à la vue de ces préparatifs. Notre futur gibier va être foudroyé ni plus ni moins qu’un électricien imprudent qui touche, sans s’être muni de gants isolateurs, un conducteur chargé de fluide.

– Précisément. Et j’espère bien que les oiseaux de ces régions inconnues n’auront pas pris la précaution de se botter de gutta-percha pour nous contrarier.

Quand ils furent rendus au bord du ruisseau, les chasseurs enfoncèrent soigneusement en terre les bâtonnets de verre, préalablement essuyés avec soin ; puis il les relièrent par les fils de cuivre, de façon à former une sorte de ligne télégraphique en miniature.

Puis le fil fut déroulé dans toute sa longueur, et rattaché à l’accumulateur qu’Alban avait déposé derrière un bloc de basalte assez gros pour dissimuler les chasseurs. Le biscuit fut ensuite émietté au pied des poteaux de la petite ligne télégraphique ; et le cœur battant d’émotion, Alban et Ludovic se mirent à l’affût.

Un à un, les oiseaux descendirent des sapins et se mirent à picorer les miettes de biscuit.

Il y avait de grosses perdrix blanches, des poules de neige, et d’autres volatiles plus petits dont les chasseurs ignoraient le nom.

Au bout de peu d’instants, une vingtaine d’oiseaux s’étaient posés sur le fil qu’ils trouvaient sans doute un perchoir commode.

Alban jugea que le moment était venu de lancer le courant.

Les oiseaux poussèrent un dernier pépiement et roulèrent foudroyés.

Alban et Ludovic, en poussant des hurrahs triomphaux, allèrent ramasser leurs victimes.

Il y avait huit perdrix blanches, cinq poules de neige et une quinzaine de petits oiseaux que Ludovic déclara, d’après la forme de leur bec, appartenir à l’ordre des passereaux.

Le garde-manger de l’aéroscaphe était approvisionné pour au moins trois jours.

Le fil électrique fut soigneusement roulé ; car il ne fallait pas habituer le gibier à la vue de ce piège et l’effaroucher ; et les chasseurs rentrèrent, solennellement, presque pliants sous le poids de leur gibier, qu’ils avaient enfilé en chapelet avec l’aide d’une cordelette.

Mme Ismérie et Armandine, qui s’étaient levées dans l’intervalle, se tenaient à la balustrade extérieure, chaudement emmitouflées de fourrures.

Elles accueillirent les chasseurs par des exclamations de joie.

La vue d’une telle quantité de gibier avait réveillé l’appétit de tout le monde.

Sous la direction d’Alban, chacun se mit à l’œuvre.

Mme Ismérie et sa fille plumaient les oiseaux, Alban les vidait, et Ludovic les faisait flamber.

Il restait encore à Mme Ismérie une boîte de sel et de poivre échappée au désastre.

Aussi, le copieux salmis qu’elle confectionna, fut-il déclaré excellent de tout point par les convives.

Personne ne s’avisa même de se plaindre du manque de pain.

La petite Armandine seule, à la fin du repas, étourdiment, s’avisa d’en réclamer pour mieux nettoyer son assiette.

– Le pain est sorti, mademoiselle, répondit sérieusement Alban.

– C’est vrai, dit l’enfant, j’avais oublié qu’il n’y en a plus.

– Si nous demeurons encore longtemps dans ces parages, dit Ludovic avec enthousiasme, M. Alban est bien capable de nous en fabriquer.

– J’ai tout lieu de croire, fit Alban, que nous ne demeurerons pas longtemps ici. La journée de demain sera employée à une exploration complète de cette vallée. J’ai la certitude que les cours d’eau qui descendent de ces hauteurs nous mèneront à quelque grand fleuve de la Chine ou du Thibet. Sans doute pourrons-nous atteindre ainsi quelque monastère bouddhique ou quelque village. Là, je pourrai peut-être trouver des gens pour m’aider au renflouement de l’aéroscaphe.

– Mais, objecta Mme Ismérie, je croyais que ce pays était tout à fait barbare et inhabité ?

– Dans des montagnes inaccessibles comme celles-ci, oui. Mais, sur le bord des fleuves, on rencontre des villes assez peuplées, que gouvernent des délégués de l’empereur de Chine, ou des monastères, des lamasseries, qui renferment des hommes très instruits, au courant même, jusqu’à un certain point, des découvertes européennes. Le tout est de sortir de ces maudites montagnes, ce qui, je l’espère, ne sera pas difficile.

L’après-midi fut employée à différents travaux, et à une promenade aux abords de la forêt.

Ludovic prétendait avoir vu des poissons, qu’il affirmait être des truites, dans les eaux du petit cours d’eau visité le matin.

En prévision d’une pêche possible, Mme Ismérie se fabriqua cinq ou six hameçons avec des fils de cuivre tordus, et emporta, comme appâts, quelques fragments des oiseaux tués le matin.

Le paysage, borné de tous côtés par de hautes cimes, rappelait, par son aspect sévère, ses interminables massifs de pins et de bouleaux, certaines contrées montagneuses et boisées de la Norvège, qu’Alban avait visitées au cours de ses voyages.

On longea quelque temps le ruisseau, qui venait déboucher dans une sorte de petit lac ou d’étang entouré de toutes parts par les troncs serrés des grands arbres.

Le ruisseau sortait de là considérablement grossi, devenu presque navigable, et se perdait à travers l’interminable futaie.

L’assertion de Ludovic se trouva être exacte.

Le lac fourmillait de poissons, dont la chair dans ces eaux limpides et glacées, devait être excellente.

Alban coupa les branches légères d’une espèce de saule, installa des lignes dont l’hameçon fut garni de petits morceaux de viande, et chacun, même Armandine et Ludovic, se mit à pêcher avec un recueillement digne des plus obstinés amateurs de ce sport, si cher aux natures paisibles.

Cette première pêche fut couronnée de succès.

Ludovic ferra lui-même un superbe saumon qui faillit briser sa ligne, et qu’Alban dut l’aider à tirer de l’eau. Ce fut Ludovic qui eut les honneurs de la journée.

Au total, la pêche fournit une douzaine de pièces qui vinrent heureusement s’ajouter au gibier, dans la glacière à air liquide qui servait de garde-manger.

– Voilà un pays vraiment agréable, dit Ludovic, tout fier de ses succès à la pêche.

– Si nous y restions ! s’écria Armandine.

– C’est cela, approuva Alban en plaisantant, nous construirons une maison de bois, à la mode scandinave. Je défricherai quelques hectares de terre, et nous serons les rois incontestés de ce pays où, jusqu’ici, je n’ai aperçu la trace d’aucun être humain.

Au retour, Alban découvrit un arbuste chargé de fruits rouges, en grappes, qu’il reconnut être une variété de sorbier dont les baies, légèrement aigrelettes, sont d’une saveur très agréable.

Armandine battit des mains.

Avec l’autorisation de son père, elle goûta des sorbes, et en emplit ses poches.

– Ce sera pour le dessert, s’écria-t-elle… Je me charge d’aller en cueillir tous les jours.

Le soleil n’était pas encore près de se coucher, lorsqu’on revint à l’aéroscaphe.

Alban profita des dernières heures de jour pour examiner plus minutieusement qu’il n’avait encore pu le faire, les avaries causées par la chute.

La coque était bossuée en plusieurs endroits ; la balustrade extérieure était tordue.

Mais, ce n’étaient pas là les plus graves avaries.

On pouvait, à la rigueur, se passer de galerie extérieure, ou remplacer la balustrade par un simple cordage ; et les érosions des plaques d’aluminium de la coque ne devaient apporter à la marche aucun inconvénient sérieux.

Mais, l’aile de droite, celle-là même qu’Alban avait réparée avec des barres d’aluminium, était complètement brisée et reployée sur elle-même.

Les billes en étaient faussées.

Il eût fallu plusieurs semaines de travail et un outillage complet pour la remettre convenablement en état.

L’aile de gauche, quoique moins endommagée, avait aussi beaucoup souffert.

Le choc terrible de la descente avait rompu net plusieurs tringles d’acier.

Enfin, une des palettes de l’hélice était faussée, et le gouvernail de toile pégamoïdée absolument hors de service.

Après avoir tout examiné, Alban fut heureux de constater que l’arbre de l’hélice et les machines productrices de la force n’avaient que peu souffert.

Les accumulateurs, les appareils liquéfacteurs et la réserve d’air liquide étaient intacts.

Quant aux objets contenus dans l’intérieur de l’aéroscaphe, protégés par l’emballage pneumatique dont avaient été munies leurs gaines et leurs caisses, ils n’avaient éprouvé aucun dommage.

Le repas du soir fut très animé.

Tout le monde avait pris son parti de manger la viande ou le poisson sans pain.

Personne ne fit la moue lorsque Mme Ismérie prévint qu’elle réservait pour le cas de maladie ou d’extrême nécessité, le peu de cognac qui restait, et que, désormais, on n’aurait d’autre boisson que l’eau fraîche et limpide des ruisseaux de la vallée.

Ludovic, toujours heureux de faire montre de ses connaissances, s’empressa d’indiquer la recette d’une excellente limonade, composée d’eau additionnée de sucre et de quelques gouttes de vinaigre.

– L’eau et le vinaigre, remarqua Alban, étaient la boisson habituelle des mercenaires carthaginois. Ils n’ont pas eu d’autre breuvage pour franchir les Alpes ; nous n’en aurons pas d’autre, non plus, pour traverser l’Himalaya.

– Les Alpes ! fit Ludovic d’un petit air dédaigneux. Leur plus haut sommet, le Mont Blanc, n’est qu’une taupinière à côté des moindres pics de la chaîne himalayenne.

Mme Ismérie fit cuire quatre perdrix qu’Alban et Ludovic devaient emporter dans leur exploration.

Tout le monde regagna les cabines, un peu réconcilié avec le mauvais sort.

Le lendemain, en quittant l’aéroscaphe, Alban recommanda à Mme Ismérie et à sa fille de ne pas s’éloigner, de ne pas dépasser, dans leur promenade, la rive la plus rapprochée du petit lac, où il leur serait loisible, si elles voulaient se distraire, d’aller pêcher.

Puis, les deux explorateurs se mirent en marche, en longeant la muraille de basalte, à partir de l’endroit où avait eu lieu l’éboulement.

Leur projet bien arrêté était de faire le tour du plateau jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un chemin vers la plaine.

Ils marchèrent toute la matinée.

À leur droite, la forêt, dont les derniers taillis venaient mourir entre des blocs de granit, se continuait, aussi monotone et aussi lugubre.

À gauche, c’était toujours la muraille rocheuse, un peu moins élevée à mesure que le terrain descendait vers la plaine, mais aussi infranchissable, et n’offrant qu’une série de défilés qui menaient à des abîmes et ne laissaient entrevoir qu’une perspective de ravins et de pics stériles.

Çà et là, pourtant, elle semblait s’abaisser et disparaître : mais, quand Alban et Ludovic s’avançaient, croyant se trouver en face d’un chemin praticable, ils arrivaient au bord d’une falaise, et reculaient, saisis de vertige, en voyant, au-dessous d’eux, et à une profondeur considérable, onduler un horizon de forêts sur lesquelles pesaient de lourdes bandes de nuages.

À midi, ils s’arrêtèrent auprès d’un ruisseau qui tombait d’un rocher en bouillonnant.

Ils se reposèrent quelques instants, tout en donnant une sérieuse atteinte aux provisions de viande froide dont leur havresac était garni.

Dans le milieu de l’après-midi, ils arrivèrent à un endroit où une vaste percée s’ouvrant dans l’entassement des rocs.

En approchant, ils distinguèrent le grondement d’un torrent.

Une rivière assez considérable qu’Alban supposa être celle qui sortait du petit lac visité la veille, se frayait tumultueusement un passage et retombait, avec un mugissement de tonnerre, le long des contreforts à pic du plateau, en formant une véritable cataracte.

– Voilà qui est de très mauvais augure pour nous, dit Alban, le plateau où nous avons échoué doit être entièrement borné par un système de précipices et de falaises. Les eaux ont certainement suivi la seule pente praticable. Nous ne pourrions donc sortir d’ici que par ce gouffre.

– Tout espoir n’est pas encore perdu, répondit Ludovic. Il nous reste une chance de trouver une issue, tant que nous n’aurons pas complètement fait le tour de notre royaume.

– Ce n’est guère probable. D’après ce que j’ai observé, ce plateau offre partout la même configuration. Nous sommes arrivés à l’endroit le plus bas de la pente ; et il n’y a aucune raison pour que la région ouest ne soit pas exactement semblable à la région est que nous venons de visiter.

Partant de la cataracte, Alban et Ludovic commencèrent à remonter dans la direction de la Princesse des Airs.

La végétation était partout uniforme.

À part un massif de framboisiers arctiques, dont Ludovic nota soigneusement l’emplacement, à l’intention d’Armandine, ils n’avaient rencontré que les éternels pins et les éternels bouleaux entre les branches desquels se jouaient un monde d’oiseaux et d’écureuils gris.

Ludovic prétendait avoir aperçu un ours, mais soit que l’enfant se fût trompé, soit que l’animal se fût retiré dans un hallier, Alban ne put vérifier le fait.

Le soleil allait se coucher lorsque Alban et Ludovic débouchèrent dans une vaste prairie émaillée de fleurs, et sillonnée de ruisseaux d’eau courante.

Cet endroit était certainement le plus délicieux de toute la contrée qu’ils avaient jusque-là traversée. Alban s’expliqua la fertilité plus grande de cette portion du plateau, par son exposition au midi, et par la chaleur que devait produire la réflexion des rayons lumineux sur la muraille de basalte.

Tout d’un coup, Ludovic poussa un cri.

Du doigt, il montrait à Alban un troupeau de gros animaux qui, dans la lumière indécise du crépuscule, paraissaient, grâce à leur bosse et à leurs cornes, d’une grandeur et d’une grosseur fantastiques.

Ces animaux, quels qu’ils fussent, avaient pris l’alarme, aux cris de l’enfant.

Leur masse, s’ébranlant lourdement, disparut avec un bruit sourd sous la futaie.

– Nous venons de courir un terrible danger, dit Alban à demi-voix… Ces animaux, que je suppose être des yacks, appartiennent à une variété de ruminants, assez semblables au bœuf, mais d’une férocité beaucoup plus grande. S’il leur avait pris fantaisie de se précipiter sur nous, nous aurions été éventrés et piétinés en un clin d’œil… Ils ne doivent jamais avoir aperçu d’être humain pour s’être laissé effrayer aussi facilement.

– Nous les rattraperons, fit Ludovic, qui ne doutait de rien… Voilà des vivres assurés pour la cuisine électrique de Mme Ismérie.

– Pas tant de hâte, mon jeune ami, fit observer Alban. Les yacks ne mettront pas tant autant de complaisance à se laisser foudroyer, que les perdrix et les poules de neige.

– Vous voyez bien que cette vallée ne doit pas être sans issue, puisque ces animaux ont trouvé le moyen d’y venir… Nous trouverons donc bien le moyen d’en sortir.

– Cela n’est nullement certain, répondit Alban, qui réfléchissait. On trouve, dans les Alpes et dans les Pyrénées, à de très grandes hauteurs, des plateaux ou des petites vallées bien abritées, absolument inaccessibles à l’homme, mais où pullulent les chamois. Rien ne prouve que notre plateau n’a pas été isolé et surélevé, avec tous les êtres vivants qu’il porte, par un soulèvement volcanique. La nature géologique de la muraille de rochers semble venir à l’appui de mon assertion.

Alban et Ludovic, traversant le pâturage, s’engagèrent de nouveau sous le couvert des grands arbres, où l’obscurité se faisait de plus en plus profonde.

Un froid glacial les envahissait.

Tous deux, mais surtout Ludovic, étaient des plus fatigués.

Pendant la première partie de leur voyage de découverte, ils avaient toujours marché en suivant une pente extrêmement rapide, depuis l’aéroscaphe jusqu’à l’endroit où les eaux de la rivière se précipitaient du haut des rochers.

À partir de la cataracte le terrain montait ; ils avançaient donc deux fois moins vite, et avec beaucoup plus de peine.

Malgré ses efforts, Ludovic ne parvenait pas à dissimuler sa fatigue.

Pendant leur marche, à travers les rochers pointus et les racines d’arbres, il s’était écorché les pieds et boitait légèrement.

À plusieurs reprises, Alban dut ralentir le pas, et même faire halte pendant quelques instants, pour lui permettre de continuer.

La nuit était maintenant tout à fait tombée.

Entre les troncs gigantesques des vieux arbres, on n’y voyait pas à quatre pas devant soi.

Le froid devenait insupportable : les voyageurs n’entendaient plus que le grondement sourd des torrents dans la montagne, qui dominait tous les autres bruits de la nature.

– Nous ne pouvons suivre plus longtemps cette muraille de rochers, dit Alban : nous ignorons si le plateau n’est pas beaucoup plus vaste de ce côté ; et nous risquerions de passer la nuit en plein air.

– Alors, rentrons, s’écria Ludovic avec empressement.

– C’est ce que nous allons tâcher de faire, en prenant le chemin le plus court, c’est-à-dire en essayant de nous orienter vers le petit lac qui m’a paru occuper à peu près le centre du plateau.

Par malheur, l’orientation, dans cette obscurité, était à peu près impossible.

Il fallut s’en fier au hasard. Alban avait justement oublié d’emporter sa boussole de poche.

De plus, Ludovic grelottait, et souffrait beaucoup de ses écorchures.

Néanmoins, il ne se plaignait pas.

Mais Alban l’entendait claquer des dents à côté de lui, et était maintenant obligé de s’arrêter, presque à chaque pas, pour lui permettre de le suivre.

Il devenait, d’ailleurs, de plus en plus difficile d’avancer.

Les arbres, d’abord clairsemés au sortir de la prairie, se faisaient, maintenant, de plus en plus rapprochés les uns des autres.

À tout instant, il fallait faire le tour de buissons épineux.

Aussi, après tant de détours. Alban avait-il entièrement perdu la notion de la route suivie.

Les voyageurs étaient complètement égarés.

Ils durent bientôt s’arrêter tout à fait : un inextricable rempart de buissons leur barrait le passage. Ludovic s’était affaissé, anéanti, entre les racines d’un pin couvertes d’une longue mousse grise, et faisait d’héroïques efforts pour ne pas pleurer.

Alban, sérieusement inquiet, laissa l’enfant se reposer, le rasséréna par de bonnes paroles ; puis, l’on se remit péniblement en marche.

Tout d’un coup, l’aéronaute poussa un cri de joie.

– J’aurais dû y songer plus tôt, s’écria-t-il. Dans une heure nous serons arrivés à l’aéroscaphe.

Il venait de se coucher à plat ventre ; et l’oreille appliquée sur le sol, il écoutait avec une profonde attention.

– Que faites-vous donc ? demanda Ludovic qui, hébété de fatigue et de froid, ne comprenait plus.

– C’est très simple. Les corps solides, sans en excepter la terre, sont d’excellents conducteurs du son…

– Eh bien ?

– J’écoute dans quelle direction il y a un ruisseau à proximité. Nous nous dirigeons du côté où on l’entend murmurer. Le ruisseau nous mènera à une rivière ; la rivière au petit lac…

– D’où nous regagnerons l’aéroscaphe sans difficulté !… s’écria Ludovic avec enthousiasme, et en collant, à son tour, son oreille contre le sol durci.

Après avoir répété cette manœuvre plusieurs fois, en se guidant sur le murmure d’eau courante que leur transmettait admirablement le sol à demi glacé, ils atteignirent enfin un petit cours d’eau qui fuyait, entre deux lignes de maigres bouleaux.

Ils en suivirent la rive pendant un quart d’heure.

Ils commençaient à trouver le temps bien long et les méandres du ruisseau bien compliqués, lorsque Ludovic s’arrêta soudain en poussant un cri. Il montrait à Alban, au-dessus d’eux, entre les arbres, une grande lumière blanche.

– Ce sont les fanaux électriques de l’aéroscaphe ! Nous sommes sauvés !

Guidés par cet espèce de phare, les voyageurs reprirent leur route avec un nouveau courage.

Ils étaient sûrs d’arriver à l’aéroscaphe ; mais ce ne fut pas sans difficulté qu’ils y parvinrent.

La lueur qui les guidait semblait s’éloigner à mesure qu’ils en approchaient.

Puis le terrain devenait montueux et accidenté.

À certains endroits, il fallait franchir ou contourner des blocs de rochers.

Plus loin, on rentrait sous le couvert de la forêt. La lumière, voilée par le feuillage des arbres, devenait, pour quelques instants, invisible.

Ailleurs, ils s’embourbèrent jusqu’aux genoux, dans une sorte de marécage ou de tourbière qu’avait formée l’eau d’un ruisseau en s’amassant dans un pli de terrain.

Quand ils approchèrent du petit lac, où toutes les eaux du plateau se réunissaient, une autre difficulté se présenta.

Il fallait, à chaque instant, sauter d’une rive sur l’autre ; et plusieurs fois Alban, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, dut passer Ludovic, à demi-mort de lassitude, sur ses épaules ou sur son dos.

Enfin ils atteignirent la pente rocheuse au haut de laquelle s’était produite l’explosion de la cartouche d’eau.

Alban s’expliqua alors l’intensité de la lumière qu’ils avaient aperçue du fond des bois.

Mme Ismérie avait eu l’idée d’installer une puissante lampe à arc sur la galerie extérieure où elle se tenait en compagnie d’Armandine.

Dès que la silhouette des voyageurs fut visible dans le vaste cône de lumière que projetait le fanal, elles poussèrent des exclamations joyeuses et vinrent à la rencontre de Ludovic et d’Alban.

Un quart d’heure après, tous se trouvaient réunis dans la salle commune, autour d’un vaste salmis de petits oiseaux.

Alban rendit compte de son expédition.

Ludovic, lui, malgré ses efforts pour faire bonne contenance, s’était endormi la bouche pleine ; et on l’avait porté dans sa cabine, déshabillé et couché sans qu’il en eut conscience.

– Je suis maintenant persuadé, dit l’aéronaute, qu’il ne nous reste aucun moyen de quitter ce plateau par la voie terrestre. Nous sommes plus isolés que des naufragés perdus dans une île. Notre seule ressource est de réparer, tant bien que mal, l’aéroscaphe, et de nous en aller de la même façon que nous sommes venus.

– Il nous faudra de longs mois, fit observer Mme Ismérie, pour remettre les ailes en état. Encore n’est-il pas sûr que nous y réussissions.

– Nous y réussirons, affirma Alban ; mais nous devons nous installer tout à fait ici, et ne plus songer à revoir l’Europe de longtemps.

– Je ne me plaindrais pas de cette nécessité si nous n’avions avec nous Ludovic ; et si le docteur Rabican était prévenu ?

– Peut-être l’est-il à l’heure actuelle. D’ailleurs je compte bien trouver le moyen de lui adresser d’autres messages.

Il fut décidé que, le lendemain, on prendrait les mesures nécessitées par un séjour de longue durée.

En s’éveillant, Alban réfléchit que la première chose à faire était de tirer l’aéroscaphe de l’espèce de puits où il était tombé, et d’où, une fois réparé, il lui serait impossible de s’élever.

Mme Ismérie fut de cet avis.

Elle ne serait pas fâchée, ajouta-t-elle, de voir leur maison de métal transportée hors de cette caverne glaciale, dans un site plus riant, abrité par quelques arbres, à proximité de leur territoire de chasse et de pêche.

Quoique l’aéroscaphe fut d’un poids considérable, l’entreprise n’était pas aussi malaisée qu’elle le paraissait au premier abord.

Le plus difficile était de faire franchir à la lourde coque le défilé semé de blocs de roc qu’avait ouvert l’explosion dans le flanc de la montagne.

Ensuite, la tâche devenait relativement aisée.

Le terrain, jusqu’à l’orée du bois, descendait sans accidents, en suivant toujours une pente très raide.

Toute cette journée fut employée par Alban à faire sauter, à l’aide de cartouches d’eau proportionnées à leur volume, les plus grosses des masses rocheuses qui encombraient le passage.

– Voilà, fit observer Ludovic en riant, un procédé peu banal pour faire des routes !

Ce travail, qui avait paru d’abord facile, dura six jours. Quand on eut fait disparaître les plus gros rochers, il fallut niveler le terrain, et le rendre parfaitement égal.

Après avoir été terrassiers, les aéronautes durent se faire bûcherons.

Alban choisit dans la forêt une demi-douzaine de jeunes pins aux troncs parfaitement lisses et arrondis, et il les abattit.

Ludovic et Armandine, pendant le répit que leur laissaient la chasse et la pêche, dont ils étaient spécialement chargés, les ébranchèrent et les écorcèrent.

Tout le monde se mit ensuite à l’œuvre ; et pendant tout un jour, on transporta, hors de l’aéroscaphe, pour les mettre à l’abri, soigneusement recouverts de toiles goudronnées, tous les objets pesants.

Les meubles furent déboulonnés, les caisses tirées de leurs alvéoles ; l’arbre de l’hélice fut même démonté et transporté.

Les ailes furent détachées ; il ne resta plus que l’éblouissante coque d’aluminium, pareille à un merveilleux poisson d’argent.

Les troncs des jeunes pins, coupés à la longueur voulue, avaient été transformés en rouleaux.

Armé d’un levier et secondé par les efforts de Mme Ismérie, de Ludovic et d’Armandine, Alban souleva légèrement l’avant de la coque et y engagea le rouleau le moins épais.

Après une demi-heure d’efforts, l’aéroscaphe glissait facilement sur les rouleaux, et était déjà presque sorti du défilé.

Alors, une autre difficulté se présenta.

La pente était tellement rapide qu’Alban craignit que l’aéroscaphe, quittant le lit de bois sur lequel il roulait, ne descendit trop vite, et n’allât dégringoler en se brisant, au bas de l’escarpement.

Il para à cet inconvénient en ralentissant la descente, grâce à deux grosses pierres qui servirent de butoir et qu’il déplaçait alternativement.

L’aéroscaphe fut ainsi amené jusqu’au bord du ruisseau le plus proche de son ancien emplacement, et installé à demeure sur les rouleaux qui avaient servi à son transport et qui pourraient, à l’occasion, rendre son déplacement plus facile.

L’endroit était un des plus charmants du plateau.

Le bois et les rives du lac formaient le premier plan du paysage ; et l’on voyait, par une éclaircie, se perdre dans le lointain les croupes tourmentées de la chaîne himalayenne.

On procéda, le lendemain, à la réinstallation du mobilier et des instruments.

L’arbre de l’hélice même fut remis en place ; les ailes seules, qui avaient été démontées, furent installées, ainsi que le gouvernail et l’hélice, dans une sorte de hangar qui fut bâti avec des branchages, à proximité de l’aéroscaphe.

– La première chose qu’il nous faut construire, déclara ensuite Alban, c’est un atelier convenable, pour travailler à couvert à la réparation des ailes.




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