La Princesse à l’aventure/La Bouillie au riz

& Charles Verrier
(p. 57-64).


V. LA BOUILLIE AU RIZ


Le soleil était déja levé depuis longtemps quand la femme du marinier vint frapper à la porte de la soupente. Elle cria à Clarisse d’aller sur la berge pour conduire les mulets.

La petite fille s’habilla sans se presser. Elle monta sur le pont où le linge séchait sur la grande corde tendue du mat au toit vert de la cabine.

Elle sauta sur le chemin. Les deux mulets broutaient l’herbe rase du bord. Elle courut à eux en disant :

— Hue !

La corde se tendit. Les sabots des bétes glissèrent sur la terre sèche et sonnèrent sur les cailloux. Et le chaland se mit en marche.

Clarisse songeait à l’histoire du montreur de marionnettes dont elle n’avait pas perdu une parole. Et elle se disait que le bateau allait si lentement qu’elle mettrait bien une année pour retrouver ses sœurs. Elle savait maintenant que l’une d’elles était servante dans une auberge et elle pensait qu’il lui fallait suivre le bord de l’eau, entrer dans toutes les auberges et demander aux gens s’ils n’avaient pas vu ses sœurs qui étaient filles de rois, ou une de ses trois sœurs, celle qui était intelligente et qui était devenue stupide, celle qui était belle ou celle qui était douce.

Comme le chemin était très étroit et surplombé d’une pente rapide, les deux mulets marchaient en hésitant, penchés au-dessus de l’eau et si près l’un de l’autre que leurs dos se touchaient et que leurs jambes se mêlaient. Tout d’un coup, ils s’arrêtèrent, et Clarisse leur donna des coups.

Ils se mirent à trotter en grognant, et le mulet rouge dit au mulet gris d’ardoise :

— Cette petite fille m’ennuie. Si elle recommence, je lui lancerai une ruade.

Le mulet gris d’ardoise fit claquer ses oreilles contre son cou et dit :

— C’est celle qui remplace Clarisse que les nains ont emporté.

La princesse qui les écoutait s’approcha d’eux pour mieux entendre. Le mulet rouge la regarda sans tourner la téte et reprit :

— Ces mariniers sont des sots. Depuis qu’ils ont chassés les petits hommes, personne ne nous étrille, ni ne nous lave ; et on ne remue plus notre litière. Tout le monde sait pourtant que pour rentrer en bonne grace auprès des nains, il suffit de leur offrir une belle bouillie au riz assaisonnée de cannelle et de feuilles de thym.

Quand, le soir venu, Clarisse fut remontée sur le chaland, elle alla tout de suite dans la cuisine et mit sur le feu un grand bassin plein de riz et de lait dont elle fit une bouillie qu’elle assaisonna de cannelle râpée et de feuilles de thym.

Le singe, qui s’était occupé toute la journée de se gratter sur le pont, la pie qui avait bâillé et jacassé, et l’accordéon qui était resté suspendu au mur, la regardaient faire avec curiosité. Et la femme du marinier fut bien surprise quand elle la vit poser au milieu du pont le grand bassin plein de bouillie ; mais comme elle savait que la petite fille ne lui répondrait pas, elle alla se coucher sans lui rien demander.

Le chaland était amarré auprés d’un vieux moulin dont la roue ne tournait pas. L’eau grondait au-dessus des vannes baissées. Il faisait du vent. Les peupliers du bord se balançaient en bruissant. Clarisse eut peur. Une carriole roula dans la campagne et des chiens aboyèrent. La lune se leva. Elle était toute déchiquetée. Des nuages passaient vite sur le ciel. L’eau clapota tout autour du chaland, et les peupliers jetèrent leurs grandes ombres noires sur le pont.

Comme les nains ne venaient pas, Clarisse frappa du pied le bassin qui résonna. Elle entendit un remue-ménage extraordinaire dans la cale et tout autour du chaland, et elle courut se cacher derrière la caisse du lilas.

Presque aussitôt, elle vit se soulever un à un tous les panneaux de bois qui recouvraient la cargaison : des paquets de corde, des pots de fleurs roulérent en rebondissant et tombérent dans le trou de lescalier, tandis qu’elle entendait de tous les côtés des centaines de petites voix aigués qui criaient :

— Ho hisse ! Ho hisse !

Une tête échevelée, grosse comme une pomme, passa entre deux planches. Des épaules, puis un corps parurent ; et un nain grimpa péniblement sur le pont en s’aidant des bras et des jambes. Il avait un pourpoint de perles d’acier, des chausses mi-parties jaunes et bleues et un tocquet de velours grenat avec un flot de ruban. II rajusta un de ses bas, éternua et se mit à gambader et à courir de tous les côtés en chantant :

J’ai sali mon chapeau
Et mon joli ruban ponceau.

En dansant, il donna tout à coup dans la bassine que sa tête dépassait à peine. Il s’arréta net, en poussant un cri d’étonnement. Puis, se soulevant sur la pointe des pieds, il trempa son doigt dans la bouillie pour la goûter.

— Oh ! oh ! cria-t-il, la bonne bouillie au riz, qui sent la cannelle et la feuille de thym !

Il éclata de rire et courant au trou d’où il était sorti, il se coucha à plat-ventre et se mit à tirer les pieds et les mains qu’on lui tendait, en appelant par leur nom une foule de petits personnages singuliers qui portaient des souliers plats à crevés, des paletots de cuir et des bonnets à plumes ou à grelots.

Tous se mirent à pousser des hurlements de joie. Et tandis, que d’autres nains sortaient par toutes les ouvertures de la cale, ils traînèrent autour de la marmite des morceaux de bois sur lesquels ils grimpérent pour plonger plus commodément leurs mains dans la bouillie.

Clarisse, accroupie derriére la caisse du lilas, retenait son souffle de peur qu’on ne la découvrit.

Quand le fond de la bassine fut aussi poli et brillant que la lune qui courait au-dessus des peupliers, les petits hommes disparurent dans le trou de la soute au foin en se bousculant et en chantant :

La bouillie était bien faite
Rapportons-leur la fillette.

La Princesse entendit bientôt les petites voix aigües qui recommençaient de crier :

— Ho, hisse ! ho, hisse !

Et elle vit les nains qui tiraient de la soute par ses cheveux et par ses vétements, la petite fille endormie qui était bien dix fois plus grosse qu’eux. IIs la traînèrent sur le pont, l’adossérent à la caisse du lilas et l’ayant calée avec des paquets de cordage, ils disparurent en rabaissant sur leur tête tous les panneaux du pont qu’ils avaient soulevés.

Le vent était tombé. L’eau bouillonnait sous les vannes du moulin. La lune qui était descendue derrière les arbres, brillait entre les nuages immobiles.

Alors la petite princesse quitta sa cachette, gagna en hâte sa cabine, prit sa besace, son singe, sa pie et son accordéon, sauta sur la route et s’en alla.