La Prière du matin
LA PRIÈRE DU MATIN
Quand j’erre par la ville, imaginant en paix
Des buissons rougis d’azeroles,
Mon oreille à travers les murs les plus épais
Perçoit de hideuses paroles.
Tous les jours, en passant le long de cent maisons
Pareilles à toutes les autres,
J’entends, ô juste Dieu, j’entends les oraisons
Matinales des bons apôtres :
« Seigneur, fais qu’aujourd’hui je vole avec succès
« Mes voisins, les voleurs d’en face ;
« Contre eux qu’au tribunal je gagne mes procès,
« Quelque faux serment que je fasse.
« Permets-moi d’extirper d’une veuve aux abois
« Les deniers d’une usure infâme :
« J’en ai besoin, Seigneur, pour payer, tu le vois,
« Les derniers bijoux de ma femme.
« J’ai des ennemis. Qui n’en a pas ? Tu fus bien
« Vendu dans un baiser de larmes !
« Selon ton équité qu’un magistrat de bien
« Livre mes Judas aux gendarmes.
« Et mieux encor : s’il se peut faire sans danger,
« Loin d’une police chagrine,
« Tu sais qu’il suffirait. Seigneur, pour me venger,
« De quelques grammes de strychnine.
« Enfin, sur un beau corps, ni trop gras ni trop sec,
« Salace à toute turpitude,
« Doux Christ ! accorde-moi de forniquer avec
« Plus de plaisir que d’habitude.
« Mais surtout qu’à la Bourse, au cercle, aux boulevards
« Au théâtre, au billard, à table,
« On ne soupçonne rien de mes petits écarts :
« Moi, je suis un homme honorable !
« Donnant, donnant, veux-tu ? Pour prix de ces bienfaits,
« Où j’atteindrais bien seul, peut-être !
« À mon chevet, au jour de ma mort, je promets
« D’appeler en secret un prêtre. »
— Ainsi de chaque toit de l’énorme cité,
Comme une pestilence immonde
Monte au ciel, où sourit l’éternelle Bonté,
La prière de tout le monde.