La Presse périodique dans les trois royaumes scandinaves



LA
PRESSE PÉRIODIQUE
DANS LES TROIS ROYAUMES SCANDINAVES.

Les hommes d’état du Nord sont dans ce moment très préoccupés de la situation de la presse dans leur pays, de la législation à laquelle elle est soumise, et des réformes à apporter à cette législation. En Danemark, l’avénement du prince Chrétien au trône a fait éclater parmi les libéraux des vœux long-temps contenus, et des espérances qu’on n’avouait encore que tout bas, il y a quelques semaines. Dans toutes les adresses présentées au nouveau roi, il est question de la liberté de la presse ; dans presque toutes, une idée de réforme constitutionnelle se manifeste à travers les protestations d’un dévouement sincère et les formules d’un langage très respectueux.

En Suède, l’ouverture de la diète préoccupe les esprits d’une autre façon, Là, la presse est libre, et il ne s’agit pas de lui donner plus de franchise ; il est question, au contraire, d’imposer une limite à ses priviléges.

En Norvége, le peuple, maître de sa charte démocratique, fier de son indépendance, sûr de son avenir, assiste paisiblement aux débats de ses voisins, et semble, du haut de ses montagnes, contempler cette lutte des idées progressives et des idées absolutistes, comme le voyageur qui, parvenu au port, contemple avec un sentiment de bien-être la barque chassée encore par les vents et battue par les flots.

Pour comprendre cette différence d’action dans les trois royaumes scandinaves, il est nécessaire de jeter un coup d’œil en arrière, de rechercher dans le passé les évènemens qui ont préparé la situation actuelle. Nous commencerons par le Danemark.

Il y a deux siècles que la royauté de Danemark était encore élective. Un sénat composé d’une vingtaine de nobles la tenait en tutelle. Le souverain n’avait qu’une autorité très restreinte, souvent contestée et souvent illusoire. Il ne pouvait, sans l’assentiment du sénat, faire aucun traité de paix ou de guerre, ni disposer des revenus de l’état, ni modifier une loi, ni même régir librement sa maison. Le pouvoir de la noblesse devait être contrebalancé par les assemblées de la diète composée des quatre ordres de l’état ; mais peu à peu l’usage de convoquer la diète à certaines époques tomba en désuétude. La bourgeoisie fut maîtrisée comme la royauté, et rien ne semblait devoir ébranler l’impérieuse domination de l’oligarchie, lorsqu’elle devint elle-même victime de son égoïsme et de ses exigences. En 1660, après l’invasion des Suédois, le siége de Copenhague et le traité de paix qui enleva au Danemark ses trois belles provinces situées au delà du Sund, il fallut convoquer la diète pour aviser aux moyens d’adoucir les malheurs de l’état. Le trésor était vide, et le royaume grevé de dettes. Le peuple comprenait lui-même la nécessité de subir un nouvel impôt, mais la noblesse aurait voulu s’en exempter. Les bourgeois, las enfin de toutes ces arrogantes prérogatives, résolurent de les anéantir et de remettre le suprême pouvoir entre les mains du roi. Leur projet, dirigé par deux hommes habiles, soutenu par le roi, et plus fortement encore par la reine, ne fut pas plus tôt connu des nobles, que pour le faire avorter ils résolurent de quitter Copenhague, afin de rompre la diète par leur absence. Mais ils trouvèrent les portes de la ville fermées, et dans leur effroi signèrent le pacte qui leur était proposé. La royauté de Danemark fut déclarée héréditaire, et Frédéric III devint roi absolu.

La noblesse perdit à cette révolution ses nombreux priviléges, son autorité, ses moyens de fortune. Elle fut forcés d’abandonner les terres de la couronne, qui lui étaient affermées pour une très faible redevance, de payer des impôts considérables, et, dans l’espace d’un demi-siècle, ces vieilles familles, jadis si fières et si puissantes, tombèrent, de degré en degré, au niveau de la bourgeoisie. Cependant les taxes auxquelles elles furent assujéties ne rétablirent point l’ordre dans les finances. Les guerres de Chrétien V et de Frédéric IV, les habitudes fastueuses de Chrétien VI, aggravèrent les charges de l’état. À la mort de Frédéric V, la dette du Danemark s’élevait à 25,000,000 de rigsdalers (75,000,000 de fr.), et Chrétien VII, par ses passions ruineuses, par ses voyages extravagans, acheva de mettre le désordre dans un pays qui, pour se relever de son état de malaise, aurait eu besoin de longues années de paix et d’une sage et patiente administration. Les premières années du règne de Frédéric VI, à l’époque où il n’était encore que prince royal et où il gouvernait le Danemark au nom de son père, s’annonçaient sous d’heureux auspices. C’était un homme d’un esprit droit, d’un cœur noble et généreux. Dans un autre temps, il aurait pu relever peu à peu la prospérité de ses états, assurer par de sages institutions le bien-être de ses sujets ; mais il monta sur le trône à une époque où il n’était pas permis aux rois de gouverner pacifiquement leur royaume. Il fut, comme tous les souverains de l’Europe, entraîné dans le tourbillon qui agita le monde pendant vingt ans. Jeune, il était devenu l’allié de Napoléon ; il lui resta fidèle, et paya cher cette fidélité. Deux fois il vit sa flotte ravagée et enlevée par les Anglais, et, en 1814, il perdit cette antique sœur du Danemark. Ces malheurs ne purent altérer la sérénité de son caractère ; il est mort vénéré et chéri. En 1834, il abdiqua lui-même une partie de ses prérogatives de roi absolu, et, sans attendre que ses sujets lui demandassent par la voix de l’émeute une constitution, il établit une sorte de représentation nationale sur le modèle des états provinciaux de la Prusse. Cet acte de libéralisme n’a été qu’un palliatif à des souffrances invétérées, un indice d’amélioration dans un ordre de choses qui a besoin de grandes réformes. Ce que les hommes de l’opposition demandent, c’est la publicité du budget, une plus grande extension dans le système de représentation nationale, des économies nombreuses dans les diverses branches de l’administration, et surtout la liberté de la presse. Ce dernier point est celui qui paraît le plus difficile à conquérir. Les rois de Danemark n’ont cependant pas été aveuglés par le prestige de l’absolutisme : en lisant leur histoire, on voit qu’ils ont usé assez débonnairement du pouvoir sans bornes dont ils étaient investis, qu’ils auraient pu faire beaucoup de mal, et qu’ils ont eu presque constamment le désir de faire le bien ; néanmoins la presse, et la presse même la moins agressive, leur causa toujours une sorte d’effroi qu’ils ne surent ni maîtriser, ni même dissimuler aux yeux de leurs sujets. En 1770, les journaux, les brochures, les écrits périodiques étaient soumis à une censure sévère. Quelque temps après, la censure fut abolie ; mais cet éclair de liberté passa rapidement : la presse, affranchie pendant environ deux années de ses rigoureuses entraves, retomba sous le joug du chef de la police, qui pouvait à son gré, sans discussion et sans procès, saisir un journal et le condamner à l’amende. En 1779, l’ordonnance qui attribuait tant de pouvoir à la police fut remplacée par la loi qui régit encore aujourd’hui la presse en Danemark. Quelques articles de cette loi sont d’une effrayante sévérité. Il y a peine de mort pour quiconque publie un écrit tendant à provoquer un changement dans la forme du gouvernement ou à exciter une rébellion contre les ordres du roi, bannissement à perpétuité pour quiconque essaie de tourner en dérision une mesure prise par le roi, bannissement de trois à dix ans pour l’auteur d’un écrit inconvenant contre le roi, la reine ou les princes. Tout ouvrage publié par un Danois dans un pays étranger et toute traduction sont passibles des mêmes peines. Si un écrivain a été ou puni, ou seulement admonesté par le tribunal, son jugement est publié à ses frais dans tous les journaux du royaume, et défense est faite aux imprimeurs de mettre sous presse un nouvel ouvrage de lui, si cet ouvrage n’est revêtu du visa de la police. Si quelqu’un a chez lui des exemplaires d’un écrit incriminé, il doit immédiatement les livrer à la police, sous peine d’une amende de 1,500 francs.

En 1810 parut une autre ordonnance qui défendait de publier dans un journal des nouvelles politiques sans un privilége spécial du roi. En 1818, une troisième ordonnance interdit aux feuilles périodiques toute attaque contre une puissance étrangère, et défend jusqu’à la reproduction d’un article satirique écrit dans une autre langue et dans un autre pays.

Par suite de cette ordonnance, on vit apparaître en Danemark deux classes de journaux. Les uns obtinrent le privilége de publier les nouvelles étrangères en se soumettant à la censure ; d’autres, ne pouvant obtenir ce privilége, ou ne voulant pas se courber sous le poids de la censure, se résignèrent à laisser de côté la politique étrangère.

Un autre règlement entrave la circulation des journaux. Ils ne peuvent être expédiés par la poste aux lettres, qui part chaque jour, mais seulement une fois par semaine, par le pakkepost, autrement dit le fourgon, qui porte les marchandises et les bagages[1]. Il y en a même à qui la loi refuse ce modeste privilége de voyager par le fourgon, et qui ne peuvent être expédiés que par des occasions particulières. Tous sont cependant soumis à un énorme droit de poste, qui se règle, non point d’après l’étendue ou le volume du journal, mais d’après le prix de l’abonnement. Aussi les abonnemens dans la province n’offrent-ils qu’un très faible avantage à l’éditeur d’une feuille périodique, car c’est lui-même qui paie les frais de poste. L’éditeur de la Kiœbenhavnspost, par exemple, reçoit pour chaque abonnement de Copenhague dix écus par an ; pour ceux du dehors, il n’en reçoit que six ; la poste en prend elle-même six et demi.

Dans un pays de commerce maritime comme le Danemark, dans une grande capitale comme Copenhague, les annonces pourraient très facilement servir à accroître la recette des journaux ; mais elles ont été monopolisées. Un des officiers du palais obtint un jour le privilége d’établir à Copenhague des chaises à porteur. Pour additionner ses recettes et ses dépenses, il prit un secrétaire, et, pour occuper les momens de loisir de ce secrétaire, il obtint le droit exclusif de fonder un journal d’annonces. Bientôt le privilége des chaises à porteurs devint nul, car on ne se servait plus que de voitures ; celui du journal d’annonces, au contraire, se vendit comme une bonne et féconde propriété. Il y a quelques années, un spéculateur hardi essaya de lutter contre ce vieux monopole. Il publia une feuille d’annonces à deux tiers meilleur marché que la feuille privilégiée. On lui intenta un procès, et il fut condamné ; toutefois, immédiatement après son jugement, il continua sa publication, sous prétexte que le privilége de son concurrent ne s’étendait pas au-delà de Copenhague, et que lui avait le droit d’imprimer des annonces pour la banlieue et les provinces. Là-dessus nouveau procès, dont nous ignorons encore la décision. Les débats de cette affaire mirent en émoi tout le peuple de Copenhague ; les domestiques, les ouvriers, les gens du petit commerce, pour qui la création d’une feuille d’annonces à bas prix était une bonne fortune, se pressaient autour du tribunal où l’on discutait cette grave question, et la sensation produite par le jugement qui maintenait le monopole de l’ancien journal fut telle que, quand le terme de ce monopole viendra, on n’osera sans doute pas le renouveler.

Le plus ancien des journaux de Copenhague est le Berlingske Tidende (ainsi appelé du nom de ses fondateurs). C’est une feuille quotidienne fort peu osée et fort inoffensive, qui se borne à enregistrer sans commentaire aucun les actes du gouvernement et à publier jour par jour un résumé succinct des nouvelles étrangères. La France est le seul pays sur lequel ce digne journal se permette de temps à autre de publier une nouvelle incertaine, ou une phrase qui frise légèrement l’opposition ; car nous ne pouvons invoquer auprès des puissances étrangères l’appui de la censure, puisqu’elles l’invoqueraient vainement pour elles-mêmes chez nous. Mais les ministres des diverses puissances de l’Allemagne, et surtout les ministres de Russie, semblent tenir entre leurs mains les ciseaux vengeurs, et, en fait d’articles de fonds sur leur pays, ils ne permettent guère que le panégyrique.

Le Berlingske Tidende a seul le droit d’être expédié chaque jour par la poste aux lettres. Il a en outre le monopole des annonces judiciaires et administratives, ce qui lui donne un revenu assez considérable. Ces deux grands priviléges ont fait penser à tort à quelques personnes qu’il était le journal officiel du gouvernement. Le gouvernement danois n’a point de journal officiel : il a pour se défendre contre les tentatives de l’opposition la censure et deux ou trois articles du Code pénal, qui, comme nous l’avons vu, ne plaisante guère avec les écrivains. Puis il est juste de reconnaître que, s’il n’aime pas à être attaqué, il ne paraît pas très désireux non plus de se voir louer. De temps en temps un des employés du ministère lui fait bien la galanterie d’une petite dissertation apologétique dans la Gazette d’Augsbourg ; mais, à vrai dire, je crois qu’il aimerait encore mieux qu’on ne parlât pas de lui et qu’on le laissât parfaitement tranquille.

Le Dagen paraît, comme le Berlingske Tidende, tous les jours, et publie les nouvelles politiques. Son numéro du dimanche est consacré à la littérature, c’est-à-dire à des traductions en prose ou en vers, à des notices sur les écrivains étrangers. C’est là qu’un beau jour un jeune poète de Copenhague, qui venait de faire un voyage en Allemagne et en France, apprit au public danois que George Sand n’était qu’un pseudonyme, et révéla le véritable nom de l’auteur d’Indiana. Cette nouvelle, tombant tout à coup au milieu de la paisible société de Copenhague, y produisit à peu près l’effet qui résulterait pour nous d’un bulletin télégraphique annonçant une révolution en Prusse ; le soir même, on ne faisait que la répéter dans tous les salons. Quelques incrédules doutaient encore ; d’autres, par une basse envie, niaient le fait, afin d’ôter au jeune voyageur le mérite de sa découverte. J’étais dans la capitale du Danemark à l’époque de ce grave évènement, et pendant plus de huit jours chacun m’abordait en me disant : Eh bien ! est-ce vrai ? avez-vous lu le Dagan ? George Sand n’est-il réellement pas George Sand ? et cent autres questions auxquelles je répondais avec le modeste orgueil d’un homme qui peut, par un seul monosyllabe, confirmer un fait important. Le jeune écrivain danois se fit par son récit une réputation de voyageur distingué et d’observateur profond. Le Dagen y gagna plusieurs abonnés, et ceux qui y gagnèrent le plus, ce furent les contrefacteurs belges, à qui les libraires demandèrent aussitôt de nouvelles collections des œuvres de George, Sand ; car nos productions littéraires modernes n’arrivent guère dans le Nord que par les contrefaçons belges. Depuis quelques années, cette honteuse piraterie a envahi toutes les bibliothèques et tous les cabinets de lecture des villes scandinaves. C’est quand on a passé le Rhin, l’Elbe et la mer Baltique, qu’on reconnaît l’effroyable développement qu’elle a pris, et le tort immense qu’elle nous fait chaque jour par sa merveilleuse habileté à s’emparer des lieux où l’on achète encore des livres, où l’on se fait des bibliothèques. Il y a tel ouvrage qui reste ici douloureusement enfermé dans les magasins de la librairie, et qui se vend là-bas à des milliers d’exemplaires. Comment notre gouvernement n’essaie-t-il pas de conclure avec les différentes puissances de l’Allemagne un traité en vertu duquel elles s’engageraient à ne pas laisser entrer dans leurs états un livre contrefait ? Cette tâche n’est pas très difficile à accomplir ; elle serait digne de l’ambition de M. Villemain : nous la signalons à la sollicitude de M. le ministre de l’instruction publique, qui se souvient sans doute d’avoir présidé autrefois la commission nommée dans ce but par M. Guizot. L’Allemagne une fois fermée, les transports de livres pour le Nord deviendraient à peu près impossibles, et peut-être obtiendrions-nous du roi de Danemark et du roi de Suède le même arrêté prohibitif. C’est un acte d’honneur et de moralité auquel, j’ose le croire, ces deux souverains aimeraient à apposer leur signature.

Le Berlingske Tidende et le Dagen sont les deux grands ou plutôt les deux seuls journaux politiques de Copenhague. Ils représentent dans leur sphère septentrionale quelque chose comme le Moniteur et le Journal des Débats. Pendant plusieurs années, ces deux journaux ne connurent ni les soucis de la concurrence, ni les douleurs de la contradiction. Ils composaient leurs innocens résumés de nouvelles, et publiaient avec une note laudative les ordonnances de l’administration, sans crainte de voir un audacieux confrère les taxer d’ignorance ou les accuser de servilisme. C’était une douce et heureuse vie, inquiétée seulement à de rares intervalles par quelque téméraire brochure que la police réprimait bien vite. La révolution de juillet mit un terme à cet état de béatitude. La commotion politique qui ébranla la France se fit sentir jusqu’à l’extrémité du Nord. Les hommes attachés opiniâtrement à un ordre de choses stationnaire, qu’ils auraient voulu rendre immuable, eurent peur, et les néophytes du progrès conçurent quelque espoir. En Danemark comme en Allemagne, tous ceux qui sentaient le besoin d’une réforme comprirent que le moment était venu de la demander, et cherchèrent à se créer un organe pour exprimer leurs vœux et soutenir leurs prétentions.

Il y avait alors dans la capitale du royaume un assez mauvais journal littéraire intitulé : la Poste de Copenhague, fondé depuis cinq ans et rédigé par des étudians qui y faisaient imprimer sans beaucoup de réserve toutes les fantaisies sérieuses et plaisantes de leur imagination. L’éditeur, éclairé tout à coup par le rayon de feu des barricades, pensa qu’il pouvait faire de son journal quelque chose de mieux qu’un recueil d’anecdote et de madrigaux. Un jeune homme intelligent et hardi, M. Lehmann, lui donna des articles politiques qui eurent du succès. Cette première tentative en amena d’autres. Peu à peu la Poste de Copenhague se lança dans une nouvelle voie et finit par quitter le champ pacifique de la poésie pour l’arène politique. En 1834, elle paraissait quatre fois par semaine ; en 1835, elle parut tous les jours et passa sous la direction de M. Giœdvad. De cette époque date sa véritable importance.

Ce journal n’a pas le droit de s’occuper de nouvelles étrangères, et il ne peut être expédié au dehors qu’une fois par semaine ; mais cette entrave n’a point paralysé son zèle, et la loi qui limite ses sujets de discussion n’a servi qu’a lui donner une spécialité qui de jour en jour devient plus redoutable. Il est alerte, actif, courageux. Il ressemble à une sentinelle vigilante toujours debout sur le rempart, toujours prête à jeter le cri d’alarme à la moindre apparence de danger. Dans l’espace de quelques années, il a fait ce que nul journal n’avait encore osé faire en Danemark. Il a signalé à différentes reprises les lacunes ou les vices du système administratif, dévoilé maint abus, et prouvé catégoriquement la nécessité de mainte réforme. Il est le premier enfin qui ait eu le courage d’arborer l’étendard de l’opposition, qui ait offert un point de ralliement à tous les hommes déjà préparés à la lutte constitutionnelle, et qui n’attendaient plus qu’un organe pour se prononcer. Les fonctionnaires le craignent, et cette crainte augmente son succès. Ce n’est pas le journal qui a le plus d’abonnés, mais c’est de tous celui qui est le plus avidement lu par la bourgeoisie, et dans les divers procès qu’il a eu à soutenir, le peuple lui a donné des preuves non équivoques de sympathie. En 1837, il publia un article dans lequel il retraçait d’une manière énergique toutes les promesses auxquelles le gouvernement avait successivement manqué. Le roi avait promis de convoquer les états provinciaux pour le 1er  octobre, et cette convocation semblait indéfiniment ajournée. Il avait promis de rendre public l’état des recettes et des dépenses, et on n’avait encore à cet égard que de vagues aperçus. Enfin, il avait promis d’employer chaque année un million d’écus à l’amortissement de la dette, et cette dette, au lieu de diminuer, ne faisait que s’accroître. Traduit pour cet article, il fut acquitté en première instance, et condamné par la cour suprême à une amende. À l’instant même, et sans qu’il en fit lui-même la demande, une souscription fut ouverte en sa faveur, et le produit de cette offrande volontaire dépassa de mille écus l’amende qui lui était imposée.

En 1834 parut un autre journal d’une nature plus grave, plus dogmatique, destiné à soutenir par de longues dissertations les attaques vives et rapides de la Poste de Copenhague. C’était le Faedreland (la patrie), rédigé par M. le professeur David. Au onzième numéro, cette feuille fut saisie et accusée d’avoir commis, dans un article qui paraissait cependant fort mesuré, un crime de lèse-majesté. Il y allait de la peine de mort. L’éditeur commença par se réfugier à Paris. Mais ses juges l’acquittèrent ; un arrêt administratif lui enleva seulement son emploi de professeur, et il garda son traitement, dont il ne pouvait être dépouillé que par une condamnation judiciaire.

Pendant l’absence de M. David, la Patrie fut rédigée par M. Hage, homme instruit, écrivain habile qui obtint un succès manifeste, et donna à son journal un caractère imposant. Au moment où il allait remettre cette feuille entre les mains de son ancien directeur, il écrivit un article qui produisit en Danemark une vive sensation. M. Hage avait essayé, dans cet article, de tracer un aperçu de la politique extérieure depuis la révolution de juillet. Le ministre de Russie trouva que dans cette galerie de faits et d’idées son gouvernement occupait une place peu honorable, et rédigea là-dessus une de ces notes diplomatiques qui épouvantent les petits royaumes. L’administration se hâta de faire saisir l’imprudente feuille qui avait osé jeter une ombre de désapprobation sur la marche du gouvernement russe. M. Hage demanda à être jugé, et pour forcer les magistrats à cet acte de légalité, il reproduisit mot à mot, en forme de brochure, l’article qu’il avait publié en forme de journal. Aux termes de la loi, l’administration ne pouvait plus confisquer cette brochure, la justice intervint. M. Hage fut acquitté par le tribunal de première instance, et condamné par la cour suprême à la censure à vie, c’est-à-dire que désormais il ne pouvait pas faire imprimer une seule ligne, soit littéraire, soit politique, sans l’avoir d’abord soumise à l’approbation des censeurs. Il ne supporta pas long-temps l’écrasant fardeau de cette condamnation : il mourut l’année suivante, et les regrets qui éclatèrent de toutes parts le jour où l’on apprit qu’il avait cessé de vivre, les éloges prononcés sur sa tombe, la foule qui se pressait à ses funérailles, furent pour ceux qui en auraient douté encore un témoignage éclatant de la sympathie qu’il avait excitée par ses écrits, et des progrès que la cause du libéralisme avait faits dans l’espace de quelques années en Danemark.

Le Faedreland est moins populaire que la Kiœbenhavns-Post, mais il agit sur une classe de lecteurs plus sérieux et plus éclairés, et il s’est toujours maintenu dans une ligne de conduite ferme et convenable. C’est ce qui a décidé les écrivains de l’opposition à le prendre définitivement pour organe. Il ne paraissait d’abord qu’une fois par semaine dans le format in-8o. À dater de cette année, il élargit ses ailes, et paraît chaque jour dans un grand format. MM. David et Lehmann en sont les principaux rédacteurs. Un autre journal de l’opposition s’est élevé dans les dernières années sous le titre de Frisindende (libre penseur). Celui-ci n’est ni savant, ni profond. Il ne discute pas, il plaisante, il traduit en chansons les plaidoyers politiques de ses graves confrères, et formule par de vives et piquantes épigrammes les craintes ou les griefs de l’opposition.

Tels sont les principaux journaux de Copenhague. Cependant il faut y ajouter encore le Danskfolkblad (feuille du peuple danois). C’est le journal officiel d’une association nombreuse qui a pour but de répandre dans le pays des livres utiles et à bon marché. Cette feuille s’occupe surtout des intérêts matériels et du développement moral du peuple. Elle est écrite avec une sage réserve et une louable indépendance, et s’est distinguée plusieurs fois par d’excellens articles de science, d’industrie et d’économie politique.

Pour faire un tableau complet de la presse danoise, nous devrions citer encore quelques publications périodiques qui paraissent à Copenhague ; mais elles n’ont aucun caractère politique ou littéraire. Tel est par exemple le Politieven (ami de la police), qui ne s’occupe que du pavage des rues, ou de l’éclairage des places publiques ; le Havtidende, où l’on enregistre seulement les nouvelles de la navigation et du commerce, et le Collegial Tidende, qui publie les ordonnances des ministères et les arrêtés administratifs.

La science juridique, théologique, médicale, est représentée par des recueils spéciaux, peu nombreux, mais estimés. La littérature n’a que deux journaux : le Portfolio, qui paraît tous les dimanches dans le format de la Revue de Paris, et la Revue mensuelle, rédigée dans de sévères principes de critique par M. Molbech.

La presse des provinces offre, dans un ordre d’idées secondaire, le même tableau que celle de la capitale. D’une part, ce sont d’anciens journaux privilégiés qui, depuis le moment de leur création, n’ont fait que copier, traduire ou répéter mot à mot les nouvelles du nord et du sud, sans se permettre d’y ajouter le moindre commentaire ; de l’autre, des journaux jeunes et pleins d’ardeur contrariés par la loi, entravés par l’administration, mais développant avec hardiesse leurs théories, et marchant droit à leur but. C’est là qu’est la force et le talent, c’est là qu’est la vraie vie politique du Danemark ; et, quand la presse de l’opposition demande à être sinon complètement affranchie, au moins quelque peu dégagée des chaînes qui l’embarrassent, elle parle au nom d’une population nombreuse dont elle a, dans un assez court espace de temps, éclairé l’opinion et conquis les suffrages. Hâtons-nous d’ajouter qu’il y a maintenant en Danemark un roi jeune, actif, intelligent, plein de sages et généreuses intentions, qui connaît les besoins du pays et saura, nous n’en doutons pas, réaliser toutes les espérances que son nom seul fait concevoir.

Passons maintenant le Sund. À quelques lieues de Copenhague, nous voici sur le sol de Suède, nous voici dans une contrée que la folie d’un roi descendant des Wasa avait entraînée au bord de l’abîme, et que la prudente administration d’un prince né sur la terre de France a relevée de son état d’affaissement. Ici, les finances sont en bon ordre, les dettes du royaume ont été acquittées, et le budget annuel indique un progrès constant dans la prospérité publique. Le système de représentation nationale, basée sur les anciennes coutumes et sur les anciennes lois de la Suède, offre toutes les garanties du gouvernement constitutionnel, sans entraver outre mesure l’autorité du souverain. L’armée bien entretenue et bien exercée pourrait encore, avec un nouveau Gustave-Adolphe, recommencer une guerre de trente ans. Puis partout, en traversant ce pays, on reconnaît les traces d’une administration vigilante et éclairée, partout des routes superbes, des canaux, des ponts nouvellement construits ; et quand on songe que ce royaume n’a qu’un budget de vingt-quatre millions, que la moitié de sa population est condamnée à lutter contre un climat rigoureux et une nature ingrate, on ne peut s’empêcher d’admirer le pouvoir qui, avec de si faibles ressources, a entrepris tant d’améliorations et achevé tant d’importans travaux.

Dans cette contrée, la presse est libre. Les éditeurs de journaux ne fournissent point de cautionnement, ne paient pas de droit de timbre, et la taxe de la poste, pour une feuille quotidienne, ne s’élève pas à plus de cinq francs par année. Quiconque veut publier un journal n’a qu’une simple permission à demander au chancelier de la cour, et quiconque veut fonder une imprimerie n’a pas de plus grandes formalités à remplir. L’écrivain qui publie un livre, une brochure, un article, n’est point tenu de joindre ostensiblement son nom à son œuvre ; il lui suffit de la remettre sous une enveloppe cachetée à l’imprimeur. En cas d’accusation, c’est à celui-ci de le produire.

La loi défend tout écrit irréligieux, toute attaque directe contre le roi et sa famille, toute manifestation injurieuse contre les fonctionnaires du royaume et les puissances étrangères avec lesquelles la Suède est en paix.

Dans les cas de délits ordinaires, le chancelier de la cour, qui a la surveillance générale de la presse, fait saisir le journal et le supprime. Le propriétaire en est quitte pour prendre un autre éditeur responsable et faire une légère modification au titre de la feuille condamnée. C’est ainsi que l’Aftonblad (feuille du soir) paraît maintenant sous la dénomination de Dix-Huitième Aftonblad. Chaque fois qu’elle a été saisie, elle a seulement changé son numéro. Dans les cas de délits plus graves, le journal est traduit devant un jury composé de neuf membres ; il faut au moins les deux tiers des voix pour le condamner.

En étudiant ces institutions libérales, en énumérant tout ce que le gouvernement actuel a fait depuis vingt ans pour le bien-être et le développement progressif de la Suède, en comparant ce qu’elle était en 1808 à ce qu’elle est aujourd’hui, on ne comprend guère au premier abord quels peuvent être les griefs de l’opposition et d’où vient son aigreur. Ce n’est qu’à la longue, et en la suivant de près dans tous ses mouvemens, qu’on finit par reconnaître la pensée qui la dirige et le but qu’elle désire atteindre. Cette opposition représente un élément démocratique encore faible et incertain, mais qui tend cependant à prendre de la consistance et de la force. Depuis la révolution de 1770, le gouvernement oligarchique de la Suède a passé à l’état de monarchie. Cependant toutes ces grandes familles qui formaient autrefois le sénat régent des rois, tous ces noms illustres du temps de Carl Knudzon et de Gustave Wasa, de Gustave-Adolphe et de Charles XII, subsistent encore et composent un corps puissant et nombreux. Ces familles nobles n’ont plus que quelques vains priviléges ; mais elles ont encore l’ascendant que leur donnent leur fortune, leurs alliances et cette sorte de respect héréditaire que, dans les pays même les plus démocratiques, on ne saurait refuser à certains noms. Le roi lui-même, en arrivant en Suède, devait céder à cet ascendant. S’il lisait l’histoire du royaume qu’il était appelé à gouverner, il y trouvait à chaque instant le témoignage de l’ancienne gloire et de l’ancienne autorité des familles nobles. S’il regardait autour de lui, il les voyait investies, par une sorte de droit naturel, des principaux emplois de la cour, de l’armée et de l’administration. Comment aurait-il pu renverser un ordre de choses que la nation elle-même avait accepté depuis un temps immémorial, entrer en lutte avec la partie la plus vitale, la plus puissante de son royaume, et désorganiser tout un système d’administration pour le plaisir de substituer à certains emplois des noms plébéiens à des noms aristocratiques ? Le passé et le présent lui traçaient sa route ; il respecta la noblesse et lui céda, comme ses prédécesseurs, une part importante dans les affaires.

Cette conduite, que des raisons graves imposaient à Charles-Jean, est devenue un des sujets les plus fréquens de récrimination de la part des hommes de l’opposition. Ils représentent la noblesse comme un corps rétrograde ou tout au moins stationnaire, et tous leurs efforts tendent à diminuer son action, afin d’accroître et de constituer celle de la bourgeoisie. L’opposition reproche aussi au gouvernement de pencher vers la Russie. Ce grief serait grave s’il était fondé, et l’on conçoit parfaitement qu’il puisse réveiller dans l’esprit du peuple de vieilles haines et effaroucher l’orgueil national ; mais nous ne connaissons rien qui justifie les reproches que certains écrivains adressent à cet égard au gouvernement, et nous pourrions citer plusieurs faits qui prouveraient tout le contraire, notamment les coups de canon tirés, il n’y a pas long-temps, par la forteresse de Waxholm sur un vaisseau de guerre russe qui refusait d’arborer son pavillon.

Du reste, les journaux de l’opposition, en Suède, ne sont ni anti-constitutionnels ni anti-monarchiques ; ils ne demandent que des modifications au système actuel, et regardent comme une dynastie très légitime et très durable la dynastie de Bernadotte. Tout ce que les utopistes de l’ancien régime ont dit de l’avenir du prince Wasa et des révoltes du peuple en sa faveur est parfaitement ridicule. Il n’y a eu de révoltes en sa faveur que dans les colonnes de la Gazette de France, qui s’amusait encore, il y a deux ans, à représenter une émeute de mineurs dans une ville où il n’y a pas un seul mineur. Tout ce que M. Laing a écrit dans son dernier ouvrage, au sujet de la dynastie de Suède actuelle, n’est que le travail inconsidéré d’un homme qui, après avoir passé trois ans à faire un livre sur la Norvége, s’est imaginé qu’il pourrait en faire un, dans l’espace de deux mois, sur la Suède[2]. Il en est du prince Wasa comme de plusieurs autres princes non moins légitimes qui courent le monde. On ne les hait plus, on les oublie ; la haine leur servirait peut-être de marche-pied pour remonter sur le trône de leurs ancêtres ; l’indifférence arrête leurs démarches et paralyse leur espoir. L’Autriche est là pour leur donner des brevets de colonel. C’est de leur part chose prudente de les accepter. Qui sait si plus tard ils pourraient, en raison de leur légitimité, obtenir la même faveur ?

Mais revenons à nos journaux. Le plus important de ceux qui sont entrés franchement dans la voie de l’opposition est l’Aftonblad. Il fut fondé, après la révolution de juillet, par un de ces hommes persévérans qui, ayant une fois conçu une idée heureuse, la poursuivent avec opiniâtreté jusqu’à son entière réalisation. Son but était de donner au peuple une lecture attrayante et instructive, de développer de la manière la plus claire et la plus accessible à toutes les intelligences les principes du gouvernement constitutionnel. Il commença par publier une feuille assez frivole en apparence, mais spirituelle et variée. C’était précisément ce qu’il fallait pour exciter la curiosité du grand nombre, et les autres journaux, qui semblaient deviner sous ces dehors modestes la prospérité future de l’Aftonblad, contribuèrent encore à son succès en l’attaquant avec violence. Peu à peu, à mesure que cette feuille gagnait des abonnés, l’éditeur, M. Hierta, agrandit son format et prit un ton plus sérieux et plus explicite. Aujourd’hui, ce journal se distingue entre tous les autres par ses attaques vives et hardies contre toutes les négligences ou les abus de l’administration, par ses théories politiques larges et habilement développées. C’est l’antagoniste le plus ardent des prérogatives héréditaires de la noblesse, le défenseur de la bourgeoisie, et l’ennemi déclaré de toute espèce de pacte avec la Russie. Grace à ses vigoureux plaidoyers en faveur des classes moyennes et des classes inférieures, grace au soin qu’il met à varier ses textes, afin d’éclairer, d’émouvoir et de distraire tour à tour ses lecteurs, ce journal a acquis, dans l’espace de quelques années, une immense popularité. Il compte aujourd’hui plus de cinq mille abonnés ; jamais aucun journal suédois n’en réunit à beaucoup près un aussi grand nombre.

Le second journal de l’opposition est le Dagligt-Allehanda (mélanges journaliers), rédigé par M. Dahlmann. Il a devancé l’Aftonblad dans la voie constitutionnelle, mais il ne fait plus que se traîner lourdement à sa suite. C’est une feuille d’un esprit étroit, taquin, humoristique, qui s’attaque surtout aux petits évènemens de chaque jour, qui s’en prend aux hommes plutôt qu’aux idées, s’insinue dans l’intérieur des bureaux pour y trouver un sujet de critique, et se figure qu’il travaille au progrès des lumières quand il a lancé une personnalité que la moindre menace le force à réparer le lendemain.

Dans les rangs de l’opposition, il faut citer encore le journal qui a pour titre Freya, bien qu’il ait parfois viré de bord comme un flibustier, et attaque ses confrères en libéralisme avec tout autant d’ardeur qu’il en met ordinairement à attaquer le ministère. C’est une petite feuille vive et spirituelle, mélangée de politique et de littérature, de prose et de vers, peu répandue et peu redoutable au fond, mais assez amusante à lire.

Le gouvernement n’a pour lui que deux journaux, la Minerve et le Statstidning (journal de l’état). La Minerve paraît deux fois par semaine, en petit format in-4o. C’est une espèce de catéchisme politique très prétentieux, très lourd et très monotone. Beaucoup de personnes le regardent comme le journal officiel du comte de Brahe. Quant à moi, je ne puis croire qu’un des plus grands seigneurs de Suède, et l’un des hommes les plus aimables qui existent, consente jamais à prendre pour interprète de sa pensée une feuille aussi peu lue et aussi dénuée de toute influence.

Le Statstidning paraît, comme les deux grands journaux de l’opposition, tous les jours, excepté le dimanche. Il serait difficile de trouver quelque part, un journal officiel plus dépourvu de tact et de courage que celui-ci. Placé en face de deux feuilles qui oublient assez souvent d’être prudentes, il pourrait se faire un très beau rôle, en s’attachant seulement à combattre leurs exagérations, ou à flétrir leurs calomnies ; mais il semble condamné à un état perpétuel de somnolence. Il ne sait ni prévenir une agression, ni attaquer, ni se défendre, et souvent même il se rend coupable de graves maladresses. C’est ainsi, par exemple, qu’à l’époque où les journaux de l’opposition accusaient le plus vivement le gouvernement suédois de se laisser aller aux cajoleries des Russes, le Statstidning se mit à publier une longue série d’articles élogieux sur la littérature russe. C’est ainsi que, quand les journaux de l’opposition s’emparaient avec avidité de l’ouvrage de M. Laing, pour le commenter dans leur intérêt, et pour en reproduire les passages les plus hostiles au gouvernement, le Statstidning n’eut pas même la pensée de prendre sous un autre point de vue ce même livre, qui alors faisait scandale, et d’en faire voir clairement la fausseté et l’ignorance. Plusieurs fois les amis du gouvernement lui ont représenté la nécessité de renier ce journal comme journal officiel, ou de le reconstituer sur d’autres bases. Je ne sais quelle influence secrète l’a emporté sur leurs sages conseils : le Statstidning a continué à vivre comme par le passé, et n’a pas changé d’allure.

Les journaux des provinces sont en général fort insignifians ; la plupart sont rédigés par les recteurs ou les professeurs des gymnases, et soumis à la surveillance d’un fonctionnaire auquel le chancelier de la cour délègue ses pouvoirs. Ces journaux se bornent à reproduire les nouvelles de la capitale, et y joignent celles de leur district. On en compte environ une quarantaine. Quatre à cinq seulement sont dans le parti de l’opposition. Les autres suivent sans hésiter la marche du gouvernement.

Le prix des journaux, en Suède, est moins élevé encore qu’en Danemark. Ceux de Stockholm, qui paraissent six fois par semaine, ne coûtent pas plus de 20 francs par an. Ceux des provinces, qui paraissent deux ou trois fois par semaine, coûtent 8 à 10 francs, et celui de Hernœsand, le plus septentrional de tous, ne coûte que 4 francs. Les annonces se paient, un ou deux sous par ligne. Il résulte de cet excessif bon marché que les colonnes des journaux, des grands comme des petits, sont inondées d’une foule de réclames, d’avertissemens, de prospectus qui enlèvent à ces feuilles une place qu’elles pourraient employer bien plus utilement à traiter des questions de politique, de littérature ou d’industrie.

Les abonnemens se font par les directeurs des postes, qui sont personnellement intéressés à distribuer avec exactitude les numéros dont ils sont chargés. Malheureusement les moyens de communication ne sont ni très rapides ni très fréquens. La poste n’arrive à Upsal, la capitale scientifique de la Suède, que deux fois par semaine, plus loin tous les huit jours, à Torneo tous les quinze jours, et à l’extrémité septentrionale du royaume une fois par mois.

La partie littéraire de la presse n’est pas moins représentée en Suède qu’en Danemark. La guerre des classiques et des romantiques ayant cessé, les journaux qui leur servaient d’organe, l’Aurore, le Polyphème, l’Iduna, ont disparu l’un après l’autre de l’arène, comme des champions qui, n’ayant plus d’adversaires à combattre, déposent les armes et se retirent dans leurs foyers. Il y avait cependant encore dans ces derniers temps à Upsal une Revue mensuelle, qui se distinguait par des tendances sérieuses et une certaine élévation de talent ; mais elle est tombée pour faire place à une pauvre petite feuille intitulée Eos, qui ne publie que de pâles lambeaux de vers et d’ignorans bulletins.

Geiier l’historien a rédigé à lui seul pendant deux années un recueil mensuel de critique, dans lequel il a tour à tour abordé, avec son beau talent et sa profonde sagacité, les plus hautes questions de littérature, d’histoire et d’économie politique. Malheureusement il n’avait pour but que de parcourir un cercle d’études déterminé, de dire son opinion sur un certain nombre de choses. Ce cercle est parcouru : il le quitte, et retourne à ses chroniques nationales.

Les journaux politiques n’ont point de feuilleton régulier. De temps à autre seulement, ils publient un article de critique, une traduction de nouvelle, un récit de voyage. Dans le Dagligt-Allehanda, cette partie littéraire est ordinairement d’une niaiserie désolante. Dans le Statstidning, elle a encore toute la raideur et la sécheresse des vieilles formes classiques ; dans l’Aftonblad, elle est plus spirituelle et plus variée.

En Norvége, la presse est libre. Nul citoyen, dit l’article 9, § V, de la constitution, ne peut être mis en accusation pour avoir publié ou répandu un écrit quelconque, à moins que cet écrit ne porte atteinte aux lois, à la religion, aux mœurs, au gouvernement constitutionnel, ou qu’il ne renferme des assertions fausses et déshonorantes contre un individu. Il est permis à chacun d’exprimer librement son opinion sur la marche du gouvernement et sur toute autre question.

Il n’y a en Norvége ni droit de timbre, comme en France, ni droit d’annonces, comme en Angleterre. C’est le directeur de la poste qui fait lui-même les abonnemens. On lui remet les feuilles au moment où elles sortent de la presse, sans enveloppe et sans adresse, et il les expédie ainsi à ses correspondans. La taxe de la poste est basée sur le prix de l’abonnement. Pour un journal qui coûte 25 francs par an, la poste perçoit 5 francs ; s’il en coûte 50, elle perçoit un dixième en sus ; s’il en coûte 75, elle ne reçoit plus qu’un quinzième en sus, et ainsi de suite. La moitié de cette taxe appartient au directeur de la poste, l’autre moitié entre dans la caisse de l’état.

Il y a en Norvége vingt-quatre journaux politiques et huit recueils périodiques consacrés à la médecine, à la jurisprudence, à l’agriculture, etc. Le Morgenblad (feuille du matin) et le Constitutionnel de Christiania sont les seuls qui paraissent chaque jour. Le premier représente l’élément démocratique dans sa plus grande extension ; le second s’en tient au développement progressif des idées libérales. Le Morgenblad est écrit parfois d’une façon un peu vulgaire ; le Constitutionnel est plein de mesure et de dignité. Dans les occasions où il s’agissait de défendre les droits de la Norvége, il a su prendre une attitude ferme et imposante ; dans celles où il ne s’agissait que de la Suède, il a su exprimer son opinion en conservant une sage réserve. Les principaux rédacteurs de cette feuille sont MM. Stang, Schweighauser et Motzfeld. MM. Munk et Velhaven lui donnent de temps à autre quelques jolis feuilletons.

Les journaux exercent en Norvége une grande influence, car ils pénètrent dans les habitations les plus isolées et sont lus par tous les paysans. Nous avons vu plus d’une fois, dans une pauvre ferme écartée de la grande route, éloignée de tout village et de toute ville, le laboureur lire le soir les feuilles politiques pour se reposer de ses travaux, et nous avons reçu, au pied du cap Nord, des nouvelles de France par un bateau pêcheur qui apportait les journaux de Christiania dans l’habitation la plus septentrionale du monde.

Toute la jeune presse scandinave, enfantée, comme nous l’avons dit, par le mouvement révolutionnaire de la France, porte encore l’empreinte de son origine, et se tourne de notre côté comme le disciple du côté de son maître pour obtenir un conseil dans les cas douteux, un appui dans les circonstances difficiles. La presse ancienne obéit depuis long-temps à la même influence. Les écrivains étudient avec soin ce qui se passe parmi nous, et puisent tour à tour dans nos journaux ou un nouveau sujet de thème politique, ou un nouvel argument en faveur de leur ancienne théorie. Ceux-ci s’appuient sur le Journal des Débats, ceux-là sur le National mais à quelque opinion qu’ils appartiennent, tous portent la même attention du côté de la France. Tous comprennent que c’est là le centre des idées qui agitent aujourd’hui le monde, le foyer d’où partent les rayons de lumière, le sol qui renferme les fruits de l’avenir. C’est un fait que je n’exprime qu’en passant, et que les journaux du Nord répètent sans cesse de mille manières différentes. Les nouvelles de la France occupent constamment dans leurs colonnes la première place, les débats de nos chambres y sont rapportés jour par jour en détail. Le nom de chacun de nos hommes d’état, et pour ainsi dire de chaque député, est aussi connu là-bas que parmi nous, et un beau discours de M. Thiers ou de M. Guizot retentit à Stockholm et à Christiania proportionnellement autant qu’à Paris.

Le même empressement à accueillir tout ce qui vient de la France se manifeste en littérature comme en politique. Partout on reproduit nos feuilletons, on fait de longs extraits et de longues traductions de la Revue des deux Mondes[3], on publie des éditions populaires de nos romanciers. Partout on demande des détails sur nos écrivains, sur leur manière d’être, sur ce qu’ils ont fait et sur ce qu’ils se proposent de faire. Certaines sociétés désœuvrées tombent, il est vrai, à cet égard dans des préoccupations puériles ; mais il y a çà et là des cercles choisis où l’on recherche la littérature vraie et sérieuse, et des œuvres périodiques où l’on mesure avec discernement le mérite de nos écrivains. Comme une preuve de ce fait, je pourrais citer plusieurs articles très judicieux de la Revue mensuelle (Maaneds tidskrift) de Copenhague, et des dissertations académiques d’Upsal, dans lesquelles, tout récemment encore, on rendait un légitime hommage à quelques-uns de nos auteurs actuels, et notamment à M. Sainte-Beuve.

En définitive, sous le rapport intellectuel, la presse du Nord ne peut pas être comparée à la nôtre. Elle n’a ni sa verve, ni son ardeur, ni sa puissance, et il est facile d’en expliquer la raison. D’abord cette presse est née d’hier, et les hommes qui y travaillent sont jeunes aussi. Ils ont fait leurs premières armes dans cette grande joute politique qui éclata de par le monde au coup du clairon de nos trois journées. La plupart de ceux que nous avons cités étaient encore complètement inconnus il y a huit ou dix ans. C’étaient des avocats, des professeurs qui n’avaient rien écrit, ou tout au moins rien publié, et dont la célébrité date du jour où ils sont entrés ouvertement dans la carrière du journalisme. Leur tentative fut hardie, et leur succès plus grand peut-être qu’ils n’auraient osé l’espérer. Mais on comprend très bien qu’une presse aussi récente n’ait pas encore tout l’ascendant qu’elle doit probablement acquérir un jour. C’est un pouvoir qui s’essaie, qui se trace sa route, et cherche ses partisans. Le peuple regarde déjà les journaux comme un soutien, mais non pas comme une autorité. C’est une satisfaction pour lui de les lire ; ce n’est pas encore un besoin. Il faut observer en outre que cette presse du Nord est arrêtée dans son essor par des entraves qu’elle ne parviendra à surmonter que lentement, par la patience et la ténacité. En Danemark, elle a contre elle les lois de censure et les règlemens de poste ; en Suède et en Norvège, le défaut, ou tout au moins la lenteur des communications, et la difficulté de se répandre à travers une population disséminée sur une immense surface. Pour que les journaux produisent un effet réel et instantané, il faut qu’ils agissent coup sur coup, comme les béliers des anciens sur les murailles d’une forteresse, et qu’ils tombent au milieu d’une nombreuse agglomération d’hommes. Il faut des échos à cette voix sonore, des quartiers de roc à ce levier puissant, et non pas des grains de sable. Quelle action peuvent-ils produire lorsqu’ils s’en vont, à des intervalles irréguliers, chercher à de longues distances l’une de l’autre quelques bourgades, ou quelques maisons isolées ? Assurément ce ne peut être qu’une action très faible en commençant et très lente. Cependant aujourd’hui l’élan est donné, c’est un fait qu’on ne peut plus méconnaître. Les hommes du Nord se sont émus à ce cri de réforme politique qui retentit dans leur cœur, comme le cri de réforme religieuse retentit jadis dans celui de leurs ancêtres. La censure sera-t-elle plus forte que ce besoin instinctif d’émancipation qui gagne tous les peuples ? Nous ne le croyons pas. La presse du Nord n’est d’ailleurs pas placée sous la domination de deux tyrans. Tant s’en faut. Les rois de Suède et de Danemark essaieront sans doute de réprimer, par de sages mesures, les injustices ou les exagérations de la presse ; mais nous sommes bien convaincu qu’ils ne voudraient ni la bâillonner ni l’anéantir. Ainsi la presse du Nord suivra sa mission. Maintenant quel sera son résultat, et quel but atteindra-t-elle ? C’est le problème que l’on pose de tous côtés. Nous n’oserions pas plus le résoudre sur les bords du Sund que sur les bords de la Seine. Les journaux doivent-ils développer en Suède et en Danemark l’élément démocratique au point d’amener ces deux pays au niveau de la Norvége sous le rapport des idées libérales ? Ce résultat, s’il doit jamais avoir lieu, nous semble encore si éloigné, que nous ne faisons que l’indiquer. Les trois royaumes scandinaves en viendront-ils, par ce frottement continu des idées, par ce travail de la presse, à un état d’homogénéité politique qui leur fasse désirer et leur permette de se réunir en faisceau comme autrefois, et de ne former qu’une seule puissance ? Je sais qu’il y a maintenant en Danemark un parti assez nombreux, un parti jeune et ardent, qui rêve cette nouvelle union de Calmar. Si jamais ce projet était sur le point de se réaliser, l’Angleterre, qui tient à isoler le Danemark pour le tenir sous sa dépendance, et la Russie, qui tend à affaiblir la Suède pour la maîtriser, laisseraient-elles ces deux pays s’allier l’un à l’autre et se fortifier par l’adjonction de la Norvége ? Telle est la question, question grave et qui intéresse à un haut degré la politique de l’Europe entière, mais qui me semble encore si lointaine et si indéterminée, que je me contente de la poser sans oser y joindre la moindre hypothèse.

Je ne puis terminer ce tableau, ou, si l’on veut, cette esquisse des journaux scandinaves sans dire quelques mots des journalistes. Comparée à celle de nos écrivains, leur position est bien humble et en apparence excessivement restreinte ; mais au moins elle est calme et garantie contre toutes les vicissitudes de la vie aventureuse. Quiconque là-bas veut écrire doit, avant tout, avoir ou une fortune à peu près indépendante ou une place, car la presse ne lui donnerait que des moyens d’existence très précaires et vraisemblablement très insuffisans. La plupart de ceux qui rédigent les journaux dans le Nord sont professeurs, ou avocats, ou rentiers. L’état de simple homme de lettres n’existe ni à Stockholm, ni à Copenhague. On tâche de se créer d’abord une position honnête et assurée, et l’on devient journaliste, non point par calcul ou par vanité, mais par goût et par conviction, car les bons habitans des contrées scandinaves n’ont pas encore appris à tarifer le cours de leur conscience et à mettre en adjudication leur plume. Ils ignorent tout ce que peut valoir une bonne rame de papier, employée, selon les circonstances, à défendre un système ou à l’attaquer de front. S’ils se trompent, comme nous, sur la valeur de leurs théories et l’avenir de leurs idées, ils se trompent de bonne foi. Ils disent ce qu’ils pensent, et, quand ils se sont rangés sous un drapeau, ils lui restent fidèles. Il y a des gens parmi eux qui regardent encore l’opinion politique comme une idée sainte, et qui ne peuvent pas se figurer que ce soit tout simplement une espèce de marchandise à laquelle on donne à certaines époques un autre nom, une autre couleur, et que l’on vend au grand marché de la presse, comme une denrée indigène ou coloniale. Le fait est qu’à part le libelliste Crusenstolpe, qui, après avoir long-temps vanté les bienfaits du gouvernement suédois, s’essaie aujourd’hui à le tourner en dérision dans ses pamphlets, on ne citerait peut-être pas un seul écrivain qui ait eu l’audace de renier publiquement les principes qu’il avait défendus et d’attenter à l’autel qu’il avait élevé. Du reste, il faut le dire, les habitudes modestes des hommes du Nord servent elles-mêmes de garantie à leur moralité. Quelle séduction l’argent pourrait-il exercer dans un pays où chacun ne demande qu’à vivre paisiblement au milieu de son cercle de famille, où les ministres se croient riches avec un traitement inférieur à celui de nos plus petits préfets, où Berzelius, l’illustre Berzelius a, par le cumul de deux places, 4,000 francs d’appointemens ?


X. Marmier.
  1. La même loi qui interdit la circulation quotidienne des journaux danois impose aussi des bornes à celle des journaux étrangers. Les nôtres ne parviennent à Copenhague qu’en vertu d’une permission spéciale, et le tableau de ceux qu’on peut recevoir chaque jour, et de ceux qui ne sont autorisés à entrer en Danemark qu’une fois par semaine, présente de singulières anomalies. Le Messager des Chambres, par exemple, obtint sa libre entrée à l’époque où il était ministériel ; il s’est rangé depuis dans le parti de l’opposition, et il a gardé son privilége que d’autres feuilles aujourd’hui ministérielles n’ont pas. L’Angleterre est le seul pays avec lequel tous les échanges de journaux soient parfaitement libres. On peut expédier chaque matin, du Danemark, les feuilles de l’opposition pour Londres, et on ne peut pas les expédier pour la ville la plus voisine de Copenhague. Du reste, les envois de journaux par la poste sont fort chers. Le Journal des Débats coûte à Copenhague 175 francs.
  2. M. Laing est un Anglais qui vint s’établir, il y a quelques années, en Norvége, visita le nord et le midi de cette contrée, et publia sur ses mœurs, sur sa constitution, un livre qui n’est pas exempt d’erreurs, mais qui est cependant l’un des ouvrages les plus intéressans et les plus judicieux qui aient paru sur cette partie de la Scandinavie. Le succès de cette publication l’éblouit. Il fit comme mistress Trollope, qui, après son tableau de l’Amérique, échoua dans celui de la France et de l’Allemagne. Au mois de juin 1838, il partit pour la Suède, passa quelques jours à Stockholm, s’embarqua sur le Norrland pour Torneo, et à la fin de l’été écrivit sur la Suède un gros volume in-8o en partie complètement nul, et en partie complètement erroné.
  3. En reproduisant les articles de nos Revues, les journaux du Nord nomment au moins les écrivains qu’ils traduisent, ou le recueil auquel ils font des emprunts. En Allemagne, on n’a pas toujours la même loyauté. M. Lewald, à Stuttgardt, a publié dans son Europa plusieurs articles de nos collaborateurs sans en indiquer la source, s’en attribuant sans façon tout le mérite.