La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/13

La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 5-47).
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VI.

REPRISE DES NÉGOCIATIONS DE LA FRANCE AVEC FRÉDÉRIC. — DÉPART DE LOUIS XV POUR L’ARMÉE.


La pensée que Frédéric ne voulait pas laisser pénétrer à Voltaire était, au fond, déjà arrêtée dans son esprit. Deux incidens, survenus pendant qu’il semblait ne s’occuper que de ballets et d’opéras, avaient fixé ses incertitudes, et sa résolution d’agir était prise.

La première de ces causes déterminantes était la conclusion si longtemps attendue, si vivement disputée, mais enfin réalisée, d’un traité d’alliance entre l’Autriche et la Sardaigne, sous la garantie de l’Angleterre. Ce traité venait en effet d’être signé le 13 septembre (pendant le séjour même de Voltaire à Berlin) dans le camp du roi George à Worms, par les plénipotentiaires des trois puissances. L’enchère ouverte par Charles-Emmanuel était close, et le lot de l’alliance piémontaise adjugé à l’Autriche comme au plus offrant des deux compétiteurs. Ce résultat, incertain jusqu’à la dernière minute de la dernière heure, avait été précédé de péripéties vraiment comiques. Comme la reine de Hongrie persistait à se refuser aux concessions qui lui étaient demandées, Charles-Emmanuel, voulant en finir, eut recours pour la faire céder à un procédé très simple, mais franc jusqu’à l’effronterie. Il se fit remettre par le marquis de Senneterre la traité que proposait la France, tout rédigé et n’attendant plus que la signature ; mais il prévint en même temps l’ambassadeur que cette signature, encore laissée en blanc, ne serait donnée par lui que si, dans un délai dont il fixait le jour final, l’Autriche n’avait pu être amenée aux sacrifices qu’il exigeait. En même temps, un exprès allait de sa part avertir le roi d’Angleterre que si, à la dite date, l’Autriche n’avait pas entendu raison, tout serait consommé sans retour avec la France. Il mit alors en panne et attendit le retour du courrier dans l’attitude vraiment convenable à un fils de cette maison de Savoie qui voulait toujours, disait le proverbe italien, avoir son pied chaussé de deux souliers à la fois.

Puis, pendant ces jours d’attente, le roi se promenait familièrement dans ses jardins avec l’envoyé français, qui, ne voulant pas manquer l’instant critique, n’avait garde de le perdre de vue. — « Convenez, lui disait-il en riant, que ma situation est singulière. A L’heure qu’il est, je ne sais pas avec qui je suis. Si mon courrier est arrivé a temps, je suis l’allié de l’Angleterre, sinon je suis avec vous. — Laissez-moi espérer, répondait l’ambassadeur, dans les hauteurs de la reine de Hongrie et la dureté de la cour de Vienne. . — Ah ! dit le roi, sur ce point vous avez raison ; on ne peut rien ajouter à la hauteur avec laquelle on pense à Vienne[1]. » La hauteur fléchit pourtant devant la nécessité, et moyennant la cession des duchés de Plaisance et de Pavie, plus quelques autres parcelles de territoire sans importance, plus aussi un subside de 200,000 livres sterling promis par l’Angleterre, Charles-Emmanuel fut décidément enrôlé parmi nos ennemis. « Croyez à tout mon regret, disait en son nom le marquis d’Ormea, en congédiant Senneterre qui venait lui annoncer son départ ; ce sont de ces choses affligeantes comme il en arrive dans la vie. Que puis-je pour votre service ? » Et ses yeux, dit Senneterre, parurent baignés de larmes[2]. Comme tous les actes qui, après avoir été souvent annoncés, ont beaucoup tardé, la nouvelle convention prit à peu près tout le monde par surprise. Frédéric, en particulier, qui ne s’y attendait plus, fut très péniblement affecté de n’en avoir pas été prévenu autrement que par la voix publique. La lecture du texte n’atténua pas cette impression. Les deux souverains qui se partageaient désormais la Haute-Italie s’engageaient à se garantir réciproquement toutes leurs possessions telles qu’elles étaient déterminées par des traités antérieurs. Or, dans l’énumération de ces traités qui remontaient jusqu’à celui d’Utrecht, Frédéric chercha vainement la moindre mention du traité de Breslau et de la réduction apportée, l’année précédente, aux domaines de l’Autriche par la cession à lui faite de la Silésie. Cette omission lui parut suspecte. Dès qu’on n’exceptait pas expressément la Silésie des possessions garanties à Marie-Thérèse, c’est qu’elle prétendait encore l’y comprendre ou l’y faire rentrer. De plus, les dispositions ostensibles étaient complétées par d’autres secrètes dont le mystère même était inquiétant, et il ne fallut pas beaucoup de peine à la police active et vigilante du cabinet prussien pour se procurer la connaissance d’un certain article 13, en vertu duquel le roi de Sardaigne s’engageait « dès que l’Italie serait délivrée d’ennemis, à fournir les troupes nécessaires pour assurer la sûreté des états de la reine en Lombardie, afin qu’elle pût se servir d’un plus grand nombre des siennes en Allemagne. »

« Voilà donc, s’écria Frédéric, la reine de Hongrie qui veut retirer ses troupes d’Italie pour les employer en Allemagne. Contre qui sera-ce ? Contre la Bavière ? Elle a si bien humilié l’empereur qu’elle possède son patrimoine. On peut en conclure qu’elle médite une nouvelle guerre, et ce ne peut être que contre moi… Le roi d’Angleterre, ajouta-t-il, par les engagemens pris à Breslau, devait me communiquer tous les traités qu’il ferait et n’a garde de m’ouvrir la bouche de celui-ci. La raison est claire : ce qui est forgé à Worms et ratifié à Turin renverse tout ce que le roi d’Angleterre avait stipulé à Breslau. » — Ainsi raisonnait Frédéric, ainsi raisonnait-il encore vingt ans après dans ses Mémoires, Voyait-il juste ? Était-ce la mauvaise conscience qui soupçonne toujours chez autrui les torts dont elle se reconnaît coupable ? Était-ce le génie politique qui devine l’orage dans le nuage à peine encore visible à l’horizon ? Quoi qu’il en soit, il fut confirmé dans ces craintes par la nouvelle d’un autre traité conclu presque immédiatement après entre Marie-Thérèse et Auguste de Saxe, et qui semblait en effet remettre entre les mains de l’Autriche la clé d’une des portes de la Silésie.

Mais ce qui contribua plus que toute chose à le convaincre qu’il pénétrait la pensée de sa rivale et ses projets de revanche, ce fut une démarche dont le caractère, à la vérité très provocant, semblait indiquer chez elle un redoublement de hauteur et de confiance. Marie-Thérèse n’avait jamais reconnu, on le sait, la légalité du vote fédéral qui avait porté Charles VII au trône, acte vicié, suivant elle, dès l’origine, parce que le souverain légitime de la Bohême n’avait pas été appelé à y concourir. Mais cette réserve, bien que constamment renouvelée dans toutes les publications autrichiennes, n’avait pas empêché le cabinet de Vienne d’ouvrir à plusieurs reprises l’oreille à des propositions faites au nom de l’empereur lui-même. Ou s’était donc habitué à n’y voir qu’une clause de style dont la répétition même atténuait l’importance. Marie-Thérèse choisit le lendemain du traité de Worms pour reproduire subitement sa protestation avec un éclat inaccoutumé. Cette fois, ce n’était pas seulement l’élection de Charles VII, c’étaient tous les actes émanés de l’autorité impériale ou fédérale depuis deux années qui étaient déclarés nuls et non-avenus, y compris la convocation de la diète actuellement réunie à Francfort, dont l’existence était, par là même, dénoncée comme irrégulière ; le tout accompagné des invectives accoutumées contre l’alliance conclue avec l’ennemi de la patrie et la violation flagrante des constitutions germaniques. Ce défi, jeté en face à tous les pouvoirs établis, eût déjà été un acte en soi très audacieux : mais ce qui en accrut le retentissement et le scandale, ce fut que le nouvel archevêque de Mayence, archichancelier de l’empire, mais créature connue de l’Autriche, en ayant reçu communication, en ordonna ce qu’on appelait la dictature, c’est-à-dire l’insertion aux procès-verbaux de la diète. La seconde autorité de l’empire entrait ainsi en quelque sorte en complicité d’insurrection contre le corps même qu’elle était censée diriger.

L’émotion fut grande, moindre pourtant qu’elle n’aurait dû être : car l’empereur ayant vivement réclamé contre la décision du chancelier, exigé la radiation immédiate de l’acte de Marie-Thérèse et fait appel, pour l’obtenir, au concours de tous les princes, — et surtout de ses électeurs, dont l’honneur, disait-il, était mis en cause en même temps que la dignité qu’il tenait d’eux, — les réponses furent d’abord lentes à venir, puis timides et embarrassées. On y découvrait sans peine avec le dessein de témoigner encore au pouvoir du jour un respect au moins apparent, le désir de ménager d’avance celui du lendemain. Frédéric seul bondit de colère et exprima son indignation avec sa verve et sa vivacité accoutumées : c’était, à ses yeux, la résurrection du joug odieux et trop longtemps supporté de la maison d’Autriche, on ne pouvait trop s’empresser de le secouer. A Podewils, qui, toujours prudent, lui conseillait de concerter sa réponse avec les autres membres du collège électoral : « Non, disait-il, je veux qu’on parle fort ; vous êtes la plus grande poule mouillée que je connaisse : je veux qu’on parle sur le plus haut ton ; je veux lire moi-même la note que vous écrirez à l’empereur. Avant tout il faut parler tout haut de la liberté de l’Allemagne, que la reine de Hongrie veut opprimer. Il faut sonner le tocsin contre cette reine… Il faut faire là-dessus un carillon de tous les diables[3]. » Sonner les cloches à toute volée, c’était presque annoncer que les canons allaient partir.

On peut donc tenir pour assuré qu’à partir de ce moment la nécessité de rentrer en lice pour prévenir à temps le triomphe complet suivi du retour offensif de Marie-Thérèse ne fit plus doute dans l’esprit de Frédéric. Mais, avant de se découvrir, plusieurs précautions lui paraissaient indispensables à prendre pour sa sûreté personnelle, ce qui explique suffisamment qu’il ne se souciait pas de livrer prématurément le secret de ses desseins à la bruyante et vaniteuse inexpérience d’un négociateur tel que Voltaire.

En premier lieu, la prudence lui commandait, au moment d’aller braver au sud de ses états un ennemi toujours redoutable, de commencer par préserver ses derrières de toute atteinte du côté du Nord, et il croyait ne pouvoir obtenir cette sécurité qu’en se ménageant, sinon l’appui, au moins la neutralité bienveillante de la Suède et de la Russie. La paix conclue récemment entre ces deux puissances, dans des conditions très défavorables à la Suède, ne rendait que plus nécessaire de s’assurer des bonnes intentions de toutes deux, puisqu’on ne pouvait plus espérer de faire diversion à l’hostilité de l’une avec le concours de l’autre. En outre, le jour où il se hasarderait à rentrer en lutte avec la plus grande, la plus illustre, la plus allemande (si on ose ainsi parler) des puissances du saint-empire, il ne voulait plus, cette fois, être le seul parmi les princes allemands à soutenir le choc. Le temps n’était plus où, ne respirant que l’audace de la jeunesse et n’ayant, en fait de réputation, que tout à gagner et rien à perdre, il s’était lancé en avant sans appui, sans allié, à la garde de Dieu et de son épée, au milieu de la surprise et du blâme universels, au risque de n’être plus le lendemain, si la fortune le trahissait, qu’un aventurier malheureux. En possession maintenant d’une renommée qui faisait l’orgueil de l’Allemagne, fixant les regards de toute l’Europe, de telles équipées ne pouvaient plus lui convenir. S’il devait reparaître sur les champs de bataille, il prétendait que ce fût à côté et pour la défense de l’empereur légitime et entouré d’un cortège de princes dévoués comme lui à la cause du droit. Son projet de faire lever officiellement par la diète une armée d’empire proprement dite avait échoué devant l’impossibilité de mettre cette vieille machine en mouvement et ne pouvait, à son grand regret, être repris. Mais, au moins, on pouvait former une ligue d’un certain nombre de princes et d’états volontairement rassemblés pour soutenir le drapeau impérial et qui, partageant l’Allemagne en deux camps, enlèverait à la résistance de Marie-Thérèse le vernis de patriotisme dont elle se plaisait à se couvrir. Ce serait la guerre civile peut-être, mais c’était, à ses yeux et pour son honneur, encore mieux qu’une partie liée seulement avec l’étranger. Enfin, avec cet étranger même, avec la France, pour l’appeler par son nom (s’il fallait, bon gré mal gré, recourir encore à cette fâcheuse et gênante compagnie), il lui convenait avant tout de se mettre en garde contre les défaillances et les défections possibles. Frédéric, on le sait, ne cessait pas de prétendre qu’en nous abandonnant à Breslau, il n’avait fait que devancer la trahison déjà consommée à Versailles. C’était une fausseté dont lui-même n’était pas dupe, mais, dans le cas d’une alliance nouvelle, ce mensonge pouvait devenir une réalité justifiée par son propre exemple et par le précédent qu’il avait créé. Le tour qu’il avait joué à la France, la France, si elle trouvait à son tour l’occasion favorable, pouvait être tentée de le lui rendre en le payant dans sa propre monnaie : « Le roi me pardonnera-t-il jamais ma paix particulière ? » avait-il dit à Voltaire dans sa première conversation. Poursuivi de cette crainte, il ne voulait rentrer en affaire avec Louis XV qu’après avoir engagé le cabinet français par des liens si étroits et des démarches tellement compromettantes que, si le souverain offensé gardait encore un fonds de rancune, il ne fût plus en liberté d’user de représailles.

C’est à mettre ordre à ces soins divers qu’il se proposait de consacrer dans le silence tout le loisir que la saison d’hiver, qui commençait, lui laissait encore avant l’époque ordinaire de la reprise des opérations militaires. Peut-être aussi se souvenait-il qu’en essayant l’année précédente d’intimider l’Angleterre par des paroles comminatoires, demeurées stériles, il n’avait pas mis les rieurs de son côté, et était-il, cette fois, décidé à ne proférer de menaces que quand il serait sûr que les effets pourraient les suivre.

Du côté du Nord, tout marcha facilement et au gré de ses désirs. La reine de Suède, Éléonore, sœur de Charles VII, n’ayant point eu d’héritier de son mariage avec le landgrave de Hesse (qu’elle avait associé à la couronne et qui lui survivait), ce fut à la diète nationale à pourvoir, suivant la loi constitutionnelle, à la prochaine vacance du trône. Le choix fut longtemps et vivement disputé : de concert avec le cabinet russe, Frédéric réussit à déterminer enfin la majorité des suffrages en faveur du prince d’Holstein-Eustin, cadet de la maison de Wasa et allié à la famille de Pierre le Grand. Puis, pour se concilier plus sûrement l’esprit du nouveau prince royal, il lui accorda la main de sa sœur Ulrique : c’était la beauté célébrée par Voltaire qui obtenait ainsi une couronne moins idéale, moins brillante, mais plus solide que celle dont le rêve du poète l’avait flattée. Voltaire, il faut le dire, quand il apprit ce projet d’alliance et cette rivalité royale, continua la plaisanterie de très bonne grâce : « Je regrette, écrivait-il gaîment à Frédéric, de n’avoir pas encore réuni les trois cent mille hommes avec lesquels je devais enlever la princesse ; mais, en récompense, le roi de France en a davantage[4]. »

Cette union, en elle-même agréable à Elisabeth, puisqu’elle consolidait l’influence russe à Stockholm, aurait dû suffire pour rapprocher les cabinets de Berlin et de Saint-Pétersbourg ; mais une action en sens contraire était encore exercée par plus d’un des ministres russes, entre autres par le chancelier Bestuchef, tout dévoué à la politique austro-anglaise. Avec l’humeur capricieuse de la princesse, on ne savait jamais la veille quelle serait sa disposition du lendemain. Heureusement un incident inattendu, survenu à peu près au même moment et dont Frédéric sut habilement profiter, lui permit d’aller droit à son cœur et de gagner tout à fait ses bonnes grâces. Arrivée au trône par la surprise d’une insurrection militaire, Elisabeth craignait à tout instant d’être à son tour victime d’une de ces péripéties si fréquentes à la cour et dans les armées russes qu’on s’y attendait toujours et qu’on ne les comptait plus. Dans cet automne de 1743, on lui persuada qu’on était sur la trace d’une conspiration ourdie par des officiers supérieurs pour rendre la couronne au jeune Ivan, l’enfant qu’elle en avait privé et qui grandissait misérablement relégué dans une province éloignée avec ses parens. Une instruction criminelle fut commencée, et, dans l’enquête qui suivit, on crut reconnaître, non-seulement que le complot était sérieux, mais que l’origine en remontait à l’année précédente, et que l’un des premiers instigateurs n’était autre qu’un envoyé de Marie-Thérèse, le marquis de Botta, alors ministre à Saint-Pétersbourg et récemment transféré à Berlin dans la même qualité. La dénonciation était-elle fondée ? Botta avait-il réellement cherché à assurer le succès de sa mission diplomatique en intronisant un souverain à sa dévotion ? On peut en douter ; mais, en tout cas, si le fait n’était pas certain, il était possible et même vraisemblable, car Botta, dans cette supposition, n’aurait fait que suivre l’exemple donné par le Français La Chétardie, dont Elisabeth elle-même avait profité. Aussi la tsarine, que ce souvenir rendait facilement soupçonneuse, n’eut-elle pas de peine à se laisser convaincre, et, sans se soucier de recueillir trop soigneusement les preuves de la trahison prétendue, elle en demanda justice avec hauteur à la cour de Vienne. Marie-Thérèse, comme tous les souverains qui ont l’instinct de l’autorité et en connaissent les conditions, n’aimait pas à abandonner ses serviteurs : elle défendit énergiquement son représentant, et la querelle devint très vive entre les deux souveraines.

Frédéric, attentif à tout, saisit le joint et intervint à temps pour envenimer le débat. « Il faut prendre la balle au bond, écrivait-il sur-le-champ à Podewils et à Mardefeld, son ministre à Saint-Pétersbourg… C’est l’heure du berger ; .. il faut que j’aie la Russie cette fois, ou je ne l’aurai jamais. » Sans se mettre en peine de s’enquérir si Botta était accusé justement ou à tort, il déclara qu’il ne pouvait garder à sa cour, accrédité auprès de sa personne, un homme dont une souveraine, sa sœur et son amie, avait à se plaindre, et engagea poliment l’ambassadeur à demander ses passeports. Il poussa même l’empressement jusqu’à faire à la tzarine des remontrances amicales sur l’excès et les dangers de sa clémence. Jamais elle ne serait en sûreté, lui fit-il dire, tant qu’elle laisserait la famille détrônée vivre paisiblement dans ses états. Il fallait au plus tôt expédier le père en Allemagne, enfermer la mère dans un couvent et confier l’enfant à une famille obscure dans un pays où son origine serait inconnue. Sans cela, elle ne cesserait d’avoir à trembler pour ses jours et verrait toujours des canons pointés contre elle[5].

Elisabeth fut touchée jusqu’aux larmes de ces soins fraternels. « Croirait-on, écrivait-elle, qu’il y a des langues de vipère qui prétendent que je dois me défier du roi de Prusse et de sa fourberie ? Je vois bien que ce sont ceux-là qui me trompent. » Dans l’effusion de sa reconnaissance, elle accorda sans hésiter son accession et sa garantie au traité de Breslau, faveur qu’elle avait toujours promise, mais jusque-là tardé à réaliser. Ce ne fut pas tout : un nouveau mariage dut sceller d’une façon définitive l’union des deux couronnes. Ce fut cette fois le propre neveu de l’impératrice, Pierre de Holstein-Gottorp, fait par elle grand-duc de Russie et appelé à sa succession, qui fut fiancé à une proche parente de Frédéric, la fille de la duchesse d’Anhalt-Zerbst, sœur elle-même du nouveau prince royal de Suède. La future dut se rendre sur-le-champ à Saint-Pétersbourg pour que la cérémonie se fît sans délai. Sophie-Auguste d’Anhalt n’avait pas encore achevé sa quinzième année, et bien que, dans cet âge encore tendre, elle subît entièrement la domination d’une mère intrigante et spirituelle, au moment de se lier par un serment indissoluble, elle semblait hésiter, ne pouvant cacher sa répugnance pour l’époux qu’on lui destinait et la religion nouvelle qu’elle devait embrasser. Frédéric dut exercer son autorité pour vaincre cette résistance, qui paraissait plus mutine que sérieuse. L’enfant céda et vint recevoir au pied des autels de l’église orthodoxe ce nom de Catherine déjà porté par une vivandière couronnée et qu’elle devait illustrer par un éclat inattendu. Qu’aurait pensé Frédéric s’il eût pu prévoir que cette fille timide et sauvage, dont il fixait ce jour-là la destinée au gré de son ambition, deviendrait sa rivale dans l’admiration du monde et l’impérieuse alliée qu’il serait contraint d’associer au partage de ses conquêtes comme à la complicité de ses attentats ? Mais aucun œil n’était assez perçant pour discerner cet avenir, et, pour l’heure présente, Frédéric était tout entier à la joie d’avoir pu mettre, par une double alliance, toutes les forces du Nord dans sa main. « J’ai fait, écrivait-il à son ministre Mardefeld, tout ce qui était humainement possible pour faire réussir mes affaires, ayant travaillé pour faire le mariage entre le grand-duc de Russie et la princesse de Zerbst et accordé ma sœur au prince successeur de la couronne de Suède et employé des sommes considérables pour le succès de ces affaires ; si, contre mon attente, elles venaient à manquer, je n’aurai rien à me reprocher[6]. »

Le projet de former une confédération armée d’états favorables à la cause impériale, de princes bien intentionnés, suivant l’expression de Frédéric, rencontra à l’exécution plus de difficultés. C’étaient ces princes dont il avait été sonder les dispositions dans ce voyage de Bayreuth et d’Anspach auquel Voltaire s’était associé sans en être prié et sans parvenir à en pénétrer le secret, et le silence significatif gardé par Frédéric au retour était un indice suffisant qu’il n’était pas content du premier résultat de ses démarches. Il n’avait rencontré, même chez les meilleurs et les plus fidèles, que doute, hésitation et timidité. Ce qui les retenait, ce n’était pas seulement la crainte bien fondée d’être mis en avant et de ne pas se trouver soutenus à la dernière heure par un roi qui ne passait pas pour esclave de sa parole ; un motif, plus pressant les arrêtait : tous ces princes étaient besogneux, leurs sujets ne l’étaient pas moins, et comment lever et enrôler des hommes sans argent ? Si Frédéric eût laissé ses parens et ses amis puiser dans sa bourse, il les aurait sans doute trouvés mieux disposés à le seconder. Mais lui-même n’avait que des ressources, limitées et de grands besoins, et une économie voisine de la parcimonie, dont son père lui avait donné l’exemple, était chez lui en qualité héréditaire. Qui donc se chargerait de faire les frais de l’association ? Dans cet embarras, Frédéric trouva tout simple de se retourner encore vers la France, et de lui faire payer par avance le secours qu’il n’était pas encore bien décidé à lui fournir. Mais la question était de savoir si on trouverait de ce côté des préteurs assez complaisans pour escompter de confiance des billets dont on n’était jamais sûr qu’ils ne seraient pas protestés à l’échéance.

Le doute à cet égard était assez fondé, et la proposition par elle-même de nature assez délicate pour que Frédéric crût devoir engager Valori à ailler lui-même en faire l’ouverture à Versailles : c’était la mission dont il voulait le charger, le jour même où il congédiait Voltaire sans lui en faire part. Mais telle était pourtant devenue son habitude de ne garder aucun ménagement avec les personnes, et surtout avec les Français, et de se railler des gens en face, au moment où il réclamait leurs services, qu’il ne réussit pas même à donner à sa communication la forme de la plus simple politesse. Il rédigea de sa main une note qu’il remit à Valori, et qui portait en tête cet intitulé : « Plan que devront suivre les Français, s’ils sont sensés. » — Après quelques indications données sur les mesures à prendre pour défendre le territoire français, les dispositions et l’effectif convenable pour les troupes à opposer soit à l’armée anglaise, soit au prince Charles de Lorraine, la note poursuivait en ces termes :

« Mais comme, dans les circonstances où se trouve la France, il ne suffit point de se défendre, et qu’il faut bien plus se procurer des secours étrangers, on ne peut assez penser à les trouver, et cela même le plus promptement possible. Ces secours ne peuvent se trouver qu’en Allemagne. Le roi de Prusse ne peut pas à la vérité secourir ouvertement la France sans contrevenir à sa paix avec la reine de Hongrie, mais il ne saurait se dispenser de donner son contingent à l’empire, quoiqu’il ne puisse le donner sans que d’autres princes s’associent dans l’Allemagne. La France peut faire réussir ce projet moyennant qu’elle promette au roi de Prusse, la garantie de la Silésie et quelque concours à qui peut être de ses intérêts ; il faut qu’elle paie 300,000 écus de subsides au Palatin, autant à la Hesse, un présent à la duchesse de Wurtemberg et des corruptions à sa cour, de même qu’à (la philosophique duchesse de) Saxe-Gotha. Mais comme il ne contient point que la France se mêle directement de tout ceci, il faut, pour éviter les dissipations de l’empereur, qu’elle mette le maréchal de Seckendorf en état de faire toutes ces dépenses au nom de l’empereur. Cette dépense assemblera une armée de soixante mille hommes dans le cœur de l’Allemagne et obligera, à coup sûr, les fanatiques de la reine de Hongrie à prendre des sentimens plus pacifiques et plus raisonnables, Si la France est capable de prendre un parti sensé, elle choisira à coup sûr celui qu’on lui propose et qui est en vérité l’unique à suivre pour elle dans la situation où se trouve ce royaume[7]. »

« Cette pièce, dit Podewils dans une remarque écrite en marge de ce document, m’a été remise par Sa Majesté, de son auguste main (höchsteigenhändig), et il m’a recommandé de bouche de la faire lire en ma présence au marquis de Valori, de lui en dicter ensuite le contenu, mais sous le sceau firmissimi silentii, et en l’avertissant que si, de la part des Français, la moindre indiscrétion était commise, tout serait désavoué par Sa Majesté. C’est ce que j’ai fait aujourd’hui[8]. »

La recommandation du secret était inutile, car il n’y avait, en vérité, aucun danger que Valori eût la tentation de se vanter d’avoir écouté sans sourciller une telle proposition, pas plus que de se montrer assez naïf pour aller plaider une telle cause à Versailles. Sans parler du ton cavalier de cette étrange pièce diplomatique, la moindre clairvoyance suffisait pour apercevoir que Frédéric poussait cette fois l’arrogance jusqu’à tout demander à la France, non-seulement sans lui rien donner, mais même sans lui rien promettre. Il ne s’engageait nullement à entrer en campagne à aucune époque ; persistant à se couvrir de la neutralité promise à Breslau, il ajournait toute action sérieuse jusqu’à la formation d’une ligue de princes dont l’accord n’existait encore que dans son imagination. En attendant, la France devait lui garantir la sécurité de ses états, même des possessions qu’il avait acquises à ses dépens ; de plus s’engager, d’une façon vague, à le servir à l’avenir : immédiatement enfin, avancer de grosses sommes dont elle n’aurait à faire elle-même ni l’emploi, ni même la distribution. Elle paierait par avance la solde de troupes qui ne seraient pas levées en son nom, dont elle n’aurait pas le commandement et ignorerait jusqu’à la dernière heure la destination. C’était là ce que Frédéric, par dérision sans doute, appelait agir en gens sensés. Jamais pareil métier de dupe ne fut proposé de sang-froid à un gouvernement sérieux.

Valori garda cependant assez d’empire sur lui-même pour se borner à recevoir la communication avec froideur et à décliner poliment l’invitation de s’en faire porteur. « Tout cela est inutile, répondit-il sans s’émouvoir : les princes d’Allemagne ne bougeront pas tant que le roi de Prusse ne donnera pas l’exemple et ne se mettra pas en devoir d’accomplir, pour venir en aide à la France, toutes les obligations du traité qui le lie encore envers elle. » Frédéric, sans se mettre en peine de répondre à cet argument ad hominem, témoigna une surprise jouée ou véritable de n’être pas mieux apprécié. « Quoi I dit-il, je mets mon imagination à la torture pour trouver le moyen d’être utile à la France et elle ne me rend pas plus de justice ? Eh bien ! que la couronne impériale retourne à la maison d’Autriche ; la mienne a bien su y résister pendant des siècles, et dans un moins bon état que celui où je me trouve[9]. »

Il était pourtant, au fond, si peu indifférent à cette perspective que, pendant les deux mois qui suivirent, il ne pouvait rencontrer Valori, même dans les réunions publiques, sans revenir à la charge pour cette demande de subsides ; dissimulant toujours, à la vérité, cette mendicité déguisée sous ce ton goguenard et hautain qui lui était familier, et auquel Valori répondait souvent avec une gaîté qui, sans manquer au respect, n’était pas moins piquante. « Ah ! mon ami, lui disait Frédéric dans une de ces rencontres, où est le temps où vous n’auriez pas manqué la plus belle occasion du monde pour le double de la dépense que je vous demande ? — Sire, répliqua Valori, voulez-vous nous prêter de l’argent ? — Ah ! que dirait le monde si un petit roitelet comme moi offrait de l’argent au plus grand roi du monde ? » Puis, deux jours après, abordant Valori à un bal chez la reine : « Bonjour, la France que dit-elle ? — Sire, la France dit qu’elle est votre servante. — Ah ! c’est moi qui suis et qui dois être son serviteur, mais non pas son admirateur, car vous êtes des avares, des ladres, des vilains. La Saxe nous échappe, c’est votre faute. Est-il possible que vous n’aperceviez pas que l’argent donné en Allemagne vous éviterait les dépenses de quelques campagnes au moins ? .. Les Anglais sont plus avisés. » Et, se tournant vers un de ses familiers, le comte de Rottenbourg (dont le nom va reparaître tout à l’heure dans ces pages) : « Que dites-vous de ces vilains, qui ne veulent pas donner de l’argent aux princes allemands ? .. Vous avez les épaules larges, mon cher Valori, vous pouvez supporter tout ce qu’on vous dit. — Que diable, sire, interrompit Valori, poussé à bout, que voulez-vous que nous fassions ? Ce serait de l’argent donné en pure perte, si Votre Majesté ne sonne pas les grosses cloches ! — Et qui vous a dit que je ne m’en mêlerai pas ? mais je ne veux pas être seul. — Qu’à cela ne tienne, sire ! que nous y voyions Votre Majesté et tout ira bien. »

Ces prises personnelles et cet échange de propos piquans entre l’envoyé de France et le roi n’échappaient pas à l’Anglais Hyndford, qui avait toujours l’oreille au guet : « Le roi de Prusse est de bien mauvaise humeur, écrivait-il ; je ne sais si c’est parce que les représentations de son opéra ne vont pas comme il le désire, ou parce que les Français n’ont pas passé le Rhin pour entrer en Brisgau, ou parce que les électeurs ecclésiastiques se comportent en véritables Allemands. Il ne m’honore plus de sa conversation, le marquis de Valori est son favori ; mais il lui lance de tels lardons que celui-ci s’en montre piqué, quoiqu’il les supporte avec dignité. La dernière fois que j’étais à la cour, il a demandé à M. de Valori : « Eh bien ! messieurs les Français, où en êtes-vous ? Allez-vous passer le Rhin ? — Je crois que oui, sire. — Ah ! vous le passeriez bien, si les Autrichiens n’y étaient pas. » Valori, du reste, se savait appuyé dans sa résistance par le jugement unanime de sa cour ; car, s’il n’avait pas consenti à porter lui-même l’étrange projet du roi de Prusse, il n’avait pas négligé d’en envoyer le texte à Versailles. « Le roi de Prusse, écrivait au maréchal de Noailles le cardinal de Tencin, a communiqué à M. de Valori un projet qu’il a composé, en le chargeant de l’envoyer promptement au roi comme une marque de son amitié. Ce projet n’a pas le sens commun[10]. »

On ne sait combien de temps cette controverse, toujours renouvelée, aurait duré sans aboutir, et lequel se serait lassé le premier, ou le roi de tendre la main, ou l’ambassadeur de faire la sourde oreille, si une intervention inattendue survenue non à Berlin, mais à Francfort, n’était venue changer inopinément le terrain même de leur débat.

L’empereur, comme on peut bien le penser, donnait pleinement les mains au plan de confédération imaginé par Frédéric, qui lui procurait l’espérance d’avoir, au moins nominalement, un surcroît d’argent à dépenser, et un supplément de troupes à lever en son nom. Mais en attendant que le projet fût réalisé, il n’en continuait pas moins à réclamer et à recevoir, pour son entretien personnel et celui de sa petite armée, un subside annuel de plusieurs millions dont il ne cessait de demander, en criant toujours misère, que le montant fût accru. C’était chaque mois, avec le représentant de la France à sa cour, des difficultés nouvelles, et de sa part sur la quotité du paiement, et de celle de l’ambassadeur sur l’emploi à faire des fonds. A chaque réduction qu’on voulait lui faire subir, à chaque augmentation qu’on lui refusait, à chaque observation qu’on osait lui faire sur l’inutilité et souvent la prodigalité de ses dépenses, il s’irritait, s’emportait, menaçant de fausser compagnie et de subir, quelles qu’en fussent les conditions, la loi de l’alliance austro-anglaise. Le successeur de Belle-Isle, le comte de Lautrec, s’épuisait dans ces récriminations incessantes, qui tournaient toujours à l’aigreur et pouvaient amener à tout instant une rupture inattendue. Pour y mettre un terme, pour sonder les vraies intentions du prince et contenir ses exigences, on résolut de lui dépêcher, avec une mission spéciale, un agent renommé par sa dextérité, son expérience et ses lumières. Chavigny (c’était son nom) appartenait à cette classe de l’ancienne diplomatie française dont j’ai eu occasion, dans d’autres écrits, de signaler les mérites obscurs et les services modestes, et qui, éloignés des plus hauts emplois par les préjugés aristocratiques du temps, ne s’en consacraient pas moins dès leur jeunesse, et pendant toute leur vie, à l’étude de nos grands intérêts nationaux. Passant, au moins en sous-ordre, par tous les postes de quelque importance, s’élevant à tous les degrés de l’échelle hiérarchique (sauf le premier), ils acquéraient par cette longue pratique la connaissance approfondie de tous les ressorts de la politique européenne. Chavigny arrivait en ce moment de Portugal et était, par conséquent, étranger aux derniers événemens du Nord ; mais mêlé au début de sa carrière, et depuis le traité d’Utrecht, à toutes les négociations qui avaient eu pour but d’assurer ou de maintenir l’équilibre du corps germanique, il ne lui fallut que quelques jours passés à Francfort pour comprendre les intrigues qui s’y agitaient et en démêler tous les fils. On vit alors de quelle utilité peut être, dans les circonstances les plus critiques et sous l’empire des nécessités les plus impérieuses, l’habileté et l’expérience d’un bon agent. Chavigny n’eut pas plus tôt entendu parler devant lui d’une association à former entre un certain nombre de princes allemands, que sa mémoire, richement meublée de tous les précédens diplomatiques, lui rappela sur-le-champ un souvenir qui se rattachait aux temps les plus glorieux et les plus prospères de la politique française. Une alliance de ce genre avait été conclue en effet, un siècle à peine auparavant, sous les auspices de Mazarin, au lendemain de la paix de Munster, entre les princes de l’Allemagne méridionale, pour la défense des libertés germaniques. Le Rheinbund, comme on l’appelait (alliance du Rhin), demeurait fameux dans les fastes du saint-empire. La France n’avait pas été seulement l’âme et l’inspiratrice de cette confédération, elle s’y était fait officiellement admettre, et son nom figurait en tête même de l’acte fédératif en sa qualité de protectrice des petits états d’Allemagne et en vertu de la garantie apportée par sa signature à la paix de Westphalie. C’était là, pensa tout de suite Chavigny, le modèle qu’il fallait suivre et le seul rôle qui convenait à la France. A la vérité, il s’agissait alors de défendre les états secondaires contre les envahissemens de la puissance impériale détenue par la maison d’Autriche. Aujourd’hui, tout l’ordre des choses était renversé, puisque c’était l’empereur qu’il fallait défendre contre des vassaux rebelles, mais peu importait cette différence plus nominale que réelle, c’était toujours au fond l’équilibre de l’Allemagne à protéger et les usurpations de l’Autriche à combattre. Les droits comme les intérêts de la France étaient les mêmes ; ce n’était donc pas à côté et en dehors d’elle, mais avec sa participation et sous sa tutelle, que la nouvelle association, si elle voyait le jour, devait entrer en exercice.

Chavigny n’eut pas beaucoup de peine à faire entrer dans cette pensée l’empereur lui-même, qui ne désirait rien tant que de voir la France s’engager de nouveau et par un lien plus étroit dans ses intérêts, et à qui d’ailleurs on avait toujours le moyen de faire entendre raison en se montrant coulant sur ses réclamations pécuniaires. Mais ses ouvertures trouvèrent de plus un accueil favorable de la part de plusieurs princes présens à Francfort, de leur personne ou par leurs envoyés. De ce nombre étaient le nouvel électeur palatin, l’aîné de la maison de Bavière, et qui, ayant dû à l’intervention de la France la paisible possession des duchés de Juliers et de Berg, craignait toujours d’en être privé si la voix de la France cessait complètement de se faire entendre en Allemagne ; puis le jeune duc de Wurtemberg, élevé à Berlin et, par là même, mal vu de l’Autriche ; enfin le prince Guillaume de Hesse, gouvernant le petit duché de ce nom, en qualité de régent, depuis que son frère le landgrave était devenu roi de Suède par son mariage. Celui-là surtout était un aide précieux à ménager, car il était le père d’un des gendres du roi d’Angleterre, et c’était lui qui avait incorporé dans l’armée britannique une légion de six mille Hessois, dont la valeur avait fait bonne figure à la bataille de Dettingue. Le terme de l’engagement de ce corps auxiliaire étant expiré, Guillaume éprouvait quelque hésitation à le renouveler, et ce fut lui-même qui fit entendre qu’on le trouverait disposé à changer de camp, pour peu qu’en lui offrant les mêmes conditions pécuniaires, on y ajoutât l’espérance d’élever à la dignité électorale la couronne ducale dont il devait hériter[11].

Toute la question roulait donc encore ici sur l’argent à trouver et à fournir ; mais elle se présentait dans de tout autres conditions que celles qu’avait proposées impérieusement Frédéric. Autre chose était, en effet, pour la France de prendre à sa charge les frais d’une confédération où elle aurait non-seulement une part ostensible, mais une voix décisive et prépondérante ; autre chose de laisser puiser de confiance dans son trésor pour subventionner en secret une armée dont la direction anonyme cacherait une main suspecte. C’est ce que Chavigny, d’abord dans un long mémoire adressé au roi lui-même, puis dans un voyage rapide qu’il fit à Paris, s’appliqua et réussit à faire comprendre. « Cette ligue, disait-il, de la plus saine partie de l’empire, sous l’autorité de son chef suprême et sous la puissance du roi, serait plus politique que militaire, et son poids serait tout-puissant pour contenir les uns au devoir, y remettre les autres et imposer à tous. » L’objet propre et parfaitement défini serait de forcer la reine de Hongrie à reconnaître l’empereur et à lui restituer ses états, puis à soumettre le reste de ses prétentions à la diète, double hommage rendu à l’autorité qui représentait par excellence le droit germanique. Ces considérations l’emportèrent, non sans peine, à la vérité, sur la résistance de quelques-uns des ministres, en particulier du ministre des affaires étrangères, Amelot, qui, trop heureux de s’être tiré d’Allemagne n’importe à quel prix, répugnait à y mettre le pied sous une forme et un prétexte quelconques. Tout ce qui venait de ce pays maudit lui paraissait suspect ; il ne voyait de l’autre côté du Rhin que mensonge et perfidie. Ce prince de Hesse, par exemple, qui, allié au roi d’Angleterre et recevant de lui une solde, et même une solde assez grasse, n’en songeait pas moins à le planter là, était un monstre en politique : comment oser s’y fier ? Ce fut Noailles, qui, moins découragé et connaissant mieux le terrain sur lequel il avait à combattre, fit pencher la balance en faveur des demandes de Chavigny : et encore ne put-il décider ses collègues à ouvrir la caisse qu’en leur représentant que le meilleur moyen de ne plus envoyer de soldats en Allemagne, c’était, à l’instar de Richelieu et de Mazarin, d’y solder des troupes allemandes. Bref, Chavigny revint à Francfort porteur d’un crédit ouvert de 10 millions pour faire face aux subventions et, comme disait effrontément Frédéric, aux corruptions nécessaires[12].

Restait à savoir de quel œil Frédéric lui-même verrait une combinaison si différente de celle qu’il avait imaginée et où on ne pouvait lui offrir qu’un rôle si peu semblable à celui qu’il avait rêvé ; car se passer de lui et, avec lui, de la meilleure ou, pour mieux dire, la seule armée qu’eût l’Allemagne, était impossible. Son abstention, prêchant d’exemple, eût inspiré un découragement et une défaillance universels. Son déplaisir pourtant n’était pas douteux, car, avec la perspicacité dont il était doué, la seule présence de Chavigny à Francfort lui avait inspiré tout de suite de l’ombrage ; le voyage de cet agent en France et son prompt retour l’inquiétèrent encore davantage. « Écrivez à Chambrier, disait-il à Podewils, de bien savoir ce que fait Chavigny à Paris et de se donner toutes les peines du monde pour découvrir quel peut être le plan qu’il veut soumettre au gouvernement français. » Et ordre fut envoyé aussi au ministre de Prusse à Francfort, le baron de Klingskræff, de suivre de près toutes ces démarches et de sonder à fond les intentions du diplomate français.[13].

Chavigny n’attendit pas les résultats de l’enquête et, à vrai dire, ne laissa à personne ni le temps ni la peine de le faire, car il accepta et même rechercha tout de suite la conversation avec le ministre prussien et eut avec lui plusieurs entretiens confidentiels dont les termes furent d’abord assez vagues, mais, à mesure qu’il se sentait lui-même plus sûr de son fait, ayant en poche le nerf de la guerre, devinrent plus précis et plus pressans. Quittant le mode déférent et un peu suppliant même qu’avaient employé jusque-là Voltaire et Valori, Chavigny ne craignit pas d’élever le ton et de laisser voir à Klingskræff qu’il avait pénétré les embarras, les inquiétudes, les visées secrètes de son maître. « Il est temps, lui dit-il, de ne plus se tromper soi-même et de ne plus vouloir tromper autrui. Je n’ai eu l’honneur de voir votre maître qu’une fois, une bonne demi-heure, et j’avais eu dès lors une grande opinion de lui ; depuis je l’ai suivi volontiers, quoique de bien loin, mais il aurait lui-même peu d’opinion de moi si je me hâtais de le juger définitivement avant le dénoûment des troubles qui agitent l’empire. Pour faire court, il ne peut conserver la Silésie que par les mêmes moyens qui l’ont aidé à la conquérir, et ce sera la part qu’il prendra au dénoûment général qui couronnera pour jamais sa gloire et sa sûreté. Il a les cartes en mains, mais, qu’il se le tienne pour dit, faute de savoir les jouer à propos, elles peuvent passer à d’autres… Votre maître, ajouta-t-il encore dans un autre entretien, n’a point d’amis ; l’Autriche est irréconciliable avec lui, et la Saxe fait cause commune avec elle. S’il ne veut pas être prévenu, il faut qu’il prévienne. »

Et comme le ministre de Prusse, beaucoup moins prompt à la réplique que son souverain, insistait timidement sur les difficultés qu’opposait à une action énergique la neutralité stipulée par le traité de Breslau et dépeignait la situation faible des états prussiens répandus en Allemagne sur une ligne longue et sans défense, « comme une sorte de boudin, » disait-il, Chavigny, après avoir insisté sur le péril de l’abstention, se mit en devoir de lui démontrer que ceux d’une conduite active, beaucoup moins graves, étaient, en quelque sorte, imaginaires. « Je ne connais pas si peu l’intérieur de la Basse-Allemagne et la situation actuelle du Nord, lui dit-il, pour me figurer des fantômes là où il n’y aurait que des moulins à vent. Dès que la France se met visiblement en état d’occuper l’Angleterre et la Hollande, ce n’est pas un problème de statuer que le roi de Prusse, aussi puissamment armé qu’il est, a ses coudées franches, et je ne crois pas qu’il ait aucune inquiétude du côté de la cour de Russie, qui est hors de toute mesure avec celle de Vienne. » Enfin Klingskræff ayant exprimé la crainte que la France, réduite à une guerre défensive sur ses frontières, ne fût paralysée par la nécessités de sa préservation personnelle : « Je vois bien, dit Chavigny avec hauteur, qu’on ne peut donner de la confiance à qui n’en veut pas prendre. Dieu merci ! la nôtre est fondée sur nos propres forces, et la France ne s’en est pas plus mal trouvée dans des temps plus difficiles. » Poussé ainsi l’épée dans les reins, le Prussien finit par cette confession un peu naïve : « Mon maître veut bien ne pas rester les mains dans ses poches, mais à la condition d’être sûr de ne pas se brûler les doigts[14]. »

Cette attitude visiblement intimidée montra à Chavigny qu’il avait touché juste. Jouant hardiment alors la carte décisive, il rédigea lui-même, de concert avec le ministre hessois, un projet d’alliance entre l’empereur, la France, la Prusse, le roi de Suède en qualité de landgrave de Hesse, l’électeur palatin et le duc de Wurtemberg, pour affermir la sécurité de l’empire et l’équilibre de l’Europe sur les bases de la paix de Westphalie. Le seul fait que l’envoyé français rédigeait de sa propre main un tel acte engageait d’avance la signature de la France elle-même : aussi, dans la dépêche qu’il envoyait avec le projet à Versailles, Chavigny excusait son audacieuse initiative en alléguant la pression violente qu’exerçait sur lui le prince de Hesse, pressé lui-même par le terme de ses engagemens envers l’Angleterre, puis laissant bientôt de côté ce prétexte : « Voilà, disait-il, le roi de Prusse au pied du mur. Il demandera peut-être quelque chose de plus que la Silésie, il faudra lui faire un pont d’or. » Il faut ajouter que, pour bien montrer combien il se croyait sûr d’avance d’emporter à Berlin une adhésion forcée ou volontaire, il comprenait parmi les signataires futurs du traité les propres beaux-frères de Frédéric, les margraves d’Anspach et de Bayreuth, dont les sentimens favorables à la France étaient connus[15].

Sa confiance fut justifiée, non que Frédéric, quand le projet lui fut remis, ne se récriât tout de suite avec hauteur et ne déclarât même en termes assez positifs qu’il refusait d’y apposer sa signature. Il s’éleva surtout contre la prétention de la France de s’y faire admettre tant qu’elle n’aurait pas donné des gages de sa résolution d’agir plus vigoureusement qu’elle n’avait fait jusque-là. Il s’exclama aussi contre le procédé, en effet, un peu familier, qui consistait à promettre l’accession de ses beaux-frères, tous deux cadets de sa maison, sans s’être assuré de son consentement ou du leur. Il insista également sur le danger de mettre par une levée de bouchers prématurée la reine de Hongrie en garde. Mais, en réalité, le coup était porté : il avait compris que son jeu était percé à jour et qu’à persévérer dans ces ambages, il risquerait de s’embarrasser lui-même dans le filet de ses propres artifices. Désespérant désormais d’obtenir ni argent français ni troupes allemandes autrement qu’en payant lui-même le premier de sa personne, il se résigna à franchir le pas. Les résolutions hardies succédaient promptement chez lui à l’excès de la prudence. Avant même que l’original du projet de traité fût remis entre ses mains, pendant qu’on le débattait encore à Francfort, il décidait d’envoyer à Versailles, en mission spéciale, son chambellan et son ami, le comte de Rottenbourg, avec pouvoir de négocier un traité direct entre la France où il promettrait, sous certaines conditions déterminées, et moyennant certains avantages, son entrée en campagne au printemps suivant. Il renonçait ainsi à faire agir autrui en restant dans l’ombre, afin de fixer plus à son aise le jour et le lieu de son entrée en scène. S’il ne ratifiait pas le projet de Chavigny, il l’exécutait, ce qui valait encore mieux ; mais la malveillance et le dédain qu’il témoigne pour cet agent, et dans ses lettres, et bien longtemps encore après dans ses Mémoires, montrent assez quelle contrariété il éprouvait de s’être vu forcer la main[16].


II

J’ai dit quelles étaient les préoccupations provenant du trouble d’une mauvaise conscience qui avaient longtemps retenu Frédéric et qui le tourmentaient encore au moment où il se décidait à renouer une partie belliqueuse avec la France. Il craignait toujours qu’en cas d’échec survenant dans une nouvelle campagne, la France ne s’autorisât de son exemple pour le laisser dans l’embarras, si elle en trouvait l’occasion, en se tirant elle-même d’affaire. De plus, le dégoût, presque l’horreur que les armées françaises témoignaient pour le séjour de l’Allemagne, la joie qu’elles exprimaient tout haut d’en être sorties, lui faisaient redouter que le cabinet de Versailles, se concentrant désormais dans le soin de la défense de ses frontières, lui remît à lui seul, en compagnie de l’impuissant Charles VII, le soin de faire tête aux ennemis qu’il allait se créer dans l’empire. Pour se préserver de ces éventualités, qui, le cas échéant, n’auraient été que le juste châtiment de sa conduite égoïste, il imagina toute une combinaison de garanties à la fois matérielles et morales, dont on trouve l’exposé raisonné dans ses documens politiques, fait à plusieurs reprises sur des modèles différens. Parfois même le résumé en est présenté sur un papier à deux colonnes portant d’un côté les avantages, de l’autre les inconvéniens possibles de toutes les mesures à prendre : sorte de bilan où sont mis en regard le passif et l’actif de chaque affaire et qui termine par une résolution définitive formant comme le solde de la balance. Il affectionnait, nous l’avons déjà vu, ce procédé commercial pour se rendre compte, dans les situations critiques, des conséquences de tous ses actes[17].

Le résultat de cet examen fut que trois conditions principales lui paraissaient devoir être obtenues de la France pour qu’il consentît à s’engager dans les liens d’une nouvelle alliance. Il comptait exiger, en premier lieu, qu’avant la reprise des hostilités une déclaration de guerre authentique et solennelle fût envoyée à l’Angleterre d’une part et à l’Autriche de l’autre. Jusqu’à ce moment, en effet (on se le rappelle), malgré tant de sang français versé à Prague ou à Dettingue, la France n’avait encore agi qu’en qualité de simple auxiliaire de Charles VII, d’abord comme électeur de Bavière, et ensuite de l’empereur : à tel point qu’elle conservait toujours soit à Londres, soit à Vienne, des représentans accrédités. Cette fiction diplomatique, moins vaine qu’elle n’avait l’air, lui ménageait la possibilité de sortir à tout moment de la lutte, sans autre formalité qu’un avis donné à ses alliés ou un ordre expédié à ses généraux. Et, de fait, c’est ainsi que, lorsque Noailles, l’été précédent, avait fait repasser le Rhin à toutes ses troupes, l’envoyé de France auprès de la diète n’avait avisé la haute assemblée que par une simple notification de cette évacuation complète du territoire allemand. C’est cette facilité même de retraite qui inquiétait Frédéric, et à laquelle il voulait fermer la porte en établissant, dès le premier jour, entre la France et ses ennemis, un état d’hostilité déclarée dont elle ne pourrait être dégagée que par un traité formel, précédé d’une négociation qui préviendrait toute surprise.

Un second engagement devait être réclamé de la France : c’était la promesse de ne pas poser les armes avant que la Prusse eût obtenu, pour prix de son nouvel effort, une extension de territoire sur les frontières de la Bohême et de la Silésie, destinée suivant Frédéric à compléter et à assurer la possession de sa première conquête. Enfin, et ceci était le point le plus délicat et le plus difficile à gagner, il fallait que la France se décidât à faire de nouveau franchir le Rhin à deux de ses corps d’armée, dont l’un serait placé sur le cours inférieur du fleuve, aux environs de Cologne et de Dusseldorf, pour contenir les Anglais et menacer le Hanovre ; l’autre en amont de Strasbourg, pour occuper le prince de Lorraine pendant que les armées prussiennes attaqueraient l’Autriche dans ses foyers.

Il ne semble pas, à première vue, que l’envoyé choisi par Frédéric pour aller traiter une affaire si grave, et dont chaque détail avait tant de prix à ses yeux, fût l’agent le mieux approprié à cette tâche. Frédéric, comte de Rottenbourg, n’était rien moins qu’un diplomate de profession. C’était un gentilhomme de bonne et agréable compagnie, mais qui, dans un âge déjà mûr, restait, malgré les années, très jeune de caractère et d’habitudes. Appartenant à une famille noble de Livonie, dont une branche avait pris du service en France, il était venu de bonne heure à Paris visiter ses parens et chercher la fortune avec le plaisir. L’une et l’autre lui avaient souri. Le régent, l’admettant dans sa société la plus intime et la plus gaie, l’avait marié à la fille de sa maîtresse, la marquise de Parabère, sans exiger de lui plus de fidélité qu’une telle hérédité n’en comportait. Il avait dû à cette alliance la faveur de prendre part, avec un grade élevé, à la guerre soutenue par Louis XV pour replacer son beau-père Stanislas sur le trône de Pologne : ce qui ramenait naturellement le jeune Livonien dans le voisinage de son pays natal. La crainte lui vint alors que, malgré la bienveillance qu’on lui témoignait, son origine (il était né protestant et sa conversion restait douteuse) ne fût tôt ou tard un obstacle sur le chemin de sa fortune, et il prit congé des drapeaux de la France pour passer sous ceux de la Prusse. Le hasard le mit aux côtés du jeune roi à Molwitz, et il se fit blesser généreusement en le couvrant de sa personne, au moment où l’escadron royal quittait à la hâte le champ de bataille. Depuis lors, son intimité avec le prince était restée grande : mais c’était entre eux camaraderie de plaisirs plutôt que confidence d’affaires. Chaque année, Rottenbourg, resté Parisien dans l’âme, prenait le chemin de la France, en apparence pour faire soigner ses blessures, dont il souffrait encore, en réalité pour entretenir et renouveler connaissance avec ses compagnons d’armes et de jeunesse. Nul n’était plus familièrement admis que lui dans tous les cercles de la capitale, depuis les boudoirs des grandes dames jusqu’aux coulisses des théâtres. Frédéric trouvait en lui, tantôt un pourvoyeur de ses plaisirs qui recrutait à prix d’or, pour le théâtre de Berlin, des premiers sujets de ballet ou d’opéra, tantôt un correspondant très bien informé, qui le tenait au courant de toutes les anecdotes non-seulement de la cour et de la ville, mais de ce monde littéraire dont le moindre incident l’intéressait. Aussi, c’était à lui que Voltaire, faisant mine de quitter sa patrie en disgrâce, avait conté la première confidence de ses feintes colères, et c’était lui aussi que Frédéric avait chargé de déjouer par un expédient plus amusant que loyal le piège qui lui était fendu.

Ce tour d’adresse, très lestement exécuté, faisait honneur à la dextérité de Rottenbourg. De là cependant à lui confier une mission sérieuse, il y aurait eu loin encore, si, avant toute négociation, Frédéric n’avait cru nécessaire de commencer par une enquête, une sorte de reconnaissance du terrain à laquelle les habitudes, les faiblesses et même les vices de Rottenbourg le rendaient au contraire singulièrement propre. Frédéric voulait savoir avant tout à qui on pouvait parler à Versailles avec une chance sérieuse d’être écouté, de se faire croire et d’obtenir un échange de promesses suivies d’effet. On a vu ce qu’il pensait du ministre des affaires étrangères Amelot, à qui il prêtait toute la timidité, toute la duplicité de Fleury, moins son adresse. Il ne paraît pas qu’il eût beaucoup meilleure opinion de son propre ministre à Paris, Chambrier, dont effectivement les rapports lourdement écrits, empreints d’une malveillance banale et monotone, ne donnent qu’une idée assez peu avantageuse. En tout cas, après tant de mécomptes suivis de tant de méfiance et de tant de récriminations réciproques, les anciens ressorts diplomatiques lui semblaient tous faussés et hors d’usage. Pour un nouveau jeu, il lui fallait de nouvelles cartes. Puis on parlait beaucoup et Voltaire avait fait beaucoup d’état dans sa conversation de la résolution prêtée à Louis XV de gouverner et même de combattre en personne. Frédéric était bien assez perspicace et trop enclin à mal penser de ses semblables en général, et de ses confrères en royauté en particulier, pour ajouter sérieusement foi à cette résurrection tardive. Mais n’y eût-il chez le débile souverain qu’une velléité d’action passagère, c’était un réveil d’un jour dont, entre deux sommeils peut-être, et prenant bien son temps, on pouvait profiter. Pouvait-on aborder le roi lui-même et entrer directement en relation avec lui ? ou bien à supposer, ce qui était probable, que cette émancipation ne fût qu’apparente, et que Louis continuât a obéir en paraissant et en croyant commander, quelle main se cachait derrière la sienne, et qui donc le gouvernait sans en avoir l’air ? A quels mobiles obéissaient ces inspirateurs nouveaux ? A quelles séductions seraient-ils accessibles ? Cette maîtresse altière, dont la fierté, disait-on, relevait les charmes, serait-elle insensible à l’orgueil de former elle-même un lien entre deux rois ? Le premier ministre occulte, était-ce Tencin, vêtu de cette robe rouge qui avait couvert tant d’ambitions séculières, et nourri dans cette curie romaine dont l’adresse et la politique profonde étaient encore légendaires ? ou bien était-ce Noailles, à demi vainqueur hier et pressé sans doute de saisir toute occasion favorable pour courir après la gloire qui lui avait échappé au moment où il croyait la tenir ? Enfin Belle-Isle, l’inappréciable Belle-Isle, était-il réellement et pour jamais en disgrâce ? Fallait-il renoncer à mettre encore une fois à profit et ses talens élevés et sa fougue imprudente ? Tels étaient les points obscurs de l’horizon ; afin de les éclaircir, il fallait, dit lui-même Frédéric, une boussole pour s’orienter. C’est le rôle dont Rottenbourg dut être chargé, et dont lui seul pouvait s’acquitter sans bruit, sans même avoir besoin d’écouter aux portes ; car toutes lui étaient ouvertes d’avance, sa présence dans les lieux où on était accoutumé à le voir n’ayant rien de suspect ni même de surprenant.

Avant de le mettre en campagne, Frédéric eut pourtant la fantaisie de voir de ses propres yeux comment il saurait se démener dans sa tâche improvisée d’ambassadeur. Il le manda en tête-à-tête dans son cabinet, et, se posant en face de lui, imitant de son mieux les gestes et la physionomie d’un ministre français tel qu’il pouvait se les figurer, il lui fit, par avance, toutes les objections que pouvait rencontrer, à Versailles, le projet d’une alliance renouvelée avec la Prusse, y compris même celles qu’on pouvait tirer du caractère de son roi, de sa versatilité, de son égoïsme et du peu de foi que méritaient ses paroles. Il s’amusa ainsi à faire lui-même, de sa propre personne, un portrait dont il n’adoucit pas les couleurs : « Voyons, maintenant, lui dit-il, comment vous vous y prendrez pour me défendre. » Rottenbourg entra en riant dans le jeu, et, sans démentir absolument les défauts prêtés à son maître, montra si bien le parti qu’on en pouvait tirer, en un mot, s’acquitta avec tant de tact et d’à-propos de sa réplique que le roi lui dit en se levant : « Parlez seulement ainsi et vous êtes sûr de réussir[18]. »

La mission de Rottenbourg devait être gardée secrète plus encore à Berlin qu’à Paris, Frédéric se méfiant toujours des sympathies de tout son entourage et principalement de son ministre Podewils pour l’Angleterre. Le comte obtint pourtant la permission d’aller en entretenir confidentiellement Valori avant son départ, et, dans cette conversation à huis-clos, il fit preuve de la même adresse cachée sous une bonhomie apparente qui lui avait valu l’approbation royale. Peut-être même, si le maître, écoutant aux portes, avait entendu parler le serviteur, il eût trouvé qu’on faisait un peu librement les honneurs de son caractère : « Dites-moi franchement, dit Rottenbourg à Valori, comment je vais être reçu à Paris et ce qu’on y pense de mon roi. Y est-on véritablement animé contre lui de l’esprit de vengeance dont il redoute toujours les effets ? » Valori, pris un peu au dépourvu par la question, répondit pourtant sans trop d’embarras que, si la méfiance existait, il dépendait du roi d’y couper court en donnant lui-même des gages qui ne permissent de laisser planer aucun doute sur la sincérité de ses intentions : « Un grand état, ajouta-t-il, comme la France ne connaît pas l’esprit de vengeance et ne consulte que son intérêt. — Mais, reprit Rottenbourg (de plus en plus confiant), je ne fais pas façon de vous dire qu’il faut montrer de la pâture à mon oiseau. Qu’est-ce que la France consentira qu’il lui revienne quand il se sera mis dans cette affaire jusqu’au cou ? Vous savez aussi bien que moi qu’il lui faut un appât et qu’il n’est pas homme à s’engager sans des vues de profit. — Je lui répondis, écrit Valori, qu’il y en avait une certaine, c’était sa sûreté et celle de ses conquêtes ; que je voyais avec douleur qu’il n’était pas aussi sensible à cet objet que son intérêt le demandait. — Vous le connaissez, me répondit-il, vous savez que le présent est le seul objet qui le touche et qu’il s’embarrasse peu de ce que les affaires peuvent devenir après lui. — En ce cas, lui dis-je, il me paraît que la Prusse, ne pouvant agrandir ses états qu’aux dépens de la reine de Hongrie, il ne doit pas balancer à entrer dans des mesures contre elle. » Et Valori continuait : « Je n’ai rien à vous dire, monseigneur, du caractère de ce gentilhomme ; je crois que vous le trouverez aussi parlant que quand il est parti de France. En tout cas, quoi qu’il en soit du succès de son voyage, j’estime qu’il donnera à penser à nos ennemis[19]. »

L’arrivée de Rottenbourg en France ne causa, comme on l’avait prévu, aucune sensation, et le duc de Luynes, en général bien informé, ne fait de sa première visite à la cour qu’une mention indifférente. Mais lui-même ne fut pas deux jours à Versailles sans comprendre d’où venait le vent et de quel côté il devait se tourner. Il y trouvait aux prises deux partis de plus en plus tranchés : celui des anciens ministres, qui, avec Amelot et Maurepas, restaient fidèles aux traditions prudentes, économes et même timides de Fleury, et ceux qui suivaient avec Tencin les inspirations plus ardentes du maréchal de Noailles et de Richelieu. Depuis la fin malheureuse de la dernière campagne, c’étaient, entre ces opinions contraires, des conflits incessans et que chaque incident faisait renaître ; et, de fait, la question se posait chaque jour plus nettement sous la forme d’une alternative plus étroitement serrée. Il fallait ou redoubler plus que jamais d’efforts et de vigueur, ou poser les armes en demandant grâce. Le traité de Worms en particulier (ce traité qui causait à Frédéric tant d’alarmes) rendait la situation de la politique française plus critique que jamais : car l’importante accession de la Sardaigne à l’alliance austro-anglaise pouvait jeter dans la balance des forces un poids décisif en menaçant nos provinces méridionales au moment où celles du Nord, naturellement très découvertes, étaient défendues par des forces à peine suffisantes. La gravité du péril était accrue par l’irritation même que l’Espagne avait ressentie d’un dénouaient qui trompait sa longue attente. Déçue dans ses ambtions maternelles au moment même où elle les croyait réalisées, l’ambitieuse Farnèse menaçait tout haut, si on ne l’aidait pas à obtenir réparation, de se jeter elle-même avec armes et bagages dans le camp du plus fort, sûre qu’elle était de faire payer cher une défection qui laisserait la France isolée au milieu d’un cercle de fer et, de feu.

Louis XV, très irrité aussi du mauvais tour que son cousin de Sardaigne jouait à son oncle d’Espagne, s’était montré dès le premier jour disposé à en tirer vengeance. On peut douter pourtant que la fierté blessée eût été un aiguillon suffisant pour l’émouvoir longtemps et le porter à des partis décisifs, si ce ressentiment n’eût été secondé et entretenu chez lui par de tendres et même brûlantes excitations. Mais Mme de La Tournelle veillait au poste où Noailles et Richelieu l’avaient placée et suivait fidèlement des conseils qui flattaient son orgueil. Si elle n’avait pas réussi à vaincre la répugnance du monarque indolent pour le travail et l’étude, elle avait au moins réveillé dans son cœur ce goût de la gloire et des combats dont le feu circule toujours, même quand l’ardeur en est latente, dans les veines d’un prince français. Très réellement, cette fois-ci, Louis XV avait conçu le désir de se montrer lui-même sur le champ de bataille à la tête de ses armées ; soit que l’orgueil de race dont il était nourri lui fit croire que sa seule présence ramènerait la victoire sous ses drapeaux, soit qu’il fût flatté en imagination de se montrer dans cette noble attitude aux yeux d’une mat-tresse bien-aimée. « J’en grille d’envie, écrivait-il au maréchal de Nouilles le lendemain même de la bataille de Dettingue… Si on veut manger mon royaume, je ne puis le laisser croquer sans faire mon possible pour l’empêcher. » Noailles, sans arrêter tout à fait ce généreux élan, — en laissant même voir qu’il prendrait en bonne part la témérité d’un coup de tête, — avait dû pourtant lui faire observer qu’une campagne purement défensive, après une bataille perdue et sans possibilité de revanche immédiate, n’offrait pas à la majesté royale une occasion bien éclatante de rentrer en scène. Louis avait dû céder à l’insistance de ses courtisans, qui lui représentaient, dit Tencin, qu’un roi ne devait marcher qu’avec la victoire. Mais la saison nouvelle, en ouvrant de meilleures espérances, ne laissait plus de place à ces prétextes auxquels une voix chérie lui reprochait peut-être tout bas d’avoir eu trop d’égards. Son ardeur d’autant plus excitée qu’elle n’avait pu être satisfaite, en le détournant de tous les partis de faiblesse, le rendait plus accessible aux conseils de ceux qui lui prêchaient les résolutions héroïques. « Je suis comme l’oiseau sur la branche, écrivait-il en voyant approcher le moment de se signaler, et je désire de vieillir à un point inexprimable[20]. »

Ce que nous nommerions aujourd’hui le parti d’action gagnait donc chaque jour du terrain dans les conseils et surtout dans l’esprit de Louis XV. Dès la fin de l’automne précédent, deux faits qu’il est singulier, mais nécessaire de rapprocher, donnèrent la mesure de ce progrès. Le 22 octobre, Mme de La Tournelle recevait le brevet de duchesse qu’elle avait exigé dès le premier jour comme le signe éclatant de sa faveur, et, le lendemain 25, un traité d’alliance était signé avec l’Espagne, stipulant en termes exprès une déclaration de guerre immédiate faite à la Sardaigne et en laissant pressentir une autre à courte échéance à l’adresse de l’Angleterre.

La grâce accordée à Mme de La Tournelle eut un éclat et une ampleur qui dépassaient tout ce qu’avait fait Henri IV pour Gabrielle ou Louis XIV pour La Vallière. Le duché créé pour elle n’était point assis sur quelque fief obscur, mais bien sur le château royal qui dominait la cité de Châteauroux, ville de plusieurs milliers d’âmes, et sur un domaine de la couronne pris à bail par les fermiers-généraux pour une rente annuelle de 85,000 livres. Les lettres patentes enregistrées au parlement donnaient pour motif d’une si généreuse concession « les services qu’avait rendus à la couronne, depuis plusieurs siècles, l’illustre famille dont Mme de La Tournelle était issue, et aussi les qualités d’esprit et de cœur dont elle avait fait preuve depuis qu’elle était attachée à la reine (notre chère compagne) et qui lui avaient acquis une estime et une considération universelles. » La présentation de la nouvelle duchesse fut faite avec solennité ; elle prit son siège devant le roi, entre sa sœur, Mme de Lauraguais, duchesse comme elle, et d’autres dames du même rang, parmi lesquelles figurait, par un hasard qu’on aurait pu croire calculé, la duchesse d’Agénois, l’épouse légitime du jeune seigneur dont elle avait quelque temps possédé le cœur et dont elle châtiait, ce jour-là, avec tant d’éclat l’inconstance… « De là, dit le duc de Luynes, on passa chez la reine. La reine s’est approchée de Mme de La Tournelle et lui a dit : « Je vous fais compliment, madame, sur la grâce que le roi vous a accordée… » Les trois dames, debout, sont entrées ; il n’y avait pas de dame du palais de la reine (ce qui indique probablement que la duchesse de Luynes avait trouvé moyen de s’éloigner). C’était un quart d’heure avant la comédie ; .. la reine s’est levée au bout de fort peu de temps ; ., le roi a donné une loge à la comédie à Mme de Châteauroux. » Après ces tristes cérémonies, dont la froide étiquette sauvait à peine le fond d’indécence, la grande dame improvisée allait se délasser dans son cercle intime avec ses protecteurs, dont elle appelait l’un (le maréchal de Noailles) son parrain, l’autre (le duc de Richelieu) son oncle, et eux, de leur côté, au lieu du titre pompeux dont on venait de la parer, s’amusaient à lui donner le surnom plus familier de La Ritournelle. Leur crédit d’ailleurs croissait avec le sien. « On sut hier, dit encore Luynes, à quelques jours de là, que le roi a donné les grandes entrées chez lui à M. le duc de Richelieu. On peut voir par ce qui a été dit ci-dessus, au sujet de l’affaire de Mme de Châteauroux, que M. de Richelieu était en droit de dire que le roi lui avait quelque obligation ; au moins c’est ainsi que le public en pensait[21].

Le traité signé avec l’Espagne fut conçu dans des termes très énergiques et d’une grande portée. La France se mettait immédiatement en guerre avec le roi de Sardaigne, joignant un corps d’armée français aux troupes espagnoles, auxquelles le passage était accordé à travers nos provinces méridionales pour pénétrer dans la Savoie et dans la rivière de Gênes. Louis XV s’engageait, de plus, à ne poser les armes que quand un établissement suffisant aurait été assuré en Italie à l’infant don Philippe. Enfin les deux rois devaient se mettre d’accord sur le moment où il conviendrait de déclarer la guerre à l’Angleterre.

Ce moment ne pouvait plus tarder du jour où Rottenbourg arrivait à Versailles, car les actes avaient suivi de près les paroles. Non-seulement le corps d’armée destiné à faire la guerre en Italie était déjà réuni, prêt à partir sous un commandant qui n’était pas moindre qu’un prince du sang royal, le prince de Conti, dont la valeur s’était signalée dans la campagne de Bavière : mais une escadre française avait reçu en même temps l’ordre de quitter Toulon pour se joindre à la marine espagnole et faire tête avec elle à l’amiral anglais Mathews, qui croisait sur les côtes du royaume de Naples depuis l’été précédent. Un engagement eut lieu le 22 février entre les marines rivales, et, bien que l’escadre française, n’ayant pas l’ordre précis d’attaquer, n’eût pas pris de part directe à la lutte, sa seule présence, encourageant son alliée et intimidant la flotte anglaise, força l’amiral Mathews à se retirer après quelques heures de combat et à délivrer ainsi momentanément le rivage italien de son inquiétant voisinage.

Cet acte d’hostilité, pourtant assez significatif, n’aurait peut-être pas encore suffi pour mettre un terme, entre les deux cours de France et d’Angleterre, à l’état de relations équivoques que la bataille même de Dettingue n’avait pas fait cesser. Mais un incident, imprévu du gouvernement français lui-même, vint mettre tout à fait le feu aux poudres. C’était le débarquement, sur les côtes de Provence, de Charles-Edouard Stuart, fils aîné du prétendant à la couronne britannique, de celui que Louis XIV avait fait autrefois la déplorable imprudence de saluer du nom de Jacques III. Depuis la paix d’Utrecht, toute l’Europe, y compris la France, et sauf le saint-siège, ayant reconnu la royauté protestante en Angleterre, l’héritier de la famille déchue vivait retiré à Rome, dans une condition modeste, entouré d’un petit cercle de fidèles et élevant avec soin ses deux fils, dont l’aîné paraissait doué de qualités brillantes et brûlait, dès son enfance, de se distinguer par quelque action d’éclat. Mais toutes les démarches de la famille étaient surveillées de près par ceux qui avaient intérêt à l’empêcher de troubler de nouveau la paix européenne, en particulier par les agens de l’Autriche, devenue la meilleure amie des rois électeurs de la Grande-Bretagne. Ce fut donc en cachette et nuitamment, après être sorti de Rome sous le prétexte d’une partie de chasse, que le prince Charles-Edouard se mit en route, vers la fin de janvier, sans prévenir personne. Il réussit, sous un déguisement, à traverser les provinces occupées par les troupes allemandes et vint prendre la mer à Livourne. Quand son départ fut connu, on supposa d’abord qu’il allait s’enrôler dans l’armée espagnole sous les drapeaux de l’infant Philippe ; mais on sut bientôt qu’il s’était fait mettre à terre à Antibes, et il fut clair qu’il venait offrir au gouvernement français ses services pour tenter en Angleterre une contre-révolution contre la maison de Brunswick. On se souvint alors que le ministre Tencin, pendant son séjour à Rome, avait vécu en relations assez intimes avec la maison Stuart et avait même obtenu, par l’intermédiaire du prétendant, le chapeau de cardinal que la cour de Rome tenait toujours à la disposition du roi légitime d’Angleterre. On supposa naturellement que la fuite du prince était combinée avec le cabinet de Versailles pour l’aider à susciter des embarras à ses rivaux et profiter des divisions croissantes dont, d’après la vivacité de certains débats parlementaires, on devait supposer que l’Angleterre était travaillée.

C’était vraisemblable, mais ce n’était pas, ou du moins ce n’était qu’à moitié vrai. Tencin, par ses relations privées, avait bien été vaguement averti des projets du prince et avait pu y donner quelques encouragemens plus vagues encore. Des relations subsistaient aussi depuis longtemps entre le cabinet français et plusieurs chefs jacobites d’Angleterre, et, pour profiter à l’occasion du concours plus ou moins efficace que ces seigneurs ne cessaient d’offrir, quelques préparatifs étaient déjà faits, à petit bruit, à Dunkerque, afin de leur faire passer, si besoin était, des munitions, des subsides, peut-être même un corps auxiliaire de débarquement. Mais l’aventure, si on se décidait à la tenter, devait suivre et non précéder la déclaration d’une guerre ouverte, et rien au fond n’était encore à cet égard définitivement arrêté. Il ne manquait pas de gens, en effet, à Versailles (on peut le voir par des lettres du maréchal de Noailles), assez au courant de l’état véritable des choses en Angleterre, pour avertir que l’opinion nationale y était toujours très prononcée en faveur de la succession protestante, et qu’aucun homme ni aucun parti aspirant sérieusement au pouvoir n’était prêt à se compromettre en se ralliant à un prétendant catholique. La diversion espérée n’aurait donc, suivant toute apparence, d’autre effet que de rallier les dissidens autour du trône de George et de faire cesser ainsi les dissentimens mêmes dont on se proposait de profiter. En tout cas, le dessein d’une si grosse affaire devait être mûri longuement et en secret avant d’éclater, et la venue prématurée de Charles-Édouard en France ne pouvait que compromettre le mouvement en le précipitant[22]. Mais si l’équipée du prince était de celles » qu’on peut désiré prévenir, une fois accomplie il était difficile, à peu près impossible même, de la désavouer. Nul doute en effet qu’à peine avisé de sa venue, le chargé d’affaires d’Angleterre, encore présent à Paris, ne vînt réclamer au nom des traités formels l’éloignement de ce visiteur suspect. L’expulsion violente d’un prince par ordre d’un roi a toujours, même de notre temps, un caractère qui répugne : c’était bien pis dans les idées monarchiques d’alors. Dans l’état des rapports des deux pays, était-ce bien la peine de s’exposer à une sorte de réprobation publique pour maintenir, pendant quelques jours encore, une paix nominale qui n’empêchait déjà pas de se battre sur terre comme sur mer, et dont on se proposait de faire disparaître, du soir au lendemain, même l’apparence ? Fallait-il montrer cette déférence à un gouvernement contre lequel on était déjà prêt à sortir en armes ? « Je ne doute pas, écrivait Amelot à Valori, qu’on ait appris à Berlin l’évasion subite de Rome du fils aîné du prétendant, et il est vraisemblable que le jugement qu’on en aura porté sera que son départ n’a pu se faire que de concert avec la France. Il est néanmoins très vrai que, bien loin que le roi y ait aucune part, Sa Majesté n’en a été nullement prévenue… On doit s’attendre que la cour de Londres en fera grand bruit. Mais, outre qu’on ne voit pas que personne puisse trouver à redire à ce que le fils du prétendant, ennuyé de son oisiveté, pendant que toute l’Europe est en armes, veuille faire une campagne, nous ne sommes plus avec la cour de Londres dans une position qui doive nous obliger de chercher à la tranquilliser et à calmer la mauvaise humeur qu’elle en pourra concevoir. » Et il ajoutait peu de jours après : « Le chargé d’affaires d’Angleterre est venu demander l’expulsion du prétendant, conformément aux traités. On lui a répondu que les traités étaient réciproques, et qu’on ferait droit à la demande de l’Angleterre, quand elle aurait réparé les contraventions sans nombre qu’elle se permettait tous les jours[23]. »

C’était en réalité offrir ses passeports à l’agent anglais : il ne tarda pas à les demander, et quinze jours après, la déclaration de guerre officielle paraissait dans toutes les gazettes d’Europe. Comme conséquence, les préparatifs qu’on faisait déjà à petit bruit à Dunkerque furent subitement et publiquement accrus. Un véritable corps de troupes fut rassemblé, destiné à traverser le canal sur des bâtimens de transport, sous la protection d’une escadre, et à remonter la Tamise aussi haut qu’il serait possible dans le voisinage de Londres. Le comte de Saxe en eut le commandement, sous la direction nominale du jeune Stuart, à qui on donna officiellement le titre de prince de Galles[24].

Rottenbourg, en arrivant, trouvait donc sur ce point le vœu de Frédéric satisfait d’avance, peut-être au-delà même de ce que son maître désirait, et dans des conditions que sa prudence et sa perspicacité politique auraient peut-être désapprouvées. Mais si cette partie de la besogne était faite, c’était la moindre ; si ce qui regardait l’Angleterre était réglé, restaient les rapports avec l’Allemagne, qui présentaient les difficultés les plus délicates ; restait la rupture officielle à provoquer envers l’Autriche, les deux corps d’armée à faire expédier au-delà du Rhin, les indemnités à assurer pour Frédéric en Bohême. Réflexion faite, ce ne fut à aucun ministre, mais à Richelieu qui ne l’était pas, qu’il se décida à faire les premières ouvertures. Richelieu, sans hésiter, en porta la confidence à Mme de Châteauroux, à Choisy, où, pour le moment, cette dame suivait la cour. Il ne fit point difficulté de pénétrer dans son appartement, bien qu’il fût prévenu qu’elle y était seule avec le roi. « Que voulez-vous ? lui dit le prince, un peu surpris d’être dérangé dans un tête-à-tête. — Vous entretenir, sire, d’une affaire qui presse et qui me surprend autant qu’elle vous surprendra vous-même. » Puis il fit part de la confidence qu’il avait reçue en ajoutant que Frédéric désirait traiter l’affaire de roi à roi, sans passer par les ministres. Louis XV, bien que flatté d’être regardé pour la première fois comme maître chez lui, et traité de tête politique, se défiait trop de lui-même et aussi de Frédéric, pour accepter la responsabilité de conduire à lui seul une négociation avec le fourbe le plus réputé d’Europe. Consentant à tenir pour le début au moins le ministre Amelot à l’écart, il désigna Noailles et Tencin pour l’aider à engager conversation[25].

L’affaire marcha plus vite que Rottenbourg ne s’y était attendu, car le roi ne donna aucun signe de l’humeur vindicative et soupçonneuse qu’on lui avait fait craindre. Dès le 16 mars, Rottenbourg écrivait à Frédéric : « Le moment me paraît venu de conclure tout à fait avec la France ; le roi paraît sérieusement résolu à oublier tout à fait le passé ; il a fait dire à l’empereur qu’il lui donnait sa parole royale de ne pas poser les armes jusqu’à ce qu’il lui eût fait donner satisfaction. La majorité du conseil n’est pourtant pas encore sûre : j’ai pour moi Noailles, Tencin, Belle-Isle ? mais il faudra ménager les quatre autres (Orry, Amelot, Maurepas et d’Argenson) jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen, si faire se peut, de les bouleverser par le parti que je me suis fait dans le conseil du roi de France et qui sera tout à fait à notre dévotion. Le roi va me recevoir en audience privée chez Mme de Châteauroux. » Ce fut probablement cette confiance qui décida l’envoyé prussien à outrepasser un peu ses instructions : il ne devait qu’observer, écouter et répondre ; il se résolut à passer une note qui résumait en six articles les désirs du roi de Prusse et qui ne pouvait manquer d’être soumise au conseil[26].

La réponse fut favorable presque sur tous les points ; nulle difficulté sur le passage, dans les rapports avec l’Autriche, de l’hostilité de fait à l’hostilité de droit ; nulle objection élevée contre les avantages territoriaux réclamés par le roi de Prusse, sous la seule réserve d’une entente préalable avec l’empereur dans le cas où il serait question d’un démembrement de la Bohême. À cette condition, la France pouvait d’autant moins s’opposer à cette extension de la Prusse que, renonçant cette fois, pour son compte, à la politique de désintéressement, ou plutôt de duperie, qu’elle avait suivie jusqu’alors, elle demandait à s’étendre elle-même du côté des Pays-Bas, au moins par l’acquisition de quelques places fortes. Mais l’envoi d’une force armée nouvelle en Allemagne rencontra, comme on devait s’y attendre, plus de difficultés. La note s’exprimait sur ce point en termes évasifs et légèrement ironiques. « Le roi, y était-il dit, désire à cet égard se conformer à ce que le roi de Prusse désire, et, pour entrer dans ses vues autant qu’il est possible, comme il n’y a pas lieu de douter que la reine de Hongrie ne retire ses troupes des bords du Rhin dès que les opérations du roi de Prusse commenceront, alors Sa Majesté fera passer le Rhin à son armée d’Alsace pour se porter dans le centre de l’empire, afin de contenir tous ceux dont on pourrait craindre les mauvais sentimens, et faire, de concert, les opérations qu’on jugera convenables. » C’était dire à Frédéric : Nous irons en Allemagne quand nous serons sûrs de vous y trouver en armes. C’était lui rendre méfiance pour méfiance et exactement la monnaie de sa pièce[27].

Frédéric sentit le trait et fit voir qu’il était touché en tançant vertement son envoyé : « Mon cher Rottenbourg, lui écrivit-il, vous avez été ébloui par la cour de Versailles, et son brillant vous a fait oublier les instructions que je vous avais données de voir venir et d’entendre parler les autres ; au lieu de cela, vous avez parlé tout seul, ce qui n’était pas mon compte. Je ne me paie pas de paroles, je veux voir des actions et l’accomplissement de tout le préalable que j’exige, sans quoi je ne me remue non plus qu’une pagode de Pékin dans sa niche ; prenez tous les matins une poudre blanche et ne vous précipitez en rien. On ne fait pas des alliances comme des parties de plaisir ; il y faut plus de précautions[28]. » Et pour bien faire sentir qu’il était décidé à ne pas partir le premier, il déclara qu’il ne pourrait en aucun cas être prêt à entrer en campagne avant le mois d’août suivant, et qu’il entendait que, jusque-là, sa coopération avec la France restât secrète. La raison qu’il donnait pour motiver ce délai était la nécessité de terminer ses préparatifs et de mettre le sceau à son alliance avec la Suède et la Russie : double prétexte aussi vain l’un que l’autre, car il armait depuis plus d’un an et il avait manœuvré de manière à être aussi maître à Stockholm qu’à Saint-Pétersbourg. « Mais, dit-il lui-même dans son Histoire, cet article lui donnait la faculté d’agir ou de n’agir pas, suivant que les circonstances seraient favorables ou contraires. »

L’excuse eût été meilleure s’il eût dit, ce qui était vrai : que l’adhésion donnée par la France à l’incartade du prétendant avait jeté dans les esprits, autour de lui, un trouble qu’il fallait laisser le temps de calmer. La faute commise par cette imprudente résolution n’allait pas tarder à être évidente, en Angleterre même, et fut tout de suite sensible en Allemagne. J’ai expliqué à plus d’une reprise comment, par suite du croisement des intérêts qui, depuis Richelieu ou Mazarin, emmêlait les fils de la politique européenne, tandis qu’en Angleterre, en Hollande, dans toute l’Europe occidentale, la France passait pour la puissance catholique, et même fanatique par excellence, — encore imparfaitement lavée du sang de la Saint-Barthélemy et poursuivie des imprécations de tous les religionnaires réfugiés, — tous les rôles étaient renversés en Allemagne, et c’était le contraire qui avait lieu. Là le parti, je ne dirai pas favorable à la France, il n’y en avait point de tel, mais le moins hostile, était celui des petits états protestans, ennemis héréditaires de l’apostolique maison d’Autriche. C’était parmi ceux-là que Chavigny avait recruté les associés de son union fédérale et que Frédéric pouvait trouver des alliés pour sa future campagne. Mais c’étaient ceux-là aussi à qui la présence d’un prince allemand et protestant, leur semblable en tout, sur le trône d’une grande nation, causait le plus de joie et d’orgueil. L’humiliation infligée au papisme par la révolution anglaise de 1688 était célébrée par les fils de Luther comme une faveur de la Providence, dont il n’y avait point de pasteur en chaire, point de père de famille dans sa prière domestique, qui ne rendît publiquement grâces. L’idée que ce triomphe de leur foi était menacé par une coalition dont on les engageait à faire partie et qu’on leur demandait de verser leur sang et de donner leur argent, non pour abaisser l’église catholique en Allemagne, mais pour rétablir sa domination en Angleterre, causa dans tous les rangs des protestans une violente réaction et une rumeur générale.

A Francfort, en particulier, ce fut comme une tourmente d’opinion qui menaça de balayer d’un coup tous les plans si adroitement formés par Chavigny. C’était beaucoup si le texte déjà préparé du projet d’union n’allait pas être déchiré dans un accès de colère par ceux mêmes dont la signature était attendue. Plus d’un de ces associés futurs, d’ailleurs parens ou alliés de la nouvelle famille royale d’Angleterre, était personnellement intéressé au maintien d’un ordre de succession à la fois protestante et féminine qui pouvait, un jour ou l’autre, profiter à eux-mêmes ou à leurs descendans. « Mon fils a épousé une princesse anglaise, s’écriait le prince de Hesse, le plus chaleureux pourtant des partisans de la nouvelle union : comment veut-on que je lui enlève moi-même tous ses droits à la couronne ? Et si le roi George a besoin des Hessois pour se défendre, son gendre peut-il les refuser ? La France veut donc, ajoutait-il, la monarchie universelle pour sa religion favorite ? » L’empereur lui-même était consterné. — « On aurait pu me consulter, disait-il, avant d’allumer autour de moi une guerre de religion. » « Daignez, sire, écrivait Chavigny en rendant compte avec désespoir de ce retour d’opinion, et en invoquant les souvenirs que lui avait laissés un assez long séjour fait en Angleterre, éloigner ce fantôme de prétendant. Il y aura toujours en Angleterre des mécontens, mais quel fond peut-on y faire ? J’aurais eu le temps de me désabuser des jacobites si je m’y étais jamais mépris : ils ne sont bons à rien, sinon pour se précipiter et ceux qui se concertent avec eux. Unissons-nous pour sauver l’empire avec les protestans d’Allemagne ; c’est par cette voie, sire, que vos aïeux ont marché et ils s’en sont bien trouvés[29]. »

Il faut rendre cette justice à Frédéric qu’il fit tête avec sang-froid à cette tempête, et, malgré son désaccord avec Chavigny, lui vint chaleureusement en aide pour la dissiper. Il s’employa avec zèle auprès du prince de Hesse pour lui persuader que la France ne pouvait avoir conçu sérieusement l’intention de détrôner un prince aussi solidement établi dans son royaume que le roi George, et qu’il ne pouvait être question que de susciter chez lui quelques mutineries qui lui donneraient de l’embarras. « Je vous prie, lui disait-il, pour l’amour de Dieu et de la patrie, n’abandonnez point le bon parti dans lequel vous étiez prêt à entrer ; .. distinguez, s’il vous plaît, le roi de France et l’empereur. Pourquoi voulez-vous faire souffrir ce dernier des actions du premier ? Songez, je vous prie, que vous prêtez le cou aux fers que les Autrichiens veulent donner à l’empire. Pour moi, quoiqu’il arrive, j’ai pris mon parti de me servir de tous les moyens que la Providence m’a donnés pour soutenir l’empereur que j’ai élu avec tout le corps germanique… Je vous conjure par tout ce que vous avez de saint et de sacré de ne point vous précipiter dans le parti que je crains que vous ne preniez. » Quelques mots murmurés à l’oreille sur l’inconvénient de sacrifier la chance prochaine d’acquérir pour soi-même la dignité électorale à l’éventualité éloignée de voir son fils appelé à la succession anglaise eurent peut-être plus d’effet encore sur le prince Guillaume que ces adjurations patriotiques. En tout cas, le premier moment passé, il se calma sensiblement et aida à faire le calme autour de lui, tout en alléguant toujours qu’il lui serait impossible de ne pas porter secours au roi son parent ; si la couronne britannique était menacée, il promit de ne lui venir en aide qu’en Angleterre même, et de ne mettre à son service aucun de ses soldats en Allemagne[30].

Mais, en attendant, par ces retards volontaires ou non, la négociation pendante à Versailles n’en était pas moins tenue en suspens, et cependant le temps s’écoulait, la saison d’agir approchait, et l’impatience du roi croissait d’heure en heure. Ne pouvant se contenir plus longtemps, il résolut, sans interrompre les pourparlers avec le roi de Prusse, de lui donner tout de suite satisfaction sur tous les points qui ne souffraient point de difficultés, mais d’engager l’action, sans attendre son concours, dans tous les lieux où on pourrait s’en passer. Je ne sais si ce fut Mme de Châteauroux qui lui donna ce conseil généreux, et s’il le suivit pour lui plaire ; mais, en tout cas, l’inspiration était heureuse, comme le sont toujours les partis de hardiesse dans les momens critiques : une résolution virile était la meilleure manière de répondre aux méfiances toujours amèrement exprimées par Frédéric sur le courage des Français. Dans l’état d’inquiétude, en effet, où l’on voyait ce prince, et avec sa résolution très évidente de ne pas laisser le sort de la guerre se décider sans son concours, il était clair qu’une fois la France de nouveau en campagne, bon gré mal gré, victorieuse ou vaincue, il faudrait bien qu’il lui vînt en aide, soit pour partager ses avantages, soit pour ne pas laisser consommer, avec sa défaite, le triomphe de ses propres ennemis. Agir sans lui, ou du moins avant lui, au point où l’on en était, c’était donc à peu près, à coup sûr, l’entraîner et le compromettre. Frédéric lui-même, d’ailleurs, paraissait plus d’une fois avoir prévu et désiré cette manière audacieuse de brusquer les événemens, car, à plusieurs reprises, causant avec Valori des divers incidens qui retardaient la négociation, il lui était arrivé de s’écrier : « Mais, pour Dieu ! montrez donc quelque vigueur. Faites quelque action d’éclat. »

Un branle-bas général fut en conséquence immédiatement donné. Dans la première quinzaine d’août, le prince de Conti franchit les Alpes et la déclaration de guerre fut expédiée à Vienne : le roi annonça, pour les derniers jours du mois, son départ pour la Flandre et son entrée dans les Pays-Bas à la tête de son armée. Il n’y eut que le projet de débarquement en Angleterre qui dut être abandonné, parce que, le secret en ayant été éventé trop tôt, le succès, qui dépendait de la surprise, se trouva tout de suite absolument compromis. Une escadre anglaise, commandée par l’amiral Norris, se présentant devant Dunkerque, vint rendre le passage impossible, et il fallut renoncer pour le moment à l’entreprise, ce qu’on fit d’autant plus facilement qu’on apprenait en même temps le mauvais effet qu’elle produisait en Allemagne.

Le passage de si longues hésitations à une si vigoureuse impulsion ne s’opéra pas sans résistance et sans déchirement dans le conseil. Les vieux compagnons de Fleury en étaient tout étourdis et murmuraient presque tout haut. Maurepas, en particulier, ne pouvant contenir son humeur railleuse, insinuait à l’oreille que ce beau feu royal pourrait bien s’amortir à l’approche du péril. « Est-il sûr que le roi soit si brave ? disait-il. On assure qu’il veut emmener son confesseur, et il a raison, car il ne sera pas plus tôt dans la tranchée qu’il aura envie de l’appeler. » Un coup d’autorité vint mettre fin à ces mauvais propos ; mais ce ne fut pas Maurepas qui fut atteint, ce plaisant ministre ayant l’art d’amuser assez le roi en sa présence pour lui faire oublier les quolibets qu’il pouvait se permettre par derrière. La victime fut l’innocent Amelot, qui, au contraire, avait le malheur d’agacer toujours, au conseil, les nerfs de son royal auditeur par sa parole lourde et traînante, que rendait plus ridicule un bégaiement naturel. C’était d’ailleurs le sujet des railleries habituelles du roi de Prusse, contre lequel Amelot lui-même, tout plein des souvenirs de la dernière campagne, ne tarissait pas, de son côté, en récriminations monotones. Il parut naturel de le sacrifier au rétablissement de la bonne harmonie entre les deux souverains. On le renvoya sans le prévenir ; et, ce qui est plus singulier, sans le remplacer. Louis XV annonça l’intention de diriger lui-même les affaires extérieures de son royaume sans autre auxiliaire que les deux premiers commis du ministère, Laporte-Butheil et Ledran. En fait d’action personnelle, c’était plus que n’avait tenté Louis XIV et plus, peut-être, qu’il n’était prudent ni même possible à son petit-fils d’entreprendre[31].

Mais rien n’arrêtait le zèle du roi novice, et Rottenbourg, étonné d’être tout d’un coup gagné à la main et de se trouver obligé, par ses instructions, de ralentir le mouvement plutôt que de le presser, en rendait compte avec surprise. On l’appelait, disait-il, à peu près chaque soir à souper, en tête-à-tête avec le roi, chez Mme de Châteauroux, et c’était pour le presser d’intarissables questions sur l’organisation de l’armée prussienne et lui faire recommencer sans cesse le récit des victoires de son maître. « Quel homme ! s’écriait Louis XV, avec un enthousiasme où il entrait autant de secrète admiration que d’adroite flatterie, voilà l’exemple que je vais suivre. Quelle discipline il sait faire régner dans son armée ! Les revers l’ont détruite dans la nôtre ; mais, à son exemple, je saurai bien la rétablir. C’est une vraie fête d’être en alliance avec un tel homme, ce sera mon œuvre, je n’en laisserai l’honneur à personne. » Puis il laissait entendre qu’il pouvait bien y avoir eu, derrière son dos et à son insu, quelques chipoteries du cardinal de Fleury, qui justifiaient la défection de Breslau ; « mais tout cela est fini, ajoutait-il, et du moment que tout se traite de roi à roi, rien ne pourra plus nous désunir ; le roi de Prusse sera mon meilleur et mon plus fidèle ami[32]. » Les dispositions militaires paraissaient bien conçues, et si Frédéric avait réellement servi de modèle, il n’avait que des complimens à faire à son imitateur. Il n’y avait pas moins de quatre armées dont il fallait assurer le service et combiner les mouvemens : celle d’Italie, celle d’Alsace, et l’armée royale divisée en deux corps distincts, dont l’on devait entrer en Flandre avec le souverain lui-même, tandis que l’autre, tenu en réserve sur la droite, couvrait la France en s’étendant jusqu’à la rive gauche du Rhin. Conti, qui commandait le premier corps, était jeune et plein d’ardeur ; le roi avait à ses côtés pour conseiller le maréchal de Noailles lui-même, auquel, après les premiers momens d’irritation passés, l’opinion publique rendait justice comme à l’habile préparateur d’une bataille dont un malheureux hasard seul avait compromis le succès ; la réserve était confiée à Maurice de Saxe, élevé ce jour-là même au rang de maréchal de France. Cette haute dignité, à la vérité, ne lui fut pas conférée sans quelques hésitations de la part du roi et sans quelques murmures de la part des courtisans. C’était un Allemand, disait-on, le frère d’un roi engagé dans des alliances suspectes, un chercheur d’aventures et un quêteur de couronne, prêta vendre son épée à toutes les causes. Puis il était protestant, et, depuis le maréchal de Schomberg banni après la révocation de l’édit de Nantes, aucun hérétique n’avait commandé en chef, une armée française. — « Il n’a rien, disait Louis XV, qui l’attache à la France que ses maîtresses, et il en retrouvera toujours. » Ce fut Noailles qui, par une généreuse insistance, vint à bout de ses scrupules, et il y eut d’autant plus de mérite que, Maurice étant resté l’ami et le confident du maréchal de Broglie jusqu’à la dernière heures il pouvait craindre de sa part une malveillance personnelle. « Mais, dit-il au roi, les officiers qui sont portés vers le grand sont si rares que je regarde cet homme comme précieux : il a de l’élévation dans l’esprit et du sentiment dans le cœur ; .. la méfiance l’éloignerait, la confiance l’attachera. » — C’était parler lui-même en homme de cœur et juger en homme d’esprit.

L’armée d’Alsace paraissait la moins bien partagée, non que le vieux Coigny qui en restait chargé fût sans mérite, mais il était usé par l’âge et les fatigues. Suffisant tant qu’il n’y aurait qu’à rester sur la défensive, et garder le territoire français, il serait évidemment au-dessous de sa tâche si on se décidait à satisfaire aux exigences de Frédéric et à pousser une pointe en Allemagne. Mais, pour ce jour-là, il y avait un candidat au commandement que désignait l’amitié du roi de Prusse, ou plutôt qui se désignait lui-même. C’était Belle-Isle, dont la santé était imparfaitement rétablie par une année de repos, mais dont l’ambition, plus ardente que jamais, était pressée de savoir si, comme il le disait familièrement, la « faveur ne pouvait pas repousser comme la barbe. » Par l’intermédiaire du comte de Rottenbourg, qu’il avait connu en Allemagne, il avait trouvé moyen de se faire enfin admettre chez Mme de Châteauroux ; il était consulté secrètement par Tencin sur les articles du traité à soumettre au roi de Prusse. En attendant, il avait repris son ancien commandement de Metz, dont il était toujours titulaire, comme un poste avancé, d’où il pouvait, à un jour donné, s’élancer de nouveau sur l’Allemagne[33].

Dans l’ensemble, c’était un grand et puissant effort qui, partant d’une nation qu’on croyait affaiblie et découragée, faisait honneur et au roi qui l’inspirait et aux sujets qui s’y prêtaient sans défaillance. Trois cent mille hommes, dont plus de soixante de milice, étaient sous les armes : c’était un effectif inaccoutumé dans les habitudes du temps et dont la levée, comme l’entretien, chargeaient d’un poids très lourd les populations. Pour y faire face, il avait fallu élever l’octroi des villes au taux des dernières et plus mauvaises années de Louis XIV, créer plus de 3 millions de rente, demander des dons gratuits à tous les pays d’état, et même avec ces ressources, la dépense annuelle allait dépasser la recette de plus de 100 millions. Quelques années plus tôt ou plus tard, de telles exigences eussent suscité une rumeur et un gémissement universels. Le parlement en corps eût porté à Versailles ses remontrances. Mais, ce jour-là, on était si heureux d’avoir enfin retrouvé un roi que pas un murmure ne s’éleva.

Le succès d’ailleurs, au moins pour la première heure, pouvait paraître assuré. Si Louis XV se proposait de suivre sur le champ de bataille les exemples de Frédéric, Noailles, qui le guidait, lui mettait sous les yeux un autre original qu’il prétendait lui faire copier : c’était le souvenir de Louis XIV, et, parmi les exploits personnels (d’ailleurs peu nombreux) du grand roi, le modèle qu’il avait choisi à lui proposer, c’était la brillante campagne de 1673, dans laquelle le souverain, encore dans tout l’éclat de la jeunesse et ayant Vauban à ses côtés, avait dirigé lui-même le siège de l’importante citadelle de Maestricht. Une guerre de sièges avait l’avantage de donner à Louis XV (comme autrefois à son aïeul) l’occasion qu’il cherchait de se faire voir à ses soldats et de déployer sa valeur dans les tranchées sans exposer sa dignité à tous les hasards d’une action en rase campagne. En mettant les choses au pis, l’échec d’un siège n’exposait jamais à la chance d’une captivité ou d’une déroute.

Seulement cet exemple emprunté au passé faisait naître tout de suite une question très délicate. Dans l’expédition de 1673, Louis XIV s’était fait suivre de toute sa cour. La reine et ses dames, parmi lesquelles figuraient Mmes de La Vallière et de Montespan, l’une déjà en disgrâce, l’autre à l’apogée de sa faveur, étaient venues s’établir à Tournai pour recevoir plus tôt les nouvelles et accourir au lendemain de la victoire. Louis XV allait-il donner le même spectacle et paraître entouré du même cortège ? Une personne le désirait ardemment : c’était la Montespan du jour, celle qui, fière d’avoir armé elle-même le bras du roi, était pressée de jouir de son œuvre. Déjà l’automne précédent, quand le roi avait songé un instant à partir pour l’Alsace, Mme de Châteauroux avait exprimé tout bas ce vœu au maréchal de Noailles : « Si le roi part, écrivait-elle alors, que deviendrai-je ? Serait-il impossible que ma sœur de Lauraguais et moi nous le suivissions ? Je ne voudrais rien faire de singulier ni qui pût retomber sur lui et lui donner du ridicule. Donnez, à cet égard, vos idées à votre Ritournelle. » Noailles, sentant probablement que Louis XV était encore trop loin d’égaler son aïeul pour avoir le droit de l’imiter tout de suite dans ses écarts, avait éludé l’insinuation avec tous les égards dus par un bon courtisan à une favorite et par un parrain à sa filleule. Cette fois, avant même que Mme de Châteauroux eût renouvelé l’expression de son désir, et craignant que le roi n’eût la tentation d’y céder, il alla tout de suite au-devant pour le prévenir. Il représenta que la dureté des temps ne permettait guère l’énorme dépense qu’entraînerait le transport de toute la cour à la suite de l’armée. Louis XV, peu habitué encore à faire ses volontés et encore moins à exprimer tout haut ses fantaisies, céda, non sans regret. Comme le train dont il se fit accompagner était encore très considérable, personne ne se méprit sur la valeur du prétexte et on sut gré à Noailles de l’avoir fait prévaloir. « Tout suit à l’armée, écrit le sarcastique marquis d’Argenson, le grand maître, le chambellan, la cuisine, la bouche ; il n’y a que la maîtresse qui reste[34]. »

Mais on avait compté sans l’épouse légitime, qui, de tous les droits dont elle perdait trop souvent le souvenir, ne tenait qu’à celui de partager les périls de l’objet de son timide et respectueux amour et de veiller elle-même sur le salut d’une vie si précieuse, peut-être d’une âme si chère. La reine brûlait de s’attacher aux pas de son époux : ce vœu, qu’elle n’osait exprimer, se lisait dans ses regards. « Je pris la liberté de lui demander, écrit le duc de Luynes, si elle ne désirait pas d’aller sur la frontière ; elle me dit qu’elle le souhaitait extrêmement : « Cela étant, madame, lui dis-je, pourquoi Votre Majesté ne le dit-elle pas au roi ? » Elle me parut embarrassée d’avoir à parler au roi et croire en même temps que le roi serait embarrassé de l’écouter et encore plus de lui répondre. Enfin elle ne trouva pas d’autre expédient que de lui écrire. Jeudi matin, effectivement, après avoir été quelque temps avec le roi et étant au moment de s’en aller, elle lui remit elle-même sa lettre, mais avec beaucoup d’embarras, et s’en alla immédiatement après. Je n’ai point vu cette lettre, mais j’ai ouï dire qu’elle lui offrait de le suivre sur la frontière de quelle manière il voudrait et qu’elle ne lui demandait pas de réponse. Vraisemblablement, ce dernier article sera le seul qui lui sera accordé[35]. »

L’habile courtisan se trompait pourtant ; le roi répondit, mais évasivement, en alléguant pour motif de son refus cette crainte de l’excès de la dépense qu’on avait opposée au vœu de sa maîtresse. Puis il prit la parole plus nettement pour répondre sur un ton à la fois paternel et royal à un désir pareil exprimé par le jeune dauphin, qui, bien qu’à peine âgé de quinze ans, briguait l’honneur d’aller au feu. « Pourquoi n’irais-je pas ? disait le noble adolescent ; le petit Montalban y va bien, qui est petit et faible, et moi je suis grand et fort. — Je loue votre désir, lui dit le roi ; mais votre personne est trop chère à l’état pour l’exposer avant que la succession à la couronne soit assurée par votre mariage… Quand vous aurez des enfans, je vous promets que je ne ferai jamais la guerre sans vous : mais je souhaite de n’être jamais dans le cas de tenir cette parole. Comme je ne fais la guerre que pour assurer à mon peuple une paix solide et durable, si Dieu bénit mes intentions je sacrifierai tout pour lui procurer cet avantage tout le reste de mon règne[36]. » Enfin il écrivait d’autre manière encore et plus tendrement à son ancienne gouvernante, la duchesse de Ventadour, qui l’aimait d’une affection maternelle, ce billet dont le style enfantin ne manquait pas de grâce : « Ma chère maman, j’ai omis à mon départ pour vous l’adoucir de mon mieux à vous apprendre que c’est avec grand plaisir que je vous accorde ce que vous me demandez pour votre petite-fille la duchesse de Mazarin. Priez Dieu, maman, pour la prospérité de mes armes et pour ma gloire personnelle. J’emporte à l’armée toute la bonne volonté possible. Que le Dieu des armées m’éclaire, me soutienne et bénisse mes bonnes intentions. Adieu, maman ; j’espère vous retrouver en aussi bonne santé que je vous laisse, et je vous embrasse du fond du cœur. »

Le départ eut enfin lieu le 4 mai. Ce fut une scène froide et solennelle, étrangement mêlée de sentimens naturels et factices, d’étiquette et de dévotion : « Le roi, dit Luynes, soupa au grand couvert, hier, comme à l’ordinaire ; il y avait un monde prodigieux. Il ne fut nullement question du voyage pendant tout le souper ni après. Il entra chez la reine au sortir de table, comme à l’ordinaire, fit un petit quart d’heure de conversation indifférente et sortit de chez elle sans rien lui dire. Mme de Luynes le reconduisit et lui dit qu’elle faisait bien des vœux pour sa santé et pour sa gloire. Il rentra chez lui et donna l’ordre pour se coucher à une heure et demie… Après être rentré chez lui, il envoya quérir M. le dauphin et lui parla en présence de M. de Chantillon (son gouverneur) avec beaucoup de tendresse. Il n’envoya point avertir Mesdames, mais il écrivit une lettre à Madame (l’aînée des princesses) qu’elle a reçue ce matin. Il lui mande qu’il avait été tenté de les envoyer quérir, mais qu’il n’avait pu s’y résoudre, craignant un attendrissement réciproque, que pour les consoler il leur donnait deux dames de plus ; qu’il écrirait alternativement à M. le dauphin, à Madame, à Madame Adélaïde, qu’il désirait fort recevoir de leurs nouvelles. » A une heure et demie, il vint dans sa chambre comme pour se coucher, mais il ne fit que changer d’habit. Lorsqu’il entra dans son cabinet, M. l’évêque de Soissons (son aumônier) y était ; il fit la conversation avec lui pendant quelque temps et sortit ensuite dans la galerie, d’où il alla avec M. de Soissons dans la chapelle (dans sa tribune) sans qu’il y eût personne d’averti pour le suivre ; il fut un petit quart d’heure à faire sa prière, après quoi il revint chez lui. Son carrosse était dans la cour, au pied de la cour de marbre, comme à l’ordinaire ; il y monta avec M. le Premier, M. le duc d’Ayen et M. de Meuse. Il est allé entendre la messe à La Muette, d’où il doit aller coucher à Péronne[37]. »


Duc DE BROGLIE.

  1. Senneterre à Amelot, 5 et 6 septembre 1743. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Senneterre à Amelot, 26 septembre 1743. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  3. Pol. Corr., t. II, p. 439-440. — Frédéric à Podewils, 6 et 7 octobre 1743.
  4. Voltaire à Frédéric, 16 novembre 1743. (Correspondance générale.)
  5. Pol. Corr., t. II, p. 406-408. — Droysen, t. II, p. 145-153.
  6. Pol. Corr., t. II, p. 47, 48 et 166. — Droysen, loc. cit. — Le double mariage d’Ulrique et de Catherine n’eut lieu que dans le cours du printemps ; mais l’un et l’autre étaient arrêtés dès le commencement de l’année, et l’effet diplomatique était produit. La répugnance de la Jeune princesse d’Anhalt à embrasser la religion grecque est mentionnée dans les lettres de Frédéric à sa mère, ; une publication, récemment faite par la Société de l’histoire de Russie, du récit de son mariage par sa mère atteste aussi qu’il fut difficile d’obtenir son assentiment à ce changement de croyance. Dans la lettre où elle annonce sa conversion à son père, elle écrit elle-même qu’elle s’y décide parce qu’on l’a convaincue qu’il n’y avait presque aucune différence entre la religion grecque et la religion luthérienne, et qu’elle a regardé dans les gracieuses instructions de son altesse. On peut croire que Frédéric, tout-puissant dans le petit duché d’Anhalt, était pour quelque chose dans ces gracieuses instructions. (Publications de la Société de l’histoire de Russie, t. VII, p. 2 et suiv.)
  7. Pol. Corr., t, II, p. 480. — Ces mots entre parenthèse (la philosophique duchesse de) ne se trouvent pas dans cette note, mais dans une précédente (p. 435), où le même plan est exposé presque dans les mêmes termes. La duchesse de Saxe-Gotha était une princesse qui recherchait le bel esprit et correspondait avec Frédéric sur les sujets littéraires et philosophiques. C’est à elle que Frédéric recommande d’offrir ce qu’il appelle des corruptions.
  8. Ibid., in Not.
  9. Valori à Amelot et au roi, 3 et 5 octobre 1743. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  10. Valori à Amelot et au roi, 14, 21, 31 décembre 1743. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères. — Le cardinal de Tencin au maréchal de Noailles, 16 octobre 1743. (Collection imprimée déjà citée.) — Frédéric à Chambrier, 6 octobre. — Chambrier à Frédéric, 24 octobre 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Hyndford à Carteret, 7 décembre 1743. (Correspondance de Prusse. — Record Office.)
  11. Chavigny à Amelot et au roi, novembre et décembre 1743, passim. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — La correspondance de Chavigny, très spirituelle, très animée, est pleine d’intérêt. Je regrette que l’importance relativement secondaire de la négociation dont il était chargé ne permette pas d’en faire de plus longues citations. — Le cardinal de Tencin au maréchal de Noailles, 2 octobre, 31 décembre 1743, 25 janvier 1744. — Mémoires du duc de Luynes, t. V, p. 153. — Le même Luynes dit de Chavigny : « Il faut lui rendre la justice qui lui est due. Outre ses talens supérieurs pour la négociation, il ne m’a pas paru avoir oublié sa naissance. »
  12. Mémoire de Chavigny au roi, 13 janvier 1744. — Mémoire du maréchal de Noailles, 14 janvier. — Pleins pouvoirs donnés à Chavigny, 16 janvier. — Directions données par le ministère à Chavigny, 20 janvier 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — C. Rousset, Correspondance du maréchal de Noailles, t. II, p. 94 et 115. Le mémoire du maréchal au roi, cité en entier dans cette correspondance, porte la date du 10 février 1744, et correspond exactement au moment du voyage de Chavigny à Paris.
  13. Pol. Corr., t. III, p. 12, 31.
  14. Chavigny à Amelot et au roi, 25 novembre, 4 décembre 1743, 14, 19, 29 février 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Les entretiens de Chavigny avec le ministre prussien furent nombreux et répétés. J’ai dû en reproduire seulement l’esprit général et les traits les plus saillans. — Pol. Corr., Klingskræff à Frédéric, 4 février 1744, t. III, p. 30.
  15. Chavigny à Amelot et au roi, 29 février 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Pol. Corr.) t. III, p. 30.
  16. Pol. Corr., p. 42, 49, 51 et 52. — Frédéric à Chambrier, 18 février. — A. Klingskræff, 5 mars. — Au prince de Hesse, 9 mars 1744. — Histoire de mon temps, ch. IX. On négociait partout, dit-il, dans ce temps critique, et si l’on ne négociait pas, on faisait du moins des projets. Le sieur de Chavigny et le sieur de Bunau, ministre de l’empereur, avaient « ébauché ensemble un traité d’association des cercles de l’empire. Les termes en étaient vagues, l’objet obscurément exposé, l’ouvrage entier paraissait inutile, je fis des remarques sur ce projet : rien de tout cela ne réussit. » (Texte primitif.) — Droysen, t. II, p. 237 et suiv.
  17. Pol. Corr., t. III, p. 35, 42, 43, 63, 66, etc.
  18. Hyndford à Carteret, 22 février 1744. (Correspondance de Prusse. — Record Office, cité par Raumer, Beiträge sur neuen Geschichte. Je n’ai pu vérifier ce passage sur le texte anglais.)
  19. Valori à Amelot, 22 février 1744. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  20. Le roi au maréchal de Noailles, 24 juillet, 9 août, 3, 16 septembre 1743. — Le maréchal au roi, 6, 30 août 1743. — Rousset, t. I ; Introduction, XC, CXI. — En racontant ces hésitations du roi pendant la fin de la campagne de 1743, M. Rousset me parait les avoir jugées trop sévèrement.
  21. Mémoires du duc de Luynes, t. V, p. 164, 167, 188.
  22. Il paraît bien, malgré les dénégations que fit alors, comme on va le voir, le gouvernement français, que le projet de tenter une contre-révolution en Angleterre fut agité dans le conseil, dès le commencement de 1744, puisque, une patente du 13 janvier investit le comte de Saxe du commandement à exercer, le cas échéant, en Angleterre, au nom de Jacques III. Mais rien n’indique que ce dessein, encore vague, eût reçu avant la venue du prince Édouard même un commencement d’exécution. Une réunion de bâtimens de transport et même de troupes eût-elle eu déjà lieu à Dunkerque, ce n’était encore qu’une menace simple d’hostilité contre le gouvernement anglais et qui ne soulevait pas de question dynastique. — L’opposition faite par Noailles au projet est consignée dans ses lettres au roi, 10 février 1744, et à Chavigny, 5 mars. (Mémoires de Noailles, édition Petitot, t. III, p. 304.)
  23. Amelot à Valori, 15, 28 février 1744. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Le maréchal de Noailles au roi, 10 février 1744. — Rousset, Introduction, p. CXXXIII.
  24. Mémoires et Correspondance du comte de Saxe, Paris, 1794. — L’instruction donnée au comte de Saxe porte en propres termes qu’il sera sans difficulté subordonné au roi Jacques et au prince de Galles son fils. Elle porte la date de février 1744, quelques jours après l’arrivée de Charles-Edouard. Tous les détails de l’évasion de Charles-Edouard se trouvent dans une dépêche de Robinson à Carteret du 25 janvier (Correspondance de Vienne. — Record Office), ce qui montre avec quel soin les agens autrichiens surveillaient les démarches du prétendant et de sa famille.
  25. J’emprunte le dialogue de Richelieu et du roi aux Mémoires du duc rédigés par Soulavie, bien que j’aie averti moi-même le lecteur du peu de confiance que ce recueil mérite. Mais je suis autorisé ici par le témoignage de Frédéric, qui dit expressément de Rottenbourg : « Il fit ses premières insinuations par Richelieu et la duchesse de Châteauroux. »
  26. Droysen, t. III, p. 265. — La mention de Belle-Isle au nombre des membres du conseil est singulière. Belle-Isle n’était pas ministre et même ne l’avait jamais été, ce poste étant incompatible avec les hautes fonctions de diverses natures qu’il avait remplies en Allemagne. Rottenbourg voulait dire, sans doute, qu’il comptait sur le concours de ce maréchal, qui, comme on va le voir, essayait alors de rentrer en grâce et s’était mis en relations suivies avec Tencin.
  27. Voir, dans la Correspondance de Prusse, sous la date du 31 mars, les propositions de Rottenbourg et en regard les contre-propositions d’Amelot, suivies de nouvelles observations de l’envoyé prussien.
  28. Frédéric à Rottenbourg, t. III, 30 mars 1744.
  29. Chavigny au roi, 15, 26 mars 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères. — Mémoires de Nouilles, t. V, p. 453.)
  30. Frédéric au prince de Hesse, 19 mars 1744. — Pol. Corr., t. III, p. 61. — Chavigny au roi, 23 mars 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  31. Mme de Tencin à Richelieu, 19 avril, 8 mai 1744. — Rousset, t. I, Introduction p. CXXXIV.
  32. Droysen, t. III, p. 209-270.
  33. La Correspondance de Prusse (Ministère des affaires étrangères), contient plusieurs lettres de Rottenbourg à Belle-Isle que j’aurai occasion de mentionner plus loin, et qui attestent leur intimité. Voir aussi dans la collection que j’ai déjà citée (Paris, 1790), une lettre du cardinal de Tencin à Belle-Isle, du 24 avril, qui fait voir qu’il consultait ce maréchal sur les clauses du projet de traité, mais qu’il ne voulait pas que ce concert fût connu du roi.
  34. Rousset, t. I. — Barbier, t. II, p. 380. — D’Argenson, Journal, t. IV, p. 98.
  35. Mémoires du duc de Luynes, t. V, p. 303.
  36. Emmanuel de Broglie, le Fils de Louis XV, p. 54. — Mémoires du duc de Luynes, t. VI, P. 235.
  37. Mémoires du duc de Luynes, t. V, p. 412-413.