La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/04

La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 241-264).
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IV.

MARIE-THÉRÈSE EN HONGRIE.



I.

Sous l’empire des excitations menaçantes de Frédéric et dans la crainte de voir briser le fil d’une alliance précaire, Belle-Isle se décida à se rendre de sa personne à Versailles dans les premiers jours de juillet, pour presser lui-même en ce qui concernait la France l’exécution de la convention du 5 juin. Son voyage, aussitôt entrepris qu’annoncé, se fit avec la plus grande célérité. Il traversa Paris sans s’y arrêter autrement que pour changer de chevaux et sans même prendre le temps d’aller embrasser son jeune fils qui était au collège. Cette hâte était une leçon indirecte donnée aux lenteurs habituelles du cardinal, et il n’était pas fâché, d’ailleurs, de prendre en quelque sorte sur le fait et par surprise les intrigues qui, en son absence, auraient pu menacer sa position personnelle[1]. Sous ce rapport, s’il était inquiet, il dut être promptement rassuré. « L’arrivée de M. de Belle-Isle est un triomphe, » écrit d’Argenson. Il trouvait en effet son crédit intact et la confiance inspirée par son nom plus grande que jamais. Son amie, Mme de Vintimille, prête à mettre au jour l’enfant qui devait lui coûter la vie, était au comble de la faveur. Le bruit déjà répandu de la convention prussienne faisait d’autant plus d’honneur à son négociateur que les difficultés avaient transpiré et qu’on les imputait généralement aux hésitations du cardinal, dont Belle-Isle seul, disait-on, avait pu triompher. Parmi ceux (le nombre en était grand) qui escomptaient la mort toujours attendue et toujours retardée du vieillard, c’était à qui se ménagerait l’appui d’un prétendant tout désigné pour l’héritage du pouvoir suprême, et le cardinal lui-même ne pouvait témoigner trop d’égards à celui qui, au lieu d’aspirer à le remplacer, se contentait de le servir.

Aussi toutes les portes lui furent ouvertes et on n’eut d’oreilles que pour lui. Arrivé le 11, il écrivait le 12 à son frère, qu’il avait laissé à Francfort : « J’ai eu hier neuf heures continues de conférence dont j’ai au moins parlé sept, en sorte que je suis un peu enroué aujourd’hui. Il y aura pourtant ce soir un conseil où je ne raccommoderai pas ma poitrine. » — Et le lendemain : « Son Éminence m’a mené seul chez le roi, qui me fit asseoir devant lui au même bureau où il tient le conseil, et j’y fus une heure et demie en présence du cardinal; je lui fis le rapport de tout ce qui s’était passé à nos séances, et le résumé du plan auquel il ne manquait plus que l’approbation de Sa Majesté. Tout se passa du roi à moi. M. le cardinal ne parla presque point, et ce ne fut que pour chanter nos louanges; le roi me combla de bontés[2]. »

Le plan que Belle-Isle soumettait à l’approbation du roi et que le cardinal écoutait avec cette adhésion silencieuse et mélancolique était bien combiné. Conformément aux stipulations du traité, une armée française, forte de 40,000 hommes, devait passer le Rhin sans délai pour se joindre aux troupes bavaroises, et tendre, à travers l’Allemagne, au cœur même des possessions autrichiennes : mais de plus (et ceci était l’idée propre à Belle-Isle lui-même) un autre corps d’armée de 30,000 hommes devait traverser les Pays-Bas autrichiens et l’évêché de Liège, et prendre position de manière à marcher sur le Hanovre si le roi d’Angleterre, se rendant enfin aux demandes de Marie-Thérèse, se décidait à venir en aide à l’Autriche. Cette disposition, heureusement conçue au point de vue militaire, avait de plus l’avantage, au point de vue diplomatique, d’apporter, par voie d’intimidation, un appui utile à l’effet déjà épuisé que l’éloquence et les promesses de l’ambassadeur avaient pu produire sur les petits électeurs des bords du Rhin.

La question était de savoir à qui serait confiée la conduite de ces opérations militaires, ou plutôt (car il ne pouvait y avoir que ce point à débattre) quel rôle Belle-Isle garderait pour lui-même, de celui d’ambassadeur ou de celui de général en chef. On lui laissait le choix, mais Belle-Isle, tout en indiquant ses préférences, le fit dans des termes qui donnaient clairement à entendre qu’il se regardait comme aussi propre et même aussi indispensable à l’une des tâches qu’à l’autre : « Y ayant été question, dit-il, du travail commencé par moi tant en qualité d’ambassadeur que de général d’armée, je déclarai à Sa Majesté et aux ministres assemblés que la négociation était devenue d’une telle importance, si difficile, si compliquée, si étendue, et que j’y avais acquis un tel crédit, une telle considération dans l’empire, qu’étant d’ailleurs instruit de tout, au fait du local et des personnages, je n’y pouvais plus être suppléé par qui que ce fût; et, d’un autre côté, il y avait quarante ans que je servais avec zèle, avec une application suivie et des travaux infinis, que ce n’avait été que dans le point de vue de parvenir à la dignité de maréchal de France, pour, en cette qualité, commander les armées; que celle que le roi me destinait aujourd’hui était la plus glorieuse et la plus flatteuse qu’un particulier pût jamais commander, puisqu’il s’agissait de faire un empereur et de conquérir des royaumes, et qu’il n’était pas douteux que, ne consultant que mon goût et mes convenances je ne préférasse sans balancer le commandement de l’armée, mais que, connaissant la nécessité de préférence pour le bien de l’état et la négociation, il fallait ne me compter pour rien[3]. »

La réponse à cette offre désintéressée fut celle que Belle-Isle attendait. Il garda le commandement avec l’ambassade, sauf à ne commencer effectivement son rôle militaire que quand, l’élection étant faite, sa mission diplomatique serait terminée. Jusque-là la direction de l’armée resta confiée au premier des lieutenans-généraux, M. de Leuville, qui dut se maintenir en relation avec lui et suivre, autant que faire se pourrait, ses instructions. Le maréchal de Maillebois fut mis à la tête de l’armée qui devait opérer dans l’Allemagne occidentale. Ces dispositions prises, Belle-Isle repartit aussi précipitamment qu’il était venu, et, dès le 25 juillet, de retour à Francfort, il pouvait annoncer à Frédéric que les deux armées françaises seraient en marche dans les premiers jours d’août et que la jonction avec les Bavarois serait opérée avant le 15. Avec la meilleure volonté du monde, une plus grande diligence n’aurait pas été possible.

Je doute fort que Frédéric approuvât une disposition aussi vicieuse que ce commandement en partie double exercé à distance et par délégation ; mais il comprenait que Belle-Isle, engagé d’honneur à faire réussir une aventure où se jouait sa renommée; était obligé de tout subir et de se prêter à tout pour ne rien compromettre, et cette dépendance lui convenait. Aussi n’hésita-t-il pas à lui écrire : « Je félicite le roi de France de ce qu’il a déclaré le maréchal de Belle-Isle généralissime de ses armées d’Allemagne... Il n’y a, je crois, rien à ajouter aux mesures qu’on a prises, et je suis dans la persuasion que rien au monde ne pourra mettre d’obstacle à la sagacité de ces arrangemens... Je vous ai mille obligations des peines et des soucis que vous avez pris dans cette affaire qui ne pourra que vous faire une réputation immortelle[4]. »

Il n’était que temps de le satisfaire ; car, au moment où il apprenait les dispositions belliqueuses de Belle-Isle, l’autre opération, la négociation pacifique qu’il continuait à suivre du coin de l’œil, faisait un pas considérable. Marie-Thérèse vaincue, au moins en apparence, se décidait à accorder, ou plutôt se laissait arracher une concession de quelque importance. Le traité conclu avec la France et dont le secret n’avait pu être religieusement gardé, lui avait été annoncé peu de jours après la signature, par l’intermédiaire du roi d’Angleterre. Quand la communication en fut faite aux conseillers autrichiens par le ministre anglais, ils tombèrent à la renverse sur leurs sièges, dit cet envoyé, blêmes comme des cadavres. En même temps, George II, venu lui-même à Hanovre pour surveiller la marche des événemens, faisait savoir qu’afin de se conformer à la lettre des traités, il allait mettre à la disposition de la reine un corps de douze mille hommes, composé de Hessois et de Danois pris à sa solde, et un subside de 300,000 mille livres sterling: mais il ne cachait pas que ce secours serait manifestement insuffisant pour mettre l’Autriche en état de tenir tête aux forces coalisées qui la menaçaient, et il déclarait qu’on n’obtiendrait rien de plus de lui tant que l’on s’obstinerait à refuser les sages transactions nécessaires pour réunir toute l’Allemagne contre l’ambition française. « Si la cour de Vienne, écrivait le 21 juin le principal secrétaire d’état britannique à Robinson, s’obstine à risquer le tout, plutôt que de faire aucun sacrifice pour gagner le roi de Prusse dont le concours à la cause commune est si nécessaire,.. elle ne peut s’attendre que le roi entre avec le même degré de vivacité et de vigueur dans une guerre qui serait sans espérance et ruineuse. Vous étendrez, vous justifierez tous ces points, vous y donnerez la plus grande énergie… Si la reine cède à vos conseils, vous vous rendrez vous-même au camp du roi de Prusse, vous tâcherez d’applaudir à sa vanité, par la gloire d’être le conservateur (plutôt que le destructeur) de la maison d’Autriche, des libertés de l’Europe et de la religion protestante[5]. »

En exécution de ces instructions, Robinson se présenta devant la reine et lui parla avec une énergie que l’émotion rendait presque éloquente. Ce fut en père affligé et presque les larmes aux yeux qu’il la conjura de se soustraire aux dangers dont elle était entourée. Elle l’écouta jusqu’au bout en silence, tous ses conseillers baissant la tête sans rien dire ; puis elle éclata avec un transport de passion. En lui demandant de se séparer de ses fidèles sujets de Silésie, s’écria-t-elle avec véhémence, ce n’était pas à sa politique, c’était à sa conscience qu’on faisait violence. La Silésie était la clé de ses états ; quand la partie basse serait cédée, on lui demanderait la province tout entière ; et l’entrée de la Bohême comme de la Moravie serait alors sans défense. Les dangers qu’on lui représentait étaient certains, mais était-elle donc seule à les courir ? Ne menaçaient-ils pas l’Angleterre aussi bien que l’Autriche ? Et comme le ministre anglais faisait observer que la situation n’était pas la même : « Ah ! oui, dit-elle, je sais, il y a ce maudit marais (that cursed ditch) qui vous sépare du continent. Plût à Dieu qu’il n’existât pas, que vous fussiez comme nous et que le roi votre maître eût tous ses états dans le cœur de l’Allemagne ! On verrait s’il serait si pressé d’en céder la meilleure partie, celle qui défend tout le reste. Et pourquoi est-ce moi seule qui dois faire tous les sacrifices ? Pourquoi le roi d’Angleterre ne s’adresse-t-il pas aussi à tous les princes de l’empire menacés comme moi ? Pourquoi ne parle-t-il pas à l’électeur de Bavière, dont les prétentions seraient peut-être moins hautes et à coup sûr mieux fondées que celles du roi de Prusse ? Pourquoi surtout ne met-il ses troupes en campagne ? Ah ! si seulement le roi voulait faire avancer ses troupes ! »

Le débat dura plusieurs jours. La reine, avec l’imagination intempérante du désespoir, inventait sans relâche des combinaisons nouvelles pour échapper à celle qui blessait sa fierté au point le plus sensible. Elle voulait séduire l’électeur de Saxe en lui promettant la Lusace, fief de la couronne de Bohême que Frédéric avait perdu, disait-elle, par sa félonie, et l’électeur de Bavière en lui offrant la Toscane ou le Milanais ; elle menaçait de se jeter dans les bras de la France eu cédant à Louis XV une partie des Flandres. Bref, de haute lutte et de guerre lasse, on l’amena aux concessions suivantes : deux millions d’écus seraient payés au roi de Prusse pour obtenir l’évacuation totale du territoire autrichien et aucune réclamation ne lui serait faite pour les dommages soufferts par les sujets d’Autriche. En échange de sa renonciation à ses prétendus droits sur la Silésie, la reine lui offrait un équivalent dans les Pays-Bas, le duché de Gueldre, par exemple, et même, s’il le fallait, le Limbourg. Enfin, si ces conditions étaient refusées, à la dernière extrémité, le ministre anglais était autorisé, non à promettre, mais à laisser espérer la cession du duché de Glogau en Silésie. Encore, quand il s’agit de mettre les termes de ces propositions par écrit, la princesse ne pouvait-elle se décider à les signer. Ce mot était trop fort, cette concession trop étendue, cette promesse trop formelle, et le papier, chargé de raturas tracées d’une main nerveuse, dut retourner plusieurs fois à la chancellerie pour être transcrit de nouveau.

Enfin, comme Robinson, en prenant congé, témoignait quelque doute sur le succès de sa mission : « J’espère bien, dit-elle, que vous ne réussirez pas. J’apprécie vos bonnes intentions, mais j’ai pitié de ce qui vous attend. Votre mission en Silésie sera aussi vaine que celle du comte Gotter à Vienne. » Puis au moment où il sortait, elle le rappela : « Tâchez au moins de sauver le Limbourg: je ne sais si j’ai le droit de le céder. J’ai promis aux états de Brabant de ne rien détacher de leur territoire. »

A peine l’envoyé était-il parti que, se préparant d’avance au refus qu’elle espérait, elle faisait sonder l’électrice de Bavière, sa cousine, par l’intermédiaire de leur aïeule commune, l’impératrice douairière Amélie, pour savoir si, moyennant des avantages tout pareils à ceux qu’elle offrait à Frédéric, on ne pourrait pas amener l’électeur à se désister de ses prétentions. « Je trompe mes ministres, écrivait-elle dans un billet confidentiel à l’un de ses conseillers, le comte Kinski (le seul qui, avec Bartenstein, eût osé prendre la parole dans le même sens qu’elle) et je vous fais dépositaire de mes sentimens véritables. On va lire les points donnés par Robinson. Comme celui-ci s’est même fait entendre jusqu’à des menaces, il est nécessaire de tâcher d’avoir recours à la porte ouverte par là et de le ménager... Ma ferme résolution est de ne jamais céder quelque chose de la Silésie, encore moins toute la basse... Je laisserai un peu marchander et qu’on sonde sur cela Robinson. Toute mon idée est cela. Dieu me garde que je penserais de le faire,.. bien loin! On retiendra Robinson, on l’amusera jusqu’à une réponse de la Bavière. »

Puis le lendemain, passant de l’espoir d’être refusée à la crainte de s’être trop avancée : « Je suis sûre, disait-elle encore, que le roi accepte la proposition de la Silésie, dont je suis inconsolable. J’ai fait ordonner qu’on fasse une tentative pour les Pays-Bas, s’il voulait wider la Silésie... Avec Robinson, il n’en sera rien, car ils se sont mis en tête d’avoir la Silésie, et ils l’auront, mais, Weh denen (malheur à eux), surtout s’ils m’attrapent dans un moment de mauvaise humeur, comme je suis actuellement! Je voudrais bien vous parler. Voyez d’attraper l’occasion, si ce serait même pendant les vêpres[6]. » — « La reine est vraiment bien aimable, écrivait Robinson, et elle a plus de génie que son peu d’expérience ne l’aurait fait supposer; mais elle a trop de vivacité et elle compte trop sur le charme de ses agrémens extérieurs. » C’était une vivacité pareille ornée de beaucoup moins de charmes que devait affronter au camp prussien le diplomate condamné par sa mauvaise chance à se trouver serré entre deux caractères également impérieux. Robinson devait rejoindre Frédéric dans la petite ville de Strehlen, où était transporté son état-major. Il allait le trouver dans l’exaltation causée par les nouvelles récemment reçues de France et par la certitude d’avoir désormais, outre sa propre armée, trois autres à sa disposition. Jamais humeur ne fut moins propice à l’ouverture d’une négociation. Valori, d’ailleurs, était venu lui-même de Breslau au quartier-général sur la nouvelle de la mission anglaise et montait la garde, non sans inquiétude, pour savoir quel accueil serait fait à l’envoyé.

Quelques jours avant l’arrivée de Robinson, le roi, averti de sa venue, s’approcha de Valori pendant la manœuvre militaire à laquelle ce ministre ne manquait jamais d’assister et lui dit à l’oreille : « Je voudrais vous parler sans que nous ayons l’air d’en faire mystère. Rôdez autour de mon camp après le diner et voyez si vous trouvez un moment favorable. » Le dîner fini, en effet, il s’arrangea de manière à prendre sans affectation Valori à part : « Robinson arrive, lui dit-il, et lord Hyndfort m’a fait connaître ce qu’il apporte. On m’offre un équivalent pour la Silésie dans les Pays-Bas. Cette proposition est un piège pour me brouiller avec vous ; mais afin de laisser au roi tout le temps d’agir, je demanderai à faire mes réflexions et je leur ferai des propositions si fortes qu’ils ne pourront les accepter. Je leur demanderai les Pays-Bas catholiques tout entiers. J’espère que le roi me saura gré de cette communication. Cependant, il fait bien d’avoir mis une armée sur la Meuse pour s’opposer au roi d’Angleterre, car je vous avertis que ce roi est de plus en plus l’idole des Allemands, et il n’y a qu’un grand effort de votre part qui puisse déconcerter ses mesures. » Puis, après s’être applaudi en riant d’avoir réussi à bien duper les Anglais : « Est-ce ma faute ajouta-t-il, s’ils sont si sots[7]? »

A la réflexion il est probable que Frédéric pensa qu’il valait encore mieux brusquer que prolonger la conversation avec Robinson, et user de menaces que de ruse, car le jour de l’audience venu, à peine eut-il donné le temps à Robinson de décliner ses propositions, qu’il se leva tout droit devant lui dans une attitude qui simulait à la fois la surprise et l’indignation. L’offre (effectivement assez déplacée) de 2 millions à payer pour l’évacuation de la Silésie semblait surtout le mettre hors de lui. « Suis-je un mendiant, s’écria-t-il, pour qu’on m’offre de l’argent? Ai-je fait la guerre pour en attraper? Me croit-on d’humeur à vendre la gloire et les intérêts de ma maison? Allez offrir de l’argent à un petit prince comme le duc de Gotha et ses semblables. Je suis de ceux qui aiment mieux en donner que d’en prendre; mais la cour de Vienne où en prendrait-elle pour en donner? Voilà bien sa hauteur et son effronterie accoutumées. »

La cession proposée du duché de Gueldre n’eut pas plus de succès. « Podewils, dit le roi, en se tournant vers son ministre qui était présent à l’audience, qui est-ce qui reste à l’Autriche dans le duché de Gueldre? — Presque rien, dit le ministre en s’inclinant. — Vous voyez, c’est encore une gueuserie qu’on me propose. — Sa colère était telle (écrivait plus tard Robinson) que je crus le moment venu de lâcher la proposition du Limbourg. — Je ne puis comprendre, reprit le roi, comment l’Autriche peut songer ainsi à dégarnir sa frontière. En a-t-elle le droit? N’a-t-elle pas des traités avec la Hollande qui l’en empêchent ? « Il avait raison : par une convention conclue avec la Hollande, en 1713, et qui porte dans l’histoire diplomatique le nom de traité de la Barrière, l’Autriche s’était engagée à entretenir elle-même sur la frontière néerlandaise une ligne de fortifications défensives contre la France, ce qui supposait qu’elle n’aliénerait jamais ce territoire. «D’ailleurs, continua Frédéric, je ne veux rien avoir à démêler ni avec la Hollande, ni avec la France, qui ne m’ont point offensé et qui s’inquiéteraient extrêmement de me voir arriver dans leur voisinage. Et puis, ces cessions que vous me proposez, qui est-ce qui me les assurerait? » Robinson fit observer que son gouvernement en se portant médiateur se faisait aussi garant. « — Ah ! des garanties! et qui est-ce qui en tient compte dans ce temps-ci? Est-ce que tout le monde n’avait pas garanti la pragmatique? ne l’aviez-vous pas garantie vous-même? Pourquoi donc ne venez-vous pas tous défendre la reine? — On ne peut répondre de tout, dit Robinson, mais si on pousse à bout l’Autriche, elle aura des amis. — Qui sont-ils, ceux-là? — Il y aura les Russes qui ne peuvent se passer de l’Autriche pour résister à la Turquie. — Bon ! bon! les Russes, je n’ai rien à vous dire, mais j’ai des moyens de me garder d’eux. — Il y en aura encore d’autres qui ont des devoirs et les rempliront, quelque pénibles qu’ils puissent leur paraître. » Le roi lui coupa la parole et mettant le doigt sur le bout de son nez : «Pas de menaces, monsieur, s’il vous plaît, pas de menaces. »

Podewils, épouvanté, interrompit à ce moment l’entretien par quelques paroles de conciliation, et Robinson, remis d’un instant d’émotion, reprit: «Je ne fais point de menaces, je dis ce qui ne peut manquer d’arriver, c’est le zèle du bien public qui m’amène ici. — Le bien public doit vous en savoir beaucoup de gré, mais écoutez : en ce qui touche la Russie, je vous ai dit ce qui en est; je n’ai rien à craindre du roi de Pologne; le roi d’Angleterre est mon parent, il ne m’attaquera pas, et, s’il le fait, le prince d’Anhalt a une armée qui aura soin de lui. — Mais ne craignez-vous pas, ajouta encore Robinson, que la reine au désespoir se jette dans les bras de la France? » Sur ce point le roi ne voulut rien répondre, mais élevant la voix avec une emphase théâtrale : « Enfin, dit-il, je suis à la tête d’une armée invincible, je suis maître d’un pays que je veux, que je dois avoir, et j’aime mieux mourir avec tous mes hommes que de m’en laisser chasser, surtout à prix d’argent. Mes ancêtres sortiraient de leurs tombeaux pour me reprocher de trahir les droits que je tiens d’eux. Et que dirait-on de moi si j’abandonnais une entreprise qui a été le premier acte de mon règne, que j’ai commencée avec réflexion, que j’ai poursuivie avec fermeté et que je veux mener à fin? Est-ce à un prince protestant de me conseiller de replacer de pauvres protestans opprimés sous la domination d’un clergé catholique qui les persécute? Et après tout, je suis le vainqueur et c’est au vainqueur à faire ses conditions. Je demande aujourd’hui la Basse-Silésie et Breslau, et si je ne les obtiens pas aujourd’hui, dans six semaines, je demanderai quatre duchés de plus. — Est-ce là votre dernier mot, dit Robinson, et la réponse que je dois porter à la reine? — Oui, mon cœur se soulève comme celui d’une femme grosse à m’entendre toujours faire la même question. » Et comme Robinson insistait pour qu’on lui laissât au moins expliquer en détail à Podewils la portée des propositions de la reine en lui en remettant le texte : — « Non, monsieur, dit-il, il est inutile d’y penser. » Et tournant le dos et prenant son chapeau, il se retira derrière le rideau qui partageait la tente. Robinson resta seul avec Podewils, qui ne paraissait guère moins déconcerté que lui. — « Vous vous fiez à la France lui dit-il; elle vous abandonnera. — Non, reprit Podewils, la France ne nous plantera pas là, à moins cependant, ajouta-t-il, après quelques instans d’hésitation, que nous ne la plantions là nous-mêmes[8]. »

Le soir, Frédéric fit revenir Valori et passa trois heures en conférence avec lui. Il ne tarissait pas en récits comiques sur l’audience du matin, sur l’air empêtré de Robinson, son ton déclamatoire, son enthousiasme ridicule pour la reine de Hongrie : « Croirait-on, disait-il, qu’il m’a dit que, si seulement je la voyais, j’en deviendrais amoureux et que je songerais plutôt à lui donner des couronnes qu’à lui en ôter? » Puis il s’épanchait en protestations d’admiration et d’amitié pour Belle-Isle : « Assurez-le, disait-il, que je ne désire que d’être rapproché de lui et que nous combattrons ensemble comme Eugène et Marlborough; je serai l’un ou l’autre à son choix. » Cependant, Valori ayant profité de l’occasion pour le presser de donner à son ministre à Francfort, avec le caractère d’ambassadeur, l’ordre décisif de voter pour l’électeur de Bavière : « Quand vous aurez passé le Rhin, » dit-il[9].

Enfin, pour ne laisser aucun doute sur son intention de ne jamais sortir de la Silésie, il choisit ce moment même pour faire entrer ses troupes dans Breslau, contrairement à la convention formelle passée avec la municipalité, et sous prétexte que les intrigues du clergé avec de vieux gentilshommes et des douairières catholiques menaçaient la sécurité de sa possession. L’occupation, comme Frédéric le raconte lui-même, s’opéra par un véritable guet-apens : il avait demandé passage pour un seul régiment, qui devait ne faire que traverser, mais une fois la porte ouverte, toute la troupe entra pour ne plus sortir. Le bourgmestre et les échevins étaient absens, ayant été conviés, ce jour-là même, par le roi à une parade militaire à laquelle assistaient également tous les diplomates résidant à Breslau. On n’avait omis dans les invitations que les deux agens anglais, afin qu’ils pussent être témoins oculaires de l’opération[10]. Robinson, qui partait le lendemain, en rapporta la nouvelle à Marie-Thérèse, qui recevait en même temps avis que l’électrice de Bavière refusait de se mêler d’aucune négociation auprès de son mari. Tout lui manquait à la fois. « Breslau est pris, écrivait-elle à Kinski, nos propositions rejetées... Tout est fini; venez me voir; je suis très abattue ; mais ne faites point semblant à mon vieux. » C’est Bartenstein qu’elle appelait ainsi[11].


II.

C’était donc bien décidément la guerre, et elle était même déjà commencée avec un heureux mélange de prudence et d’énergie où l’on sentait l’action personnelle de Belle-Isle. Dès le 31 juillet, l’électeur de Bavière, après s’être rendu maître par une attaque improvisée de la ville de Passau, dans la Haute-Autriche, y attendait les troupes françaises, qui commencèrent à défiler du côté du Rhin, dans les premiers jours d’août. Dans l’état de susceptibilité où de fâcheux souvenirs avaient laissé les populations allemandes, ce fut un moment critique que celui où une armée française dut mettre le pied sur le sol germanique. L’opinion était très émue; des pamphlets circulaient dans lesquels on dénonçait l’ambition héréditaire de la maison de Bourbon, et où Louis XV était accusé, soit de vouloir démembrer le territoire de l’empire, soit de prétendre imposer de force un choix aux électeurs, soit même d’aspirer à monter de sa personne sur le trône impérial. Pour peu que l’alarme fût devenue générale et eût coïncidé avec la session régulière de la diète de Ratisbonne, l’assemblée fédérale, sortant de sa torpeur accoutumée, pouvait être poussée à déclarer que le conflit intéressait non-seulement les parties belligérantes, mais l’empire tout entier, et à donner ordre aux présidens de cercles d’armer leurs contingens. Une démonstration de ce genre, que les agens de Marie-Thérèse ne cessaient de réclamer, quoique sans grande conséquence matérielle, aurait eu le plus fâcheux effet-moral. C’est à quoi avait pensé et pourvu Belle-Isle, et à force de chercher un prétexte honnête pour motiver les mouvemens militaires qu’il devait commander, il avait fini par s’arrêter à celui-ci, qui, n’ayant pas grande valeur au fond, sauvait au moins l’apparence. La France déclarait non-seulement ne poursuivre aucun but d’ambition personnelle, mais même ne pas faire la guerre pour son compte à la reine de Hongrie ; elle ne se prononçait pas sur la légitimité des prétentions de l’électeur ; mais elle se croyait obligée par des engagemens d’honneur et de parenté à ne pas laisser périr la maison de Bavière, et elle prenait les devans pour préserver Charles-Albert contre les mauvaises chances de son entreprise. Les soldats français n’étaient donc que les auxiliaires de l’armée électorale, et, pour mieux leur conserver ce caractère, l’électeur restait généralissime de toutes les forces réunies, et les régimens français joignaient à leurs propres étendards le drapeau qui portait les couleurs bavaroises.

Tel était le système un peu artificiel qui fut développé dans une circulaire adressée, le 7 juillet, à tous les agens français, et dont Fleury fit, de sa propre main, part à l’époux de Marie-Thérèse. Grâce à cette subtilité diplomatique, il pouvait laisser à Vienne un agent accrédité et continuer de recevoir à Versailles le chargé d’affaires de l’Autriche. Cette disposition ne fut pas sans inconvénient, comme on le verra par les prétextes qu’elle fournit aux soupçons de Frédéric ; mais, à ce moment, la précaution était suffisante pour endormir la vigilance des agens officiels du saint empire, qui d’ailleurs, quand il s’agissait de motifs pour rester tranquilles, n’étaient pas difficiles à satisfaire[12].

Mais ce qui contribua plus efficacement encore à calmer l’émotion publique, ce fut la sévère discipline que le lieutenant de Belle-Isle, M. de Leuville, sut faire observer à toute l’armée envahissante. Le passage du Rhin une fois opéré sans difficulté par les soins du maréchal de Broglie, qui commandait à Strasbourg, il fallait encore, pour atteindre la Bavière, traverser les territoires de beaucoup de petits souverains, auxquels on ne demandait que ce qu’on appelait, dans la langue diplomatique du temps, le passage inoffensif (transitus innoxius). Cette épithète, d’ordinaire assez peu justifiée, fut cette fois une vérité. Les soldats furent astreints non-seulement à n’exercer ni vexation, ni pillage chez les habitans, mais à payer généreusement tout ce qu’ils réclamaient pour leur subsistance. Ce fut une surprise et un charme pour ces populations, qui se trouvaient ainsi profiter au lieu de souffrir du passage de l’étranger ; vendant leurs denrées à des prix inespérés, elles s’empressaient de les apporter : « Nous avons abondance et affluence de tout (écrivait Maurice de Saxe, tout joyeux d’être placé à la tête d’une des divisions de l’armée) ; les paysans nous apportent même des lapins domestiques de toutes les couleurs, parce qu’ils savent que les Français en mangent. Tous les officiers concourent à la bonne discipline, et l’esprit en a passé jusqu’aux soldats. » Et un autre officier-général, écrivant à Belle-Isle, disait : « Nous avons changé et tourné la tête de tous les Allemands[13]. Dans ces excellentes conditions, la marche fut rapide et facile, et, dès le 10 septembre, les armées alliées campaient devant Lintz, chef-heu de la Haute-Autriche, à trois jours de Vienne. L’électeur fit son entrée solennelle dans la ville, que les autorités autrichiennes évacuèrent sans essayer de résistance.

Comme il arrive quand on est en bonne veine, les succès diplomatiques répondaient aussi vite que les progrès militaires aux espérances des alliés. On apprit tout à la fois que la diète de Suède, prenant confiance, se mettait en hostilité ouverte avec la Russie et que le roi d’Angleterre, tremblant dans le Hanovre à la seule apparition du corps d’armée du maréchal de Maillebois, expédiait à Versailles un envoyé chargé de demander grâce pour son petit état. En retour, Fleury, d’accord avec Frédéric, lui fit offrir la garantie de la neutralité du territoire hanovrien moyennant qu’il cessât de faire opposition à l’élection bavaroise : l’accommodement fut accepté. Quand cette défaillance fut connue (et elle ne tarda pas à l’être), ce fut un désarroi général parmi tous les partisans de Marie-Thérèse. Vainement George assurait-il qu’il traitait en qualité d’électeur et non pas en qualité de roi, vainement le cabinet britannique, Walpole en tête, prétendait-il ne pas même connaître une transaction qui ne regardait pas l’Angleterre, cette distinction plus nominale que réelle entre des qualités et des intérêts si étroitement unis ne trompait et ne rassurait personne. La défection d’un si puissant allié paraissait le signal de la désertion universelle[14].

On conçoit que, dans ce courant de bonnes nouvelles, Belle-Isle put célébrer la Saint-Louis, à Francfort, avec tout l’éclat d’un triomphe anticipé. Toute la ville, toute la noblesse, tous les petits princes des environs, tous les ministres étrangers se pressèrent pour venir souhaiter la bonne fête au roi de France dans les magnifiques appartemens que l’ambassade occupait et qui pouvaient loger quinze secrétaires, douze pages, cinquante laquais, quatre heiduques, quatre courriers, et plus de cent personnes attachées au service de la cuisine ou de la table. Les réjouissances durèrent plusieurs jours ; il y eut illumination dans le jardin, comédie française jouée par des acteurs de Paris; feu d’artifice et joute sur l’eau, bal et souper assis de cent quatre-vingts couverts dans une salle construite tout exprès. L’aimable maréchale, plus jeune de près de vingt ans que son mari, présidait à ces fêtes avec la dignité d’une reine. Il n’en coûta pas moins de 300,000 livres. — « Je suis effrayé de notre dépense, écrivait Belle-Isle, voyant de loin et d’avance le nuage qui allait passer sur le front du cardinal, mais il n’y en aura pas de mieux placée si nous faisons l’électeur de Bavière empereur[15]. « 

Des amis de la reine, le découragement qui, de sa nature, est contagieux, se communiquait même à ses sujets. Vienne en particulier, s’attendant à être attaquée d’heure en heure, était dans la consternation. Le peuple s’ameutait dans les rues, les riches et les nobles prenaient la fuite. Le Danube était couvert de caisses pleines d’objets précieux qu’on se hâtait de mettre en sûreté. La crainte même, si on en croit le rapport du chargé d’affaires français, ébranlait la fidélité de cette capitale, qui paraissait redouter l’extrémité d’un siège. On commençait à dire de nouveau, assez couramment, qu’après tout, c’était pour élever le grand-duc à l’empire qu’on courait de tels périls et qu’il était dur de souffrir ainsi pour un étranger. — « Les discours qu’on tenait naguère contre l’électeur de Bavière et contre la nation française, écrit le chargé d’affaires, Vincent, à peu près vers cette date, ont entièrement cessé. Il semble que les gens de qualité, du moins ceux qui sont restés ici, ont adopté à cet égard les sentimens du peuple. Plusieurs de ceux-là ne font pas difficulté de dire qu’ils ne manqueront pas de maître et que toute domination leur est égale, pourvu que ce ne soit pas celle du grand-duc, qui est la cause de tous les malheurs publics[16]. »

Ce qui rendait plus facile la propagation de ces sentimens de faiblesse, c’était que la princesse, dont la seule présence exerçait sur les populations un charme tout-puissant, n’était plus là pour les contenir. Avant même le retour de Robinson du camp prussien, Marie-Thérèse avait dû quitter Vienne avec son époux, se dirigeant vers la Hongrie, moins pour mettre sa personne en sûreté, comme on le raconte ordinairement, que pour prendre, avec solennité, possession de la couronne dont elle portait le titre. Cette retraite de Marie-Thérèse en Hongrie est, on le sait, de tous les incidens de cette noble vie, celui qui fit le plus d’impression sur ses contemporains et qui a laissé la trace la plus touchante dans la mémoire de la postérité. Les détails nouveaux que nous devons à M. d’Arneth donnent à cette scène historique un aspect un peu différent de la tradition populaire, mais qui, pour être plus original, n’en est pas pour cela moins dramatique.

La démarche elle-même ne manquait point de hardiesse, car rien n’était moins assuré que l’abri qu’allait chercher dans cette contrée lointaine l’auguste fugitive. Il fallait, en vérité, un concours de circonstances tout à fait nouveau pour que la fidélité de la Hongrie devînt le suprême espoir et la dernière ressource de la monarchie autrichienne aux abois. Jusqu’à ce jour, au contraire, l’humeur turbulente de ces populations placées aux confins de la civilisation chrétienne, la farouche fierté des grands, l’esprit d’indépendance des moindres gentilshommes, leur attachement à des libertés féodales incompatibles avec les exigences nouvelles des sociétés policées, la variété des races et des cultes divers qui se heurtaient dans leurs assemblées tumultueuses, tout avait contribué à faire du royaume de Saint-Etienne la partie de l’empire la moins soumise, et la plus accessible aux intrigues et aux provocations de l’étranger. Dans toutes les guerres précédentes, le tempérament indocile des Hongrois était un auxiliaire sur lequel avaient compté tous les ennemis de l’Autriche, et cette confiance était d’autant plus souvent justifiée, que là, comme en Pologne, la révolte était un moyen légal, prévu par les constitutions, et dont les sujets avaient le droit de faire usage quand ils croyaient que leurs privilèges étaient méconnus par leur souverain.

Cet étrange droit, inscrit officiellement dans le serment que prêtaient les rois, bien qu’on eût tenté à plusieurs reprises de l’en effacer, venait d’être encore mis largement en usage, pendant les dernières guerres de Louis XIV, par un factieux, moitié chevalier, moitié tribun, François Rakoczy, qui avait établi et fait durer vingt ans à Presbourg une véritable république en pleine rébellion contre Vienne. A la vérité, l’abus avait produit la réaction, et l’autorité impériale, restaurée après cette éclipse, avait définitivement aboli ce singulier privilège avec d’autres moins importans : Charles VI avait même réussi à obtenir par avance de la diète la reconnaissance sans condition de la succession féminine instituée par la pragmatique. Mais la question était de savoir si, en présence d’un pouvoir affaibli, les anciennes prétentions n’allaient pas renaître et si les engagemens pris seraient respectés dans une contrée où jamais femme n’avait régné et où le nom de reine était même inusité dans la langue officielle. L’incertitude était si grande à cet égard que quand il s’était agi de réclamer de la diète de Presbourg son concours pour faire face aux nécessités publiques, tous les conseillers de Marie-Thérèse avaient insisté pour que le secours demandé consistât en argent et non en soldats, parce que, disaient-ils, quand une fois les milices hongroises auraient pris les armes, personne ne pouvait répondre de l’usage qu’elles en feraient[17].

Au premier moment cependant, soit que le dévoûment à la monarchie eut jeté en Hongrie pendant ces dernières années des racines plus profondes qu’on ne supposait, soit qu’un sentiment généreux émût cette nation de chevaliers, à l’aspect de l’illustre infortunée qui venait se jeter dans ses bras, l’accueil fait à la princesse fut meilleur que ne s’y attendaient les conseillers méfians dont elle était accompagnée. La diète ouverte presque aussitôt après son arrivée éleva bien tout de suite la prétention de se faire restituer la plupart des privilèges abolis, mais, d’un commun accord, les deux chambres qui la composaient convinrent de ne pas engager le débat avant d’avoir donné une preuve éclatante de leur loyauté, en laissant le primat qui les présidait placer la couronne de Saint-Étienne sur la tête de sa jeune héritière.

La fête du couronnement, célébrée par un dimanche d’été, sous un glorieux soleil, au milieu d’une joie très générale, fut une journée pleine d’éclat et d’émotion. Dès l’aube, la foule remplissait les rues et la noblesse accourait de tous les points du royaume pour faire cortège au carrosse de la souveraine. Rien n’égalait la variété, la splendeur du costume des cavaliers et du harnachement de leurs chevaux. L’œil était ébloui par le mélange des étoffes brillantes, des fourrures rares, des joyaux étincelans. La reine elle-même, quittant ses habits de deuil, s’était laissé magnifiquement orner de toutes les pierreries de l’écrin royal, qui ne semblaient que la parure naturelle de sa beauté. L’archevêque l’attendait à l’entrée de la cathédrale et procéda à l’office divin sans omettre aucune des cérémonies consacrées par des usages séculaires. Ce fut un charme mêlé d’attendrissement de voir cette généreuse, mais faible femme se prêter sans sourire et sans sourciller à tous les rites belliqueux institués jadis pour perpétuer les souvenirs et raviver les exemples des rudes champions de la foi qui avaient guerroyé contre l’infidèle. D’une voix affaiblie par l’âge et brisée par les larmes, le vieux prélat redit la formule du serment dont on n’avait retranché que la clause ridicule qui prévoyait et permettait la rébellion. A son tour, d’une voix douce, mais ferme, la princesse, agenouillée devant lui, promit de défendre l’église et de respecter les libertés de ses sujets. On la revêtit alors du manteau qu’avait porté le saint roi, et la poignée de son antique épée fut placée dans cette main délicate qui avait peine à l’étreindre. Puis le diadème royal fut posé sur ce front si pur et parut mériter, à cet instant plus que jamais, le nom de couronne angélique que lui donnait la tradition populaire[18].

L’office terminé, le cortège, toujours suivant le cérémonial obligé, se rendit successivement dans toutes les églises de la ville pour s’arrêter enfin au pied d’une colline qu’on appelait le mont Royal et où attendait un magnifique cheval noir richement caparaçonné et tenu en bride par le chef de l’illustre maison d’Esterhazy. La reine se mit en selle avec grâce, et, enlevant au galop le noble animal, elle atteignit rapidement le sommet du monticule, d’où le regard dominait une vaste étendue de plaine. Là, elle tira l’épée du fourreau et la dirigea successivement sur les quatre points cardinaux de l’horizon. C’est ainsi que les maîtres de la Hongrie faisaient connaître à leurs peuples leur résolution de les défendre contre tout ennemi, de quelque côté que vînt le péril. Dans l’extrémité des malheurs qui menaçaient, le vieux symbole prenait un sens touchant qui fut vivement saisi par l’assistance. Des milliers de voix enthousiastes ébranlèrent les échos de ce cri : « Vive Marie-Thérèse ! vive notre roi! » Et toutes les épées tirées à la fois firent resplendir l’air de mille feux. Tous les spectateurs étaient émus; le vieux ministre anglais Robinson, ne quittant pas des yeux l’objet de son culte, pleurait d’admiration. « La reine est la grâce même, écrivait-il en sortant de la fête. Quand elle a levé son épée en défiant les quatre parties du monde, on a bien pu voir qu’elle n’avait besoin ni de cette arme-là ni d’aucune autre pour faire la conquête de ceux qui l’approchent. Le vieux manteau usé de Saint-Étienne lui seyait aussi bien que le plus riche vêtement.

Illam, quidquid agit, quoquo vestigia vertit,
Componit furtim, consequiturque decor[19]. »


Et cependant, malgré cet accueil inespéré, ceux qui approchaient la princesse purent remarquer que, pendant toute la journée, elle était restée triste, pâle, abattue. A peine, au moment où les acclamations populaires éclatèrent avec vivacité, vit-on ses traits se colorer d’un léger incarnat et ses yeux s’animer de ce feu plein de douceur dont l’effet, nous dit l’historien allemand, était d’un charme irrésistible. Par momens, on aurait dit que, se sentant isolée dans son triomphe, elle cherchait d’un regard inquiet dans la foule un visage ami qu’elle avait peine à découvrir. Ce qui troublait sa joie, M. d’Arneth nous l’apprend : c’était le regret de ne pouvoir le partager avec l’époux chéri sans lequel ni le bonheur n’était possible pour elle, ni la grandeur même ne lui semblait légitime. En venant se mettre à la discrétion de ses sujets, elle s’était flattée qu’elle pourrait faire accepter d’eux la régence du grand-duc, déjà subie à contre-cœur par les autres états. Mais du premier mot qu’elle en toucha à ses plus chauds partisans, il lui avait fallu renoncer à cette illusion. C’était déjà bien assez d’empêcher qu’avant le couronnement on soulevât la question de la résurrection des vieux privilèges. De l’établissement d’un pouvoir nouveau, inconnu, créé en faveur d’un étranger, il ne fallait pas même laisser percer la pensée. Le grand-duc, n’ayant pas de place marquée par l’étiquette dans la cérémonie, dut renoncer à y figurer. Tout le long du jour, il se promena inaperçu dans la ville, se plaçant sur la route que devait suivre le cortège à l’entrée des rues transversales afin d’échanger, au passage, un regard avec la princesse. Le soir seulement, il reprit sa place d’honneur au dîner qui suivit la fête, et la gaîté reparut aussitôt sur le visage de sa noble compagne[20].

Ce qui avait paru impossible la veille ne devenait pas plus facile le lendemain. Dès que l’émotion de la brillante journée fut calmée, la discussion s’engagea dans les deux chambres, ou, comme on disait, dans les deux tables de la diète, sur les subsides que demandait la reine et, par suite, sur les concessions qu’en échange on pouvait obtenir d’elle. Il fut évident qu’un parti nombreux, surtout dans la chambre basse, où siégeait la noblesse de second ordre, avait résolu de profiter des malheurs publics pour se faire restituer par la royauté tout ce qui, dans des jours de prospérité, avait été enlevé aux vieilles libertés nationales. Un tableau des franchises à revendiquer fut dressé et adopté, après quelque débat, par la chambre haute, et le nombre en était si grand, la portée telle que la Hongrie, ainsi constituée, fût devenue une nation tout à fait indépendante et presque républicaine. Le pouvoir exécutif remis d’une façon permanente à un chef (le palatin), élu lui-même sur la présentation de la diète, l’administration exclusivement confiée à des fonctionnaires hongrois, tous les bénéfices et les dignités ecclésiastiques réservés au clergé national, une chambre de justice rendant ses sentences sans appel à aucune juridiction supérieure, un système d’impôts et de douane spécial, et les recettes qui en proviendraient employées sur place pour les dépenses locales : cet ensemble de dispositions, et d’autres encore, conçues dans le même esprit, ne laissaient plus au pouvoir central résidant à Vienne qu’une suprématie nominale. Quand la reine prit connaissance de ces réclamations impérieuses, elle en éprouva une douleur mêlée de colère. Ce qui la blessait principalement (elle ne faisait pas difficulté de le dire), c’était moins l’atteinte portée à son autorité que la méfiance qu’on lui témoignait et la violence qu’on prétendait faire à son malheur. Se contenant cependant par l’avis de ses partisans, elle répondit à l’adresse des états par un message où quelques-unes des propositions étaient acceptées et d’autres atténuées de manière à les rendre supportables[21].

L’effet de cette modération ne répondit pas aux espérances qu’on lui avait fait concevoir. La lecture du message, faite aux deux chambres réunies par le protonotaire palatin, fut accueillie par des huées ironiques et suivie d’un véritable tumulte. Des voix confuses, s’élevant de tous les points de la salle, répétaient qu’on n’avait qu’à s’en aller puisqu’on n’obtenait rien, qu’il était inutile de faire venir les gens pour se jouer d’eux, que la reine s’en tirerait comme elle pourrait avec ses conseillers allemands, puisque, décidément, comme son père et son aïeul, elle n’avait confiance qu’en eux. Pendant plusieurs jours, les séances répétées de la diète ne présentèrent qu’un spectacle de confusion. Au dehors même, le vieil esprit d’insubordination paraissait se réveiller ; des pamphlets, des vers satiriques, des caricatures circulaient dans la ville, dirigés d’abord contre les ministres, mais où bientôt la personne royale elle-même ne fut pas ménagée. Les propos tenus dans les lieux publics étaient alarmans ; quelques jours de plus d’un pareil état et le séjour de Presbourg n’eût plus présenté aucune sécurité.

Ge fut à ce moment même, dans les premiers jours de septembre, au milieu de cette agitation croissante, qu’arrivèrent coup sur coup de la capitale d’abord, puis de tous les points de l’Europe les plus désastreuses nouvelles : trois armées ennemies en marche, l’Autriche envahie, Vienne menacée, la Suède en armes, l’Angleterre défaillante. L’orage éclatait de toutes parts sur la tête de la malheureuse femme pendant que le terrain se dérobait sous ses pas. Par momens, sa santé semblait fléchir. Bien que son dernier enfant, le petit archiduc Joseph, n’eut encore que six mois, elle se préparait déjà aux épreuves d’une maternité nouvelle, et elle s’écriait en fondant en larmes : « Je ne sais s’il me restera un lieu sur la terre où je puisse faire mes couches. » Puis, rappelant son courage et se relevant : « Je ne suis qu’une pauvre reine, disait-elle, mais j’ai le cœur d’un roi ! »

C’est alors qu’on put voir quelles illuminations soudaines jaillissent parfois d’une grande âme. Avec la perspicacité qu’ont souvent les femmes, Marie-Thérèse avait remarqué que, de tous les griefs qui irritaient ses indociles sujets, celui peut-être dont ils parlaient le moins, mais qui les blessait le plus au vif, c’était la crainte qu’on témoignait de les voir en armes et d’admettre leurs contingens dans les troupes impériales avec leur organisation propre et sous leurs chefs nationaux. Sur ce point, les ministres allemands étaient intraitables dans leurs recommandations de prudence, et le spectacle de turbulence qu’ils avaient sous les yeux semblait leur donner raison. La reine comprit, au contraire, quel parti elle pourrait tirer de cette susceptibilité nationale pour rétablir l’affection ébranlée des populations, par un grand acte de confiance que justifiait l’excès même de son malheur. Des lois anciennes prévoyaient le cas où, dans un extrême péril, tous les hommes valides devaient se lever en armes pour courir à la défense de la patrie. Cette levée en masse portait le nom d’insurrection, suivant une expression latine, beaucoup moins détournée de son sens naturel que l’acception que nous lui donnons en français. Au risque de faire pâmer de surprise et pâlir de terreur ses conseillers, ce fut à cette ressource suprême que la reine résolut de faire appel.

Elle fit d’abord part de son dessein à quelques confidens choisis, réunis en comité secret : tous les Allemands le combattirent avec effroi, ce qui à soi seul était une raison pour que les Hongrois l’acceptassent avec enthousiasme. Ceux-ci seulement émirent en même temps l’avis que la reine se retirât avec l’héritier du trône dans la ville forte de Raab, éloignée de la frontière, et où ces personnes sacrées seraient en sûreté sous la garde de l’affection populaire. La princesse accepta leur promesse de concours, mais ajourna l’exécution du conseil. Il ne lui convenait ni d’aller s’enterrer dans une citadelle, ni peut-être de pousser jusqu’à ce point la confiance[22].

Le lendemain, le palatin, qui était dans le secret, réunit à sa table, dans un grand banquet, les membres des deux assemblées. Leur nombre, bien que considérable, était loin d’être complet, car les plus mutins ou les plus indifférens étaient partis après la lecture si mal accueillie du message royal, soit dans un accès de dépit, soit peut-être pour se préparer à la résistance; il ne restait que les plus attachés à la royauté, ceux à qui il coûtait le plus d’entrer en lutte avec elle. Quand le bruit se répandit après boire et du désir de la reine et de l’opposition des Allemands, ce fut un transport de joie et d’espérances : « Qu’elle suive son cœur, s’écriait-on ; il la conseillera mieux que ses ministres. »

Effectivement, le 11 septembre, les deux chambres recevaient l’avis d’avoir à se transporter, leurs présidons en tête, dans la grande salle du château, à onze heures avant midi. Tous se rendirent à l’appel ou, pour mieux dire, se précipitèrent dans un état d’excitation et d’attente. Quand la réunion fut complète, la reine entra, traversa d’un pas lent les rangs des députés et monta majestueusement les marches du trône, fille était vêtue de noir, sans autre ornement que la couronne sur sa tête et l’épée à son côté; ses traits portaient l’empreinte de la douleur, mais d’une douleur sévère et sans faiblesse. Elle donna d’abord la parole au chancelier, qui exposa en quelques mots l’état désolé de la monarchie. Puis elle se leva et s’exprimant en latin à haute voix :

« Le malheur de notre situation, dit-elle, nous fait un devoir d’entretenir nos fidèles états de l’illustre royaume de Hongrie de l’invasion faite à main armée dans notre province héréditaire d’Autriche, du danger qui menace ce royaume même, et de proposer les moyens d’y porter remède. Il s’agit de l’existence de ce royaume, de celle de notre personne, de nos enfans et de notre couronne. Abandonnés de tous, nous n’avons de recours que la fidélité de ces illustres états et la valeur de tout temps renommée des Hongrois. Nous prions avec instance les divers ordres de ces fidèles états de ne pas perdre un moment pour arrêter et mettre à exécution les mesures rendues nécessaires par cet extrême péril de notre personne, de nos enfans, de ce royaume et de notre couronne. Quant à ce qui dépend de nous, nos fidèles états peuvent compter que notre affection royale prendra soin de tout ce qui peut assurer le maintien de l’antique félicité et de l’honneur de ce royaume[23]. »

A deux reprises, pendant cette brève allocution, en prononçant le nom de ses enfans, la voix de la reine avait faibli. En se rasseyant, elle passa la main sur ses yeux pour cacher ses larmes. Mais quand le primat prit à son tour la parole, pour l’assurer du dévoûment absolu des états, elle releva la tête pour l’écouter avec l’air qui convient, dit un narrateur contemporain, à l’innocence opprimée. L’émotion fut alors générale, mais exprimée par des manifestations moins bruyantes que celles qui avaient pu convenir à un jour de fête : ce fut un concours unanime de voix graves répétant après le prélat cette loyale protestation: Vitam et snnguinem consecramus. Puis les députés se retirèrent pour délibérer immédiatement sur les propositions de la reine.

A peine étaient-ils sortis et encore sur les marches du palais, que la légèreté de cette nation mobile reprenait son cours. Leurs yeux étaient encore mouillés de larmes, que déjà on les entendait rire aux dépens des ministres allemands. Ils s’amusaient de l’air déconfit et effaré qui n’avait pas quitté pendant la séance ces serviteurs dans l’embarras. On prétendait avoir entendu l’un d’entre eux, à l’instant le plus touchant, murmurer en grommelant à son voisin : « Il vaudrait mieux se confier au diable qu’à ces gens-là. » Et comme celui à qui on prêtait ce propos vint, à cet instant, à passer, peu s’en fallut que la foule ne lui fît un mauvais parti.

L’insurrection était trop dans les instincts du pays pour que la résolution d’y recourir souffrît des difficultés. On vota donc, séance tenante, une levée de trente mille hommes d’infanterie partagée en treize régimens et, de plus, chaque noble dut s’engager soit à monter à cheval lui-même, soit à fournir un remplaçant. Avec les recrues de Croatie, de Transylvanie, du banat de Temeswar et autres dépendances, on espérait pouvoir atteindre le chiffre de cent mille hommes. Toutes ces résolutions étaient prises avec une facilité et un entraînement tels, la joie d’avoir trouvé un souverain qui n’obéissait pas aux préjugés de Vienne était si générale, que les confidens de Marie-Thérèse crurent le moment propice pour aller au-devant de ses vœux secrets. Ils savaient quel hommage irait plus droit à son cœur que toutes les louanges et même que toutes les offres de concours. Ils insinuèrent discrètement sur les bancs des états que, puisque la reine montrait des préférences pour la Hongrie, il fallait prendre garde de l’eu détourner en négligeant d’assurer à son mari le rang qu’il avait déjà dans les autres états de la monarchie. Étrange mobilité des grandes réunions d’hommes! l’idée que tous auraient repoussée la veille parut subitement un moyen tout trouvé de faire voir à la reine que, si elle ne pouvait rien obtenir par l’intermédiaire d’un cabinet viennois, pour elle-même et pour les siens, on n’avait rien à refuser. La corégence du grand-duc, proposée par le primat lui-même, fut acceptée presque sans résistance ; une seconde fois la diète fut convoquée au château pour recevoir son serment.

On pouvait craindre que cette nouvelle séance royale ne fît un contraste un peu triste avec la première. Les manières contraintes et hautaines du grand-duc n’avaient rien d’engageant, et l’hommage tardif qu’on lui rendait n’avait rien de personnellement flatteur. Mais l’amour a de merveilleux instincts. A peine le serment était-il prêté que, sur un signe de la reine, on amena dans la salle le petit archiduc sur le sein de sa nourrice, et la reine, le prenant dans ses bras, le présenta à l’assemblée avec un geste qui semblait dire qu’elle remettait aux mains fidèles de ses sujets tous les objets de son affection et tout l’espoir de sa race. « L’enfant, dit toujours notre chroniqueur hongrois, montrait dans ses mouvemens une vivacité précoce qui le faisait ressembler à un petit écureuil. » Séduits par les grâces enfantines et touchés de la confiance maternelle, tous les assistans applaudirent et sortirent ravis d’une audience qui loin de refroidir avait ranimé leur zèle. Il ne restait plus qu’une seule affaire à traiter, — à la vérité c’était la plus grande, — la question toujours pendante du rétablissement des anciennes franchises. Effectivement, dès que tout ce qui regardait l’insurrection eut été réglé, la discussion fut reprise sur la réponse à faire au message de la reine et sur les nouvelles concessions qu’il fallait exiger d’elle; mais, bien que le débat fût encore soutenu avec insistance et même avec chaleur par bon nombre d’orateurs attardés, il fut évident tout de suite que l’ardeur générale était tombée et que l’attention distraite se portait ailleurs. Les idées belliqueuses remplissaient tous les esprits, et chacun était pressé de retourner chez soi pour veiller à l’équipement de sa compagnie. Une proposition qu’un membre eut le malheur de faire, tendant à surseoir à l’armement de la nation jusqu’à ce qu’on eût vaincu la résistance royale, fut repoussée avec indignation. La reine, de son côté, satisfaite qu’on eût renoncé à lui faire violence, se décida gracieusement à d’assez larges sacrifices et on tomba d’accord d’un compromis rédigé en soixante-dix articles qui étendait les droits des états sans désarmer absolument la couronne et qui est resté pendant plus d’un siècle la charte de la monarchie hongroise.

Si la sage princesse pensa que l’abandon de quelques-unes de ses prérogatives était compensé par l’ascendant moral qu’elle avait su conquérir, elle avait raison et voyait juste, même pour un long avenir et pour sa postérité. Grâce à cette condescendance aussi politique que généreuse, le respect de la dynastie est resté uni dans le cœur de la race hongroise avec l’amour passionné des libertés publiques, et les deux sentimens se rattachent encore aujourd’hui au même souvenir et à la même date. Nous avons vu, de nos jours, un petit-fils de Marie-Thérèse assez mal conseillé pour essayer de porter atteinte à l’indépendance de la Hongrie et bientôt contraint de la rétablir. Si cette tentative maladroite, suivie d’un tel aveu d’impuissance, n’a pas ruiné le fondement même de son autorité royale, c’est que la noble figure de son aïeule, planant au-dessus de cette libre contrée, y est restée vivante dans toutes les imaginations.

Les débats de la diète, close le 7 octobre, n’avaient pas duré moins de trois mois. Voltaire, dans le Précis du siècle de Louis XV, en a résumé les péripéties dans une demi-page, et son récit, frappé comme une médaille, a circulé en quelque sorte de main en main, textuellement reproduit par tous les narrateurs qui sont venus après lui. Je me permettrai d’engager ceux qui ont eu la patience de me suivre dans l’exposé beaucoup plus long que je viens de faire, à comparer ce passage fameux avec l’exacte vérité qui est maintenant sous leurs yeux. S’ils sont curieux de pénétrer dans les secrets intimes de l’art, ils auront plaisir à voir par quels procédés savans le grand écrivain, recueillant dans une longue série d’incidens les plus saillans, ceux qui lui paraissaient mettre les situations et les caractères dans la plus vive lumière, a su les grouper pour en former une scène unique et saisissante. Des trois journées, du couronnement, du vote de la levée en masse et du serment de corégence, Voltaire en a fait une seule dont l’effet magique paraît dû à une inspiration soudaine de Marie-Thérèse. Il a procédé absolument comme s’il eût été un peintre obligé de faire tenir tout un grand sujet sur une seule toile, ou comme s’il eût préparé pour le théâtre une tragédie classique, astreinte à l’unité de temps et de lieu. L’effet de ce travail de composition a été heureux, puisque l’image est restée gravée dans toutes les mémoires.

Je ne sais pourtant si je me trompe ; mais, tout en rendant hommage à cet habile artifice, je trouve presque autant de charme à la vérité pure, racontée sans apprêt et sans fard. Peut-être, si Voltaire n’eût pas été enfermé dans les dimensions étroites d’un précis d’histoire générale, il aurait lui-même senti l’avantage de se tenir plus près de l’exactitude des faits. En tout cas, j’imagine que d’autres (dont les noms ne redoutent aucune comparaison et qui aimaient à donner à leur talent de plus libres allures, — Shakspeare ou Schiller, par exemple, ou simplement Walter Scott et, Augustin Thierry), mis en présence du même spectacle, s’y seraient pris d’autre manière pour le décrire. Ils n’auraient pas cru en affaiblir l’impression en faisant une place aux détails caractéristiques que Voltaire a laissés dans l’ombre. Ils n’auraient pas trouvé la majesté royale dégradée chez Marie-Thérèse par sa faiblesse touchante pour un mari qui était si loin de l’égaler. Au texte latin de sa harangue, où se trahit une émotion d’autant plus poignante qu’elle perce sous le voile du langage officiel, ils se seraient gardés de substituer une seule phrase pathétique peut-être, mais légèrement déclamatoire. Ils n’auraient pas refusé de s’arrêter un instant à la rivalité parfois plaisante des conseillers allemands et des députés hongrois. Ils auraient trouvé un plaisir délicat à démêler le mélange des sentimens qui agitent même les cœurs héroïques et les ressorts cachés et complexes qui préparent même un coup de théâtre. Ils n’auraient dédaigné, en un mot, aucun de ces contrastes qui font que l’histoire présente un tableau vivant et coloré, que la vertu et le génie, quand ils y paraissent, sont des êtres faits de chair et d’os, non des statues noblement posées, et que, quelle que soit la perfection de l’art humain, en fait de variété, d’éclat et de grandeur, la réalité, œuvre de Dieu, lui est encore supérieure.


DUC DE BROGLIE.

  1. Mémoires du duc de Luynes, t. III. p. 434 ; Mémoires de d’Argenson, t. III, p. 336.
  2. Le maréchal au chevalier de Belle-Isle, Versailles, 12-14 juillet 1741. (Correspondances diverses. — Ministère de la guerre.) Les archives de ce ministère renferment deux séries de correspondances relatives à cette époque, l’une purement militaire et toute officielle, l’autre traitant d’affaires diverses et principalement diplomatiques, qu’on dit être composée des papiers particuliers du maréchal de Belle-Isle, laissés par lui au département à la tête duquel il était placé quand il mourut.
  3. Mémoires inédits du maréchal de Belle-Isle.
  4. Frédéric à Belle-Isle, 30 juillet 1741. — Pol. Corr., t. I, p. 290.
  5. Lord Harrington à Robinson, 21 juin 1741. — Dépêche interceptée par M. de Bussy, ministre à Londres. (Correspondance d’Angleterre. — Ministère des affaires étrangères.)
  6. D’Arneth, t. I, p. 226, 236, 395, 394. — Coxe, House of Austria, t. III, ch. XCIX, p. 415 et suiv. — Raumer, Beitrage zur neuen Geschichte. — M. d’Arneth a conservé scrupuleusement, dans ces billets intimes, l’orthographe fautive et le français incorrect de la reine. J’ai dû faire comme lui.
  7. Valori à Amelot, 28 juillet 1741. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  8. Coxe, House of Austria, t. III, ch. XCIX, p. 420-423. — Raumer, Beitrage. — Droysen, t. I, p. 300, 304. Nous avons deux récits différens de cette curieuse conversation, l’un dans la dépêche de Robinson, citée presque en entier par Coxe et Raumer ; l’autre dans un procès-verbal prussien inséré dans la Politischs Correspondenz, t. I, p. 291. Ces deux versions n’étant pas entièrement semblables, j’ai dû les combiner et les compléter l’une par l’autre. — Frédéric a donné lui-même de cette scène un récit très altéré dans l’Histoire de mon temps.
  9. Mémoires de Valori, t. I, p. 120. — Valori à Belle-Isle, 6 août 1741, (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  10. Valori, t. I, Mémoires. — Frédéric, Histoire de mon temps.
  11. D’Arneth, t. I, p. 395.
  12. Belle-Isle au marquis de Leuville, 11 août 1741. (Ministère de la guerre. — Correspondances diverses.) — Circulaire diplomatique du 7 juillet 1741. (Correspondance de Hollande.) — Fleury au grand-duc, 2 septembre 1741. (Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères.)
  13. D’Aubigné à Belle-Isle. 20 août ; Maurice de Saxe à Belle-Isle, 23 août ; Ségur à Belle-Isle, 31 août. (Ministère de la guerre. — Correspondances diverses.)
  14. Le traité du roi d’Angleterre avec la France, garantissant la neutralité du Hanovre, fut signé le 27 septembre, mais les négociations commencèrent à la fin d’août et étaient connues dès cette époque. (Correspondance d’Angleterre, M. de Bussy à Amelot, 6 septembre 1741. — Correspondance de Hollande, Fénelon à Amelot. 20-26 septembre 1741. — Ministère des affaires étrangères.) Cette dernière correspondance atteste l’effet désastreux pour les amis de Marie-Thérèse produit en Hollande par la défection du roi d’Angleterre.
  15. Belle-Isle à Amelot, 23 août 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)
  16. Vincent à Amelot, 26 affût 1741. (Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères.)
  17. D’Arneth, t. I, p. 256 et suiv.
  18. Voltaire, dans le Siècle de Louis XV, a prétendu que la clause qui prévoyait le cas de révolte avait été rétablie par Marie-Thérèse à son avènement et explique ainsi le dévoûment que lui témoignaient les Hongrois. Son erreur a été démontrée par Coxe, qui cite le texte du serment. M. d’Arneth confirme cette réfutation, t. I, p. 271.
  19. D’Arneth, t. I, p. 276-278. — Coxe, House of Austria, ch. I, p. 438, 470.
  20. D’Arneth, t. I, p. 277, 279, 403. Ce dernier détail se trouve dans les dépêches de l’ambassadeur de Venise, qui assistait à la cérémonie.
  21. D’Arneth, t. I, p. 289.
  22. D’Arneth, p. 297 et 404.
  23. Cette harangue, si différente des paroles mises par Voltaire dans la bouche de Marie-Thérèse, a été reproduite par Coxe d’après le texte latin conservé aux archives de Hongrie. La dernière phrase est ainsi conçue : Quantum ex parte nostra est, quœcumque pro pristina regni hujus felicitate et gentis decore forent, in iis omnibus benignitatem et clementiam nostram regiam fideèles status et ordines regni experturi sunt. — Ces expressions, très difficiles à traduire, avaient évidemment trait d’une façon vague à la question délicate du rétablissement des privilèges contestés.