La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/03

La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 5-56).
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III

ÉTAT DE L’EUROPE ET DE L’EMPIRE AVANT L’OUVERTURE DE LA DIÈTE ÉLECTORALE. — LE MARÉCHAL DE BELLE-ISLE AU CAMP DE FRÉDÉRIC.


I.

Au moment où va commencer l’importante négociation dont Belle-Isle était chargé ou, pour mieux dire, s’était chargé lui-même, j’ai demandé au lecteur quelques instans de patience pour étudier avec lui dans quel état il allait trouver l’Europe et l’Empire. Il va sans dire pourtant que je n’ai pas l’intention de présenter ici un tableau complet de la politique des cabinets européens au début de cette grande crise. Entre autres raisons que j’ai de m’en abstenir, celle-ci, je pense, paraîtra suffisante ; c’est que la tâche est déjà remplie, et de telle sorte qu’il serait superflu autant que présomptueux de vouloir la recommencer sur nouveaux frais. C’est Frédéric lui-même qui s’en est acquitté, au début de son Histoire de mon temps, en quelques pages tracées d’une main habile à tenir la plume comme l’épée, et qu’un critique éminent a eu raison de proposer comme l’un des modèles de l’art historique dans les temps modernes. L’état politique, financier, militaire et moral de chacune des puissances y est décrit dans un résumé qui, bien qu’aussi concis qu’il est substantiel, fatiguerait pourtant encore, j’en ai peur, l’attention de plus d’un lecteur de nos jours. Je me bornerai donc à emprunter à ce merveilleux exposé ce qui est nécessaire pour l’intelligence des faits, en y ajoutant seulement ce que le contemporain le mieux informé n’a pas toujours pu savoir, ou ce qu’un politique trop intéressé pour être tout à fait impartial n’a pas toujours eu la bonne foi de reconnaître.

J’ai déjà fait comprendre par quelle raison l’opposition la plus vive que devaient rencontrer en Allemagne la politique de la France et son représentant était celle de l’Angleterre, et, de ce côté, l’hostilité étant certaine, il semble que le négociateur le plus habile eût perdu son temps à vouloir la conjurer. Les effets mêmes en paraissaient d’autant plus prochains que le roi d’Angleterre, en qualité de souverain du Hanovre, disposait lui-même d’une des neuf voix du collège électoral. Chose singulière, c’était pourtant cette circonstance même, cette double couronne placée par accident sur une même tête, qui, sans désarmer les inimitiés britanniques, pouvait en ralentir, ou, pour quelque temps même, en paralyser l’action. Il s’en fallait en effet que les intérêts du roi d’Angleterre fussent de tout point conformes à ceux de l’électeur de Hanovre. Le roi, en qualité de chef d’une grande nation rivale de la France, était un auxiliaire naturel pour la candidature de l’époux de Marie-Thérèse ; l’électeur, au contraire, par tradition de religion et de famille, appartenait à la ligue des petits princes protestans d’Allemagne, adversaires nés de la prépondérance autrichienne.

Il semble qu’entre deux ordres de considérations d’importance si inégale l’hésitation ne fut pas possible. Le contraire pourtant est attesté par tous les contemporains. Sans se montrer indifférons au magnifique héritage que le hasard d’une révolution leur avait dévolu, mais craignant toujours de le perdre de même par un retour de la fortune, les deux premiers souverains anglais de la maison de Brunswick restèrent toujours attachés par le fond du cœur au modeste patrimoine de leurs aïeux. Leurs regards étaient sans cesse tournés vers ce berceau de leur grandeur, où ils revenaient périodiquement, chaque année, chercher le charme des souvenirs et subir l’empire des habitudes. Ce point de vue étroit les détourna plus d’une fois de leurs nouveaux et plus impérieux devoirs. Dans le cas présent, la crainte de compromettre dans une lutte douteuse ce petit électorat, pays plat et tout ouvert, fait exprès pour devenir le champ de la première bataille et le gage de la première conquête, épouvantait George II et le détournait de se lancer dans les hasards d’une guerre continentale. Au moins voulait-il, avant de s’y décider, épuiser tous les moyens diplomatiques propres à satisfaire ou à apaiser la Prusse et assurer ainsi pour les premiers combats la sécurité de sa frontière. Ces hésitations étaient connues à Londres, où l’opposition les reprochait amèrement, sinon au souverain lui-même, au moins au premier ministre, Robert Walpole, qu’on accusait de ménager les faiblesses royales pour rester bien en cour, aux dépens de l’intérêt national et contrairement au vœu populaire.

Le grief n’était fondé qu’en apparence, car pour aimer la paix et craindre la guerre, Walpole n’avait besoin de se livrer à aucun calcul ; il lui suffisait de suivre son tempérament. A cet égard, comme sous d’autres encore, il était véritablement le Fleury de l’Angleterre. Et, de fait, malgré l’étrangeté de la comparaison, malgré la diversité des conditions et des costumes, il y avait entre ces deux chefs d’état rivaux plus d’un rapport d’humeur qui les avait fait vivre longtemps en bonne intelligence. L’un et l’autre gouvernaient leur patrie depuis plus de vingt ans, moins par supériorité de génie que par une heureuse adresse, et leur habileté consistait principalement à connaître le secret de toutes les faiblesses du cœur humain, plus semblable en tout lieu qu’on ne le croit et accessible aux mêmes séductions dans un parlement que dans une cour : quel que soit le théâtre, les coulisses se ressemblent. Aussi peu militaire que le vieux prélat, le vieux gentilhomme était beaucoup moins fin diplomate. La politique étrangère l’importunait, et il lui savait particulièrement mauvais gré de venir déranger mal à propos son petit travail parlementaire. « J’abandonne l’Europe à mon frère Horace, » disait-il volontiers; mais ce frère, personnage lui-même très distingué, avait été de longues années ambassadeur en France, où il avait laissé les meilleures relations, et ce n’était pas de lui que pouvaient partir des conseils extrêmes. Belle-Isle connaissait mieux que personne ce dessous des cartes et pouvait se flatter, sinon de se concilier la politique anglaise, au moins de la gagner de vitesse et d’atteindre le but avant qu’on se fût mis en mesure de lui barrer le chemin.

Les lenteurs du cabinet britannique entraînaient l’hésitation d’une autre puissance maritime plus voisine de l’Allemagne, la Hollande, « rangée, dit Frédéric par une vive expression, à la suite de l’Angleterre comme une chaloupe suit l’impression d’un vaisseau de guerre auquel elle est attachée. » Le navire tardant à prendre le large, l’embarcation ne se hâtait pas de mettre à la voile. A voir aujourd’hui ce petit état vivre dans un calme plein de dignité, loin de la grande scène où se jouent les destinées des peuples, on est un peu étonné du prix qu’attachaient alors tous les partis soit à obtenir son alliance, soit à prolonger sa neutralité. Mais la surprise cesse quand on se souvient que cet étroit territoire, arraché par le courage de ses habitans aux ravages de la mer et aux cruautés du despotisme, était devenu, dans l’Europe silencieuse et soumise, l’asile de toutes les libertés sociales et politiques. C’était là qu’avaient pris naissance et qu’essayaient leurs forces deux puissances que la liberté seule engendre et nourrit et qui ont renouvelé sous nos yeux la face des états modernes : le crédit et la presse.

Un commerce très étendu avait réuni entre les mains des bourgeois d’Amsterdam de vastes richesses mobilières qui leur permettaient de vendre leur concours ou de dicter leurs conditions aux gouvernemens besogneux (ils l’étaient tous), embarrassés pour solder leurs armées ou payer leurs fantaisies. De plus, les gazettes de Hollande, échappant à toute censure officielle, avaient seules gardé le droit de parler librement sur les événemens du jour. C’était là qu’on venait imprimer ce qu’à peine on osait dire tout bas et révéler ce qu’on cachait ailleurs, et ces indiscrétions calculées faisaient ensuite, en contrebande, le tour de toutes les capitales. Devant ce tribunal de l’opinion, le seul dont la sentence ne fût pas dictée d’avance, venaient se plaider toutes les causes de droit public et se débattre toutes les renommées politiques et militaires. Personne ne méprisait impunément cette voix de la conscience populaire. Louis XIV l’avait appris à son dommage, car rien n’avait plus fait de tort, à lui et à sa race, que d’avoir aliéné, par une perfide agression, des sympathies jusque-là acquises au petit-fils de Henri IV. Frédéric, mieux averti, n’avait garde de tomber dans la même faute. Engagé dans une entreprise où la Hollande ne pouvait le suivre, il ne négligeait aucune occasion de lui faire savoir sous main qu’il lui restait attaché comme le plus dévot de ses coreligionnaires, et qu’au fond ce qu’il allait défendre sur les terres d’Autriche, c’était le protestantisme opprimé, et il ne manquait pas d’ajouter que les fonds hollandais placés en Silésie ne couraient aucun risque entre ses mains. Il touchait ainsi tour à tour les deux cordes sensibles qui vibraient dans le cœur de ces fiers négocians, aussi soucieux d’assurer les droits de leur conscience que l’intérêt de leurs capitaux.

Si l’on passait maintenant sans transition de cette frontière méridionale de l’empire à son extrémité opposée, on y trouvait un mélange à peu près pareil de petits et de grands états livrés aux mêmes incertitudes, bien qu’animés du même fond de malveillance contre l’ambition française. Le colosse semi-barbare dont un grand homme venait de révéler au monde la force encore mystérieuse, la Russie, inclinait naturellement pour l’Autriche. C’était l’Autriche qui avait appuyé ses premiers pas et facilité son entrée dans la société européenne. Ensemble les deux empires avaient lutté, tout récemment encore, contre la France, en Pologne, et enlevé cette couronne élective au beau-père de Louis XV. Leur union était nécessaire aussi pour faire tête aux retours toujours menaçans de la puissance ottomane. Les projets de la Prusse, au contraire, contrariaient la jeune ambition russe dont ils gênaient l’expansion et bornaient même les regards du côté de l’Occident. Mais ces tendances naturelles d’un intérêt bien entendu pouvaient être à tout moment, à Saint-Pétersbourg, déjouées par des influences ou des passions personnelles. Rien n’était fixe dans ce monde nouveau, à peine sorti du chaos, et qui avait vu, sans scandale, une vivandière couronnée recueillir la succession de Pierre le Grand. D’une année, d’un mois même à l’autre, une révolution de palais pouvait changer le pouvoir de mains, et renverser les plans d’alliance à peine formés. Aussi, avertis de se tenir en garde, les agens de toutes les cours, anglais, français, allemands, étaient-ils toujours à l’œuvre et prêts à mettre eux-mêmes la main par la corruption et l’intrigue à ces violentes exécutions. Jamais ces péripéties ne s’étaient succédé avec une aussi brusque rapidité que depuis la mort de la dernière souveraine, l’impératrice Anne. Son successeur, le jeune Ivan, était un enfant à peine âgé de sept ans; en quelques mois, il avait déjà changé deux fois de tuteur et trois fois de ministres. En novembre, au moment de l’invasion de la Silésie, c’était le vaillant maréchal de Munich qui, gouvernant sous le nom d’une régente intronisée par lui-même, disposait de la toute-puissance, et Frédéric, son ami de vieille date, avait reçu de lui des assurances et même des encouragemens qui n’avaient pas peu contribué à l’enhardir. Mais, en mars, tout était changé : Munich, à son tour, était disgracié et faisait place à un successeur, acquis, disait-on, à l’influence anglaise. Tout était donc redevenu menaçant de ce côté, au moins jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’à un changement de scène ou de règne qu’on pouvait toujours prévoir et auquel une diplomatie active pouvait toujours se flatter de concourir.

Contre ce danger qui alarmait principalement Frédéric, en inquiétant ses frontières et le derrière de ses armées, la France pouvait offrir à son nouvel allié une garantie qu’on trouvait alors suffisante. C’était l’appui de la Suède, liée à la politique française par une amitié qui datait de Richelieu et de Gustave-Adolphe, et qui était régulièrement entretenue chaque année par un subside dont les finances de Stockholm auraient eu de la peine à se passer. On sourirait, à la vérité, de nos jours d’une politique qui compterait sur la Suède pour tenir la Russie en échec. Mais les peuples, on le sait, vivent de souvenirs et d’imagination presque autant que de réalités : l’impression laissée par le génie de Gustave et un instant réveillée par la témérité de Charles XII n’était pas encore effacée. Eclairée de ce reflet de gloire, la Suède faisait à toute l’Europe une illusion qu’elle partageait elle-même, tandis que la Russie ne possédait pas encore tout le secret de sa propre puissance. Enfin, bien que la fortune n’eût pas en dernier lieu favorisé la Suède et que ses possessions fussent déjà réduites, la conquête ne lui avait pas encore arrache la Finlande, et par cette porte, toujours ouverte, une armée suédoise, presque sans sortir de chez elle, pouvait arriver jusqu’en vue de Saint-Pétersbourg. Quelques heures de bombardement suffisaient pour réduire en poussière le monument inachevé où le fils d’Alexis avait laissé gravée dans la pierre et dans le marbre l’empreinte de son génie. Décider la Suède à entrer au plus tôt en hostilité avec la Russie, c’était de toutes les instructions du plénipotentiaire français, sinon l’article le plus important, au moins celui dont Frédéric réclamait avec le plus d’ardeur l’accomplissement, car il y voyait une condition indispensable pour maintenir en tranquillité le nord de l’Allemagne.

Enfin ce n’était pas à l’Allemagne seule qu’il fallait songer, car Marie-Thérèse, grande-duchesse de Toscane et duchesse de Milan, n’était pas seulement une princesse allemande, et ce n’était pas au-delà du Rhin que se trouvait la partie de son patrimoine la plus enviée, la plus précieuse et aussi la plus vulnérable. C’est au pied des Alpes, dans les riches plaines de la Lombardie, que depuis deux siècles les armées françaises et germaniques avaient pris l’habitude de venir se heurter et mêler leur sang dans les ondes du Pô. Le théâtre de tant de luttes passées ne pouvait rester inoccupé dans la nouvelle. Si la France, appelée ailleurs, n’y pouvait cette fois paraître, elle devait au moins s’assurer que d’autres l’y remplaceraient. A cet égard, sa sécurité pouvait être complète, car c’était une tâche que l’Espagne était toute prête à remplir, n’ayant jamais renoncé que de mauvaise grâce à ce lot de la succession de Charles-Quint; et l’Italienne qui régnait à Madrid n’était pas d’humeur à laisser échapper une si favorable occasion de faire revivre d’anciennes prétentions. Je n’irai pas si loin que Frédéric qui, pour le plaisir sans doute d’aligner des antithèses, veut bien accorder à l’ambitieuse Farnèse la fierté d’un Spartiate, l’opiniâtreté d’un Anglais, la finesse italienne et la vanité française. Mais, sans donner dans de telles exagérations, il faut avouer que la seconde femme de Philippe l’était douée d’une activité infatigable dont l’Europe faisait depuis trente ans l’importune expérience. Le but qu’elle poursuivait sans relâche et pour lequel elle avait déjà troublé plus d’une fois la paix publique, c’était de créer pour chacun de ses enfans (à défaut du trône d’Espagne dont l’hérédité revenait à un fils du premier lit) un apanage royal dans sa patrie. Elle y avait déjà réussi pour le plus âgé, l’infant don Carlos, à qui le traité de 1735 avait assuré, avec le royaume des Deux-Siciles, la domination sur tout le sud de la péninsule. À tout prix elle voulait obtenir pour le second, Philippe, la même fortune dans le nord. À peine Charles VI était-il mort qu’elle demandait déjà passage par le Roussillon et la Provence pour un corps d’armée qu’elle voulait envoyer dans le Milanais ; à peine Belle-Isle nommé, elle faisait accréditer aussi un ambassadeur d’Espagne auprès de la diète électorale, ayant même rang, même qualité, mêmes instructions que celui de France. Le comte de Montijo avait ordre de s’associer à tous les efforts de Balle-Isle et de s’attacher en quelque sorte à lui pour tirer à soi la plus grosse partie possible de la curée qui se préparait. Bien loin d’avoir à craindre de ce collègue empressé aucune contradiction gênante, Belle-Isle n’avait d’avance qu’un souci, c’était de modérer l’importunité de son zèle.

C’était un genre d’embarras qu’on n’éprouvait pas avec un autre prétendant qui pourtant, lui aussi, dévorait déjà des yeux sa part dans le démembrement des possessions italiennes de l’Autriche. Celui-là, enfant de l’Italie, à portée par conséquent de satisfaire sa convoitise sur place, n’était autre que le nouveau roi de Sardaigne, dont le père était encore hier duc de Savoie, porteur aujourd’hui lui-même d’une couronne dont l’éclat récent était venu récompenser de longues traditions d’astuce et d’ambition. — « Mon fils, avait dit en mourant à son héritier le cauteleux Victor-Amédée, le Milanais est un artichaut que nous devons manger feuille à feuille. » Le moment était évidemment venu de procurer une satisfaction nouvelle à un appétit qui n’était pas diminué. Mais la maison de Savoie, placée depuis longues années entre la France et l’Autriche comme entre l’enclume et le marteau, avait de tout temps réussi à trouver son profit dans une situation où d’autres n’auraient vu qu’un péril. Elle avait toujours eu l’art de vendre son concours tour à tour aux deux belligérans, après en avoir touché le prix, et de se dégager assez à temps pour n’être jamais compromise dans l’issue de leur conflit. Le jeu lui avait trop bien profité pour qu’elle n’essayât pas de le continuer. Aussi, dès le premier jour, il fut tout à la fois évident que la cour de Turin se préparait à prendre sa part aux événemens qui s’annonçaient, et impossible de démêler quel rôle elle prétendait y jouer. Vainement, pour déchirer ce voile, Frédéric avait-il envoyé auprès de Charles-Emmanuel son confident Algarotti, qu’il croyait plus propre qu’un autre, en qualité de compatriote, à démêler l’écheveau des finesses ultramontaines : Algarotti perdait sa peine et, au bout de deux mois, il écrivait avec dépit : « Les mystères de la bonne déesse n’étaient pas plus cachés aux hommes que l’est la politique de cette cour[1]. » Et ce qu’il y avait de plus piquant, c’est qu’on n’était nullement sûr que même la fortune en se déclarant dissiperait l’incertitude, car déjà, à plus d’une reprise, c’était en se mettant du côté du vaincu et en changeant ainsi la balance des forces, que les princes savoyards avaient réussi à faire le mieux apprécier leurs services. « Ces princes, disait spirituellement un diplomate du temps, sont d’un sang qui ne se verse jamais inutilement, et ils savent que celui qui leur donnera le plus volontiers le Milanais sera toujours celui qui ne le possédera pas[2]. »

On voit combien était étendu le champ diplomatique sur lequel Belle-Isle avait à porter ses regards; combien étaient nombreux et croisés les fils qu’il prétendait tenir tous dans sa main. Ces élémens divers étaient en tel nombre, et dans une telle confusion d’intérêts et de tendances que tout dépendait de l’adresse de la main qui saurait les grouper. Suivant que les premiers efforts seraient plus ou moins habiles, ou plus ou moins heureux, on pouvait ou organiser la plus formidable coalition contre l’Autriche, ou la voir se dresser devant la France. Et pourtant ce n’était encore là qu’un jeu auprès de l’entreprise bien autrement difficile de donner une impulsion commune à tous les membres mal joints et mal assortis dont le concours était nécessaire pour déterminer le moindre mouvement de ce qu’on était convenu d’appeler le corps germanique.

Représentez-vous, en effet, sur un territoire qui ne portait pas alors plus de vingt-cinq millions d’hommes et dont l’étendue ne dépassait pas de plus du tiers celui de notre France actuelle, trois cents souverainetés indépendantes, prétendant toutes régner à titre égal, — aussi bien les deux qui marchaient de pair avec les plus grandes royautés d’Europe que les quatre-vingts dont le domaine ne couvrait pas une superficie de plus de huit à dix lieues carrées. Suivez de l’œil, si vous pouvez les démêler, sur la carte, les configurations bizarres de ces innombrables états, enchevêtrés les uns dans les autres par des accidens les plus divers de conquête ou de succession, — les petits formant enclave dans les grands, et les diverses possessions d’un même maître éparses aux points les plus opposés de l’horizon. Gravez dans votre cerveau, par un effort de mémoire, toutes les dénominations dont se paraient ces potentats ou ces magistrats de toutes les tailles, — rois, ducs, archiducs, comtes palatins, évêques, margraves, burgraves, landgraves, — variété de titres qui correspondait à toutes les formes politiques qu’une société peut revêtir, depuis la monarchie pure à Vienne et à Berlin, jusqu’à la domination ecclésiastique à Mayence et à Cologne, et jusqu’à la liberté républicaine dans les villes impériales. Puis, dans l’intérieur de ces unités qui n’étaient même pas des atomes, étudiez la divisibilité poussée à l’infini par la coexistence de quarante mille seigneuries et de presque autant d’abbayes, de maîtrises, d’ordres ou de chapitres, tous dotés d’immunités ou exerçant des juridictions privilégiées, et vous aurez à peine une idée du spectacle d’incohérence et de confusion que présentait l’Allemagne, en plein XVIIIe siècle, à l’heure où l’unité nationale était déjà fortement constituée en France sous la main d’une administration puissante, et librement représentée en Angleterre par un parlement groupé autour d’un trône populaire.

Cet étrange amalgame avait pourtant encore la prétention de former un corps organisé, doté des élémens principaux qui constituent un gouvernement. Il y avait un pouvoir exécutif central personnifié dans l’empereur, un pouvoir législatif siégeant à Ratisbonne dans une diète élective. Mais ces institutions, en supposant (ce qui est douteux) qu’elles eussent jamais eu une consistance sérieuse, n’étaient plus que l’ombre d’un grand souvenir. Depuis longtemps, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, la dignité impériale ne possédait plus en propre aucune puissance et ne se faisait respecter qu’en empruntant celle du prince qui en était revêtu. Les juristes disaient bien encore que toute autorité émanait de l’empereur, comme toute lumière descend du soleil, mais ils n’avaient garde d’ajouter que, si l’astre conservait quelque éclat, ses rayons avaient perdu toute chaleur et toute force. En fait, on ne comptait que deux attributions dont l’empereur eût conservé l’usage discrétionnaire, la nomination de certains bénéfices et la collation de titres honorifiques. Pour tout autre exercice d’autorité, il lui fallait demander le concours, et par conséquent subir le contrôle, de ses puissans subordonnés.

Pour commencer, à peine nommé et pas encore couronné, il recevait de ses électeurs une formule de serment à prêter, rédigée d’avance en plusieurs articles qui portaient le nom significatif de capitulations. Par le premier de ces engagemens, il s’obligeait à ne rien faire pour rendre l’empire héréditaire dans sa famille. Il jurait ensuite de respecter tous les droits et privilèges des princes, même les plus exorbitans ; car dans le nombre figurait le droit de faire des traités soit entre eux, soit même avec les puissances étrangères, sous la seule réserve de ne rien stipuler qui pût léser les intérêts de l’empire : condition aussi aisée à éluder que malaisée à définir. Contraint de supporter ainsi de la part du moindre de ces souverains une indépendance qui ruinait sa propre autorité, l’empereur n’en restait pas moins tenu de prêter main-forte à la leur, de les aider à réprimer la rébellion de leurs sujets et de ne recevoir contre eux ni appel, ni réclamation sans les prévenir. On dira, je le sais, que la maison de Habsbourg violait ouvertement depuis deux siècles la première de ces promesses et faisait couramment brèche à toutes les autres. Mais quelle meilleure preuve de l’inanité d’un pouvoir que la nécessité pour le rendre sérieux d’en tourner l’usage en abus? C’était un fantôme auquel l’usurpation seule donnait un corps.

Toutes les émanations de cette dignité, plus idéale que réelle, portaient le même caractère d’impuissance. Il y avait bien, par exemple, une administration impériale. La surface de l’Allemagne était répartie en dix cercles dont chacun avait à sa tête un chef désigné par l’empereur. Mais cette division administrative, assez récente d’ailleurs (puisqu’elle ne remontait pas au-delà de l’aïeul de Charles-Quint) avait l’inconvénient de ne pouvoir correspondre utilement à aucune division politique. Quand les états d’un même souverain (ce qui était l’ordinaire), étaient attribués à des cercles différens, le prince, soumis à plusieurs autorités, en profitait pour n’obéir à aucune. Le roi de Prusse, par exemple, appartenait au cercle de la Haute-Saxe comme électeur de Brandebourg, au cercle de la Basse comme duc de Magdebourg, au cercle de Westphalie comme prince de Minden et de l’Ostfrise. En face d’un si gros personnage, chacun des délégués impériaux qui auraient dû lui commander se trouvait bien petit seigneur et si l’un d’eux avait pris un jour le verbe trop haut, il aurait dû céder le lendemain devant l’ombre même d’une menace. En revanche, l’électeur de Bavière était presque seul dans son cercle, où il aurait trouvé mauvais qu’un ordre de Vienne trop impérieux prétendit l’empêcher de vivre à son aise et de gouverner à sa mode.

Il y avait bien aussi une justice impériale, une haute cour (Reichskammergericht), dont les membres étaient nommés par les divers états et le président au choix de l’empereur. On lui reconnaissait une compétence nominale pour trancher les différends qui s’élevaient entre les divers princes et recevoir même en certains cas les appels des justices locales. Mais, faute d’un moyen régulier de procurer l’exécution de ses arrêts, cette juridiction prétendue souveraine n’assurait plus aux droits des faibles (états ou individus) qu’une garantie illusoire. La lenteur de ses procédures, l’inefficacité souvent constatée de ses décisions, avaient découragé les justiciables soit de recourir à son intervention, soit de concourir à sa formation. Plus d’un état négligeait de désigner les juges dont le choix lui appartenait et plus d’un aussi oubliait de les payer après les avoir désignés, les laissant ainsi aux prises avec toutes les tentations de vénalité. Tel empereur pouvait trouver encore en eux tel jour des instrumens dociles et corrompus pour un caprice de despotisme; mais nulle force régulière ne pouvait être puisée dans cette autorité déconsidérée pour une action d’intérêt général ou de bien public.

Enfin il y avait bien également une armée impériale dont l’empereur avait le droit de nommer le commandant supérieur et l’état-major-général. Mais, grand Dieu, quelle armée ! En temps de paix, quarante mille hommes, vingt-huit d’infanterie, douze de cavalerie. C’était le maximum sur le papier, qui en cas de guerre pouvait être porté à cent vingt mille, disent les historiens. En fait, on ne vit jamais plus de vingt mille soldats impériaux réunis dans un même camp ou figurant sur un même champ de bataille. À la vérité, pour l’honneur de l’étendard du saint-empire, il valait mieux que de telles réunions eussent lieu le moins souvent possible, car leur aspect presque grotesque présentait une image singulièrement expressive de la confusion et du chaos. Non-seulement chaque régiment, mais chaque compagnie était formée du contingent de plusieurs états, et chacun d’eux gardait son uniforme et son armement particulier. Il y avait des états dont tout le contingent se bornait à deux hommes équipés à leurs frais, mais aussi à leur mode. Le droit des états s’étendait (toujours proportionnellement à leur importance) à la nomination des officiers inférieurs, en sorte que, dans la même compagnie, le capitaine pouvait être nommé par un comte, le premier lieutenant par une ville, le second par un chef d’ordre religieux, au besoin même par une abbesse. Puis, pour n’offenser et n’inquiéter personne, les officiers, protestans et catholiques, devaient se trouver partout en nombre égal occupant des grades équivalens. En cas d’appel imprévu, chaque prince ayant à veiller à la mobilisation de sa petite troupe, on juge combien la rencontre devait s’opérer exactement au rendez-vous. La même inexactitude régnait dans le paiement de la solde, qui restait au compte des divers états dont la contribution arrivait lentement à la caisse commune. Ce dernier point avait des conséquences plus importantes encore que l’irrégularité de certains paiemens ; car ce n’était pas pour l’armée seulement, c’était pour toute dépense d’intérêt commun que le nerf de la paix aussi bien que de la guerre faisait défaut. De finances impériales, disons le mot, il n’y en avait pas. Chaque souverain était tenu de fournir un abonnement sans qu’aucun moyen fût prévu pour le contraindre à l’acquitter, et les deux forteresses qui gardaient l’entrée de l’empire, Kehl et Philippsbourg, tombaient en ruines parce que, n’appartenant à personne, personne aussi ne voulait fournir les quelques milliers d’écus annuellement nécessaires à leur entretien.

Ce qui manquait à l’unité et à l’action du pouvoir exécutif, l’assemblée qui se réunissait périodiquement à Ratisbonne aurait pu y suppléer si elle eût été animée d’un instinct patriotique ou de quelque souci du bien commun. Mais la constitution de la diète ne permettait guère à de tels sentimens ni de naître ni de se faire jour. Tout semblait y avoir été disposé, au contraire, pour y entretenir la méfiance des états, grands et petits, les uns contre les autres; ou, si les grands s’entendaient, c’était pour annuler et opprimer les petits. La diète était divisée en trois collèges : celui des électeurs, que formaient à eux seuls les neuf souverains à qui appartenait le droit de pourvoir à la vacance du trône impérial; celui des princes, dont le nombre n’était pas de moins de cent ; et enfin celui des villes libres, qui se composait de cinquante et un députés. On votait par ordre, de sorte que les deux collèges princiers décidaient à eux seuls de toutes les résolutions. Il faut ajouter que les puissans électeurs, comme ceux de Brandebourg, de Saxe et de Bavière, avaient entrée dans le collège des princes au titre des souverainetés qu’ils pouvaient posséder en dehors de leur électorat et y disposaient d’autant de suffrages qu’ils réunissaient sur leur tête de principautés diverses. En revanche, les princes dont le trésor était mal garni se cotisaient pour entretenir plusieurs ensemble un seul représentant à frais communs. Dans de telles conditions, tous débats étaient illusoires, sauf ceux qui pouvaient s’élever entre les prétentions rivales des puissances véritablement dignes de ce nom, lesquelles en général préféraient régler leurs différends par d’autres modes que la voie parlementaire. L’issue de toutes les discussions étant prévue d’avance, on prenait d’ordinaire assez peu de souci de les provoquer.

Sur un seul point, à la vérité, le partage des voix aurait pu être possible et la contestation sérieuse, c’était sur les matières religieuses, car les intérêts de caste ou d’ordre pouvaient alors faire place à d’autres supérieurs et difficilement répartis. Mais ici, le danger étant rée let souvent éprouvé, tout était prévu pour le prévenir. De crainte de voir se renouveler les déchiremens des siècles précédens et les luttes sanglantes qui les avaient suivis, On avait laissé s’introduire depuis la paix de Westphalie une pratique prudente jusqu’à l’excès.

« Dans toutes les matières qui touchaient à la religion (dit un écrivain distingué auquel nous devons le meilleur exposé que je connaisse de l’état de l’Allemagne au XVIIIe siècle), le vote par collège était suspendu et les deux partis religieux, le corpus catholicum et le corpus evangelicum, restaient en face l’un de l’autre, formant deux corporations pleinement indépendantes et armées l’une et l’autre d’un veto inconditionnel contre toutes les résolutions de la diète qui leur paraissaient incompatibles avec leurs intérêts religieux. Quant à savoir ce qui constituait une matière religieuse, c’est de quoi chaque parti restait juge, d’où résultait nécessairement qu’on pouvait ranger sous ce titre même ce qui y était le plus étranger[3] »

Grâce à cette étrange disposition, ce n’étaient plus alors deux classes, pas même deux partis qui étaient en présence, c’étaient deux églises ou plutôt deux armées, et une inaction absolue, résultat nécessaire de cet équilibre négatif, était le seul moyen qu’on eût imaginé pour faire durer l’armistice, sinon la paix.

Ainsi à toutes les divisions sociales et politiques qui travaillaient déjà le corps germanique il fallait encore ajouter une division religieuse si persistante et si profonde qu’à un jour donné, la diète comme l’armée pouvait se partager entre protestans et catholiques, prêts encore à se jeter les uns sur les autres ; fait significatif et que je recommande à l’historien qui voudrait examiner de plus près que je ne le puis faire ici l’explication véritable de l’état d’abaissement où s’était laissée tomber la patrie allemande. Il reconnaîtrait, j’en suis sûr, que cette ténacité des dissentimens religieux était la cause principale qui condamnait l’Allemagne à végéter dans ce triste état de morcellement et de langueur, tandis que tout alentour les autres nationalités européennes se fortifiaient par une salutaire concentration de pouvoirs. Une comparaison, tirée de notre propre histoire, éclaire singulièrement ce point de vue. Nous aussi, nous avions eu comme l’Allemagne nos longues guerres de religion. Eh bien ! faites pour un moment une supposition. Imaginez qu’après nos longues luttes du XVIe siècle, Dieu n’eût pas fait don d’Henri IV à la France, ou ne lui eût pas prêté le concours du sage esprit de nos magistrats politiques. Au lieu de la ligue et de la réforme désarmées par lui et vivant en paix sous son autorité tutélaire, figurez-vous ces deux factions, moitié aristocratiques et moitié religieuses, réduites seulement à poser les armes de guerre lasse, et par épuisement, mais restant chacune dans ses places de sûreté et dans ses positions de combat. Laissez Bouillon à Sedan, Rohan à La Rochelle, en face de Mayenne, de Nemours, ou d’Épernon, maîtres à Bordeaux ou à Marseille. Qu’à Paris un monarque débile, au lieu de comprimer ces forces rebelles, souffre qu’elles s’organisent et se constituent pour traiter lui-même avec elles : devant ce réveil de l’esprit féodal retrempé par l’esprit de secte, que serait devenue, je vous le demande, l’unité française? Quel avenir, quel progrès lui eussent été réservés? Cette supposition, c’était l’histoire même de l’Allemagne. Il n’y avait point eu d’Henri IV au-delà du Rhin, et le traité de Westphalie fut le contraire de l’édit de Nantes. Ce n’était point une paix sociale que les négociateurs du Munster et d’Osnabruck avaient eu le bonheur d’établir entre l’église et ses adversaires, ce fut un pariage de territoire dont ils déterminèrent les limites. Quoi d’étonnant que les conséquences des deux opérations eussent été aussi différentes que leur nature?

Le principe même qu’avait posé la paix de Westphalie et qui prévalait encore au XVIIIe siècle, la maxime ainsi formulée par les publicistes : Cujus regio, ejus religio, — était de nature à perpétuer les divisions, au lieu de les éteindre. Cette règle de matérialisme politique, en faisant de la possession du territoire la condition de la liberté religieuse, plaçait les prétentions du plus petit prince sous la protection de la conscience et mettait l’anarchie sous la garde du fanatisme. Le moindre souverain pouvait se regarder lui-même comme un champion de la Bible ou de l’église, tenir son chétif état comme une terre sainte qu’il était chargé de défendre, et faire prendre ainsi à ses plus sottes prérogatives le caractère d’une inviolabilité sacrée. En défendant la vétusté d’un privilège ou la frivolité d’une étiquette, il prétendait combattre encore pour l’honneur et pour l’intégrité de sa foi. Tout le vieil héritage de la féodalité passait ainsi sous le couvert du principe nouveau de la liberté de conscience.

Chose singulière et pourtant explicable, l’empereur étant toujours catholique, c’était chez les protestans surtout qu’une méfiance naturelle et facile à justifier organisait la résistance la plus obstinée contre l’exercice le plus légitime de l’autorité centrale. Tout était bon aux nouveaux chrétiens pour lutter dans l’empire contre l’empereur, même les privilèges qui semblaient le plus inséparables de la foi qu’ils avaient désertée. Le roi de Prusse n’eut pas souffert qu’on le privât d’un seul des droits du grand maître de l’ordre teutonique. On voyait couramment des abbés, des évêques protestans, occuper avec femmes et enfans les abbayes, les commanderies, les menses épiscopales, toucher les revenus, exercer les juridictions pieusement attribuées jadis au clergé catholique par la dévotion de leurs ancêtres. Voyez donc comment le jeu complexe des passions humaines dérange les lignes idéales que se plaît présomptueusement à tracer la philosophie de l’histoire. La réforme, dont le souffle orageux a balayé partout ailleurs les traditions du moyen âge, en Allemagne avait conservé, figé pour ainsi dire dans une immobilité rigide les plus surannées des institutions du passé.

Telle était la machine à la fois détraquée et compliquée que Belle-Isle avait pour tâche de faire sortir de l’ornière afin de lui imprimer une direction et un mouvement nouveaux. N’y avait-il donc plus dans cette vaste région de l’Europe aucun sentiment commun à la masse d’hommes qui la couvrait, aucun qui put faire battre un jour tous les cœurs d’une émotion patriotique? Hélas ! en y regardant de près, un observateur attentif en aurait pu découvrir encore un au moins latent et en germe, mais qui ne devait pas tarder à se développer. Seulement, il n’était pas de telle nature (il s’en faut bien) qu’un agent français put y faire appel. Car c’était le sentiment même que Frédéric démêlait avec la perspicacité de la haine et du génie, quand il disait au marquis de Valori : « Prenez garde, la seule chose qui fasse tort à votre ami, l’électeur de Bavière, dans l’esprit de tous les princes d’Allemagne, ce sont ses liaisons avec vous. » Frédéric voyait juste: il n’y avait qu’une disposition d’âme qu’on rencontrât à un égal degré chez tous les Allemands, sans distinction de petits ou de grands états, de protestans ou de catholiques, et qui fît taire à certains jours leurs dissentimens particuliers: c’était une sourde et jalouse irritation contre la France. Dès lors, il n’était pas impossible de prévoir que cette impatience contre la grande puissance d’outre-Rhin, habilement exploitée, pourrait les réunir tous tôt ou tard dans un effort commun. Pour pousser la franchise jusqu’au bout, il faut confesser ce que dira l’histoire, c’est que cette humeur de mauvais voisinage était en partie du moins justifiée.

Rien n’est plus injuste, assurément, que de prétendre, comme le font la plupart des historiens allemands de nos jours, que les faiblesses intérieures de l’empire étaient dues à l’action préméditée et machiavélique de la politique française semant partout sur son passage la division et le désordre ; mais il n’est qu’exact de reconnaître que la France avait profité des conflits intestins de l’Allemagne, d’abord sagement et avec mesure, puis avec une présomption imprudente. Et, à cet égard, il convient de distinguer deux phases dans lesquelles la conduite des cabinets français fut animée de deux esprits bien différens. Engagés comme ils l’étaient par le souci de leur propre indépendance dans une lutte nécessaire contre l’ambition autrichienne, les souverains de France étaient par là même dans le droit de la guerre en suscitant à leur ennemi héréditaire des hostilités et des embarras jusqu’aux portes mêmes de Vienne. Aussi l’alliance de François Ier avec les princes ligués contre Charles-Quint, le secours prêté au siècle suivant par Richelieu aux protestans contre les armées de Wallenstein et de Tilly n’étaient-ils que des actes de défense légitime ; tout aussi légitimes étaient les précautions prises par les négociateurs de Munster et d’Osnabruck pour ne pas laisser constituer une force prépondérante sur une frontière aussi mal défendue par la nature que celle qui borne la France du côté du nord et de l’est. Mais en poursuivant ainsi jusqu’au-delà du Rhin la juste protection des intérêts français, Richelieu lui-même avait toujours su conserver à son intervention dans les affaires allemandes ce caractère de modération qui, combinée avec l’énergie de ses actes, faisait la véritable originalité de son génie. En soutenant les protestans, il ménageait la conscience et la dignité des catholiques. Avec ceux qu’il secourait de ses deniers ou de ses soldats, il se garda toujours de prendre ce ton de hauteur protectrice, il ne laissa jamais échapper de ses lèvres ces paroles de bienveillance dédaigneuse qui font d’un service une injure. Aussi, lorsque, par la paix de Westphalie, la France avait été placée au premier rang parmi les garantes des libertés germaniques, ce témoignage de gratitude offert avec confiance par ceux qu’elle avait servis fut accepté comme une justice par ceux qu’elle avait combattus.

Mais tout autre avait été l’attitude prise par Louis XIV pendant les cinquante années de son long règne. Sur ce point comme sur tant d’autres, il semble qu’il ait été dans la destinée du fils de Louis XIII de compromettre et de fausser l’héritage que lui avaient laissé les ministres de son père. C’est que Richelieu et Mazarin tendaient au but, tandis que Louis XIV visait à l’effet et tenait à l’éclat autant qu’au profit de la victoire. L’Allemagne, plus que toute autre, avait souffert de cette vanité fastueuse. Durant un demi-siècle, Louis XIV avait fait passer tant de fois le Rhin à ses armées, sans nécessité et sans prétexte, fait payer si cher son alliance à ses amis et sentir si rudement sa puissance à ses adversaires, gravé le souvenir de ses exploits en termes emphatiques sur tant d’arcs de triomphe, qu’à force de froisser l’amour-propre (qui ne dort jamais) il avait fini par réveiller le patriotisme assoupi. Il est des fautes, d’ailleurs, que la Providence châtie en ne permettant pas que l’oubli les couvre. Les soldats de Turenne ne savaient pas à quelle haine éternelle ils vouaient, dans le cœur des Allemands, le nom de leur patrie en l’inscrivant en lettres de sang et de feu sur toutes les collines du Palatinat.

Encore n’eût-ce été que demi-mal si le roi ou ses généraux fussent restés seuls responsables aux yeux de l’Allemagne de ces maladresses insolentes ou de ces violentes exécutions. Mais, grâce à l’habitude qu’a toujours eue le public français de suivre les pires exemples de ceux qui le mènent, la mode de le prendre de haut et sur un ton railleur avec tout ce qui venait de nos voisins du Nord s’était répandue promptement comme un air de cour, à Paris aussi bien qu’à Versailles : seigneurs, bourgeois et lettrés, chacun voulait avoir sa part de ce divertissement charitable. Quand un prince ou son envoyé allemand faisait son entrée à l’Œil-de-Bœuf, c’était parmi les petits-maîtres à qui irait le lendemain amuser les belles dames dans les ruelles de bonne compagnie aux dépens de son costume burlesque, de ses manières empesées, de la profondeur de ses révérences et de la lourdeur de son accent. Les gentilshommes qui avaient guerroyé en Allemagne étaient intarissables en anecdotes sur les mœurs gothiques des petites cours, leurs étiquettes ridicules, leurs repas interminables, ouverts avec un appétit glouton et terminés par une brutale ivresse. Les érudits déclaraient impossible de se reconnaître dans le dédale du droit germanique ; les écrivains, fiers de la clarté française, traitaient de patois une langue dont ils ne soupçonnaient pas la riche complexité. C’était partout un feu roulant de persiflage et de brocards. Quand Saint-Simon veut peindre le comble de la gaucherie et de la disgrâce chez une princesse, il dit couramment qu’elle était Allemande au dernier point. Boileau s’indigne qu’un nom tudesque ait la prétention de figurer dans un vers, et Voltaire lui-même, chantant dans sa jeunesse le Temple du goût, n’en ouvrait l’accès qu’à ceux qui se gardaient d’aller rimer en Allemagne. C’est ainsi qu’une fatuité imprévoyante se plaisait à écraser la patrie qui était déjà celle de Leibniz et qui devait être celle de Goethe, de toute la supériorité de l’élégance, de la politesse et des lumières.

Tout alla bien ou, du moins, tout pouvait passer tant que cette supériorité était incontestable et s’affirmait à la fois sur les champs de bataille par la victoire et dans les lettres par le génie. L’Allemagne subissait en maugréant, mais sans murmurer, non-seulement le joug matériel, mais l’ascendant moral, et semblait même donner raison aux mauvais plaisans qui la raillaient en s’efforçant de les imiter. Ces petits princes, dont on riait à la cour de France, rentraient chez eux tout éblouis d’avoir adoré le soleil et ne songeaient qu’à jouer les Louis XIV au petit pied. L’imitation de Versailles est encore visible dans tous les palais qu’ils ont élevés. Voyez par exemple la Wilhelmshöhe à Cassel ou, à Manheim, l’ancien palais électoral. Tout jeune seigneur devait faire une fois en sa vie le voyage de Paris pour achever son éducation mondaine. Mais cet idéal de la légèreté et de la politesse françaises qu’on s’évertuait à reproduire était le cauchemar autant que le rêve de toutes les imaginations, et l’humiliation était égale et de copier toujours le modèle, et de ne jamais parvenir à l’atteindre. Ajoutez que les professeurs de langues et de belles manières françaises étaient presque tous des réfugiés protestans bannis par l’édit de Nantes et qui avaient les meilleures raisons du monde pour enseigner à la fois à leurs élèves et à parler français et à mal penser de la France. En faut-il davantage pour faire comprendre l’intensité d’un ressentiment qui couvait sous une cendre brûlante, mais qui, attisé sans cesse par de nouvelles imprudences, ne pouvait un jour manquer d’éclater?

Que fallait-il pour que cette haine contenue se manifestât au jour? Tout simplement l’avènement sur un trône d’Allemagne d’un prince qui fût de taille à regarder la France en face. A la vérité, un tel prince, pour jouer utilement un tel rôle, devait satisfaire à des conditions assez difficiles à concilier. Il fallait d’abord qu’il fût puissant et sût être victorieux, car la force seule peut corriger les habitudes d’une longue faiblesse. Mais il ne devait être ni un fils d’Autriche ni un prétendant possible au saint-empire : cette apparence seule eût réveillé les vieilles querelles. Par le même motif, il ne devait pas être catholique, car tout catholique était suspect d’être impérial ; mais il fallait un protestant sans fanatisme pour ne pas susciter les méfiances de l’autre camp. Comment accorder ces qualités, en apparence contradictoires ? Supposez pourtant que le problème fût résolu et qu’un favori de la fortune les réunît toutes en sa personne ; supposez, de plus, qu’au génie politique et militaire cet homme privilégié joignît le don d’écrire et de penser à l’égal des plus grands maîtres de la philosophie et des lettres ; supposez qu’en particulier il excellât dans l’art terrible de manier la satire et se plût à en faire usage pour retourner ce fer empoisonné dans les chairs et dans le cœur de ceux-là mêmes qui s’en étaient longtemps servis contre sa patrie ; supposez que, tour à tour infidèle allié et heureux ennemi de la France, il fît pendant un demi-siècle, de nos rois, de nos ministres, de nos généraux, de nos diplomates, le point de mire de ses épigrammes cyniques et sanglantes, répétées par tous les échos de l’Europe ; enfin complétez cette supposition par la plus invraisemblable de toutes : imaginez que, dans cette campagne entreprise contre l’honneur de la France, il eût la bonne fortune de trouver pour alliée qui, grand Dieu ? la France elle-même ! tous les lettrés, tous les philosophes de France accourus autour de son trône pour ramper à ses pieds et vivre à sa solde ; qu’il contraignît enfin le roi de la pensée française, celui qu’on a nommé spirituellement le vrai successeur de Louis XIV, Voltaire lui-même, à venir à son appel rimer en Allemagne ! Quel changement de scène inattendu ! quel renversement de tous les rôles ! Pour l’orgueil allemand, quel retour de tant de disgrâces ! pour la vanité surtout, quelle revanche de tant de blessures ! Comment douter qu’un tressaillement national saluerait dans ce réparateur de longues injures le précurseur d’une nouvelle unité germanique !

Pour l’expiation de nos fautes, et au grand péril de la liberté future de l’Europe, cet homme avait vu le jour et se préparait déjà à sa fortune. C’était celui-là même que le plénipotentiaire de France allait chercher dans son camp pour lui frayer le chemin de la victoire. C’était Frédéric.


II.

Ce fut le 10 mars 1741 que l’ambassadeur extraordinaire du roi de France auprès de la diète électorale traversa son ancien gouvernement de Metz, se rendant en Allemagne, dans un magnifique appareil. Bien que la suite qui l’accompagnait ne fût que son train de voyage et que des préparatifs plus splendides encore fussent déjà faits pour l’entrée solennelle qui devait avoir lieu dans la ville impériale la veille de l’élection, l’éclat et le nombre de ses équipages, la quantité inaccoutumée de secrétaires, de gentilshommes d’ambassade, d’officiers de service, de pages, de coureurs et de gens de livrée qui lui faisaient cortège, tout attestait déjà la pensée de frapper les yeux et les imaginations par un déploiement de puissance qui révélait un grand dessein.

Le maréchal présidait seul à cette véritable armée diplomatique, puisque, par un égard particulier qu’on n’avait même pas eu pour les grands négociateurs de la paix de Westphalie, on ne lui avait adjoint aucun collègue. A la vérité, il avait à ses côtés un auxiliaire plus utile que tous les collègues du monde dans la personne de son frère, le chevalier de Belle-Isle, qui ne le quittait pas. Ceux qui connaissaient les deux frères savaient que, dès l’enfance, ils n’avaient formé qu’une seule âme et se complétaient réciproquement par un heureux mélange de qualités différentes. Le cadet était aussi froid, aussi réservé, aussi attentif à se tenir dans l’ombre que l’aîné, expansif et brillant, se montrait pressé à se mettre en scène. Mais, inspirateur caché des desseins même dont il semblait n’être que l’instrument, le chevalier portait dans leur accomplissement un esprit de suite et de ténacité à laquelle l’ardeur entraînante du maréchal se prêtait plus difficilement. Aussi disait-on familièrement qu’à eux deux ils avaient toute l’étoffe d’un homme d’état accompli dont l’un fournirait le génie qui imagine et l’autre le bon sens qui exécute. En réalité, l’ambition de l’un visait plus haut et se montrait plus à découvert; mais celle de l’autre brûlait d’un feu sombre presque aussi intense et qui aurait éclaté à son heure si elle n’eût été contenue par une subordination absolue au chef de sa race : sentiment très habituel dans les mœurs domestiques de l’ancienne France, et qui faisait du droit de primogéniture moins un privilège en faveur d’une personne qu’une institution sociale et la plus haute consécration de l’esprit de famille.

Ils avaient résolu de visiter avant l’élection (dont la date n’était pas encore fixée) les membres de l’auguste collège, ceux du moins avec lesquels on pouvait espérer s’entendre. Mais quel langage fallait-il leur tenir? C’était le point qui préoccupait les deux frères dans leurs entretiens confidentiels et dont l’intérêt devenait plus grand à mesure qu’ils approchaient de l’Allemagne. Ils avaient peine à déterminer sur quel terrain ils placeraient, pour le premier jour, la négociation qu’ils étaient chargés d’entamer. Le roi de France n’ayant pas désavoué les engagemens de la pragmatique, et ayant même reconnu le titre royal de Marie-Thérèse, il ne pouvait être question d’appuyer ouvertement les prétentions de l’électeur de Bavière sur le patrimoine autrichien : on ne pouvait pas même se prononcer trop clairement pour sa candidature au trône impérial, ce qui eût attesté le parti-pris d’avance de peser sur l’élection et offusqué des prétentions rivales. Encore moins pouvait-on faire tout haut cause commune avec le roi de Prusse, dont les procédés violens alarmaient les esprits timorés. Le seul motif qui pût justifier l’intervention française dans une affaire tout intérieure à l’Allemagne, la seule corde qu’on pût faire vibrer dans des cœurs allemands, c’était l’intérêt d’affranchir, par un choix indépendant, les libertés germaniques de la prépondérance de la maison d’Autriche, et surtout de ne pas laisser tomber cette puissance usurpée dans les mains d’un étranger à peine nationalisé, comme l’époux de Marie-Thérèse. Mais pour donner quelque apparence à cette pensée désintéressée, il fallait se garder de l’appuyer de moyens comminatoires, et surtout de laisser entrevoir même à l’horizon l’apparition d’une armée française sur le sol allemand. Comment donc faire sentir la force sans l’annoncer d’avance, et comment en motiver l’usage quand il deviendrait nécessaire? C’est l’embarras qu’expliquait un peu naïvement le maréchal lui-même dans une lettre au ministère :

« Il y a un point principal qui ne m’occupe pas moins que vous, monsieur, disait-il, c’est de déterminer le motif ou le prétexte que le roi pourra alléguer pour justifier l’entrée de nos armées en Allemagne. Il faudra nécessairement que Sa Majesté s’en soit enquise auprès de l’électeur de Bavière; il faut en avoir plusieurs motifs, et c’est ce que je discuterai avec ce prince, si tant est qu’ils ne soient point alors constatés et agréés déjà par Sa Majesté[4]. »

Heureusement les premiers à qui il avait à parler n’étaient ni les plus difficiles à intimider, ni les moins prêts à comprendre la menace même faite à mots couverts. Sur la route même de Francfort, Belle-Isle devait traverser les trois électorats épiscopaux qui bordaient la rive gauche du Rhin, Trêves, Cologne et Mayence. La situation de ces petites souverainetés était singulière. Elles formaient entre les grands états qu’elles séparaient une lisière de territoire pacifique qu’on appelait par un sobriquet expressif la rue des curés (Pfaffengasse) Leur qualité à moitié ecclésiastique les rattachait naturellement à l’Autriche, représentant attitré de l’union de l’église et de l’empire. Mais leur condition de voisines, presque d’enclaves de la France, les condamnait à servir régulièrement de routes militaires et en quelque sorte de têtes de pont à toutes les marches de nos armées au-delà du fleuve. Aussi, au moindre bruit d’une prise d’armes, soit à Strasbourg, soit à Metz, chacun de ces roitelets tremblait-ii sur son trône en miniature, et leur profession sacerdotale leur permettait de céder d’avance, sans manquer au point d’honneur, à la moindre apparence de force. Cette patience chrétienne était d’ailleurs, de toutes les obligations de leur état, la seule qu’ils se piquaient d’observer régulièrement, car ces princes-évêques du XVIIIe siècle, sans être des saints, à beaucoup près, étaient loin de rappeler les prélats guerriers et politiques dont le moyen âge avait donné de brillans modèles. Du prêtre ils gardaient au moins l’humeur pacifique; rien de moins austère que leurs mœurs, mais rien de chevaleresque ni même de mâle dans leurs écarts. C’étaient des cadets de grande maison, entrés dans les ordres par convenance et pour soutenir la grandeur de leur race, et qui ne songeaient qu’à remplacer les joies et les soucis de la famille par les jouissances d’une vie molle et d’un luxe puéril. Nul lien d’affection héréditaire n’attachait d’ailleurs ces maîtres d’un jour aux populations douces, mais indifférentes, que le suffrage de quelques chanoines les avait appelés à gouverner. Ainsi affranchis de tous les devoirs, on oserait presque dire privés de tous les attributs de la virilité royale, ils languissaient dans une longue enfance, s’abandonnant à toutes les influences subalternes qui assiègent la vieillesse égoïste des célibataires.

Les dépêches du maréchal de Belle-Isle, datées de ces petites résidences, tracent de leur intérieur un portrait dont la vivacité comique en fait de véritables tableaux de genre. On me pardonnera peut-être de m’en être assez amusé pour m’y arrêter un instant. Si c’est une digression, elle a son prix comme peinture d’un état de mœurs qui explique beaucoup des événemens d’alors et que rien aujourd’hui ne rappelle plus.

La première visite de l’ambassadeur est rendue à l’électeur de Trêves, faisant séjour dans son palais de Coblentz. Avant l’arrivée, un envoyé exprès était venu régler le cérémonial de la réception, dont, en homme qui connaissait son monde, Belle-Isle avait arrêté d’avance les moindres détails. Saint-Simon lui-même, si difficile sur l’étiquette à exiger des princes étrangers, n’y aurait trouvé rien à redire. Il fut convenu que le prince viendrait au-devant de l’ambassadeur à l’entrée de son appartement et prendrait la main qui lui serait tendue pour le conduire à un fauteuil pareil au sien. A dîner, même égalité, deux sièges en tout semblables, placés à côté l’un de l’autre, sur la même ligne et sous un dais de même grandeur : chacun des deux convives d’ailleurs servi par ses propres pages, en même nombre, dans une vaisselle d’or. Le roi serait venu en personne qu’il n’eût pu demander davantage, mais ce qui attesta bien mieux encore la réalité de la représentation royale, ce fut le tremblement qui saisit le pauvre prince lorsqu’il se trouva face à face avec l’image vivante de son redoutable voisin. La sueur lui dégouttait le long du visage; à peine s’il pouvait trouver ses mots et achever ses phrases.

L’entrevue fut d’autant plus pénible qu’au bout de quelques minutes on put s’apercevoir, et l’électeur fut forcé de convenir, qu’une infirmité contractée à la suite d’une blessure qui n’avait rien de glorieux (c’était un accident de chasse) lui rendait impossible, sous peine de cuisantes souffrances, de rester en société plus d’un quart d’heure de suite. Naturellement le maréchal eut la charité de le mettre à l’aise ; mais cette politesse n’en eut pas moins un effet très gênant, quand le lendemain il s’agit de parler d’affaires. L’entretien ne pouvait manquer de rouler sur l’élection future, et le maréchal se mit en devoir de démontrer à l’archevêque l’intérêt qui commandait à un prince indépendant d’échapper au joug autrichien et l’intérêt plus grand encore, pour un souverain des bords du Rhin, de prévenir le retour de collisions dont ses sujets étaient toujours les premières victimes. Mais toutes les fois que l’argumentation, tendant à sa conclusion, devenait pressante, l’interlocuteur avait une raison qui ne l’était pas moins pour se dérober à la force du raisonnement et à la nécessité d’y répondre. C’était toujours à recommencer.

Belle-Isle ne tarda même pas à s’apercevoir que cet état maladif avait une autre conséquence qui n’était guère moins risible, bien que plus grave; c’était de lui faire trouver sur son chemin des scrupules de conscience qu’il ne s’attendait pas à rencontrer. Il avait emporté de Versailles un crédit ouvert pour faire valoir au besoin, en faveur de ses desseins électoraux, des raisons tangibles qui produisaient habituellement leur effet sur de petits princes toujours dépensiers et toujours besogneux, servis par des ministres qui n’étaient pas toujours incorruptibles. Mais dès qu’il voulut toucher ce point délicat avec un conseiller qu’on lui avait désigné comme particulièrement accessible à ce genre de considérations : «Rien de pareil, du moins en ce moment, dit le prudent serviteur; dans les circonstances actuelles, ce serait tout gâter. L’électeur se sait malade et a toujours la mort devant les yeux : sa conscience dont il parle sans cesse n’est pas un prétexte. Je me bornerai donc à lui dire que vous n’avez pas cru devoir lui faire d’offre ni pour lui ni pour sa famille, bien que vous fussiez autorisé à faire; cela ne peut produire que bon effet, parce que, si les scrupules subsistent, l’électeur saura gré de cette circonspection; et si, au contraire, sa santé se rétablit et qu’il agisse suivant les vues de Sa Majesté, il sera temps alors d’aller plus avant. — J’ai approuvé cette tournure, écrivait Belle-Isle, et je saurai à Francfort, par le dit sieur Coltz (c’était le nom de ce conseiller si bien avisé) comment se sera passée sa conversation avec son maître sur cet article. Son Éminence verra donc que jusqu’à présent je n’ai pris d’engagement dans cette cause que pour une grosse abbaye avec le suffragant et à M. Coltz une promesse générale, si l’électeur donne sa voix… Cela ne passera pas 100,000 francs, le tout payable après l’élection faite avec le suffrage de leur maître. On gagnera aussi à bon marché le médecin et un valet de chambre qui lui sert à écrire les choses secrètes… Il résulte de ce détail que le roi n’aura pas grand argent à débourser ici avant l’élection[5]. »

À Cologne, ou du moins à Bonn, où résidait l’archevêque-électeur, c’était une autre comédie avec des incidens différens, mais non moins piquans. Là, il semblait que tout irait de soi, l’électeur étant le propre frère puîné de celui de Bavière et devant donner d’emblée les mains à l’élévation de sa maison. Mais, tout au contraire, Belle-Isle eut le chagrin d’apprendre, en arrivant, qu’au lieu de pouvoir compter sur un concours fraternel, il tombait en plein dans une rivalité domestique. Les deux frères s’étaient querellés dès leur jeunesse pour le partage des diamans de leur mère ; puis, quand le cadet était devenu souverain, l’aîné, oubliant qu’il avait désormais en lui un égal, avait prétendu continuer à le tenir en lisière et lui avait même adressé sur le choix de ses ministres des remontrances peu ménagées. L’autre s’était regimbé, et, depuis lors, il suffisait qu’à Munich on exprimât un vœu pour qu’à Cologne on s’empressât de le contrecarrer. Naturellement le pupille émancipé n’éprouvait qu’un désir assez médiocre de voir élever au rang suprême le tuteur dont il se vantait d’avoir secoué le joug. L’Autriche exploitait habilement cette faiblesse, et son ambassadeur à la diète, le comte Colloredo, qui avait devancé Belle-Isle à Bonn, venait d’en partir, emportant avec lui la reconnaissance de la royauté de Marie-Thérèse, ce qui, de la part d’un cadet de Bavière, équivalait au désaveu des prétentions de sa famille. Il laissait les ministres et tout l’entourage de l’électeur gagnés d’avance à l’Autriche et même enrôlés à sa solde.

Le résident de France, le comte de Sade, était seul pour faire tête à l’orage, mais il s’en tirait avec adresse et sang-froid. C’était, si on en juge par sa correspondance, un homme d’esprit, cachant beaucoup de finesse sous une franchise apparente et possédant ce fond de gaîté intarissable que les gentilshommes français portaient alors dans les affaires aussi bien que sur les champs de bataille. Ne pouvant emporter l’obstacle d’assaut, il s’ingéniait à le tourner, et, laissant à d’autres la charge de gouverner le prince, lui, faisait mine de ne songer qu’à le divertir. Par une conversation piquante, par des saillies originales, il trompait l’ennui de son oisiveté et s’était rendu le compagnon inséparable de tous ses plaisirs. Il s’astreignait même à partager ses dévotions officielles et obligatoires pour en alléger le poids. Peu à peu, aux camaraderies joyeuses succédaient les épanchemens et les confidences. Il ne s’agissait d’abord que d’affaires de cœur. Le diplomate, comprenant à demi-mot les insinuations, se chargeait d’arranger chez lui, tout exprès, de petits soupers fins où un prélat peu sévère venant sans cérémonie pouvait rencontrer les belles dames de sa connaissance sur un pied de familiarité que ne permettait pas le décorum du palais épiscopal. Puis, le lendemain de ces fêtes discrètes, l’hôte auguste était prié d’accepter, en guise de petits cadeaux pour entretenir l’amitié, des objets d’art ou de prix tout récemment apportés de France et qui avaient paru fixer son attention. La galanterie ouvrait insensiblement la porte à la politique. Quand le prince était pâle et avait passé une mauvaise nuit, on l’accablait d’affectueuses interrogations sur sa santé, à quoi il répondait souvent avec un soupir que les affaires publiques lui donnaient bien du souci, et parfois il s’oubliait jusqu’à laisser voir que, s’il avait à se plaindre de son frère, il n’était pas non plus sans remords de suivre des conseils contraires à l’intérêt de sa famille. De singuliers aveux lui échappaient : il convenait qu’il s’était un peu pressé de saluer la reine de Hongrie; mais c’est qu’il avait promis cette reconnaissance autrefois à l’empereur son père, en même temps qu’il recevait de lui un don de 100,000 florins, et son directeur lui assurait qu’il ne pourrait se dédire sans rendre l’argent. Enfin, de confession en confession, il en vint un jour à raconter à de Sade lui-même que la cour de Vienne le pressait fort de signer un traité secret par lequel il s’engagerait à observer une neutralité absolue dans tout conflit où l’Autriche serait engagée : on lui promettait en échange de lui faire toucher les revenus des commanderies de l’ordre teutonique dont il était titulaire, mais dont la maison de Prusse s’adjugeait depuis deux siècles, sans scrupule, tous les profits. « Que dois-je faire? disait-il; je vous avoue que je n’en dors pas. » De Sade, évitant de paraître trop pressé de relever l’ouverture, lui conseilla simplement de prendre des calmans et d’éloigner toutes les préoccupations qui le fatiguaient. « Ah! reprit alors le prince attendri, vous êtes un véritable ami; il n’y a que vous qui m’aimiez. Si vous n’étiez pas l’envoyé de France, je ne me conduirais que par vos avis. Mais on prétend que je ne dois rien vous dire, parce que, si je vous raconte quelque chose, vous irez tout rapporter au ministre de Bavière[6]. »

De Sade n’avait pas tort de croire qu’il gagnait ainsi chaque jour un terrain dont, l’heure venue, les affaires pourraient profiter : mais ce travail latent, fait sans avoir l’air d’y toucher, ne pouvait qu’être gêné et nullement aidé par l’arrivée solennelle d’un ambassadeur en grand appareil. Non qu’en son temps Belle-Isle n’eût pu, comme un autre, jouer d’adresse et faire le bon compagnon; mais enfermé aujourd’hui dans sa haute dignité, il ne lui était pas permis de compatir ainsi aux faiblesses humaines. Aussi, sa visite solennelle, qui ne pouvait être que de courte durée, fut-elle accueillie avec une déférence froide et cérémonieuse qui put le tromper lui-même sur son effet, mais qui ne fit point illusion à de Sade. — « M. de Belle-Isle est arrivé lundi, écrivait celui-ci le 22 mars : tout tremble, tout fléchit devant lui : l’électeur lui-même craint sa présence ; mais je crains bien que cette présence n’ait fait qu’assoupir les cabales sans les éteindre. » effectivement, quand l’ambassadeur fut parti, emportant de vagues protestations de respect et de dévoûment pour le roi de France, de Sade n’eut pas de peine à s’apercevoir que l’électeur le boudait et le tenait à distance, et comme il insistait pour connaître le motif de sa disgrâce, il obtint cette réponse sèche : « Vous avez fait venir M. de Belle-Isle pour me gronder comme un enfant[7]. »

Il faudrait citer ici en entier les dépêches du spirituel résident et l’entendre expliquer lui-même comment une tendre réconciliation suivit cette rupture momentanée, et comment, pénétrant alors plus que jamais dans la confiance de l’électeur et abordant enfin la politique, il vint à bout, à force de caresses et de menaces, ou suivant son expression, de fadeurs et d’injures, d’obtenir de lui l’engagement qu’il se conformerait au vœu de la France et le renvoi du traité dont l’Autriche avait demandé la signature. La dernière scène, en particulier, perdrait tout son prix si on ne laissait au principal acteur la parole pour la raconter.

« Il est question, depuis quelques jours, écrit-il au ministre, d’un voyage à Arenberg (maison de chasse dans le voisinage de Bonn), et il était décidé que l’électeur n’irait pas si les ministres étrangers voulaient le suivre... J’ai paru extrêmement froid quand on a parlé de ce voyage,.. puis quand le jour a été pris et qu’il n’y avait plus moyen de reculer, j’ai été dire à l’électeur que je ne voulais pas le quitter, que je serais au désespoir si j’étais quatre jours sans le voir. Il s’est mis à rire et m’a représenté tous les inconvéniens du voyage. Je l’ai assuré que ce qu’il y avait de plus affreux pour moi était de rester à Bonn sans lui. Il a paru bien aise de ma résolution, mais il m’a prié de ne pas dire qu’il y eût consenti, et de partir un jour après lui, parce qu’il ne veut pas des autres... J’ai été ravi d’obtenir cette triste grâce et je ne pouvais donner au roi une plus grande preuve du désir que j’ai de faire mon devoir... Le pays, les chemins et l’air sont réellement affreux. On va à la chasse des coqs de Limoges[8] à deux heures après minuit, et pour ne pas manquer le moment on va coucher dans le bois : l’électeur a une chambre de planches, et nous coucherons sous des arbres qui n’ont guère de feuilles. »

La partie de chasse a lieu, et c’est là en pleine forêt et au milieu de la nuit que le résident, feignant de recevoir un courrier de Versailles, prend en quelque sorte l’électeur à la gorge pour obtenir de lui une décision positive. — « Je lui dis que j’avais ordre du roi de savoir ses intentions sur le traité proposé par la reine de Hongrie. Il me dit qu’il n’était pas en lieu pour cela et qu’il fallait attendre qu’il fût de retour à Bonn. Je lui dis que le roi avait grande envie d’avoir un coq de Limoges. Il me dit qu’il n’y avait qu’à renvoyer le courrier avec un coq et lui donner le temps de se décider sur sa réponse. — Je répondis que le coq serait fort mal reçu s’il arrivait tout seul, et que mon courrier ne partirait pas sans cette réponse... Malheureusement nous étions au milieu d’une forêt sans papier et sans encre... Nous en revînmes hier, et ce matin, il m’a envoyé chercher et m’a dit que son parti était pris de ne jamais se séparer du roi. Je voulus lui embrasser les genoux, il se jeta à mon cou, nous avions tous deux les larmes aux yeux. Il me dit que je le tirais d’un grand abîme, qu’il était prêt à se perdre. Il a envoyé chercher le grand-maître, lui a donné une clé de ses papiers, il lui a dit de prendre dans son tiroir le traité que la reine de Hongrie avait envoyé, de le rendre à son agent de Cologne, et de lui dire qu’il était engagé avec la France et qu’il ne voulait plus rien écouter. Il m’a demandé ensuite si je voulais qu’il écrivît au roi; je lui dis que je croyais que le roi recevrait avec plaisir les assurances de son attachement. Il s’est mis à écrire : je suis sorti : il est venu me chercher pour me montrer sa lettre et m’a demandé si j’étais content ; je lui ai dit que oui. Il m’a demandé si je voulais qu’il demandât quelque chose au roi pour moi. — « Oui, lui ai-je dit, qu’il me laisse auprès de vous toute ma vie. » — Nous nous sommes quittés fort contens l’un de l’autre : mais gardez-vous bien, monseigneur, de m’accorder cette grâce. — J’ai été obligé de dire que le roi voulait un coq; Vous pouvez le garder, pourvu que vous me disiez dans votre première lettre que le roi a été content du présent qu’on lui a fait. Au reste, cet oiseau ne vaut rien à manger, tout au plus en pâté froid[9]. » — Et pour ne pas sortir des détails de cuisine, de Sade donnait quelques jours après cette preuve éclatante de la haute faveur qu’il avait su conquérir. « Mon cuisinier, écrivait-il, travaille quelquefois pour l’électeur. L’électeur mange volontiers de ce qu’il fait et annonce les plats qu’il a faits. Quand l’électeur en a pris, ils font le tour de la table. Tant que M. de Colloredo a été ici, aucun de son parti n’a osé en manger; à présent, ils en mangent tous et les louent. » « L’électeur, ajoutait-il encore quelque temps après, ne met plus de bornes à sa confiance. Il y a huit ou dix jours que le grand écuyer lui demanda comment il faudrait donner des perruques à son cocher pour son entrée à Francfort. Selon sa coutume, il a répondu : « Demandez au comte de Sade. » Le grand écuyer est sorti en disant « Que le comte de Sade et les perruques aillent à tous les diables[10]! »

Mayence était un théâtre plus important que Trêves et Cologne. L’archevêque était investi de la dignité d’archichancelier d’Allemagne et de doyen du corps électoral. En cette qualité, il était chargé de convoquer et de présider la diète, ce qui lui donnait la facilité de fixer la date de la réunion au moment qu’il pouvait juger propre pour les vues qu’il désirait favoriser; de plus, c’était à lui, dans le cas présent, à résoudre, au moins par une décision provisoire, une question très délicate qu’on commençait à soulever. La maison d’Autriche ne jouissait d’autre droit électoral que celui qui était attaché à la couronne de Bohême. En reconnaître l’exercice à Marie-Thérèse, c’était donc trancher d’avance le débat élevé entre elle et l’électeur de Bavière, et la princesse avait compliqué elle-même la difficulté en transférant son droit litigieux à son époux, en même temps qu’elle lui donnait la régence de ses états. Quelle valeur avait cette délégation, et la voix de Bohême représentée par le grand-duc de Toscane serait-elle comptée au même titre que les autres dans le nombre des suffrages? En l’appelant ou en l’écartant, le jour de l’ouverture de la diète, l’électeur de Mayence préjugeait la question par un avis qui, sans être définitif, aurait un poids considérable. Aussi, là encore, plus qu’à Cologne, Colloredo s’était pressé de prendre les devans, et Belle-Isle trouvait la place déjà gardée ; un instant même, il put craindre qu’on ne voulût pas le recevoir. L’audace eût été trop grande, et le soupçon n’était pas fondé. L’électeur, au contraire, en recevant des mains du résident de France la lettre qui annonçait l’arrivée de l’ambassade extraordinaire, la pressa sur son cœur et la baisa avec respect. « Assurez le roi, avait-il dit, que je regarde comme un grand bien qu’il veuille nous aider de ses bons offices. Je me flatte pourtant, ajoutait-il d’un air railleur, que la bienveillance qu’il nous témoigne n’est pas du même aloi que celle que le roi de Prusse jurait l’autre jour à l’archiduchesse <[11]. »

Belle-Isle prit son parti d’agir de vigueur et de marcher droit sur l’obstacle : on lui signalait comme la principale difficulté l’opposition du neveu de l’électeur, le comte d’Elz, tout-puissant, disait-on, sur l’esprit affaibli de son oncle, et on croyait savoir même le chiffre exact de la somme que Colloredo lui avait donnée pour s’assurer de son concours. Belle-Isle le fit venir et lui posa sans détour, à brûle-pourpoint, l’alternative suivante : un million de livres déposé chez tel banquier qu’il indiquerait et qui pourrait être touché vingt-quatre heures après l’élection si le suffrage de l’archevêque était conforme aux vues de la France; si cette offre était refusée, le roi connaîtrait qui était son ennemi et, en cas de guerre, saurait s’en souvenir. On pouvait même prévoir l’éventualité où l’archevêque, qui était vieux et infirme, viendrait à mourir, et en ce cas on saurait bien rendre le séjour de Mayence intenable pour sa famille, qui n’y était pas populaire. Le neveu, tout étourdi de cette charge à fond de train, balbutia quelques mots sur les engagemens d’honneur qui avaient été pris avec Charles VI avant sa mort, puis finit par se rendre à discrétion, du moins en apparence, sous la condition que la transaction resterait enveloppée du plus profond secret. « Soyez tranquille, reprit Belle-Isle, je serai bien aussi discret que l’a été le comte Colloredo sur les cent mille francs qu’il vous a donnés. » Grande indignation du comte d’Elz, qui jura que c’était une calomnie. « Comment peut-on croire de pareilles choses? s’écria-t-il. Ne sait-on pas que le grand-duc de Toscane est un avare qui ne veut jamais rien payer ? » Là-dessus Belle-Isle, qui au fond ne tenait pas non plus à ce que le marché fût connu, termina l’entretien en avertissant son nouvel associé que, pour peu qu’il en laissât transpirer la moindre chose et surtout qu’un agent autrichien en eût connaissance, on lui enverrait de France par la poste un démenti public et catégorique[12].

En rendant compte de cette conversation au ministère, Belle-Isle exprimait la contrariété qu’il éprouvait de voir toujours opposer des engagemens de conscience aux offres sagement intéressées qu’il faisait valoir. « Ces engagemens pris pour l’exercice d’un droit souverain sont certainement illicites, disait-il. Ne pourrait-on pas faire faire une consultation par d’habiles docteurs pour en prouver la nullité et leur donner l’épithète qu’ils méritent?.. Cette consultation pourrait être très utile pour franchir les scrupules de l’électeur de Mayence, feints ou réels, et ceux de l’électeur de Trêves, que je crois plus sincères, en leur faisant faire de sérieuses réflexions. »

Rien n’allait mieux aux allures d’esprit du cardinal que cette double opération mi-partie pécuniaire et mi-partie théologique ; aussi s’empressa-t-il de faire répondre : « Le roi a voulu lire lui-même d’un bout à l’autre la dépêche par laquelle vous rendez compte de la longue conversation que vous avez eue avec le neveu et dans laquelle vous avez épuisé la matière. Il a paru n’y être pas insensible et je ne désespère pas qu’à votre retour, vous ne le trouviez disposé à vous donner sa promesse par écrit. Au surplus, vous avez pris une précaution très nécessaire en lui disant que vous lui donneriez un démenti en forme s’il osait révéler ce que vous lui aviez confié. Je vais faire travailler à la consultation pour prouver la nullité des engagemens que quelques électeurs ont pris avec le feu empereur, et votre idée à cet égard me paraît d’autant meilleure que les principes sur cette matière sont faciles à établir et que la cour de Vienne n’oserait les contester. Quand cette consultation sera faite, Son Éminence examinera sous quelle forme on devra la présenter au public, l’avis des docteurs français ne pouvant être que suspect en pareille matière[13]. »

De Mayence, Belle-Isle, ayant soin d’éviter Munich, de crainte de trahir trop ouvertement ses préférences, se rendit en droiture à Dresde. Là, enfin, quittant avec lui le territoire ecclésiastique, il semble que nous devrions en avoir fini avec ce mélange de religion apparente et de corruption frivole, avec ces intrigues de sacristie et d’antichambre qui ne répugnent à personne plus qu’à des lecteurs chrétiens de nos jours. Effectivement, le changement d’atmosphère eût été brusque si Auguste III, électeur de Saxe et roi de Pologne, eût ressemblé même de loin à son père Frédéric-Auguste, qui l’avait précédé dans cette double souveraineté. Celui-là, le rival parfois heureux de Charles XII, était (tous les lecteurs de Voltaire le savent) un aventurier de grande race qui ne se piquait pas plus de constance en religion que de fidélité en amour ou en politique. « Il était, dit le spirituel historien Lemontey, luthérien de naissance, catholique par ambition, et musulman par ses mœurs. » Son existence s’était écoulée à prendre, à perdre, et à reprendre une couronne et, chemin faisant, à choisir et à quitter des maîtresses de toute sorte et de toute condition. Après avoir débuté comme un héros de roman, il avait fini comme un pacha dans son sérail.

Mais le fils n’héritait ni des vices ni des qualités du père. Las du spectacle d’agitation et de désordre qui avait troublé sa jeunesse, il s’était réfugié de bonne heure dans une dévotion mal entendue qui ne fortifiait pas son naturel craintif. Il ne songeait qu’à assurer au meilleur marché possible, avec son repos en ce monde, son salut dans l’autre, et pour être plus sûr de ne pas manquer son but, il avait confié un de ces soins à un jésuite italien, le père Guarini, et l’autre à un ministre protestant, le comte de Brühl. Il ne prenait de résolution qu’avec le conseil du moine et n’en exécutait aucune sans le concours du favori. Les deux directeurs ayant le bon esprit de marcher d’accord, il restait libre de se livrer à ses goûts naturels, l’exercice de la chasse et la recherche de ces magnifiques objets d’art dont le musée de Dresde lui doit l’inappréciable collection.

Deux sujets de souci troublaient pourtant ses veilles, l’humeur farouche de ses sujets de Pologne et l’ambition remuante de ses voisins de Prusse. Depuis surtout que le trône était occupé à Berlin par un jeune prince qui mettait tout en rumeur, ses alarmes de ce côté ne lui laissaient plus de relâche. Vainement Frédéric, avant même d’entrer en Silésie, lui avait-il proposé de s’associer à son entreprise avec promesse d’en partager les bénéfices. Ces avances ne lui semblaient qu’une preuve de perfidie. Il était convaincu (et il n’avait pas absolument tort) que le fourbe ne songeait qu’à le brouiller avec l’Autriche et à créer ainsi un péril de plus pour Marie-Thérèse, afin de faire capituler la princesse à meilleure condition, sauf à se retourner ensuite contre ceux qu’il aurait compromis. Quant à la reine sa femme, à qui il portait avec une fidélité inviolable toute l’affection dont une âme égoïste est susceptible, c’était une fille d’Autriche, très émue naturellement de toute injure faite à sa race. Peut-être, à la rigueur, si on lui eût offert à elle-même de se considérer, à défaut d’héritier mâle, comme la tête de la maison et à ce titre de prendre la place de sa cousine, eût-elle prêté l’oreille à l’ouverture. Mais la proposition de faire la même substitution au profit de sa sœur cadette, l’électrice de Bavière, ne pouvait (Belle-Isle le savait d’avance) compter sur son agrément. Informés de ces dispositions, les ministres étrangers, autrichiens, anglais et russes, ne négligeaient rien pour les entretenir et surtout pour les confirmer par des engagemens positifs. On ne proposait pas à ce moment à Auguste III moins de deux traités à signer, l’un avec l’Autriche, assez semblable à celui qui était offert à l’électeur de Cologne, l’autre où seraient entrées la Russie et l’Angleterre et qui aurait fait peser sur Frédéric avant que la France se fut décidée, la menace d’une redoutable coalition[14].

Dans ce milieu si peu favorable, Belle-Isle ne pouvait espérer qu’un appui qui, bien qu’éloigné et absent, n’en était pas moins assez efficace. C’était celui du frère naturel du roi, le fils de la belle Aurore de Königsmark, Maurice, comte légitimé de Saxe, et déjà lieutenant-général dans l’armée française. Maurice était le premier né des innombrables amours de Frédéric-Auguste, et grâce, soit à ces souvenirs de jeunesse, soit à la précocité de son heureux naturel, il avait toujours été l’objet des prédilections de son père. Personne ne contestait d’ailleurs que, dans l’héritage paternel, le bâtard avait pris, en fait de qualités brillantes et viriles, tout ce qui n’était pas échu au fils légitime. C’est un genre de partage dont malheureusement pour la morale l’histoire a présenté plus d’un exemple. Loin de concevoir aucune jalousie de cette supériorité, Auguste III témoignait, au contraire, à son frère une affection souvent déférente et lui aurait assurément laissé prendre dans ses conseils une part prépondérante s’il lui eût convenu de rester en Saxe. Mais soit que le champ fût trop restreint pour le déploiement de ses facultés brillantes, soit que l’ambition se trouve toujours mal à l’aise sur les marches d’un trône où elle n’espère pas monter, c’était sur un théâtre plus vaste que le jeune homme avait paru dès le premier jour impatient de s’élancer. La France avait exercé sur lui de bonne heure le charme qui séduisait alors toutes les imaginations. Engagé dans nos armées, il vivait à Paris depuis près de vingt années, livré à tous les entraînemens d’une nature fougueuse, plongé dans un tourbillon de plaisirs qui ne lui faisait oublier ni le souci de la gloire ni même l’étude des secrets de l’art militaire, ne négligeant aucune occasion pas plus de se divertir que de se battre, animant par sa présence, amusant par sa verve intarissable aussi bien les camps que la cour ou les coulisses des théâtres, et aussi apprécié des gens de guerre qu’aimé des grandes dames ou des princesses de comédie. Une équipée brillante qui l’avait ramené dans le Nord avec l’espoir de s’emparer de la souveraineté de la Courlande ne l’avait éloigné que peu de mois de ce séjour favori ; cette prouesse n’avait fait que le mettre plus en vogue et le rendre plus épris que jamais d’aventure et de renommée. Il se tenait l’oreille au guet, prêt à répondre au premier appel de la fortune.

La mort de Charles VI lui avait paru sonner l’heure décisive de sa destinée. « Voilà le brouillamini général, écrivait-il sur-le-champ au comte de Brühl ; j’ai une part à y prendre. » effectivement, l’événement paraissait fait pour lui. N’ayant jamais oublié, malgré l’éloignement et l’absence, de quel sang il était sorti, une grande guerre où sa patrie d’origine et sa patrie d’adoption pourraient marcher de concert et où il pourrait travailler à la grandeur de sa famille, en restant dans les rangs, en prenant peut-être la tête de la première armée du monde, c’était le comble de ses vœux et l’idéal de ce qu’il appelait lui-même ses rêveries. Aussi était-il entré dans tous les projets de Belle-Isle avec un enthousiasme passionné. Il ne cessait d’écrire à Dresde lettres sur lettres, de jour en jour plus pressantes, pour préparer la voie aux ouvertures de l’ambassadeur français. Les occasions de revenir à la charge ne lui manquaient pas, car il n’avait jamais cessé d’entretenir avec son frère une correspondance assidue, et même de lui envoyer régulièrement une chronique, tantôt politique, tantôt mondaine, parfois même scandaleuse, de ce qui se passait à Versailles. Si les archives de Dresde se décident jamais à mettre au jour la collection de ces pièces curieuses, on y verra sans doute à ce moment les anecdotes et les commérages faire place à une suite d’excitations belliqueuses écrites dans une langue incorrecte, mais pleine de feu, que rend plus originale encore une orthographe vraiment fabuleuse. Mais c’était peu d’écrire, Maurice aurait voulu accompagner Belle-Isle de sa personne. Il se flattait que sa seule présence aurait enlevé le consentement de son frère et même fait finir la querelle de voisinage entre Dresde et Berlin. « Si je pouvais, écrivait-il à Belle-Isle lui-même, je proposerais d’aller en Saxe et en Silésie. Je crois que j’aurais mis en très peu de jours ces deux rois d’accord. Celui de Prusse m’aime tendrement... Je crois qu’il aurait plus de confiance en moi qu’en qui que ce soit que le roi de Pologne peut lui envoyer. Cela fait, je reviendrais et je me ferais fort de faire sauter le bâton, comme on dit, au roi de Pologne. J’admire votre étoile, ajoutait-il, vous allez être l’arbitre de la Germanie. Vous disposez du sort des états du royaume et des empires. Jamais mortel, depuis les Romains, ne s’est trouvé en pareille passe[15]. »

Fort de cet auxiliaire et guidé par ses conseils, Belle-Isle arrivait ayant déjà toutes ses batteries dressées d’avance. Il eut cette fois l’agrément d’être salué, en débarquant, le 15 avril, par une nouvelle qui était de nature à lui donner du courage. Une rencontre importante venait d’avoir lieu quatre jours auparavant dans les plaines de Molwiz, en Silésie, entre les troupes amenées d’Autriche par le maréchal de Neipperg et l’armée prussienne commandée par Frédéric lui-même. Bien que la journée fût demeurée longtemps incertaine et que les détails de l’action fussent confus et contradictoires, il était certain qu’en définitive le général autrichien battait en retraite et que les Prussiens restaient maîtres du champ de bataille. Cet échec imprévu jetait le parti autrichien à la cour dans une grande inquiétude ; la reine en ressentait tant d’émotion qu’elle avait dû, écrivait un diplomate, se purger par précaution, et le roi, ne sachant plus que penser, se rendait invisible. Profitant de cet avantage avec cette confiance qui est naturelle et peut-être nécessaire à ceux qui poursuivent lie grands desseins, Belle-Isle crut, pendant un instant, que tout allait céder devant lui ; et effectivement, à la suite de plusieurs entrevues avec les deux favoris, il avait déjà obtenu du père Guarini la promesse significative qu’il écrirait à ses supérieurs à Rome pour savoir si, en conscience, le roi de Pologne était tenu par les engagemens pris envers la pragmatique. Au bout de quelques jours, cependant, Belle-Isle put lui-même s’apercevoir que ce progrès était arrêté, que les adversaires reprenaient courage et relevaient la tête. On sut que le roi Auguste avait eu avec le ministre d’Autriche des entretiens dont celui-ci paraissait satisfait. Que se passait-il donc et quelle était la cause de ce temps d’arrêt? Il n’était pas impossible de le deviner, et en tout cas, on ne tarda pas à l’apprendre[16].

D’abord, quand on connut le récit exact de ce qui avait eu lieu à Molwiz, les circonstances qui avaient précédé la victoire furent de nature plutôt à rabaisser qu’à grandir l’idée qu’on s’était faite jusque-là du vainqueur. Tout le monde connaît cette singulière journée de Molwiz, dans laquelle Frédéric faillit faire à ses dépens l’apprentissage de la guerre et reçut sans les mériter les premières faveurs de la fortune. On sait que la bataille parut perdue pour les Prussiens pendant les premières heures, à ce point que Frédéric, croyant tout désespéré, opéra une retraite précipitée, et que ce fut son lieutenant, le maréchal Schwerin, qui, moins prompt à perdre courage, tînt bon, reprit l’avantage et décida le succès, en l’absence du général en chef. Frédéric lui-même est convenu longtemps après dans ses Mémoires, avec une bonne grâce qui ne devait plus guère lui coûter, des fautes de jeunesse et d’inexpérience qu’il avait commises. La principale paraît avoir été de s’être chargé lui-même de commander une des divisions de son armée, au lieu de rester au centre de l’action pour la conduire tout entière et la dominer. Son corps d’armée ayant lâché pied avant les autres, il se trouva enveloppé dans cette déroute partielle. Il a tiré de ce souvenir de très bons conseils à l’adresse des jeunes militaires pour les engager à ne pas croire trop tôt les parties perdues. Mais il n’en est pas moins vrai que sa retraite, bien que peut-être nécessaire, fut opérée avec une hâte qui lui donna tout l’air d’une fuite. Le roi étant beaucoup mieux monté que le reste de sa cavalerie, son cheval prit le devant sur tous les autres dans cette course en arrière, et il n’avait avec lui qu’une faible escorte quand il arriva devant la ville d’Oppeln, où il comptait se mettre en sûreté.

Mais, pour comble de malheur, cette petite ville avait été occupée à son insu, le matin, par un parti d’Autrichiens, de sorte qu’il fallut tourner bride au plus vite, sous peine d’être reconnu et pris. La nuit tombant sur ces entrefaites, la troupe fugitive dut se mettre à l’abri dans un moulin, où le roi passa, dans une angoisse un peu trop visible, ces longues heures d’attente. On prétendit même qu’on l’avait entendu invoquer la miséricorde de Dieu, ce qui n’était pas chez lui une médiocre preuve d’émotion. Ce fut là que, vers l’aube du jour suivant, un messager du maréchal Schwerin le retrouva pour lui annoncer sa victoire et le rendre à son armée, tout couvert, disaient les mauvais plaisans, de gloire et de farine.

Parmi les nombreux incidens de la journée qui prêtaient à rire, un des plus comiques et dont on s’amusait le plus, était la mésaventure de l’un des savans de l’intimité royale, le mathématicien Maupertuis. L’honnête géomètre, se souvenant qu’il avait servi dans les dragons et voulant à la fois faire sa cour et montre de sa valeur, avait tenu à accompagner son maître sur le champ de bataille. Mais on n’avait pu lui donner qu’une monture très médiocre (ce n’était pourtant pas un âne, comme l’a méchamment raconté Voltaire), de sorte que, quand il s’agit de s’en aller en vitesse, il fut, dès le premier temps de galop, laissé en arrière et parfaitement oublié par tous ses compagnons, y compris et surtout le roi, qui ne s’enquit absolument pas de son sort. Des hussards autrichiens l’arrêtèrent et le dépouillèrent de ses meilleurs vêtemens ; il fut conduit à Vienne dans ce triste appareil. Là seulement il fut reconnu et rhabillé aux frais de la reine de Hongrie. Quelques jours après il fut renvoyé à Berlin, pour être échangé avec le cardinal 41nzendorf que Frédéric remit en liberté, en disant que c’était tout profit de changer un cardinal contre un géomètre.

La raillerie allait donc son train et diminuait l’effet de la victoire. C’est ce que sentait Frédéric lui-même quand il écrivait à Voltaire avec une modestie d’assez bon goût : « On dit que nous avons battu les Autrichiens et je suis porté à le croire. » A la vérité, la raillerie est une consolation que les vaincus se donnent trop souvent et qui n’a jamais réparé leurs pertes. Frédéric, d’ailleurs, n’était pas homme à laisser longtemps les rieurs du côté de ses adversaires. Mais ce qui était plus grave, c’est le bruit qui se répandit que lui-même, soit dégoûté d’une première épreuve, soit pressé de mettre à profit un premier succès, ouvrait l’oreille à des propositions de paix. Un nouvel ambassadeur d’Angleterre, lord Hyndfort, jeune pair très en faveur auprès de Walpole, allait arriver à Berlin tout exprès pour tenter de nouveau un essai de conciliation, et l’on assurait qu’un accueil favorable l’attendait au camp prussien. On peut juger de l’impression que l’annonce de cette apparition produisit sur Belle-Isle, qui n’avait aventuré sa haute dignité au fond de l’Allemagne que sur la confiance d’y venir chercher un allié déjà en armes, et sur Valori, qui avait engagé son honneur à la suite de celui de Frédéric sur la certitude que l’alliance était chose faite et conclue.

Valori ne put cependant douter de ce changement de front, lorsque le 15 avril, quatre jours seulement après la bataille, ayant été trouver le ministre Podewils pour le féliciter et presser (ce qu’il ne cessait de faire depuis un mois) la signature du traité encore eu suspens, celui-ci lui déclara, non sans quelque embarras qu’avant de passer outre, son roi avait reconnu que quelques conditions nouvelles étaient indispensables. Il fallait qu’on lui garantît que, dans le cas où il serait attaqué par la Russie, la Suède et même le Danemark entreraient en lice pour le défendre. Il voulait de plus avoir le droit de se mettre en possession des duchés de Juliers et de Berg, si l’électeur palatin venait à mourir, sauf à les rendre, après la guerre, à ses héritiers. Enfin il fallait que la nature et la force effective du secours armé qui lui serait prêté par la France, fussent déterminées dans le traité par une stipulation expresse, au lieu d’être laissées dans le vague à la disposition de l’électeur de Bavière. Les menaces de la Russie, chaque jour plus instantes, rendaient, disait-il, ce surcroît de précautions nécessaire.

Il faut rendre à Valori la justice qu’il ne se méprit pas un instant sur la véritable intention qui dictait ces nouvelles exigences. Il comprit à demi-mot qu’on voulait se ménager un prétexte de rupture, ou du moins le temps d’attendre et de voir si on ne pourrait pas faire affaire ailleurs. En tous cas, eût-il été dupe de cette honnête manœuvre, pour les lecteurs des dernières publications prussiennes, cette illusion ne serait plus possible. On y peut lire en effet, cette instruction donnée en propres termes de la main même de Frédéric, le 12 avril, c’est-à-dire en sortant du moulin où il avait passé la nuit critique : « Quant à la négociation avec la France, il faudra la traîner sans affectation, en cajolant plus que jamais le de Valori. » Et le lendemain : « Vous connaissez mes intentions et combien il m’importe de traîner l’affaire et déménager soigneusement la France jusqu’à l’arrivée de mylord Hyndfort. En attendant, vous continuerez de négocier secrètement avec l’Angleterre et la Russie, afin de pouvoir prendre le parti le plus convenable, selon les circonstances présentes. » Quant à l’historien de la maison de Prusse, loin de dissimuler ce double jeu, il n’hésite pas à en faire honneur à son héros ; considérant son alliance avec la France comme l’acte dont il faut à tout prix justifier sa mémoire, il tient à bien établir qu’avant de recourir à cette fâcheuse extrémité, Frédéric avait épuisé tous les moyens dilatoires, y compris tous ceux que la dissimulation pouvait lui fournir[17].

Valori, tout troublé, appela à l’aide. Belle-Isle étant dans le voisinage, il le pressa de venir lui prêter son conseil, et Belle-Isle, tout aussi ému que lui, ne se le fit pas répéter deux fois. Laissant son œuvre inachevée à Dresde, sous un prétexte quelconque, il accourut à Breslau, où Valori vint le rejoindre, et, après avoir pris connaissance des nouvelles conditions proposées, il déclara qu’il prenait sur lui de ne pas les transmettre à Versailles, en même temps qu’il faisait demander au roi de Prusse sur un ton d’impatience un peu impérative, la permission d’aller le trouver à son quartier-général[18].

C’était presser les choses un peu plus fort que Frédéric ne s’en souciait. Aussi répondit-il courrier par courrier à Podewils de mettre tout en œuvre pour obtenir au moins quelques jours d’attente et de grâce. « Vous ferez en mon nom, écrivait-il, à M. de Belle-Isle un grand compliment sur son heureux voyage et sur l’envie que j’ai de lui parler. Mais, pour l’arrêter encore deux ou trois jours à Breslau, vous prendrez le prétexte que les chemins ne sont pas encore trop sûrs et qu’il faudrait envoyer une bonne escorte à laquelle je ne manquerais pas de songer. Mais il faut agir finement pour qu’il ne puisse s’apercevoir de rien. Vous devez venir ici quand le de Belle-Isle y viendra : vous le cajolerez à merveille. » Et deux jours après, voyant qu’il fallait bien s’exécuter, il ajoutait : « De la façon que disent vos nouvelles que s’est conduit le maréchal de Belle-Isle à Cologne, à Mayence et à Trêves, je le crois impérieux et absolu dans ses sentimens. Il voudra à toute force conclure, et moi je voudrais attendre l’arrivée du charlatan anglais pour me déterminer. Mais, en tous cas, il faut voir comment en flattant le de Belle-Isle au suprême degré, et en lui faisant entrevoir toute l’envie du monde de conclure, on pourra différer l’acte jusqu’au moment qu’on ait arrangé ses flûtes avec les Anglais... Il n’y a pas d’autre moyen que d’insister sur le secours de la Suède, sur l’alliance du Danemark, et de faire les peureux pour la Russie[19]. »

Enfin, le 26 avril, il fallut bien se décider à recevoir l’ambassadeur du roi de France, au camp de Brieg près de Molwiz, et rien ne fut épargné alors pour l’éblouir et le charmer. Une escorte de cent cinquante carabiniers, magnifiques d’équipement et de stature, vint le chercher à Breslau pour accompagner son carrosse : de distance en distance, des postes d’infanterie étaient disposés sur la route pour lui faire honneur : un corps de deux mille hommes vint au-devant du cortège, et Frédéric se tenait lui-même à l’entrée du camp.

Comme Belle-Isle, en descendant de voiture, lui exprimait tout de suite son regret et sa surprise d’arriver avant la signature d’un traité dont il croyait seulement venir assurer l’exécution, le roi évita de lui répondre en se mettant tout de suite en devoir de lui faire visiter le camp et de faire manœuvrer ses troupes devant lui. La visite se poursuivant naturellement dans une compagnie qui ne permettait guère les entretiens confidentiels, il n’y avait pas moyen de reprendre, ce jour-là, la conversation; le temps d’ailleurs était affreux ; le vent, la pluie et la neige ne se prêtaient guère aux conférences en plein air. Frédéric ne s’en plut pas moins à expliquer dans les moindres détails son organisation militaire et à raconter les incidens de la campagne avec une abondance et une volubilité de paroles où Belle-Isle remarqua sans peine l’intention de l’empêcher, lui, d’en placer une seule.

L’état de l’armée prussienne, dont tout le monde se disputait l’appui, était pourtant trop important à connaître pour qu’il regardât comme perdue une journée passée à l’étudier. Il a noté lui-même avec soin dans ses Mémoires la première impression qu’il en reçut. Aujourd’hui que la comparaison entre les armées française et allemande tient tant de place dans les préoccupations publiques, le jugement d’un maréchal de France qui avait combattu à Denain sur l’armée qui devait nous vaincre à Rosbach présente un intérêt rétrospectif que les historiens militaires apprécieront mieux que je ne puis le faire.

« Rien n’égale, dit Belle-Isle, la beauté et la discipline des troupes prussiennes; quelque idée qu’on puisse se faire de ces qualités, elle n’approcha pas de la vérité. Elles sont d’une élévation singulière et d’une si grande égalité qu’on croirait que tous les hommes sont faits dans le même moule. Il ne cessa pas de pleuvoir ou de neiger avec un vent de tempête continuel; cela n’empêcha pas le prince de me faire voir l’adresse et la vivacité avec lesquels (sic) ses troupes tiraient comme je viens de le dire. Je les vis faire cet exercice avec surprise, mais aussi dois-je dire que cette infanterie met toute sa confiance dans son feu. Elle n’apprenait et ne savait aucune évolution, elle ne se met jamais qu’à la hauteur, pour pouvoir déployer son feu, de sorte qu’il y a peu d’infanteries qui put tenir vis-à-vis de celle-là, si quelque obstacle entre les deux les empêchait de se joindre. Mais aussi elle ne tiendrait pas à l’arme blanche contre la nôtre où elle pourrait être jointe. La discipline que le feu roi avait établie dans ses troupes est au-delà de toute expression et poussée à un tel point que, lorsque ces troupes sont sous les armes, le corps est assujetti de manière qu’il ne leur est pas permis de relever la tête, et qu’ils sont toujours obligés d’avoir les yeux sur un chef qu’ils appellent Figelmann pour voir tous les mouvemens et les copier sur-le-champ. Il n’y a pas un seul officier dans un bataillon qui ne soit assujetti, lors de l’exercice, à faire tous les mêmes mouvemens que font les soldats, ou du moins à en faire qui y soient relatifs, en sorte qu’il sait l’exercice des soldats... et que pour que chacun à son tour sache le commandement pour sa division, on leur fait alternativement commander l’exercice pour le bataillon entier. Il serait bien à désirer que tous nos officiers fussent assujettis à la même règle[20]. »

Après la revue, Belle-Isle partagea avec le roi et ses officiers un dîner très sobre composé uniquement de trois plats : un de bouilli, un de rôti, un de légumes, sans aucun dessert; et où, en fait de vin, on ne servait que du vin de Champagne coupé d’eau. La durée du repas était pourtant assez longue, le roi restant quelquefois plus d’une heure en conversation après qu’on avait desservi. Ce soir-là cependant, il fallut bien accorder à Belle-Isle un entretien particulier, et il fut laissé en tête-à-tête avec Frédéric sous la tente royale, qui était éclairée par une seule bougie et si pauvrement établie qu’on y tremblait de froid et que des coups de vent menaçaient à tout moment de l’emporter.

Frédéric essaya bien encore de recommencer le jeu du matin, en pressant le maréchal de dire son avis sur ce qu’il avait vu, et de lui donner sur l’art militaire les conseils qu’un écolier novice avait le droit d’attendre d’un maître aussi éprouvé. Belle-Isle n’eut pas la faiblesse de donner dans le piège si grossièrement tendu à son amour-propre; au contraire, par un détour assez adroit, il profita de l’ouverture pour en venir enfin à l’affaire qui l’amenait.

Laissons-le parler lui-même : « Aux choses obligeantes et j’ose même dire un peu outrées qu’il dit par rapport à moi, je répondis avec tout le respect et la reconnaissance que je devais, et pris de là l’occasion de le presser de tenir sa parole en signant le traité. Je lui représentai qu’il me fournirait par là des occasions plus fréquentes et plus utiles de lui donner des conseils, puisqu’il me faisait l’honneur de m’assurer qu’il en fait cas. J’ajoutai à ce sujet les choses les plus fortes sur sa gloire, je lui représentai avec liberté que la conduite qu’il avait tenue depuis son entrée en Silésie avait été si irrégulière, par les différens discours qu’il avait fait tenir par ses différens ministres dans les cours de l’Europe, totalement opposés et contradictoires, que sa réputation en souffrait de fortes atteintes ; qu’il était presque généralement blâmé et désapprouvé, que cette seule considération aurait peut-être empêché tout autre que le roi et tout autre ministre que M. le cardinal d’écouter ses principales propositions et de vouloir entrer en alliance avec lui, dans de pareilles circonstances; que le manquement que je lui voyais faire de sa parole, donnée à M. de Valori, achevait d’y mettre le comble, si le public en était jamais informé ; et qu’outre la perte de sa réputation dont un jeune roi aussi accompli que lui et orné de tant de rares et grandes qualités devait être jaloux, il laissait échapper l’amitié et la confiance du roi dont il ne pouvait ignorer tout le prix et l’utilité ; que je lui demandais pardon de lui parler avec cette franchise militaire, mais que je savais qu’il en faisait cas, que c’était un effet de l’admiration que j’avais pour toutes ses vertus et que je ne pourrais lui donner une plus grande marque de mon attachement et de mon profond respect... Le roi de Prusse me répondit avec beaucoup de bonté qu’il m’en remerciait, qu’il m’en estimait davantage et était ravi que je lui parlasse de cette manière, que son dessein était bien toujours de s’allier avec le roi et qu’il était si pénétré de l’amitié que Sa Majesté lui avait marquée dans un temps où tout le monde lui avait tourné le dos qu’il ne l’oublierait de sa vie ; mais comme il se faisait tard, il ne pousserait pas plus loin ce jour-là, avec moi, la conversation, qu’il me donnait rendez-vous le lendemain après dîner, qu’il m’ouvrirait son cœur et qu’il était sûr que je ne le blâmerais pas. »

L’ouverture de cœur préparée par vingt-quatre heures de réflexion eut lieu en effet le lendemain, et le roi prenant la parole commença ainsi: « Lorsque j’ai pris le parti d’entrer en Silésie, j’étais bien assuré que c’était le seul moyen de me faire rendre raison par la cour de Vienne sur les justes droits que j’ai sur les quatre duchés qui ont été extorqués avec violence à mon aïeul et m’indemniser de tous les arrérages. J’ai compté que je serais soutenu par la France qui, ayant un intérêt aussi essentiel d’abaisser la maison d’Autriche et d’exclure le duc de Lorraine du trône impérial, pour marquer en même temps la reconnaissance qu’elle doit à l’électeur de Bavière, ne pouvait rien tant désirer que de trouver un prince de l’empire assez hardi pour attacher un premier grelot. J’ai bien connu que M. le cardinal (que j’ai fait sonder par Camas et à qui j’ai écrit moi-même) pacifique comme il est, ne voudrait jamais entrer dans une pareille voie si je lui proposais avant tout de l’entreprendre, mais je n’ai pas douté qu’il s’y rendrait après coup. »

Après cet exorde habile où il se donnait le mérite d’avoir pris les devans sur les desseins de la France et de s’être comme placé à l’avant-garde de l’ambition et de l’intérêt français, il exprima avec plus de liberté ce qu’il appelait ses justes plaintes. On avait profité de la hardiesse de sa résolution pour mettre en avant les prétentions de l’électeur de Bavière, mais pourquoi ne l’avait-on pas encore effectivement soutenu? Pourquoi l’électeur n’était-il pas encore sûr du degré où il pouvait compter sur le concours de la France?.. On avait laissé le temps à la reine de Hongrie de se remettre de sa surprise et de chercher à Saint-Pétersbourg, à Londres, à La Haye et même à Dresde, des alliés dont l’union était presque faite et contre lesquels on le laissait seul à se défendre.

Dans cette voie de récriminations Belle-Isle n’eut pas de peine à le suivre. « Pouvait-on, répondit-il, agir à Versailles et à Munich, tandis qu’à Berlin on tenait une conduite équivoque et des pourparlers en sens contradictoire? Si l’électeur faisait valoir par les armes ses prétentions personnelles, sans être assuré d’être appuyé au moins par un prince allemand de quelque importance, ne serait-il pas accusé de troubler l’empire et ne compromettrait-il pas ses chances d’arriver au trône impérial ? — « Ah! l’empire, s’écria Frédéric avec vivacité, c’est le plus fort qui a toujours raison, c’est le plus fort qui sera empereur! »

Belle-Isle se décida alors à lui faire comprendre qu’il voyait clair dans son jeu. « Votre Majesté me permet-elle de lui parler comme son serviteur et encore avec cette même franchise qu’elle ne désapprouve pas? « Il me dit que non-seulement il l’approuvait, mais qu’il l’exigeait. Alors je lui dis: « Sire, tout ce que Votre Majesté vient de me faire l’honneur de me dire pourrait être bon s’il s’agissait d’entamer aujourd’hui une négociation, mais elle me permettra de lui dire qu’après sa parole donnée à M. de Valori, toutes ces raisons ne valent plus rien. Il en résulterait que les engagemens de Votre Majesté dépendraient de l’événement, au lieu qu’ils doivent être aussi sacrés et inviolables, quand un grand prince comme Votre Majesté donne sa parole, que s’il y avait un traité signé. Le roi mon maître y compte, sur le compte que lui a rendu M. de Valori, et quel sera son étonnement quand il apprendra cette variation? Je supplie Votre Majesté de se mettre un instant à sa place. Ne peut-il pas croire que Votre Majesté n’a cherché qu’à l’amuser et ne s’est servie de la négociation que pour tirer un meilleur accommodement de la cour de Vienne, à qui elle en a peut-être fait la communication, aussi bien qu’à la Russie et aux puissances maritimes? Et Votre Majesté croit-elle que le roi aussi n’a pas été recherché de plus d’un accommodement et que la cour de Vienne elle-même n’ait pas fait et ne fasse peut-être pas actuellement des propositions avantageuses au roi pour la protéger et la défendre contre vos entreprises, et je ne serais pas étonné que la reine de Hongrie ne cédât à ce prix une province à l’électeur de Bavière plutôt qu’à Votre Majesté un seul village? Doutez-vous que la Saxe ne se joignît aussi avec empressement et croyez-vous que de pareils ennemis ne seraient pas plus à craindre pour Votre Majesté que la Russie?.. Où seraient, en ce cas, vos alliés ?.. » Le roi de Prusse, ému de ce discours, m’interrompit en me disant qu’il était persuadé que le roi et M. le cardinal avaient meilleure opinion de lui et ne porteraient pas un jugement si offensant. »

Bref, l’entrevue ne pouvant se prolonger, Belle-Isle dut se contenter des assurances suivantes : le roi ne croyait pas pouvoir procéder immédiatement à la signature du traité parce que cette conclusion, si elle était connue, ferait éclater sur sa tête un orage du côté de l’Angleterre et de la Russie et que les secours de la France n’étant pas encore prêts, ne seraient pas à temps de prévenir ce péril. Il allait en venir aux mains une fois de plus avec les Autrichiens: si la fortune le secondait encore, rien ne s’opposerait plus à l’alliance intime avec la France. S’il était obligé, par suite d’une défaite, de se prêter à une négociation, il la ferait traîner en longueur suffisamment pour laisser à la France et à la Bavière la liberté de lui venir en aide. En tout cas, il ne prendrait jamais aucun engagement contraire aux vues du roi et de l’électeur. Il prévenait d’ailleurs qu’il serait obligé de recevoir l’envoyé anglais et d’entrer en pourparlers avec lui, mais ce n’était que pour l’amuser et il ne fallait en prendre aucun ombrage.

Il n’y eut pas moyen de tirer un mot de plus, et Belle-Isle dut repartir avec ces assurances peu satisfaisantes, contenant à peine l’expression de sa méfiance. Ce qui l’inquiétait le plus, comme il le faisait observer lui-même, par une remarque assez fine, c’était la liberté du langage qu’on lui avait laissé tenir : il voyait là une marque de profonde dissimulation. « Les politesses que j’ai reçues, disait-il, et les marques d’infinie bonté dont il m’a comblé, pendant que sans sortir du respect qui lui est dû, je n’ai pas laissé de lui dire les choses les plus fortes et les vérités les plus dures et les plus pressantes, augmentent encore ma méfiance et mes soupçons, car du caractère dont est ce prince, il ne souffre pas volontiers qu’on lui parle aussi naturellement que j’ai fait[21]. »

Si l’on veut voir maintenant comment un homme de génie écrit l’histoire, il faut comparer ce compte-rendu, fait sous une impression toute vive et toute fraîche, avec le récit de la même visite rapportée par Frédéric, vingt années après, dans l’histoire de mon temps : « Le maréchal de Belle-Isle, dit-il, ambassadeur de France à la diète d’élection qui se tenait à Francfort, vint dans le camp du roi lui proposer, de la part de son maître, un traité d’alliance... Ce traité fut ébauché, mais, tout avantageux qu’il paraissait, il ne fut pas signé. Le roi ne voulait rien précipiter dans des démarches d’aussi grande conséquence, et il réservait ce parti comme une dernière ressource. Le maréchal de Belle-Isle se livrait trop souvent à son imagination. On aurait dit à l’entendre que toutes les provinces de la reine de Hongrie étaient à l’encan. Un jour qu’il se trouvait auprès du roi, ayant un air plus occupé et plus rêveur qu’à l’ordinaire, ce prince lui demanda s’il avait reçu quelque nouvelle désagréable. « Aucune, répondit le maréchal, mais ce qui m’embarrasse, sire, c’est que je ne sais ce que nous ferons de cette Moravie. » Le roi lui proposa de la donner à la Saxe pour attirer par cet appât le roi de Pologne dans la grande alliance. Le maréchal trouva l’idée admirable[22]. »

Il n’y a pas un mot de ce petit conte qui ne renferme une erreur et même une impossibilité matérielle. Belle-Isle n’avait besoin d’apporter et encore moins d’ébaucher aucun traité, puisque toutes les conditions en étaient d’avance déjà convenues. Et quant au trait de ridicule présomption qu’on lui prête, on voit combien peu il s’accorde avec l’état d’inquiétude où l’avait jeté la déloyale irrésolution du roi. Le fait n’en a pas moins été enregistré dans toutes les histoires du temps et n’a été négligé en particulier par aucun historien français.

A la vérité, ce qui a pu permettre de travestir à ce point la réalité des faits, c’est que, si peu content que Belle-Isle fût au fond de son entrevue, il fallut, de retour à Dresde, qu’il fit mine de l’être, sous peine de défaire lui-même tout le travail qu’il avait entrepris. Engagée comme l’était la France envers l’Allemagne, et lui-même envers Fleury, l’abandon de la Prusse, à moitié route, eût été un désappointement ridicule, dont l’apparence même devait à tout prix être évitée. Aussi, dès que la situation véritable fut connue à Versailles, Belle-Isle obtint-il l’autorisation d’aller, en fait de concessions nouvelles, aussi loin qu’il serait possible, afin d’arrêter l’infidélité de son volage allié. Valori reçut l’ordre d’en porter lui-même l’assurance à Molwiz, dans des termes qui n’étaient guère encourageans. car ils semblaient lui imposer la tâche ridicule de prendre le roi de Prusse par les sentimens. « Le roi de Prusse, disait le ministre dans sa dépêche, trouvera peu d’exemples d’une franchise pareille à celle dont le roi a usé à son égard; c’est à lui de voir s’il y a répondu. Il serait triste de voir un prince qui, dès sa première campagne, donne tant de preuves de valeur, d’intelligence et de talens militaires, se voir imposer et arracher pour ainsi dire des mains la victoire! M. le maréchal de Belle-Isle n’en parle qu’avec admiration et son récit n’a fait qu’augmenter l’estime qu’avait déjà Sa Majesté pour le roi de Prusse, et son regret de lui voir subir un joug qu’il ne pourra peut-être jamais secouer[23]. »

Où le principal acteur avait échoué, on ne pouvait guère se flatter que le second sujet réussirait mieux, même avec des complimens et des paroles doucereuses. Aussi Valori eut-il grand’peine à obtenir, pour les offres nouvelles dont il était porteur, un instant d’audience. On lui fit faire antichambre plus d’une semaine dans une assez triste attitude, le renvoyant d’un jour à l’autre, et détruisant le lendemain les espérances que la veille on lui avait laissé concevoir. Ce qui accroissait son embarras, c’est qu’au même moment lord Hyndfort paraissait reçu sans difficulté et que l’on attendait le retour d’un courrier, envoyé par lui à Vienne, avec des conditions d’accommodement dont les termes étaient inconnus, et tout le monde dans le camp faisait des vœux pour la fin des hostilités. « Je vous préviens que tout Berlin est Anglais, » avait dit Frédéric à Belle-Isle, en le quittant, et Valori ne le voyait que trop, car on ne se gênait pas pour dire tout haut, de manière qu’il pût l’entendre, qu’on saurait bien se passer des Français et mettre sans eux l’Allemagne en repos. Le seul qui ne prît pas part à ces vanteries était le ministre Podewils, qui, bien que plus prononcé qu’aucun autre dans le sens de la paix, semblait n’y pas compter. « Nous sommes tous pour la paix, disait-il à Valori, et je crois que nous avons raison, mais il n’en sera rien, je vous le promets, et vous nous aurez[24]. »

La vérité, que Podewils seul connaissait tout entière, c’est que Frédéric n’était ni plus décidé, ni plus sincère dans une négociation que dans l’autre et ne savait au fond de quel côté pencher. Mis en possession par la victoire de la conquête qu’il s’était arrogée, jouissant de voir aux portes de sa tente et presque à ses pieds, les envoyés des plus grandes puissances d’Europe, il laissait prolonger sans déplaisir une situation qui flattait son orgueil et dont l’issue ne pouvait lui être défavorable. De deux choses l’une : ou l’Autriche, abattue, allait se décider à capituler, ou l’inquiétude de la France la rendrait plus empressée dans ses offres de concours, plus souple et plus accommodante dans leur exécution. Dans les deux cas, il gagnait à se faire prier et à attendre.

Animé de ces dispositions, tout en faisant en public bon visage à lord Hyndfort, il le traita dans ses entretiens particuliers encore plus mal que Belle-Isle. Il lui demanda rudement compte du langage très défavorable à la Prusse que les envoyés anglais tenaient à Saint-Pétersbourg et à La Haye, et d’un vote du parlement britannique, qui venait d’accorder au roi d’Angleterre un subside de 300,000 livres sterling pour venir en aide, conformément à d’anciens traités, à l’Autriche en péril : — « Comment accorder, disait-il, ces dispositions hostiles avec les paroles conciliantes qu’on lui apportait? » Frédéric, en posant la question, pouvait mieux que personne y faire la réponse, car il savait parfaitement combien les désirs pacifiques du cabinet anglais étaient gênés par l’impatience belliqueuse du parlement. Il pouvait d’autant moins ignorer cette situation que Hyndfort était accompagné d’un envoyé hanovrien, chargé de lui faire connaître à l’oreille les sentimens et de plaider les intérêts particuliers du roi George. Mais il prit acte de ce prétendu grief pour élever très haut et surtout pour exprimer très sèchement ses prétentions. Il déclara qu’à moins de la cession complète et définitive de toute la Basse-Silésie (y compris la capitale de la province, Breslau), aucun accommodement ne serait possible. Lord Hyndfort essaya bien de marchander et de rabattre quelque chose de cet ultimatum; il offrait un ou deux duchés, à la place de quatre qui étaient demandés, avec telle citadelle qu’on pourrait désigner. Il ne put rien obtenir et dut transmettre à Vienne les conditions telles quelles, en donnant fort lui-même de les voir accepter[25].

Effectivement, si la victoire exaltait Frédéric, la défaite était loin d’abattre sa généreuse rivale. « On ne fut jamais, dit Voltaire, plus intrépide et plus impuissante. » Seule de tout son conseil, Marie-Thérèse avait reçu la nouvelle de l’échec imprévu de ses armes, non sans douleur, mais sans trouble et presque sans surprise apparente. Le jour même, elle écrivait de sa propre main au vieux maréchal Neipperg, qui offrait avec désespoir sa démission, pour le consoler et lui rendre courage. Elle lui ordonnait d’éviter toute nouvelle action jusqu’à ce que ses alliés en qui elle espérait encore eussent eu le temps de venir à son aide. Depuis lors, le vote du parlement anglais (le même qui irritait Frédéric), lui paraissait répondre à cette confiance, et quand le ministre Robinson vint lui apporter les propositions que son collègue lui envoyait de Molwiz, elle le prit tout de suite de très haut. C’était assez son habitude, d’ailleurs, de peu ménager ce diplomate, car le digne vieillard, séduit par sa grâce et touché par ses malheurs, s’était laissé prendre pour elle d’une admiration passionnée dont ses collègues le plaisantaient, et la princesse, sentant son ascendant sur lui, en usait sans beaucoup d’égards dans la conversation. Elle lui demanda tout de suite, sur un ton de fière ironie, comment il conciliait le rôle de porteur de paroles prussiennes qu’il venait remplir avec l’expression publique du vœu national de sa patrie : — « Et moi aussi, lui dit-elle, je désire fort un accommodement qui mettrait l’Allemagne en repos. Mais l’Angleterre m’obligerait beaucoup si elle voulait m’indiquer le moyen d’atteindre ce but sans violer la pragmatique, sans préparer la ruine de l’Autriche et mettre en péril l’équilibre de l’Europe. Pour moi, je n’en vois qu’un seul, c’est que l’Angleterre me fournisse tout de suite le secours d’hommes et d’argent que je ne cesserai de réclamer comme la stricte exécution des traités encore existans. » Et quant aux concessions de détail et aux propositions intermédiaires que lord Hyndfort avait cru pouvoir offrir en son nom, elle déclara qu’elle ne les avait jamais autorisées et qu’elle s’estimait trop heureuse que Frédéric les eût refusées[26].

Cette réponse intraitable coupait court à toute hésitation. A peine Frédéric en eut-il connaissance qu’il fit savoir à Valori qu’il était prêt à signer le traité. Des arméniens de la Russie, de sa coalition menaçante avec la Saxe et l’Angleterre, de l’épouvantail dont il avait essayé d’effrayer Belle-Isle, il ne fut plus même question, et comme Podewils, à qui on avait recommandé si récemment de faire le peureux, ayant quelque peine à tourner ainsi sur lui-même, présentait encore, pour la forme au moins, quelques objections, il fut vertement semonce et menacé d’être cassé aux gages comme vendu à l’Angleterre. Bref, le 7 juin, une convention était souscrite en deux parties : l’une publique, qui ne contenait qu’une alliance de défense mutuelle, conclue entre les deux rois de France et de Prusse pour une durée de quatorze ans ; l’autre secrète, consistant dans les quatre dispositions suivantes :

Le roi de Prusse consentait à promettre sa voix à l’électeur de Bavière et à renoncer à ses prétentions sur les duchés rhénans.

Le roi de France s’engageait à lui garantir la possession de la Basse-Silésie et à envoyer en Allemagne, dans un délai de deux mois, une armée de quarante mille hommes, et, de plus, à provoquer la rupture immédiate de la Suède et de la Russie.

Ces derniers points (dont l’un était d’une exécution difficile) étaient le profit net que Frédéric tirait de ses tergiversations intéressées. Le tout devait rester secret jusqu’à ce que les préparatifs de la France et de la Bavière fussent assez avancés pour que l’action pût commencer[27].

Une fois le parti pris, on aurait dit, à l’ardeur enthousiaste qui semblait s’emparer de Frédéric, qu’il n’avait jamais cessé de le vouloir et que tous ses vœux étaient comblés.

« Monsieur mon cousin, écrivait-il au cardinal, je viens de signer l’alliance avec le roi votre maître : je vous réponds que jamais vous n’aurez de plainte à me faire ni lieu de vous repentir de cette alliance. Je vous dispute à présent d’être meilleur Français que je le suis. » Et à Belle-Isle il ajoutait dans une effusion affectueuse qui ne pouvait se contenir : « C’est sur la foi de vos promesses et sur les choses que vous avez eu ordre de me dire au nom du roi votre maître, et sur l’estime infinie que je fais de votre habileté dans le métier de la guerre, que je viens de signer l’alliance dans laquelle vous m’avez invité : me voilà devenu meilleur Français que le maréchal de Belle-Isle et aussi fidèle à la France qu’aucun de ses alliés l’a jamais été... Je me réjouis d’avance d’admirer les manœuvres que vous ferez et des opérations qui, devenant des leçons pour tout homme de guerre, me serviront de secours et d’appui. Votre nom m’engage autant que les forces du roi votre maître à m’allier avec un prince qui ne peut être que bien secondé par vos services. Bavière aura ma voix : comptez en tout sur la Prusse comme sur la France; qu’on ne les distingue plus... Adieu, cher ami, que je brûle d’impatience de voir victorieux devant les portes de Vienne et d’embrasser à la tête de ses troupes comme je l’ai embrassé à la tête des miennes. Ne doutez jamais de la plus parfaite estime et de l’amitié la plus sincère avec laquelle je suis, mon cher maréchal, votre très fidèle et inviolable ami[28]. »

Et comme l’expérience lui avait déjà appris que les éloges directs font toujours moins de plaisir, parce qu’ils sont supposés moins sincères que ceux qui reviennent indirectement par la voix publique, il écrivait à Voltaire sans le prier de lui garder le secret : « J’ai vu et entretenu le maréchal de Belle-Isle, qui sera dans tout pays ce qu’on appelle un très grand homme ; c’est un Newton pour le moins en fait de guerre, autant aimable dans la société qu’intelligent et profond dans les affaires, et qui fait un honneur infini à la France, sa nation, et au choix de son maître. »

Le ton enthousiaste de cette épître dut paraître à l’esprit perspicace de Voltaire d’autant plus remarquable que, peu de jours auparavant, il en avait reçu une première sur un mode tout différent. Frédéric y disait tout simplement que M. de Belle-Isle et sa suite avaient fait l’effet de gens sensés, ce qui était d’autant plus curieux qu’en général, en Allemagne, tous les Français passaient pour des fous à lier. A bon entendeur un demi-mot suffit. Il ne fallait que ce contraste pour que Voltaire pénétrât le double jeu que son royal correspondant se plaisait à entretenir, et les vers suivans qu’il lui envoie en réponse étaient destinés sans doute à lui montrer qu’on l’avait compris. Le poète s’adresse aux divers diplomates qui faisaient queue à la porte de la tente de Frédéric et leur dit :

Hyndfort et vous, Ginkel[29], vous dont le nom barbare
Fait jurer de mes vers la cadence bizarre :
Veniez-vous près de lui, le caducée en main
Pour séduire son âme et changer son destin ?
Et vous, cher Valori, toujours prêt à conclure,
Veniez-vous de Ginkel déranger les mesures?
Ministres cauteleux, ou pressans, ou jaloux,
Laissez là tout votre art : il en sait plus que vous.
Il sait quel intérêt fait pencher la balance,
Quel traité, quel ami convient à sa puissance,
Et toujours agissant, toujours pensant en roi,
Par la plume et l’épée il sait donner la loi[30]

.


Ce fut à Nymphenbourg, résidence de l’électeur de Bavière auprès de Munich, où il s’était rendu en quittant Dresde, que Belle-Isle reçut les caresses de Frédéric et la nouvelle, plus flatteuse encore, de la signature du traité. Eût-il été insensible aux complimens (et on n’est jamais très difficile, ni très clairvoyant en cette matière quand on aime la gloire), le seul fait d’être tiré de peine et de sortir d’un faux pas l’eût disposé à les bien accueillir. Après des heures de mortelles angoisses, l’adhésion de Frédéric, soudainement obtenue, aplanissait comme par enchantement toutes les voies. Car ce n’était pas à Munich que Belle-Isle pouvait trouver aucune résistance. L’électeur, d’un caractère naturellement doux et de manières aimables, l’électrice dont la perspective d’une couronne comblait tous les vœux, le recevaient à bras ouverts, on le traitait en roi et en cousin, et, ce qui lui était plus agréable encore, on l’écoutait comme un oracle. Il avait avec le prince de longues heures de conférence pendant lesquelles il développait ses plans de campagne, en préparait les moindres détails, et il s’émerveillait de les voir très docilement agréés. Comme tous les gens pleins de leurs propres idées, qui s’écoutent parler et s’imaginent qu’on pense comme eux quand on ne les contredit pas, l’ardent ambassadeur prenait pour une intelligence facile ce qui n’était chez Charles-Albert que l’adhésion d’un esprit faible à des desseins qu’il comprenait trop peu pour être en mesure de les débattre. L’expérience devait faire voir que la même faiblesse rendrait ce médiocre prince incapable de les exécuter. Mais, en attendant, l’ascendant de Belle-Isle lui avait fait accepter des arrangemens qui s’accordaient avec ceux que le roi de Prusse se décidait enfin à souscrire, et pour comble de satisfaction, l’ambassadeur d’Espagne, le comte de Montijo, venait d’arriver de Francfort tout à point pour apporter l’accession de son gouvernement à cette alliance et la promesse d’une diversion utile dirigée par les troupes espagnoles contre les possessions autrichiennes d’Italie.

Ce fut donc avec un sentiment de contentement bien légitime que Belle-Isle envoya, le 6 juin, à Fleury, la lettre même qu’il avait reçue de Frédéric, mais il eut le bon esprit de rabattre quelque chose des éloges, ou plutôt l’habileté d’en reporter une part au cardinal lui-même. « Les louanges excessives, disait-il, que ce prince me donne et que je ne mérite que par mon zèle, m’auraient empêché d’envoyer cette lettre, si elle ne m’avait paru nécessaire pour confirmer tout ce que j’ai mandé. Je fais de tout mon cœur mon compliment à Votre Éminence, voilà le plus heureux dénoûment d’une négociation qu’elle a conduite avec autant d’habileté que de sagesse. Le grand-duc sera exclu du trône impérial, et Votre Eminence y fera monter l’électeur de Bavière. Elle aura la gloire d’abaisser pour toujours cette maison rivale et ennemie de la France ; elle confondra par la vigueur de ses opérations la haine et l’envie du roi d’Angleterre. Elle fera rentrer les Russes dans leurs anciennes bornes, jamais ministère n’aura été plus glorieux avec autant de modération. Il s’agit donc de consommer de si grandes choses, et comme je persiste de plus en plus dans mon opinion contre les malheurs de la guerre, puisqu’elle se trouve inévitable, il faut la faire avec promptitude et avec tant de succès qu’elle soit nécessairement courte... Toute l’Europe aura ainsi connaissance que Votre Éminence ne l’a faite qu’à la dernière extrémité et malgré elle ; elle fera au roi le plus grand honneur et va procurer au royaume une paix que Votre Éminence aura la satisfaction d’établir d’une manière aussi avantageuse que durable[31]. » Une lettre reconnaissante et en même temps pressante de l’électeur était jointe à celle du maréchal

Fleury, comprenant à demi-mot qu’il allait avoir à payer les frais de sa gloire et que la répugnance de Belle-Isle pour la guerre ne tarderait pas à se traduire en de nouvelles exigences d’hommes et d’argent, répondit sans illusion et avec un soupir : « J’ai reçu, monsieur, la lettre dont vous m’avez honoré avec celle de l’électeur, à laquelle je vais répondre aussi. Il mérite certainement par son attachement à la France, tout ce que le roi fait et fera encore pour lui. On doit le regarder comme le seul prince d’Europe qui ait de l’élévation, de la noblesse dans ses sentimens et de la suite dans ses desseins. Il est malheureux qu’il ne soit pas plus riche ni plus puissant, et quand je songe que nous n’avons quasi d’autres alliés que des princes fort mal dans leurs affaires, je ne laisse pas d’être effrayé de la guerre où nous allons entrer. J’avoue que le roi de Prusse, qui n’est pas dans ce cas, m’inquiète plus qu’aucun autre; il n’a aucune règle dans son esprit; il n’écoute aucun conseil et prend très légèrement ses résolutions sans avoir préparé auparavant les moyens propres pour y réussir. La bonne foi et la sincérité ne sont pas ses vertus favorites ; il est faux en tout, même dans ses caresses; je doute même qu’il soit sûr dans ses alliances, car il n’a pour principe que son unique intérêt. Il voudra tout gouverner et faire à sa tête sans aucun concert avec nous : il est détesté de toute l’Europe. Le portrait vous paraîtra peut-être un peu chargé et, comme vous l’avez vu de plus près que moi, je vous en fais le juge. Mais je ne puis m’empêcher de craindre que, si on lui proposait an parti avantageux, en cas que la cour de Vienne ou plutôt l’Angleterre jugent qu’il est essentiel pour eux de le détacher de nous, il ne serait pas scrupuleux sur le prétexte qu’il pourrait imaginer pour se séparer de notre alliance. Je vous ouvre mon cœur; je vous prie de brûler ma lettre... Le roi de Prusse m’écrit à peu près dans les mêmes tenues qu’à vous, mais on pourrait dire de lui ce qu’un ministre étranger répondit, après avoir va l’Escurial, que la magnificence du bâtiment était un témoignage de l’extrême peur qu’avait eue Philippe II lorsqu’il fit vœu de le construire. Les louanges du roi de Prusse sont fondées sur le même motif, et je vous avoue qu’elles me touchent peu. Il vous rend justice et tous les princes d’Allemagne vous la rendent aussi. J’accepte vos augures flatteurs, plus encore parce que vous êtes en état de les vérifier que pour toute autre raison. »

Ce qui contribuait peut-être à modérer la confiance de Fleury dans les éloges de Frédéric, c’est qu’au même moment des bruits tout contraires circulaient dans Paris. Des correspondances venues du camp racontaient que le roi de Prusse disait tout haut qu’on ne pourrait rien faire d’utile avec la France tant qu’elle serait gouvernée par un vieillard indécis et cauteleux[32].

Fleury ne voyait que trop juste. Quinze jours n’étaient pas écoulés depuis la signature du traité et les ratifications n’étaient pas même encore arrivées que des difficultés s’élevaient sur son exécution, ressemblant à s’y méprendre à celles qui avaient précédé la conclusion. L’impatience de Frédéric prétendait que tout fût fait en un clin d’œil et à la fois, et comme la diète de Suède, mise en demeure de se prononcer par le cabinet français, demandait (ce qui paraît assez naturel) à obtenir de son côté par un traité la garantie que la Prusse, après l’avoir mise en avant, ne l’abandonnerait pas, comme l’organisation de l’armée bavaroise se trouvait retardée par les délais même qu’avait causés la crainte d’être abandonnés de la Prusse, c’en était assez pour que Valori reçût une lettre hautaine dans laquelle Frédéric l’avertissait que le traité devait être tenu pour nul et non avenu jusqu’à ce qu’on eût obtenu de meilleures garanties de l’action promise par Versailles, par Munich et par Stockholm. Podewils recevait en même temps l’ordre de commenter cette déclaration par des communications verbales, et l’on peut juger comment ce ministre, déjà très mal disposé pour l’alliance française, dut s’acquitter de cette tâche, quand on voit en quels termes elle lui était commandée dans ses instructions confidentielles. En voici un échantillon : « Dites à Valori que je ne me laisserai pas leurrer par un ecclésiastique et que, si le cardinal n’a pas envie de faire la guerre, il peut se désister de mon alliance, eu un mot qu’il faut qu’il en passe par là ou par la fenêtre[33]. » Les dates ont ici leur importance : la signature du traité était du 5 juin; la mise en demeure adressée à Valori est du 18. Ainsi, c’était en douze jours, avec la lenteur des postes et la difficulté des communications d’alors, que Frédéric, sous peine de tout briser, voulait avoir reçu la certitude d’une déclaration de guerre sur la Baltique et de l’arrivée d’une armée française sur le Rhin. La querelle cherchée était si mauvaise que Belle-Isle, en l’apprenant cette fois encore par une lettre éplorée de Valori, ne put s’empêcher d’y voir la volonté manifeste de manquer de parole. « Serait-il possible, écrivait-il, que le roi ne regardât pas encore le traité comme signé? Veut-il en faire dépendre l’exécution du concours de la Suède? Veut-il regarder le traité comme non avenu, si l’on ne remplit pas toutes ses fantaisies? Cependant, ajoutait-il après réflexion, la situation actuelle ne permet pas que nous prenions les termes au pied de la lettre, et l’excès de vivacité du prince doit nous servir de leçon pour être plus sage, et plus modéré. Il faut tirer tout le fruit possible d’une alliance que nous avons désirée et fermer les yeux et les oreilles sur les petites choses. »

En conséquence, il joignait à sa lettre particulière une autre ostensible destinée évidemment à passer sous les yeux du roi de Prusse lui-même : — « Je suis si convaincu, y était-il dit, que c’est dans le premier moment de vivacité que Sa Majesté prussienne vous a écrit cette lettre que, si vous étiez à portée de lui parler du cœur généreux et magnanime dont est ce prince, il serait embarrassé de s’être laissé aller à une pareille vivacité; mais quoique les princes soient hommes et, par conséquent, sujets aux défauts de l’humanité, il faut les respecter jusque dans leurs manquemens, surtout quand ils sont aussi aimables qu’est celui-ci, et que l’on doit croire, comme je n’en doute pas du tout, que le cœur, la réflexion de Sa Majesté n’ont aucune part aux menaces si peu fondées qu’il emploie dans la lettre qu’il vous a écrite[34]. »

Il aurait fallu, en effet, avoir le cœur bien dur pour n’être pas touché par tant de complaisance. Frédéric, d’ailleurs, connaissait son monde et n’usait point de menaces avec Belle-Isle depuis qu’il croyait avoir découvert d’autres moyens de le faire servir à ses desseins; aussi, sans cesser de prendre le verbe très haut avec Valori et de lui mettre à tout moment le marché à la main, se borna-t-il avec Belle-Isle à lui envoyer des exhortations pressantes, des supplications d’agir sans délai, de manière à prendre l’ennemi par surprise, le tout terminé toujours par un tableau éclatant de la gloire qui serait la récompense de cette audace : — « Vous concevez, disait-il, la nécessité qu’il y a de vous hâter de remplir vos engagemens... Il s’agit de secourir de fidèles alliés ou de n’en avoir jamais. La France peut frapper à présent le plus grand coup qu’elle ait donné de sa vie; au lieu de ramper à sa puissance, elle y arrivera à pas d’Homère et vous avez devant vous la plus belle moisson de lauriers que jamais général en France ait pu faire[35]. »

Je ne sais si ces brillantes perspectives dissipèrent les soupçons de Belle-Isle et l’empêchèrent de comprendre que les exigences excessives de son allié n’étaient qu’un moyen déguisé pour se préparer à l’occasion un prétexte de rupture. En ce cas, sa clairvoyance fut en défaut, car pour nous, lecteurs des correspondances prussiennes, le calcul ne peut être douteux. En demandant l’impossible, Frédéric se proposait de garder toujours en réserve un grief à alléguer, le jour où, de Londres ou de Vienne, lui arriveraient des offres satisfaisantes. C’est ce qui résulte jusqu’à l’évidence de l’instruction donnée à Podewils de continuer à chipoter (chipotiren] avec lord Hyndfort et l’envoyé hanovrien, afin, est-il dit quelque part expressément, de tenir toujours une porte ouverte de ce côté. Ce n’était d’ailleurs que l’exacte application de ce manuel de politique que nous trouvons dans une note autographe, antérieure de quelques jours seulement à la signature du traité : « Nous avons à faire, d’un côté, aux gens les plus têtus de l’Europe et, de l’autre, aux plus ambitieux (c’est l’Autriche et la France assurément qui sont désignées par ces deux qualifications). Conserver le rôle d’honnête homme avec des fourbes est une chose bien périlleuse; être fin avec des trompeurs est un parti désespéré dont la réussite est fort équivoque. Que faire donc? La guerre et la négociation. Voilà justement ce que fait votre très humble serviteur et son ministre. S’il y a à gagner à être honnête homme, nous le serons; s’il faut duper, soyons donc fourbes... Je suis avec bien de l’estime, mon cher Podewils, votre très fidèle ami. »

La guerre et la négociation menées de front, pour être maître de choisir à tout moment entre l’honnêteté et la fourberie, c’est le système dont les faits qui vont suivre vont nous montrer le développement[36].


DUC DE BROGLIE.

  1. Pol Corr., t. I, p. 198.
  2. M. de Bussy, ministre de France en Angleterre.
  3. Bidermann, Deutschlands politische, materielle und sociale Zustande im achtzehnten Jahrhundert; Leipzig, 1854, t. I, p. 12.
  4. Belle-Isle à Amelot. Mayence 17 avril 1741. (Correspondance de l’ambassade près la diète de Francfort. Ministère des affaires étrangères.)
  5. Belle-Isle à Amelot, 19, 22 mars 1741. (Correspondance de l’ambassade d la diète. Ministère des affaires étrangères.)
  6. Le comte de Sade à Amelot, 19, 22 mars, 8 avril 1741 et passim. (Correspondance de Cologne. Ministère des affaires étrangères.)
  7. De Sade à Amelot; 18 avril 1741.
  8. Le coq de Limoges est une espèce de coq de bruyère.
  9. De Sade à Amelot, 3, 18 avril 1741. (Correspondance de Cologne. Ministère des affaires étrangères.)
  10. De Sade à Amelot, 15 juin, 5 décembre 1741. (Correspondance de Cologne. Ministère des affaires étrangères.)
  11. Blondel, résident de France à Amelot, 25 janvier 1741. (Correspondance de Mayence. Ministère des affaires étrangères.)
  12. Belle-Isle à Amelot, 8 avril 1741. (Lettre particulière, Correspondance de l’ambassade à la diète de Francfort.)
  13. Amelot à Belle-Isle, 18 avril 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. Ministère des affaires étrangères.)
  14. D’Arneth, t. I, p. 206 et suiv.; — Droysen, t. I, p. 2tO et suiv., 250 et suiv.
  15. Maurice de Saxe à Belle-Isle, 9 août 1741. (Correspondance de Saxe. Ministère des affaires étrangères.) Je me permets comme on peut le voir, de faire une citation anticipée de cette lettre, mais elle ne fait que résumer par une expression vive beaucoup de lettres précédentes conçues dans le même sens. Pour tout ce qui regarde la jeunesse de Maurice de Saxe, consulter l’intéressante biographie de M. Saint-René Taillandier dans la Revue des Deux Mondes, mai-novembre 1864.
  16. Droysen, t. I, p. 250; — Belle-Isle à Amelot, 20 avril 1741. (Correspondance de Saxe, ministère des affaires étrangères.)
  17. Pol. Corr., t. I, p. 223 et 227; — Droysen, t. I, p. 250 et suiv.
  18. Lettre particulière de Valori, 23 avril 1741. (Correspondance de Prusse et Correspondance de l’ambassade de Belle-Isle. Même date, ministère des affaires étrangères).
  19. Pol. Corr., t. I, p. 233 et 234.
  20. Mémoires inédits de Belle-Isle.
  21. Belle-Isle (Mémoires inédits et Correspondance de l’ambassade auprès de la diète, 29 avril 1741, et Mémoires du duc de Luynes, t. III, p. 430). J’ai dû combiner les divers récits, qui diffèrent sur quelques points sans importance.
  22. Frédéric II, Histoire de mon temps, chap. III.
  23. Valori à Amelot, 14 mai 1741. — (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)
  24. Valori à Amelot, 14 et 16 mai 1741. (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)
  25. Pol. Corr., t. I, p. 239, 240; — Coxe, t. I, p. 416.
  26. D’Arneth, t. I, p. 384 et 225; — Coxe, t. I, p. 417.
  27. Pol. Corr., t. I, p. 246 et suiv. et 261 ; — Droysea, t. I, p. 272.
    Le texte du traité, qui n’a jamais été publié, se trouve dans la Correspondance de Valori Le chiffre de quarante mille hommes n’est pas expressément mentionné. Il est dit simplement que le roi de France fournira à l’électeur tous les moyens nécessaires pour le mettre en état d’agir soigneusement, et d’assurer son pays contre toute attaque. C’est probablement dans la conversation de Frédéric et de l’ambassade que le chiffre exact aura été déterminé.
  28. Pol. Corr., t. II, p. 251 et 252.
  29. Ginkel était le ministre de Hollande, qui ne se séparait guère de l’agent anglais.
  30. Frédéric à Voltaire 2 et 13 mai 1741. — Voltaire à Frédéric, 29 juin 1741. (Correspondance générale de Voltaire.)
  31. Belle-Isle à Fleury, 6 juin 1741 (Correspondance de l’ambassade à la diète. Ministère des affaires étrangères.)
  32. Fleury à Belle-Isle, 17 juin 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. Ministère des affaires étrangères.) — D’Argenson, Journal, t. I, p. 317, 327.
  33. Frédéric à Valori, 13 juin 1741. — A Podewils, 12 juillet 1741.— Pol Corr., t. I, p. 263 et 277.
  34. Belle-Isle à Valori, de Francfort, 26 juin 1741. (Correspondance de Berlin. Ministère des affaires étrangères.)
  35. Frédéric à Belle Isle, 18 juillet 1741. — Pol. Corr., t. I, p.-282.
  36. Frédéric à Podewils, 12 mai 1741. — Pol. Corr., t. I, p. 244.