La Première campagne de Condé
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 481-514).
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LA
PREMIERE CAMPAGNE DE CONDE
1643[1]

I.
MARCHES ET OPÉRATIONS


I. — LE DUC D’ANGUIEN, NOMMÉ A L’ARMEE DE PICARDIE, PREND POSSESSION DE SON COMMANDEMENT.

Vers la fin de l’année 1642, lorsque Louis XIII malade sans espoir de guérison venait s’étendre sur un lit dressé auprès de celui où gisait Richelieu expirant, dans ces entretiens suprêmes de deux hommes dont l’existence tenait à un fil si frêle qu’on ne savait lequel disparaîtrait le premier, le roi et le ministre avaient arrêté les. principales lignes du plan de la campagne prochaine et réglé pour 1643 la distribution et le commandement des armées, comme si elles devaient se mouvoir sous leur haute direction. Les lettres qu’ils échangèrent en septembre, octobre et novembre 1642 témoignent à cet égard et de leur sollicitude et de leurs illusions. A ce moment, on connaissait les résultats de la campagne qui allait s'achever, la portée des succès remportés et des revers essuyés, les positions gagnées ou perdues ; la situation politique et militaire pouvait être exactement appréciée. Les deux hommes l'étudiaient chacun à son point de vue, se comprenant à demi-mot, restant l'un et l'autre dans le rôle qu'ils s'étaient tacitement assigné, le roi parlant avec un ton de maître pour accepter les idées du ministre, le ministre dirigeant le roi avec les formes du plus profond respect et de la plus entière soumission ; celui-ci traçant le plan, celui-là réglant l'exécution.

Pour s'assurer le concours du roi, Richelieu faisait entrer dans l'ensemble de ses combinaisons une entreprise simple, mais promettant de chaudes escarmouches, que Louis XIII pourrait diriger en personne, où il lui serait loisible de satisfaire son goût pour le détail et de montrer son brillant courage, sans que la tâche fût au-dessus de ses forces : la conquête de la Franche-Comté ; l'ennemi avait là peu de troupes et le terrain était, croyait-on, bien préparé. Ce dessein avait l'avantage d'être une sorte de hors-d'œuvre, de pouvoir être détaché du plan général et abandonné « s'il donnait trop de jalousie aux Suisses, » ou si de nouvelles complications commandaient de le différer. Les troupes destinées à cette opération seraient réunies sur une position centrale, d'où il serait facile de les diriger vers le nord, le Rhin ou les Alpes, sur les lieux où pouvaient se présenter les périls à conjurer, les succès fructueux à recueillir. Tout allait bien et facilement du côté des Pyrénées : la prise de Perpignan assurait la conquête du Roussillon ; c'était donc aux armées de Picardie, d'Allemagne et d'Italie qu'il fallait surtout songer. La seconde avait besoin de puissans renforts, difficiles à trouver et à conduire ; le chef était sur place, Guébriant, le plus dévoué, le plus éprouvé, le plus habile de nos généraux. En Italie, où le commandement supérieur appartenait au prince Thomas de Savoie, un corps de troupes françaises assez considérable devait agir avec une certaine indépendance, sans échapper complètement à la direction du Savoyard. Cette mission, délicate à remplir, avait été confiée en 1642 au duc de Bouillon ; nous avons vu comment ce dernier fut compromis dans la conspiration de Cinq-Mars et arrêté au milieu de ses soldats. Il fallait là un général. Il en fallait un aussi pour l'armée de Picardie, la plus menacée, la moins heureuse, la plus essentielle de nos armées. Aucun des généraux de second ordre, instrumens plus ou moins usés, que Richelieu avait sous la main, ne pouvait convenir à de si lourds commandemens. La Meilleraie, Brézé, Châtillon avaient donné leur mesure ; le comte de Guiche venait d'être battu ; Guébriant ne pouvait être retiré d'Allemagne ; La Motte-Houdancourt avait sa place en Catalogne et y faisait bien. y avait encore « le cadet à la perle, » le gros comte d’Harcourt, qui avait déjà commandé et avec assez de bonheur sur terre et sur mer : homme de haute naissance et de mine guerrière, très vigoureux aux attaques, inspirant par sa valeur une grande confiance au soldat, mais sans discernement, acceptant toutes les idées et disant « Laissez faire, » comme d’autres ont dit : « Débrouillez-vous ; » en somme, de trop peu d’étoffe pour remplir des missions difficiles.

De toutes les responsabilités qui incombent à ceux qui ont charge des affaires publiques, il n’en est guère de plus lourde que le choix des commandans d’armée. Il n’est rien de plus délicat, de plus difficile, de plus grave que de bien prendre la mesure des généraux en chef. Richelieu les chercha toujours : il en prit dans l’église, dans sa famille, parmi les inconnus, les déplaçant, les changeant, essayant de soutenir ses créatures, quelquefois trop longtemps, mais les brisant quand il reconnaissait son erreur ; envoyant ceux-là au bourreau, ceux-ci à la Bastille, ensevelissant les autres dans les sinécures. Vers la fin de sa vie, il eut la main heureuse : il poussait Gassion et Fabert, les employant avec un grand tact, selon leur aptitude : au premier le commandement de la cavalerie, au second le gouvernement de Sedan, politique et militaire. Enfin, il trouva deux hommes, Henri de La Tour d’Auvergne et Louis de Bourbon, duc d’Anguien ; l’histoire a dit Turenne et Condé.

Le premier avait trente et un ans ; le second dix années de moins. Celui-ci appartenait à une de ces branches cadettes de la race royale, objets séculaires de la jalousie des premiers ministres ; celui-là était d’une maison souveraine dont la turbulence avait maintes fois justifié la convoitise d’un puissant voisin, et dont le chef actuel venait à peine d’échapper au billot en livrant la capitale de son petit état. Jamais Richelieu ne s’était montré plus hardi dans ses choix ; jamais il n’avait mieux jugé. Turenne avait déjà un renom militaire et une expérience de guerre qui manquait au jeune volontaire d’Arras et de Perpignan. Mais le cardinal savait tout ce qu’Anguien avait acquis par l’étude ; il l’avait suivi lorsque, presque enfant, il remplaçait son père en Bourgogne, montrant dans la garde d’une frontière menacée une vigilance, une application assidues, une aptitude précoce ; il avait entendu louer sa valeur, son coup d’œil par ceux qui l’avaient vu l’épée à la main en 1640. Il avait d’ailleurs lié la fortune de ce jeune prince à la sienne ; il l’avait trouvé dévoué, calme, résolu dans la grande crise de Perpignan, et s’il avait dû courber sa fierté, il avait apprécié tout ce qu’il avait d’autorité dans le caractère. — Le cardinal avait été plus surpris et plus touché de l’attachement que Turenne avait montré à sa cause au moment même où le duc de Bouillon s’engageait avec les conspirateurs. C’est au retour du Roussillon que Richelieu appela l’attention du roi sur les deux chefs qu’il voulait lui faire agréer. Si sûr qu’il fût de Turenne, il ne pouvait lui donner l’armée qui garderait en quelque sorte les clés de Sedan, et il le destinait, à l’Italie. Anguien devait commander les troupes qui venaient d’être cantonnées entre l’Oise et la Somme.

Sans les divulguer prématurément, Louis XIII sut respecter les choix légués par le cardinal. C’est au mois de mai seulement que Turenne reçut sa commission ; mais, dès la fin de février, le duc d’Anguien était officiellement désigné, et, depuis le 2 mars, la série des ordres et des correspondances ne conserve aucune trace d’hésitation sur son maintien dans le commandement. Toutefois il est à peu près certain qu’au moment où la maladie du roi s’aggrava, où on parla de la régence, son changement fut agité dans le conseil. Les uns le trouvaient trop jeune, trop délicat de santé ; il est malade, assurait-on, et ne peut sortir qu’en voiture ; d’autres redoutaient les intrigues de M. le Prince : lorsque tout était incertain, à la veille d’agitations imminentes, était-il opportun de mettre une armée aux mains de la maison de Condé ? Le secrétaire d’état de la guerre, Des Noyers, très attaché à M. le Prince, défendait le fils de son ami ; mais son crédit baissait (il fut destitué le 25 avril), et le nouveau premier ministre, Mazarin, ne passait pas pour partager ces sentimens ; cependant il s’est toujours attribué le mérite d’avoir décidé Louis XIII à persévérer dans sa première résolution et à donner au jeune général l’ordre tant attendu de partir pour Amiens. Le 17 avril, M. le Duc était à son poste[2]. Il y fut reçu par son lieutenant-général, qui l’avait précédé de quelques jours. François de L’Hôpital, comte de Rosnay, connu jusqu’alors sous le nom de Du Hallier, arrivait des frontières de la Lorraine, où il avait servi l’année précédente, employé à l’éternel siège de La Motte[3], cette pauvre petite ville, perchée sur une butte presque inaccessible, que sa situation géographique désignait à de continuelles attaques et qui, une fois prise après tant d’assauts repoussés, fut si bien détruite qu’il n’en reste plus trace aujourd’hui. Il venait d’être nommé gouverneur de Champagne et se trouvait ainsi naturellement désigné pour être l’alter ego du duc d’Anguien, ou plutôt pour partager le commandement avec lui, car il était prescrit au jeune prince « de ne rien entreprendre que par le conseil du sieur Du Hallier et de toujours agir avec le bon advis dudit sieur. » Pour donner plus de poids encore aux conseils, de ce mentor, le roi l’éleva le 23 avril à la dignité de maréchal de France, en lui laissant les fonctions de « lieutenant-général en l’armée de Picardie, commandée par mon cousin le duc d’Anguien. » Agé de soixante ans, la moustache blanche, : un peu cassé, le nouveau maréchal de L’Hôpital avait beaucoup de services, des blessures dont il souffrait souvent. Élevé pour l’église et non pour les armes, il avait conservé un peu des allures de son premier état : des formes douces qui n’excluaient pas l’obstination. C’était le coup de pistolet tiré en 1616 par son frère, Vitry, sous le guichet du Louvre, qui, d’un futur évêque, avait fait un capitaine des gardes. D’un courage passif, lent d’esprit, il avait plus d’habitude des sièges que des opérations en rase campagne[4].

L’Hôpital était presque seul au quartier-général d’Amiens, lorsqu’il y fut rejoint par M. le Duc. Celui-ci arrivait muni de ses pouvoirs, mais sans instructions écrites, sans chiffre pour correspondre. Il amenait sa maison, son premier gentilhomme Tourville[5], ses écuyers, La Boussière, Franchie et autres, le médecin de Montreuil, le père Musnier, à la fois directeur et secrétaire, l’homme d’affaires Girard, ces deux derniers bien endoctrinés par M. le Prince. Les jeunes seigneurs, les gentilshommes de distinction qui devaient entourer M. le Duc comme volontaires n’avaient pas quitté Paris. L’état-major n’était pas constitué ; les maréchaux de camp, le commandant de l’artillerie, le maréchal et les sergens de bataille, les maréchaux-des-logis, les aides-de-camp étaient retenus ailleurs ou en congé ; tous n’étaient même pas encore désignés. M. de Belle-jeamme, intendant de justice et finances de la province de Picardie, et M. de Villarceaux, de la généralité de Soissons, préparaient les magasins et les hôpitaux en attendant l’arrivée de M. de Choisy, nommé intendant de l’armée. M. de Choisy prit son service un peu plus tard. Mari d’une femme fort à la mode, plume habile, homme d’expérience et de bon conseil, il avait rempli des fonctions importantes[6], et le roi l’honorait de sa confiance ; son fils, l’abbé, donné à son nom une illustration d’un genre particulier. Peu ou point de troupes à Amiens ou aux environs ; bien que « rendez-vous » leur eût été donné à la date du 12 avril, la plupart des régimens étaient dans les places ou dans leurs quartiers d’hiver, que L’Hôpital, assiégé de plaintes et de réclamations, venait d’élargir vers le sud. D’autres, partis de loin, étaient en route. Un des premiers arrivés fut celui de Sirot. Arrêtons-le un moment aux portes d’Amiens pour faire connaissance avec son chef, car ce sera un des principaux acteurs du drame auquel nous allons assister.

Claude de Létouf, baron de Sirot, né en Bourgogne en 1606, après avoir servi deux ans comme soldat, en France, au régiment des gardes, en Hollande, sous Maurice de Nassau, obtint une commission de capitaine dans l’armée de Piémont. Son régiment ayant été licencié, il leva une compagnie de chevau-légers qu’il conduisit en Hongrie, prit part à la guerre de trente ans sous Wallenstein et sous Galas. Dans ses Mémoires, il rappelle avec orgueil qu’il avait échangé des coups de pistolet avec Gustave-Adolphe et raconte sans émotion les tueries et les pillages auxquels il avait assisté : « A Mantoue, nous enfoncions jusqu’aux genoux dans le cristal de roche. » Rentré dans son petit fief et bientôt fatigué de l’inaction, il passa dans l’armée suédoise et se retrouva un beau jour prisonnier de son ancien général, Wallenstein. Ayant payé rançon et rappelé au service de France, il fut promu au commandement d’une compagnie d’ordonnance de cent maîtres et d’un régiment de cavalerie légère armé à la hongroise. C’est en cette qualité qu’il figurait depuis 1635 dans nos armées de Picardie, de Champagne, de Lorraine[7]. Trempé à toute épreuve, doué de la sagacité militaire, il avait beaucoup d’acquis et encore plus de confiance dans son propre mérite ; nous le verrons à l’œuvre. Bien qu’il fût simple colonel[8], le prince profita de l’absence des maréchaux de camp pour lui donner le commandement de la cavalerie qui se réunissait dans la vallée de la Somme. Quant aux troupes à cheval déjà cantonnées dans les pâturages de l’Authie, auprès de Doullens, et qui formaient l’avant-garde de l’armée, elles étaient en bonnes mains.

Gassion était connu de M. le Duc, qui avait déjà servi avec lui. Et d’ailleurs qui alors ne connaissait « le colonel Gassion, » favori de Gustave-Adolphe, distingué et protégé par Richelieu ? Homme de guerre autant qu’on peut l’être, n’ayant rien du courtisan ni de passion que pour son métier, également prompt à la repartie et à l’action, reître avec la verve d’un Gascon, on ne rencontre guère de figure plus originale. Ce huguenot, fils et frère de magistrats huguenots, avait fait ses études chez les barnabites et les jésuites ; il sortit du collège des pères pour s’engager dans les bandes du duc de Rohan, et quand les réformés de France mirent bas les armes, il alla joindre celui qu’on appelait « le boulevard de la foi protestante, » le « lion du Nord, » le grand roi de Suède. Gassion et son régiment acquirent un beau renom parmi les Suédois, et lorsqu’une partie de ceux-ci devinrent les « weymariens, » c’est comme envoyé du duc Bernard qu’il fut présenté à Louis XIII et à son ministre. Retenu aussitôt au service de France, il fut activement employé depuis 1636. En 1642, Richelieu le fit venir en Roussillon ; mais Cinq-Mars, dans une de ses reprises d’autorité, l’éloigna comme créature du cardinal et le renvoya dans le Nord, où le duc d’Anguien vient de le trouver. Depuis le 10 décembre 1641, il était mestre de camp général de la cavalerie avec autorité sur les autres maréchaux de camp. Exigeant beaucoup des troupes, toujours au premier rang, souvent blessé, indulgent aux pillards et terrible « dégatier, » comme on disait alors, il était adoré de ses soldats. Robuste, infatigable, usant force chevaux, très habile à manier ses armes, mais payant peu de mine, petit, replet, le visage osseux et presque carré, ses traits, son regard, annonçaient l’audace et la résolution plutôt que la supériorité de la pensée. Nous allons voir Gassion au pinacle, le plus actif, le plus clairvoyant des éclaireurs, le plus prompt, le plus vigoureux des officiers de bataille, réunissant ces parties si rares qui font le général de cavalerie complet. Ce n’était pas un général en chef ; on s’en aperçut quand il eut des armées à conduire ; il fut tué à temps pour sa gloire (1647)[9]. C’était beaucoup d’avoir sous la main, à l’avant-garde, un soldat de cette qualité ; mais il n’était pas temps d’agir, et, quant aux nouvelles, Gassion n’était pas en mesure d’en fournir ; ses cavaliers étaient en quartiers de rafraîchissement et « n’allaient pas à la guerre. » Les gouverneurs des places qui bordaient le territoire ennemi ou qui s’y trouvaient enclavés pouvaient envoyer plus d’informations, et M. le Duc s’était adressé à ces officiers sans attendre les instructions du roi. Pour comprendre le sens et là valeur des renseignemens qui lui furent transmis, le caractère des ordres qu’il reçut et le commencement d’exécution qu’il leur donna, il faut avant tout se rendre compte de la situation des armées belligérantes dans cette région et jeter un coup d’œil sur le théâtre probable des opérations.


II. — THÉÂTRE DE LA GUERRE. — ESPAGNOLS, ARMÉE ET GÉNÉRAUX.

La guerre entre la France et l’Espagne, si souvent déclarée, suspendue, reprise de droit ou de fait, s’était rallumée plus ardente en 1634. Depuis dix ans les hostilités se continuaient sans interruption autour des limites que le droit féodal avait tracées entre le domaine direct des rois de France et les anciennes possessions des ducs de Bourgogne ; limites tout artificielles que ne jalonnait aucun obstacle naturel, qui ne suivaient nulle part le tracé des cours d’eau. De notre côté, un peu en arrière, la Somme avec ses prairies marécageuses et ses tourbières, donne une assez bonne ligne, coupée de chaussées qui, toutes, ont leurs forteresses : Abbeville, Amiens, Corbie, Péronne, Ham, Saint-Quentin. La source de cette rivière est presque contiguë à la vallée de l’Oise ; c’est à peine si une légère ondulation marque le changement de bassin. Coulant du nord-est au sud-ouest, l’Oise offre une voie pénétrante à l’envahisseur qui a franchi la Somme, ou qui s’est emparé des petites places de La Capelle et de Guise, construites à la tête de la vallée. D’autre part, les rivières qui arrosent les Pays-Bas prennent leur source en France : la Lys, l’Escaut, la Sambre, la Meuse ; ce sont aussi des lignes d’invasion ; nous n’étions pas en mesure d’en faire usage. Dans toute cette guerre, le roi d’Espagne vise plus à frapper, à désarmer son ennemi qu’à lui enlever des lambeaux de territoire ; il lui prendra sa couronne, s’il le peut ; au moins il essaiera de démembrer son royaume. Philippe II, ayant manqué l’occasion en 1557, faillit réussir avec l’armée du duc de Parme. Tout autre est le jeu du roi de France : il cherche à gagner le terrain pied à pied, à prendre une place, puis une autre, à les joindre à son domaine, à faire son pré carré. Durant certaines périodes, l’Espagnol des Pays-Bas engagé au nord avec les Hollandais, ayant des insurrections à réprimer, se borne à repousser les Français, attendant l’occasion pour revenir à sa grande entreprise : la marche sur Paris.

Paris ! la victoire de Saint-Quentin semblait en avoir ouvert les portes à Philibert-Emmanuel ; la ligue en avait remis les clés à Farnèse ; les coureurs du cardinal-infant avaient poussé jusqu’à Chantilly, en 1636. La fortune de la France, l’épée de Henri IV, la ténacité de Louis XIII, avaient écarté le péril ; mais ce péril renaissait toujours, et en cette année 1642 qui venait de finir, une bataille gagnée par les Espagnols, vainqueurs aux sources de l’Escaut, leur avait ouvert le chemin libre jusqu’à Paris, s’ils n’avaient été arrêtés par une diversion de notre armée d’Allemagne.

Au commencement de 1643, l’Espagne conservait presque tout le Brabant, les Flandres, l’Artois (moins trois places), le Hainaut (moins une place) et le Luxembourg (en y comprenant Thionville). La France, outre la Picardie, la Champagne et les Trois-Évêchés, occupait le littoral reconquis jusqu’à Calais, le Boulonnois et le comté de Guines ; de ses conquêtes éphémères en Artois elle avait conservé Arras, Hesdin et Bapaume ; elle avait détaché Landrecies du Hainaut. Si l’on considère la France actuelle, on voit que le roi catholique possédait le département du Nord (moins la petite ville de Landrecies) et celui du Pas-de-Calais (moins le littoral et trois places isolées). Le gouverneur espagnol des Pays-Bas pouvait communiquer par Thionville avec les domaines et les alliés que son souverain conservait encore en Basse-Alsace et dans la vallée du Rhin ; enfin, avec les généraux et les terres de l’empereur. Il avait à se garder fortement vers le nord pour contenir « les rebelles » des Provinces-Unies, qui comprenaient le royaume actuel de Hollande. Maîtres des bouches du Rhin et de la Meuse, les confédérés pouvaient encore fermer l’Escaut ou l’ouvrir aux Anglais ; l’Espagne perdait ainsi le parti qu’elle aurait pu tirer de la possession d’Anvers et ne conservait sur la mer du Nord que les ports d’Ostende et de Dunkerque, presque toujours bloqués par les flottes hollandaises.

Telle était la situation des. belligérans quant aux territoires occupés. Examinons la situation des armées. La France avait, dans les dernières années, essuyé en rase campagne des revers considérables, devant Thionville en. 1630, près de Sedan, à la Marfée en 1641, et, en 1642, à Honnecourt, aux sources de l’Escaut. Trois fois nous avions été surpris et trois fois la défaite s’était changée en déroute. Dans ces rencontres, la cavalerie française avait plutôt manqué de souffle que d’élan ; elle avait facilement lâché pied et trop vite quitté le champ de bataille. L’infanterie, abandonnée par la cavalerie, s’était montrée inégale ; la solidité, la cohésion lui avaient fait défaut. L’armée espagnole avait le prestige de la supériorité militaire.

Au milieu des petites places éparses, dans les vastes plaines des Pays-Bas, l’armée du roi catholique figurait comme une citadelle vivante et mobile, destinée à contenir les peuples dans la soumission et à résister aux invasions, difficile à ravitailler, mais menaçante, dominant, au loin, poussant de vigoureuses sorties. On pouvait l’entamer, la frapper dans ses dehors ; tant qu’elle restait debout, l’adversaire ne pouvait compter ni sur une victoire définitive, ni sur une conquête durable. Les contingens fournis par les diverses provinces de la monarchie, les Italiens de Naples, de Sicile et du Milanais, les Bourguignons de la Franche-Comté, les Flamands, les Wallons, les Allemands venus des bords du Rhin représentaient les ouvrages extérieurs, soutenus et reliés par un réduit inébranlable, les fameux Tercios viejos[10], les « Espagnols naturels. » Ces vieux régimens ne pouvaient guère s’entretenir par un recrutement régulier : « Vouloir mettre une pique en Flandre, » disait le proverbe castillan, c’était tenter l’impossible. Les contingens arrivaient difficilement par mer, rares ou faibles, presque nuls depuis l’anéantissement de la grande Armada ; le cabinet de Madrid laissait ces légions lointaines s’épuiser périodiquement par la guerre ou les maladies. Quand l’effectif tombait trop bas, d’autres étaient mises sur pied dans le Milanais ou dans le Napolitain, et soit par la Savoie et la Franche-Comté, soit par le Brisgau et l’Alsace, ou par la Valteline et les états autrichiens, elles gagnaient les Pays-Bas. C’est ainsi que l’armée du duc d’Albe remplaça vers 1566 celle qui avait triomphé à Saint-Quentin avec Philibert-Emmanuel ; il y eut ensuite celle du duc de Parme, celle de Spinola ; l’armée du cardinal-infant que nous avons sous les yeux avait dix ans de service.

Dans le chapitre trente huitième du plus célèbre des romans, au moment où de nombreux auditeurs, groupés autour du bon chevalier de la Manche, écoutent un de ces discours où la hardiesse de la philosophie s’enveloppe d’un léger voile de folie, la porte de l’hôtellerie bien connue s’ouvre devant « un homme au teint brun, à la moustache longue, qui paraît revenir du pays des Maures. » Le silence se fait aussitôt, et cet homme, « le captif, » qui arrive d’Alger, jetant le masque du récit impersonnel, raconte sa propre histoire, les hauts faits « d’un tel de Saavedra. » En quelques mots, il trace le tableau des souffrances du soldat « le plus pauvre entre les pauvres, réduit à la misère de sa paie, qui vient tard, si jamais elle vient, ou à ce qu’il grapille de ses propres mains, au grand péril de sa vie et de sa conscience ; parfois si nu qu’un méchant pourpoint lui sert de chemise et de parure, et lorsqu’il couche sur la terre en rase campagne, au milieu de l’hiver, ayant pour tout réconfort l’haleine qu’il tire de sa bouche et qui, contre les règles de la nature, sort froide, croyez-le ; car elle sort d’un lieu vide[11]. » Cervantes avait servi dans les tercios de Moncada et de Figueroa. Blessé au visage, mutilé par la guerre, il est le type accompli, héroïque du « fantassin ; » le mot est d’origine espagnole.

Ces « fantassins » avaient à un haut degré certaines vertus du soldat, la frugalité habituelle, la patience, le mépris de la mort. Fiers, fatalistes, violens, impitoyables, se montrant à l’occasion sans frein dans la débauche, et, au lendemain d’un pillage, reprenant leur vie de misère avec la même résignation, tous se croyaient ou se disaient gentilshommes, hidalgos, vieux chrétiens pour le moins. Les officiers étaient de la même caste que les soldats ; si le cadre d’un régiment avait survécu à la troupe, on formait des compagnies d’officiers réformés qui portaient la pique et le mousquet à côté des autres. Dans leurs mutineries (qui étaient fréquentes), ils changeaient leurs chefs, et souvent les généraux traitaient avec eux, acceptaient leurs choix ; d’autres fois, la répression était terrible : on pendait beaucoup. Il n’y a pas, dans les temps modernes, de troupe qui ait plus ressemblé aux argyraspides d’Alexandre et aux vétérans de César.

L’infanterie recrutée en Italie et amenée en Flandre avec les tercios était à peu près dans les mêmes conditions, peut-être plus alerte, mais moins ferme, moins disciplinée, ayant plus de besoins, plus de vices ; là était le principal foyer des mutineries. Ces soldats étaient suivis de femmes et de valets en grand nombre, dont ils se séparaient pendant les mois de campagne, et qu’ils retrouvaient ou ne retrouvaient pas en reprenant leurs quartiers d’hiver. Un jour, le tercio du marquis d’Yenne, quittant Namur, y laissait six cents personnes de son bagage, et le gouverneur d’Aire, en juin 1644, comptait dans sa place deux cent quatre-vingt-onze femmes mariées (donne maritate) appartenant au régiment italien Martini, avec trois fois autant d’enfans, et sans compter les concubines. Il faut se reporter aux gravures de Callot, les Misères de la guerre, surtout aux tableaux et aux estampes de certains maîtres flamands pour se figurer avec quelle licence vivaient ces bandes d’expatriés, non-seulement en pays ennemi, mais dans les contrées mêmes qu’elles étaient appelées à défendre et à protéger ; de nombreuses lettres de prélats et d’administrateurs belges en témoignent avec des détails effrayans. Les soldats que nous pouvons appeler indigènes, les Flamands, Wallons, Lorrains, Comtois, Allemands du cercle du Rhin, sont généralement plus jeunes, moins violens, peut-être plus prompts à se débander ; ils sont chez eux, ils savent où fuir après une déroute, où se retirer à la fin de leur engagement. La combinaison de tous ces élémens disparates, de ces troupes d’origine et de mœurs si différentes, tenant les mêmes garnisons, combattant ensemble sans se mêler, faisait la force et la faiblesse de l’armée du roi catholique ; les régimens se surveillaient entre eux, se maintenaient ou se ramenaient réciproquement dans le devoir ; il y avait des rivalités généreuses ; il y avait aussi les haines de race, les jalousies fatales, parfois la trahison ou le soupçon de la trahison.

Vigoureuse dans les attaques, sachant tirer parti du feu, ayant surtout la tenue du champ de bataille, cette infanterie manquait de mobilité et de souplesse, exagérait les formations compactes. La cavalerie, presque toute alsacienne et wallonne, avec quelques compagnies espagnoles, pesamment armée, bien montée, était surtout redoutable au choc ; les troupes légères, armées à la hongroise, venaient des plaines du Danube. L’artillerie, lourde, mais suffisamment nombreuse et bien munie, était accompagnée d’équipages de siège et de ponts très complets pour l’époque. Alors que l’artillerie dans les armées françaises était conduite par un simple lieutenant du grand-maître, qui n’avait pas de rang militaire bien défini et qui était à moitié soldat, à moitié entrepreneur, chaque armée espagnole avait un général d’artillerie. La disparate que présentaient les troupes se retrouvait dans le commandement avec des complications qui semblaient être un legs politique de Philippe II.

Si le capitaine-général qui réunissait tous les pouvoirs était maintenu plusieurs années dans ses fonctions, les généraux sous ses ordres changeaient souvent d’attributions ; leurs patentes n’étaient données que pour six mois. Les chefs de corps mêmes, les mestres de camp, étaient souvent déplacés et mis à dessein à la tête de régimens de race différente. L’origine obscure ou douteuse n’était pas un obstacle : un marchand génois avait jadis succédé au duc de Parme ; aujourd’hui le propre frère du roi[12] vient d’être remplacé par un cadet de famille portugais, don Francisco Melo, qui a pour mestres de camp généraux un paysan des Vosges, Fontaine[13]un pâtre du Luxembourg, Beck[14] ; et comme principaux lieutenans, au-dessous de ces deux soldats de fortune, de grands seigneurs tels que le prince de Ligne, le comte de Bucquoy, le comte d’Isembourg, Cantelmi, des ducs de Popoli, La Cueva, duc d’Albuquerque, appartenant aux plus hautes lignées des provinces belges, de l’Allemagne, de Naples et de la Castille.

Assez proche parent de l’héritier des anciens rois de Portugal[15], Melo avait rompu de bonne heure avec le chef de sa maison, le duc deBragance, dont les prétentions semblaient n’avoir alors aucune chance de succès. Pauvre, ambitieux, il avait quitté l’antichambre de son cousin en disgrâce pour se donner au premier ministre de Philippe IV, dont il sut gagner et conserver la faveur. La carrière de la politique active s’ouvrit devant lui ; il en parcourut rapidement les degrés et s’acquitta heureusement de missions difficiles à Vienne, à Gènes, à Ratisbonne, en Sicile. C’était un homme d’une quarantaine d’années, trapu, les cheveux touffus, le visage noir, d’aspect très méridional. Intelligent, adroit, énergique, diplomate consommé, administrateur habile, il n’avait ni expérience de la guerre ni connaissances professionnelles quand il reçut, avec le titre de gouverneur des Pays-Bas et de Bourgogne, le grade de capitaine-général et le commandement d’une armée. La fortune sourit à ses débuts ; il créa des ressources, rétablit un peu d’ordre dans les finances et entra en campagne en 1642 avec une armée bien pourvue, à laquelle il sut donner une bonne direction générale. Pour conduire les troupes sur le terrain, il pouvait se fier au coup d’œil sûr, au sang-froid et à la longue expérience de Fontaine, vieux guerrier de cinquante ans de service, et au courage entraînant de Beck, d’un caractère bouillant, animé par la haine du nom français, un de ces hommes que nos voisins d’outre-Rhin surnomment général Vorwaerts (en avant). Employant habilement selon leur aptitude des lieutenans de cette qualité, Melo enleva Lens et La Bassée sous les yeux des généraux français ; puis ceux-ci ayant séparé leurs quartiers, il tomba un matin sur l’armée du maréchal de Guiche, et lâchant la bride à Beck, remporta une victoire éclatante (26 mai 1642). Sans une diversion puissante que fit notre armée d’Allemagne, le gouverneur des Pays-Bas aurait pu, après la journée d’Honnecourt, tenter la marche sur la capitale de la France, réaliser peut-être le rêve de ses prédécesseurs.

« Les Espagnols se vantent, dit un auteur contemporain, sagace et bien informé[16], de vouloir hyverner à Paris sur le fondement de leur premier exploit en Picardie. » C’était un objectif fixé par la tradition ; or la tradition régnait dans cette armée ; établie par les maîtres, elle guidait leurs successeurs. Il y avait là une véritable école : avec des degrés marqués dans la pratique, des écarts considérables dans le succès, la méthode reste uniforme. Quelle que soit la diversité des origines, du mérite, les généraux du roi catholique emploient les mêmes procédés stratégiques : le secret et le calcul dans la combinaison des marches, les concentrations longuement préparées, rapidement exécutées, l’emploi très étudié, souvent excessif, de la fortification ; plus de sièges que de combats. Habituellement temporiseurs, ils ont leurs jours de hardiesse ; excellant à défendre ou à gagner le terrain pied à pied, ils savent aussi, quand l’occasion se présente, aller au loin chercher le corps-à-corps avec l’ennemi. Le plus souvent victorieux en face des Français, ils n’ont pas toujours eu le même bonheur avec d’autres adversaires, et ces rebelles Hollandais, qu’ils affectent de mépriser, leur ont donné mainte leçon dont ils n’ont pas su profiter. Dès l’année 1600, dans la journée de Nieuport, Maurice de Nassau avait montré à leurs dépens comment une armée divisée en groupes maniables, sachant évoluer, changer de front, pouvait battre des troupes plus nombreuses, plus aguerries, mais rivées à une tactique fixe et sans souplesse. C’est l’histoire de la légion et de la phalange.

Il faut s’arrêter un moment à ces réformateurs de la tactique pour comprendre les revers qui vont frapper cette armée espagnole dont nous essayons d’expliquer la grandeur et la décadence. Le stathouder Maurice avait ouvert la voie, trouvé des formules pour le maniement de la pique et du mousquet, posé des règles pour disposer les troupes, varier leurs évolutions, combiner l’emploi des différentes armes. Rompant les entraves d’une organisation capricieuse, il avait créé des unités de combat d’égale valeur, le bataillon et l’escadron. La théorie est une lettre morte sans la pratique ; les principes posés par cet instructeur incomparable avaient reçu leur application sur le champ de bataille. Venu après Maurice, connaissant imparfaitement son œuvre, esprit très indépendant, Henri de Rohan avait essayé d’adapter les enseignemens de l’antiquité, surtout les leçons de César, au service des armées modernes ; il n’était guère sorti des idées générales ; non certes qu’il fût étranger à la conduite des troupes sur le terrain ; mais, n’ayant commandé que des armées de rencontre, il n’avait pas eu l’occasion de manier longtemps de suite un même instrument façonné à sa guise. D’un génie plus vaste et plus hardi, Gustave-Adolphe avait porté les réformes ébauchées en Hollande aussi loin que le permettait l’état de l’armement.


III. — L’ARMEE FRANCAISE. — PREMIERS MOUVEMENS DES ESPAGNOLS.

Les Espagnols, fiers d’avoir vaincu les Suédois à Nördlingen, continuant de malmener les Français, tenaient peu de compte des créations de Maurice et de Gustave. Pourquoi ces manœuvres nouvelles, ces subdivisions ? Fallait-il, pour quelques accidens, renoncer à ce vieil et glorieux ordre de bataille, changer l’allure de ces compagnies d’hommes d’armes, de ces tercios si fermes quand ils recevaient le choc, marchant si droit quand il fallait frapper ? Au contraire, depuis plusieurs années, l’armée française comptait parmi ses chefs et même parmi les officiers subalternes, nombre de militaires qui avaient appris leur métier en Hollande ou servi avec les disciples du roi de Suède ; sous leur inspiration la tactique se réglait, se modifiait par degrés ; jusqu’à ce jour, aucun succès éclatant n’avait consacré ces réformes encore timides et obscures ; mais vienne le vrai capitaine qui saura mettre en œuvre ce travail préparatoire, et la semence portera ses fruits. A côté des gens de métier qui tiraient sagement profit des résultats de leur expérience, il y avait aussi dans nos rangs des étourdis qui voulaient tout mener à la mode suédoise ou hollandaise, comme on a vu, dans d’autres temps, certains imitateurs serviles copier maladroitement Frédéric et ses continuateurs ; d’autres, par réaction contre l’engouement ou seulement par ignorance, restaient rebelles au progrès. Au quartier-général d’Amiens, la routine était représentée par L’Hôpital, l’esprit nouveau par Gassion et par Sirot, moins brillant, plus complet. Nous ayons vu comment le duc d’Anguien, prenant possession de son commandement, rencontra ces trois hommes, quelle situation ils occupaient au moment où le jeune général survenait presque seul, devançant ses instructions, ses officiers, ses troupes, cherchant des nouvelles, et nous avons quitté l’état-major français pendant ces premiers temps d’inaction forcée, pour jeter un coup d’œil au-delà de la frontière et connaître l’adversaire avec lequel Anguien allait croiser le fer.

Six jours après son arrivée, le 21 avril, il reçut les instructions du roi, datées du 16. Aucun plan ne lui était tracé, aucune entreprise ne lui était indiquée. Sa mission était de pénétrer « les desseins des ennemis et d’en empescher l’effect. » Il devait régler ses mouvemens sur ceux de l’adversaire, repousser les incursions sur les terres du roi et secourir les places attaquées ; « Sa Majesté ne pouvant lui prescrire rien de particulier sur ce sujet, mais seulement de faire ce qu’il jugera estant sur les lieux par le conseil du sieur du Hallier,… sans s’engager à rien dont l’issue ne doive estre, par toutes les apparences humaines, glorieuse pour les armes de Sa Majesté ; » et comme pour rendre la tâche plus ardue encore, le roi se réservait la disposition d’une partie des forces qu’il mettait aux ordres de son jeune cousin. Ainsi les troupes qui avaient rendez-vous sur la Somme et sur l’Authie, ou qui étaient encore disséminées dans diverses garnisons constituaient l’armée de Picardie proprement dite. Quant aux deux corps que le marquis de Gesvres réunissait dans la vallée de l’Oise entre Guise et Chauny, le duc d’Anguien ne pouvait les appeler à lui que pour une grande occasion, successivement, et de telle sorte que sa majesté pût toujours les retrouver pour les faire concourir aux opérations qu’elle comptait diriger en personne. Les ordres de détail insistaient sur cette séparation, traçant une limite exacte entre les quartiers de l’armée de Picardie et les logemens assignés aux troupes du marquis de Gesvres qui, dans certaines pièces, reçoivent le nom d’armée de Champagne.

Ces instructions, à la fois vagues et compliquées, étaient plus faites pour rendre celui auquel elles s’adressaient indécis et timide que pour diriger l’inexpérience d’un général de vingt ans. La disposition en deux groupes sur la Somme et sur l’Oise présentait quelques avantages, encore plus de périls. Comme premier rendez-vous, elle était judicieuse, facilitait les subsistances, entretenait l’ennemi dans un certain doute sur la direction des mouvemens ultérieurs, permettait de serrer sur la droite ou sur la gauche ; chacun des deux groupes pouvant servir de base à la concentration générale. L’écart entre les deux ailes était excessif ; là était le danger, accru encore par l’organisation du commandement. Gesvres avait des pouvoirs distincts et recevait de Paris des ordres directs. Il lui était bien prescrit de déférer aux réquisitions du duc d’Anguien ; mais il était chargé d’observer le Luxembourg, de veiller à la sûreté de la Champagne et d’en garnir les places ; enfin il devait se tenir prêt à soutenir le maréchal de La Meilleraie posté à Langres avec un rassemblement de troupes qui, bien que décoré du nom d’armée de Bourgogne, était en nombre insuffisant pour conquérir la Franche-Comté et se saisir de la ville impériale de Besançon, opération que le roi se réservait de diriger en personne ; or, tant que Louis XIII eut un souffle de vie, rien ne put lui faire abandonner cette chimère. C’était un brillant officier que le marquis de Gesvres ; dans la force de l’âge, ardent, bien en cour, capitaine des gardes, aspirant à la dignité de maréchal de France et fort pressé de voir réussir des prétentions déjà appuyées sur de beaux services[17]. Laissé en quelque sorte arbitre de ses mouvemens, il pouvait, sans manquer au devoir, céder au désir de manœuvrer seul ou de conduire ses troupes sous les yeux du roi. Au moment le plus critique, le commandant en chef de l’armée de Picardie se trouvait exposé à voir sa droite ZÎ98 REVUE DES DEUX MONDES. entièrement découverte et à perdre le concours d’un tiers (au moins) de ses troupes.

Il était difficile de prendre un commandement dans des circonstances moins avantageuses. La mort de Richelieu avait amené un relâchement général, suite habituelle de la chute des gouvernemens qui ont tendu à l’excès tous les ressorts. Les mécontens relevaient la tête ; les ambitieux se tenaient aux aguets ; tous les yeux étaient tournés vers la cour. Le lien de la discipline s’affaiblissait ; chacun allait, venait, celui-ci pour régler ses affaires, cet autre pour solliciter. Gesvres, malgré son goût pour le métier des armes, quitta son poste important de Chauny et s’absenta des premiers, appelé par de graves intérêts de famille, peut-être aussi obéissant à un sentiment plus impérieux encore que l’ambition[18]. Des maréchaux de camp, comme d’Aumont, et le maréchal de bataille lui-même, La Vallière, suivirent cet exemple ; après s’être montrés à leur poste, à peine arrivés, ils reparlaient. « Tous les capitaines du régiment des gardes écossaises, écrivait M. le Duc à son père, sont allés à Paris sans mon congé ; les officiers suisses sont aussi tous à Paris ; il n’y a point d’officiers à ces troupes, et les soldats ne marcheront pas sans eux. Que l’on commande à tous les officiers de l’armée qui sont à Paris de se rendre à leurs charges. » L’argent devenait rare ; les services étaient mal assurés, la solde en retard. « Nostre artillerie n’est point preste pour marcher ; nous avons si peu de chevaux qu’on n’en peut guère mener… Il n’y a plus de quoy faire subsister la cavalerie d’Amiens ni d’Abbeville, » écrivait encore M. le Duc, et quand on lui annonça un premier envoi d’argent, on eut soin de le prévenir qu’il n’y avait rien pour l’infanterie. « Il est fort à craindre qu’elle ne se desbande, répliqua-t-il. Surtout payez les Suisses ; ne maltraitez pas un corps considérable. Si l’on n’observe pas le traité qu’ils ont faict avec M. Des Noyers, je prévoy un grand désordre et qui gagneroit toute l’armée. » Les chefs des troupes étrangères capitulées laissaient entendre que la mort prochaine du roi les relèverait de leur serment. Il n’y avait pas de mutinerie à craindre, mais la désertion pouvait devenir contagieuse. Dans les régimens nationaux, qui ne quittaient guère le sol de la France, les hommes fatigués ou ennuyés disparaissaient assez facilement ; quelques-uns étaient arrêtés, beaucoup échappaient, retournaient chez eux ou allaient reprendre du service ailleurs : si les capitaines, en recrutant leurs compagnies, tombaient sur un homme de bonne mine, ils ne s’inquiétaient guère des antécédens. Les troupes commettaient beaucoup de désordres. Le ministre en demandait la répression, signalait les « voleries » des capitaines qui présentaient des passe-volans aux revues, etc. On pendait quelques pillards, on menaçait certains officiers de la Bastille, on cassait les plus mauvais.

L’armée manquait d’ardeur et de confiance ; elle avait cette allure triste et résignée que donne l’habitude de la défaite. M. le Duc se rendait bien compte du tempérament de ses troupes : « Il y en a de bonnes, mais pas toutes[19]. » Plusieurs corps avaient montré de la faiblesse dans les campagnes précédentes ; on les nommait. Sur vingt régimens d’infanterie, neuf ou dix pouvaient être considérés comme solides, encore étaient-ils presque entièrement refaits ; car tous avaient souffert. Quelques-uns étaient si faibles qu’il fallait en mettre deux ou trois ensemble pour former l’unité de combat, le bataillon, beaucoup de visages imberbes dans les rangs ; cependant l’ensemble était robuste, les piquiers surtout, hommes de choix, qui avaient à manier une lourde lance et devaient résister au choc ; ils formaient encore presque la moitié de l’effectif : les mousquetaires étaient plus agiles ; leur arme, difficile à charger, n’avait d’effet qu’aux petites distances : tous étaient assez bien exercés ; la tactique était, nous l’avons dit, en progrès. Beaucoup de bons capitaines, surtout dans les « vieux, » Picardie, Piémont, et dans les « petits vieux, » comme Rambure, La Marine, Persan ; quelques très bons mestres de camp. La cavalerie se composait de vingt et un régimens, presque tous accusés d’avoir tourné bride sans en venir aux mains, ceux-ci à Thionville, d’autres à La Marfée. Ils s’étaient mieux comportés à Honnecourt, notamment les chevau-légers de Guiche. Le meilleur renom appartient aux cuirassiers de Gassion, aujourd’hui « mestre de camp général » et à « Royal, » qui s’appelait « Richelieu » il y a quelques mois. Tous combattent avec l’épée et le pistolet ; ils sont passablement montés. Le service d’éclaireurs est fait par les deux régimens de Croates et par les fusiliers à cheval, qui deviendront les dragons. Pour réserve quelques compagnies de « gendarmes » qui « ne vont pas à la guerre, » c’est-à-dire aux avant-postes et reconnaissances, mais qui savent charger à fond ; ils étaient deux cent vingt maîtres à La Marfée ; ils y furent héroïques. L’artillerie se remettait difficilement des pertes essuyées à Honnecourt ; le nombre de chevaux affectés aux bouches à feu et au parc ne dépassa pas quatre cents. Un homme entendu et dévoué, La Barre, lieutenant du grand maître, dirigeait ce service, qui était une sorte d’entreprise : il ne put atteler que douze pièces de campagne. Les hôpitaux se préparaient, les magasins se remplissaient ; d’après les ordres du roi, tout était disposé pour la défensive.

L’état-major général et l’état-major particulier se constituaient. Il faut bien se servir de notre langue moderne pour parler de ce qu’on n’avait pas encore songé à définir. Si peu précisés que fussent alors des attributions sur lesquelles on n’est pas, même de nos jours, complètement d’accord, il n’en fallait pas moins des instrumens pour faire connaître ou exécuter la pensée du général, des intermédiaires entre lui et les troupes. Le commandant en chef avait auprès de lui d’abord un « lieutenant-général[20] » chargé de le seconder ou de le remplacer en cas d’empêchement, puis des maréchaux de camp en nombre variable. Hors le cas des commandemens séparés, comme celui que Gassion exerçait à Doullens en vertu de sa charge, et Gesvres, par pouvoir spécial, à Chauny, ces officiers-généraux n’avaient ni emploi fixe, ni tour de service, ni même un rang bien marqué. Ils recevaient des missions temporaires, la direction d’un détachement ou d’une attaque durant un siège ou d’un groupe de troupes dans un jour d’action. Pour donner des ordres de route ou de logement, régler les mouvemens et la formation sur le terrain, le général en chef était assisté par le « maréchal et les sergens de bataille. » Des « aides-de-camp » et des « volontaires » transmettaient ses ordres et combattaient à ses côtés quand on menait les mains.

Espenan, doyen des maréchaux de camp, employé sur cette frontière en 1643, alla occuper à Chauny la place que Gesvres laissait vacante en prenant un congé. M. le Duc n’avait à redouter aucune velléité d’indépendance chez ce nouveau lieutenant que le prince de Condé venait de sauver de la disgrâce et peut-être de l’échafaud ; des accidens moins graves que la reddition de deux places telles que Salces et Tarragone avaient coûté la vie à plus d’un officier. Gascon, sans sou ni maille, placé par d’Épernon dans le régiment des gardes, puis subitement poussé par Richelieu avec grand soupçon d’espionnage, Espenan avait médiocre réputation, et, quoique entendu au détail de l’infanterie, il passait pour n’être pas heureux à la guerre[21]. Après lui venait le marquis de La Ferté, homme de qualité, très vaillant, criblé de blessures, cachant sous une humeur joyeuse un caractère assez jaloux et un esprit étroit ; c’était un officier de cavalerie, appelé à exercer après Gassion le commandement le plus important de cette arme ; plus tard, il fut créé duc et pair et reçut le bâton[22]. Les autres maréchaux de camp désignés ne parurent pas sur le terrain pendant la première partie de la campagne. Les fonctions de maréchal de bataille étaient dévolues à Laurent de La Baume-Leblanc, sieur de La Vallière ; lieutenant au gouvernement d’Amboise, peu assidu, plus instruit en théorie qu’en pratique[23]. Parmi les sergens de bataille qui l’assistaient, remarquons Bellenave, officier d’un vrai mérite que nous verrons tuer à Nordlingen.

Les « aides-de-camp » et « volontaires » nommés ou autorisés par le roi rejoignent successivement Amiens. Bientôt le duc d’Anguien est entouré d’un brillant essaim de jeunes gens dont son coup d’œil précoce a distingué le mérite ou que des liens de famille, des relations de société ont désignés à son choix. On les appellera plus tard u les petits-maîtres ; » ils seront les appuis de sa grandeur et les compagnons de ses diverses fortunes ; nous retrouverons leurs noms à mainte page de cette histoire. Voici le chevalier de Chabot[24] et le fils de Mme de Sablé, Bois-Dauphin[25] ; tous deux seront moissonnés par la guerre à la fleur de leurs ans ; voici un cadet de Lorraine, le duc d’Elbeuf[26], Tavannes, un ami de Dijon[27] ; le marquis de Fors, dont la sœur possède le cœur du jeune prince[28] ; La Moussaye, qui s’est déjà signalé à la guerre et qui sera l’historien de Rocroy[29], Toulongeon[30], Rochefort, futur maréchal de France[31] ; d’autres moins connus, Raradat, frère d’un ancien favori de Louis XIII, de La Fitte, des Barrières, du Fay. Il y a là une pépinière de généraux pour l’avenir, et, dès aujourd’hui, un groupe d’officiers intelligens, lestes, hardis, habiles au maniement du cheval et de l’épée, qu’il fera bon avoir près de soi en un jour de bataille.

Cependant, grâce à l’application et à la fermeté du chef, l’ordre se rétablissait ; dès les premiers jours, l’action du commandement se fit sentir ; les quartiers, trop étendus par L’Hôpital, furent resserrés. « Je fais loger toutes les troupes dans les villes fermées pour empescher qu’elles ne se débandent et aussy pour empescher la ruine du pays ; elles sont pourtant disposées de telle sorte que, si les ennemis se mettent ensemble, elles seront en trois jours prestes pour marcher à eux[32]. « Les premières nouvelles étaient contradictoires. Le 19 avril, d’Arras, le maréchal de Guiche, qui paraissait porter gaîment son malheur de l’année précédente et qui avait montré du dévoûment en acceptant la mission de conserver cette place[33], écrivait à M. le Duc que l’ennemi tenait ses troupes préparées, faisait des magasins dans toutes les villes, enrôlait des paysans et leur payait régulièrement douze sous par jour. « Quant au reste, ajoutait-il, à moins d’estre du conseil de don Francisco Melo, il est difficile d’y rien pénétrer ; cependant je fais travailler à cette place avec tout le soing et la diligence possible. » Dans sa lettre du lendemain, le maréchal était plus précis ; il ne doutait pas que les ennemis n’eussent « un desseing considérable, » et tous les indices, tous les renseignemens prouvaient que ce dessein était la reprise d’Arras. En pareilles circonstances, chacun se croit toujours au point menacé. Selon Quincé[34], gouverneur de Guise, homme d’expérience et de bon jugement, l’ennemi avait levé toutes ses garnisons le 20 avril et donné un rendez-vous général entre Valenciennes et Douai ; les uns disent qu’il va marcher sur Arras, d’autres sur Laudrecies. Les troupes du Luxembourg, commandées par Beck, n’ont pas encore passé la Meuse.

Le même jour, le gouverneur de Bapaume assurait que l’armée espagnole ne pouvait pas être sur pied avant les premiers jours de mai : c’était aussi le sentiment du duc d’Anguien, qui, se rendant bien compte de la situation, pesant avec calme la valeur de ces renseignemens divers, continuait de prendre ses mesures activement, avec suite, sans précipitation et sans flottement. Il estimait que Melo pouvait mettre en campagne sur cette frontière quinze ou seize mille hommes de pied et six ou sept mille chevaux. Séparé du corps de l’Oise, il était loin d’avoir autant de monde sous la main. Pour atténuer l’écart entre l’effectif disponible des deux armées, il fixa la force des garnisons à laisser dans chacune des places qui ne serait pas immédiatement menacée et fit donner à Chauny l’ordre de pousser autant d’infanterie que possible sur Guise et La Capelle, parant ainsi aux premiers accidens qui surviendraient de ce côté et rapprochant ces troupes du point où il pourrait les employer sans sortir de la limite tracée par ses pouvoirs. Il développe et précise les premières instructions qu’il a données. Sa pensée est claire et l’expression est nette : « Les ennemis ne sont pas encore hors de leurs quartiers ; tous nos advis sont qu’ils ne seront ensemble qu’à la fin du mois. Dès qu’ils commenceront à marcher, nous irons nous saisir du poste d’Ancre[35], sur la rivière qui prend sa source à Miraumont, au cas qu’ils aillent vers Arras, et s’ils marchent sur Landrecies, nous irons du costé de Crèvecœur[36] pour voir s’il y a lieu de les combattre ou de leur faire lever le siège. » Le duc d’Anguien ne se trompait guère dans ses conjectures.

Le capitaine-général, don Francisco Melo, avait disposé ses troupes en quatre groupes :

En Artois, le duc d’Albuquerque[37], avec les six tercios viejos d’Espagnols naturels, Albuquerque, Avila, Velandia, Villalva, Garcie, Castelvi ; trois régimens italiens, Visconti, Strozzi, Delli Ponti, et trois wallons, Ligne, Ribeaucourt, Granges, soit douze gros régimens d’infanterie, l’élite de l’armée, cantonnés de Béthune à Douai, quartier-général à Festubert[38] ;

En Hainaut, quatre-vingt-deux compagnies de cavalerie et quatre régimens d’infanterie logés entre Mons et Valenciennes, sous les ordres du comte de Bucquoy[39], quartier-général à Quiévrain ;

Entre Meuse et Sambre, l’armée d’Alsace, commandée par le comte d’Isembourg[40], forte de cinq régimens d’infanterie, six de cavalerie, un de croates et quelques compagnies libres ;

En Luxembourg, au-delà de la Meuse, Beck, avec un corps séparé de cinq à six mille hommes. Toutes ces troupes étaient prêtes à marcher le 5 avril ; le comte de Fontaine, mestre de camp général de l’armée de France (sic), avait son quartier-général à Lille. Le 15 avril, Melo quitta Bruxelles pour rejoindre son lieutenant. Avant son départ, il modifia et compléta l’organisation du commandement : Cantelmi[41] eut l’armée de Brabant, opposée aux « rebelles » hollandais, armée d’observation, dirions-nous aujourd’hui ; Melo savait qu’il n’avait pas d’entreprise à redouter de ce côté[42]. Don Alvaro, frère du capitaine-général, fut nommé général d’artillerie de l’armée de France. Le prince de Ligne, qui, l’année précédente, avait conduit son régiment avec une grande valeur[43], fut désigné pour commander les hommes d’armes de Flandre, sorte de milice qui n’était convoquée que pour la fin de mai. Enfin la patente de « général de la cavalerie » fut retirée à de Buquoy et donnée au duc d’Albuquerque. Comment un politique aussi consommé que Melo a-t-il pris de semblables mesures au moment d’entrer en campagne ? Voulait-il mettre dans l’ombre deux hommes dont il redoutait la popularité, l’influence ? Croyait-il nécessaire de donner à ses escadrons un chef plus résolu et plus alerte ? Quel que fût le motif de cette double disgrâce, elle fut vivement ressentie par ceux qu’elle atteignait, par de Bucquoy surtout, qui se refusait à trouver une compensation dans la vague promesse d’une mission importante, non définie ; elle blessa tous les Belges, et peut-être explique-t-elle une certaine tiédeur que nous remarquerons plus tard chez les troupes de cette nation.

Après une tournée d’inspection dans les places maritimes, le capitaine-général fit son entrée à Lille, le 25 avril. Il aurait voulu se mettre en campagne tout de suite, mais la saison n’était pas favorable aux opérations militaires ; très froide d’abord, elle était devenue pluvieuse ; l’herbe n’avait pas poussé encore et les chemins, étaient détrempés. Toutefois l’armée espagnole exécuta des mouvemens préparatoires ; les troupes de Hainaut se rapprochèrent de Valenciennes, celles d’Artois se réunirent près de Carvin[44] avec leurs réserves, sur la route de Lille ; Fontaine se rendit à Carvin, où il ne tarda pas à être rejoint par le capitaine-général. Ainsi établi dans le triangle Lille, Carvin, Valenciennes, Melo menaçait Arras, et s’il attirait de ce côté l’attention de l’armée de Picardie, il n’avait qu’à changer la direction de ses échelons pour marcher vers le sud et se rapprocher de Landrecies.

Landrecies et Arras sont en flèche, dans le domaine du roi catholique, formant les deux pointes des conquêtes françaises dans l’Artois et le Hainaut. Arras est une très forte place, une capitale. Reprendre Arras serait pour les Espagnols un grand succès matériel et moral ; rentrer dans Landrecies serait plus stratégique. Le duc de Savoie en 1557, le cardinal-infant en 1636, avaient pénétré dans la vallée de l’Oise en passant la Somme entre Saint-Quentin et Amiens. C’est ce que Melo aurait sans doute tenté en 1642 si les circonstances lui avaient permis de pousser à fond son succès d’Honnecourt. Aujourd’hui il peut tourner ce premier obstacle de la Somme soit en s’emparant de Landrecies, soit en attaquant La Capelle ou Guise, qui sont plus en arrière, mais également à sa portée. Landrecies est assez bien fortifié, La Capelle est plus faible ; le château de Guise vaut mieux.


IV. — PREMIERS MOUVEMENS DES FRANÇAIS. — PLAN DE MELO.

Nous avons fixé les positions occupées par l’armée du roi catholique, signalé les objectifs qui s’offraient au commandant de cette armée. Avant de suivre ce dernier dans sa marche offensive, rappelons quelle était au même moment la distribution de l’armée française. — Le duc d’Anguien est à Amiens ; sa gauche se prolonge vers Abbeville (45 kilomètres), avec des détachemens en Boulonnois ; il a encore du monde à droite jusqu’à Péronne, en arrière jusqu’à Montdidier : soit douze à treize mille hommes, infanterie et cavalerie, cantonnés dans la vallée de la Somme. Devant son front, à 30 kilomètres, Gassion occupe Doulleus, sur l’Authie, avec deux mille chevaux, couvert par les trois places que nous tenons en Artois : Hesdin, Arras et Bapaume, ou à portée de les secourir ; il est environ à 35 kilomètres de chacune. Très en arrière, au sud-est, un corps détaché, mis condilionnellement aux ordres du prince, se forme dans la vallée de l’Oise ; le quartier-général est à Chauny, à plus de 80 kilomètres d’Amiens ; une partie de cette infanterie remonte la vallée pour se jeter dans Guise, à 45 kilomètres de Chauny et plus en avant dans Landrecies et La Capelle, chacune de ces places étant à 25 kilomètres de Guise.

Au commencement de mai, le temps devint meilleur. Le plan des Espagnols ne se dessinait pas encore, mais ils remuaient, c’était certain. Quand ils quittèrent leurs cantonnemens de Béthune pour affluer à Garvin, la sérénité du maréchal de Guiche se troubla un moment ; il poussa un cri d’alarme et demanda du secours. Ailleurs on se méprenait également et le Boulonnois était signalé comme le véritable objectif de l’ennemi. Sans s’émouvoir, Anguien acheva ses préparatifs. Dès qu’il eut donné tous ses ordres, réuni ses moyens d’action, il leva ses quartiers et occupa le poste d’Ancre, aujourd’hui Albert, qu’il avait déjà reconnu et choisi (9 mai). Il n’avait pas l’intention d’attendre que l’ennemi vînt complaisamment l’y chercher ou le laissât s’y morfondre ; c’était un premier pas qui le rapprochait de « tous les costés où les ennemis pourront tourner la teste. » Le roi l’a trouvé bon[45] : Gassion amena ses chevau-légers au rendez-vous ; le maréchal de Guiche laissa sortir d’Arras le contingent demandé à cette grosse garnison. Les portes de la place n’étaient pas refermées qu’un remords le saisit : « Prenez garde à la contremarche, écrit-il ; rien de plus aisé qu’un retour de l’Escaut sur l’Artois ; il faudrait voir à quoi aboutiront ces finesses. » Mais le duc d’Anguien a pris son parti ; le détachement d’Arras, arrivant par Bapaume, le trouve en route. Il se dirige sur la vallée de l’Oise, marchant à la tête de ses troupes, dans un pays ondulé, facile à traverser, sur un sol qui sèche vite et qui commence à verdir ; aussi va-t-il rapidement. Son convoi suit le long de la Somme une route parallèle, escorté par le régiment des gardes écossaises, que l’étiquette militaire tient éloigné de la colonne principale, son rang n’étant pas encore réglé. Le 12 mai, l’armée s’arrête aux environs de Péronne et le quartier-général est à Moislains[46]. Les troupes « sont en bon estat ; » elles ont meilleure apparence depuis qu’elles « sont ensemble, » et qu’elles cheminent ; elles trouvent le pain préparé dans les villes près desquelles elles passent sans y entrer ; le fourrage est abondant, « la cavalerie n’a jamais esté si belle[47]. » Chaque heure de route diminue la distance qui sépare l’aile droite du corps de bataille ; M. le Duc renouvelle à Espenan l’ordre de remonter l’Oise avec tout son monde et de jeter des hommes dans Guise et La Capelle qui peuvent bien être aussi menacées que Landrecies. Gassion éclaire la marche ; ses partis vont à la guerre au loin « deçà et de là l’Escaut. »

Le 14 mai, l’armée a dépassé Saint-Quentin. Le duc d’Anguien est logé à l’abbaye de Fervaques, près des sources de la Somme. Il y reçoit de graves nouvelles : Un courrier de Paris lui apporte l’invitation, sinon un ordre formel, de revenir à la cour ; Louis XIII est au plus mal et ne règne plus que de nom ; le prince de Condé veut avoir son fils auprès de lui au moment où va s’établir la régence ; la dépêche contient un « pouvoir » donné à L’Hôpital pour prendre le commandement de l’armée. D’autre part, les éclaireurs reviennent et voici ce qu’ils rapportent : toutes les troupes de l’Artois et du Hainaut se sont réunies entre Valenciennes et le Quesnoy. Don Francisco Melo les a passées en revue et les a mises en route. Hier 13, leurs Croates battaient le pays au sud d’Avesnes, mettant le feu partout ; de loin on voyait la fumée des villages incendiés, aux environs de La Capelle et plus à l’est jusque vers Hirson. L’ennemi est en France.

« Les ennemis entrent en France du côté de Vervins, répond le duc d’Anguien à son père. Ils sont à une journée de moy et demain nous serons en présence. Jugés si mon honneur ne seroit pas engagé au dernier point de laisser l’armée dans cette conjoncture. Considérez l’estat auquel je suis pour servir le roy estant à la teste d’une armée de laquelle je puis répondre tant que j’y serai, et celuy auquel j’engagerai les choses sy je m’en vais. » Le lieutenant-général ne paraissait pas se soucier de prendre la place du général en chef. « Si je pars et que le roi meure, ajoute M. le Duc, le maréchal de L’Hôpital craint fort que les troupes ne se débandent. Dans quelques jours, si quelqu’intérest particulier vous oblige à me rappeler, si vous jugés que je sois plus en estat de servir l’estat et vous, tout seul à Paris avec un escuier, qu’icy à la teste d’une armée de vingt cinq mil hommes bien intentionnés, j’abandonneray tout pour vous rendre le service que vous souhaiterés de moy. » Le soir même, le courrier repartit avec cette réponse et l’ordre de route fut donné pour le lendemain ; direction, Guise et Vervins.

Il ne s’agit plus de disputer aux Espagnols une place ou un lambeau de territoire ; c’est l’invasion de la France qui commence. Où sera porté le premier coup ? Heudicourt est suffisamment pourvu à Landrecies, qui semble moins menacé ; dans Guise, Quince a son régiment, celui de Rambure, cinq compagnies royales et deux de Suisses ; à La Capelle, Roquépine[48] a son régiment, celui de Biscaras, dix compagnies de Piémont et des Suisses. Espenan a quitté Chauny, il est en marche avec tout ce qu’a pu fournir le corps du marquis de Gesvres ; on l’attend à Origny Sainte-Benoîte, à 16 kilomètres de Guise.

Melo eut une conception de capitaine, forma un dessein hardi dont le succès promettait des résultats considérables. Il admettait comme prouvées les données suivantes : que l’armée de Picardie, peu nombreuse, comptant beaucoup de recrues, pouvait bien tenter le secours d’une place attaquée dans son voisinage, mais qu’elle était incapable d’exécuter une opération d’assez longue haleine, une marche de quelque durée, une action vigoureuse ; que les noms sonores d’armées de Champagne et de Bourgogne déguisaient mal la faiblesse des rassemblemens ébauchés à Chauny et à Langres, et il espérait avoir en face de lui des adversaires semblables à ceux qu’il avait déjà rencontrés : un étourdi comme Guiche, un brutal comme La Meilleraie, un chef lourd, indécis comme Brézé, Châtillon, ou médiocrement clairvoyant comme Harcourt. Il a déjà tourné les places de la Somme ; il tournera celles de l’Oise, passera entre les sources de cette rivière et la vallée de la Meuse et viendra à Rocroy frapper sur l’angle mort, séparant du premier coup les trois armées françaises déjà si éloignées l’une de l’autre et mettant entre elles une masse de troupes supérieure en nombre et en qualité à ce que chacune peut lui opposer. Les premières démonstrations doivent avoir retenu le duc d’Anguien assez loin sur la droite ; s’il se rapproche, il ne sera pas soutenu et devra reculer ou succomber. L’armée de Picardie mise hors de cause, le reste se dissipera et la Franche-Comté sera dégagée du péril qui la menace ; le capitaine-général pourra alors marcher sur Rethel et sur Reims, ravager la Champagne ou peut-être descendre la vallée de la Marne, qui est la vraie route de Paris[49].

V. — INVESTISSEMENT ET SIEGE DE ROCROY.

Tandis que Melo voyait défiler ses belles troupes sous les murs de Valenciennes, deux courriers partaient de son quartier-général. L’un, dirigé sur Palizeul en Luxembourg, portait à Beck l’ordre de s’approcher de la Meuse et de se rendre maître du cours de cette rivière, au-dessous de Mézières, en s’emparant de Château-Regnault[50]. L’autre allait à Namur, chargé d’instructions que le comte d’Isembourg exécuta immédiatement.

Le 10 mai, l’armée d’Alsace quitta, ses cantonnemens et se réunit à La Buissière entre Maubeuge et Thuin comme pour y passer la Sambre et rejoindre le capitaine-général sous Valenciennes. La journée du 11 fut consacrée aux préparatifs du passage. Le 12, Isembourg fit subitement une contremarche, s’éloigna de la Sambre, et prenant les devans avec sa cavalerie, passa sous Mariembourg sans s’arrêter ; cheminant toute la nuit, il arriva devant Rocroy le 13 mai à la pointe du jour. Il avait franchi dix-huit lieues en vingt-quatre heures si secrètement qu’il put enlever des ouvriers sortis à l’instant même de la place pour travailler dans les jardins. Il sut par eux que la garnison ne dépassait pas quatre cents hommes ; toutefois la place lui parut plus forte qu’il ne le supposait, protégée par des marais qui en rendent l’accès difficile, par des bois propices aux tentatives de secours. Rocroy fut immédiatement investi ; Isembourg en garda soigneusement les portes et les avenues.

Ce même jour, 13, Melo couchait à Dompierre, près d’Avesnes, et le lendemain, tandis qu’avec sa cavalerie il se montrait aux environs de La Capelle, faisant beaucoup de bruit et de fumée, comme nous l’avons vu par les rapports parvenus au duc d’Anguien, le gros de son armée marchait par Chimay sur Rocroy. Lui-même était devant cette place le 15 mai avec toutes ses forces. Il était difficile d’apporter plus de prévision dans le calcul, plus de secret, d’ensemble et de rapidité dans l’exécution ; jusqu’ici le succès était complet.

A l’extrémité sud-est de cette épaisse barrière de forêts qui a nom la Thiérache, au point où elle se soude au massif des Ardennes, là où le sol change de nature et la végétation d’aspect, où les bois rabougris succèdent aux chênes gigantesques et à la variété des arbres de haute futaie, dans une de ces clairières, rares alors, et que les progrès de l’agriculture multiplient, agrandissent chaque jour, s’élève le clocher de Rocroy. Il marque le centre d’un plateau d’environ six kilomètres de rayon, d’une altitude moyenne de 380 mètres, d’où les eaux s’écoulent lentement à travers un terrain argileux, çà et là marécageux, partout stérile ; elles se divisent en trois ruisseaux dont l’un, le Gland, va grossir l’Oise non loin de sa source, tandis que la Sormonne coule vers le sud pour tomber dans la Meuse près de Mézières, et que l’Eau-Noire rejoint cette rivière par le nord. L’aspect est froid et triste, même de nos jours, où l’élevage du bétail transforme toute cette région ; la mousse, les genêts y dominent encore. On est là au milieu des Rièzes ; c’est le nom local de ces landes humides. De toutes parts, le plateau est bordé par une ceinture de taillis bas et touffus, végétant péniblement sur un sol rocailleux, percés de quelques chemins qui n’étaient guère alors que des sentiers ; les voies d’accès étaient plus praticables du côté du sud. François Ier avait compris que le pauvre village perdu au milieu de ce désert, sur la dernière limite du domaine royal, pouvait devenir une position militaire ; de quelques cabanes de bergers et de fraudeurs il fit une ville de guerre, et les enveloppa d’une enceinte dont le périmètre n’a pas été modifié. En 1643, Rocroy était (comme aujourd’hui) une place de cinq bastions, avec fossé assez profond, chemin couvert et demi-lunes devant les courtines. Il n’y avait de maçonnerie qu’à l’escarpe, mais abondance de fraises et de palissades dans les dehors. On avait eu quelques inquiétudes pour Rocroy l’année précédente, et la place avait été à peu près mise en état de défense[51] ; depuis elle avait été de nouveau négligée, et les jardiniers enlevés le 13 mai au matin n’avaient pas trompé le comte d’Isembourg en lui disant que la garnison était tombée de mille à quatre cents hommes. Rappelons que Rocroy faisait partie du gouvernement de Champagne et n’était pas, selon l’expression de nos règlemens militaires, dans le rayon d’action de l’armée de Picardie.

A son arrivée devant la place, don Francisco Melo, estimant que le duc d’Anguien devait être encore assez loin, que l’armée qui se réunissait à Langres pour entrer dans la Comté n’était pas à redouter, que le corps du marquis de Gesvres en Champagne n’existait que sur le papier, jugea qu’une circonvallation serait inutile ; il se borna à faire tracer par Fontaine le front de bandière, c’est- à-dire la ligne sur laquelle l’armée se mettrait en bataille si l’ennemi se présentait en force, et résolut de mener vivement le siège. Il ne pensait pas que la place pût tenir plus de trois à quatre jours et fît immédiatement ouvrir la tranchée. Espagnols, Italiens, Wallons, Allemands, chaque nation eut son attaque. Le 15, au coucher du soleil, le comte de Rittberghe donna le premier coup de pioche, et le 16 au matin, le chemin couvert était couronné. Le même jour, aussitôt les gardes relevées, une batterie de trois pièces ouvrit son feu, et quatre demi-lunes furent enlevées d’assaut.

Dans la nuit du 16 au 17, on entendit des coups de pistolet aux avant-postes ; un officier et quelques cavaliers français se jetèrent dans une grand’garde espagnole. L’officier fut tué ; les cavaliers se sauvèrent. Le léger émoi causé par cet incident n’excita pas la vigilance de tous : au point du jour, les soldats qui gardaient la demi-lune enlevée la veille au soir par les Italiens furent surpris et passés au fil de l’épée par cent cinquante fusiliers français qui depuis plusieurs heures étaient blottis près d’eux sur le chemin couvert. La garnison de Rocroy rentra dans la demi-lune.

Ces fusiliers jetés dans la place ne pouvaient appartenir qu’à la cavalerie du duc d’Anguien ; on assurait dans l’armée espagnole que l’officier dont on avait ramassé le corps était un aide-de-camp de Gassion ; l’armée française était donc moins loin qu’on ne le croyait. Le capitaine-général n’en tint compte ; oubliant qu’à la guerre on ne se garde bien qu’en cherchant à garder l’ennemi, il n’envoya aucune patrouille vers le sud par-delà les bois et prescrivit seulement de mettre des Croates en vedette aux débouchés intérieurs des sentiers. Tout se bornait, semblait-il, à un retard de vingt-quatre heures, qui ne sauverait pas la place, et dont l’état-major espagnol ne se préoccupait pas autrement. Le chevalier Visconti fit reprendre la demi-lune par le régiment qui l’avait perdue. La communication entre les attaques fut rétablie, la descente du fossé préparée. Le 17, au soir, Isembourg arrivait au pied de la muraille du corps de place et attachait le mineur. On travaillait activement aux batteries de brèche qui devaient ouvrir leur feu aux quatre attaques le 18 au soir.

Le 18, vers midi, au moment où le dîner, prélude de la sieste, va s’apprêter au quartier-général (quartel de la corte), établi au nord de la place assiégée, un Croate y arrive au galop ; il annonce que des êclaireurs français se montrent à la lisière des bois qui bordent le plateau au sud-ouest. Ce n’est peut-être qu’une reconnaissance, mais c’est un indice certain : l’ennemi s’approche. Don Francisco convoque un conseil de guerre et envoie un courrier la Beck : le commandant de l’armée du Luxembourg doit avoir pris Château-Regnault, qui n’est qu’à huit lieues de Rocroy ; peut-être a-t-il déjà dépassé la Meuse ; qu’il presse la marche de ses troupes et que de sa personne, il vienne au plus vite, il pourra être au camp dans la nuit. Melo a la conscience de ce qui lui manque : l’instinct et la connaissance de la tactique, l’habitude du terrain ; il juge aussi que Fontaine est insuffisant pour le compléter. C’est un excellent soldat, un de ces hommes qui se cramponnent à une position et qu’on ne déloge pas sans les tuer ; il marchera sans vaciller sur le point de direction qui lui sera indiqué ; mais il veut toujours avoir toutes ses troupes dans la main ; il est infirme et ne prendra pas l’initiative d’une attaque. Quant à Beck, il a l’ardeur, la passion, c’est lui qui a conduit le combat à Honnecourt ; Melo s’en souvient et ne veut rien entreprendre sans avoir auprès de lui ce hardi lieutenant.

Cependant les exprès venant des grand’gardes se succèdent au quartier-général ; les cavaliers français, disent-ils, deviennent plus nombreux ; on voit des hommes à pied poindre hors des taillis. Courriers sur courriers sont envoyés à Beck. Mais bientôt il n’est plus temps d’attendre ce général, ni même de réunir en conseil les officiers qui sont sur les lieux. Déjà le duc d’Albuquerque a dû faire sonner le boute-selle dans les campemens de la cavalerie ; les grands’gardes reculent lentement, refoulées par un ennemi qui grossit toujours. Il faut faire prendre les armes à tout le monde avant le commencement de la sieste, qui était alors pour l’armée espagnole ce que les repas à heures fixes ont été pour d’autres dans des temps plus modernes. Ordre est donné de suspendre les travaux, de désarmer les batteries, de diriger les pièces et les troupes sur la place d’armes ; on laissera des postes d’infanterie pour garder les tranchées, des détachemens de cavalerie pour surveiller les avenues et repousser les partis qui essaieraient de se glisser jusqu’aux portes de la place. Le capitaine-général, accompagné de ses principaux officiers, le comte de Fontaine, mestre de camp général, le comte d’Isembourg, chef de l’armée d’Alsace, le duc d’Albuquerque commandant la cavalerie, et don Alvaro Melo, général d’artillerie, va observer les mouvemens de l’ennemi et déterminer la ligne de bataille qu’il fera prendre à ses troupes.

Le front de bandière reconnu et indiqué dès le début du siège comme lieu de rassemblement est au sud de Rocroy, à environ 1,000 ou 1,200 mètres du pied des glacis, orienté du nord-ouest au sud-est et faisant face à Maubert-Fontaine. Devant la droite (côté nord-ouest), le terrain s’abaisse doucement jusqu’à un petit étang aux bords marécageux, qui est un des réservoirs de l’Eau-Noire. Le centre et la gauche s’étendent sur la croupe qui sépare les affluons de l’Oise et ceux de la Meuse. De ce côté (sud-est), le niveau du sol se soutient et reste sans interruption le même sur une crête de même aspect qui se développe en face et à moins de 1,000 mètres de l’assiette du front de bandière. Melo comptait porter son armée en avant sur ce deuxième contrefort, afin de maintenir l’ennemi plus loin de la place et surtout d’éviter toute apparence de couardise[52] ; attendre les Français en se couvrant d’un étang et d’un marais lui semblait indigne d’un représentant du roi catholique. Mais le seigneur marquis, comme l’appelle son panégyriste, avait décidément affaire à des gens qui se pressaient. Tandis qu’il délibère et que ses troupes se réunissent, il voit la position qu’il comptait occuper, et dont il ne pouvait découvrir le revers, se couronner d’une ligne assez longue et très serrée d’escadrons intercalés avec des bataillons. Les têtes des chevaux et les hommes du premier rang se montrent bien alignés au sommet. Qu’y a-t-il derrière ? Du point où il est placé, le capitaine-général ne peut s’en rendre compte. Ce qui est certain, c’est que l’ennemi, à qui l’entrée des bois n’a pas été disputée, qui a pu déboucher et, sans coup férir, prendre pied sur le plateau, occupe maintenant la position où les Espagnols voulaient l’attendre et qu’il n’en sera pas délogé sans combat. Ce combat, Melo ne veut pas l’engager encore ; il attendra Beck pour attaquer. Un nouveau retard de quelques heures ne sauvera pas Rocroy ; toutes les issues sont gardées et les Français ne peuvent pas y jeter un homme de plus ; c’est une place perdue pour eux. S’ils osaient prendre l’offensive, l’armée du roi catholique leur ferait payer cher leur audace. Les derniers ordres sont donnés, ils sont sommaires ; le mestre de camp général tracera la ligne de bataille en avant du front de bandière et disposera l’infanterie à sa guise ; le général de la cavalerie mettra ses escadrons en ordre ; le commandant de l’artillerie placera ses pièces au mieux. Il était environ deux heures de l’après-midi.

C’était un rideau de cavaliers et de mousquetaires que Melo venait d’observer sur le contrefort qui lui faisait face, et derrière ce rideau arrivait toute l’armée française de Picardie résolue à combattre. Retournons au point où nous l’avons laissée le 14 mai au soir, aux sources de la Somme, non loin de Saint-Quentin, et suivons ses mouvemens, la pensée de son chef, comme nous venons de suivre la pensée et les mouvemens de don Francisco Melo.


Henri d’Orléans.

  1. Sous ce titre, la Revue va publier les chapitres I et II du livre IV de l’Histoire des princes de Condé aux XVIe et XVIIe siècles, par M. le duc d’Aumale. Ce fragment est tiré du tome IV de cette histoire, qui doit paraître prochainement, ainsi que le tome III, chez Calmann Lévy.
  2. Il était parti de Paris le 15.
  3. Place de Lorraine, définitivement rasée en 1644, située près de Bourmont (Haute-Marne), qui est en grande partie bâti avec les pierres provenant de la démolition de La Motte.
  4. François de L’Hôpital, né en 1583, un moment abbé de Saint-Germain, puis nommé à l’évêché de Meaux, quitta l’habit pour entrer aux gendarmes de la garde, dut sa fortune à son frère Nicolas, marquis, puis duc de Vitry, qu’il avait assisté dans l’entreprise contre le maréchal d’Ancre et qui lui céda la charge de capitaine des gardes. Il fut aussi un moment enveloppé dans la disgrâce de ce même frère Vitry, lorsque celui-ci fut mis à la Bastille pour avoir donné des coups de bâton à l’archevêque de Bordeaux ; une rivalité de commandement avec Cinq-Mars lui rendit la faveur de Richelieu. Du Hallier venait d’être nommé gouverneur de Champagne, le 16 mars 1643, et il connaissait bien cette frontière, ayant beaucoup servi dans tout le nord, en Artois, en Lorraine, etc. Il se retira après la bataille de Rocroy et mourut le 20 avril 1666.
  5. César de Costentin, comte de Flandes et de Tourville, marié en 1630 à Lucie de La Rochefoucauld, fille du baron de Montendré, veuve de Geoffroy de Durfort, dame d’honneur de la duchesse d’Anguien. Il mourut en 1647. C’est le père du célèbre Anne-Hilarion de Costentin, comte de Tourville, maréchal et vice-amiral de France, né en 1642, mort en 1701.
  6. Soit comme négociateur, soit comme intendant d’armée en Allemagne, Luxembourg, Languedoc, etc. — Désigné d’abord pour servir en 1643 sous les ordres directs du roi (décision du 7 avril), il fut par commission du 12 avril attaché à l’armée du duc d’Anguien, qu’il rejoignit dans le courant de mai. Jean de Choisy, conseiller au parlement, maître des requêtes, intendant de Champagne, devint chancelier du duc d’Orléans. Il avait épousé, le 8 février 1628, Jeanne Hurault de L’Hôpital. Sur tous les Choisy, voir les Mémoires de l’abbé de Choisy, Tallemant des Réaux et autres recueils.
  7. Il venait de conduire un détachement à Brisach et son régiment arrivait du Bassigny. Lorsqu’il fut tué en 1652, il était lieutenant-général et en passe de devenir maréchal de France.
  8. Le titre de colonel se donnait alors aux chefs de certains corps, de cavalerie surtout, recrutés à l’étranger ou venant du service étranger, ou organisés sur le pied de troupes étrangères. Le titre de mestre de camp était celui que portaient généralement les chefs de corps.
  9. Gassion rentrait de permission au moment où M. le Duc arrivait. On trouvera aux pièces une lettre que cet officier-général écrivait à Mazarin, d’Amiens, le 15 avril, et qui lui fait honneur : il rend compte au premier ministre d’une visite qu’il vient de faire à Des Noyers, pour témoigner au secrétaire d’état disgracié sa reconnaissance et sa sympathie ; de tels actes et on tel langage sont rares dans tous les temps. Il était né en 1600 ; son père était premier président de Pau et son frère intendant de Béarn. Il avait servi en 1636 sous le prince de Condé et en 1640 à côté du duc d’Anguien. — Bautru s’amusait fort de ses querelles avec le père Joseph. Comme mestre de camp général de la cavalerie légère, il avait succédé à René de Choiseul-Praslin, tué à La Marfée en 1641. Sa vie a été racontée par l’abbé de Pure.
  10. Lors de leur création au XVIe siècle, les rétiniens d’infanterie espagnols étaient divisés en trois tronçons, l’un armé d’épées et de boucliers, un autre de piques, le troisième d’arquebuses ; de la le nom de Tercios, qui avait survécu à la modification de l’armement.
  11. Don Quichote, primera parte, t. XXXVIII.
  12. Ferdinand, fils naturel de Philippe III, roi d’Espagne, cardinal-archevêque da Tolède, dit le cardinal infant, gouverneur des Pays-Bas en 1634, ne doit pas être confondu avec le cardinal Albert, archiduc d’Autriche, neveu de Philippe II, aussi gouverneur des Pays-Bas en 1598, qui renonça à la pourpre romaine pour épouser en 1598 l’infante Isabelle-Claire-Eugénie. Le cardinal-infant ne manquait pas de mérite ; il avait de la ténacité, un jugement sain, mais il était lymphatique, un peu lourd, et n’avait pas les visées hautes des capitaines qui s’appelaient Savoie, Farnèse, Spinola. Maintenir intact ce qui restait du patrimoine de sa famille entre le Rhin et la mer, contenir les rebelles hollandais derrière leurs digues et les murailles de leurs cités, repousser les tentatives des généraux français, qui voulaient prendre des villes et celles des condottieri réformés qui d’Allemagne amenaient leurs bandes sur la rive gauche du Rhin pour vivre grassement dans les électorats ecclésiastiques et donner la main, après une journée heureuse, soit au prince d’Orange, soit aux lieutenans de Richelieu : telle était la tâche que le fils de Philippe m s’était assignée et qu’il parvint à remplir, quoiqu’il se fût affaibli dans les dernières années. De port et de visage, il ressemblait beaucoup à son frère Philippe IV ; il mourut le 9 novembre 1641.
  13. Paul-Bernard Fontaine parait être né dans une des plus jolies vallées du versant occidental des Vosges, à Fougerolles, village de la Franche-Comté, aujourd’hui Haute-Saône. Le premier poste important qui lui fut confié fut celui de gouverneur de Bruges en 1631. Philippe IV le nomma comte et l’un des gouverneurs des états de Flandres, à la mort du cardinal-infant. En 1643, il avait cinquante ans de service et le grade de maréchal de camp général. Remarquons que presque tous les recueils biographiques confondent ce soldat de fortune tué à Rocroy, avec Pedro Enriquez de Acevedo, comte de Fuentes, petit-neveu du grand duc d’Albe, né vers 1526, longtemps capitaine-général des armées espagnoles, vainqueur à Doullens en 1595, et mort en 1610 à Milan, où nous l’avons vu recevoir Henri II, prince de Condé.
  14. Jean Beck, né a Bastogne, dans le Luxembourg, successivement berger, postillon, soldat au service d’Espagne, fut créé baron, gouverneur du duché de Luxembourg et parvint au grade de maréchal de camp général. A Thionville, en 1639, il menait l’avant-garde comme sergent-général de bataille, et il eut en 1642 la plus grande part à la victoire de Honnecourt. Il fut pris, percé de coups à la bataille de Lens en 1648, mourut à Arras, et fut inhumé à Luxembourg dans l’église des récollets.
  15. Don Francisco Melo de Braganza, successivement créé comte d’Assumar et marquis de Tor de Laguna, descendait d’Alphonse, premier duc de Bragance (1442), fils naturel de Jean Ier, roi de Portugal.
  16. Le Laboureur, Histoire de Guébriant.
  17. Louis-François Potier, marquis de Gesvres, d’une famille de robe très puissante, descendant du secrétaire d’état bien connu de Henri III et de Henri IV, né en 1610, se distingue très jeune devant La Rochelle, sert pendant trois ans en Hollande ; toujours et très activement employé depuis son retour en France (1632). Mestre de camp de cavalerie et maréchal de camp en 1638 ; très brillant à Fontarabie, grièvement blessé au siège d’Arras et dans mainte occasion (trente-deux blessures, disait-on), reçoit en 1641 le régiment d’infanterie du malheureux Saint-Preuil. Capitaine des chasses et capitaine des gardes en survivance de son père, récemment créé duc de Tresmes. Tué le 4 août 1643.
  18. Le prétexte de cette absence était la présentation de son père comme duc et pair ; le vrai motif était son désir de se rapprocher de Marie de Gonzague. Les archives de Condé renferment plusieurs lettres adressées par le marquis de Gesvres à cette princesse, pendant les mois d’avril et juin 1643, et du tour le plus passionné.
    Marie-Louise de Gonzague Clèves, duchesse de Mantoue et de Nevers, épousa successivement deux rois de Pologne, Wlalislas en 1646 et Jean-Casimir, son frère, en 1649 ; elle mourut à Varsovie en 1667. Bien que cette princesse, héroïne d’un roman bien connu (Cinq- Mars, par Alfred de Vigny), tienne une grande place dans l’histoire anecdotique comme dans l’histoire politique de son temps, nous ne trouvons pas trace ailleurs du sentiment si vil qu’elle avait inspiré au marquis de Gesvres.
  19. M. le Duc à M. le Prince, 22, 24, 26 avril, 2 mai.
  20. Pourvu non d’un grade, mais d’une commission.
  21. Roger de Bussolts, comte d’Espenan, baron de Luc, enseigne en 1620, sergent de bataille en 1633, commande successivement un régiment de cavalerie armé à la hongroise et un régiment d’infanterie ; maréchal de camp en 1637, sert sous le prince de Condé en 1638, 1639 et 1640 (voir livre III, ch. II), défend et rend la place de Salces dont il était gouverneur, capitule une seconde fois dans Tarragone, employé au siège de Perpignan en 1642. Il avait épousé Paule d’Astarac de Fontrailles sœur de ce Fontrailles qui joua un rôle considérable dans l’affaire de Cinq-Mars. Il mourut en 1146, gouverneur de Philipsbourg.
  22. Henri de Saint-Nectaire (on écrit aussi Senneterre), marquis, puis duc de La Ferté. Il était gros et en plaisantait volontiers. Premier capitaine au régiment du comte de Soissons, lorsqu’il reçut, devant Privas, en 1629, un coup de mousquet au visage ; depuis lors, il porta un emplâtre noir sur sa face réjouie. Capitaine de chevau-légers à Casal et à la bataille d’Avein ; mestre de camp de cavalerie en 1638 ; nommé maréchal de camp sur la brèche de Hesdin en 1639. Blessé d’un coup de fauconneau devant Chimay en 1640, il charge, la cuisse enveloppée et attachée sur l’arçon ; il avait encore d’autres blessures. A Rocroy, il reçut deux coups d’épée et deux coups de pistolet, en 1650 un coup de mousquet a la gorge dont il faillit mourir. Lieutenant-général en 1646, maréchal de France en 1651, duc et pair en 1665, il mourut en 1681.
  23. C’est le père de la duchesse de La Vallière. Il était né le 25 juin 1611, et s’était bien conduit à Bray, Avein et Sedan. Son frère cadet, François, auteur des Pratiques et Maximes de guerre, fut tué devant Lérida en 1647 ; nous en parlerons plus loin. Il eut encore deux autres frères tués au service.
  24. Chabot (Guy Aldonce, chevalier de), frère puîné de Henri de Chabot, duc de Rohan en 1645, maréchal de camp en 1641 ; il mourut de ses blessures devant Dunkerque en 1646.
  25. Bois-Dauphin (Guy de Montmorency-Laval-Bois-Dauphin, marquis de Laval), « un des plus beaux gentilshommes de France et des mieux faits. » (Tallemant) Volontaire en 1639, capitaine dans a la Marine, » aide-de-camp le 31 mars 1643, sergent de bataille, puis maréchal de camp en 1646, et, comme le précédent, tué la même année devant Dunkerque.
  26. Duc d’Elbeuf (Charles de Lorraine), né en 1620, maréchal de camp en 1646, lieutenant-général en 1648, mort en 1692.
  27. Tavannes (Jacques de Saulx, comte de), né en 1620, arrière-petit-fils du maréchal Gaspard de Saulx-Tavannes, beau-frère du marquis de Gesvres, bailli de Dijon, capitaine-lieutenant des gendarmes du prince de Condé et son premier gentilhomme après la mort de Tourville, le suivit partout jusqu’en 1652 ; à cette date, il quitta son parti et ne servit plus. Il avait été nommé lieutenant-général en 1651 et mourut en 1683. Il a laissé des Mémoires.
  28. De Fors (Louis de Poussart du Vigean, marquis), aide de-camp en 1643, sergent de bataille en 1648, maréchal de camp en 1649, mort assassiné en 1663. Son frère aîné avait été tué au siège d’Arras en 1640. Il était protestant comme son père, les filles, catholiques comme leur mère. L’aînée, Anne, Mlle de Fors, épousa en 1644 M. de Pons, et en secondes noces, le duc de Richelieu. La cadette, Marthe, Mlle du Vigean, née en 1622, dont le duc d’Anguien était passionnément épris, entra en religion en 1647, fit profession en 1649 et mourut aux carmélites en 1665.
  29. La Moussaye (François Goyon de Matignon, marquis de), dit le marquis de Nogent. La Moussaye, ami très intime et grand confident du duc d’Anguien, déjà signalé par sa belle conduite à La Marfée, maréchal de camp le 22 avril 1655, mort en 1647 gouverneur de Stenay pour M. le Prince, qu’il ne quitta jamais. Il est l’auteur de la relation des campagnes du duc d’Anguien en 1643 et 1644.
  30. Toulongeon (Henri de Gramont, comte de), frère cadet du maréchal Antoine de Gramont, né vers 1619, volontaire en 1642 et 1643, devint maréchal de camp et mourut en 1679.
  31. Rochefort (Henri-Louis d’Aloigny, marquis de), maréchal de France en 1675, mort en 1676. Il était fils de ce Rochefort qui avait si fidèlement servi le prince Henri II et il épousa la fille du brillant marquis de Laval, dont nous parlions, tout à l’heure.
  32. M. le Duc à M. le Prince, 21 avril. Cette première mesure ne s’appliquait pas au corps de l’Oise, trop éloigné et qui d’ailleurs n’existait encore que sur le papier.
  33. Gramont (Antoine de), comte de Guiche, et plus tard duc de Gramont, né en 1604, mort en 1678, petit-fils de la belle Corisande et allié au cardinal de Richelieu par son mariage avec Marguerite de Chivré, commence à servir en 1621, passe en Allemagne à la suite d’un duel, sert sous Tilly, devient lieutenant-général du duc de Mantoue, est grièvement blessé et fait prisonnier. Rentré au service de France maréchal de camp (1635), mestre de camp des gardes françaises en remplacement de Rambure (1639), lieutenant-général (1641), maréchal de France (janvier 1642). Commandant de l’armée de Champagne, il se jette dans Guise après avoir perdu la bataille d’Honnecourt. Il fut envoyé à Arras au commencement de 1643. La coupe particulière de sa moustache donnait un aspect étrange aux traits déjà très marqués de son visage. Homme d’esprit, fin courtisan, grand joueur et joueur malheureux, parfois même à la guerre, quoique très brave, estropié par ses blessures, il portait le vin d’une façon remarquable. Quand il fut plénipotentiaire à Munster, son lot était de boire le soir avec les princes allemands, qu’il récréait fort en dansant, clopin clopant, sur la table et en brisant tout avec sa béquille. Au cours de cette représentation, il se faisait conter les secrets de ses compagnons de table et les redisait le lendemain matin à d’Avaux, Servien ou autres qui pouvaient alors confondre et dérouter les chanceliers des princes. Nous le retrouverons souvent. Il a laissé des Mémoires estimés, quoique moins célèbres que ceux de son frère le chevalier.
  34. Joachin de Quincé, mestre de camp de dragons, mourut ambassadeur à Madrid en 1659.
  35. Ancre, aujourd’hui Albert.
  36. Crèvecœur, sur l’Escaut, contre Le Catelet et Cambrai.
  37. Francisco Fernandes de la Cueva, huitième duc d’Albuquerque.
  38. Festubert, à 10 kilomètres de Béthune et 36 d’Arras.
  39. De Bucquoy (Albert de Longueval, comte), mort en 1668, fils de Charles-Albert de Longueval, général en chef des armées impériales, grand seigneur de haute mine et d’intelligence moyenne.
  40. Isembourg (Ernest, comte d’), gouverneur de Namur, chevalier de la Toison d’or, mort en 1664 sans enfans. C’était un homme de haute taille, de grand courage et un officier de cavalerie de premier ordre. Plusieurs branches de la maison comtale, évangélique, d’Isembourg, jadis souveraine, aujourd’hui médiatisée, existent encore.
  41. Cantelmi (Andréa), fils de Fabrice, comte de Popoli, d’une des plus illustres familles du royaume de Naples, profil allongé, décharné, dur. Après avoir été mestre de camp général en Flandre, il commanda en Catalogne, où il fut défait par le comte d’Harcourt et pris dans Balaguier. Il en mourut de douleur, assure-t-on (1645.)
  42. Un autre corps d’observation fut formé plus tard à la lisière du Boulonnois. Il fut mis sous les ordres d’un officier-général fort apprécié dans l’armée espagnole et dont nous aurons à parler : Fuensaldaña (don Alonzo Perez de Vivero, comte de). Il était mestre de camp d’infanterie dès 1636 ; en 1648, il prit le commandement de l’armée des Pays-Bas, avec les pouvoirs de premier ministre sous l’archiduc Léopold et conserva ces fonctions jusqu’en 1656. A l’arrivée de don Juan d’Autriche, il fut envoyé dans l’état de Milan. Définitivement nommé gouverneur des Pays-Bas, en 1659, il mourut à Cambrai en prenant possession (1660).
  43. Claude Lamoral, prince de Ligne, né en 1618, mort en 1679, fils du prince Florent, marié à Marie-Claire de Nassau, veuve de son frère Henri-Albert. Il fut successivement vice-roi de Sicile (1670), et gouverneur du Milanais (1676).
  44. A cinq lieues au sud de Lille.
  45. M. le Duc ayant donné avis qu’il allait se mettre en campagne du côte de Doullens pour être prêt à se porter du côté où les ennemis tourneraient la tête, le roi lui fit connaître par le secrétaire d’état qu’il approuvait cette résolution ; la minute est du 8 mai. Chacun des deux généraux en chef poursuit un dessein plus vaste que la conquête d’une ville ou d’un lambeau de territoire : l’Espagnol peut concentrer toutes ses forces sans se laisser deviner là où l’ennemi est le moins préparé ; il tient à choisir son terrain, à frapper avec une grande supériorité numérique ; le Français cherche à rallier tout ce qu’il peut attirer à lui pour joindre l’Espagnol avant que celui-ci ait remporté un premier succès et réuni toutes ses troupes. Le dessein du premier est ingénieux ; celui du second est simple et ferme.
  46. Huit kilomètres au nord du Péronne.
  47. M. le Duc à Mazarin, 12 mai.
  48. Roquépine (Louis-Claude du Bouzet, marquis de), capitaine en 1638, maréchal de camp en 1651.
  49. Ainsi le défaut de la répartition des armées françaises, la disposition qui avait retenu sur l’Oise, et peut-être dans l’inaction, les forces dont l’emploi pouvait être décisif ailleurs, tournait au profit de ses auteurs et contribuait à entraîner Melo dans une entreprise qui lui sera fatale. On ne saurait conclure de l’issue de cette campagne que de semblables erreurs peuvent être répétées. sans péril ; pour y remédier il faut le caractère, le mérite, l’autorité et le bonheur du duc d’Anguien.
  50. Château-Regnault, sur la rive droite de la Meuse, à 15 kilomètres nord de Mézières ; chef-lieu d’une petite principauté que se disputaient de puissans voisins, pourvu d’une assez bonne forteresse, qui était alors occupée par les Français. Melo suivait une ligne d’invasion nouvelle et voulait se servir de la Meuse pour ses vivres.
  51. « Les ennemis sont toujours auprès de Charlemont. J’ai mis à tout hasard mille bons hommes dans Rocroy. » Gramont à M. le Prince (Mézières, 18 juillet 1642) après la bataille de Honnecourt perdue en mai. A. C. 199.
  52. De mostrar tener cobardia. (Vincart. Relation espagnole officielle.)