La Première Tentation de Saint Antoine/Fragments/VII

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VII[1]

Antoine n’entend plus rien. Le silence, à mesure qu’il écoute, lui paraît augmenter, et les ténèbres sont tellement obscures qu’il s’étonne, en ouvrant les yeux, de ne pas sentir leur résistance. Cependant elles l’étouffent comme du marbre noir qui serait moulé sur sa personne.


Bientôt elles s’entr’ouvrent, faisant comme deux murailles, et, au fond, dans un éloignement incalculable, une ville apparaît.
Des fumées s’échappent des maisons, des langues de feu se tordent dans la brume. Des ponts en fer passent sur des fleuves d’immondices. Des voitures, closes comme des cercueils, embarrassent de longues rues toutes droites. Çà et là, des femmes avancent leurs visages sous le reflet des tavernes, où brillent, à l’intérieur, de grands miroirs. Des hommes, en costumes hideux, et d’une maigreur, ou d’une obésité grotesque, courent comme s’ils étaient poursuivis, le menton bas, l’œil oblique, tous ayant l’air de cacher quelque chose.

Et voilà qu’au milieu d’eux saint Antoine aperçoit Jésus.
Depuis le temps qu’il marche sa taille s’est courbée, sa chevelure a blanchi, — et sa croix fait, en pliant, un arc immense sur son épaule.


Elle est trop lourde. Il appelle. On ne vient pas. Il frappe aux portes. Elles restent fermées.
Il va toujours, implorant un regard, un souvenir. On n’a pas le temps de l’écouter. Sa voix se perd dans les bruits. Il chancelle et tombe sur les deux genoux.
La rumeur de sa chute assemble des hommes de toutes les nations, depuis des Germains jusqu’à des nègres. Dans le délire de leur vengeance, ils hurlent à son oreille :
« On a versé pour toi des déluges de sang humain, façonné des bâillons avec ta croix, caché toutes les hypocrisies sous ta robe, absous tous les crimes au nom de ta clémence !… Moloch à toison d’agneau, voilà trop longtemps qu’elle dure, ton agonie ! Meurs enfin ! — et ne ressuscite pas ! »
Puis les autres, ceux qui l’aimaient, ayant encore, sur leurs joues, le sillon de leurs larmes, lui disent : « Avons-nous assez prié, pleuré, espéré ! Maudit sois-tu pour notre longue attente, nos cœurs inassouvis ! »
Un monarque le frappe avec son sceptre, en l’accusant d’avoir exalté les faibles, — et le peuple le déchire avec les ongles, en lui reprochant d’avoir soutenu les rois.
Quelques-uns se prosternent par dérision. D’autres lui crachent au visage, sans colère, par habitude. Des marchands veulent le faire asseoir dans leurs boutiques. Les Pharisiens prétendent qu’il encombre la voie. Les docteurs, ayant fouillé ses plaies, prétendent qu’il n’y faut pas croire, et les philosophes ajoutent : « Ce n’était rien qu’un fantôme ! »
On ne le regarde même plus. On ne le connaît pas.
Il reste couché au milieu de la boue, et les rayons d’un soleil d’hiver frappent ses yeux mourants.
La vie du monde continue autour de lui. Les chars l’éclaboussent. Les prostituées le frôlent. L’idiot, en passant, lui jette son rire, le meurtrier son crime, l’ivrogne

son vomissement, le poète sa chanson. La multitude le piétine, le broie, — et, à la fin, quand il ne reste
plus sur le pavé que son grand cœur tout rouge dont

les battements peu à peu s’abaissent, ce n’est pas, comme au Calvaire, un cri formidable qu’on entend, mais à peine un soupir, une exhalaison…

Les ténèbres se referment.
ANTOINE

Horreur ! je n’ai rien vu, n’est-ce pas, mon Dieu ?… Que resterait-il ?…

Il s’agenouille.
  1. Ce fragment que nous avons recueilli parmi des brouillons, semble appartenir à la version de 1874. D’après Mme Grout, Flaubert l’aurait supprimé, dans la crainte de froisser les consciences pieuses.