La Première Tentation de Saint Antoine/Fragments/III

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III[1]

LES POÈTES ET LES BALADINS

Ohé ! ohé !…

Nous nous tenons en équilibre au milieu des airs. Nous vagabondons par les chemins, nous nous précipitons la tête en bas, pour amuser ceux qui nous regardent !… Quelque chose nous pousse à faire ce métier !

Nous avalons des lames tranchantes, nous mettons sur nous des fardeaux qui nous écrasent, nous vivons avec des choses dangereuses.

Il a fallu du temps pour aller dans les pays éloignés chercher les bêtes féroces, et de la force, pour les vaincre, et de la ruse, croyez-nous, pour assouplir leurs bonds aux cadences de la musique, pour les faire rugir à volonté et se traîner sur le ventre. Tous, peut-être, n’étaient pas nés pour porter sur le front des pyramides humaines et pour avoir à leur chevet, sans cesse, des griffes furieuses qui grattent la cloison !

Comme on fait d’un vaisseau, dans lequel on chasse des pointes à coups de maillet, dont on flambe les bois, que l’on resserre avec des vis, — nous nous sommes enfoncé dans l’âme un tas de choses dures et nous l’avons cerclée avec du fer, pour qu’elle file droite dans ses voyages, que ses mâts élastiques aient une volée plus haute, et que, fièrement, au soleil, elle sépare bien les flots, de sa carène vernie. Oh ! nous avons souffert dans notre jeunesse, et nous nous regardions dans des miroirs, pour étudier les grimaces qui font pleurer les multitudes.

Tout en buvant de l’eau, nous ajustons des rimes sur le vin et les festins, et nous n’avons pas d’amour, nous qui faisons pleurer d’amour. Le soldat rubicond braille nos hyperboles, en marchant à la charge. Les libertins naïfs envient notre gaîté, et les femmes abusées, sanglotant sur nos poitrines, nous demandent comment nous fîmes pour exprimer si bien ces tendresses qui les ravagent et que nous semblons même ne pas comprendre !

Ohé ! ohé !

Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits… Les faux diamants brillent mieux que les vrais ; les maillots roses valent les cuisses blanches ; les perruques sont aussi longues que les chevelures, aussi odorantes quand on les graisse, aussi gentilles quand on les frise, aussi châtoyantes de reflets métalliques, quand le soleil passe à travers. Le fard rehausse la joue d’ardeurs insolentes, les appas de coton excitent à l’adultère, et le galon d’or de nos guenilles, qui claque au vent quand nous dansons dans les carrefours, fait faire des réflexions philosophiques sur la fragilité des choses humaines.

Nous chantons, nous crions, nous pleurons, nous bondissons sur la corde, avec de grands balanciers. L’orchestre bruit, la baraque en tremble, des miasmes passent, des couleurs tournent, l’idée se bombe, la foule se presse, et, palpitants, l’œil au but, absorbés dans notre ouvrage, nous accomplissons la singulière fantaisie, qui fera rire de pitié ou crier de terreur.

Assourdis de notre vacarme, assombris par nos joies, ennuyés par nos tristesses… nous en avons des convulsions, des rhumatismes et des cancers !… Y a-t-il assez longtemps que, nous traînant par le monde, nous exhibons éternellement la même facétie ! Ce sont toujours des singes, des perroquets, des adjectifs et des rubans, des femmes colosses et des pensées sublimes ! Que de fois nous avons regardé les étoiles, en répétant le même refrain ! et secoué la rosée d’avril et gazouillé les romances de la fauvette ! Avons-nous assez comparé les feuilles aux illusions, les hommes à des grains de sable, les jeunes filles à des roses ! Comme nous avons abusé de la lune ! du soleil ! de la mer ! Si bien que la lune en est pâlie, que le soleil en est moins chaud et que, même, l’Océan en semble plus petit !

Nous avons quitté nos familles. Le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos charrettes de voyage. Quand nous passons par les pays, on se met aux fenêtres, on laisse les charrues, et les mères, par la main, retiennent leurs enfants, de peur que nous les emportions avec nous.

On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamants qui se chamarraient sur nos poitrines. La pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le désespoir de la vie a ruisselé par notre âme, et nous avons été dans la campagne pour y pleurer tout seuls…

Ohé ! ohé !…

Essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or, relevons la tête, soyons beaux, soyons fiers ! Tournons, tournons sur nos chevaux de manège qui galopent sans trêve et ruent du sable à la face du peuple applaudissant. L’Idée, comme eux, avec des pompons roses à la crinière, nous porte sur sa croupe où nous restons debout. Humons la fumée de ses naseaux, et claquons des doigts et frappons du talon, pour qu’elle coure plus vite encore…

Ohé ! ohé !…

  1. Pages 292 et suiv. du manuscrit de 1849.