La Première Tentation de Saint Antoine/Fragments/II

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II[1]


LA FEMME AU POIGNARD vient sourire au nez de saint Antoine, tourne la tête de côté et montre ses dents, en roulant des yeux.

Je suis l’Adultère ! Le cœur de l’homme se trempe à mon haleine et toujours je voltige dans les sommeils, tel qu’un papillon renfermé dans la moustiquaire des lits. D’un bout du monde à l’autre bout, j’attire les corps qui doivent se joindre. Entre les volontés, se glisse ma fantaisie, et, jusque dans l’amour heureux, je creuse des abîmes, où tournoient d’autres amours !…

T’ont-ils conté ce qu’ils rêvaient, les adolescents pensifs ?

L’épouse se relève nu-pieds et s’avance à tâtons dans le couloir obscur. Sa chemise, humide de la moiteur de son corps, agite, en passant, la flamme de la veilleuse frissonnante. Elle sourit, et, le doigt sur la bouche, fait signe qu’elle a peur de l’enfant qui se retourne en son berceau.

Je me délecte dans la suavité des perfidies ignorées ! À moi les enlacements émus, les grands baisers au clair de lune, et les belles fuites à travers champs, avec des galops fous, du vent dans les manteaux et des étreintes qui n’en finissent pas. Je possède aussi les frénésies qui traînent le crime, les philtres, les suicides et les lâches poisons versés par des mains douces !…

LA FEMME AU BANDEAU DÉNOUÉ frappe dans ses mains et crie :

Je suis la Fornication. Les fourmilières grouillent d’amour, la femelle du léopard piaule dans les bambous et la rauque prostituée chante à voix basse des mots impurs sur le seuil de sa maison… C’est l’heure où s’allument les lampes, que balance au plafond le vent chaud des nuits d’été. Voilà que se défont les vêtements et que les femmes nues s’étalent sur les grands lits !… Déroule ma chevelure et tu verras comme elle est longue ! J’ai la taille mince, le flanc large. Mieux que l’acier bondit mon jarret souple et je fais craquer mes os, quand je me renverse sur les hanches. À mon chevet, fume la coupe des enchantements, dont il suffit d’avoir bu pour n’en pas perdre le goût. Je me sers des parfums qui mettent en amour, et les rouges phallus se dressent dans ma main… Viens dans les bois sacrés pleins des senteurs du mélèze ! Nous nous coucherons au soleil, nous roulerons notre délire au pied des idoles peintes !…

LA FEMME CRÉPUE se traîne sur sa croupe.

Je suis l’Immondicité, la déesse des caprices obscènes et des accouplements bestialitaires.

J’ai vu, dans les villes, des femmes pâles qui languissaient pour d’autres femmes, des enfants tout en pleurs parmi la caresse des vieillards et des jeunes hommes qui marchaient comme des filles et qui souriaient au coin des rues. Ce qu’il me faut, c’est la porte bien close, pour accomplir les lubricités. J’aime la bouffissure des tissus, les exagérations d’organes, les hermaphrodismes monstrueux, la sueur aigre, les dégoûts irritants.

Au delà des voluptés, gît la Volupté !… Il est large, le cercle des joies inconnues ! Comme l’esprit, la chair est infinie, et, depuis qu’ils la creusent, les fils d’Ève n’en ont pas trouvé le fond !… Arrive, arrive, regarde donc ! De ma poitrine pendent mes mamelles ! Comme un flot, monte et s’abaisse mon ventre gras, à deux mains je manie mes chairs !…

  1. Pages 269 et suiv. du manuscrit de 1849.