La Prairie (Cooper)/Chapitre XXXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 425-439).


CHAPITRE XXXIV.


N’est-ce pas sa voix que j’entends ?
Shakspeare



Les eaux étaient très-hautes à cette époque, et la barque descendit le courant avec la rapidité d’une flèche. La traversée fut aussi prompte qu’heureuse. Nos voyageurs ne mirent pas à la faire le tiers du temps qu’il aurait fallu pour le même voyage par terre. Passant d’une rivière dans une autre, de même que les veines communiquent aux autres vaisseaux du corps humain, ils entrèrent bientôt dans la grande artère des eaux de l’Ouest[1], et débarquèrent sains et saufs à la porte même du père d’Inez.

La joie de don Augustin et l’embarras du père Ignace peuvent aisément se concevoir. Le premier versa des larmes et rendit grâce au ciel ; l’autre rendit également grâces mais sans verser de larmes. Les bons habitants des environs étaient trop heureux pour se rappeler les anciennes insinuations du révérend père, et par une sorte de consentement général, l’opinion s’établit dans le pays qu’elle avait été enlevée par un infâme trafics et qu’elle venait d’être rendue à ses amis par une intervention tout humaine. Il y eut bien encore quelques incrédules, mais ils renfermèrent leurs doutes en eux-mêmes, et ils en jouirent en secret, avec cette espèce de plaisir solitaire que l’avare trouve à regarder des monceaux d’or qui s’accumulent sous ses yeux sans lui servir à rien.

Afin d’occuper le digne prêtre à quelque chose, Middlleton le choisit pour unir Paul et Hélène. Paul consentit à la cérémonie, parce qu’il vit que tous ses amis y attachaient une grande importance ; mais bientôt après il conduisit Hélène dans les plaines du Kentucky, sous prétexte de rendre quelques visites indispensables à plusieurs membres de la famille des Hover ; et là il fit recommencer la cérémonie par un juge de paix de sa connaissance, qu’il croyait beaucoup plus propre que le père Ignace à former les nœuds conjugaux. Hélène, convaincue qu’on ne pouvait trop multiplier les entraves pour retenir un caractère aussi bouillant que celui de son mari dans les limites du mariage, consentit volontiers à cette double chaîne, et de cette manière tout le monde fut content.

L’importance locale que Middleton venait d’acquérir par son mariage avec la fille d’un propriétaire aussi riche que don Augustin, attira sur lui l’attention du gouvernement. Il fut chargé successivement de plusieurs fonctions délicates, propres à faire valoir ses talents, et qui contribuèrent à lui donner une grande considération. Il eut bientôt lui-même beaucoup de crédit, et le premier usage qu’il en fit fut en faveur du chasseur d’abeilles. Il n’était pas difficile de trouver à occuper Paul d’une manière conforme à ses goûts, dans l’état de société qui existait dans ces régions il y a vingt-trois ans. Middleton et Inez, secondés avec autant de persévérance que de sagacité par Hélène, réussirent aussi avec le temps à opérer un changement très-avantageux dans son caractère. Il eut bientôt des terres, les cultiva avec un rare bonheur, et fut nommé, peu de temps après, officier municipal. Ces changements progressifs dans sa fortune amenèrent, ainsi qu’on le voit souvent dans une république, une amélioration semblable dans ses idées. Le cercle de ses connaissances s’agrandit ; il prit de l’importance à ses propres yeux, et il s’éleva de degré en degré, jusqu’à ce que sa femme eût la douce assurance que ses enfants ne retomberaient jamais dans cet état à demi barbare d’où leur père avait eu tant de peine à sortir.

Paul est à présent membre de la chambre basse de l’État dans lequel il réside depuis longtemps ; et il est même connu pour faire des discours qui ont le privilège de mettre ce corps délibérant en gaieté, et qui, étant basés sur une connaissance positive de l’état du pays, ont un mérite qui manque souvent à beaucoup de théories plus subtiles et plus raffinées, que dans des assemblées semblables on entend tous les jours sortir de la bouche de certains politiques qui passent pour profonds. Mais ces heureux résultats ne se firent vraiment sentir qu’au bout d’un certain temps, et grâce à la constance assidue que Paul mit toujours à s’instruire de ses devoirs.

Middleton, distingué par les avantages d’une éducation supérieure, est placé dans une branche beaucoup plus élevée de l’autorité législative. C’est de lui que nous tenons la plupart des détails de cette légende. Après nous avoir raconté le bonheur dont il jouissait ainsi que Paul, il nous a fait en peu de mots la relation d’un voyage qu’il entreprit quelque temps après dans la Prairie. Comme cette relation se rapporte aux événements dont nous avons été l’historien fidèle, nous croyons devoir, en finissant, la mettre sous les yeux de nos lecteurs.

Au commencement de l’automne et l’année suivante, le jeune capitaine, car il était toujours au service, se trouva sur les bords du Missouri, à peu de distance des villages des Pawnies. N’ayant aucun devoir à remplir qui exigeât immédiatement son retour, et cédant aux instances pressantes de Paul qui l’accompagnait, il se détermina à traverser la plaine pour aller rendre visite à Cœur-Dur, et s’informer de ce qu’était devenu son ami le Trappeur. Comme il avait une escorte proportionnée à son rang et aux fonctions qu’il remplissait, le voyage ne fut interrompu par aucune de ces alarmes et de ces dangers qui avaient accompagné sa marche la première fois qu’il avait traversé ces régions incultes, quoiqu’il eût encore à souffrir les privations et à surmonter les obstacles qui sont les accompagnements obligés d’une marche à travers un désert.

Arrivé à une distance convenable, Middleton dépêcha un coureur indien, qui faisait partie d’une peuplade amie, pour annoncer son approche et celle de sa petite troupe, et il continua sa route d’un pas modéré, afin que, suivant l’usage, le message précédât son arrivée. À la grande surprise des voyageurs, ils ne reçurent aucune réponse. Les heures se passèrent, et ils avançaient de plus en plus sans que rien indiquât qu’on s’apprêtât à leur faire une réception honorable, ou même simplement un accueil amical.

À la fin la cavalcade, en tête de laquelle marchaient Paul et Middleton, descendit de la colline élevée qu’ils suivaient depuis longtemps, pour entrer dans une vallée fertile au bout de laquelle s’élevait le village des Loups. Le soleil commençait à se retirer, et un réseau de pourpre s’étendait insensiblement sur la plaine, donnant à sa surface unie ces couleurs et ces teintes brillantes dont l’imagination humaine se plaît à embellir des scènes plus imposantes encore. L’herbe n’était pas encore desséchée, et des troupeaux de chevaux paissaient paisiblement dans ces vastes pâturages, sous la surveillance attentive ne jeunes garçons pawnies. Paul reconnut au milieu d’eux le cher asinus, qui, gros et gras, et semblant savourer toutes les douceurs de la vie, était mollement étendu sur l’herbe, l’oreille penchée, la paupière à demi fermée, comme s’il réfléchissait aux jouissances pures et sans mélange d’une heureuse oisiveté.

Nos voyageurs passèrent près dans de ces jeunes gardiens auxquels était confié l’emploi important de veiller sur ce qui faisait la principale richesse de la tribu. Il entendit le pas des chevaux, et tourna un instant la tête ; mais, sans témoigner aucun sentiment de curiosité ni d’alarme, il reporta aussitôt ses regards sur le village.

— Il y a quelque chose de bien singulier dans tout ceci, murmura Middleton, un peu piqué de ce qu’il regardait non seulement comme un outrage fait à son rang, mais même, jusqu’à un certain point, comme une offense personnelle ; ce marmot a su que nous allions arriver, autrement il ne manquerait pas de courir avertir sa tribu, et cependant c’est tout au plus s’il daigne nous favoriser d’un regard. Ayez l’œil sur vos armes, mes amis ; il sera peut-être nécessaire d’intimider un peu ces sauvages.

— Pour le coup, capitaine, répondit Paul, je pense que vous êtes dans l’erreur. Si l’honneur est une chose qu’on puisse trouver dans la Prairie, c’est surtout dans notre ami Cœur-Dur qu’il fait sa résidence. Il ne faut pas non plus juger un Indien d’après les mêmes règles qu’un blanc. Voyez ! voici pourtant qu’on fait quelque attention à nous ; car je vois s’avancer quelques cavaliers, quoique leur nombre et leur apparence soient un peu pitoyables.

Paul ne se trompait pas. Un groupe d’hommes à cheval sortit en ce moment de derrière un petit bois, et venait droit à eux. Leur marche était lente et grave. Lorsqu’ils furent plus près, Paul reconnut à la tête le chef des Loups, qui était suivi de douze de ses jeunes guerriers. Ils étaient tous sans armes, et n’avaient même sur leur personne aucune de ces plumes, aucun de ces ornements qui annoncent tout à la fois le rang et l’importance de l’Indien et le respect qu’il désire témoigner à l’hôte qu’il reçoit.

L’entrevue fut amicale, quoiqu’il y eût un peu de contrainte des deux côtés. Middleton soupçonna que c’était l’effet de quelques trames ourdies par les agents du Canada, et, décidé à faire respecter son rang et l’autorité de son gouvernement, il se vit contraint de montrer une hauteur qui était bien éloignée de ses sentiments. Il n’était pas si facile de pénétrer les motifs qui faisaient agir les Pawnies. Calmes et graves dans leur maintien, affables tout en se tenant sur la réserve, ils donnaient un exemple que plus d’un diplomate de cour aurait fait de vains efforts pour imiter.

Les deux troupes continuèrent ainsi leur route jusqu’au village ; Middleton eut le temps, pendant le reste de la marche, de repasser dans son esprit toutes les raisons qu’il pouvait inventer pour expliquer cette réception étrange. Quoiqu’il fût accompagné d’un interprète, les chefs s’étaient abordés et s’étaient salués sans témoigner le désir d’avoir recours à ses services. Vingt fois le capitaine tourna les yeux sur son ancien ami, pour tâcher de lire sur sa figure ses secrètes pensées ; mais tous ses efforts, toutes ses conjectures furent également inutiles. Le regard de Cœur-Dur était fixe, immobile, et n’avait d’autre expression que celle d’une légère inquiétude. Il ne dit pas un mot et ne parut pas désirer que les voyageurs rompissent davantage le silence. Il fallut donc bien que Middleton se décidât à faire comme lui, et laissât au temps à lui expliquer ce mystère.

En entrant dans la ville[2] ils trouvèrent tous les habitants rassemblés dans une grande place où ils étaient rangés selon leur âge et leur rang. Ils formaient un vaste cercle, au centre duquel pouvaient être une douzaine des principaux chefs. Cœur-Dur agita la main en approchant, et aussitôt Le cercle, s’ouvrit pour le laisser passer. Il s’avança dans l’enceinte, suivi de tous ses compagnons. Là ils mirent tous pied à terre, et les étrangers se trouvèrent environnés d’un millier de figures, toutes graves et soucieuses.

Middleton regarda autour de lui avec une inquiétude toujours croissante ; aucun chant, aucun cri de joie ne s’était fait entendre pour fêter sa bienvenue, et ce peuple qu’il avait quitté si récemment et avec peine ne l’accueillait que par son silence. Son anxiété, disons plus, ses alarmes furent partagées par tous ses compagnons. La résolution et le courage commencèrent à se peindre sur toutes les figures à la place d’une vaine terreur, et chaque soldat porta en silence la main sur ses armes, comme pour s’assurer que rien ne lui manquait pour vendre chèrement sa vie. Mais les mêmes symptômes d’hostilité ne se manifestèrent point chez leurs hôtes. Cœur-Dur fit signe à Middleton et à Paul de le suivre, et il s’avança vers le petit groupe qui occupait le milieu du cercle. Ce fut là que les deux amis trouvèrent l’explication d’une conduite qui leur avait donné de si vives inquiétudes.

Le Trappeur était assis sur un siège grossier, que les Indiens avaient fait eux-mêmes avec beaucoup de soin pour que toutes les parties de son corps y trouvassent un appui facile. Il ne fallut qu’un coup d’œil à ses anciens amis pour les convaincre que le vieillard était enfin appelé à payer son dernier tribut à la nature. Son œil était terne, il n’avait plus d’expression, et semblait même ne plus voir. Ses joues étaient encore plus creuses et plus enfoncées qu’à l’ordinaire : mais c’était le seul changement qui se fît remarquer dans toute sa personne. La dissolution qui se préparait ne provenait pas d’une maladie ; ce n’était qu’un affaiblissement graduel de toutes les facultés. La vie n’avait pas encore abandonné le corps ; quoique parfois elle parût au moment même de s’échapper, tandis que dans d’autres instants ce flambeau presque éteint se ranimait, comme s’il lui en coûtait de quitter une demeure qui n’avait jamais été souillée par le vice, ni corrompue par la maladie. Il n’aurait pas fallu de grands efforts d’imagination pour se figurer que l’âme flottait sur les lèvres du bon vieillard, cherchant prolonger ces espèces d’adieux pour s’éloigner le plus tard possible du lieu où elle avait trouvé depuis si longtemps l’asile le plus honorable.

Son corps était placé de manière à ce que les derniers rayons du soleil couchant tombassent en plein sur sa figure. Il avait la tête nue, et de longues boucles de cheveux gris flottaient légèrement au gré des vents du soir. Sa carabine était posée sur ses genoux, et tout le reste de l’attirail de la chasse était placé à côté de lui, à portée de sa main. Entre ses jambes était étendu un chien ; la tête penchée jusqu’à terre comme s’il dormait, et dans une position si naturelle, que ce ne fut qu’au second coup d’œil que Middleton découvrit qu’il ne voyait que la peau d’Hector que ces bons Indiens avaient eu l’attention délicate d’empailler de manière à faire croire à son maître que son vieux compagnon vivait encore. Son jeune chien jouait à quelque distance avec l’enfant de Tachechana et de Mahtoree. La nièce elle-même était debout auprès de lui, tenant dans ses bras un second enfant qui ne descendait pas d’un père moins illustre que Cœur-Dur. Le Balafré était assis auprès du Trappeur mourant, et tout en lui annonçait qu’il ne tarderait pas beaucoup à le suivre. Les autres spectateurs de cette scène lugubre, placés immédiatement au centre, étaient des vieillards qui s’étaient approchés pour observer la manière dont un guerrier juste et intrépide partirait pour le plus long de ses voyages.

Le vieillard recueillait, dans une mort douce et tranquille, la récompense d’une vie passée au sein de la tempérance et de l’activité. Sa vigueur s’était soutenue jusqu’au dernier moment ; la dissolution de son être fut rapide, mais dégagée de toute douleur. Il avait accompagné la tribu à la chasse au printemps et même pendant la plus grande partie de l’été, lorsque les jambes lui refusèrent tout à coup le service. La même faiblesse se fit sentir en même temps dans toutes ses facultés, et les Pawnies crurent qu’ils allaient perdre de cette manière inattendue un sage vieillard qu’ils aimaient déjà et dont ils respectaient les conseils. Mais, comme nous l’avons déjà dit, l’habitante immortelle semblait répugner à quitter sa demeure, et le flamheau de la vie vacillait sans s’éteindre.

Le matin du jour où Middleton arriva, toutes les facultés du Trappeur parurent se ranimer en même temps. Sa bouche s’ouvrit encore pour proférer de salutaires maximes, et de temps en temps ses regards semblaient reconnaître ses amis. C’étaient les dernières et courtes relations avec le monde d’une âme qui semblait en avoir pris congé pour jamais.

Après avoir placé ses hôtes en face du mourant, Cœur-Dur s’arrêta un instant, autant par un sentiment de douleur que de dignité ; puis se penchant à l’oreille du vieillard, il lui dit :

— Mon père entend-il les paroles de son fils ?

— Parlez, répondit une voix creuse et sépulcrale qui sortait de la poitrine, mais qu’on entendait parfaitement à cause du religieux silence qui régnait à l’entour ; — je vais quitter le village des Loups, et je serai bientôt hors de la portée de votre voix.

— Que le sage guerrier n’ait point d’inquiétudes pour son voyage, reprit vivement Cœur-Dur, sa tendre sollicitude lui faisant oublier que d’autres attendaient leur tour pour parler à son père adoptif ; — cent Loups auront soin d’écarter les ronces qui pourraient se trouver sur sa route.

— Pawnie, je meurs comme j’ai vécu, en chrétien, dit le Trappeur, et il prononça ces mots d’une voix forte et sonore, qui fit tressaillir les assistants, et produisit sur eux le même effet que cause le bruit de la trompette, lorsque ses sons, longtemps comprimés entre des gorges de montagnes se frayent tout à coup un libre passage dans les airs ; tel je suis venu au monde, tel je le quitterai. Il n’est besoin ni d’armes ni de chevaux pour paraître en présence du Grand-Esprit de mon peuple. Il connaît ma couleur, et c’est d’après les dons dont il m’a doué qu’il jugera mes actions.

— Mon père dira à mes jeunes guerriers combien de Mingos il a frappés, et quels actes de valeur et de justice il a accomplis, afin qu’ils sachent comment l’imiter.

— Une langue qui se vante n’est pas entendue dans le ciel d’un blanc ! dit le vieillard d’un ton solennel. Ce que j’ai fait, il l’a vu, lui. Ses yeux sont toujours ouverts. Si j’ai fait quelque chose de bien, il m’en récompensera ; le mal que j’ai pu faire, il le punira, mais ce sera toujours avec bonté. Non, mon fils, — un Visage-Pâle ne peut pas chanter lui-même ses louanges, et espérer de les faire agréer à son Dieu.

Le jeune chef, légèrement mortifié, se retira en arrière pour faire place à ses hôtes. Middleton prit une des mains décharnées du Trappeur entre les siennes, et faisant un effort pour donner quelque assurance à sa voix, il réussit à annoncer sa présence. Le vieillard écouta d’abord de l’air d’un homme dont les pensées se portent sur un objet bien différent ; mais lorsque le capitaine fut parvenu à lui faire comprendre quels étaient les amis qui venaient le voir, un sourire bienveillant anima ses traits décolorés, et prouva qu’il les reconnaissait.

— J’espère que vous n’avez pas oublié si vite ceux à qui vous avez rendu tant de services, dit Middleton en finissant. Il serait pénible pour moi de penser que je n’avais laissé dans votre mémoire qu’une trace aussi légère.

— Je n’oublie guère ce que j’ai vu une fois, répondit le Trappeur ; je suis à la fin de bien des longs jours ; mais il n’en est pas un seul sur lequel je craigne de reporter les yeux. Je vous remets très-bien, vous et tous ceux qui vous accompagnent ; oui, et votre grand-père aussi, qui est parti avant vous. Je suis bien aise que vous soyez revenu dans cette Prairie, car j’ai besoin de quelqu’un qui parle anglais, attendu qu’on ne peut guère se fier aux marchands de ces contrées. Voulez-vous rendre un service, mon garçon, à un vieillard mourant ?

— Parlez ! s’écria Middleton ; que ne ferais-je pas pour vous ?

— C’est un long voyage pour envoyer de pareilles bagatelles, reprit le vieillard qui ne parlait qu’à de courts intervalles, selon que ses forces et son haleine le lui permettaient ; qui dit un long voyage dit un voyage fatigant ; mais la bienveillance et l’amitié sont des choses qu’on ne doit pas oublier. Il y a des habitations au milieu des montagnes de l’Otsego…

— Je connais l’endroit, interrompit Middleton en voyant qu’il parlait avec plus de peine ; veuillez me dire ce que vous désirez.

— Prenez donc cette carabine, ce sac à plomb et cette corne à poudre, et faites-les remettre à la personne dont le nom est gravé sur la platine du fusil. Un marchand a taillé les lettres avec son couteau, car il y a longtemps que j’ai le projet de lui envoyer cette preuve de mon attachement[3].

— Vos intentions seront remplies. Est-il quelque autre chose que vous désiriez ?

— Je n’ai rien autre chose à donner. Mes trappes, je les laisse à mon fils l’Indien, car il a gardé franchement et loyalement sa promesse. Que je le voie un moment devant moi.

Middleton expliqua au jeune chef ce que le Trappeur avait dit, et lui céda sa place.

— Pawnie, continua le vieillard en changeant toujours de langage, suivant la personne à laquelle il s’adressait, et quelquefois même suivant les idées qu’il exprimait ; c’est un usage chez mon peuple que le père laisse sa bénédiction à son fils avant de fermer les yeux pour jamais. Cette bénédiction, je vous la donne ; prenez-la, car les prières d’un chrétien ne rendront jamais la route qui conduit le brave guerrier aux Prairies bienheureuses, ni plus longue, ni plus difficile. Puisse le Dieu des blancs jeter sur vous un regard bienveillant, et puissiez-vous ne jamais commettre une action qui le force à se voiler la figure ! Je ne sais si nous nous retrouverons jamais. Il y a plusieurs traditions sur ce qui concerne le séjour des bons esprits. Il ne m’appartient pas, tout vieux, tout expérimenté que je suis, de prétendre faire prévaloir mon opinion sur celle de toute une nation. Vous croyez aux Prairies bienheureuses, et moi j’ai toute confiance dans les traditions de mes pères. Si nous ne nous trompons ni les uns ni les autres, notre séparation sera éternelle ; mais s’il se trouvait que le même sens soit caché sous des paroles différentes, nous paraîtrons ensemble, Pawnie, devant votre Wahcondah, qui alors ne sera autre que mon Dieu. Il y a beaucoup à dire en faveur des deux religions ; car chacune d’elles semble faite pour le peuple qui la suit, et c’est sans doute ainsi qu’il l’a ordonné dans sa sagesse. Je crains de n’avoir pas mis bien à profit les dons de ma couleur, attendu que je trouve un peu pénible de renoncer pour jamais au maniement du fusil et aux plaisirs de la chasse ; mais la faute en est à moi, et non pas à lui. Eh bien ! Hector, ajouta-t-il en se penchant un peu et en cherchant les oreilles de son chien, l’instant de notre séparation est enfin arrivé, mon vieux, et ce sera une longue chasse. Tu as toujours été un bon, un brave et fidèle animal. Pawnie, vous n’immolerez pas cette pauvre bête sur ma tombe, car une fois mort, un chien chrétien ne se réveille plus ; mais quand je serai parti, vous aurez soin de lui, n’est-ce pas ? en souvenir de l’amitié que vous portiez à son maître.

— Les paroles de mon père sont dans mes oreilles, répondit le jeune chef en faisant un signe d’assentiment d’un air grave et respectueux.

— Entends-tu ce que le chef a promis, mon vieux ? demanda le Trappeur en faisant un effort pour attirer l’attention de l’effigie insensible de son chien. Voyant qu’il ne levait pas la tête pour le regarder, qu’il ne poussait aucun gémissement d’amitié pour lui répondre, le vieillard chercha la gueule de son vieil ami, et s’efforça de passer la main entre ses lèvres glacées. Ce fut alors que la triste vérité frappa tout à coup son esprit, quoiqu’il fût loin de soupçonner le pieux artifice des Indiens. Il se renfonça sur son siège et laissa tomber sa tête comme un homme qui vient d’éprouver un choc aussi violent qu’inattendu. Deux jeunes Pawnies profitèrent de cet accablement momentané pour retirer la peau, toujours guidés par le même sentiment de délicatesse qui leur avait fait tenter cette fraude innocente.

— Hector est mort ! murmura le Trappeur après une pause de plusieurs minutes ; un chien à son temps aussi bien qu’un homme, et celui-là a bien rempli ses jours ! Capitaine, ajouta-t-il en faisant un effort pour lever la main et faire signe à Middleton d’approcher, je suis bien aise que vous soyez venu ; car, quoique bons, et tout en ayant de bonnes intentions d’après les dons de leur couleur, ces Indiens ne sont pas les hommes qu’il faut pour déposer la tête d’un blanc dans sa tombe. J’ai pensé aussi à ce chien qui est à mes pieds. Il ne conviendrait pas de donner à croire qu’un chrétien s’attend à retrouver jamais son chien ; cependant il ne saurait y avoir beaucoup de mal à placer ce qui reste d’un si fidèle serviteur auprès des os de son maître.

— Pas le moindre, et vous pouvez compter que vos désirs seront accomplis.

— Je suis bien aise que vous pensiez comme moi sur ce sujet. Pour vous épargner toute peine, vous n’aurez qu’à placer Hector à mes pieds ; ou bien, si vous voulez, mettez-nous côte à côte. Un chasseur ne doit jamais rougir de se trouver en compagnie de son chien.

— Soyez tranquille, je me charge de tout.

Le vieillard fit alors une longue pause et parut réfléchir. De temps en temps il levait les yeux sur Middleton comme s’il avait encore quelque chose à lui dire, mais quelque sentiment intérieur semblait toujours le décider au silence. Le jeune militaire, remarquant son hésitation, lui demanda du ton le plus propre à l’encourager, s’il n’y avait plus rien qu’il pût faire pour lui prouver son attachement.

— Je n’ai ni parents ni alliés dans le vaste univers, répondit le Trappeur. Quand je serai parti, il n’y aura plus personne de ma race. Nous n’avons jamais été des chefs, mais nous nous sommes toujours montrés honnêtes, et nous nous sommes rendus utiles autant que nous l’avons pu ; c’est ce que, je l’espère, personne ne contestera. Mon père repose près de la mer, et les os de son fils blanchiront sur la Prairie.

— Indiquez-moi la place, interrompit Middleton, et vos restes seront déposés auprès de ceux de votre père.

— Non pas, capitaine, non, s’il vous plaît. Je veux dormir où j’ai vécu, loin du tapage des habitations. Cependant je ne vois pas pourquoi le tombeau d’un honnête homme serait caché, comme une Peau-Rouge qui se tient en embuscade. Je payai un homme des habitations pour poser une pierre à l’entrée de la sépulture de mon père. Elle était de la valeur de douze peaux de castor, et il fallait voir comme elle était bien taillée. Elle apprenait à tous les passants que le corps d’un chrétien était déposé dans ce lieu, et ensuite elle parlait de sa manière de vivre, de son âge et de son honnêteté. Lorsque nous en eûmes fini avec les Français, dans l’ancienne guerre, je fis le voyage pour aller voir si tout avait été fait comme je le voulais, et je puis dire que l’ouvrier n’avait pas manqué à sa parole.

— Et vous voudriez avoir une pierre semblable sur votre tombeau ?

— Moi ! non, non, je n’ai de fils que Cœur-Dur, et un Indien connaît peu les usages et les façons des blancs. D’ailleurs, je suis déjà son débiteur, attendu que je n’ai presque rien fait depuis que je suis dans sa tribu. La carabine pourrait bien payer la valeur… Mais non, je sais que le cher garçon aura du plaisir à la suspendre chez lui, car nombreux sont les daims et les oiseaux qu’il lui a vu abattre. Non, non, le fusil doit être envoyé à celui dont le nom est gravé sur la platine.

— Mais il est quelqu’un qui aura bien du plaisir à vous témoigner son affection de la manière que vous désirez ; quelqu’un qui vous doit non seulement d’avoir échappé à tant de dangers, mais qui a encore à acquitter la dette de reconnaissance que ses ancêtres lui ont transmise. La pierre sera posée à l’entrée de votre tombeau.

Le vieillard étendit sa main décharnée, et serra vivement celle de son jeune ami.

— Je pensais que vous pourriez être disposé à le faire, dit-il, mais je ne savais trop comment m’y prendre pour vous le demander, attendu que je ne suis rien pour vous. N’y mettez pas de mots emphatiques, mais seulement le nom, l’âge et l’époque de la mort, avec quelque chose tirée du Livre saint ; rien de plus, rien de plus. Alors mon nom ne sera pas entièrement perdu sur la terre ; c’est tout ce que je veux.

Middleton lui fit un signe d’assentiment, et alors suivit une nouvelle pause qui n’était interrompue de loin en loin que par des phrases décousues qui s’échappèrent des lèvres du vieillard. Il semblait avoir terminé ses comptes avec ce monde, et ne plus attendre que le dernier signal pour le quitter. Middleton et Cœur-Dur se placèrent des deux côtés de son siège, et observèrent avec une triste anxiété les variations de sa physionomie. Pendant deux heures il n’y eut presque pas d’altération sensible. L’expression de ses traits usés par le temps était celle d’un repos calme et paisible. De temps en temps il prenait la parole, proférant quelque courte maxime sous la forme d’avis, ou faisant quelques questions sur ceux auxquels il continuait à porter un vif intérêt. Tant que dura cette scène lugubre et solennelle, il n’y eut pas un Indien qui ne restait immobile à sa place avec une patience admirable. Lorsque le vieillard parlait, tous penchaient la tête pour écouter ; et lorsqu’il s’arrêtait, ils semblaient méditer sur la sagesse et l’utilité de ses paroles.

À mesure que l’huile de la lampe se consumait, la voix était plus étouffée, et il y avait des moments où ses amis doutaient s’il appartenait encore à la classe des vivants. Middleton, qui épiait le moindre changement qui s’opérait dans sa figure, avec l’intérêt d’un observateur attentif de la nature humaine, intérêt augmenté encore par l’affection qu’il portait au Trappeur, s’imagina qu’il distinguait sur sa physionomie ces efforts de l’âme qui cherche à s’envoler. Peut-être ce que le capitaine éclairé prenait pour une illusion de ses sens avait-il lieu effectivement, car qui est revenu de l’autre monde pour expliquer de quelle manière et par quels moyens il y a été introduit ? Sans prétendre expliquer ce qui doit toujours rester un mystère même pour les plus clairvoyants, nous nous bornerons à raconter les faits tels qu’ils sont arrivés.

Le Trappeur était resté presque sans mouvement pendant une heure entière. Ses yeux seuls s’étaient de temps en temps ouverts et refermés. Lorsqu’ils étaient ouverts, ils semblaient attachés sur les nuages transparents qui, à l’occident, se jouaient sur l’horizon, et où venaient se refléter les brillantes couleurs d’un coucher de soleil américain. L’heure, l’occasion, la beauté calme de la saison, tout se réunissait pour remplir les spectateurs d’un respect religieux. Tout à coup, tandis que Middleton réfléchissait à la position remarquable dans laquelle il se trouvait, il sentit la main du vieillard qui serrait la sienne avec une force incroyable, et le Trappeur, soutenu des deux côtés par ses amis, se leva droit sur ses pieds. Il jeta un seul regard autour de lui, comme pour inviter tous ceux qui étaient présents à l’écouter, dernier reste de faiblesse humaine ! — et alors, levant noblement la tête en prenant une attitude militaire, comme s’il se préparait à répondre à l’appel de son nom, et d’une voix qui pouvait être facilement entendue dans toutes les parties de cette nombreuse assemblée, il prononça emphatiquement ce mot :


Présent[4] !


Un mouvement si inattendu, l’air de grandeur et en même temps d’humilité qu’avait la figure du Trappeur, et surtout le son ferme et clair de sa voix, produisirent sur toute l’assemblée un effet difficile à décrire, et qui parut un instant paralyser en quelque sorte toutes les facultés. Lorsque Middleton et Cœur-Dur, qui avaient étendu machinalement la main pour soutenir le vieillard, se retournèrent de son côté, ils virent que l’objet de leur sollicitude avait cessé pour jamais d’avoir besoin de leurs secours. Ils replacèrent tristement le corps sur son siège, et le Balafré se leva pour annoncer la fin de la scène à la tribu. La voix du vieil Indien semblait une sorte d’écho sortant de ce monde invisible vers lequel l’âme de l’honnête Trappeur venait de prendre son vol.


— Un juste, un sage, un vaillant guerrier est entré sur la route qui le conduira aux Prairies bienheureuses de son peuple, dit-il. Quand la voix du Wahcondah l’appela, il fut prêt à répondre. Allez, mes enfants, rappelez-vous le brave chef des Visages-Pâles, et ne laissez pas de ronces sur votre passage.


La tombe fut creusée sous l’ombrage solennel de quelques vieux chênes. Elle a été gardée soigneusement jusqu’à ce jour par les Pawnies-Loups, qui la montrent souvent aux voyageurs et aux marchands, comme l’endroit où dort un homme blanc, un juste. Quelque temps après, une pierre fut placée sur le tombeau, avec la simple inscription que le Trappeur avait demandée lui-même. La seule liberté prise par Middleton fut d’ajouter : — Qu’aucune main profane ne trouble jamais ses cendres.




fin de la prairie.

  1. Le Mississippi.
  2. Town : ce mot signifie à la fois ville, bourg et même village.
  3. Les lecteurs des Pionniers ne peuvent avoir oublié l’attachement de Bas-de-Cuir pour son jeune ami Olivier Edwards, autrement appelé le jeune Effingham : on doit rapprocher le dernier chapitre des Pionniers de celui-ci.
  4. Here ! Ici ! Me voici ! C’est la réponse que fait en Amérique le soldat sous les armes à l’appel de sa compagnie. Ce mot du vieillard mourant doit rappeler au lecteur le passage des Pionniers, ou la même Nany Bumppo se trouve cité devant le Juge Temple.