La Prairie (Cooper)/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 332-346).


CHAPITRE XXVII.


Je ne veux point de rodomonts, je suis en bon renom auprès de ce qu’il y a de mieux. — Fermez la porte. — Qu’il n’entre point de rodomonts ici, je n’ai pas vécu tout ce temps pour entendre à présent des rodomontades. — Fermez la porte, je vous prie.
Shakspeare



Mahtoree rencontra à la porte de sa tente Ismaël, Abiram et Esther. Il suffit au rusé Teton d’un coup d’œil jeté sur le visage furieux et menaçant du squatter, pour reconnaître que la trêve qu’il avait faite avec eux, et dont jusque alors ils étaient les dupes, courait quelque danger d’être brusquement rompue.

— Écoutez un peu, vieille barbe grise, dit Ismaël en saisissant le Trappeur par le bras et en le faisant tourner comme une toupie. Je suis las de ne parler qu’avec mes doigts, au lieu de faire usage de ma langue, entendez-vous ? Ainsi donc vous allez me servir d’interprète, et vous traduirez mes paroles en bon indien, sans vous embarrasser si ces paroles seront, ou non, du goût d’une Peau Rouge.

— Ami, vous pouvez parler, répondit le Trappeur avec calme, ma bouche rendra chaque mot tel que mes oreilles l’auront reçu.

— Ami ! répéta le squatter en regardant le vieillard avec une expression indéfinissable ; mais ce n’est qu’un mot, et des sons ne font point de mal. Dites à cet infâme Sioux que je viens réclamer l’exécution du traité solennel que nous avons fait au pied du rocher.

Quand le Trappeur eut traduit ces paroles en langage sioux, Mahtoree demanda d’un air de surprise :

— Mon frère a-t-il froid ? les peaux de buffle sont abondantes. A-t-il faim ? mes jeunes guerriers vont porter de la venaison dans sa tente.

Le squatter leva son poing fermé d’un air menaçant, et l’appuyant avec force sur la paume de son autre main, comme pour confirmer ce qu’il allait dire, il s’écria :

— Dites à cet impudent menteur que je ne viens point comme un mendiant pour ramasser ses os : mais que c’est un homme libre qui vient revendiquer son bien. Oui, c’est mon bien que je demande, et je l’aurai. Dites-lui de plus que j’entends que vous, tout misérable pécheur que vous êtes, vous soyez livré à ma justice. Il n’y a point de malentendu. Il me faut trois personnes, ma captive, ma nièce et vous ; oui, il faut que tous les trois soient remis entre mes mains en vertu de la foi jurée.

Le vieillard impassible sourit avec une expression singulière en répondant :

— Ami squatter, vous demandez ce que bien peu d’hommes seraient disposés à vous accorder. Vous arracheriez plutôt la langue de la bouche du Teton et le cœur de son sein.

— Quand Ismaël Bush réclame ce qui lui appartient, peu lui importe que cela arrange ou n’arrange pas les autres. Allons, répétez mes questions en pur et bon indien ; point de détours ; point d’évasions ; et, lorsque vous parlerez de vous, faites un signe qu’un homme blanc puisse comprendre, afin que je sois bien sûr que vous ne vous permettrez point de supercherie.

Le Trappeur sourit à sa manière silencieuse, et murmura quelques mots en lui-même avant de s’adresser au chef.

— Que le Dahcotah ouvre ses oreilles toutes grandes, dit-il alors, afin que de gros mots puissent avoir la place d’y entrer. Son ami le Long-Couteau vient la main vide, et il dit que c’est au Teton de la remplir.

— Wagh ! Mahtoree est un puissant chef. Il est maître des Prairies.

— Il faut qu’il donne la fille aux cheveux noirs.

Le sourcil du chef se fronça à l’instant d’une manière si terrible, qu’on eût dit qu’il allait pulvériser le squatter ; mais trop politique pour ne pas réprimer aussitôt ce premier mouvement, il répondit adroitement avec un sourire perfide :

— Une fille est trop légère pour la main d’un si grand guerrier. Je la remplirai de buffles.

— Il dit qu’il a également besoin de la fille aux cheveux blonds, qui a son sang dans ses veines.

— Elle sera la femme de Mahtoree ; alors le Long-Couteau sera le père d’un chef.

— Et quant à ce qui me regarde, ajouta le Trappeur en faisant un de ces signes expressifs par lesquels les Indiens se communiquent presque aussi aisément leurs pensées que par la parole, et en se tournant en même temps du côté d’Ismaël, pour lui montrer qu’il en agissait franchement avec lui, il demande qu’on remette entre ses mains un misérable Trappeur dont le vie ne tient plus qu’à un souffle.

Le Dahcotah étendit son bras sur l’épaule du vieillard, d’un air d’affection particulière, avant de répondre à cette troisième et dernière question.

— Mon père est vieux, dit-il, et il ne saurait voyager loin. Il restera avec les Tetons, afin qu’ils apprennent la sagesse de sa bouche. Quel Sioux à une langue comme mon père ? Non ! Que ses paroles soient très-douces, mais qu’elles soient très-claires. Mahtoree donnera des peaux et des baffles. Il donnera des femmes aux jeunes guerriers des Visages-Pâles ; mais il ne peut rendre rien de ce qui est entré dans sa tente.

Très-satisfait lui-même de cette réponse laconique, le chef allait rejoindre ses conseillers qui l’attendaient, lorsque, se retournant tout à coup, il interrompit la traduction du Trappeur pour ajouter ces paroles :

— Dites au Grand-Buffle (nom sous lequel les Tetons avaient déjà baptisé Ismaël) que Mahtoree à une main qui est toujours ouverte. Voyez, ajouta-t-il en montrant du doigt les traits ridés et repoussants de l’attentive Esther, sa femme est trop vieille pour un si grand chef. Qu’il la renvoie de sa loge. Mahtoree l’aime comme un frère, il est son frère ; il aura la plus jeune femme du Teton. Tachechana, l’orgueil des filles des Sioux, apprêtera sa venaison, et bien des braves le regarderont d’un œil d’envie. Allez, un Dahcotah est généreux ! »

Le sang-froid extraordinaire avec lequel le Teton fit cette proposition audacieuse confondit même le vieux Trappeur. Au moment où l’Indien se retira, il ne put s’empêcher de tressaillir, tandis que la surprise était empreinte dans tous ses traits, et il ne songea à reprendre ses fonctions d’interprète que lorsque Mahtoree était déjà confondu au milieu du cercle de guerriers qui, depuis si longtemps et avec une patience si caractéristique, attendaient son retour.

— Le chef teton a parlé très-clairement, dit alors le vieillard ; il ne veut pas vous donner la dame sur laquelle le Seigneur sait que vous n’avez aucun droit, à moins que ce ne soient ceux du loup sur la brebis. Il ne vous donnera pas davantage l’enfant que vous appelez votre nièce, et j’avoue que, sur ce point, je suis loin d’être certain qu’il ait également la justice de son côté. De plus, ami squatter, il refuse net votre demande par rapport à moi, tout exténué, tout décrépit que je suis, et je ne crois pas qu’il ait tort de le faire, attendu que j’aurais plusieurs raisons particulières pour ne pas aimer de voyager très-loin dans votre compagnie. Mais il vous fait une offre dont il est juste en convenable que vous soyez instruit. Le Teton vous dit par ma bouche ; — car n’oubliez pas que c’est lui qui parle, et que je ne suis pas responsable de ce qu’il peut y avoir de criminel dans ses paroles ; — il vous dit donc par ma bouche que, comme cette bonne femme est déjà sur le retour, il est raisonnable que vous soyez fatigué de l’avoir pour épouse. Il vous engage donc à la mettre à la porte, et, lorsque votre loge sera vide, il vous enverra, pour remplir sa place, sa favorite ou plutôt celle qui était sa favorite, la jeune Biche, comme appellent les Sioux. Vous voyez, ami squatter, que si ce sauvage à la peau rouge est bien décidé à garder votre bien, il est prêt du moins à vous donner quelque chose en retour.

En entendant ces réponses aux différentes demandes qu’il avait faites, Ismaël sentit s’allumer dans son âme une indignation dont les symptômes étaient d’autant plus effrayants que son caractère lourd et engourdi en semblait moins susceptible. Il affecta même de rire à la seule idée d’abandonner sa vieille et fidèle Esther, pour l’appui plus délicat de la jeune Tachechana, quoique les efforts qu’il fît ne produisissent que des sons creux et gutturaux ; mais Esther fut loin d’accueillir la proposition d’une manière aussi plaisante. Élevant sa voix au diapason qui lui était ordinaire, elle éclata en ces termes, après avoir repris haleine comme quelqu’un qui a couru grand danger de s’étrangler.

— Ouais ! voyez donc un peu de quoi se mêle cet Indien ! Qui l’a chargé d’établir ou de renverser à son gré les droits des femmes mariées ? Pense-t-il qu’une femme soit une bête de la Prairie, qu’il est permis de chasser d’un village à coups de fusil et en lâchant les chiens après elle ? Que la squaw la plus brave d’entre elles se présente et nous dise ce qu’elle a fait ! Peut-elle montrer des enfants comme les miens ? C’est un détestable tyran que cette Peau Rouge, et un effronté coquin, sur ma panole ! Il voudrait être capitaine en dedans aussi bien qu’en dehors. Une honnête femme n’a pas plus de prix à ses yeux que la dernière des brutes. Et vous, Ismaël Bush, vous, père de sept garçons et d’autant de superbes filles, vous l’écoutez tranquillement, et vous n’ouvrez pas la bouche pour le maudire ! Voudriez-vous donc déshonorer votre couleur, votre famille et votre nation en mêlant du sang blanc à du sang rouge ? Voudriez-vous être le père d’une race de métis ? Le diable vous a tenté bien des fois, mon mari, mais jamais, je pense, il ne vous avait tendu un piège aussi adroit. Retournez parmi vos enfants, mon homme, retournez-y, croyez-moi ; et rappelez-vous que vous n’êtes pas une bête féroce, mais un chrétien, et, grâce à Dieu, un bon et légitime mari.

Le Trappeur judicieux s’était attendu aux cris d’Esther ; il lui avait été facile de prévoir que la douce compagne d’Ismaël jetterait feu et flamme en entendant faire une proposition aussi abominable que celle de la répudier ; il profita de l’orage pour se mettre un peu à l’écart, afin d’être à l’abri de tout acte de violence immédiate de la part du mari, qui, sans montrer autant de fureur, était pour le moins aussi dangereux. Ismaël, qui, avant de faire sa demande, était bien décidé à faire valoir ses droits par tous les moyens qui seraient en son pouvoir, se trouva emporté par le torrent loin du but qu’il se proposait ; et, ne songeant plus qu’à apaiser une jalousie qui ressemblait à la fureur avec laquelle la bonne défend ses petits, il se prépara à s’éloigner de la tente où était enfermée la cause immédiate de tout ce tumulte.

— Que votre mijaurée vienne ici avec sa figure de cuivre, et qu’elle montre sa beauté basanée en face d’une femme qui a entendu plus d’une fois la cloche de l’église, et qui sait ce qui en est, s’écria Esther en agitant ses mains d’un air de triomphe, tandis qu’elle faisait marcher devant elle Ismaël et Abiram, comme deux écoliers vagabonds qu’elle eût conduits à férule. Sur ma vie, elle trouverait à qui parler, et j’aurais bien vite rabattu son caquet. Ne nous amusons pas ici, mes amis, ne perdons pas un instant ; il ne faut pas songer à fermer l’œil dans un camp où le diable marche aussi effrontément que le ferait un homme d’honneur, et qu’il fût sûr d’être bien reçu. Allons, Abner, Enoch, Jessé ! — où êtes-vous donc fourrés ? Allons, dépêchez-vous ; si cet homme timide et pusillanime, qui est votre père, mange ou boit encore dans ces environs, vous verrez que ces maudites Peaux Rouges trouveront moyen de l’empoisonner. Ce n’est pas que je me soucie fort peu que ce soit telle ou telle qui prenne ma place, lorsque cette place sera légitimement vacante ; mais en vérité, Ismaël, je n’aurais pas cru que vous, qui avez eu une femme à peu près blanche, vous trouveriez quelque plaisir à regarder une figure cuivrée, — oui, cuivrée ; elle ne l’est pas, peut-être ? — et qui, de plus, a un front d’airain.

À cette explosion de paroles causée par l’amour-propre offensé, l’époux judicieux ne chercha pas à opposer de résistance. Il ne se permettait tout au plus, de loin en loin, qu’une simple exclamation, comme pour protester de son innocence ; mais la fureur de sa femme était trop grande pour pouvoir être apaisée. Elle n’écoutait rien ; et bientôt on n’entendit plus que sa voix qui donnait les ordres nécessaires pour le départ.

Le squatter avait chargé ses chariots et préparé ses attelages par mesure de précaution, avant d’en venir à l’extrémité, comme il le méditait. Esther trouva donc tout préparé au gré de ses désirs. Ses enfants se regardaient l’un l’autre en voyant l’agitation extraordinaire de leur mère, mais prenaient du reste peu d’intérêt à un événement qui s’était reproduit si souvent dans leur vie vagabonde. Par l’ordre d’Ismaël, les tentes furent placées en un instant sur les chariots, sorte de représailles par lesquelles il voulait punir le manque de foi de son ancien allié : alors il donna le signal du départ, et les lourdes et pesantes voitures s’éloignèrent avec leur lenteur ordinaire.

Comme une escorte assez nombreuse et bien armée protégeait l’arrière-garde, les Sioux les virent partir sans manifester le moindre symptôme de surprise ou de ressentiment. Le sauvage, ainsi que le tigre, attaque rarement l’ennemi qui l’attend de pied ferme ; et si les Tetons méditaient quelque acte d’hostilité, c’était avec la patience et la ruse traîtresse du chat qui guette le moment où sa victime n’est pas sur ses gardes pour sauter sur elle et la croquer incontinent.

Cependant les projets de Mahtoree, dont la prudence formait à peu près toute la politique de son peuple, étaient ensevelis dans les replis de ses propres pensées. Peut-être n’était-il pas fâché de se voir délivré sans plus de peine d’un hôte dont les prétentions commençaient à le gêner un peu ; peut-être attendait-il une occasion favorable pour déployer ses forces ; peut-être enfin des affaires d’une importance majeure absorbaient-elles tellement toutes ses facultés, qu’il lui était impossible de s’occuper pour l’instant d’un incident si futile en comparaison.

Mais, tout en faisant cette concession au caractère ombrageux et à l’irritabilité de son épouse, il paraîtrait qu’Ismaël n’était rien moins que décidé à renoncer à ses intentions premières. À peine avait-il suivi pendant un mille le cours de la rivière, qu’il s’arrêta sur une hauteur où se trouvait réuni tout ce qui était nécessaire à sa troupe. Il y dressa de nouveau ses tentes, détela ses chevaux, les mena dans un bon pâturage au bas de la colline, fit en un mot tous les préparatifs ordinaires pour passer la nuit, avec le même calme et le même sang-froid que s’il ne venait pas de montrer les dents à ses dangereux voisins, et de braver leur ressentiment.

Pendant ce temps, les Tetons s’occupaient d’apprêts non moins importants. Une joie farouche et sauvage s’était répandue dans toutes les tentes, depuis l’instant où la nouvelle s’était répandue que le grand Mahtoree revenait avec le chef de leurs ennemis, ce chef qui était depuis si longtemps l’objet de leur haine et de leurs alarmes. Pendant des heures entières, les vieilles femmes de la tribu avaient été de loge en loge pour exciter l’animosité des guerriers, et étouffer en eux tout sentiment de pitié. À l’un elles parlaient d’un fils dont la chevelure séchait au foyer de la tente d’un Pawnie ; à l’autre elles rappelaient ses blessures, sa honte et sa défaite ; elles rallumaient dans l’âme d’un troisième la soif de la vengeance, en lui faisant l’énumération des chevaux et des fourrures qui lui avaient été enlevés ; et un quatrième agitait son tomahawk d’un air menaçant, au souvenir de quelque aventure malencontreuse, dans laquelle il avait joué un rôle peu honorable, et qu’elles savaient lui rappeler avec adresse.

Les guerriers, excités par les propos insidieux de ces mégères, s’étaient rassemblés de la manière que nous avons déjà rapportée ; mais il restait encore indécis jusqu’à quel point ils se proposaient de porter leur vengeance. Les opinions variaient beaucoup sur la question de savoir s’il était politique d’exécuter les prisonniers, et Mahtoree avait suspendu la discussion pour avoir le temps d’examiner l’effet que la mesure devait produire, et si elle serait favorable ou contraire à ses vues particulières. Jusque là, les consultations n’avaient été que préliminaires, chaque chef cherchant à calculer sur combien de guerriers il pourrait compter pour appuyer son opinion, avant que cette délibération importante fût soumise au conseil solennel de la tribu. L’instant fixé pour l’ouverture de ce conseil était arrivé, et les apprêts en furent faits avec une solennité proportionnée à l’importance de la cause pour laquelle il allait s’assembler.

Avec un raffinement de cruauté dont un Indien seul pouvait être capable, on choisit pour cette grave délibération le lieu même ou s’élevait le poteau auquel était attaché l’infortuné sur le sort duquel le conseil allait être appelé plus particulièrement à prononcer. Middleton et Paul furent amenés tout enchaînés et jetés aux pieds du Pawnie. Alors les guerriers commencèrent à prendre leurs places, suivant le degré d’importance et de considération dont ils jouissaient. Chacun d’eux, en s’asseyant dans le vaste cercle, avait l’air aussi composé, le maintien aussi grave, que si son esprit se préparait sérieusement à administrer la justice sans vouloir en séparer le don céleste de l’indulgence. Une place était réservée pour trois ou quatre des principaux chefs, et un petit groupe des plus vieilles femmes, couvertes d’autant de rides que rage, la rigueur des saisons, les privations de toute espèce, et la violence des passions sauvages en avaient pu accumuler sur leurs figures, se fit jour jusqu’au premier rang, avec une audace à laquelle elles étaient poussées par une soif insatiable de sang et de vengeance, et que rien ne pouvait excuser que leur âge et leur fidélité éprouvée à la nation.

Tous les guerriers, à l’exception des chefs dont nous venons de parler, étaient alors à leur place. Ceux-ci avaient différé de paraître, dans le vain espoir de se réunir tous à la même opinion, afin que l’unanimité des chefs assurât celle de leurs partisans respectifs ; car, malgré l’influence supérieure de Mahtoree, il ne pouvait maintenir son autorité qu’en faisant de fréquents appels à l’opinion de ses inférieurs. Lorsque enfin ces personnages importants entrèrent dans le cercle tous ensemble, leurs regards sombres et leur front rembruni annonçaient assez que, malgré le temps qu’ils avaient mis à se concerter, il régnait entre eux du dissentiment.

Les regards de Mahtoree variaient d’expression à chaque minute. Tantôt ils étaient étincelants, comme s’ils s’allumaient au brasier ardent qui dévorait son âme ; tantôt ils étaient froids et réservés, et avaient l’expression grave qui convient à un chef présidant un conseil. Il s’assit à la place qui lui avait été réservée, avec la simplicité étudiée d’un démagogue ; quoique le coup d’œil rapide qu’il jeta aussitôt sur l’assemblée silencieuse trahît le caractère plus prononcé d’un tyran.

Lorsque tout le monde fut rassemblé, un vieux guerrier alluma la grande pipe de son peuple, et il en souffla la fumée vers les quatre parties du ciel. Après cette cérémonie propitiatoire, il la présenta à Mahtoree, qui, avec une humilité affectée, la passa à un chef à tête grise qui était auprès de lui. Après que la pipe eut passé de bouche en bouche, il se fit un long silence, comme si personne ne se jugeait digne de le rompre le premier, ou que plutôt chacun fut occupé à réfléchir profondément sur les questions qui leur étaient soumises. Enfin un vieil Indien se leva, et parla en ces termes :

— L’aigle, à la chute de la rivière sans fin, était dans son œuf, bien des neiges après que ma main avait déjà frappé un Pawnie. Ce que ma langue dit mes yeux l’ont vu. Bohrechina est très-vieux. Les rochers restent debout à leur place depuis plus de temps qu’il n’est dans sa tribu, et les rivières étaient pleines et vides avant qu’il vînt au monde ; mais quel est le Sioux qui le sait, si ce n’est lui ? Ce qu’il va dire ses frères l’entendront. Si quelqu’une de ses paroles tombe à terre, ils la ramasseront et la porteront jusqu’à leurs oreilles ; si le vent en emporte quelques-unes, mes jeunes guerriers, qui sont très-agiles, les saisiront au passage. Maintenant écoutez. Depuis que l’eau coule et que les arbres croissent, le Sioux a toujours trouvé le Pawnie sur le sentier de la guerre. De même que le couguar aime la gazelle, le Dahcotah aime son ennemi. Lorsque le loup trouve le faon, se couche-t-il pour dormir ? Quand la panthère voit le daim, ferme-t-elle les yeux ? Vous savez qu’elle ne le fait pas. Un Sioux est une panthère bondissante, un Pawnie est un daim tremblant. Que mes enfants n’écoutent : ils trouveront mes paroles bonnes. J’ai parlé.

Des acclamations gutturales s’échappèrent en signe d’assentiment des lèvres de tous les partisans de Mahtoree, en entendant cet avis sanguinaire donné par un Indien qui était certainement l’un des guerriers les plus âgés de la nation. Ses allusions, ses métaphores avaient satisfait cet amour enraciné de vengeance qui formait un des traits distinctifs de leur caractère, et le chef lui-même augura favorablement du succès de ses desseins en voyant le grand nombre de sauvages qui se rangeaient hautement de l’opinion de son ami. Cependant il s’en fallait de beaucoup que l’assentiment fût unanime.

Une pause longue et solennelle suivit ce discours, afin que chacun pût en peser mûrement la sagesse avant qu’un autre chef entreprît de le réfuter. Le second orateur, quoiqu’il ne fût plus au printemps de sa vie, était beaucoup moins âgé que celui auquel il succédait. Il sentit le désavantage qui résultait pour lui de cette circonstance, et il s’efforça d’y obvier, autant que possible, par l’excès de son humilité.

— Je ne suis qu’un enfant, dit-il dans son exorde en jetant un regard furtif autour de lui pour reconnaître jusqu’à quel point sa réputation bien établie de prudence et de courage démentait son assertion. Mon père était déjà un homme, que je vivais encore avec les femmes. Si ma tête devient grise, ce n’est pas que je sois vieux. Une partie de la neige qui est tombée pendant que je dormais sur les sentiers de la guerre, s’y est gelée, et le soleil brûlant, près des villages des Osages, n’a pas été assez fort pour la faire fondre.

Un léger murmure qui se fit entendre dans le conseil exprima l’admiration qu’inspiraient ces services auxquels il avait fait si adroitement allusion. L’orateur attendit modestement que ce mouvement flatteur se fût calmé, et alors il continua sa harangue d’un ton plus assuré et plus énergique, comme si cette approbation tacite avait redoublé son courage.

— Mais les yeux d’un jeune brave sont bons. Il peut voir à une très grande distance. C’est un lynx. Regardez-moi bien. Je vais vous montrer mon dos afin que vous me voyiez de tous côtés. Vous savez maintenant, à n’en pouvoir douter, que je suis votre ami car vous regardez une partie de mon corps que jamais un Pawnie n’a vue de sa vie. Maintenant, regardez ma figure ; non pas à l’endroit de cette cicatrice, car par-là vous ne sauriez voir jusque dans mon esprit. Ce n’est qu’un trou fait par un Konza. Mais voici une ouverture faite par le Wahcondah, à travers laquelle vous pouvez regarder mon âme. Que suis-je ? Un Dahcotah en dedans comme en dehors. Vous le savez ; ainsi donc écoutez-moi. Le sang de toutes les créatures qui sont sur la Prairie est rouge. Qui saurait distinguer la place où un Pawnie a été frappé, de celle où mes jeunes guerriers ont tué un bisou ? elles sont de la même couleur. Le maître de la vie les a faites l’une pour l’autre. Il les a faites semblables ; mais l’herbe verdira-t-elle de nouveau là où un Visage-Pâle aura été tué ? Que mes frères n’aillent pas croire que cette nation soit si nombreuse qu’elle ne s’apercevra pas de la perte d’un guerrier. Elle en fait souvent l’appel, et elle demande : Où sont mes enfants ? S’il lui en manque un, elle enverra dans la Prairie pour chercher après lui. Si on ne le trouve pas, elle dira à ses coureurs d’aller le demander au milieu des Sioux. Mes frères, les Longs-Couteaux ne sont pas des fous. Il y a maintenant parmi nous un grand médecin de leur nation : qui pourrait dire jusqu’où sa voix se fait entendre et jusqu’où son bras s’étend ?…

La harangue de l’orateur, qui s’échauffait de plus en plus à mesure qu’il entrait dans son sujet, fut interrompue par l’impatient Mahtoree, qui se leva brusquement et s’écria d’un ton d’autorité à travers lequel perçait le dédain, et bientôt après l’ironie :

— Que mes jeunes guerriers amènent le malin esprit des Visages-Pâles. Mon frère verra son médecin face à face !

Un morne et lugubre silence succéda à cette interruption extraordinaire. C’était non seulement manquer formellement aux égards qui devaient toujours présider aux débats, mais c’était même s’exposer à braver la puissance inconnue d’un de ces êtres incompréhensibles que bien peu d’Indiens étaient assez éclairés à cette époque pour ne pas les regarder avec une crainte superstitieuse, bien peu assez hardis pour exercer contre eux quelque acte de violence.

Cependant les jeunes guerriers avaient obéi à l’ordre de leur chef ; ils avaient été chercher Obed dans sa tente, et ils l’amenèrent monté sur asinus, avec une pompe et une cérémonie qui n’avait d’autre but que de le tourner en ridicule, mais à laquelle la crainte donna un tout autre aspect. Au moment où ils entrèrent dans le cercle, Mahtoree, qui craignait l’influence du docteur, et qui s’était efforcé de la détruire en l’exposant à la risée, jeta un regard autour de l’assemblée pour lire l’effet de sa ruse sur les sombres figures qui l’entouraient.

Il est vrai que la nature et l’art s’étaient réunis pour donner à l’accoutrement et à la figure du naturaliste un aspect tel que partout il eût produit un effet extraordinaire. Sa tête avait été rasée avec soin d’après la mode des Sioux, et dans un goût tout à fait particulier. D’une chevelure extrêmement touffue, et qui dans cette saison particulière de l’année était loin d’être incommode, on ne lui avait laissé sur l’occiput qu’une seule touffe de cheveux, distinction dont le docteur se serait très-bien passé, s’il avait été consulté dans cette affaire. Des couches épaisses de peinture avaient été étalées sur sa tête nue, et des dessins de fantaisie se prolongeaient même jusque autour de ses yeux et de sa bouche, ajoutant à l’expression naturellement vive des uns un air particulier de malice, tandis qu’ils faisaient grimacer l’autre, et lui donnaient quelque chose d’un nécroman. À ses vêtements ordinaires on avait substitué une robe de peau de daim couverte de peintures fantastiques, et qui le protégeait suffisamment contre le froid. Comme par dérision de ses études favorites, une foule de crapauds, de grenouilles, de lézards et de papillons, tous préparés avec soin pour prendre place un jour dans son cabinet particulier, étaient attachés, les uns à son unique boucle de cheveux, d’autres à ses oreilles, ou à d’autres parties saillantes de sa personne. Si, indépendamment de l’effet produit par ces bizarres accessoires de son costume, nous ajoutons l’air soucieux et inquiet qui rendait son visage doublement austère, et qui peignait les tourments intérieurs auxquels le digne docteur était en proie, en voyant sa dignité personnelle ainsi ravalée, et, ce qui était d’une bien plus grande importance à ses yeux, en se voyant traîné pour être, comme il n’en doutait pas, la victime de quelque sacrifice païen, le lecteur concevra sans peine la sensation extraordinaire que son apparition produisit au milieu d’une troupe qui était déjà plus d’à moitié préparée à le regarder comme un agent redoutable de l’esprit du mal.

Wencha conduisit asinus droit au milieu du cercle, et les laissant ensemble, car les jambes du naturaliste étaient tellement collées contre sa monture, que la bête et le cavalier semblaient ne faire qu’un, il se retira modestement à sa place en jetant sur le prétendu magicien un regard d’admiration et de surprise où se peignait toute la stupidité de son âme.

Les spectateurs et celui qui jouait le premier rôle dans cette scène étrange paraissaient également frappés de stupeur. Si les Tetons contemplaient les attributs mystérieux du médecin avec un sentiment de respect et de crainte, le docteur portait les regards tout autour de lui, livré à une foule d’émotions tout aussi extraordinaires, dans lesquelles cependant cette dernière sensation dominait d’une manière tout à fait sensible. Ses yeux dans ce moment semblaient doués du pouvoir de multiplier les objets, car à chaque Teton qu’il apercevait, il croyait voir une douzaine de figures farouches et menaçantes, sans découvrir sur aucune d’elles le plus léger signe de sympathie ou de pitié. À la fin son regard errant se porta sur la physionomie grave et honnête du Trappeur, qui, Hector à ses pieds, était debout à l’entrée du cercle, appuyé sur sa carabine, qu’on lui avait permis de reprendre pour lui témoigner qu’on le regardait comme un ami, et qui paraissait réfléchir aux suites probables d’un conseil accompagné de cérémonies si mystérieuses.

— Vénérable venator, on chasseur, ou Trappeur, dit l’inconsolable Obed, je me réjouis grandement de vous revoir. Je crains bien que le temps précieux qui m’avait été accordé pour achever une haute et glorieuse entreprise, ne touche prématurément à sa fin, et je serais charmé de déposer mes dernières idées dans l’âme d’un homme qui, s’il n’est point parvenu à l’apogée de la science, a du moins quelques-unes de ces connaissances que la civilisation communique même au dernier de ses enfants. Sans doute il n’est point de recherches que les sociétés savantes de l’univers ne s’empressent de faire pour découvrir ce que je suis devenu, et peut-être des expéditions seront-elles envoyées dans ces contrées lointaines pour lever tous les doutes qui pourraient s’élever sur un sujet si important. Je m’estime heureux qu’un homme qui parle notre langue soit là pour faire la relation de mes derniers moments. Vous direz qu’après une vie glorieuse et honorablement remplie, je mourus martyr de la science et victime des préjugés barbares. Comme je me propose de montrer un calme parfait dans cette conjoncture critique, si vous ajoutiez quelques mots sur le courage et la gravité doctorale avec lesquels j’ai vu venir la mort, ce serait un motif d’encouragement pour ceux qui, par la suite, aspireraient aux mêmes honneurs, et assurément personne ne pourrait s’en offenser. Et à présent, ami Trappeur, pour l’acquit de ma conscience, et pour remplir l’obligation qui n’est imposée envers la nature humaine, permettez-moi de finir par vous demander si toute espérance m’a tout à fait abandonné, ou s’il existe encore quelques moyens d’arracher des griffes de l’ignorance tant de trésors de science, tant de documents précieux, pour en enrichir les pages de l’histoire naturelle.

Le vieillard prêta une oreille attentive à cet appel mélancolique, et il parut réfléchir profondément, comme s’il voulait envisager cette question importante sous ses différentes faces, avant de prendre sur lui de répondre.

— Mon avis est, ami docteur, dit-il enfin d’un ton grave, que les chances de vie et de mort, dans le cas particulier qui vous concerne, dépendent absolument de la manière dont il plaira à la Providence de manifester sa volonté, en se servant des inventions diaboliques de la malice indienne. Quant à moi, je ne vois pas qu’il y ait beaucoup de différence à ce que le grand but soit atteint de telle on telle manière, puisque votre vie ou votre mort ne saurait intéresser beaucoup personne, si ce n’est vous.

— Comment ! s’écria Obed en l’interrompant d’un air d’indignation, pensez-vous donc que si la pierre angulaire venait à être détachée de l’édifice de la science, ce soit une chose indifférente pour les contemporains ou pour la postérité ? De plus, mon vieil ami, ajouta-t-il d’un ton de reproche, l’intérêt que chaque homme porte à sa conservation n’est pas tout à fait à dédaigner, quelque disposé qu’il se montre à le faire céder à des vues plus philanthropiques et plus générales.

— Voulez-vous savoir ma façon de penser tout entière ? — Eh bien la voici, repartit le Trappeur, qui était loin de comprendre toutes les distinctions subtiles dont son compagnon plus savant se plaisait souvent à orner ses discours ; il n’y a qu’une naissance et qu’une mort pour tout ce qui est au monde ; que ce soit un daim ou un lévrier, une Peau-Rouge ou une Peau-Blanche, l’une et l’autre sont entre les mains du Seigneur, et l’homme n’a pas plus le droit de hâter l’une qu’il n’a le pouvoir d’empêcher l’autre. Mais je ne prétends pas dire qu’on ne puisse pas faire quelques efforts pour retarder le fatal quart d’heure, du moins pour quelque temps, et je crois même que chacun a le droit de se demander, dans sa sagesse, jusqu’où il ira et jusqu’à quel point il souffrira pour allonger un temps qui, peut-être, n’a déjà été que trop long. Que d’hivers rigoureux et d’étés brûlants sont passés sur ma tête, depuis que je me suis retourné à droite et à gauche pour ajouter une heure à une vie qui s’est déjà étendue au-delà de quatre-vingts ans ! Je me tiens aussi prêt à répondre à mon nom qu’un soldat à l’appel du soir. À mon jugement, si le caractère indien suit sa pente ordinaire, la politique du Grand Sioux décidera son peuple à vous sacrifier tous ; et ce n’est pas que je me fie beaucoup à ses démonstrations d’amitié pour moi. Ainsi donc la question est de savoir si vous êtes prêt à entreprendre le grand voyage, et si, étant prêt, il ne vaut pas tout autant partir à présent que plus tard. Si l’on me demande mon avis, le voici tel que je le donnerai : je crois fermement que votre vie a été assez innocente, en ce sens que vous n’avez pas commis de grands crimes ; mais l’honnêteté me forcera d’ajouter que la masse totale de ce que vous pourrez faire valoir sous le rapport de l’activité dans les actions ne montera pas à grand’chose dans le compte final.

Obed tourna un œil désespéré sur la physionomie calme et flegmatique du vieillard dont la réponse était si peu rassurante, et il toussa deux ou trois fois pour chercher à faire bonne contenance et cacher la peur qui commençait à le galoper.

— Il me semble, vénérable chasseur, répondit-il, qu’en considérant la question sous ses différents points de vue, et qu’en admettant même la justesse de votre théorie, il serait beaucoup plus prudent de conclure que je ne suis nullement préparé à me mettre si brusquement en route, et qu’il faut avant tout chercher à gagner du temps.

— S’il en est ainsi, répondit le Trappeur impassible, j’agirai pour vous comme j’agirais pour moi-même, quoique, au train dont le temps commence à aller pour vous, je doive vous engager à pourvoir promptement à vos affaires, car il pourrait arriver que votre nom fût appelé dans un moment où vous seriez tout aussi peu préparé à y répondre qu’à présent.

Après lui avoir donné cet avis charitable, il se retira au bord du cercle, et se mit à réfléchir sur ce qu’il devait faire, avec ce singulier mélange de résolution et d’humilité qui le caractérisait, et qui provenait de l’énergie excessive de son caractère, tempérée par la soumission la plus complète à la volonté de la Providence.