La Prairie (Cooper)/Chapitre XXIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 359-372).


CHAPITRE XXIX.


Si ce berger n’est pas enchaîné, qu’il prenne la fuite. Les malédictions qu’il entendra, les tortures qu’il éprouvera seront plus qu’il ne lui sera possibles d’endurer.
Shakspeare



Il est facile de se figurer la sensation extraordinaire que l’événement que nous venons de rapporter causa parmi les Sioux. En ramenant au camp ceux de ses guerriers qui l’avaient accompagné à la chasse, Mahtoree n’avait négligé aucune des précautions ordinaires de la prudence indienne, pour dérober la trace de ses pas aux regards de ses ennemis. Il paraîtrait cependant que non seulement les Pawnies avaient su le découvrir, mais encore qu’ils auraient eu l’adresse de s’approcher du camp par le seul côté où il avait paru inutile de placer des sentinelles pour en défendre l’abord. Quant à celles qui étaient disséminées sur les petites hauteurs qui se trouvaient derrière les tentes, elles furent les dernières à apprendre le danger.

Dans une crise pareille, il y avait peu de temps à donner à la réflexion ; c’était en déployant une grande énergie de caractère dans ces occasions critiques, que Mahtoree avait su acquérir et conservé de l’ascendant sur ses compagnons, et il n’était pas probable qu’il s’exposât à le perdre en montrant alors de l’indécision. Au milieu des cris des enfants, des gémissements des femmes, et des hurlements sauvages des vieilles mégères, qui auraient suffi pour jeter la confusion dans les pensées d’un homme moins habitué à agir dans les cas d’urgence, il déploya à l’instant même son autorité, et donna ses ordres avec le sang froid d’un vieillard.

Tandis que les guerriers s’armaient, les enfants descendirent dans la vallée pour aller chercher des chevaux ; les tentes furent abattues en un instant par les femmes, et placées sur ceux des animaux auxquels on ne croyait pas pouvoir se fier pour le combat. Les enfants à peine sevrés furent jetés sur le dos de leurs mères, tandis que ceux qui étaient en état de marcher furent placés à l’arrière-garde, comme un troupeau d’animaux moins raisonnables. Quoique ces différents mouvements fussent exécutés au milieu des cris et des clameurs qui faisaient du camp une nouvelle Babel, ils le furent avec une promptitude et une intelligence incroyables.

Pendant ce temps, Mahtoree ne négligeait pas les devoirs que lui imposait son titre de chef. De la hauteur sur laquelle il était placé, il dominait entièrement l’ennemi, pouvait compter ses forces et voir ses évolutions. Un malin sourire brilla sur sa figure lorsqu’il reconnut que sa troupe était beaucoup supérieure en nombre. Mais en revanche, elle avait sous d’autres rapports un désavantage marqué, de sorte que, si l’on en venait aux mains, l’issue du combat était pour le moins extrêmement douteuse. Habitant une région plus septentrionale et moins hospitalière que leurs ennemis, ses compagnons étaient loin d’avoir en abondance ce qui fait la richesse des Indiens, les biens auxquels ils attachent le plus de prix, les armes et les chevaux. Dans la troupe au contraire qu’ils voyaient devant eux il n’était pas un seul Pawnie qui n’eût son cheval, et comme elle n’était venue aussi loin que dans l’espoir de délivrer ou de venger le plus illustre de ses chefs, il n’était point douteux qu’elle ne fût composée entièrement de guerriers d’élite.

Lorsque ensuite Mahtoree venait à jeter les yeux sur ses compagnons, il ne pouvait se dissimuler que plusieurs d’entre eux étaient plus propres à figurer dans une chasse que dans un combat, machines sans énergie qui pouvaient servir à détourner l’attention de ses ennemis, mais de la part desquels il avait peu de services actifs à attendre. Mais son œil brillait d’une noble fierté en contemplant un corps de guerriers en qui il avait souvent mis toute sa confiance, et qui ne l’avaient jamais trompé ; et quoique, dans la position particulière où il se trouvait, il ne pût désirer de hâter le combat, il n’aurait sans doute pas non plus cherché à l’éviter, si la présence des femmes et des enfants n’eût laissé le choix à la disposition des Pawnies.

Ceux-ci, de leur côté, ayant atteint d’une manière si inespérée le but principal de leur expédition, ne manifestaient pas l’intention d’en venir aux mains. La rivière était une barrière dangereuse à franchir en présence d’un ennemi déterminé, et c’eût été une mesure qui aurait été parfaitement d’accord avec leur politique cauteleuse, que de se retirer pour un temps, afin de pouvoir ensuite tomber à l’improviste sur les Sioux lorsque, dans l’ombre de la nuit, ils se livreraient à une trompeuse sécurité. Mais leur chef était alors en proie à un enthousiasme qui l’élevait au-dessus de lui-même, et lui faisait mépriser les expédients ordinaires auxquels les Indiens ont recours dans leurs expéditions. Son cœur brûlait du désir d’effacer la tache que sa captivité semblait avoir imprimée sur son front, et peut-être aussi pensa-t-il que le camp des Sioux qui se retiraient renfermait un trésor qui commençait à avoir plus de prix à ses yeux que cinquante chevelures de Tetons.

Quoi qu’il en soit, Cœur-Dur n’eut pas plus tôt reçu les félicitations courtes mais énergiques de ses compagnons, que, communiquant aux chefs les détails qu’il était important pour eux de savoir, il se prépara au combat, l’esprit rempli d’un objet propre à justifier la haute réputation qu’il s’était acquise, et à satisfaire ses secrets désirs. Un beau cheval, dressé depuis longtemps à la chasse, avait été amené pour recevoir son maître, quoique avec bien peu d’espoir que celui-ci eût jamais besoin de ses services dans cette vie. Par une attention délicate qui prouvait toute l’estime que les qualités généreuses du jeune guerrier avaient inspirée à son peuple, un arc, une lance et un carquois avaient été attachés à la selle de l’animal, qui devait être immolé sur la tombe de leur chef bien-aimé ; espèce de soin qui aurait rendu inutile le pieux devoir que le Trappeur avait promis d’accomplir.

Quoique Cœur-Dur fût sensible l’attachement de ses guerriers, et qu’il pensât qu’un chef, ainsi équipé, pouvait partir avec honneur pour les terrains de chasse du Maître de la Vie, il semblait disposé à croire que ces armes, préparées pour une autre destination, pourraient lui être tout aussi utiles dans l’état actuel des choses. Une rare satisfaction brilla sur sa figure lorsqu’il essaya l’élasticité de l’arc, et pesa la lance dont les deux côtés se balançaient également ; il ne jeta qu’un coup d’œil rapide et indifférent sur le bouclier ; mais la joie avec laquelle il s’élança sur le dos de son cheval de bataille favori, fut si grande qu’elle triompha de la gravité du chef et de la réserve de l’Indien. Il se mit à caracoler de côté et d’autre au milieu de ses guerriers non moins ravis que lui, maniant son coursier avec une grâce et une adresse qu’aucun règle artificielle ne saurait donner ; tantôt agitant sa lance, comme pour s’assurer qu’il était ferme sur sa selle, et tantôt examinant le fusil qui avait été également remis entre ses mains, avec le soin minutieux et l’affection d’un homme qui recouvre miraculeusement des trésors qui avaient toujours fait sa gloire et son bonheur.

Ce fut dans ce moment que Mahtoree, ayant achevé les dispositions nécessaires, se prépara à faire un mouvement plus décisif. Le Teton n’avait pas éprouvé peu d’embarras à disposer de ses prisonniers. Les tentes du squatter étaient encore en vue, et sa prudence aux aguets ne manquait pas ne lui apprendre qu’il était tout aussi nécessaire de se tenir en garde contre une attaque de ce côté, que de surveiller les opérations de ses ennemis plus actifs, qui du moins ne se cachaient pas. Son premier mouvement avait été de se défaire des hommes à l’aide du tomanawk, et de mettre les femmes sous la même protection que celles de sa troupe ; mais les sentiments de crainte et de respect avec lesquels plusieurs de ses guerriers continuaient à regarder le grand médecin des Longs-Couteaux, l’avertirent du danger de faire une expérience aussi hasardeuse au moment d’une bataille. On pourrait regarder cet attentat comme le présage d’une défaite. Il changea aussitôt d’avis, appela un vieux guerrier auquel il avait confié le commandement de ceux qui ne pouvaient le suivre sur le sentier de la guerre, et le prenant à l’écart, il lui posa la main sur l’épaule, et lui dit d’un ton où l’autorité semblait tempérée par la confiance.’

— Quand mes jeunes guerriers tomberont sur les Pawnies, donnez des couteaux aux femmes. Il suffit ; mon père est bien vieux ; il n’a pas besoin d’apprendre la sagesse de la bouche d’un enfant.

Le vieux sauvage lui fit entendre par un affreux sourire qu’il exécuterait ses ordres, et le chef, ayant l’esprit en repos sur ce point important, ne s’occupa plus que du soin d’assurer sa vengeance et de soutenir sa réputation de bravoure. Se jetant à cheval, il fit signe, d’un air de prince, à ses compagnons, d’imiter son exemple, ne se faisant aucun scrupule d’interrompre les chants de guerre et les cérémonies solennelles, par lesquels plusieurs d’entre eux cherchaient à aiguiser leur courage et à exciter leur enthousiasme. Quand il vit chacun à son rang, il donna l’ordre du départ, et les Sioux se dirigèrent en bon ordre et en silence vers le bord de l’eau.

Les deux troupes n’étaient plus séparées que par la rivière ; mais elle était trop large pour que les armes ordinaires des Indiens pussent parvenir jusqu’à l’autre rive. Les chefs échangèrent quelques coups de fusil, plutôt par bravade que dans l’espoir qu’ils pussent produire quelque effet. Comme pendant quelque temps ils ne firent autre chose que de se menacer de loin ou de se consumer en efforts impuissants, nous les quitterons pour le moment, pour retourner auprès des prisonniers que nous avons laissés entre les mains des sauvages.

Nous avons usé beaucoup d’encre inutilement, et perdu bien du papier, qu’il eût été facile d’employer beaucoup mieux, s’il est nécessaire à présent de dire au lecteur qu’aucun de ces mouvements n’échappa à l’œil clairvoyant du Trappeur. Il avait été aussi surpris que les autres du changement soudain qui s’était opéré dans les manières de Cœur-Dur, et il y eut un seul instant où un sentiment de regret et de mortification succéda au désir qu’il avait de lui sauver la vie. Le bon et simple vieillard, s’il avait vu le moindre symptôme de faiblesse de la part d’un guerrier qui avait excité si vivement son intérêt, aurait éprouvé la même douleur que le chrétien qui assiste aux derniers moments d’un fils impie dont il ne peut dessiller les yeux. Mais lorsqu’au lieu d’efforts vils et impuissants pour conserver la vie, il reconnut que son ami avait montré la noble résignation et le courage héroïque d’un guerrier indien, jusqu’au moment où il avait trouvé l’occasion d’échapper à ses bourreaux, et qu’alors il avait déployé l’énergie et le caractère du brave le plus aguerri, la joie qu’il éprouva fut si vive, qu’il eut peine à la réprimer.

Au milieu des cris et de la confusion qui suivirent la mort de Wencha et l’évasion du prisonnier, il alla se placer près de Paul et de Middleton, bien décidé à les défendre au péril de sa vie, si la fureur des sauvages prenait cette direction. L’arrivée des Pawnies lui épargna une tentative aussi désespérée qu’elle eût été sans doute infructueuse, et le laissa continuer ses observations et mûrir ses projets plus à loisir.

Il remarqua particulièrement que, tandis que la plus grande partie des femmes et tous les enfants, ainsi que le mobilier de la troupe, avaient été dirigés sur les derrières, sans doute pour qu’elles fussent plus à portée de se cacher dans quelques-uns des bois adjacents, la tente de Mahtoree était restée seule debout, et continuait à renfermer le dépôt précieux qui lui avait été confié. Seulement deux chevaux choisis étaient à la porte, tenus par deux Indiens trop jeunes pour aller dans la mêlée, mais déjà en âge de savoir les conduire.

Le Trappeur reconnut dans cet arrangement la répugnance de Mahtoree à envoyer ses fleurs récemment découvertes hors de la portée de ses yeux, et en même temps sa prévoyance à prendre ses mesures contre un revers de fortune. L’air du Teton, lorsqu’il avait tiré le vieux sauvage à l’écart, et le plaisir féroce avec lequel celui-ci avait reçu l’ordre sanguinaire de son chef, n’avaient pas échappé non plus à son regard attentif. De tous ces mouvements mystérieux, le vieillard augura que le moment de crise était arrivé, et il rassembla toute l’expérience qu’il avait acquise dans une si longue vie, pour s’en aider dans une conjoncture aussi critique. Ce fut tandis qu’il était à réfléchir sur les moyens à employer, que le docteur appela de nouveau son attention sur lui-même, en faisant un piteux appel à sa compassion.

— Vénérable Trappeur, ou plutôt libérateur, comme je suis en droit de vous appeler à présent, s’écria le plaintif Obed, dans son exorde, il semblerait que le moment propice est enfin arrivé, de faire cesser la connexité irrégulière et tout à fait contre nature qui règne entre mes membres inférieurs et le corps d’asinus. Peut-être, si le libre usage de mes membres m’était rendu, et que, mettant convenablement à profit cette circonstance favorable, je fisse une marche forcée pour regagner les habitations, peut-être, dis-je, tout espoir de conserver les trésors de science dont je suis l’indigne réceptacle, ne serait-il pas irrévocablement perdu. Assurément, l’importance des résultats vaut du moins la peine de tenter l’épreuve.

— Je n’en sais rien, je n’en sais rien, répondit le vieillard d’un ton positif ; les insectes et les reptiles que vous portez autour de vous ont été destinés par le Seigneur pour les Prairies, et je ne vois pas le bien de les envoyer dans des régions qui peuvent ne pas convenir à leur nature. Et de plus, assis comme vous l’êtes sur votre âne, vous pouvez rendre de grands et importants services à vos compagnons, quoique je ne sois pas surpris qu’un homme qui a toujours la tête enfoncée dans les livres s’étonne de pouvoir être de quelque utilité.

— Quel service puise-je donc rendre dans cette pénible position, lorsque les fonctions animales sont en quelque sorte suspendues, et que les fonctions spirituelles ou intellectuelles sont paralysées par la sympathie secrète qui unit l’âme à la matière ? Il est probable qu’il va y avoir du sang de versé entre ces deux hordes de mécréants, et quoique je ne me soucie guère de l’emploi, encore vaudrait-il mieux que je m’occupasse d’expériences chirurgicales, que de perdre ainsi des moments précieux à me mortifier tout à la fois l’âme et le corps.

— Une Peau Rouge s’inquiète bien d’avoir un médecin pour panser ses blessures, lorsque le cri de guerre retentit à ses oreilles ! La patience est une vertu dans un Indien, et il n’y a point de quoi rougir pour un chrétien d’en montrer aussi. Regardez ces maudites mégères, ami docteur ; je ne me connais pas au caractère des sauvages, si elles n’ont pas des projets de sang, et si elles ne se préparent à s’en donner sur nous à cœur-joie. Eh bien ! tant que vous resterez sur l’âne, et que vous conserverez cet aspect intrépide qui est loin d’être votre don naturel, il est possible que la crainte que leur inspire un si grand médecin les tienne en respect. Je suis placé ici comme un général au commencement d’une bataille, et il est de mon devoir de disposer mes forces de manière à ce que chacun se trouve au poste qu’il est le plus en état de défendre. Or, si je ne me trompe, votre mine nous rendra plus de services dans ce moment que ne pourraient le faire les exploits les plus éclatants.

— Écoutez, vieux Trappeur, s’écria Paul ; dont la patience ne put supporter plus longtemps les calculs et les explications prolixes de son compagnon, si vous nous débarrassiez de deux choses que je vais vous dire ? D’abord, de votre conversation, qui a son agrément autour d’une bosse de bison bien apprêtée, mais dont nous nous passerions très-bien dans ce moment, et ensuite de ces maudites, courroies de peau, qui, d’après l’expérience que j’en ai faite, ne sont agréables nulle part. Un seul coup de votre couteau nous serait plus utile pour l’instant que le plus long discours qui ait jamais été prononcé dans une cour de justice du Kentucky.

— Ah ! oui, les cours de justice sont les heureux terrains de chasse, comme dirait une Peau Rouge, pour ceux qui n’ont pour tous dons que ceux qui consistent dans la langue. Je fus conduit un jour dans un de ces trous impurs[1], et ce n’était pour rien de plus que pour une misérable peau de daim. Que le Seigneur leur pardonne ! Ils n’en savaient pas plus long, et ils prononcèrent d’après leur faible jugement ; ainsi donc ils n’en sont que plus à plaindre. Et cependant c’était un spectacle solennel que de voir un vieillard qui avait toujours vécu en plein air, traîné sans pitié par la loi, et offert en spectacle aux femmes et aux enfants des habitations !

— Si telle est l’aversion naturelle que vous avez pour toute espèce de contrainte, vous feriez mieux de la manifester en nous mettant en liberté sans plus attendre, dit Middleton, qui, de même que son compagnon commençait à trouver que la lenteur du vieillard, dont ils avaient, si souvent éprouvé le zèle, était aussi extraordinaire qu’elle était insupportable.

— Je voudrais bien pouvoir le faire, surtout à cause de vous, capitaine, qui, en votre qualité de militaire, trouveriez non seulement du plaisir, mais du profit à examiner plus à votre aise les ruses et les détours d’un combat indien. Quant à notre ami que voici, il importe peu pour lui qu’il le voie d’un peu plus loin, attendu qu’une abeille ne se prend pas de la même manière qu’un sauvage.

— Vieillard, ces plaisanteries sont tout à fait hors de saison ; je pourrais même dire que c’est insulter à notre infortune, et…

— Ah ! voilà bien comme était votre grand-père, toujours chaud, toujours bouillant ! et l’on ne peut s’attendre que le rejeton d’une panthère se traîne à terre comme celui d’un porc-épic. À présent, taisez-vous l’un et l’autre, et ce que je vais dire aura l’air de se rapporter aux manœuvres qui se font là-bas ; cela pourra servir à endormir la vigilance et à fermer les yeux de ceux qui ne les tiennent que trop ouverts lorsqu’il y a quelque acte de cruauté à commettre. Vous saurez donc, en premier lieu, que j’ai tout lieu de croire que ce traître de Teton a laissé l’ordre en partant de nous mettre tous à mort aussitôt que le coup pourra se faire secrètement et sans bruit.

— Juste ciels ! souffrirez-vous que nous soyons égorgés comme des brebis qui ne peuvent se défendre ?

— Silence, capitaine, silence ! une tête chaude ne sert à rien lorsque c’est de l’adresse qu’il faut plutôt que du courage. Ah ! le Pawnie est un noble garçon. Si vous pouviez voir comme il s’éloigne du bord de la rivière pour inviter ses ennemis à la traverser, vraiment cela vous réjouirait le cœur ! et cependant, si j’en crois ma vue qui baisse, ils ne sont qu’un contre deux ! Mais pour en revenir à ce que je disais, il y a peu de bien à retirer de la précipitation et de l’imprévoyance. Les faits sont si clairs qu’ils frapperaient même les yeux d’un enfant. Les sauvages sont partagés d’avis sur la manière dont on doit nous traiter. Les uns nous craignent à cause de notre couleur et nous laisseraient volontiers partir, et les autres se préparent à nous montrer la pitié que le daim doit attendre du loup affamé. Lorsqu’il y a deux avis dans le conseil d’une tribu, il est rare que ce soit l’humanité qui l’emporte. À présent, voyez-vous ces squaws ridées et altérées de sang ? — Non, dans la position où vous êtes, vous ne sauriez les voir. — Mais elles n’en sont pas moins là, toutes prêtes, comme autant de louves enragées, à se jeter sur vous dès que le moment en sera venu.

— Écoutez, mon vieux camarade, dit Paul en l’interrompant avec un peu d’amertume ; est-ce pour notre plaisir ou pour le vôtre que vous venez nous rabâcher tout cela ? Si c’est pour le vôtre, gardez, je vous prie, votre haleine pour la première course que vous aurez à faire ; car, pour ma part, je ne suis nullement d’humeur à goûter vos plaisanteries.

— Paix ! dit le Trappeur, en coupant avec autant d’adresse que de rapidité la courroie qui attachait un des bras de Paul à son corps, et laissant couler en même temps son couteau dans la main qu’il venait de délivrer. Paix, enfant ! paix ! vous dis-je ; profitez de votre bonheur, et taisez-vous. Les cris qui viennent de retentir des bas-fonds ont attiré les yeux de ces furies d’un autre côté ; nous avons donc un instant à nous. Maintenant faites le reste ; mais de la prudence, jeune tête, et surtout prenez bien garde que personne ne vous voie.

— Grand merci du service, l’homme aux réflexions éternelles murmura le chasseur d’abeilles, quoiqu’il arrive comme la neige dans le mois de mai, un peu hors de saison.

— Insensé ! s’écria d’un ton de reproche le vieillard qui s’était retiré à quelque distance de ses amis, et qui semblait examiner attentivement les opérations des deux corps ennemis. — Et vous aussi, capitaine, quoique je ne sois pas d’un caractère à me formaliser sur de veines apparences, je vois que vous gardez le silence parce que vous dédaignez de demander un service à un homme qui vous paraît trop lent à vous le rendre. Sans doute vous êtes jeunes l’un et l’autre, et vous êtes tout pleins du sentiment de votre force et de votre courage ; j’ose dire que vous pensiez qu’il n’y avait qu’à couper les courroies pour que vous fussiez maîtres de la place. Mais celui qui a beaucoup vu sait qu’il est nécessaire de réfléchir longtemps. Si je m’étais mis à courir comme une femme qui perd la tête, pour vous rendre la liberté, ces infâmes mégères s’en seraient aperçues, et où seriez-vous à présent, je vous prie ? Sous le tomahawk et sous le couteau, comme des enfants sans défense et qui jettent les hauts cris. Oui, voilà où vous en seriez, quoique vous soyez des hommes et que vous ayez de la barbe au menton. Demandez à notre ami le chasseur d’abeilles s’il se trouve en état de tenir tête à un Teton, après avoir été garrotté si longtemps, bien moins encore à une douzaine de squaws sans pitié et altérées de sang !

— Le fait est, vieux Trappeur, répondit Paul en étendant ses membres qu’il était parvenu alors à dégager entièrement, et en s’efforçant de rétablir la circulation du sang qui avait été interrompue, — le fait est que ce que vous dites est rigoureusement vrai. Oui, je suis forcé d’en convenir, moi, Paul Hover, un homme qui ne le céderait à personne à la lutte ou à la course, me voilà tout aussi incapable de faire usage de mes pieds et de mes mains que le jour où j’ai paru pour la première fois dans la maison du vieux Paul qui est parti pour le long voyage. Dieu lui pardonne toutes les petites peccadilles qu’il a pu commettre, tandis qu’il était dans le Kentucky ! Dans ce moment j’ai le pied posé sur la terre ferme, ou bien mes yeux n’y voient plus, et cependant peu s’en faudrait que je ne fusse prêt à jurer qu’ils ne touchent pas la terre de six pouces pour le moins. Ainsi donc, mon brave ami, puisque vous avez déjà tant fait pour nous, ayez la bonté de tenir un peu à l’écart ces squaws infernales, sur lesquelles vous nous avez donné des détails si intéressants, jusqu’à ce que je sois parvenu à dégourdir un peu ce bras qui est raide comme un piquet, et que je sois prêt à les recevoir poliment.

Le Trappeur lui fit signe qu’il comprenait parfaitement ce qu’il désirait de lui, et il se dirigea vers le vieux sauvage, qui commençait à manifester l’intention d’accomplir l’ordre qui lui avait été donné, laissant le chasseur d’abeilles recouvrer autant que possible l’usage de ses membres, et rendre à Middleton le même service qu’il venait de recevoir lui-même.

Mahtoree avait bien choisi l’homme qui convenait pour accomplir sa mission sanguinaire. C’était un de ces sauvages sans pitié qu’on trouve en plus ou moins grand nombre dans toutes les peuplades, et qui s’était fait une certaine réputation dans les combats, en montrant une sorte de courage féroce qui ne prenait sa source que dans un amour inné pour le sang. Étranger à ce sentiment noble et chevaleresque qui fait que les Indiens des Prairies regardent comme une action encore plus héroïque d’enlever le trophée de la victoire du corps d’un ennemi tombé que de lui arracher la vie, il semblait n’avoir d’autre plaisir que d’en détruire le principe. Tandis que les chefs valeureux ne cherchaient qu’à se couvrir de gloire et à s’illustrer par quelque action d’éclat, on l’avait toujours vu se cacher derrière quelque couvert favorable, et priver les blessés de toute espérance, en achevant ce qu’un guerrier plus généreux avait commencé. Lorsqu’il s’agissait de quelque acte de cruauté, il se montrait toujours le premier, et dans le conseil jamais on ne l’avait vu une seule fois se ranger du côté de l’indulgence.

Il avait attendu, avec une impatience que, tout glacé qu’il était par l’âge, il avait eu peine à modérer, l’instant où il pourrait se mettre à exécuter les ordres du grand chef dont il lui fallait l’approbation et la protection puissante pour entreprendre une démarche qui avait trouvé tant d’opposition dans le conseil. Mais un engagement venait enfin de commencer entre les deux troupes, et à sa grande joie, l’instant était arrivé où il se trouvait libre d’agir à sa volonté.

Le Trappeur le trouva occupé à distribuer des couteaux aux mégères féroces, qui, en les recevant, entonnèrent à voix basse un chant monotone qui rappelait les pertes qu’elles avaient faites dans différents combats de leur peuple contre les blancs, et qui vantait les charmes et la gloire de la vengeance. La vue seule d’un pareil groupe aurait suffi pour détourner un homme moins intrépide que le vieillard d’entrer dans le cercle où elles accomplissaient leurs affreuses cérémonies.

Chaque squaw, en recevant l’arme fatale, commençait une sorte de danse lente et mesurée, mais sans grâce, autour du sauvage, jusqu’à ce qu’elles l’eussent entouré toutes dans une espèce de cercle magique. Leurs mouvements étaient réglés, jusqu’à un certain point, par les paroles de leurs chants sauvages, et leurs gestes, par les idées qu’elles exprimaient. Ainsi, lorsqu’elles parlaient des guerriers qu’elles avaient perdus, elles agitaient en l’air leurs longs cheveux gris tout hérissés, ou bien elles les laissaient retomber en désordre sur leurs cous desséchés ; mais lorsque l’une d’entre elles venait à faire allusion à la douceur de rendre coup pour coup, toutes lui répondaient par des cris frénétiques et par des gestes qui prouvaient assez avec quelle ardeur elles cherchaient à s’animer encore davantage, et à redoubler, s’il était possible, la fureur qui les dévorait.

Ce fut au milieu de ce cercle de véritables démons que le Trappeur s’avança avec autant de calme et de gravité que s’il fût entré dans une église de village. Son arrivée ne produisit d’autre effet que de donner une nouvelle activité à leurs gestes menaçants, comme si elles n’en pouvaient trouver d’assez énergiques pour exprimer leurs atroces projets. Le vieillard leur fit signe de s’arrêter.

— Pourquoi, leur demanda-t-il, les mères des Tetons chantent-elles avec des langues amères ? Les prisonniers pawnies ne sont pas encore dans leur village ; leurs jeunes guerriers ne sont pas encore revenus chargés de chevelures.

On ne lui répondit que par de nouveaux cris, ou plutôt par des hurlements farouches, et quelques-unes des furies les plus acharnées allèrent même jusqu’à s’approcher de lui, et agitèrent leurs couteaux autour de sa tête comme si elles s’apprêtaient à l’en frapper.

— C’est un guerrier qui est devant vous, et non pas quelque vagabond de Long-Couteau, dont la figure pâlit encore à la vue d’un tomahawk, reprit le Trappeur sans sourciller. Que les femmes sioux y pensent bien : si une Peau Blanche meurt, cent autres sortent de terre à l’endroit même où il est tombé.

Les mégères ne répondirent encore qu’en pressant le mouvement de leur danse circulaire, et en élevant de temps en temps la voix avec plus de force, lorsque leurs chants exprimaient des idées de vengeance. Tout à coup l’une des plus âgées et des plus féroces de la bande sortit du cercle, et s’élança vers ses victimes avec la rapacité d’un oiseau carnassier qui, ayant balancé quelque temps ses ailes pesantes, prend son essor pour s’abattre sur sa proie. Les autres la suivirent en désordre et en poussant de grands cris, craignant d’arriver trop tard pour avoir le plaisir de plonger aussi leurs mains dans le sang.

— Puissant médecin de mon peuple ! s’écria le Trappeur dans la langue des Tetons, élevez votre voix et parlez afin que le peuple sioux entende !

Soit qu’asinus, instruit par l’expérience récente qu’il en avait faite, eût appris à connaître tout le pouvoir de ses accents sonores, soit que le spectacle étrange d’une douzaine de sorcières qui accouraient sur lui en frappant l’air de cris perçants capables de faire dresser les oreilles même d’un âne, produisit sur son caractère pacifique une impression extraordinaire, il est certain que l’animal fit ce qu’Obed était invité à faire, et qu’il produisit sans doute un effet beaucoup plus grand que si le naturaliste avait réuni tous les efforts de ses poumons pour se faire entendre. C’était la première fois que cet animal, dont l’espèce leur était inconnue, parlait depuis son arrivée au camp. Effrayées par un bruit aussi terrible, les furies se dispersèrent comme des vautours à qui la peur fait quitter leur proie ; mais tout en fuyant elles continuaient à pousser de grands cris, et ne paraissaient pas avoir encore renoncé complètement à leur projet.

Pendant ce temps, l’approche et l’imminence du danger avaient rétabli la circulation du sang dans les veines de Paul et de Middleton beaucoup plus efficacement que toutes leurs frictions n’avaient pu le faire. Paul était alors debout ; et il avait pris une attitude menaçante qui promettait beaucoup plus peut-être que le digne chasseur d’abeilles ne pouvait tenir. Middleton lui-même était parvenu à se soulever sur ses genoux, et il se montrait disposé à vendre chèrement sa vie. La délivrance inexplicable des captifs fut attribuée par les vieilles mégères aux sortilèges du médecin, et cette heureuse méprise ne les servit pas moins que l’intervention miraculeuse d’asinus en leur faveur.

— C’est maintenant qu’il faut nous montrer, s’écria le Trappeur en se hâtant de rejoindre ses amis, et qu’il faut faire ouvertement et bravement la guerre. Il eût été d’une bonne politique de différer le combat jusqu’à ce que le capitaine fût plus en état de nous seconder, mais maintenant que nous avons démasqué nome batterie, il faut nous maintenir de pied ferme dans la position…

Il s’interrompit tout à coup en sentant une main gigantesque sur son épaule. Près de se laisser aller à son tour aux idées de magie qu’il avait cherché lui-même à faire naître, il se retourna et vit qu’il était entre les marins d’un magicien non moins puissant et non moins dangereux qu’Ismaël Bush. Le groupe des fils du squatter, bien armés, qui débusquèrent en ce moment de derrière la tente de Mahtoree qui était toujours debout, leur fit voir tout à la fois et la manière dont ils étaient venus les surprendre par derrière, tandis que leur attention se portait si vivement sur ce qui se passait devant eux, et l’impassibilité absolue où ils étaient de se défendre.

Ismaël et ses fils ne crurent pas nécessaire d’entrer dans de longues explications. Middleton et Paul furent de nouveau chargés de liens, dans un profond silence et avec une promptitude extraordinaire, et, pour cette fois, le vieux Trappeur partagea leur sort. La tente fut abattue, les deux femmes furent placées en croupe derrière deux des cavaliers, et toute la troupe reprit le chemin du camp du squatter, et tout cela avec une célérité qui eût pu servir merveilleusement à entretenir les idées de magie.

Pendant ces arrangements, qui ne furent ni longs ni difficiles, l’agent de Mahtoree déconcerté et ses infâmes compagnes s’étaient empressés de fuir à travers la plaine, et quand Ismaël se fut retiré avec ses prisonniers et son butin, l’emplacement qui avait été si récemment animé par le bruit et le tumulte d’un camp indien, fut aussi triste, aussi désert qu’aucune autre partie de ces vastes solitudes.


  1. Voyez les Pionniers.