La Prairie (Cooper)/Chapitre XXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 259-272).


CHAPITRE XXII.


Les nuages et les rayons du soleil qui naguère offraient à ses yeux leurs brillantes clartés, ont disparu sans laisser dans ce ciel silencieux aucun vestige de leur passage.
Montgomery



Un silence aussi morne que celui qui régnait dans les solitudes que les fugitifs avaient devant eux semblait peser en quelque sorte sur le lieu qu’ils venaient d’abandonner. En vain le Trappeur lui-même concentra-t-il toutes ses facultés pour saisir le moindre bruit qui aurait pu annoncer le fait, si important pour eux, du commencement des hostilités entre la troupe de Mahtoree et celle d’Ismaël ; leurs chevaux les emportèrent loin du théâtre de ces sanglants démêlés, avant que rien eût annoncé s’ils avaient eu lieu. Le vieillard semblait mécontent, il murmurait tout bas ; mais du reste il ne manifestait son inquiétude qu’en faisant presser le pas à ses compagnons. Il avait montré du doigt, en passant, l’emplacement désert où la famille du squatter avait campé le soir même où nous l’avons présentée à nos lecteurs ; mais ensuite il garda un silence que ses amis ne pouvaient s’empêcher de regarder comme de mauvais augure, car ils connaissaient alors assez son caractère pour savoir qu’il fallait que les circonstances fussent en effet critiques pour troubler la tranquillité d’âme ordinaire du vieillard.

— N’en avons-nous pas fait assez ? demanda Middleton au bout de quelques heures, craignant qu’Inez et Hélène ne pussent résister à tant de fatigues ; voilà longtemps que nous courons à bride abattue, et nous avons traversé une grande étendue de plaine : il est temps de chercher un lieu de repos.

— Cherchez-le donc dans le ciel, si vous êtes incapables de marcher plus longtemps, murmura le Trappeur. Si les Tetons et le squatter en étaient venus aux mains, ce qui, dans l’ordre des choses, aurait dû arriver, alors on aurait pu prendre le temps de regarder autour de soi, et de calculer non seulement les dangers, mais aussi les inconvénients du voyage ; mais au point où nous en sommes, je déclare que ce serait s’exposer à une mort certaine ou à une éternelle captivité que de fermer les yeux et de se livrer au repos avant que nos têtes soient à l’abri dans quelque retraite bien sûre.

— Je n’en sais rien, reprit le jeune homme impatient, sur lequel les sages réflexions du vieillard faisaient moins d’impression que la vue des souffrances de l’être fragile qu’il soutenait ; — je n’en sais, ma foi ! rien. Nous avons fait je ne sais combien de milles, et je ne vois aucune apparence de danger prochain. Si vous craignez pour vous, mon bon ami, croyez-moi, vous avez tort, car…

— Votre grand-père, s’il vivait encore et qu’il fût ici, dit le vieillard en l’interrompant, et en posant sa main avec force sur le bras de Middleton, votre grand-père n’aurait pas prononcé ces paroles. Il avait quelque raison de croire qu’au printemps de mes jours, lorsque mon regard était plus rapide que celui du faucon, et mes jambes plus agiles que celles du daim, je ne tenais pas extrêmement à la vie ; pourquoi donc aurais-je à présent un attachement puéril pour une chose dont je connais toute la vanité, et que je sais être entourée de tant de maux et de souffrances ? Que les Tetons fassent ce qu’ils voudront ; quelque traitement qu’il endure, le vieux Trappeur n’en élèvera pas plus haut la voix ni pour se plaindre ni pour prier.

— Pardonnez-moi, mon digne, mon excellent ami, s’écria le jeune homme repentant, en serrant vivement la main que le vieillard s’apprêtait à retirer ; je ne savais pas ce que je disais, ou plutôt je ne pensais qu’à celles qui nous sont chères à tant de titres.

— C’est bien. Voilà le langage de la nature, et votre grand-père en aurait dit autant. Ah ! combien de saisons, froides et chaudes, sèches et humides, ont passé sur ma pauvre tête depuis le temps où nous chassions ensemble au milieu des Hurons à peaux rouges des lacs, derrière ces montagnes escarpées du vieil York ! Plus d’un superbe chevreuil a été abattu depuis lors par cette main décharnée, oui, et plus d’un infirme Mingo aussi. Dites-moi, mon garçon, le général, car je sais qu’il devint général, vous a-t-il jamais parlé du daim que nous tuâmes la nuit où ces damnés Mingos nous poussèrent jusque dans la caverne de l’île, et du repas délicieux que nous fîmes ensemble ?

— Je lui ai entendu souvent raconter les plus petits incidents de la nuit dont vous parlez ; mais…

— Et le musicien, et son gosier ouvert, et ses cris dans la mêlée ? ajouta le vieillard en riant aux éclats à mesure que ses souvenirs se pressaient dans sa mémoire.

— Tout, tout. — Il n’omettait rien, pas même la plus petite circonstance. Ne vous…

— Comment ! vous a-t-il parlé des coquins cachés derrière les troncs d’arbres, et du pauvre diable suspendu sur la cataracte ?

— Oui, de tous, et de tout ce qui les concernait[1] je dois croire…

— Oui, continua le vieillard d’une voix qui prouvait combien ce spectacle avait laissé une impression profonde sur son esprit, j’ai vécu dans les forêts et au milieu des déserts pendant quatre-vingt dix ans, et si quelqu’un peut se vanter de connaître le monde et d’avoir vu des scènes déchirantes, ce doit être moi ! Eh bien ! jamais, ni depuis lors ni auparavant, non, jamais je n’ai vu un être humain dans un état de désespoir tel que ce sauvage ; et pourtant il dédaignait de parler, d’appeler du secours ou d’avouer sa position critique ! Voilà comme ils sont, c’est un de leurs privilèges, et il le soutint noblement !

— Dites-moi, Trappeur, s’écria Paul, qui, satisfait de sentir que le bras de sa chère Hélène était passé sous le sien, avait gardé jusque alors un silence qui ne lui était pas ordinaire ; le jour, mes yeux sont aussi perçants que ceux de l’oiseau-mouche, mais j’avoue que la nuit, à la clarté des étoiles, ils ne valent pas le diable. Qu’est-ce que je vois se traîner là-bas dans ce bas-fonds ? est-ce un buffle, ou bien est-ce quelque bête égarée des troupeaux du sauvage ?

Ils s’arrêtèrent tous pour examiner l’objet sur lequel Paul avait attiré leur attention. Ils suivaient autant que possible les petites vallées, afin d’échapper plus aisément aux regards ; mais dans ce moment ils venaient de monter sur une des collines ondoyantes de la Prairie où la vue dominait sur l’endroit indiqué.

— Descendons, dit Middleton ; bête ou homme, nous sommes trop forts pour avoir rien à craindre.

— Parbleu ! si la chose n’était pas moralement impossible, dit le Trappeur, qui, comme le lecteur a déjà pu le remarquer plus d’une fois, ne se piquait pas d’employer toujours les mots dans leur véritable acception, si la chose n’était pas moralement impossible, je dirais que c’est l’homme qui court à la recherche des reptiles et des insectes, notre compagnon de voyage, le docteur.

— Et pourquoi donc impossible ? ne lui avez-vous pas dit de suivre cette direction pour nous rejoindre ?

— Oui, mais je ne lui ai pas dit de faire galoper un âne plus vite qu’un cheval. — Ma foi, vous avez raison, oui, dit le Trappeur en s’interrompant lui-même, ses yeux le convainquant de plus en plus, à mesure que la distance diminuait, que c’était bien Obed et asinus qu’il voyait devant lui, — vous avez raison, quoique la chose tienne du prodige. Mon Dieu, que la peur est une singulière chose ! Parbleu, mon ami, vous avez fait une terrible diligence pour prendre une telle avance sur nous en si peu de temps ! Savez-vous que votre âne a fait merveilles !

Asinus n’en peut plus, répondit le naturaliste d’un air consterné. Certes la pauvre bête n’est pas restée oisive depuis que nous nous sommes quittés ; mais, hélas ! j’ai beau faire ; malgré toutes mes admonitions, elle refuse d’aller plus loin. J’espère qu’il n’y a point de craintes immédiates à concevoir sur l’approche des sauvages ?

— Je n’en puis répondre, en vérité je n’en puis répondre. Les choses ne se sont point passées comme elles l’auraient dû entre le squatter et les Tetons, et je ne répondrais pas encore qu’il n’y aura aucune tête scalpée parmi les nôtres. L’âne est éreinté ! vous lui avez fait faire au-delà de ses dons naturels, et le voilà sur les dents. Il faut avoir de la pitié et de la discrétion en toutes choses, même lorsqu’il y va de la vie !

— Vous m’aviez montré l’étoile, répondit le docteur ; et j’ai cru convenable de faire la plus grande diligence pour suivre la direction indiquée.

— Mauvais moyen pour arriver au but ! Allez, allez, vous parlez hardiment des créatures du Seigneur ; mais je vois clairement que vous n’êtes qu’un enfant pour tout ce qui tient à leurs dons et à leur instinct. Vous voilà bien avancé ! que feriez-vous à présent s’il devenait nécessaire de redoubler de vitesse pour échapper aux poursuites ?

— La faute est dans la conformation du quadrupède, dit Obed dont le naturel pacifique commençait à s’indigner de tant d’imputations calomnieuses. Si deux des pattes eussent été des leviers circulaires, la fatigue eût été deux fois moindre, ergo

— Malgré tous vos ergo, homme, un âne surmené n’en est pas moins un âne surmené, et celui qui le nierait prouverait seulement qu’il est le frère de l’animal. Or çà, capitaine, nous sommes forcés de choisir entre deux maux, ou bien il faut abandonner l’homme qui a partagé trop longtemps notre bonne et mauvaise fortune pour être ainsi rejeté, où il faut chercher un abri pour laisser reposer sa monture.

— Vénérable venator, s’écria Obed alarmé, je vous en conjure par tous les liens sympathiques qui unissent les hommes, par ces ressorts cachés…

— Ah ! la crainte lui fait dire enfin quelques mots qui ont le sens commun. Vous dites vrai, il n’est pas dans la nature d’abandonner un frère dans le malheur, et le Seigneur sait que je n’ai jamais fait une telle infamie. Vous avez raison, ami ; oui, vous avez raison ; il faut que nous nous cachions tous, et cela promptement ; mais que faire de l’âne ? Ami docteur, êtes-vous véritablement attaché à cet âne !

— C’est un ancien et fidèle serviteur, répondit l’inconsolable Obed, et je serais au désespoir qu’il lui arrivât malheur. Mettez-lui des entraves, et laissez-le se reposer sur l’herbage ; je vous garantis que demain matin on le retrouvera à la même place.

— Et les Sioux ! s’écria le chasseur d’abeilles ; que deviendrait asinus si ces coquins à peau rouge apercevaient ses oreilles sortant de l’herbe comme deux tiges de molène ? ils le cribleraient d’autant de flèches qu’il y a d’épingles sur la pelote d’une femme, et croiraient ensuite avoir tué le bisaïeul de tous les lapins. Mais je réponds qu’ils reconnaîtraient leur méprise à la première bouchée !

Middleton, que cette discussion prolongée commençait à impatienter, intervint alors, et, grâce à la déférence que chacun témoignait pour son grade supérieur, il réussit promptement à faire agréer une sorte de compromis. La pauvre bête, trop douce et trop timide pour opposer la moindre résistance, se laissa mettre des entraves, et s’assit tranquillement sur sa couche moelleuse, à la grande satisfaction de son maître, qui se croyait sûr de la retrouver au bout de quelques heures. Le vieillard fit de fortes représentations contre cet arrangement, et plus d’une fois il donna à entendre que le couteau était beaucoup plus sûr que les entraves ; mais les prières d’Obed, aidées peut-être de la répugnance secrète que le Trappeur avait à verser le sang, prévalurent enfin, et il fut décidé qu’on n’attenterait pas aux jours d’asinus. Ces arrangements terminés, on se mit à chercher un endroit où l’on pût prendre quelques heures de repos.

Suivant les calculs du Trappeur, ils avaient fait vingt milles depuis l’instant de leur départ. La délicate Inez commençait à plier sous le poids de la fatigue, et Hélène, qui, quoique plus forte, n’en était pas moins femme, se ressentait aussi un peu de la marche forcée qu’elle venait de faire ; Middleton lui-même n’était pas fâché de s’arrêter ; enfin il n’était pas jusqu’à Paul qui n’avouât qu’un peu de repos lui ferait grand bien. Le vieillard seul semblait ne pas sentir le besoin de réparer ses forces ; on eût dit qu’il n’était pas sujet aux infirmités ordinaires de la nature humaine, et, semblable au vieux chêne dont le tronc nu et dépouillé, battu mille fois de la tempête et fendu de toutes parts, n’en est pas moins resté droit à la même place, ce corps décharné, si près de se dissoudre, se tenait encore debout et seul ne pliait pas. Peu accoutumé au genre d’exercice qu’il venait de faire, il n’en fut pas moins le premier à chercher un couvert, et il montrait l’énergie de la jeunesse, tempérée par l’expérience et la sagesse d’un vieillard.

Le bas-fond dans lequel le docteur avait été rencontré, et où il venait de laisser son âne, fut suivi pendant quelque distance jusqu’à ce qu’on arrivât à un endroit de la Prairie où les collines ondoyantes s’abaissaient graduellement, de manière à ne former qu’une vaste plaine unie qui était couverte à perte de vue de la même espèce d’herbe.

— Ah ! voici ce qu’il nous faut, dit le Trappeur lorsqu’il fut arrivé sur les bords de cette mer d’herbes desséchées ; je connais l’endroit, et j’y suis resté quelquefois caché des jours entiers, pendant que les sauvages chassaient le buffle en rase campagne. Il faut avancer avec beaucoup de précautions, car une piste trop large s’apercevrait aisément, et la curiosité indienne est un dangereux voisinage.

Il prit lui-même les devants, et choisit l’endroit où l’herbe était la plus élevée, et ressemblait assez à un lit de roseaux, tant elle était haute et épaisse ; il y entra le premier, engageant ses compagnons à suivre autant que possible l’empreinte des pieds de sa mouture. Lorsqu’ils eurent fait quelques centaines de pas dans ce vaste océan, il donna ses instructions à Paul et au capitaine, qui continuèrent à marcher dans la même direction ; il descendit de cheval, puis revint sur les traces jusqu’à l’entrée de la plaine ; pour relever l’herbe flétrie, et ne laisser, s’il se pouvait, aucun indice.

Pendant ce temps la petite troupe avançait toujours, non sans peine, et par conséquent à un pas très modéré. À un mille de distance elle trouva un lieu convenable ; chacun mit pied à terre, et l’on commença à faire les dispositions nécessaires pour passer le reste de la nuit. Le Trappeur ne tarda pas à les rejoindre, et il reprit de nouveau la direction des opérations.

En quelques minutes un espace suffisant fut dégarni de l’herbe qui le couvrait, et l’on prépara un peu à l’écart, pour Inez et pour Hélène, un lit qui pour la douceur aurait pu le disputer à un lit de plume. Les deux amies, après avoir fait quelque honneur aux provisions que Paul et le Trappeur avaient eu la précaution d’emporter, se mirent en devoir de goûter un repos dont elles avaient grand besoin ; et Paul et Middleton ne tardèrent pas à suivre leur exemple, laissant le Trappeur et le naturaliste encore assis autour d’un excellent morceau de bison qui avait été cuit à une halte antérieure, et que, suivant l’usage, ils mangèrent froid.

Des souvenirs récents, qui n’étaient pas sans amertume, bannissaient le sommeil des paupières d’Obed ; quant au vieillard, ses besoins semblaient entièrement assujettis à sa volonté, et il ne songea pas plus à dormir que son compagnon.

— Si les enfants du monde qui vivent tranquilles et avec toutes leurs aises dans leurs foyers savaient à quels dangers, à quelles privations l’observateur de la nature s’expose par intérêt pour eux, dit Obed après un moment de silence lorsque Middleton les eut quittés, des colonnes d’argent et des statues d’airain seraient érigées pour perpétuer à jamais leur gloire !

— Je n’en sais rien, je n’en sais rien, répondit son compagnon ; il s’en faut que l’argent soit commun, du moins dans le désert, et vos idoles d’airain sont défendues dans les commandements du Seigneur.

— Telle était en effet l’opinion du grand législateur des Hébreux ; mais les Égyptiens et les Chaldéens, les Grecs et les Romains avaient coutume de manifester de cette manière leur admiration pour les grands hommes de leur pays. Et combien de grands maîtres dans l’antiquité ont, à l’aide du talent et de la science, surpassé même les ouvrages de la nature, et ont donné aux formes humaines une beauté et une perfection qu’on ne rencontre jamais dans les individus les plus privilégiés de l’espèce genus homo !

— Vos idoles marchent-elles ? peuvent-elles parler, ou ont-elles le don glorieux de la raison ? demanda le Trappeur en élevant la voix avec quelque chaleur. Quoique je n’aime guère le bruit et le tapage des habitations, cependant il y eut un temps où j’allais dans les villes pour échanger des peaux contre du plomb et de la poudre, et j’ai souvent vu vos poupées de cire avec leurs robes de clinquant et leurs yeux de verre.

— Poupées de cire ! dit Obed en l’interrompant : c’est une profanation, en fait d’art, de comparer les misérables ébauches des modeleurs en cire aux sublimes modèles de l’antiquité.

— Et c’est une profanation aux yeux du Seigneur, repartit le vieillard, de comparer les ouvrages de sa créature à l’œuvre de sa main.

— Vénérable venator, reprit le naturaliste en toussant pour s’éclaircir la voix, comme quelqu’un qui entame une discussion sérieuse, procédons avec ordre et entendons-nous bien. Vous parlez de l’ignorance, tandis que ma mémoire se reporte sur ces bijoux inappréciables que j’ai eu le bonheur de contempler au milieu des glorieux trésors de l’Ancien Monde.

— L’Ancien Monde ! répéta le Trappeur ; c’est le cri de tous les mécréants affamés qui viennent dans ce pays de bénédiction, depuis les jours de mon enfance. Ils n’ont que cela à la bouche : l’Ancien Monde ! comme si le Seigneur n’avait pas eu le pouvoir aussi bien que la volonté, de créer l’univers en un seul jour, et qu’il n’eût pas réparti également ses dons, quoiqu’ils n’aient pas été reçus avec le même esprit ni employés avec une égale sagesse ; s’ils disaient un monde usé, corrompu et sacrilège, ils pourraient n’être pas si loin de la vérité !

Le docteur Battius, qui avait beaucoup de peine à avoir un engagement régulier avec un adversaire qui changeait à chaque instant le sujet de la discussion, toussa de nouveau, et au lieu de lâcher prise, il suivit le Trappeur sur son nouveau terrain, et se mit à l’attaquer derechef.

— Par l’Ancien et le Nouveau Monde, mon excellent ami, dit-il, il ne faut pas entendre que les collines et les vallées, les rochers et les rivières de cette moitié du globe ne portent pas, physiquement parlant, une date aussi ancienne que l’emplacement où se trouvent les ruines de Babylone. On veut dire simplement que son existence morale n’est pas co-légale à sa création physique ou géologique.

— Hem ! dit le vieillard en regardant le philosophe en face, comme pour lui demander une explication.

— C’est-à-dire que, sous le rapport de la civilisation et des mœurs, ce monde-ci n’est pas connu depuis aussi longtemps que les autres pays de la chrétienté.

— Tant mieux, ma foi, tant mieux. Je ne suis pas grand partisan de vos vieilles mœurs, comme vous les appelez, car j’ai toujours trouvé, — et j’ai vécu longtemps au cœur même de la nature, — oui, j’ai toujours trouvé que vos vieilles mœurs ne sont pas des meilleures. Les hommes embrouillent et contournent les lois du Seigneur à leur gré, et c’est ainsi que leur infernale malice se joue de ses commandements.

— En vérité, digne chasseur, je ne me fais pas encore comprendre lorsque je dis mœurs ; je ne prends pas ce mot dans son acception littérale et circonscrite ; j’entends les usages d’un peuple, tels qu’ils résultent de ses relations journalières, de ses institutions et de ses lois.

— Et c’est ce que j’appelle abus criants et détestable perversité, s’écria en l’interrornpant son opiniâtre adversaire.

— Eh bien ! soit, répondit le docteur abandonnant l’explication en désespoir de cause. Peut-être ai-je fait une concession trop large, ajouta-t-il à l’instant, dans l’espoir de rattacher quelques arguments scientifiques à un autre anneau de la conversation ; peut-être ai-je fait une concession trop large en accordant que cet hémisphère est littéralement aussi vieux, si l’on considère sa création matérielle, que celui qui comprend les vénérables parties de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique.

— Il est aisé de dire qu’un aulne est moins élevé qu’un pin ; mais il serait difficile de le prouver. Pouvez-vous donner quelque raison pour une croyance aussi perverse ?

— Les raisons sont nombreuses et irréfragables, repartit le docteur se jetant avec délices sur la voie qui lui était ouverte. Regardez les plaines de l’Égypte et de l’Arabie ; leurs déserts de sable sont remplis de monuments qui prouvent leur antiquité ; des relations authentiques nous ont transmis en même temps le souvenir de leur gloire, de sorte que, tout frappés de stérilité qu’ils sont aujourd’hui, nous avons du moins des preuves indubitables de ce qu’ils étaient autrefois ; mais sur ce continent nous cherchons en vain quelques indices qui attestent qu’en aucun temps l’homme soit parvenu au comble de la civilisation, et nous ne sommes pas plus heureux si nous essayons de découvrir le sentier par lequel il serait descendu, dans sa marche rétrograde, à son état actuel de seconde enfance.

— Et que voyez-vous dans tout cela ? demanda le Trappeur qui, quoique un peu dérouté par les expressions bizarres du naturaliste, avait pourtant saisi le fil de ses idées.

— Ce que j’y vois ? la démonstration de mon problème, c’est-à-dire que la nature n’a point créé une région si vaste pour que pendant tant de siècles elle ne fût qu’une solitude inhabitée. Je n’envisage ici le sujet que sous le point de vue purement moral ; quant à la partie géologique…

— Allez ! allez ! votre morale me suffit, répondit le grave vieillard, car j’y trouve l’orgueil même de la folie. Je connais peu les fables de ce que vous appelez l’Ancien Monde, attendu que la plus grande partie de mon temps a été employée à regarder la nature en face, et à raisonner sur ce que j’ai appris par ouï-dire. Mais je n’ai jamais fermé mes oreilles aux paroles du bon livre, et j’ai passé bien des longues soirées d’hiver dans les wigwams des Delawares à écouter les bons Moraves lorsqu’ils expliquaient l’histoire et les doctrines des premiers temps au peuple du Lenape. Il était doux d’entendre tant de sagesse après une chasse pénible ! Oui, je le trouvai bien doux, et bien souvent je repassais ce qu’ils avaient dit avec le Grand-Serpent des Delavares dans les heures plus paisibles de nos embuscades, soit que nous fussions à la piste de quelque troupe de Mingos, ou bien aux aguets pour chasser un daim d’York. Je me rappelle avoir entendu dire plus d’une fois que la Terre-Sainte était autrefois aussi fertile que les rives du Mississipi, que les grains et les fruits y venaient en abondance, mais que la main du Seigneur s’étant retirée, elle n’est plus remarquable que par sa stérilité.

— Il est vrai ; mais l’Égypte, et je puis même dire une grande partie de l’Afrique, fournissent des preuves encore plus frappantes de cet épuisement de la nature.

— Dites-moi, reprit le vieillard, est-il vrai que dans cette terre de Pharaon il subsiste encore des bâtiments qui, pour la structure, peuvent être comparés aux montagnes de la terre ?

— Tout aussi vrai qu’il l’est que la nature ne refuse jamais des incisives aux animaux, mammalia, genus

— C’est prodigieux ! et cela prouve combien il doit être grand Lui, puisque ses misérables créatures peuvent accomplir de semblables merveilles. Il a fallu bien des bras pour finir un pareil édifice ; oui, et des bras doués de force et d’adresse en même temps ! La terre nourrit-elle encore une race pareille à cette heure ?

— Loin de là : la plus grande partie du pays est un désert ; et sans une grande rivière le reste ne serait pas plus habité.

— Oui, les rivières ont des dons rares pour ceux qui labourent la terre, comme le peut voir quiconque fait un long voyage entre les Montagnes Rocheuses et le Mississipi. Mais comment expliquez-vous ces changements qui surviennent sur la face de la terre et cette décadence des nations, vous autres gens des écoles ?

— Il faut l’attribuer moralement…

— Vous avez raison : c’est leur morale, c’est-à-dire leur perversité, leur orgueil, et surtout leur folle prodigalité qui a tout fait. Maintenant, écoutez ce que l’expérience d’un vieillard lui apprend. Voilà longtemps que je suis sur la terre, ainsi que l’attestent ces cheveux gris et ces mains ridées, quoique ma langue démonte quelquefois la sagesse de mes années. Je puis dire que j’ai vu la folie de l’homme sous toutes ses faces ; car sa nature est la même, qu’il soit né dans les habitations on au sein des déserts. Eh bien ! autant que peut juger ma faible intelligence, il m’a toujours semblé que ses dons n’étaient pas au niveau de ses désirs. À voir les efforts continuels qu’il fait sur la terre, on dirait qu’il voudrait monter aux cieux avec tout le cortège de ses infirmités, si seulement il en connaissait la route. Mais si son pouvoir n’égale pas sa volonté, c’est que la sagesse du Seigneur a cru devoir poser des limites à ses tentatives perverses.

— Il n’est que trop vrai que certains faits sembleraient tendre à prouver la dépravation naturelle du genre ; mais si la science pouvait agir un jour sur toute l’espèce à la fois, l’éducation déracinerait aisément le principe vicieux.

— C’est une belle chose que votre éducation ! Il y eut un temps où je croyais possible d’apprivoiser une bête sauvage. Nombreux sont les oursons et les jeunes taons que ces vieilles mains ont élevés avec tant, de soins que j’allais jusqu’à me flatter d’en avoir fait des êtres raisonnables. Mais qu’arrivait-il ? Un peu plus grand, l’ours mordait, et le daim s’enfuyait dans les forêts, malgré ma folle présomption de croire que je pourrais changer le caractère que le Seigneur lui-même avait jugé convenable de lui donner. Si donc l’homme est assez aveugle pour continuer d’âge en âge à faire le mal, presque toujours à ses dépens, il n’y a point de raisons pour croire que sa malice ne se soit point exercée ici aussi bien que dans les pays que vous appelez si anciens. Regardez autour de vous, homme ; où sont les multitudes qui peuplaient autrefois ces Prairies ; les rois et les palais ; les richesses et la splendeur de ce désert ?

— Permettez-moi d’abord de vous demander où sont les monuments qui pourraient prouver la vérité d’une aussi vague théorie.

— Je ne sais pas ce que vous entendez par monuments.

— Les ouvrages de l’homme, les merveilles de Thèbes et de Balbec, les colonnes, les catacombes et les pyramides, restées debout au milieu des sables de l’Orient, comme des débris de navire sur une côte dangereuse, pour attester les orages des siècles.

— Ils ne sont plus : le temps a duré trop longtemps pour eux ; et pourquoi ? C’est que le temps a été fait par le Seigneur, et qu’eux ils ont été faits par des hommes. Cette place même, toute couverte d’herbes et de roseaux, où nous sommes assis en ce moment, a peut-être été le jardin de quelque grand roi. Il en est de même de toutes les choses ici-bas ! tout mûrit, et puis vient à rien. L’arbre fleurit et porte son fruit ; ce fruit tombe, pourrit, se dessèche, et la semence même en est perdue. Allez compter les cercles du chêne et du sycomore ; ils augmentent, se multiplient les uns autour des autres, jusqu’à ce que l’œil se trouble en s’efforçant de les compter, et cependant il faut une année entière pour qu’une de ces petites lignes se forme autour de la tige. Eh bien ! que résulte-t-il de tout cela ? Cet arbre qui est plus beau, plus grand, plus majestueux, plus difficile à imiter qu’aucune de vos misérables colonnes, qui s’élèvent si fièrement dans la forêt depuis mille ans, le temps arrive pourtant où il doit périr, et ce temps, c’est le Seigneur seul qui l’a fixé ; alors viennent les vents qui, sans que vous vous en aperceviez, fondent son écorce ; puis viennent les eaux du ciel qui amollissent ses pores ; puis la pourriture qui l’attaque de tous côtés, qui humilie son orgueil, et le fait tomber à terre. Depuis ce moment, sa beauté s’altère de jour en jour ; ce n’est bientôt plus qu’un tronc informe ; encore un siècle, et ce ne sera plus que poussière ; triste image d’une tombe humaine. C’était un monument superbe, non pas de vos pierres ciselées, mais tel que la main toute puissante l’avait fait. Eh bien ! le batteur d’estrade le plus adroit de toute la nation des Dahcotahs pourrait passer sa vie à chercher l’endroit où il s’élevait dans les airs, et il n’en saurait pas plus lorsque ses yeux deviendront troubles, que lorsqu’il les ouvrit pour la première fois. Comme si tout cela ne suffisait pas pour convaincre l’homme de son ignorance, pour ajouter encore à sa confusion, un pin sort de la racine du chêne, comme la stérilité vient après l’abondance, ou comme ces déserts ont peut-être remplacé quelque jardin. Ne me parlez pas de vos mondes qui sont anciens : c’est un blasphème que d’assigner ainsi des bornes et des saisons aux ouvrages du Tout-Puissant, comme une femme qui compte les années de ses enfants.

— Ami chasseur, ou Trappeur, repartit le naturaliste en toussant pour se remettre de la confusion intellectuelle dans laquelle l’avaient jeté les attaques vigoureuses de son compagnon, si vos déductions étaient admises, elles circonscriraient infiniment les efforts de la raison, et rapetisseraient le domaine de la science.

— Tant mieux, tant mieux ; car j’ai toujours remarqué que celui qui veut tout savoir n’est jamais content. Pourquoi n’avons-nous pas les ailes du pigeon, les yeux de l’aigle, et les pieds de l’élan, si la sagesse infinie eût voulu que l’homme fût égal à tous ses désirs ?

— Il y a certaines défectuosités physiques, mon respectable ami, qui, je l’ai toujours dit, pourraient être réparées de la manière la plus heureuse. Par exemple, dans mon nouvel ordre de phalangacra

— Vous, donner des ordres pour changer la nature ! votre doigt pourrait-il toucher à quelque chose sans la souiller ! Allez, allez, Dieu n’a pas besoin de la folie humaine pour accomplir ses grands desseins. Il n’est point de proportions, point de beautés, point de stature, point de couleurs qu’il soit possible de donner à l’homme, qu’il ne lui ait déjà données lui-même.

— C’est aborder une autre grande question, s’écria le docteur, qui se jetait avidement sur chaque idée distincte que le vieillard tant soit peu dogmatique offrait à son imagination ardente, dans le vain espoir d’entamer une discussion logique où il pourrait faire jouer une batterie de syllogismes qui réduirait en poudre les arguments grossiers de son antagoniste.

Nous ne les suivrons pas plus longtemps dans leur entretien, qui devint de plus en plus diffus. Le vieillard esquivait les coups terribles de son adversaire, comme un soldat armé à la légère échappe à l’attaque du guerrier qui se bat dans les règles, et qui n’en est pas moins continuellement harcelé par lui. Une heure s’écoula sans que, sur un seul des sujets ombreux qu’ils effleurèrent successivement, ils en fussent venus à une conclusion satisfaisante. Néanmoins les arguments produisirent sur le système nerveux du docteur l’effet d’autant de drogues soporifiques, et, au moment où le Trappeur se décida à appuyer la tête sur son havre-sac, Obed, grâce à la joute intellectuelle qu’il venait de soutenir, et qui avait changé le cours de ses idées, était en état de se livrer aussi aux douceurs du sommeil, sans avoir à craindre de ne voir dans ses rêves que des Tetons menaçants et des tomahawks ensanglantés.


  1. Ceux qui ont lu les ouvrages précédents dans lesquels le Trappeur paraît comme chasseur ou batteur d’estrade, comprendront probablement les allusions.