La Prairie (Cooper)/Chapitre XX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 233-246).


CHAPITRE XX.


Sois le bien-venu, vieux Pistol !
Shakspeare



Il ne se passa pas longtemps avant que le Trappeur fît remarquer à Middleton la taille imposante de Mahtoree, qu’il lui indiqua comme étant le chef des Sioux. Il avait été un des derniers à se rendre aux cris bruyants de Wencha ; mais dès qu’il fut arrivé à l’endroit où tous ses compagnons étaient alors réunis, il sauta à bas de son cheval, et se mit à examiner ces marques extraordinaires avec l’air d’attention et de dignité qui convenait au rang qu’il occupait parmi eux. Ses guerriers, car il n’était que trop évident que tous ceux qui le suivaient appartenaient à cette classe d’hommes aussi intrépides qu’effrénés, attendirent le résultat de son examen avec patience et retenue, quelques-uns des principaux braves osant seuls prononcer quelques mots pendant que leur chef était ainsi gravement occupé.

Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que Mahtoree parut avoir pris une décision. Suivant alors les traces du sang, il s’arrêta successivement aux différents endroits où Ismaël avait trouvé de tristes preuves que son fils assassiné avait encore disputé sa vie à son meurtrier. Ils s’avancèrent ainsi en corps vers le petit bois, et enfin ils firent halte à quelques toises du lieu d’où Esther avait excité ses fils indolents à entrer dans le petit bois.

Le lecteur se figurera aisément que le Trappeur et ses compagnons ne voyaient pas avec indifférence un mouvement si menaçant. Le vieillard fit signe à tous ceux qui étaient capables de porter les armes de s’approcher de lui, et il leur demanda en termes peu équivoques, quoique à voix basse, pour qu’elle ne pût arriver aux oreilles alertes de ses dangereux voisins, s’ils étaient disposés à combattre pour leur liberté, ou s’ils voulaient essayer les moyens plus doux de la conciliation. Comme c’était un sujet dans lequel tous avaient un intérêt égal, il posa la question comme à un conseil de guerre, et non sans montrer quelques restes d’une fierté militante qui n’était pas encore entièrement éteinte ; Paul et le docteur furent diamétralement opposés l’un à l’autre en opinion ; le premier demandant un appel aux armes à l’instant même, le second épousant aussi chaudement la mesure politique d’une tentative de pacification. Middleton voyant qu’il était à craindre que la discussion ne s’échauffât et ne devînt trop bruyante entre des hommes dominés par des sentiments si différents, jugea à propos de se charger du rôle de tiers arbitre, ou plutôt de décider la question en vertu de son rang, qui lui donnait la voix prépondérante. Il se déclara donc pour la paix, car il voyait évidemment que, d’après la grande supériorité de nombre de leurs ennemis, tout acte de violence serait une imprudence qui attirerait leur perte.

Le Trappeur écouta les raisonnements du jeune militaire avec beaucoup d’attention, car il les développait avec le ton ferme d’un homme sur le jugement duquel la crainte n’exerce aucune influence, et ils ne manquèrent pas de produire une impression convenable.

— Cela est raisonnable, dit le vieillard quand Middleton eut fini de parler, très-raisonnable ; car ce que l’homme ne peut faire par sa force, il faut qu’il en vienne à bout par son esprit. C’est pour cela qu’il faut qu’il soit plus fort que le buffle et plus agile que l’élan. Restez ici tous, et tenez-vous bien cachés. Ma vie et mes trappes sont de bien peu de valeur ; quand il y va de la sûreté de tant de chrétiens. Je vais donc me rendre seul dans la Prairies, et il peut se faire que je réussisse à détourner les yeux des Sioux de ce bois, et à vous donner le temps et les moyens de prendre la fuite.

Comme s’il eût résolu de n’écouter aucune remontrance, il appuya sa carabine sur son épaule, et traversant le bois sans faire aucun bruit, il en sortit d’un autre côté, de manière à pouvoir se montrer aux Sioux sans leur donner lieu de soupçonner qu’il venait de le quitter.

Dès l’instant que la figure d’un homme portant les vêtements de chasseur, et ayant en main la carabine bien connue et très-redoutée, parut devant les yeux des Sioux, un mouvement d’agitation visible, quoique soigneusement réprimé, se fit remarquer parmi eux. L’adroit Trappeur avait réussi à rendre extrêmement douteux s’il arrivait de quelque partie découverte de la Prairie, ou s’il sortait du bois voisin, vers lequel cependant les Indiens continuaient à jeter de temps en temps des regards de soupçon. Ils s’étaient arrêtés à environ un trait de flèche du bois ; mais quand l’étranger fut assez près pour qu’ils pussent remarquer que les teintes rouges et brunes dont les intempéries du temps avaient couvert son visage déguisaient la couleur originaire d’une peau blanche, ils reculèrent à pas lents jusqu’à’ce qu’ils se trouvassent à une distance où ils fussent à portée des armes à feu.

Cependant le vieillard continua à avancer jusqu’à ce qu’il fût assez près pour pouvoir se faire entendre. Alors il s’arrêta, et appuyant sur la terre la crosse de son fusil, il leva la main en en montrant la paume en signe de paix. Après avoir adressé quelques mots de reproches à son chien qui regardait ce groupe de sauvages avec des yeux qui semblaient les reconnaître pour avoir autrefois saisi la personne de son maître, il leur adressa la parole en leur propre langue.

— Mes frères sont les bien-venus, dit-il, s’érigeant avec adresse en maître du canton où ils se rencontraient, et feignant de vouloir remplir les devoirs de l’hospitalité ; ils sont bien loin de leur village ; ils ont faim ; veulent-ils venir dans ma loge pour manger et dormir ?

Dès qu’on eut entendu sa voix, le cri de plaisir qui partit d’une douzaine de bouches convainquit l’intelligent vieillard qu’il était aussi reconnu. Sentant qu’il était trop tard pour songer à la retraite, il profita de la confusion qui régnait parmi eux ; pendant que Wencha expliquait qui il était, pour continuer à avancer, et il se trouva enfin face à face avec le redoutable Mathoree. Cette seconde entrevue entre ces deux hommes, dont chacun était extraordinaire à sa manière, fut accompagnée de toutes les précautions en usage sur les frontières. Ils restèrent près d’une minute à se regarder l’un l’autre sans parler.

— Où sont vos jeunes guerriers ? demanda enfin d’un ton austère le chef teton, en voyant qu’il cherchait inutilement il l’intimider par ses regards, et que les traits impassibles du Trappeur refusaient de trahir aucun des secrets de leur maître.

— Les Longs-Couteaux ne viennent pas en troupe pour tendre des trappes aux castors. Je suis seul.

— votre tête est blanche, mais vous avez une langue fourchue. Mahtoree a été dans votre camp ; il sait que vous n’êtes pas seul. Où est votre jeune femme et le guerrier que j’ai trouvé dans la Prairie ?

— Je n’ai point de femme. J’ai dit à mon frère que la femme et son ami étaient des étrangers. Les paroles d’une tête grise devraient être écoutées et ne pas s’oublier. Les Dahcotahs ont trouvé des voyageurs endormis, et ils ont pensé qu’ils n’avaient pas besoin de chevaux. Les femmes et les enfants d’un visage pâle ne sont pas habitués à faire de longues courses à pied. Cherchez-es où vous les avez laissés.

— Ils sont partis, s’écria le Teton, les yeux étincelants de colère ; mais Mahtoree est un chef sage, et ses yeux peuvent voir de très-loin.

— Le chef des Tetons voit-il des hommes dans ces plaines découvertes ? demanda le Trappeur avec fermeté. Je suis bien vieux ; ma vue est affaiblie. Où sont-ils ?

L’Indien garda le silence un moment, comme s’il eût dédaigné de contester plus longtemps la vérité d’un fait dont il était lui-même convaincu. Lui montrant alors les traces encore empreintes sur la terre, il lui dit en prenant subitement un ton et un air plus doux :

— Mon père a appris la sagesse pendant un grand nombre d’hivers ; peut-il me dire quel mocassin a laissé ces traces ?

— Il y a sur la Prairie des loups et des buffles. Peut-être des couguars y ont-ils aussi passé.

Mahtoree jeta les yeux sur le petit bois, comme s’il eût pensé que cette dernière idée n’était pas impossible. Le montrant à ses guerriers, il leur ordonna d’aller le reconnaître de plus près, leur recommandant en même temps, en jetant un regard sévère sur le Trappeur, de se méfier des embûches des Longs-Couteaux. Trois ou quatre jeunes gens à demi nus coururent au grand galop du côté du bois pour obéir avec empressement à cet ordre ; démarche qui fit craindre un instant au Trappeur que le sang-froid de Paul ne pût tenir contre cette épreuve. Les Tetons firent deux ou trois fois le tour du bois, en s’en approchant toujours de plus en plus, et enfin ils vinrent rapporter à leur chef que ce couvert ne paraissait abriter aucune créature.

Le vieillard, pendant ce temps, épiait les yeux de Mahtoree, afin de tâcher d’y découvrir les mouvements secrets de son âme, de prévenir ses soupçons s’il était possible, ou du moins de leur donner une fausse direction ; mais toute la sagacité d’un homme accoutumé depuis si longtemps à étudier le caractère grave et froid des Indiens, ne put découvrir en lui aucun symptôme, aucune expression qui annonçât s’il croyait à la vérité de ce rapport, ou s’il conservait, quelques doutes. Au lieu de répondre à ce que venaient de lui dire ses voltigeurs, il se mit à parler à son cheval et à le flotter, et faisant signe à un jeune sauvage de prendre la bride, ou pour mieux dire la courroie qui lui servait à le conduire, il prit le Trappeur par le bras, et le conduisit à quelques pas du reste de la troupe.

— Mon père a-t-il été un guerrier ? demanda le rusé Teton d’un ton qu’il cherchait à rendre conciliant.

— Les feuilles couvrent-elles les arbres dans la saison des fruits ? Allez ! les Dahcotahs n’ont pas vu autant de guerriers vivants que j’en ai vu étendus dans leur sang. — Mais que signifient de vains souvenirs, murmura-t-il en anglais, quand les membres deviennent raides et que la vue s’affaiblit ?

Le chef le regarda un instant d’un air sévère, comme s’il eût voulu mettre à nu un mensonge ; mais trouvant dans l’œil calme et dans l’air ferme du Trappeur la confirmation de ce que celui-ci venait de dire, il prit la main du vieillard et la mit sur sa tête en signe du respect dû à son expérience.

— Pourquoi donc les Longs-Couteaux engagent-ils leurs frères rouges à enterrer le tomahawk, dit-il, si les jeunes guerriers de leur pays n’oublient jamais qu’ils sont braves, et se rencontrent souvent les uns les autres avec les mains couvertes de sang ?

— Ma nation est plus nombreuse que les buffles des Prairies et les pigeons de l’air. Elle a de fréquentes querelles, mais ses guerriers sont peu nombreux. Personne n’y marche sur le chemin de la guerre sans réunir toutes les qualités des braves, et par conséquent ceux-ci voient beaucoup de combats.

— Cela n’est pas vrai, mon père se trompe, répondit Mahtoree avec un sourire de triomphe, tout en corrigeant la force de son démenti par un certain respect pour l’âge et les services de celui à qui il parlait. Les Longs-Couteaux sont sages, ils sont hommes et ils veulent tous être guerriers. Ils voudraient que les Peaux Rouges vécussent de racines et cultivassent la terre ; mais le Dahcotah n’est pas né pour vivre comme une femme ; il faut qu’il frappe le Pawnie et l’Omahaw, où il perdra le nom de ses pères.

— Le maître de la vie à l’œil ouvert sur ses enfants qui meurent dans un combat livré pour la justice ; mais il est sans yeux et sans oreilles pour l’Indien qui est tué en pillant son voisin ou en cherchant à lui nuire.

— Mon père est vieux, dit Mahtoree en regardant le Trappeur avec une expression d’ironie qui annonçait qu’il était de ces gens qui ont secoué les entraves de l’éducation, et qui sont portés a abuser de la liberté d’esprit qu’ils obtiennent par ce moyen ; mon père est très-vieux. A-t-il fait un voyage dans le pays des Esprits, et s’est-il donné la peine d’en revenir pour apprendre aux jeunes gens ce qu’il a vu ?

— Teton, répondit le vieillard en frappant la terre de la crosse de son fusil avec violence, et en regardant son compagnon d’un air aussi ferme que serein, j’ai entendu dire qu’il y a dans ma nation des hommes qui étudient leurs grands livres au point de se regarder comme des dieux, et qui se moquent de toute croyance, excepté de leur vanité ; cela peut être vrai, car j’en ai vu. Quand l’homme est enfermé avec sa propre folie, dans les villes et dans les écoles, il peut lui être aisé de se croire plus grand que le maître de la vie ; mais un guerrier qui habite une maison dont le toit est le firmament, qui peut à tout moment lever les yeux au le ciel ou les baisser vers la terre, qui voit tout le pouvoir du Grand-Esprit, doit avoir plus d’humilité. Un chef Dahcotah doit être trop sage pour rire de la justice.

L’astucieux Mahtoree, qui vit que sa profession d’esprit fort ne paraissait pas faire une impression favorable sur le vieillard, changea tout à coup de conversation, et en revint à ce qui était le sujet plus immédiat de leur entrevue. Appuyant doucement une main sur l’épaule du Trappeur, il s’avança avec lui jusqu’à une cinquantaine de pas du petit bois. Là, il s’arrêta, et fixant ses yeux pénétrants sur la physionomie de son compagnon, il reprit la parole en ces termes :

— Si mon père a caché ses jeunes guerriers en cet endroit, qu’il leur dise d’en sortir. Vous voyez qu’un Dahcotah n’a pas peur ; Mahtoree est un grand chef. Un guerrier dont la tête est blanche, et qui est sur le point de partir pour le pays des Esprits, ne doit pas avoir une langue fourchue comme celle du serpent.

— Dahcotah, je n’ai pas dit de mensonge. Depuis que le Grand-Esprit m’a fait homme, j’ai vécu dans les bois, on dans ces plaines ouvertes, sans avoir ni loge ni famille. Je suis un chasseur, et je marche seul sur mon sentier.

— Mon père a une bonne carabine, qu’il prenne un point de mire dans le bois et qu’il fasse feu.

Le vieillard hésita un instant, et se prépara lentement ensuite à donner une preuve délicate de la vérité de ce qu’il disait, et sans laquelle il voyait clairement qu’il ne pourrait dissiper les soupçons de son rusé compagnon. Pendant qu’il baissait son fusil, son œil, quoique affaibli par l’âge, parcourait une masse confuse d’objets à demi cachés au milieu des feuilles, portant les diverses teintes de l’automne, et enfin il se fixa sur le tronc brunâtre d’un petit arbre sur la lisière du bois. Ayant cet objet en vue, il le coucha en joue et fit feu. La balle ne fut pas plus tôt sortie du canon, que ses mains furent agitées d’un tremblement soudain, qui, s’il fût arrivé un instant auparavant, l’aurait mis hors d’état de donner une telle preuve d’adresse. Un silence effrayant suivit l’explosion et dura quelques instants, pendant lesquels il s’attendait à entendue les cris des deux femmes effrayées. Le vent ayant emporté la fumée, il vit que l’écorce de l’arbre qu’il avait pris pour but avait été entamée, et il fut charmé de voir qu’il n’avait pas encore perdu toute sont adresse. Appuyant son fusil par terre, il se tourna vers l’Indien d’un air calme et tranquille.

— Mon frère est-il satisfait ? demanda-t-il.

— Mahtoree est chef des Dahcotahs, répondit le malin Teton en appuyant la main sur sa poitrine pour annoncer qu’il reconnaissait la sincérité du vieillard ; il sait qu’un guerrier qui a fumé auprès du feu de tant de conseils, jusqu’à ce que sa tête soit devenue blanche, ne se trouverait pas en mauvaise compagnie. Mais mon père n’avait-il pas un cheval, comme un grand chef des visages pâles, au lieu de voyager à pied comme un Konza[1] mourant de faim ?

— Jamais. Le Wahcondah m’a donné des jambes, et m’a accordé la résolution de m’en servir. Pendant soixante étés et autant d’hivers, j’ai voyagé dans les bois de l’Amérique, et depuis dix longues années je demeure sur ces plaines découvertes sans avoir en besoin d’employer, pour me transporter de place en place, les forces d’aucune créature du Seigneur.

— Si mon père a vécu si longtemps à l’ombre, pourquoi est-il venu dans les Prairies ? Le soleil le brûlera.

Le vieillard jeta un instant autour de lui un regard mélancolique, et levant ensuite les yeux sur l’Indien, il lui répondit avec une sorte de ton confidentiel :

— J’ai passé sous les arbres le printemps, l’été et l’automne de ma vie : l’hiver de mes jours est arrivé, et m’a encore trouvé où j’aimais à être, dans la paix, oui, et dans l’innocence des bois. Ainsi, Teton, je dormais paisiblement, et, à travers les branches et les feuilles des arbres, mes yeux pouvaient se lever vers la demeure du Grand-Esprit de mon peuple. Si j’avais besoin de lui ouvrir mon cœur pendant que ses feux étincelaient sur ma tête, sa porte était ouverte devant mes yeux. Mais les haches des bûcherons m’ont éveillé. Pendant longtemps mes oreilles n’entendirent plus que le bruit des arbres qui tombaient. Je supportai ce fléau comme un guerrier, comme un homme, j’avais une raison pour cela : mais quand cette raison n’exista plus, je songeai à me soustraire à ces sons maudits. C’était une forte épreuve pour mon courage et pour mes habitudes ; mais j’avais entendu parler de ces vastes plaines, et je vins ici pour échapper aux dévastations que mon peuple commettait dans les bois. Dites-moi, Dahcotah, n’ai-je pas bien fait ?

En finissant de parler, le Trappeur appuya ses longs doigts maigres sur l’épaule nue de l’Indien, semblant lui demander ses félicitations sur son courage et sur son succès, avec un sourire forcé, dans lequel les regrets se mêlaient singulièrement au triomphe. Son compagnon l’avait écouté attentivement, et il lui répondit avec le ton sentencieux de sa race :

— La tête de mon père est grise. Il a toujours vécu avec les hommes, et il a vu toutes choses. Ce qu’il fait est bien ; et ce qu’il dit est sage. Maintenant, qu’il dise s’il est bien sûr qu’il soit étranger aux Longs-Couteaux qui cherchent de tous côtés leurs animaux dans les Prairies, et qui ne peuvent les trouver ?

— Dahcotah, répondit le vieillard, ce que j’ai dit est vrai. Je vis seul, et je ne me trouve jamais avec les hommes qui ont la peau blanche, si…

Il eut la bouche fermée par une interruption aussi mortifiante qu’inattendue. Comme il parlait encore, un bruit soudain se fit entendre dans les buissons qui formaient la lisière du petit bois, et l’on en vit sortir tout à coup tous ceux qu’il y avait laissés, et en faveur desquels il faisait des efforts pour concilier son amour pour la vérité avec la nécessité de la déguiser en partie. Un silence, causé par la surprise, dura quelques instants. Mahtoree, qui ne souffrit pas qu’un seul muscle de sa physionomie révélât son étonnement, prit un air de civilité emprunté, et fit un geste dirigé vers la petite troupe. Son visage fier et bronzé s’anima d’un sourire semblable aux rayons brillants du soleil couchant qui éclairent les nuages charges du fluide électrique prêt à faire explosion. Il ne daigna ni parler, ni indiquer autrement quelles étaient ses intentions ; seulement il appela ses compagnons, qui étaient restés à quelque distance, et toute la troupe accourut à lui avec l’empressement de soldats bien disciplinés.

Pendant ce temps, les amis du Trappeur continuaient à s’avancer. Middleton était à leur tête soutenant la taille légère et aérienne d’Inez, sur le visage inquiet et expressif de laquelle il jetait de temps en temps des regards qui exprimaient l’intérêt tendre d’un père. Paul le suivit immédiatement, donnant le bras à Hélène : mais quoique les yeux du chasseur d’abeilles se tournassent souvent vers sa compagne, son aspect sombre le faisait ressembler à un ours forcé de battre en retraite, plutôt qu’à un amant favorisé et content de son bonheur. Obed et l’âne formaient l’arrière-garde, le docteur conduisant son compagnon avec l’air d’une affection presque égale à celle d’un amant pour sa maîtresse.

La marche du naturaliste était moins rapide que celle des quatre individus qui le précédaient. On aurait dit que ses jambes se refusaient également à avancer et à rester stationnaires. Sa position avait une grande analogie avec celle du cercueil de Mahomet, si ce n’est que c’était une force de répulsion et non d’attraction qui le maintenait dans une sorte d’équilibre. Cependant la force révulsive qui agissait par derrière paraissait prédominer, et par une singulière exception, comme il l’aurait dit lui-même, à tous les principes de physique, elle semblait s’augmenter par la distance au lieu de s’affaiblir. Comme les yeux du naturaliste se portaient constamment vers un point tout à fait opposé à celui vers lequel il s’avançait, les mouvements de ces nouveaux-venus suivirent la même direction, ce qui fournit un fil pour arriver à l’explication des motifs mystérieux qui les avaient fait sortir si inopinément du couvert.

Un autre groupe d’hommes vigoureux et bien armés se fit apercevoir à quelque distance, tournant un coin du bois, et s’avançant en ligne directe, quoique avec circonspection, vers l’endroit où les Sioux avaient fait halte, comme on voit une escadre de croiseurs faire voile sur le sein des mers en approchant d’un riche convoi bien protégé. En un mot, tourte la famille d’Ismaël, c’est-à-dire toute la portion qui était en état de porter les armes, se montra en vue sur la Prairie, évidemment conduite par des motifs de vengeance.

Mahtoree et sa troupe s’éloignèrent du petit bois à pas lents dès qu’ils virent ces deux groupes d’étrangers, et ils s’arrêtèrent sur une colline qui commandait toute la vue de la vaste plaine dans laquelle ils étaient. Là le chef daheotah parut disposé à disputer le terrain et à faire l’essai de ses forces. Malgré cette retraite, pendant laquelle il avait forcé le Trappeur à l’accompagner, Middleton continua à avancer, et il ne s’arrêta que lorsqu’il arriva sur la même colline que les belliqueux Sioux, et à une distance suffisante pour pouvoir se faire entendre. Ismaël, de son côté, s’arrêta dans une position qu’il jugea favorable, mais à une distance beaucoup plus grande ; ces trois groupes auraient pu alors se comparer à trois escadres sur le point de déployer toutes leurs voiles, mais prenant auparavant la louable précaution de reconnaître quels étaient ceux qu’ils devaient regarder comme amis ou comme ennemis.

Pendant ce moment d’incertitude, l’œil noir et menaçant de Mahtoree passait rapidement d’une de ces troupes d’étrangers à l’autre, en faisant l’examen à la hâte, mais avec soin. Jetant alors un grand regard sévère sur le vieillard, il lui dit avec le ton d’une dérision amère et hautaine :

— Les Longs-Couteaux sont fous. Il est plus facile de prendre le couguar endormi que de trouver un Dahcotah aveugle. La tête blanche croit-elle monter sur le cheval d’un Sioux ?

Le Trappeur, qui avait eu le temps de recueillir ses pensées, comprit sur-le-champ que Middleton avait vu Ismaël arriver sur leurs traces, et qu’il avait préféré se fier à l’hospitalité des sauvages, plutôt que de risquer de voir Inez retomber entre les mains de ses ravisseurs. Il chercha donc à préparer les voies pour obtenir à ses amis un accueil favorable, puisqu’il voyait que cette coalition contre nature était devenue nécessaire pour assurer leur liberté et peut-être leur vie.

— Mon frère a-t-il jamais marché sur le sentier de la guerre pour combattre ma nation ? demandant-il d’un ton calme au chef indigné qui attendait sa réponse.

L’aspect menaçant du guerrier teton perdit quelque chose de sa sévérité, et son expression féroce fit place à un sourire de satisfaction et de triomphe.

— Quelle tribu, quelle nation, s’écria-t-il en décrivant un cercle autour de lui avec son bras, n’a pas senti les coups des Dahcotahs ? Mahtoree est leur lance.

— Et a-t-il trouvé que les Longs-Couteaux étaient des hommes, ou des femmes ?

Une foule de passions violentes semblèrent vouloir se peindre en même temps sur les traits rouges de l’Indien quand il entendit cette question. Une haine inextinguible parut y dominer un instant ; mais une expression plus noble, et qui convenait mieux à un brave guerrier, y succéda sur-le-champ. Écartant la peau de daim couverte de peintures qui était son seul vêtement, il montra la cicatrice d’un coup de baïonnette qu’il avait reçu dans la poitrine.

— Voyez cette blessure, dit-il ; elle a été faite comme elle a été reçue, face à face.

— Il suffit. Mon frère est un brave chef, et il doit être un chef sage. Qu’il regarde : est-ce là un guerrier des visages pâles ? Est-ce un guerrier semblable qui a fait cette blessure au grand chef dahcotah ?

Les yeux de Mahtoree suivirent la direction du bras étendu du vieillard, et s’arrêtèrent sur la forme délicate d’Inez. Ses regards restèrent longtemps attachés sur elle avec admiration ; mais, de même que le jeune guerrier pawnie, c’était plutôt l’admiration qu’un mortel accorde à quelque image céleste que ce sentiment avec lequel l’homme a coutume de contempler les charmes attrayants d’une femme. Tressaillant tout à coup comme s’il se fût accusé lui-même d’oubli, le chef porta ensuite ses yeux sur Hélène, et ils demeurèrent fixés sur elle un instant avec une expression d’admiration plus prononcée. Il jeta enfin un coup d’œil rapide sur chacun des individus qui composaient ce petit groupe.

— Mon frère voit que ma langue n’est pas fourchue, continua le Trappeur, saisissant toutes les émotions de Mahtoree avec une intelligence qui ne le cédait guère à celle du chef teton. Les Longs-Couteaux n’envoient pas leurs femmes pour faire la guerre. Que les Dahcotahs fument avec les étrangers !

— Mahtoree est un grand chef. Les Longs-Couteaux sont les bien-venus, dit l’Indien en appuyant la main sur sa poitrine avec un air de dignité polie qui lui aurait fait honneur dans quelque classe de la société qu’il se fût trouvé. Les flèches de mes jeunes guerriers sont dans leurs carquois.

Le Trappeur fit signe à Middleton d’approcher, et au bout de quelques instants les deux troupes n’en firent plus qu’une, et s’accueillirent réciproquement avec les démonstrations cordiales usitées parmi les guerriers des Prairies. Mais, même en s’acquittant de ses devoirs hospitaliers, le chef dahcotah ne manquait pas de surveiller attentivement la troupe d’hommes blancs qui était à quelque distance, comme s’il eût encore craint quelque artifice, ou qu’il eût désiré une explication.

Le vieillard sentit à son tour la nécessité de s’expliquer plus clairement, s’il voulait conserver le léger et équivoque avantage qu’il avait déjà obtenu. Tout en affectant d’examiner le groupe qui maintenait sa position à l’endroit où il s’était arrêté, comme pour reconnaître qui étaient ceux qui le composaient, il vit clairement qu’Ismaël avait dessein d’en venir à des hostilités. Le résultat d’un combat sur la plaine entre ces hommes déterminés et une vingtaine d’indiens mal armés, quoique soutenus par les blancs qui venaient de les joindre, parut fort incertain aux calculs de son expérience, et quoiqu’il fût bien loin d’en craindre l’événement pour lui-même, il pensa qu’il convenait mieux à son âge et à son caractère de chercher à éviter la querelle qu’à la faire naître. Ses sentiments à cet égard étaient, pour de bonnes raisons, d’accord avec ceux de Middleton et de Paul, qui avaient tous deux à protéger et à défendre des jours qui leur étaient plus précieux que les leurs.

Dans cet embarras, ils se consultèrent tous trois sur les moyens d’éviter les suites effrayantes que pouvait avoir un seul acte d’hostilité commis par la famille d’Ismaël ; le vieillard ayant grand soin que leur conversation pût paraître, aux yeux de ceux qui surveillaient avec méfiance l’expression de leur physionomie, n’être qu’une explication des motifs qui avaient amené si loin dans le désert cette troupe de voyageurs.

— Je sais que les Dahcotahs sont un grand peuple, un peuple sage, dit enfin le Trappeur en s’adressant de nouveau au chef ; mais mon frère ne connaît-il pas un seul Teton qui soit méprisable ?

L’œil de Mahtoree se porta rapidement avec fierté sur tous ses compagnons, et s’arrêta involontairement un instant sur Wencha.

— Le maître de la vie a fait des chefs, des guerriers et des femmes, répondit-il s’imaginant avoir compris en ce peu de mots tous les degrés de la race humaine, depuis le plus haut jusqu’au plus bas.

— Il a aussi fait des visages pâles qui sont méchants ; et tels sont ceux que mon frère voit là-bas.

— Vont-ils à pied pour faire le mal ? demanda le Teton montrant assez, par la joie maligne qui brillait dans ses yeux, qu’il savait pourquoi ils étaient réduits à cette extrémité humiliante.

— Ils ont perdu leurs chevaux ; mais ils ont encore de la poudre, du plomb, des couvertures.

— Portent-ils leurs richesses dans leurs mains comme de misérables Konzas ? ou sont-ils braves, et les laissent-ils avec leurs femmes, en hommes qui savent où trouver ce qu’ils ont perdu ?

— Mon frère aperçoit ce point bleu qui est tout au bout de la Prairie ? Voyez ! le soleil le touche pour la dernière fois d’aujourd’hui.

— Mahtoree n’est pas aveugle.

— c’est un rocher. C’est là que sont les richesses des Longs-Couteaux.

Une expression de joie sauvage brilla sur la figure du Teton, quand il entendit ces paroles. Il se tourna vers le vieillard comme pour lire au fond de son âme, et s’assurer qu’il ne le trompait pas. Portant alors les yeux sur la troupe d’Ismaël, il compta le nombre de ceux qui la composaient.

— Il y manque un guerrier, dit-il.

— Mon frère voit-il les vautours ? ils volent sur son tombeau. Mon frère a-t-il trouvé du sang dans la Prairie ? ce sang était le sien.

— Suffit ! Mathoree est un sage chef. Mettez vos femmes sur les chevaux des Dahcotahs, et nous verrons, car nous sommes des hommes.

Le Trappeur ne perdit pas un seul mot en explications inutiles. Connaissant la promptitude que mettaient les Indiens dans leurs opérations, il communiqua à la hâte à ses compagnons le résultat de son entretien. En un instant, Paul était à cheval ayant Hélène en croupe. Middleton eut besoin d’un peu plus de temps pour placer commodément Inez sur celui qu’il avait choisi. C’était celui de Mahtoree, et à peine Inez y était-elle placée que le chef s’en approcha pour le monter. Middleton en saisit la bride, et chacun d’eux jeta sur l’autre un regard de fierté et de courroux.

— Nul autre que moi ne montera cet animal ! s’écria Middleton en anglais.

— Mahtoree est un grand chef ! répliqua l’Indien, aucun d’eux ne comprenant ce que disait l’autre.

— Les Dahcotahs arriveront trop tard, dit le vieillard en teton ; voyez ! les Longs-Couteaux ont peur, et se disposent à fuir.

Mahtoree ne songea plus à son cheval, et sautant sur le premier qu’il trouva, il ordonna à un de ses guerriers de donner le sien au Trappeur. Les guerriers démontés se mirent en croupe derrière quelques-uns de leurs compagnons. Le docteur Battius monta sur son âne, et, malgré cette courte altercation, en moitié moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour faire ce récit, toute la troupe était prête à partir.

Quand il vit que tous ses guerriers étaient prêts, Mathoree donna le signal d’avancer. Ceux qui étaient les mieux montés partirent en avant, ayant leur chef à leur tête, et firent des démonstrations menaçantes, comme s’ils avaient l’intention d’attaquer les étrangers. Ismaël, qui avait commencé à battre en retraite, fit halte sur-le-champ, et se montra disposé à soutenir le choc. Mais au lieu de s’approcher à portée des armes dangereuses des Occidentaux, les rusés sauvages tournèrent autour d’eux en leur laissant croire qu’ils allaient les attaquer de moment en moment. Enfin, après avoir fait autour d’eux un demi-circuit, les Tetons, sûrs d’arriver à leur but, poussèrent un grand cri, et traversèrent la Prairie en se dirigeant vers le rocher en ligne aussi droite et presque avec la même rapidité qu’une flèche qui vient d’être décochée.


  1. Nom d’une tribu de sauvages.