La Prairie (Cooper)/Chapitre XVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 197-208).


CHAPITRE XVII.


Approchez de la chambre, et qu’une autre Gorgone prive vos yeux de la vue : ne me dites pas de parler ; voyez et parlez vous-même.
Shakspeare



Le petit ruisseau qui fournissait de l’eau à la famille du squatter, et qui avait nourri les arbres et les buissons près de la base du rocher, prenait sa source à peu de distance au milieu d’un bouquet de vignes sauvages et de cotonniers. Ce fut vers et cet droit que le Trappeur dirigea sa marche dans un danger si urgent.

On se rappellera que la sagacité du vieillard, sagacité qui, d’après une longue expérience de semblables scènes, était presque devenue un instinct dans tous les cas de péril soudain, avait pris, cette direction pour placer la montagne entre la petite troupe qu’il conduisait et les ennemis dont l’arrivée était à craindre. Favorisé par cette circonstance, il eut le temps de gagner le terrain couvert, et Paul Hover venait d’y entrer avec Hélène respirant à peine, à l’instant où Ismaël arriva sur le sommet du rocher de la manière dont nous l’avons déjà dit. Il resta un moment comme un homme privé de ses sens, en voyant le désordre et la confusion de tout ce qui lui appartenait, et en trouvant ses enfants garrottés sous un petit hangar couvert d’écorces d’arbres, où le chasseur d’abeilles les avait laissés. Une balle lancée de cette hauteur par une longue carabine aurait pu tomber sur le petit bois qui protégeait en ce moment la fuite des auteurs de cette scène étrange.

Après avoir jeté un coup d’œil sur tous ses compagnons rassemblés autour de lui, comme pour s’assurer que personne ne manquait, le Trappeur fut le premier à parler, comme étant celui sur l’intelligence et l’expérience duquel les autres comptaient pour en recevoir des avis.

— Ah ! la nature est la nature, après tout, et elle a fait sa besogne, dit-il avec un sourire d’approbation à Paul, qui avait l’air triomphant. Je pensais qu’il serait bien dur que des jeunes gens qui s’étaient rencontrés si souvent par le beau temps comme par le mauvais à la lueur des étoiles, et quand la lune était couverte d’un nuage, se séparassent dans un moment d’humeur. Il ne peut se passer bien du temps avant que quelqu’un de ces jeunes renards lève le nez pour flairer notre piste, et s’ils la trouvent, comme ils la trouveront sûrement, et qu’ils nous poursuivent de manière à ne nous laisser d’autre ressource que le courage, c’est une dispute qu’il faudra arranger avec le fusil, ce qu’à Dieu ne plaise. — Capitaine, pouvez-vous nous conduire à l’endroit où vous devez trouver quelques-uns de vos soldats ? car les enfants du squatter n’y iront pas de main morte, ou je ne connais pas leur caractère.

— Le rendez-vous a été fixé sur les bords de la Platte, bien loin d’ici.

— Tant pis ! tant pis ! Quand il faut se battre, il est toujours plus sage de le faire à armes égales. Mais convient-il à un homme qui est si près du tombeau de songer encore aux combats ? Écoutez l’avis que peut vous offrir une tête grise qui n’est pas sans quelque expérience, et ensuite si quelqu’un de vous indique un meilleur moyen de retraite, nous pourrons suivre son conseil, et nous oublierons ce que j’aurai dit. Ce petit bois s’étend à environ un mille de distance, diagonalement avec le rocher, en s’avançant vers le couchant, et par conséquent en s’éloignant des habitations…

— Il suffit, il suffit ! s’écria Middleton, dont l’impatience ne lui permit pas d’attendre la fin de l’explication un peu diffuse du vieillard ; le temps est trop précieux pour le perdre en discours ; marchons.

Le Trappeur fit un geste de consentement, et reprenant la bride de l’âne, il le conduisit sur la surface marécageuse du bois ; et après l’avoir traversé, la petite troupe se trouva sur un terrain ferme, du côté opposé à l’habitation d’Ismaël.

— Si les regards du vieux coquin tombent sur ce bois, dit Paul en jetant à la hâte un coup d’œil sur les traces bien marquées qu’ils laissaient derrière eux sur une terre molle, il n’aura pas besoin d’écriteau pour savoir quel chemin il doit prendre. Mais qu’il vienne ! je sais que le vagabond ne serait pas fâché de croiser sa race par un peu de sang honnête ; mais si quelqu’un de ses vauriens d’enfants devient jamais le mari d…

— Silence, Paul, silence ! dit avec effroi et en rougissant Hélène, qui marchait appuyé sur son bras ; votre voix pourrait être entendue.

Le chasseur d’abeilles garda le silence ; mais tandis qu’ils suivaient la lisière du bois, il jetait en arrière certains regards menaçants, qui annonçaient assez ses dispositions belliqueuses. Pendant que chacun d’eux était occupé de ses pensées, ils arrivèrent au bout de quelques minutes à une des collines ondoyantes de la Prairie. Ils la montèrent, en descendirent sans un instant de délai, et se trouvèrent alors hors de danger d’être vus par Ismaël et ses enfants, à moins qu’ils ne les poursuivissent et qu’ils ne reconnussent leurs traces. Le vieillard profita alors de la disposition du terrain pour changer la direction de la marche, afin d’éluder la poursuite, comme un navire change de route pendant un brouillard ou dans l’obscurité pour échapper à la vigilance de l’ennemi.

Deux heures, pendant lesquelles ils marchèrent toujours à grands pas, leur avaient suffi pour tracer un demi-cercle autour du rocher, et pour arriver à un point diamétralement opposé à la première direction de leur fuite. La plupart des fugitifs ne connaissaient pas plus leur position que le voyageur ignorant ne connaît au milieu de l’Océan celle du vaisseau sur lequel il fait une traversée ; mais le vieillard dirigeait la marche avec un air décidé, qui inspirait de la confiance à ses compagnons, en leur donnant une idée favorable de ses connaissances locales. Son chien, s’arrêtant de temps en temps pour consulter l’expression de ses yeux, avait, pendant toute la route, précédé son maître avec la même assurance que s’ils se fussent préalablement concertés sur la direction qu’ils suivraient. Mais à l’expiration du temps dont nous venons de parler, le chien s’arrêta tout à coup, sembla chercher une piste, et commença à aboyer d’un ton sourd et plaintif.

— Oui, Hector, oui ! — Je connais l’endroit, — je le connais ; et il y a de bonnes raisons pour se le rappeler, dit le vieillard en s’arrêtant près du fidèle quadrupède, et attendant que tous ses compagnons fussent réunis autour de lui. Vous voyez ce petit bois qui est devant nous, continua-t-il alors ; nous pourrions y rester jusqu’à ce que cette Prairie devienne une forêt, sans craindre que personne de la liguée d’Ismaël osât venir nous y troubler.

— C’est l’endroit où gît le corps de l’homme mort, s’écria Middleton en jetant les yeux sur le bois, et paraissant révolté de ce souvenir.

— Précisément ; mais il reste à savoir si ses parents l’ont trouvé et ont rendu ses restes à la terre. Le chien reconnaît la piste, mais il semble un peu dérouté. Il faut donc que vous alliez examiner les lieux, ami chasseur d’abeilles, tandis que je resterai auprès des chiens pour les empêcher d’aboyer trop haut.

— Moi ! s’écria Paul en enfonçant une main dans ses cheveux épais, en homme qui croit prudent de réfléchir deux fois avant de se charger d’une entreprise si formidable ; — écoutez, vieux Trappeur, je me suis trouvé en habit de toile de coton au milieu de bien des essaims qui avaient perdu leur reine, sans avoir peur, et permettez-moi de vous dire que l’homme qui est capable d’agir ainsi ne paraît pas devoir craindre aucun enfant vivant du coquin d’Ismaël. Mais quant à aller chercher les os des morts, ce n’est ni mon métier ni mon inclination ; ainsi, en vous remerciant de la préférence, comme le dit celui qu’on nomme caporal de milice dans le Kentucky, je vous déclare que je ne me charge pas de ce service.

Le vieillard se tourna, d’un air déconcerté vers Middleton ; mais celui-ci était trop occupé à encourager Inez pour remarquer l’embarras du Trappeur. Il en fut pourtant tiré tout à coup par quelqu’un de qui, d’après des circonstances précédentes, on ne devait pas attendre des démonstrations de courage.

Pendant toute la retraite, le docteur Battius s’était fait remarquer par le soin tout particulier qu’il avait pris de ne s’occuper que de ce grand objet. Son désir de s’éloigner d’Ismaël avait été si ardent qu’il l’avait décidément emporté sur tous ses penchants ordinaires. Le docteur appartenait à cette classe de savants qui sont de fort mauvais compagnons de voyage pour un homme qui est pressé d’arriver. Pas une pierre, pas une plante, pas un insecte, ne pouvaient échapper à l’examen de ses yeux vigilants, et la pluie et le tonnerre n’avaient pas le pouvoir d’interrompre cette occupation agréable. Mais le disciple de Linnée n’y avait pas songé un instant pendant les deux heures qui venaient de s’écouler ; son esprit avait été exclusivement occupé à débattre la question importante de savoir si les robustes descendants d’Ismaël ne s’arrogeraient pas le droit de lui contester celui de traverser librement la Prairie. Le chien de meilleure race et le mieux dressé, ayant en vue le gibier, n’aurait pu en suivre la piste avec plus d’ardeur que le docteur n’avait décrit une courbe en suivant les pas du Trappeur.

Il fut peut-être heureux pour son courage qu’il ignorât que le vieillard les faisait marcher en cercle autour de la citadelle d’Ismaël ; car il était dans la douce persuasion que chaque pas qu’il faisait dans la Prairie l’éloignait d’autant de ce rocher dangereux. Malgré la secousse peu agréable qu’il reçut en découvrant son erreur, ce fut lui qui s’offrit hardiment pour entrer dans le bois où il y avait quelque raison de croire que le corps d’Asa assassiné se trouvait encore. Peut-être le naturaliste fut-il porté à se mettre en avant dans cette occasion par une crainte secrète qu’on n’interprétât défavorablement l’empressement qu’il avait montré à battre en retraite ; d’ailleurs, il est certain que, quelque appréhension que pussent lui causer les vivants, ses habitudes et ses connaissances le mettaient à l’abri de craindre les morts.

— S’il s’agit de quelque service qui exige le parfait commandement du système nerveux, dit le savant d’un air qu’il cherchait à rendre audacieux, vous n’avez qu’à donner la direction à ces facultés intellectuelles, voici celui sur les forces physiques duquel vous pouvez compter.

— Il est habitué à parler en paraboles, dit le Trappeur, dont l’esprit ne pouvait s’élever à la hauteur du langage scientifique du docteur, mais je crois qu’il y a toujours quelque sens caché dans ses discours, quoiqu’il soit aussi difficile de le découvrir que de trouver trois aigles perchés sur le même arbre. — Il serait prudent, docteur, de nous mettre à couvert, de peur que les enfants d’Ismaël ne soient sur nos traces ; et, comme vous le savez fort bien, il y a quelque raison de craindre que ce bois n’offre un spectacle qui serait horrible pour les yeux d’une femme. Êtes-vous assez homme pour voir la mort en face, ou faut-il que je coure le risque de laisser aboyer les chiens en y allant moi-même ? vous voyez qu’Hector est déjà prêt à y courir la gueule ouverte.

— Suis-je assez homme ! répéta le naturaliste. Vénérable Trappeur, nos relations ensemble ont une origine toute récente, sans quoi une pareille question aurait une tendance à amener entre nous une discussion très-sérieuse. J’ai le droit d’être rangé dans la classe mammalia ; ordre, primates ; genre, homo. Tels sont mes attributs physiques : quant à mes qualités morales, la postérité en jugera : ce n’est pas moi qui dois en parler.

— La physique[1] peut être bonne pour ceux qui l’aiment, dit le vieillard ; à mon goût et à mon jugement, elle n’est ni agréable ni salutaire ; mais la morale n’a jamais fait de mal à personne, soit qu’on demeure dans la forêt, soit qu’on vive au milieu des croisées vitrées et de la fumée des cheminées. Nous ne sommes divisés que par quelques mots difficiles à comprendre, l’ami ; car je sais qu’avec le temps et la franchise, nous nous entendrions l’un et l’autre, et nous porterions le même jugement des hommes et des voies de ce monde. — Tout beau, Hector, tout beau ! Qu’est-ce donc que vous avez ? On dirait que vous n’avez jamais flairé le sang humain.

Le docteur accorda un sourire gracieux, mêlé de commisération, au philosophe de la nature, en reculant de deux pas de l’endroit où l’avait fait avancer son excès de courage, afin de pouvoir lui répondre plus à l’aise, et avec plus de liberté dans ses gestes et dans son attitude.

— Un homo est certainement un homo, dit-il en étendant un bras d’une manière imposante, et avec l’air d’un homme qui va argumenter ; en tout ce qui concerne les fonctions animales, il y a des liens d’harmonie, d’ordre, de conformité et de dessein qui réunissent le genre tout entier ; mais la ressemblance ne va pas plus loin. L’homme peut être dégradé par l’ignorance, et repoussé jusqu’au dernier point de la ligne qui le sépare de la brute, ou bien il peut être élevé par la science, et rapproché du grand Être qui dirige tout. Je suis même porté à croire que, s’il en avait le temps et l’occasion, il pourrait arriver à la connaissance parfaite de toutes les sciences, et par conséquent devenir égal au grand principe moteur de toutes choses.

Le vieillard, qui était appuyé sur son fusil d’un air pensif, secoua la tête, et lui répondit avec une fermeté naturelle qui éclipsa tout à fait l’air d’importance que son antagoniste avait jugé à propos de prendre.

— Tout cela n’est ni plus ni moins que de la perversité humaine. Les saisons ont changé quatre-vingt-six fois depuis que je suis sur la terre, et pendant tout ce temps j’ai vu les arbres croître et mourir, et cependant je ne sais pas encore pourquoi le bouton s’ouvre sous le soleil du printemps, ou pourquoi la feuille tombe quand elle sent la première gelée. Votre science, quoiqu’elle soit la vanité de l’homme, n’est que folie aux yeux de celui qui siège sur les nuages, et qui jette un regard de pitié sur l’orgueil et la sottise de ses créatures. J’ai passé bien des heures étendu sous l’ombre des bois, ou couché sur les collines de ces campagnes découvertes, levant les yeux vers le firmament, où je pouvais m’imaginer que le grand Être a placé son tronc, et réfléchissait sur les voies bizarres des hommes et des brutes, comme moi-même j’avais bien des fois vu des fourmis se passer sur le corps les unes des autres dans leur empressement, mais d’une manière plus convenable à sa puissance et à sa dignité. La science, dites vous ! c’est son joujou que la science. Vous qui croyez si facile d’arriver à la connaissance de toutes choses, pouvez-vous me dire quel en a été le commencement et quelle en sera la fin ? Mais, puisque votre métier est de guérir les maladies et les blessures, dites-moi ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort ; pourquoi l’aigle vit si longtemps, et pourquoi le temps accordé au papillon est si court ? Dites-moi une chose plus simple : pourquoi ce chien montre-t-il de l’inquiétude, tandis que vous, qui passez vos journées enfoncé dans vos livres, vous ne voyez aucune raison pour être inquiet.

Le docteur, qui avait été un peu surpris du ton d’énergie et de dignité du vieillard, reprit longuement son haleine, comme un lutteur dont le gosier n’est plus serré par la main de son antagoniste, et saisit l’occasion d’une pause pour répliquer.

— C’est par suite de son instinct.

— Et qu’est-ce que l’instinct ?

— Un degré inférieur de raison, une combinaison mystérieuse de la matière et de la pensée.

— Et qu’est-ce que vous appelez la pensée ?

— Vénérable Trappeur, cette manière d’argumenter rend inutile l’usage des définitions, et je puis vous assurer qu’elle n’est pas admise dans les écoles.

— En ce cas, il y a dans vos écoles plus d’astuce que je ne le croyais, car c’est une manière certaine de leur prouver la vanité de leurs disputes, répondit le Trappeur. Abandonnant tout à coup une discussion dont le naturaliste commençait avec raison à se promettre beaucoup de plaisir, et se tournant vers son chien, dont il chercha à réprimer les mouvements inquiets en lui caressant les oreilles : — Comment ! lui dit-il, on ne vous prendrait jamais pour un chien sensé ! On vous croirait un chien mal dressé qui n’a reçu d’autre éducation que de suivre les autres, comme un enfant dans les habitations marche sur les traces de ses maîtres, qu’ils aillent bien ou mal. Montrez l’expérience que vous avez acquise. — Eh bien ! l’ami, vous qui pouvez faire tant de choses, êtes-vous en état d’entrer dans ce bois, ou faut-il que j’y aille moi-même ?

Le docteur reprit son air de résolution, et s’avança vers le bois sans répondre un seul mot. Les chiens, grâce aux soins du vieillard, se bornaient à gronder tout bas de temps en temps. Cependant, quand il vit le naturaliste se mettre en marche, le plus jeune, abjurant toute contrainte, décrivit trois ou quatre cercles autour de lui en aboyant de toutes ses forces et en baissant le nez vers la terre, après quoi il vint rejoindre son compagnon.

— Le squatter et sa nichée ont laissé une forte piste sur la terre, dit le vieillard tout en regardant si le pionnier qu’il avait envoyé en avant ne lui ferait pas signe d’avancer. J’espère, ajouta-t-il, que le savant a assez de bon sens pour se souvenir de ce qu’il est allé faire dans ce bois.

Le docteur Battius avait déjà disparu au milieu des arbres, et le Trappeur commençait à montrer de nouveaux signes d’impatience, quand on vit le naturaliste sortir du bois à reculons le visage tourné vers l’endroit qu’il quittait, comme si une sorte de fascination y eût enchaîné ses regards.

— À en juger par l’air effaré du savant, il y a la quelque chose qui mérite attention, s’écria le Trappeur en lâchant Hector pour s’empresser d’aller joindre le naturaliste décontenancé. Eh bien ! l’ami, lui demanda-t-il, quelle nouvelle page avez-vous trouvée dans votre livre des sciences ?

— c’est un basilic, murmura le docteur dont la physionomie altérée annonçait le trouble et la confusion de ses idées, un animal de l’ordre serpens. J’en avais regardé les attributs comme fabuleux, mais la nature toute-puissante est en état de produire tout ce que l’homme peut imaginer.

— Qu’est-ce que c’est donc ? qu’est-ce que c’est ? Les serpents qu’on rencontre dans la Prairie ne sont pas dangereux, si ce n’est le serpent à sonnettes, et sa queue a toujours la bonté de vous avertir avant que ses dents ne puissent vous blesser. Seigneur ! Seigneur ! comme la peur est une chose humiliante ! voilà un homme qui ordinairement prononce de grands mots qu’on croirait ne pas pouvoir tenir dans la bouche, et qui est hors de ses sens au point d’avoir la voix aussi grêle que celle du whip-poor-will[2] — Allons donc, courage ! qu’y a-t-il ? qu’avez-vous vu ?

— Un prodige ! — un lusus naturœ ! — un monstre que la nature s’est plu à former pour donner une preuve de son pouvoir ! Jamais je n’avais vu une confusion si complète dans ses lois ; jamais je n’avais rencontré un sujet qui déjouât si absolument toutes les distinctions de classe et de genre ! Il faut que je prenne note de ses signes caractéristiques tandis que le temps et l’occasion me le permettent, ajouta-t-il en voulant prendre ses tablettes dans sa poche d’une main trop tremblante pour remplir ses fonctions.

Yeux, doués du pouvoir d’attraction ; couleur, variée, complexe, et…

— On croirait que le pauvre homme est devenu fou, avec ses yeux et ses couleurs, s’écria, d’un ton mécontent, le Trappeur, qui commençait à voir avec inquiétude tant de temps s’écouler avant que ses compagnons fussent à l’abri de tous les yeux dans l’épaisseur du bois. S’il y a quelque reptile dans les buissons, faites-le moi voir, et s’il refuse de nous céder la place tranquillement, nous verrons qui sera le maître.

— Là, dit le docteur en lui montrant entre les arbres un buisson épais à environ cinquante pas de l’endroit où ils étaient.

Le Trappeur, avec l’air du plus grand calme, porta les yeux du côté qui lui était indiqué ; mais dès que ses regards exercés eurent aperçu l’objet qui avait confondu toutes les connaissances du naturaliste, il tressaillit lui-même, dirigea le canon de son fusil en avant, et le remit à l’instant même sur son épaule, comme si une seconde pensée l’eût convaincu qu’il avait eu tort de céder à la première.

Ces deux mouvements, l’un de précipitation, l’autre de prudence, n’étaient pas sans motif suffisant. Sur le bord du bosquet, et en contact avec la terre, on voyait une espèce de boule animée dont l’aspect pouvait justifier le désordre qui régnait dans l’esprit du docteur. Il serait difficile de décrire la forme et les couleurs de cette masse organisée extraordinaire ; on peut seulement dire, en termes généraux, quelle était de forme presque sphérique, et qu’elle présentait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mêlées ensemble sans ordre, sans harmonie, et sans dessin qu’on pût distinguer. Les teintes dominantes étaient le noir et un vermillon brillant ; mais des lignes blanches, jaunes et cramoisies, s’y mariaient d’une manière étrange, et comme au hasard. Si c’eût été tout, il aurait été difficile d’affirmer que c’était un être doué de vie, car cet objet, quel qu’il fût, restait aussi immobile qu’une pierre ; mais une paire d’yeux noirs, brillants et mobiles, qui suivaient avec vigilance les moindres mouvements du Trappeur et de son compagnon, établissaient suffisamment le fait important qu’il appartenait au règne animal.

— Votre reptile est un espion, ou je n’entends rien à la peinture et aux ruses des Indiens, dit le vieillard en appuyant la crosse de son fusil sur la terre, et regardant cet objet effrayant avec l’air du plus grand sang-froid. Il croit que nous avons perdu la vue ou la raison ; il voudrait nous faire croire que la tête d’une Peau Rouge est une pierre couverte des feuilles de l’automne, ou il a quelque autre diablerie dans l’esprit.

— Ce serait un animal humain ! s’écria le docteur ; il ferait partie du genre homo ! je le croyais d’une espèce inconnue.

— Il est aussi humain et aussi mortel que le sont tous les guerriers de ces Prairies, dit le Trappeur. J’ai vu le temps où une Peau Rouge aurait fait une grande sottise en osant se montrer ainsi dans son embuscade aux yeux d’un certain chasseur que je pourrais nommer, mais qui est à présent trop vieux et trop près de son terme pour être autre chose qu’un misérable Trappeur. Il est pourtant à propos de lui parler et de lui apprendre qu’il a affaire à des hommes qui ont de la barbe au menton. — Holà, l’ami ! s’écria-t-il dans la langue des Dahcotahs, sortez de votre cachette ; il y a encore place sur la Prairie pour un guerrier de plus.

Les yeux parurent briller d’un nouvel éclat, mais la masse, qui, suivant l’opinion du Trappeur, n’était autre chose qu’une tête d’homme, dont les cheveux avaient été coupés suivant la coutume des guerriers de l’occident, continua à rester sans mouvement et ne donna aucun signe de vie.

— C’est une méprise ! s’écria le docteur ; l’animal n’est pas même de la classe des mammalia ; encore bien moins un homme.

— Voilà ce que c’est que vos connaissances, répondit le Trappeur en riant tout bas avec un triomphe secret, voilà ce que c’est que la science d’un homme qui a étudié tant de livres que ses yeux ne sont pas en état de distinguer un élan d’un chat sauvage. Hector, qui est là-bas, est un chien qui a reçu de l’éducation à sa manière, et, quoique le dernier enfant des habitations croie en savoir plus que lui, il ne se tromperait pas dans une affaire comme celle-ci. Puisque vous croyez que cet objet n’est pas un homme, je vais vous le faire voir tout entier, et alors vous apprendrez à un vieux Trappeur ignorant, qui n’a jamais ouvert un livre de sa vie, quel nom il faut lui donner. Songez que je n’ai pas dessein de lui faire du mal ; je veux seulement faire sortir ce diable rouge de son embuscade.

Le Trappeur se mit alors à examiner l’amorce de son fusil, ayant soin en maniant son arme de faire très-ouvertement la démonstration de ses dispositions hostiles. Lorsqu’il crut que le sauvage commençait à appréhender quelque danger, il dirigea son fusil vers lui, en s’écriant très-haut :

— Maintenant, l’ami, je suis pour la paix ou pour la guerre, comme vous le voudrez. — Mais non, ce n’est pas un homme ; le sage qui est près de moi a raison de le dire, et je ne risque rien de tirer un coup de fusil sur un tas de feuilles sèches.

En finissant ces mots, il baissa graduellement le canon de son fusil, et coucha en joue l’Indien avec une précision qui aurait pu lui devenir fatale, quand celui-ci, secouant les feuilles et les broussailles dont il s’était probablement couvert à l’approche des Européens, se leva sur ses jambes, et s’écria d’un ton sentencieux :

— Wagh !


  1. Le mot physic signifie médecine en anglais. Jeu de mots intraduisible.
  2. Oiseau d’Amérique que les Indiens appellent aussi whip-ton-wish. Voyez une note du Dernier des Mohicans.