La Prairie (Cooper)/Chapitre XIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 155-164).

CHAPITRE XIII.


Une pioche, allons, et une pelle, avec un linceul ; il faut creuser pour ce corps une demeure sous terre.
ShakspeareChanson dans Hamlet.



Reculez-vous, reculez-vous tous ! s’écria Esther d’une voix rauque à ses compagnons qui entouraient de trop près le corps du défunt : je suis sa mère ; mes droits ne vont-ils pas avant tous les vôtres ? Qui a fait cela ? répondez-moi, Ismaël, Abiram, Abner ! Ouvrez vos bouches et vos cœurs, et qu’il n’en sorte que la vérité de Dieu ! Qui a commis ce crime abominable ?

Son mari ne lui répondit pas, et resta debout, appuyé sur son fusil, et regardant tristement, mais d’un œil sec, les restes inanimés de son fils. La mère agit tout différemment. Elle se jeta à terre, plaça sur ses genoux la tête froide et défigurée d’Asa, et resta quelques minutes à contempler ces traits mâles sur lesquels l’agonie de la mort était encore horriblement empreinte, dans un silence plus expressif que n’aurait pu l’être le langage des lamentations.

Sa voix était littéralement glacée par le chagrin. En vain Ismaël essaya de lui adresser quelques mots de consolation à sa manière ; elle ne l’écouta ni ne lui répondit. Ses fils formant un cercle autour d’elle, lui exprimaient, aussi bien qu’ils le pouvaient, la part qu’ils prenaient à son affliction, et la douleur que leur causait à eux-mêmes cette perte ; mais elle fit avec la main un signe d’impatienne pour les avertir de se retirer. Tantôt ses doigts arrangeaient les cheveux mêlés et en désordre du défunt ; tantôt ils essayaient de repousser à leur place les muscles saillants de son visage, tendus par les convulsions d’une mort violente, comme on voit la main d’une mère se promener avec tendresse sur les traits de son enfant endormi. Frémissant tout à coup de cette occupation, elle agitait ses mains autour d’elle, et semblait chercher inutilement un remède contre un coup si cruel qui la privait subitement du fils en qui elle avait mis ses plus chères espérances, et l’objet de son orgueil maternel.

Ce fut tandis qu’elle s’occupait de cette manière incompréhensible que le léthargique Abner, faisant un effort pour surmonter une émotion peu ordinaire en lui, se détourna pour dire à ses frères :

— Ma mère veut dire qu’il faut que nous examinions de quelle manière Asa a péri.

— Nous en sommes redevables à ces maudits Sioux, dit Ismaël ; j’ai maintenant deux dettes à leur payer ; que je les trouve, et leur compte sera réglé.

Peu contents de cette explication plausible, et peut-être charmés de détourner leurs yeux d’un spectacle qui faisait naître en leurs cœurs indolents des sensations auxquelles ils n’étaient pas habitués, les enfants d’Ismaël s’éloignèrent tous de leur mère et des restes de leur frère, pour s’occuper de l’examen qu’ils s’imaginaient qu’elle demandait. Leur père n’y fit aucune objection ; mais tout en les accompagnant dans leurs recherches, ce fut avec l’air de céder à leurs désirs, dans un moment où il n’aurait pas été convenable d’y résister, plutôt que de prendre un intérêt visible au résultat de ces investigations. Comme les jeunes gens, malgré leur intelligence bornée, connaissaient parfaitement tout ce qui avait rapport à leur genre de vie presque sauvage, une enquête dont le succès dépendait de signes et de marques semblables aux indices qui annoncent le passage d’un être animé dans la forêt semblait devoir être conduite avec ordre et adresse ; en effet, ils commencèrent cette tache pénible avec autant de discernement que de promptitude.

Abner et Enoch se trouvèrent parfaitement d’accord sur la position dans laquelle ils avaient trouvé le corps de leur frère. Il était presque assis, le dos appuyé contre un gros buisson, et une main encore serrée autour d’une branche d’aulne, qu’il avait probablement cassée. C’était peut-être à cause de la première circonstance que son corps avait échappé à la rapacité des oiseaux de proie qu’ils avaient vus voltiger au-dessus de ce petit bois, et la seconde prouvait que la vie n’avait pas encore abandonné la malheureuse victime quand elle y était entrée. L’opinion générale fut alors qu’Asa avait reçu dans la Prairie la blessure qui lui avait donné la mort, et qu’il avait traîné ses membres affaiblis jusqu’en cet endroit pour s’y cacher ; et les traces qu’on remarqua parmi les buissons servirent à la confirmer. En continuant l’examen, on reconnut aussi qu’une lutte désespérée avait eu lieu sur la lisière du bois : des branches brisées, les traces de ses pieds fortement empreintes sur un terrain humide, et le sang qui avait coulé, en étaient des preuves manifestes.

— Il a reçu un coup de feu dans la plaine, et il est venu ici pour se mettre à couvert, dit Abiram ; ces marques le prouvent clairement. Il a été attaqué par une bande de sauvages, et il a combattu comme un héros qu’il était, jusqu’à ce que ses forces fussent épuisées, et alors ils l’ont traîné dans le bois.

Cette explication paraissait probable, et il ne s’éleva qu’une voix pour la contredire, celle d’Ismaël, dont la lourde intelligence n’allait pas si site sur le chemin des conjectures, et il demanda qu’on examinât le corps, pour voir quelles blessures lui avaient ôté la vie. Vérification faite, il parut qu’une balle lui avait traversé le corps, et qu’entrant sous une des épaules, elle était sortie par la poitrine. Il fallait quelques connaissances dans la nature des blessures faites par les armes à feu, pour décider ce point délicat ; mais l’expérience qu’ils avaient acquise comme chasseurs ne leur laissa aucun doute, et les enfants d’Ismaël laissèrent échapper un sourire de satisfaction sauvage et certainement singulière, quand Abner annonça, d’un ton positif, que les ennemis d’Asa l’avaient attaqué par derrière.

Le père avait écouté avec attention. — Il faut que cela soit ainsi, dit-il d’un air sombre. Asa était de trop bonne race et trop bien appris pour fuir devant un homme ou devant une bête. Souvenez-vous, mes enfants, que tant que vous faites face à un ennemi, quel qu’il soit ou qu’il puisse être, vous êtes à l’abri de la surprise et de la trahison. — Eh bien ! Esther, perdez-vous l’esprit ? Pourquoi tirez-vous ainsi les cheveux et les vêtements de l’enfant ? Vous ne pouvez lui rendre aucun service à présent ?

— Voyez, s’écria Esther, tirant des habits de son frère le plomb fatal qui avait terminé si promptement les jours d’un jeune homme vigoureux, voici la balle qui lui a donné la mort !

Ismaël le prit dans ses mains et l’examina longtemps.

— Il n’y a pas à s’y méprendre, murmura-t-il entre ses dents serrées ; cette balle a appartenu au maudit Trappeur. Comme la plupart des chasseurs, il a une marque particulière dans son moule, afin de reconnaître le gibier qu’il abat, et vous la voyez bien distinctement : six petits trous placés en croix.

— J’en puis faire serment ! s’écria Abiram avec un air de triomphe ; il m’a montré lui-même cette marque en se vantant du nombre de daims qu’il avait tués dans la Prairie avec de pareilles balles. Me croirez-vous à présent, Ismaël, quand je vous dis que ce vieux coquin est un espion des Peaux Rouges ?

Le plomb fatal passa de main en main, et malheureusement pour la réputation du vieillard, plusieurs de ces jeunes gens se souvinrent aussi de lui avoir vu des balles semblables, lorsqu’ils avaient examiné avec curiosité tout son accoutrement. Indépendamment de cette blessure, Asa en avait reçu plusieurs autres moins dangereuses, et qu’on regarda comme autant de preuves du crime dont on accusait le Trappeur.

Depuis l’endroit où l’on avait trouvé les premières traces du sang, jusqu’au petit bois vers lequel on croyait généralement qu’Asa avait battu en retraite pour y chercher un refuge, on remarqua plusieurs emplacements qui semblaient avoir été le théâtre d’une lutte. Cette circonstance fut interprétée comme une nouvelle preuve de la faiblesse du meurtrier, qui aurait achevé plus promptement sa victime si la vigueur du moribond, due à sa jeunesse, ne l’eut rendu encore formidable pour un adversaire chargé du poids de tant d’années. La crainte d’attirer sur le lieu quelqu’un des autres chasseurs, s’il tirait une seconde fois, parut un motif suffisant pour expliquer pourquoi il n’avait pas rechargé son fusil après avoir blessé son antagoniste. L’arme du défunt ne se trouva point : son assassin s’en était sans doute emparé, ainsi que de plusieurs objets plus légers, qu’Asa portai ordinairement sur lui.

Mais ce qui, indépendamment de la balle, semblait faire peser plus particulièrement sur le Trappeur le soupçon du crime dont on l’accusait, ce fut la preuve qu’on obtint, en suivant les traces du sang, qu’Asa, quoique blessé à mort, avait encore été en état d’opposer une résistance longue et désespérée aux efforts de son meurtrier. Ismaël sembla appuyer sur cette preuve avec un singulier mélange de douleur et d’orgueil ; de douleur d’avoir perdu un fils dont il faisait grand cas, malgré les torts dont il avait pu se rendre coupable ; d’orgueil, en voyant le courage et la force qu’il avait montrés jusqu’à son dernier soupir.

— Il est mort comme devait mourir un de mes fils ! s’écria-t-il avec une sorte de triomphe, comme s’il eût cherché une froide consolation dans cette idée hors de la nature ; il s’est fait craindre de son ennemi jusqu’au bout, et sans avoir aucune aide des lois ! Allons ! enfants, il faut songer d’abord à lui creuser une fosse, et ensuite à poursuivre son meurtrier.

Les jeunes gens s’occupèrent de cette triste besogne, en gardant un sombre silence. À force de temps et de peine, ils firent une excavation profonde dans la terre, et chacun d’eux donna, pour en couvrir le corps du défunt, ceux de ses vêtements qui ne lui étaient pas strictement nécessaires. Quand ces préparatifs furent terminés, Ismaël s’approcha d’Esther, qui semblait ne rien voir de tout ce qui se passait, et lui annonça qu’on allait ensevelir le mort. Elle l’entendit, et abandonnant le bras de son fils qu’elle tenait encore, elle se leva en silence, et suivit tranquillement le corps jusqu’à sa dernière demeure. Là, elle s’assit sur le bord de la fosse, et suivit des yeux tous les mouvements de ses enfants. Lorsque les restes d’Asa furent recouverts d’une quantité suffisante de terre, Enoch et Abner descendirent dans la fosse, et foulèrent le sol de toutes leurs forces avec un mélange bien étrange, pour ne pas dire sauvage, de soin et d’indifférence. Cette précaution bien connue était prise pour empêcher que le cadavre ne fût exhumé par les animaux carnassiers de la Prairie, que leur instinct ne manquerait pas d’amener en ce lieu. Les oiseaux de proie eux-mêmes, mystérieusement instruits par le leur que la malheureuse victime allait être abandonnée par la race humaine, revinrent en ce moment voltiger en grand nombre sur la tête des travailleurs, en poussant des cris comme s’ils eussent cru pouvoir les faire renoncer à leur ouvrage.

Ismaël resta debout, les bras croisés, regardant avec fermeté la manière dont s’exécutaient toutes ces opérations nécessaires. Lorsque tout fut terminé, il se découvrit la tête pour saluer ses enfants, et les remercia de leurs services avec un air de dignité qui aurait convenu à un homme mieux élevé. Pendant toute cette cérémonie, qui inspire toujours des réflexious solennelles, il avait conservé un air grave et sérieux. Ses traits prononcés étaient visiblement empreints d’une expression de vif intérêt, mais il ne donna aucun signe de faiblesse avant d’avoir tourné le dos pour toujours, comme il le croyait, au tombeau du premier-né de ses enfants. Mais alors la voix de la nature se fit entendre puissamment au fond de son cœur, et les muscles de son visage austère se relâchèrent visiblement. Ses enfants avaient les yeux fixés sur lui, comme pour chercher à s’expliquer l’émotion extraordinaire qui les agitait eux-mêmes ; mais la lutte intérieure d’Ismaël cessa tout à coup : il s’approcha de sa femme, et la prenant par le bras, il la releva avec autant de facilité que si c’eût été un enfant.

— Esther, lui dit-il d’une voix parfaitement ferme, quoiqu’un observateur attentif eût pu y découvrir un accent plus tendre que de coutume, nous avons fait tout ce qu’un homme et une femme peuvent faire ; nous avons élevé notre enfant ; nous en avons fait un homme tel qu’il s’en trouve peu sur nos frontières, nous lui avons donné un tombeau ; allons-nous-en.

Elle détourna les yeux de la terre qui venait d’être remuée, et appuyant les mains sur les épaules d’Ismaël, elle resta quelques minutes les yeux fixés sur ceux de son mari avec un air d’inquiétude, et lui dit ensuite d’une voix creuse, effrayante et presque étouffée :

— Ismaël ! Ismaël ! vous vous êtes séparé de votre fils avec colère, la dernière fois que vous l’avez vu !

— Puisse le Seigneur lui pardonner ses péchés aussi pleinement que je lui ai pardonné tout ce qu’il a fait de pire, répondit le père d’un ton calme. Femme ! retournez au rocher, et lisez votre Bible. Un chapitre de ce livre vous fait toujours du bien. Vous savez lire, Esther ; ce qui est un privilège dont je n’ai jamais joui.

— Oui, oui, répondit-elle en se laissant entraîner, quoique malgré elle, par la force supérieure du bras de son mari, qui voulait l’éloigner du théâtre de cette scène fatale ; oui, je sais lire ; mais comment ai-je profité de mes connaissances ? Mais lui, Ismaël, il n’a pas à rendre compte du mauvais emploi de sa science ; nous lui avons épargné cela du moins. Est-ce une faveur, est-ce une cruauté ? c’est ce que je ne saurais dire.

Son mari ne lui répondit rien, et continua de la conduire vers leur demeure temporaire. En arrivant sur une hauteur d’où l’on pouvait voir pour la dernière fois le lieu de la sépulture d’Asa, tous se retournèrent spontanément comme pour lui faire leurs derniers adieux. L’œil ne pouvait plus distinguer le petit monticule de terre accumulé sur ses restes, mais, spectacle horrible ! la situation en était indiquée par les oiseaux de proie qui volaient tout à l’entour. Du côté opposé, une petite montagne bleuâtre qu’on apercevait au bout de l’horizon faisait reconnaître l’endroit où Esther avait laissé ses plus jeunes enfants, et ce fut un point d’attraction qui diminua la répugnance avec laquelle elle s’éloignait du tombeau de son fils aîné. À cette vue, la nature parla au cœur de la mère, et enfin l’amour pour les vivants l’emporta sur les regrets qu’elle donnait au mort.

Les événements que nous venons de rapporter, frappant inopinément sur le caractère froid et insensible d’une race d’êtres jetés dans un moule grossier et sans instruction, en avaient fait jaillir une étincelle qui servit à entretenir parmi eux le feu presque éteint de l’affection de famille. Étant unis à leurs parents par des liens qui n’avaient d’autre force que celle que leur avait donnée l’habitude, il y avait eu grand danger, comme Ismaël l’avait prévu, que la ruche trop pleine n’essaimât avant peu, et qu’il ne restât chargé de pourvoir aux besoins d’une jeune famille qui ne pouvait lui être d’aucun secours, sans être aidé par les efforts de ceux qui étaient déjà arrivés à l’âge viril. L’esprit d’insubordination qui s’était manifesté dans le malheureux Asa s’était répandu parmi ses jeunes frères, et Ismaël avait été forcé de se rappeler péniblement l’époque où, dans toute la vigueur d’une jeunesse irréfléchie, il avait abandonné son vieux père pour entrer dans le monde, libre de toute entrave. Mais le danger était alors passé, du moins pour un certain temps, et si son autorité n’avait pas recouvré toute son ancienne influence, il était visible qu’elle n’était pas méconnue, et qu’elle pourrait se faire respecter pendant quelque temps encore.

Il est vrai que l’esprit épais de ses enfants, même en cédant à l’impression qu’avait faite sur eux l’événement qui venait d’arriver, avait des lueurs terribles de soupçons sur la manière dont leur frère aîné avait été tué. Il se présentait à l’imagination de deux ou trois des plus âgés, des idées vagues et obscures qui leur peignaient leur père lui-même comme disposé à imiter la conduite d’Abiram, sans être justifié par l’autorité divine, qui avait ordonné au saint patriarche ce sacrifice terrible ! Mais ces images étaient si passagères, et se montraient dans un nuage si épais, qu’elles ne laissèrent pas de bien fortes impressions, et au total, cet événement, comme nous l’avons déjà dit, bien loin d’affaiblir l’autorité d’Ismaël, ne servit qu’à l’affermir.

Ce fut dans cette disposition d’esprit que la petite troupe continua à s’avancer vers le lieu d’où elle était partie le matin, pour s’occuper d’une recherche qui avait été couronnée d’un si fatal succès. La marche longue et inutile qu’ils avaient faite, en suivant les instructions d’Abiram, la découverte du corps d’Asa, et les travaux nécessaires pour lui donner la sépulture, avaient employé tant de temps, que, lorsqu’ils se remirent en marche pour traverser l’espace désert qui séparait le tombeau d’Asa du rocher, le soleil était déjà descendu bien au-dessous du méridien. À mesure qu’ils avançaient, le rocher semblait s’élever à leurs yeux comme une tour sortant du sein des eaux, et lorsqu’ils n’en furent plus qu’à un mille, les moindres objets qui en couronnaient la hauteur commencèrent à devenir distincts.

— Notre retour sera triste pour nos filles, dit la squatter, qui affectait de prononcer de temps en temps quelques mots qu’il jugeait propres à porter la consolation dans l’esprit accablé de sa vieille compagne ; Asa était le favori de tous les jeunes enfants, et il revenait rarement de la chasse sans en rapporter quelque chose qui leur fît plaisir.

— C’est bien la vérité, s’écria Esther ; Asa était la perle de la famille, mes autres enfants ne sont rien auprès de ce qu’il était.

— Ne parlez pas ainsi, bonne femme, lui dit son mari en jetant un coup d’œil sur le groupe des jeunes athlètes qui les suivaient à quelque distance ; ne parlez pas ainsi, ma vieille Esther, bien peu de pères et de mères ont encore sujet d’être aussi fiers que nous.

— Reconnaissants, Ismaël, reconnaissants, dit Esther avec humilité ; c’est reconnaissants que vous devriez dire.

— Soit, reconnaissants, si ce mot vous plaît davantage, vieille Esther. — Mais où sont donc Nelly et ses enfants ? La péronnelle a oublié les fonctions dont je l’ai chargée. Non seulement elle a laissé les enfants s’endormir, mais je réponds qu’elle rêve elle-même en ce moment aux champs de Tenessee : l’esprit de votre nièce est resté dans les habitations, Esther.

— Oui, elle n’est pas des nôtres. Je l’ai dit et je l’ai pensé lorsque je m’en suis chargée parce que la mort l’avait privée de tous ses autres parents. — La mort fait de cruels ravages dans les familles, Ismaël. — Asa la voyait avec plaisir, et ils auraient pu un jour s’asseoir à notre place si les choses en eussent été ordonnées ainsi là-haut

— Non, elle n’est pas faite pour être la femme d’un habitant des frontières, si c’est ainsi qu’elle doit monter la garde quand son mari sera à la chasse. — Abner, tirez un coup de fusil pour les avertir que nous arrivons, car il me paraît que tout le monde est endormi là-haut.

Le Jeune homme obéit avec un empressement qui prouvait combien il aurait été charmé de voir la taille élégante d’Hélène animer le sommet aride de la montagne ; mais nul signal ne répondit à la détonation. Toute la troupe s’arrêta aussitôt frappée de surprise, et aussitôt, ne recevant aucune réponse, tous, par un mouvement spontané, déchargèrent leur fusil en même temps, bruit qui ne pouvait manquer de se faire entendre à si peu de distance.

— Ah ! les voilà enfin ! s’écria Abiram qui était toujours le premier à saisir toute circonstance tendant à dissiper des craintes désagréables.

— C’est un jupon suspendu sur une corde, dit Esther ; c’est moi-même qui l’y ai mis.

— Vous avez raison, réplique Abiram, mais la voici qui vient ; la paresseuse a été se reposer sous la tente.

— Point du tout ! s’écria Ismaël dont les traits ordinairement apathiques commençaient à manifester l’inquiétude qui le tourmentent vivement. C’est la toile de la tente que le vent soulève ; il faut que les enfants l’aient détachée des pieux, comme des malavisés qu’ils sont, et si l’on n’y prend garde, le vent la renversera.

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’un tourbillon des plus forts passa près de l’endroit où ils étaient, enlevant et entraînant un nuage de poussière et de feuilles. Comme si elle eût été guidée par une main invisible, cette trombe, quittant la terre, se dirigea vers le lieu qui était le but de tous les regards. La tente en sentit l’influence et chancela ; mais elle reprit son équilibre et son immobilité. Cependant un nuage de feuilles, qui était plus élevé, tournoya un instant au-dessus du rocher, descendit avec la rapidité d’un faucon qui fond sur sa proie, et, tomba dans la Prairie en longues lignes droites, comme une troupe d’hirondelles se balançant sur leurs ailes : la tente blanche fut entraînée, et tombant derrière le rocher, elle en laissa le sommet aussi dépourvu d’habitation que lorsqu’il s’élevait dans la solitude complète du désert.

— Les meurtriers sont venus ici ! s’écria douloureusement Esther ; mes enfants ! où sont mes enfants ?

Ismaël lui-même chancela un instant sous le poids d’un coup si inattendu ; mais se secouant comme un lion qui s’éveille, il s’élança en avant, et, écartant tous les obstacles qu’on avait accumulés aux barrières, comme si c’eût été une plume, il gravit la rampe escarpée avec une impétuosité qui prouvait combien le caractère le plus indolent peut devenir formidable quand il est puissamment excité.