La Prairie (Cooper)/Chapitre II

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 7p. 17-29).


CHAPITRE II.


Dressez ma tente, je veux me reposer ici cette nuit ; mais demain ? — Demain ? — Eh bien ! peu importe !
Shakspeare. Richard III.



Les voyageurs découvriront bientôt les preuves ordinaires et infaillibles que ce qu’ils cherchaient n’était pas très-éloigné. Une source claire et limpide sortant du flanc de la colline, mêlait ses eaux à celles de plusieurs autres petites sources des environs, et formait avec elles un ruisseau qu’on pouvait suivre de l’œil pendant plusieurs milles sur la Prairie, grâce au feuillage et à la verdure qui, croissant çà et là sur ses bords humides, en marquaient le passage. Le vieillard se dirigea de ce côté, et les animaux fatigués pressèrent d’eux-mêmes le pas, leur instinct leur indiquant l’approche d’un bon pâturage et d’un lieu de repos.

Arrivé à ce qu’il regardait comme un endroit convenable, le guide s’arrêta, et son regard expressif semblait demander à ceux qui le suivaient s’ils y trouvaient tout ce qui leur était nécessaire. Le chef des émigrants regarda autour de lui, et examina les lieux avec la sagacité d’un homme qui était en état de juger une question aussi délicate, quoiqu’il mît à cet examen cette lente circonspection qui présidait à ses moindres mouvements.

— Oui, c’est tout ce qu’il faut, dit-il enfin comme s’il était content du résultat de ses observations ; enfants, vous avez vu le coucher du soleil, mettez-vous à l’ouvrage.

Les jeunes gens manifestèrent leur obéissance d’une manière toute caractéristique. L’ordre, car c’en était un, à en juger d’après le ton dont il avait été donné, fut reçu avec respect ; mais il n’y eut d’autre mouvement que celui d’une ou deux haches qui tombèrent des épaules à terre, tandis que ceux à qui elles appartenaient continuaient de rester les yeux fixés à la même place, dans une espèce d’apathie. Pendant ce temps, le chef des émigrants, sans remarquer cette insouciance apparente, connaissant la nature des impulsions auxquelles cédaient ses enfants, s’était débarrassé de son sac et de son fusil, et, aidé de celui que nous avons vu disposé à faire un si prompt usage de ses armes, il se mit en devoir de dételer les chevaux.

À la fin, l’aîné des garçons s’avança d’un pas pesant, et, sans effort, il enfonça sa hache tout entière dans le tronc mou d’un cotonnier. Il resta un instant immobile, regardant l’effet du coup qu’il avait porté, avec cet air de dédain dont un géant verrait la vaine résistance d’un pygmée ; ensuite, brandissant sa hache au-dessus de sa tête avec la grâce et la dextérité que pourrait déployer le maître d’escrime le plus habile en maniant son arme plus noble, mais moins utile, il eut bientôt séparé la racine et le tronc de l’arbre, qui, tombant à terre avec fracas, rendit témoignage de son adresse. Ses compagnons avaient regardé l’opération avec une curiosité indolente ; mais dès qu’ils virent ce tronc énorme étendu à leurs pieds, comme si c’eût été le signal d’une attaque générale, ils s’avancèrent tous ensemble, se mirent à l’ouvrage, et avec une précision qui eût étonné un spectateur ignorant, ils dépouillèrent le petit emplacement qui leur convenait des arbres touffus qui l’encombraient, et cela, aussi complètement et presque aussi promptement que si un tourbillon furieux eût balayé la place en apparence.

L’habitant des Prairies les regardait en silence, mais avec attention. À mesure que ces arbres venaient frapper la terre, il levait les yeux, jetait un regard douloureux sur la place qu’ils laissaient vacante dans les airs, puis un sourire amer se peignait sur sa figure, et il se détournait en murmurant tout bas je ne sais quelles plaintes, comme s’il dédaignait d’élever la voix pour les exprimer. Mais bientôt, passant à travers le groupe des jeunes gens actifs et empressés qui avaient déjà allumé un grand feu, le vieillard se mit à observer les mouvements du chef des émigrants et de son compagnon à l’air farouche et sauvage.

Ils avaient déjà dételé les chevaux, qui dévoraient avidement les feuilles des arbres abattus, et ils étaient alors occupés autour du chariot qui était couvert avec tant de soin. Poussant chacun une roue de leurs fortes épaules, ils le roulèrent à l’écart sur un tertre peu élevé, près du bord du petit bois. Ils prirent ensuite de grandes perches qui semblaient servir depuis longtemps à cet usage, et, enfonçant le plus gros bout dans la terre, ils attachèrent l’autre aux cerceaux qui soutenaient la toile qui couvrait la voiture. Une autre toile, d’une dimension beaucoup plus grande, fut tirée du chariot, tendue par-dessus, et attachée à terre avec des chevilles, de manière à former une tente vaste et commode. Après avoir regardé leur ouvrage d’un air d’intérêt et de satisfaction, tantôt arrangeant un pli, tantôt enfonçant une cheville avec plus de force, ils se réunirent de nouveau pour pousser le chariot par le timon hors de la tente, jusqu’à ce qu’il parût en plein air, dépouillé de l’enveloppe qui le couvrait, et ne contenant plus que quelques effets ou ustensiles insignifiants. Le chef des émigrants les prit aussitôt et les porta de ses propres mains dans la tente, comme si y entrer était un privilège auquel même son compagnon intime n’avait pas droit.

La curiosité est un sentiment que l’isolement, bien loin de l’affaiblir, semble au contraire augmenter encore. Le vieil habitant des Prairies ne vit pas ces arrangements secrets et mystérieux sans en éprouver jusqu’à un certain point l’influence. Il s’approcha de la tente, et il se préparait à en écarter quelques plis, dans l’intention très-manifeste d’examiner de plus près ce qu’elle contenait, lorsque le même homme qui avait déjà failli attenter à ses jours le saisit par le bras, et, par un mouvement un peu brusque, comme pour montrer sa force, le fit reculer à quelques pas de l’endroit qu’il avait choisi comme le point d’observation le plus convenable.

— C’est un principe honnête, camarade, lui dit-il d’un ton sec en jetant sur lui le regard le plus menaçant, — et qui du moins est sans danger, que celui qui dit : mêlez-vous de vos affaires.

— Il est rare que des hommes apportent dans ces déserts des choses qu’il faille cacher, répondit le vieillard, comme s’il voulait excuser la liberté qu’il avait été sur le point de se permettre, et qu’il ne sût trop comment s’y prendre, et je ne croyais pas faire mal en jetant un coup d’œil là-dedans.

— Il est même rare qu’on y trouve des hommes, à ce qu’il me paraît, répondit brusquement son interlocuteur ; ceci m’a l’air d’une vieille contrée, quoiqu’elle ne me semble pas prodigieusement peuplée.

— Cette terre est aussi vieille que le reste des ouvrages du Seigneur, je le crois ; mais quant à ses habitants vous ne vous trompez pas. Bien des mois se sont écoulés depuis que je n’ai reposé mes yeux sur une figure de ma couleur. Je vous le répète, ami, je ne croyais pas vous offenser ; je ne savais pas s’il n’y aurait point derrière cette toile quelque chose qui rappelât les anciens jours à ma mémoire.

En terminant cette simple explication, le vieillard s’éloigna lentement, comme un homme fortement pénétré du droit que chacun a de jouir, comme il l’entend, de ce qui lui appartient, sans que son voisin vienne s’entremettre dans ses affaires, principe juste et salutaire, qu’il avait sans doute puisé également dans les habitudes de sa vie retirée. En retournant à l’endroit où les émigrants étaient campés, — car ce lieu avait alors toute l’apparence d’un petit camp, — il entendit le chef, qui, de sa voix rauque et impérieuse, appelait :

— Hélène Wade !

À ce nom, la jeune fille que nous avons déjà présentée à nos lecteurs, et qui était occupée auprès des feux avec la vieille femme, s’avança avec empressement, et, passant devant le vieillard avec la légèreté d’une gazelle, elle disparut bientôt derrière les plis de la tente, dont l’enceinte redoutable était interdite aux profanes. Ni sa disparition soudaine, ni aucun des arrangements que nous avons décrits, ne parurent exciter la plus légère surprise parmi le reste de la troupe. Les jeunes garçons qui avaient déposé la hache, la coupe des arbres étant déjà terminée, étaient tous occupés alors avec cet air de vague insouciance qui les caractérisait, les uns à partager également le fourrage entre les divers animaux, d’autres à faire travailler le lourd pilon d’un mortier portatif pour préparer l’hommany[1], et un ou deux à rouler à l’écart le reste des chariots, et à les disposer de manière à former une espèce d’ouvrage avancé pour protéger leur bivouac autrement sans défense.

Les différents travaux furent bientôt terminés, et l’obscurité commençait à cacher les objets sur la Prairie environnante, lorsque la bruyante mégère, dont les poumons avaient été continuellement en exercice depuis qu’on s’était arrêté, pour gourmander et presser ceux de ses enfants qui n’allaient pas assez vite, annonça, d’une voix qui aurait pu être entendue à une énorme distance, que le repas du soir n’attendait plus que la présence de ceux qui devaient le manger. Quelles que soient les autres qualités d’un habitant des frontières, il est rare du moins qu’il ne s’empresse pas d’exercer l’hospitalité. À peine l’émigrant eut-il entendu la voix perçante de sa femme, qu’il jeta les yeux autour de lui pour chercher le vieillard, et lui offrir la place d’honneur dans le repas frugal auquel ils étaient appelés avec si peu de cérémonie.

— Ami, je vous remercie, dit l’habitant des Prairies, en réponse à l’invitation qui lui était faite de prendre place autour de la chaudière bouillante, je vous remercie du fond du cœur ; mais j’ai mangé pour la journée, et je ne suis pas de ces gens qui creusent leur tombe avec leurs dents. Cependant, puisque vous le désirez, je m’assiérai à côté de vous ; car voilà bien longtemps que je n’ai vu des hommes de ma couleur manger leur pain quotidien.

— Alors il y a longtemps que vous êtes fixé dans ces districts, dit l’émigrant d’un ton qui indiquait qu’il faisait une remarque plutôt qu’une question, et la bouche remplie presque à comble du délicieux hommany, préparé par sa femme, qui, toute repoussante qu’elle était, n’en était pas moins une habile cuisinière. — On nous a dit en bas que nous trouverions les habitants un peu clairsemés par ici, et je dois convenir qu’on ne nous avait pas trompés ; car, à l’exception des marchands du Canada sur la grande rivière, vous êtes la première figure blanche que nous ayons rencontrée depuis cinq cents grands milles, à compter du moins d’après votre propre calcul.

— Quoique j’aie passé plusieurs années dans cette contrée, on ne peut guère dire que j’y sois établi, attendu que je n’ai pas de demeure fixe, et qu’il est rare que je passe plus d’un mois de suite dans le même endroit.

— Votre état est sans doute celui de chasseur ? reprit l’émigrant jetant un regard de côté comme pour examiner l’accoutrement de sa nouvelle connaissance. Vos armes ne semblent pas être des meilleures pour un pareil métier.

— Elles sont vieilles, et tirent à leur fin comme leur maître, dit le vieillard en jetant sur sa carabine un regard où se peignaient tout à la fois le regret et l’affection ; et je puis dire aussi qu’elles n’ont plus grande occupation. Ami, vous vous trompez en me donnant le nom de chasseur ; je ne suis rien de mieux qu’un trappeur[2].

— Si vous êtes principalement l’un, je puis dire avec raison que vous êtes tant soit peu l’autre ; car les deux états vont presque toujours ensemble dans ces districts.

— À la honte de l’homme à qui ses forces permettent encore de chasser ! s’écria le Trappeur, auquel nous continuerons à donner ce nom à l’avenir. Pendant plus de cinquante ans j’ai porté ma carabine dans les déserts sans dresser le plus petit piège même à l’oiseau qui vole dans les airs, bien moins encore au pauvre animal qui n’a été doué que de pattes pour tout avantage.

— Qu’un homme se procure les peaux qui lui sont nécessaires pour se couvrir, à l’aide du fusil ou de la trappe, dit le compagnon de mauvaise mine de l’émigrant avec son air morose et bourru, je n’y vois pas grande différence. La terre n’a-t-elle pas été faite pour lui ? et tout ce qu’elle porte est également pour son usage.

— Étranger, vous paraissez n’avoir que peu de butin[3], pour quelqu’un qui vit loin de toute habitation, dit l’émigrant d’un ton brusque, en l’interrompant, comme s’il avait quelque raison pour désirer de changer le cours de la conversation. J’espère que vous êtes mieux monté en peaux.

— Je fais peu d’usage de tout cela, reprit le vieillard avec douceur. À mon âge, un peu de nourriture et quelques vêtements, c’est tout ce qu’il faut, et je n’ai guère besoin de ce que vous appelez butin, à moins que ce ne soit de temps en temps pour troquer contre un peu de poudre ou de plomb.

— Vous n’êtes donc pas né dans ces districts ? dit l’émigrant, ayant présente à l’esprit l’acception dans laquelle le vieillard avait pris le mot très-équivoque que lui-même avait employé, d’après l’usage du pays, pour bagage ou effets.

— Je suis né sur le bord de la mer, quoique la plus grande partie de ma vie se soit passée dans les bois.

À ces mots toute la troupe ouvrit de grands yeux, et le regarda avec cet intérêt profond qu’excite l’apparition d’un objet inattendu. Une ou deux voix répétèrent les mots sur le bord de la mer ; et, à partir de ce moment, la femme, malgré toute sa rudesse, montra pour lui des attentions qu’elle était peu dans l’habitude d’avoir pour ses hôtes ; mais c’était une sorte d’hommage qu’elle rendait au titre respectable de voyageur. Après une pause assez longue, qu’il parut employer à réfléchir, l’émigrant, ne voyant sans doute pas la nécessité de suspendre plus longtemps les opérations du repas, reprit la conversation.

— Il y a loin, à ce que j’ai entendu dire, des eaux de l’ouest aux bords de la Rivière-Sans-Fin.

— Oh ! oui, bien loin : et j’ai eu beaucoup à voir, et un peu à souffrir en faisant cette route.

— Ce doit être un voyage dur et pénible que de la parcourir dans toute sa longueur ?

— Pendant soixante-quinze ans j’ai été sur cette route ; et, dans toute la distance, à partir des rives de l’Hudson, il n’y a pas la moitié de ce nombre de lieues où je n’aie mangé de la venaison provenant de ma propre chasse. Mais ce sont de vaines fanfaronnades : à quoi servent les anciennes prouesses lorsque la vie touche à son terme ?

— J’ai rencontré une fois un homme qui avait été en bateau sur la rivière qu’il vient de nommer, dit l’un des enfants en parlant à voix basse, comme quelqu’un qui se défie de ses connaissances, et qui juge prudent de ne parler qu’avec circonspection en présence d’un homme qui en avait tant vu ; à l’en croire, ce doit être un courant considérable, assez profond pour porter les plus grands bateaux.

— Oui, c’est une immense étendue d’eau, et un grand nombre de belles villes s’élèvent sur ses bords, reprit le vieillard, et cependant ce n’est qu’un ruisseau auprès de la Rivière-Sans-Fin.

— Je n’appelle courant que ce dont personne ne saurait faire le tour, s’écria l’homme de mauvaise mine ; une véritable rivière doit être traversée, et non point tournée comme un ours dans une chasse de comté[4].

— Avez-vous été fort loin du côté du coucher du soleil ? demanda l’émigrant en interrompant de nouveau son compagnon morose, comme s’il voulait l’empêcher, autant que possible, de prendre part à la conversation. Je m’aperçois que par ici ce ne sont que clairières interminables.

— Vous pouvez voyager des semaines entières, et vous verrez toujours la même chose. Je pense souvent que le Seigneur a placé cette ceinture aride de prairies derrière les États, pour faire sentir aux hommes à quelle situation déplorable leur folie peut encore ramener le pays. Oui, vous pouvez parcourir pendant des semaines, pendant des mois entiers, ces plaines ouvertes, sans rencontrer aucune habitation, aucune cabane, aucun abri. Il n’est point jusqu’aux animaux sauvages qui n’aient bien des milles à franchir pour trouver leurs repaires ; et pourtant il est rare que le vent souffle de l’est, sans que je croie entendre des coups de hache et un bruit d’arbres qui tombent et terre.

Le vieillard parlait avec autant de noblesse que de gravité, et son grand âge donnait un nouveau poids à ses paroles. Ses récits intéressant tellement ses auditeurs qu’ils restaient immobiles autour de lui, silencieux comme le tombeau. Le vieillard fut obligé de relever lui-même la conversation, ce qu’il fit par une de ces questions indirectes si fort en usage chez les habitants des frontières.

— Il ne vous a pas été facile de traverser à gué les courants d’eau et de pénétrer aussi avant dans les Prairies avec vos attelages de chevaux et vos troupeaux de bêtes à cornes ?

— J’ai suivi la rive gauche du grand fleuve, répondit l’émigrant, jusqu’à ce que j’aie vu que le courant nous conduisait trop vers le nord. Alors nous l’avons traversé sur des radeaux sans trop souffrir. La femme a perdu une toison ou deux sur la tonte de l’année prochaine, et les filles ont une vache de moins dans leur troupeau. Depuis ce temps nous nous en sommes tirés à merveille en jetant un pont sur les petites rivières qui se présentaient presque tous les jours.

— Il est probable que vous continuerez à avancer vers l’ouest, jusqu’à ce que vous trouviez une terre plus convenable pour vous y établir.

— Jusqu’à ce que je voie quelque raison pour m’arrêter ou pour revenir sur mes pas, répondit l’émigrant d’un ton brusque et d’un air mécontent. Il se leva en même temps, et ce mouvement rapide et inattendu mit fin à l’entretien. Le Trappeur suivit son exemple, les autres en firent autant, et, sans faire grande attention à la présence de leur hôte, ils se mirent à commencer leurs dispositions pour la nuit. Des berceaux ou plutôt de petites cabanes avaient été formées avec des branches d’arbres, des couvertures grossièrement fabriquées, et des peaux de buffles, le tout arrangé pèle-mêle, sans qu’on eût en vue autre chose que la commodité du moment. Les jeunes enfants s’y retirèrent aussitôt avec leur mère ; et il est plus que probable qu’ils ne tardèrent pas à être tous plongés dans un profond sommeil. Quant aux hommes, ils avaient encore quelques devoirs à remplir avant de songer au repos. Il fallait compléter leurs ouvrages extérieurs de défense, donner de nouveau fourrage au bétail, couvrir les feux avec soin, et choisir ceux qui devaient veiller pour la sûreté de la troupe pendant la nuit.

Pour se fortifier davantage, ils traînèrent quelques troncs d’arbres pour remplir les intervalles laissés entre les chariots, et ils en firent autant tout le long de l’espace resté libre entre les voitures et le petit bois auquel, pour employer les termes de guerre, le camp était appuyé, formant ainsi une sorte de chevaux de frise de trois côtés de la position. Toute la troupe, tant hommes que bêtes, se trouvait renfermée dans ces étroites limites, l’exception de ce que la tente pouvait contenir ; les animaux se trouvaient trop heureux de pouvoir reposer leurs membres fatigués, pour donner quelque embarras à leurs maîtres doués à peine de plus de raison. Deux des jeunes émigrants prirent leurs fusils, en renouvelèrent l’amorce ; examinèrent la pierre avec le plus grand soin, et allèrent se poster aux deux extrémités du camp, l’un à droite, l’autre à gauche, se tenant à couvert sous l’ombrage du bois, mais de manière cependant à pouvoir planer chacun sur la partie de la Prairie dont la surveillance lui était plus particulièrement confiée.

Le Trappeur, après avoir remercié l’émigrant qui lui offrait de partager sa paille, était resté dans l’enceinte à considérer ce qui se passait, et ce ne fut que lorsque tous les arrangements furent terminés, qu’il s’éloigna à pas lents en s’épargnant la cérémonie d’un adieu.

C’était alors la première veille de la nuit, et cette lueur pâle et tremblante que jette une nouvelle lune, se jouait sur les ondulations de la Prairie, dont elle éclairait légèrement le sommet, tandis que de grandes masses d’ombres en marquaient les intervalles. Accoutumé aux scènes de la solitude, le vieillard s’enfonça seul dans ces déserts sans bornes, comme le vaisseau hardi qui quitte le port pour se confier aux plaines infinies de l’océan. Il marcha quelque temps au hasard, sans savoir où ses jambes le portaient, et sans paraître s’en inquiéter. À la fin, arrivé sur le sommet de l’une de ces collines onduleuses, il s’arrêta, et pour la première fois, depuis qu’il avait quitté ceux qui avaient éveillé dans son âme tant de souvenirs et de si profondes réflexions, le vieillard revint au sentiment de son existence et de sa situation actuelle. Posant à terre la crosse de son fusil, il appuya ses deux mains sur le bout, et resta de nouveau abîmé dans ses méditations. Son chien était venu se coucher à ses pieds. Un hurlement prolongé et menaçant de ce fidèle animal fut le premier bruit qui le tira de sa rêverie.

— Qu’y a-t-il, mon vieux ? dit-il en se courbant vers son chien, comme s’il eût adressé la parole à un être doué d’une intelligence égale à la sienne, et du ton de voix le plus affectueux. Qu’est-ce, mon garçon ? Que nous sert ton odorat, à présent ? Ah ! mon pauvre Hector, tout cela est inutile ! il n’est point jusqu’aux faons eux-mêmes qui ne viennent folâtrer jusque sous nos yeux, sans s’inquiéter de deux vieux invalides tels que nous. Ils ont l’instinct pour eux, Hector ; et ils se sont aperçus que nous sommes bien peu à craindre ; — oui, Hector, ils s’en sont aperçus.

Le chien leva la tête et répondit à son maître par un gémissement plaintif, qui se prolongea, même après qu’il se fut recouché sur l’herhe, comme s’il continuait à s’entretenir avec celui qui savait si bien interpréter son langage muet.

— C’est un avertissement manifeste, Hector ! dit le Trappeur en baissant la voix par prudence, et en regardant avec soin autour de lui ; — qu’y a-t-il, mon vieux ? qu’y a-t-il ?

Le chien avait déjà placé son museau contre terre ; on ne l’entendait plus, et il semblait sommeiller. Mais l’œil vif et exercé de son maître distingua bientôt une espèce de fantôme qui, à la clarté vacillante de la lune, semblait errer le long de la colline sur laquelle il se trouvait lui-même. Bientôt les proportions en devinrent plus distinctes, et il put apercevoir la taille svelte et légère d’une femme qui paraissait hésiter comme si elle réfléchissait s’il était prudent d’avancer davantage. Quoique le chien entrouvrit de nouveau ses yeux vigilants, il ne donna plus de signes de mécontentement.

— Approchez, nous sommes vos amis, dit le Trappeur, qui, par l’habitude d’être ensemble, et peut-être par la force du lien secret qui les unissait, s’identifiait en quelque sorte avec son vieux compagnon ; — approchez, vous n’avez rien à craindre de nous.

Encouragée par la douceur de sa voix, entraînée sans doute en même temps par les motifs les plus impérieux, la personne qu’il appelait s’approcha, jusqu’à ce qu’elle fût à ses côtés, et il vit alors que c’était la jeune femme que le lecteur connaît déjà sous le nom d’Hélène Wade.

— Je vous croyais parti, dit-elle en jetant autour d’elle un regard timide et inquiet. Ils disaient que vous étiez bien loin, et que nous ne vous reverrions jamais. Je ne pensais pas que ce fût vous.

— Les hommes ne sont pas des objets fort communs dans ces plaines désertes, répondit le Trappeur, et quoique je vive depuis si longtemps au milieu des bêtes des forêts, j’ose espérer que je n’ai pas encore tout à fait perdu la forme humaine.

— Oh ! je savais que vous étiez un homme, et je croyais aussi reconnaître le chien à ses gémissements plaintifs, répondit-elle précipitamment, comme si elle voulait expliquer elle ne savait quoi ; puis elle s’arrêta tout à coup, comme si elle craignait d’en avoir déjà trop dit.

— Je n’ai pas vu de chiens parmi les troupeaux de votre père, dit froidement le vieillard.

— De mon père ! s’écria la jeune fille avec un accent qui allait à l’âme ; — je n’ai point de père ; hélas ! je pourrais presque dire que je n’ai point d’ami.

Le vieillard se retourna vers elle et la regarda d’un air de compassion ; ses traits flétris par l’âge, qui portaient l’empreinte de la bienveillance et de la bonté, avaient encore quelque chose de plus doux et de plus affectueux qu’à l’ordinaire.

— Pourquoi vous êtes-vous hasardée dans des régions où le fort seul doit venir ? lui demanda-t-il ; ne saviez-vous pas qu’en traversant le grand fleuve, vous laissiez derrière vous un ami qui est obligé de protéger celui qui est trop faible ou trop jeune pour se défendre ?

— De quel ami parlez-vous ?

— De la loi. C’est une triste chose, sans doute ; mais je pense quelquefois que c’est encore pis là où elle ne se trouve nulle part. Oui, oui, la loi est nécessaire pour prendre soin de ceux qui ne sont doués ni de force ni de prudence. Sans doute, mon enfant, si vous n’avez pas de père, vous avez du moins un frère ?

La jeune fille sentit le reproche secret que couvrait cette question, et son embarras lui fit garder un instant le silence. Mais, ayant levé les yeux sur lui, et voyant l’air tout à la fois doux et sérieux du vieillard qui continuait à la regarder avec un vif intérêt, elle répondit d’un ton ferme, et de manière à ce qu’il ne pût lui rester aucun doute qu’elle eût compris ce qu’il avait voulu dire :

— À Dieu ne plaise qu’aucun de ceux que vous avez vus soit mon frère ou rien qui puisse m’être cher à quelque titre que ce soit ! Mais dites-moi, bon vieillard, vivez-vous absolument seul dans cette contrée déserte ? n’y a-t-il véritablement ici personne autre que vous ?

— Il y a des centaines, que dis-je ? des milliers de légitimes possesseurs du pays, qui sont errants dans les plaines, mais bien peu de notre couleur.

— Ainsi donc vous n’avez rencontré aucun blanc, si ce n’est nous ? dit-elle en l’interrompant, comme si son impatience ne lui permettait pas d’attendre les lentes et tardives explications d’un vieillard.

— Aucun, depuis bien longtemps. — Tout beau, Hector, paix, paix ! ajouta-t-il en réponse à un murmure sourd et étouffé de son fidèle ami. — Ceci ne nous annonce rien de bon ; il faut que le chien ait senti quelque chose. Les ours noirs descendent quelquefois des montagnes pour se répandre même encore plus bas dans les plaines. Hector ne nous avertirait pas s’il ne s’agissait que d’un gibier peu redoutable. Je ne suis pas si leste qu’autrefois à saisir ma carabine, et mon coup d’œil n’a plus la même justesse ; cependant j’ai abattu dans mon temps même les plus féroces animaux de la Prairie. Ainsi, vous avez peu sujet de craindre, jeune fille.

La jeune personne baissa d’abord les yeux à terre, puis elle les releva lentement, et les promena successivement de tous les côtés ; mais son air annonçait moins de crainte que d’impatience.

Cependant un léger aboiement du chien attira de nouveau leur attention, et ils commencèrent alors à distinguer le véritable objet de ce second avertissement.


  1. Mets du pays, espèce de bouillie de maïs.
  2. Il est à peine nécessaire d’expliquer que ce mot américain s’applique au chasseur qui prend son gibier dans une trappe. C’est une coutume générale sur les frontières. Le castor, animal trop subtil pour être aisément tué, est plus souvent pris de cette manière que d’aucune autre.
  3. On se sert dans les États de l’ouest du mot butin pour exprimer les bagages d’un voyageur. Ce mot pourrait induire en erreur sur le caractère de ce peuple, qui, malgré son singulier usage d’un terme aussi expressif, est, ainsi que les habitants de tous les nouveaux établissements, honnête et hospitalier. La friponnerie à laquelle pourrait faire croire le mot butin se trouve généralement dans les régions plus civilisées.
  4. Dans les nouvelles contrées, on a l’habitude d’assembler tous les hommes d’un district, et quelquefois d’un comté tout entier, pour exterminer les animaux de proie. On forme un cercle de plusieurs milles d’étendue, et les chasseurs se rapprochent graduellement tuant tout ce qui se rencontre sur leur passage. L’auteur fait allusion à cette coutume, lorsqu’il dit que les animaux de proie doivent être tournés.