Première partie : L’Incendiaire
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À l’heure où cet entretien avait lieu, l’entrée des ouvriers dans les ateliers de l’usine d’Alfortville s’était opérée comme de coutume. Jacques Garaud, arrivé l’un des premiers, avait passé devant la loge sans donner signe de vie, et sans que Jeanne, occupée à faire signer la feuille, ait pu s’apercevoir de son passage. Cependant elle le guettait de son mieux.

Depuis la veille, les paroles énigmatiques du contremaître et surtout, l’étrangeté de son allure et de sa physionomie causaient à Mme Fortier une très vive préoccupation. Elle souhaitait voir Jacques pour s’assurer qu’il était plus calme et elle semblait à tel point agitée et fiévreuse, que plusieurs personnes lui en firent l’observation. David, le garçon de bureau qui était entré pour prendre les clefs du cabinet de l’ingénieur et de celui du caissier Ricoux, s’en inquiéta même :

« Comme vous voilà pâlotte, m’ame Fortier ! lui dit-il. Est-ce que vous êtes malade ?

– Mais non, monsieur David.

– Est-ce que vous resterez dans le pays, m’ame Fortier ?

– Je n’en sais rien encore, monsieur David… répondit sèchement Jeanne qu’importunaient ces questions.

– Je pense que le patron ne vous laisse point partir sans vous donner une jolie gratification à titre d’indemnité.

– Je ne demande rien, fit la jeune veuve d’un ton hautain.

– Vous lui en voulez donc bien au patron ?… »

Jeanne ne put contenir un geste d’impatience.

« Monsieur David, fit-elle, ne parlons plus de cela. Voici les clefs. Vous me remettrez celle du bureau de M. Labroue aussitôt que vous aurez fini de ranger. »

David se retira, en grommelant entre ses dents :

« Je crois que le patron passerait un vilain quart d’heure si elle le tenait dans un petit coin, entre quatre-z-yeux. »

Jeanne allait et venait, rangeant à droite et à gauche. Tout à coup une idée lui traversa l’esprit.

« Ah ! murmura-t-elle, il ne faut pas que je laisse ce maudit pétrole dans le bidon qui appartient à l’usine. Je vais le transvaser dans des bouteilles que j’emporterai en partant. »

Sortant aussitôt de la loge, elle alla droit à la resserre. Le bidon à pétrole était sur une tablette, à côté de quelques bouteilles vides. Jeanne se mit en devoir de transvaser le contenu. Elle achevait de remplir la première bouteille quand un coup de sonnette retentit. Elle ouvrit. C’était le caissier.

M. Ricoux entra, referma la porte derrière lui et passa devant Jeanne, qui lui dit bonjour et qu’il salua légèrement. Tout à coup, il s’arrêta en face de la réserve ouverte.

« Cela sent encore le pétrole, madame Fortier, dit-il.

– Cela n’est point étonnant, monsieur, répliqua Jeanne d’un ton sec, je mets dans des bouteilles celui que contient le bidon. Il est à moi ce pétrole. Je l’emporte en m’en allant. On n’aura plus peur que je mette le feu à l’usine. »

Ricoux murmura entre ses dents :

« On a toujours raison d’avoir peur. Il y a de méchantes gens. Il y a des gens haineux qui font le mal pour le mal. »

Jacques, en ce moment, aborda le caissier.

« Je vous ai vu entrer, dit-il, et je viens à vous. »

La voix du contremaître fit retourner Jeanne. Elle regarda Garaud, qui lui parut fort calme. De son côté, tout en parlant, Jacques l’examinait à la dérobée.

« Je veux vous avertir que la femme de Vincent est morte hier au soir. Il m’a fait prier par un mécanicien de lui envoyer l’argent qui lui est dû, en ajoutant qu’il ne reviendrait pas à l’atelier et qu’il allait retourner dans son pays.

– Voyez-vous ça. Il aura eu vent de son renvoi, et il prend un prétexte pour n’avoir pas l’air d’avoir été congédié.

– Voici son compte que j’ai fait.

– Cinquante-quatre heures à quatre-vingt-dix centimes ? fit le caissier. Total : quarante-huit francs soixante… Venez avec moi, je vais vous remettre cette somme. »

Tandis que s’échangeaient ces paroles, Jeanne achevait de transvaser son pétrole, ensuite elle plaça les bouteilles sur la tablette de la réserve, avec le bidon vide. Le contremaître suivit le caissier, toucha la somme due à Vincent, puis visita les ateliers, en finissant par celui des menuisiers.

Cet atelier, assez vaste, et voisin du pavillon de M. Labroue, était encombré de planches et de madriers, de bois débité et de copeaux. Le chef mécanicien vint au contremaître.

« Monsieur Garaud, lui dit-il, ça ne serait pas dommage de nous débarrasser de ces copeaux qui nous gênent.

– Demain, je les ferai enlever… » répondit Jacques.

Son inspection terminée, il gagna le cabinet qu’il occupait à côté de l’atelier d’ajustage et s’y enferma. Dans cet atelier, il y avait un établi garni d’un tour, d’un étau, d’outils de précision et d’une petite forge. Jacques passa un tablier de travail puis se mit à forger quelques pièces de serrurerie.

À l’heure du repas, il sortit comme tout le monde et fut de retour un des premiers. Il alla de nouveau s’enfermer dans son cabinet, où il reprit sa besogne. Le temps était lourd. La chaleur accablante de l’atmosphère annonçait un orage plus ou moins prochain, mais inévitable. À six heures, son travail mystérieux se trouvant fini, il mit dans son tiroir fermé à clef les pièces qu’il venait d’achever, quitta son tablier et reprit sa vareuse. Cela fait, il regarda sa montre.

« Encore une heure à rester ici… murmura-t-il. C’est plus de temps qu’il ne m’en faut pour écrire à Jeanne… »

Comme sept heures sonnaient à l’horloge de la fabrique, il fit tinter la cloche dont le son annonçait la fin du travail et glissa dans sa poche la lettre qu’il venait d’écrire. Jeanne, debout sur le seuil de sa loge, regardait les ouvriers sortir les uns après les autres. Le petit Georges, dans la chambre, menait grand tapage, tirait par la ficelle son dada de carton, et le frappait, non pas avec la mèche mais avec le manche de son fouet. Or, un coup fut si rigoureusement appliqué que ce manche fendit le carton du ventre sur une longueur de quatre à cinq centimètres. L’enfant tout penaud regarda d’un œil consterné la blessure béante. De peur d’être grondé, il ne dit rien, ne fit plus de bruit et ramassant quelques fragments de journaux à gravures que sa mère lui avait donnés, il les roula en forme de tampon et les introduisit dans le ventre du cheval que l’étoupe remplissait imparfaitement ; mais il restait encore un vide assez notable, et le gamin, n’ayant plus de papier, se remit à jouer.

Le dernier des ouvriers avait quitté la fabrique. M. Ricoux passa, suivi bientôt par le garçon de bureau David. Il ne restait dans l’usine que Jacques. Jeanne attendait avec autant d’impatience que d’anxiété la sortie du contremaître.

Les dernières paroles prononcées par lui la veille ne pouvaient s’éloigner de sa pensée.

« Demain, avait-il dit, notre sort à tous deux serait fixé. Demain arrivera vite, et en quelques heures, il se passe bien des choses. »

Au bout d’un quart d’heure, Garaud parut, tenant à la main des feuilles de présence, et se dirigea vers la loge. Jacques s’avançait, mais lentement.

Ils se trouvèrent en face l’un de l’autre, se regardant sans prononcer un mot. Mme Fortier rompit le silence.

« Ce sont les feuilles de présence que vous m’apportez ? fit-elle d’une voix tremblante.

– Oui, murmura Jacques, ce sont les feuilles… avec ceci… »

Et il montrait la lettre écrite par lui, et jointe aux papiers.

« Ceci ?… répéta Jeanne.

– Oui… une lettre…

– Pourquoi m’écrire quand vous pouvez me parler ?…

– Il y a des choses difficiles à dire, faciles à écrire… Prenez cette lettre, et quand je serai parti, lisez-la… et réfléchissez. Votre bonheur, celui de vos enfants, le mien, sont entre vos mains. »

Et il sortit rapidement. Jeanne le regarda partir.

« Il devient fou… » balbutia-t-elle.

Puis elle rentra chez elle.

Avec avidité, elle ouvrit la lettre et lut ce qui suit :


« Chère Jeanne bien-aimée,

« Hier je vous laissais entrevoir dans un prochain avenir la fortune et le bonheur. Je puis maintenant vous les promettre d’une façon immédiate.

« Demain je serai riche, ou du moins les moyens de commencer une grande fortune seront dans mes mains. Je posséderai une invention qui donnera des bénéfices incalculables et j’aurai près de deux cent mille francs pour l’exploiter.

« Point de fausse honte, Jeanne. Songez à vos enfants.

« Je vous attendrai ce soir, à onze heures, avec le petit Georges au pont de Charenton, et je vous conduirai dans une retraite sûre d’où nous partirons demain pour l’étranger, où nous serons heureux et riches.

« Si vous ne veniez pas, Jeanne, je ne sais à quelle extrémité le désespoir me pousserait…

« JACQUES GARAUD. « 7 septembre 1861. »


« Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Jeanne stupéfaite, Jacques perd la tête, je disais bien ! Il prend ses rêveries ambitieuses pour des réalités !… À moins qu’il ne me tende un piège. Sachant que je vais me trouver aux prises avec le besoin, il espère peut-être que l’appétit de l’argent me jettera dans ses bras !… Si c’est un piège, il est grossier… je n’y tomberai point ! »

En disant ces mots, Mme Fortier froissa la feuille de papier, la pétrit entre ses doigts et la lança sur le pavé où elle roula jusqu’à l’un des angles de la pièce. Georges avait cessé de jouer pour suivre du regard la pantomime expressive de sa mère. Il vit la petite boule de papier s’abattre sur le parquet et rouler. Il alla ramasser le papier et sans le dérouler, il s’empressa de l’introduire dans le ventre de son cheval de carton.

« Il en tiendrait encore », fit-il en cherchant du regard.

Pendant ce temps, Jeanne avait allumé les réverbères qui, chaque nuit, éclairaient les cours de l’usine. Le temps était sombre, l’atmosphère lourde. D’instant en instant, des éclairs silencieux sillonnaient le ciel de couleur d’encre.

« Georges, dit Jeanne à son fils en rentrant, nous allons avoir de l’orage. Dînons vite et tu iras te coucher.

– Si ça fait boum ! boum ! tu me laisseras revenir près de toi ?

– Je te le promets ! »

À neuf heures et demie, Georges reposait dans son petit lit, entouré de ses jouets que, par une manie enfantine, il montait avec lui chaque soir au premier étage. Mme Fortier avait l’habitude de faire une ronde entre dix heures et demie et onze heures, avant de se coucher. Elle attendait en travaillant le moment de cette ronde. L’orage prévu approchait rapidement. Aux éclairs de plus en plus fréquents, des coups de tonnerre succédèrent au loin. Bientôt le vent se mit de la partie, et la tempête se déchaîna dans toute sa force. Jeanne, en travaillant, pensait à Jacques. Elle sentait s’affermir en son esprit la conviction que le contremaître cherchait à l’attirer dans un piège d’où son honneur ne sortirait pas. Onze heures sonnèrent. Jeanne se leva et voulut quitter la loge pour faire sa ronde accoutumée. Au moment précis où elle ouvrait la porte, un formidable coup de tonnerre éclata tout près de l’usine, en même temps qu’une trombe de vent éteignait la lumière qu’elle tenait à la main.

« Impossible de sortir par un temps pareil, murmura Mme Fortier ; je serais renversée… »

Elle entra et referma sa porte. Un second coup de tonnerre retentit, plus vibrant, plus assourdissant encore que le premier.

« Maman… maman… cria le petit Georges d’une voix que l’effroi rendait tremblante, j’ai peur… »

Jeanne se hâta de monter auprès de son fils, qui semblait de plus en plus effaré.

« Habille-moi ! criait-il, habille-moi, petite maman ! »

Jeanne l’habilla comme il le désirait, espérant le calmer en lui cédant. Peu à peu les grondements du tonnerre devinrent plus rares et parurent s’éloigner, mais le vent continuait à souffler en foudre et la pluie tombait. Le tremblement nerveux de Georges s’était apaisé.

« Joue un peu », lui dit Jeanne ; et, prenant la ficelle du cheval, elle le fit rouler en criant :

« Hue ! Dada ! »

Le cheval fit une cabriole, Georges se mit à rire et frappa ses mains l’une dans l’autre ; tout était oublié ; il ne pensait plus à avoir peur. La pluie cependant tombait toujours…






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