Première partie : L’Incendiaire
IV
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Depuis la mort de sa femme, l’ingénieur avait supprimé tout train de maison. Il prenait pension dans un restaurant. Vers onze heures du soir il rentrait et travaillait souvent pendant deux ou trois heures. Le matin, il se levait presque au point du jour, travaillait encore et allait faire une première visite aux ateliers.

Le cocher, pas plus que le caissier et le contremaître principal, ne couchait à l’usine. L’écurie, contenant trois chevaux, se trouvait isolée des autres bâtiments. Jeanne, la nuit, habitait donc seule l’usine en même temps que l’ingénieur. Il avait donné l’ordre à Mme Fortier de ne jamais l’attendre lorsqu’il était dehors, une clef de la petite porte lui permettant de rentrer sans réveiller la gardienne. Outre la porte cochère et la poterne donnant sur la route, il existait une troisième issue, voisine du pavillon habité par M. Labroue et accédant à un chemin de traverse conduisant à Maisons-Alfort. L’ingénieur sortait et entrait assez fréquemment par cette issue.

Le lendemain, la vie active reprit dans l’usine. Jacques Garaud, en passant, dit très brièvement bonjour à Jeanne. Une extrême préoccupation se voyait sur sa figure ; il alla droit aux ateliers. Vincent n’avait point reparu depuis la veille. Sa femme était au plus bas et il ne pouvait songer à s’éloigner.

Au moment où sonnèrent neuf heures, Jacques se rendit au cabinet de M. Labroue et il commença à étudier sérieusement avec lui le projet de la machine à guillocher. La journée s’écoula.

Jeanne avait fait son travail quotidien sans adresser la parole à qui que ce fût. Le soir, quelques ouvriers, sachant ce qui s’était passé la veille, voulurent adresser des consolations à la veuve de leur camarade. Mme Fortier les arrêta dès les premiers mots.

« Inutile de parler de cela ! leur dit-elle en jouant l’indifférence. Ce qui est fait est fait, et je n’en mourrai pas, allez !… »

Jacques, en partant, lui serra la main silencieusement. Sa préoccupation semblait avoir encore augmenté depuis le matin.

Le contremaître avait son domicile assez loin de l’usine. Il habitait une petite chambre dans une maison d’Alfortville. Il lui fallait vingt-cinq minutes pour s’y rendre ; il prenait ses repas chez un marchand de vin où se réunissaient le soir un grand nombre des ouvriers de la fabrique. Ce soir-là, Jacques ne parut pas à son restaurant.

Quand Jacques rentra chez lui, minuit sonnait. Il se coucha, mais ne put fermer l’œil. Le lendemain, lorsqu’il arriva à l’usine ; ses regards brillaient d’un feu sombre. Il fit halte à la porte de la loge. Jeanne s’avança vers lui.

« Qu’avez-vous donc, monsieur Garaud ? lui demanda-t-elle, frappée du grand changement qui s’était fait en lui depuis le jour précédent.

– Rien… rien… m’ame Fortier, balbutia-t-il d’un ton singulier. J’aurais voulu vous dire… Mais non… Je vais à l’atelier.

– Quel air étrange ! » pensa la jeune veuve.

Jacques Garaud fit son service habituel. Comme la veille il se rendit à neuf heures précises au bureau de M. Labroue, et poursuivit avec lui des études relatives à l’invention nouvelle. À onze heures, le contremaître sortit pour aller déjeuner, mais pas plus à l’aller qu’au retour il n’adressa la parole à Jeanne en passant devant sa loge. Dans l’après-midi il retourna trouver l’ingénieur.

« Jacques, dit-il au contremaître, vous pouvez commencer les dessins pour le moulage. Moi je termine une lettre pressée… »

Garaud se mit au travail. Sa main tremblait. Ses yeux n’avaient plus leur netteté de perception habituelle. Le caissier Ricoux entra dans le cabinet.

« On arrive de la Banque, monsieur… fit-il.

– Eh bien, demanda l’ingénieur, on a encaissé ?…

– Oui, monsieur, et je vous apporte le montant du bordereau…

– Revenez un peu plus tard, je vous prie… »

Le caissier sortit. Jacques, présent à cette conversation, avait tressailli en entendant ces mots :

« Je vous apporte le montant du bordereau. »

Puis il s’était courbé de nouveau sur son travail. Un quart d’heure s’écoula. On entendit frapper.

« Entrez ! » cria l’ingénieur avec impatience. Jeanne parut sur le seuil.

« Monsieur, dit-elle, c’est une dépêche…

– Merci… » répondit M. Labroue en prenant le télégramme.

Mme Fortier sortit. L’ingénieur déchira l’enveloppe, parcourut du regard la feuille qu’elle contenait, et devint très pâle.

« Lucien malade ! s’écria-t-il. En danger peut-être !… »

Puis, s’adressant au contremaître, il poursuivit :

« Je reçois une dépêche de ma sœur. Je vais partir à l’instant même, rassemblez les dessins et les plans et donnez-les-moi. Je les enfermerai dans le coffre-fort.

– Oui, monsieur, tout de suite », répliqua le contremaître.

Et il se mit en devoir de rassembler les papiers. M. Labroue fit retentir un coup de cloche dans la cour, puis appela le caissier.

« Mon cher Ricoux, lui dit le patron, un télégramme réclame ma présence auprès de mon enfant malade. Faites votre caisse. Gardez les sommes qui vous seront utiles, et remettez-moi le reste.

– Je vais me hâter, monsieur. »

Ricoux sortit. Le coup de cloche appelait Jeanne Fortier.

« Donnez l’ordre au cocher d’atteler le coupé vivement, je vous prie, lui dit M. Labroue. Vous reviendrez ensuite me parler. »

Jeanne reparut au bout de quelques minutes. Jacques était toujours là, le caissier rendait ses comptes.

« Je garde cinq mille francs, disait-il ; j’espère bien n’avoir pas besoin d’ouvrir la caisse avant votre retour.

– Peut-être… répliqua l’ingénieur. Ne m’attendez que dans deux jours au plus tôt… C’est aujourd’hui mercredi. En admettant que je ne sois pas retenu par la maladie de Lucien, je ne serai ici que samedi dans la matinée. Combien m’apportez-vous ?

– Aux 127 000 francs du bordereau touché à la Banque, je joins les recettes de la journée, 11 027 francs sur lesquels je garde 5 000 francs. Total : 133 027 francs. Donc, avec ce que vous avez en caisse, cela fera 190 953 francs 70 centimes… Assurez-vous-en, monsieur.

– Je n’ai pas le temps de vérifier. »

Et l’ingénieur enferma dans son coffre-fort les sommes que lui remettait le caissier. Jacques et Jeanne attendaient. Mme Fortier regardait le contremaître et trouvait à son visage une expression qu’elle ne lui connaissait pas avant ce jour.

Jacques s’avança vers M. Labroue.

« Voici les dessins et les plans, monsieur », dit-il.

M. Labroue les prit et les plaça dans le coffret, puis il plaça le coffret lui-même dans la caisse.

« À mon retour, fit-il, nous continuerons ce travail. »

L’ingénieur se tourna vers Jeanne et poursuivit :

« Madame Fortier, je vous recommande de ne pas vous départir, ne fût-ce qu’une minute, de la surveillance qui vous incombe. À mon retour je m’occuperai de vous. Soyez certaine que je ne vous laisserai point sans emploi. Oubliez ce qui s’est passé entre nous, comme je l’oublie moi-même. »

Jeanne, étonnée de cette bienveillance inattendue restait muette. Le caissier Ricoux l’examinait avec attention…

« Mauvaise nature ! murmura-t-il. Cette femme déteste le patron… elle voulait se venger en lui faisant du mal… »

M. Labroue continua :

« Préparez-moi, je vous prie, une valise contenant un peu de linge. Joignez-y un pardessus et une couverture. »

Mme Fortier sortit du cabinet. En la voyant s’éloigner, l’ingénieur dit au caissier et au contremaître :

« Elle m’en veut beaucoup, la pauvre créature… Elle ne comprend pas que le poste occupé par elle ici n’est nullement son affaire… Je sais bien que j’ai été un peu cassant, un peu brutal même… Je lui ferai oublier cela… Je vais m’occuper d’elle… »

M. Labroue donna ensuite ses dernières instructions à Ricoux et à Jacques.

Cinq minutes plus tard, la voiture se dirigeait vers la gare d’Orléans, emportant l’ingénieur. Jeanne, le contremaître et le caissier assistaient à son départ.

« Je vous recommande de fermer les portes avec soin, madame Fortier, dit le caissier. Mon avis est que le patron vous laisse légèrement une bien grosse responsabilité !

– Soyez sans inquiétude, monsieur, répondit Jeanne, ma surveillance ne sera point en défaut. »

À l’heure de la sortie, le contremaître vint apporter les feuilles de présence pour le lendemain.

« Bonsoir, Jeanne ! dit-il. Bonne nuit !… »

Il allait sortir. Cette fois, ce fut Mme Fortier qui l’arrêta.

« Que vouliez-vous me dire ce matin ? » demanda-t-elle.

Jacques tressaillit visiblement et répondit :

« Je voulais vous dire bien des choses…

– Eh bien, dites-les…

– Non… j’ai réfléchi… pas encore… je n’ose pas. Mais si je ne vous parle point, je vous écrirai, c’est plus facile. »

Jeanne trouva les paroles du contremaître non moins étranges que sa physionomie.

« Vous me faites presque peur ! murmura-t-elle.

– Ne me demandez rien… quant à présent du moins… et répondez à une question qu’il faut que je vous adresse…

– Une question ? répéta Jeanne. Laquelle ?

– Avez-vous sérieusement pensé à ce que je vous disais hier relativement à votre situation ? reprit le contremaître.

– Oui, j’y ai pensé…

– Et consentez-vous à ce que je vous proposais…

– Quand vous m’aurez appris ce que vous ne voulez pas, ce que vous n’osez pas m’apprendre aujourd’hui.

– Eh bien, demain notre sort à tous deux sera fixé… fixé…

– Demain ? Pourquoi demain ?

– Ne m’interrogez point. Demain arrivera vite, et en quelques heures il se passe bien des choses. »

Puis Jacques Garaud partit brusquement ; il alla dîner à l’endroit où il prenait ses repas, resta chez le marchand de vin jusqu’à dix heures du soir, jouant aux cartes de l’air le plus calme avec quelques camarades auxquels il souhaita une bonne nuit en les quittant.

Aussitôt qu’il fut seul, son visage redevint sombre comme il était depuis deux jours. Au lieu de se rendre chez lui, Jacques s’engagea dans un sentier traversant la plaine entre Alfortville et Alfort. Bientôt il se trouva dans les terres labourées. Il allait vite, et prêtant l’oreille afin de s’assurer que personne ne marchait derrière lui ou ne venait à sa rencontre. Soudain il s’arrêta. Une muraille se dressait en face de lui. C’était celle de l’usine de M. Labroue. Il la côtoya jusqu’à la petite porte bâtarde voisine du pavillon habité par l’ingénieur.

« C’est par là qu’il faut entrer… » murmura-t-il en se baissant vers la serrure qu’il examina avec attention.

Tirant ensuite de sa poche une boîte de fer-blanc, il l’ouvrit. Cette boîte renfermait un morceau de cire à modeler avec lequel il prit l’empreinte de la serrure. Cela fait, il se dirigea vers Alfortville par le chemin qu’il avait suivi pour venir.

À cette heure précise, M. Labroue descendait du train-poste qui s’arrêtait à Blois. Sa sœur, Mme Bertin, habitait au village où elle vivait d’une façon fort modeste depuis la mort de son mari. Ce village, nommé Saint-Gervais, se trouvait sur la route de Bracieux, à trois kilomètres de Blois.

M. Labroue traversa le pont et s’engagea sur la route de Saint-Gervais. Il était haletant. La dépêche expédiée par Mme Bertin remplissait son cœur paternel de douloureuses angoisses.

Le village de Saint-Gervais, bâti sur le flanc d’un coteau, lui apparut bientôt. Il était une heure du matin. La cloche qu’il agita résonna d’une façon bruyante. L’ingénieur attendit.

Au bout de quelques secondes une fenêtre s’ouvrit.

« Qui est là ? demanda une voix de femme.

– Moi, chère sœur… répondit M. Labroue. Comment va Lucien ?

– Dieu soit béni. Tout danger a disparu… répliqua Mme Bertin. Attends ! je vais t’ouvrir. »

La porte de la cour tourna sur ses gonds. Le frère et la sœur tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

« Ta dépêche m’a fait du mal ! s’écria M. Labroue en franchissant le seuil de la maison.

– Eh ! j’ai eu bien peur moi-même ! répondit Mme Bertin. Le médecin redoutait une angine couenneuse…

– Pauvre mignon !… C’est presque toujours mortel.

– C’est pour cela que mon épouvante était si grande, mais le médecin a déclaré ce soir que tout péril avait disparu. Lucien a encore la fièvre, mais il va beaucoup mieux.

– Je voudrais le voir.

– Viens… il est dans ma chambre… »

M. Labroue gravit derrière sa sœur l’escalier accédant à la chambre où Lucien reposait dans son petit lit de fer. Le visage de l’enfant était pourpre ; de grosses gouttes de sueur collaient à ses tempes les boucles de ses cheveux blonds. M. Labroue le contempla pendant quelques secondes.

« Pauvre cher mignon !… » répéta-t-il.

Et il effleura de ses lèvres le front de l’enfant.

« Ne restons point ici, je t’en prie, dit Mme Bertin. Nous le réveillerions et c’est ce qu’il ne faut pas. »

Le frère et la sœur descendirent au rez-de-chaussée.

« As-tu besoin de quelque chose ? demanda la bonne dame.

– De rien, absolument.

– Eh bien, alors, va te reposer. Tu sais que ta chambre est toujours prête. Demain, ou plutôt ce matin, nous causerons. »

Le lendemain matin, le docteur constata du premier coup d’œil l’état satisfaisant de l’enfant. Rassuré d’une façon complète, l’ingénieur manifesta son intention de partir dans l’après-midi.

« Je prendrai ce soir l’express de Paris, dit-il à sa sœur. Je serai à neuf heures à Paris, et à Alfortville une heure et demi après.

– Eh bien, demanda Mme Bertin, as-tu du nouveau dans ton usine ? Es-tu satisfait ? »

M. Labroue eut un sourire aux lèvres.

« Si je suis satisfait ? Je suis en train de m’enrichir.

– Une nouvelle invention, sans doute ?

– Oui, une trouvaille qui aura mis, d’ici à quatre ans, deux ou trois millions dans ma caisse.

– Ne t’illusionnes-tu pas un peu ?

– L’illusion est impossible. Il s’agit d’une machine à guillocher non seulement les surfaces planes mais encore les contours. Les Américains me paieront cette machine ce que je voudrais…

– À moins que quelqu’un n’arrive avant toi ! Qu’une indiscrétion soit commise… et on vole ton idée.

– Sois sans crainte, je fais beaucoup moi-même, et je suis bien secondé par ceux qui m’entourent. Je crois t’avoir déjà parlé de mon contremaître Jacques Garaud. Il est intelligent, actif, et je trouve sa collaboration si précieuse que je vais l’associer aux bénéfices que donnera la machine à guillocher…

– Tu lui as confié le secret de ton invention ?

– Il le fallait bien. D’ailleurs je connais l’homme…

– Tant mieux. Et cette pauvre femme, cette jeune mère de famille dont le mari a été tué par une explosion ? Elle est toujours employée dans ton usine, je suppose ?

– Je suis obligé de me séparer d’elle.

– Tu la renvoies ! fit Mme Bertin avec surprise.

– Bien malgré moi… J’y suis forcé.

– Je comprends mal cela. La mort de son mari, tué à ton service, t’a créé vis-à-vis d’elle des devoirs impérieux.

– Je connais ces devoirs et ne compte point m’y soustraire. Jeanne Fortier est une brave et honnête créature, mais elle n’a pas ce qu’il faut pour remplir un emploi de surveillance, où l’énergie d’un homme est indispensable.

– Tu aurais dû y penser avant de l’employer.

– Elle a manqué et laissé manquer aux règlements de la maison, cela est d’un mauvais exemple et ne peut être toléré.

– Enfin, que va devenir cette pauvre créature ?

– C’est au point de vue de son avenir que je voulais te parler d’elle… Depuis longtemps, j’insiste auprès de toi pour qu’au lieu d’une femme de ménage tu prennes une domestique à demeure ; tu m’as toujours refusé.

– Je me trouve servie d’une façon très suffisante.

– Soit. Mais Jeanne serait pour toi une compagne au moins autant qu’une servante. Son petit garçon âgé de trois ans et demi deviendrait le camarade de Lucien. Plus tard, je lui ferais donner de l’éducation et je paierais ainsi ma dette à la veuve dont le mari est mort à mon service. Voyons, ma sœur, il faut accepter cette combinaison, il le faut absolument. J’ai été dur avec elle et je crois qu’elle m’en garde un peu rancune… Ne me refuse pas… Non seulement tu me ferais beaucoup de peine, mais encore, tu me mettrais dans un sérieux embarras.

– Je ne veux te causer ni embarras, ni chagrin, répliqua Mme Bertin. Tu peux m’envoyer Jeanne Fortier et son fils.

– Ah ! tu es vraiment bonne ! » s’écria M. Labroue en serrant avec effusion les mains de sa sœur.






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