La Pornocratie, ou les Femmes dans les temps modernes/Préface

Préface



L’année 1858 fut une époque mémorable dans la vie de P.-J. Proudhon. L’éminent écrivain atteignit, on peut le dire, l’apogée de sa carrière par la publication de son œuvre capitale : LA JUSTICE. Sa pensée embrassa à cette occasion les principales manifestations politiques, intellectuelles et morales de la vie humaine. L’auteur apporta à son travail toutes les ressources de sa profonde érudition, de son implacable logique et de la fougue de son style.

L’effet produit fut considérable. Mais ce fut le gouvernement impérial qui s’en émut le plus vivement, et à sa manière.

Proudhon, traduit devant les tribunaux, fut jugé et condamné en trois ans de prison et 4,000 francs d’amende. L’éditeur Garnier, ainsi que les imprimeurs Bourdier et Bry s’attirèrent également des condamnations corporelles et fiscales.

Proudhon qui, pour des motifs analogues, avait déjà subi de longues années de prison, préféra cette fois-ci l’exil à la privation de sa liberté, et se réfugia en Belgique.

L’œuvre condamnée, entre autres questions soulevées, contenait une vaste étude sociologique sur la Femme. L’auteur y déterminait le rôle de la moitié de l’espèce dans la société moderne, le contingent que la femme apportait à son développement, et les droits qui lui revenaient par suite de sa conformation et de ses aptitudes. Il concluait au couple androgyne comme unité sociale, sans toutefois attribuer une valeur équivalente aux deux parties qui la constituaient. L’homme, disait-il, est à la femme, dans la proportion de 3 à 2. L’infériorité de cette dernière était par conséquent irrémédiable.

La formule du célèbre écrivain devait forcément déplaire à toute une moitié du public. Aussi les réfutations ne se firent-elles pas attendre. Des articles de journaux, des brochures, des livres entiers, élaborés par des auteurs qui se croyaient lésés dans les droits imprescriptibles de leur sexe, ne tardèrent pas à se produire sur une grande échelle. On les envoyait au fur et à mesure de leur publication à Proudhon qui, de son côté, en prenait connaissance et les rangeait ensuite par ordre de date, dans un dossier affecté à la cause.

Parmi les polémistes féminins apparurent au premier rang deux écrivains, Mmes J d’H*** et J. L***. Celle-ci surtout, douée d’une rare élévation d’esprit et d’un remarquable talent de style, entreprit contre le hardi agresseur une campagne dont Proudhon lui-même ne fut pas le dernier à apprécier le plan aussi bien que l’exécution. Mme J. d’H***, pour sa part, se distingua par l’abondance de ses productions.

Proudhon songeait à un retour offensif. Qu’était-ce, après tout, sa vie, sinon une longue série de batailles ! Il groupait ses matériaux et fourbissait ses armes. Menant, selon son habitude, plusieurs œuvres de front, il consacrait le gros de son temps à la plus pressée ; puis, dans ses heures de loisir, de promenades, il méditait aux publications qu’il réservait pour l’avenir. Cette pensée ardente, en perpétuelle ébullition, ne se reposait jamais. Seulement, comme une mémoire d’homme n’aurait pas suffi à retenir et à classer une foule d’arguments trouvés et acquis au débat, Proudhon prenait des notes, jalonnait la voie de ses déductions, fixait ses points de repère. Des carnets se remplissaient à vue d’œil, de petits bouts de papier, couverts de fine écriture, s’accumulaient dans les dossiers.

Le tour assigné à l’élaboration définitive du sujet étant venu, Proudhon étalait devant lui sa matière première et procédait à la tâche. Il rédigeait avec une rapidité dont ne peuvent se faire l’idée que ceux qui l’ont connu dans sa vie intime. Les corrections venaient après, habituellement sur épreuves.

C’est ainsi, vers la fin de sa carrière, qu’un jour, il résolut de reprendre ses études sur la Femme, et de publier sa réponse aux attaques dirigées contre sa doctrine par Mmes J. L*** et J. d’H***. L’ouvrage portait pour titre : la Pornocratie.

Le polémiste entama vaillamment la rédaction de son manuscrit. Mais la pensée seule était en lui vaillante. Le corps pliait déjà sous les rudes assauts de la maladie qui devait bientôt emporter ce lutteur à outrance.

L’ouvrage sur la Pornocratie fut mené au tiers à peine de la dimension projetée. Le reste subsista en notes. Mais ces notes mêmes, quoique jetées au hasard, et la plupart sous formes d’aphorismes, offrent encore un puissant intérêt. Par leur tour et leur concentration, elles rappellent les Pensées, ou mieux encore les Poésies épigrammatiques de Gœthe. Qui sait même si, en feuilletant avec attention ces dernières, on ne découvrirait pas de curieux rapprochements entre les théories du penseur jurassien et les incursions dans l’ordre des idées religieuses ou sociales du poète de Weimar ? Parmi les aphorismes rimés de Gœthe, on en trouve un, sous le titre singulièrement, comme on dirait aujourd’hui, subversif, de CATÉCHISME. Le voici dans sa traduction littérale :

LE MAITRE. — Réfléchis, mon enfant : D’où viennent tous ces biens ? Tu ne peux les tenir de toi-même.

L’ENFANT. — Eh ! j’ai tout reçu de mon papa.

LE MAITRE. — Et lui, de qui le tient-il ?

L’ENFANT. — De grand-papa.

LE MAITRE. — Mais non ! Et le grand-papa, de qui l’a-t-il reçu ?…

L’ENFANT. — Il l’a pris[1].

Il est permis de supposer que si la boutade fût tombée sous les yeux de Proudhon, il s’en serait servi comme d’épigraphe pour l’une de ses premières Études sur la Propriété. En produisant au jour le présent Essai, tel qu’il nous a été légué par l’éminent écrivain, nous avons la conviction de présenter au public l’équivalent, pour ainsi dire, d’un tableau de maître, une partie terminée, l’autre à l’état d’ébauche. Mais l’ébauche même, d’un vrai artiste, excite encore un vif intérêt. Mise en regard de la partie achevée, elle offre le spectacle de la conception, du labeur et du résultat définitif, et, ainsi que l’eût défini l’ancienne École, à côté de l’opus operatum, elle soulève à nos yeux un coin du voile qui recouvrait l’opus operans.

C. E.
  1. Œuvres de Gœthe. — Poèmes épigrammatiques, précédées de l’entête : « Que le mérite d’une pareille production soit l’expression d’une pensée profonde. »