La Politique modérée sous la restauration - Le Comte de Serre/03

La Politique modérée sous la restauration - Le Comte de Serre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 569-600).
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LA
POLITIQUE MODEREE
SOUS LA RESTAURATION

LE COMTE DE SERRE.
III.[1]
LA CRISE DE LA POLITIQUE MODÉRÉE. — DE SERRE, LE SECOND MINISTÈRE RICHELIEU ET LES DOCTRINAIRES.

I. Correspondance du comte de Serre (1796-1825), annotée et publiée par son fils ; 6 vol. in-8o, 1877. — II. Discours prononcés dans les chambres par le comte de Serre, 1815-1822 ; 2 vol. in-8o.

C’est la fatalité des grands crimes de perdre le plus souvent les causes qu’ils prétendent servir et de créer des situations violentes où l’esprit de modération est la première victime. Lorsque le soir du 13 février 1820, à la sortie d’une fête de théâtre, le poignard d’un fanatique frappait celui qui semblait être alors le dernier héritier direct de la royauté, il n’atteignait pas seulement un prince, il frappait une politique et ceux qui représentaient cette politique. « Nous venons d’être tous assassinés, » écrivait M. Decazes à De Serre dans le paroxysme de l’émotion, — et il ne se trompait qu’à demi, au moins quant à lui-même, quant à sa position de premier ministre. Avant que De Serre eût reçu à Nice la sinistre nouvelle, l’orage s’était déchaîné à Paris, emportant dans un tourbillon de haines et de colères de parti le chef du cabinet, qui semblait expier par une chute soudaine l’éclat d’une fortune trop extraordinaire pour n’avoir pas excité l’envie.

Destinée singulière d’un homme qui a dû à des circonstances exceptionnelles de marquer par sa disgrâce une heure décisive de l’histoire ! Depuis quatre ans tout au plus, M. Decazes avait paru sur la scène. Élevé rapidement de la préfecture de police à la présidence du conseil par l’attachement de Louis XVIII, qui voyait en lui son œuvre et sa création, ministre du goût et du cœur du prince, il avait été certainement au pouvoir le serviteur habile, séduisant et dévoué d’une patriotique pensée d’alliance entre la restauration et la France nouvelle. Son crime, irrémissible aux yeux des « ultras, » était d’avoir préparé, conseillé plus que tout autre l’ordonnance du 5 septembre 1816, et d’être resté le représentant d’une politique qui avait dépossédé une majorité royaliste. On ne lui pardonnait ni une fortune qui offensait la vieille noblesse de cour, ni une faveur dont il n’usait que dans un intérêt de modération humaine et libérale. L’élection de Grégoire avait été une première épreuve pour son crédit. L’assassinat du duc de Berry devenait aussitôt le signal du plus effroyable assaut organisé partout, sous toutes les formes, pour arracher au roi le favori qu’on accusait d’être le complice des révolutionnaires et des régicides, qu’on ne craignait pas de menacer tout haut du sort d’un maréchal d’Ancre ! Pendant quelques jours, les passions les plus violentes s’acharnaient contre un seul homme. Vainement M. Decazes, ému lui-même des périls de la monarchie, essayait de tenir tête et de désarmer ces fureurs en se hâtant de proposer, avec la loi des élections qui avait été préparée, qui devait être présentée le 14 février, deux lois nouvelles d’exception, l’une sur la suspension de la liberté individuelle, l’autre sur le rétablissement de la censure des journaux. Les royalistes, âpres à saisir l’occasion, dédaignaient ces demi-satisfactions ; ils voulaient bien les lois de sûreté, ils ne voulaient pas en laisser l’exécution à celui qu’ils appelaient outrageusement le « Séjan libournais, » contre qui un énergumène de la droite, M. Clausel de Coussergues, avait lancé dès la première heure une motion de mise en accusation. Aux projets ministériels, on opposait la menace des coalitions, des hostilités parlementaires. Aux résistances du roi, fidèle au président du conseil et vivement irrité des injures qui, à travers son ministre de cœur, allaient jusqu’à lui, on opposait de pathétiques scènes de famille. Le comte d’Artois, la duchesse d’Angoulême, égarés par les excitations de leur petite cour, ne craignaient pas d’aller se traîner, couverts de deuil, aux genoux de Louis XVIII, en le suppliant de sacrifier M. Decazes, et Louis XVIII, dans une agitation extraordinaire, disait quelques instans après à son ministre : « Ce n’est pas à vous qu’on en veut, c’est à moi… On veut nous séparer, on n’y réussira pas ! »

La lutte s’aggravait d’heure en heure. Malgré tout, M. Decazes, fort de l’appui du roi, aurait sans doute défié les assauts jusqu’au bout, s’il avait pu compter sur ses anciens alliés du centre gauche dans le parlement, s’il avait pu obtenir avec eux et par eux le vote de ces lois d’exception dont il croyait avoir besoin, qu’il s’était hâté un peu imprudemment d’offrir comme un gage aux émotions du moment ; mais Royer-Collard et ses amis, sans s’associer aux iniquités vindicatives des « ultras, » restaient eux-mêmes méfians et inquiets. Ils n’avaient pas été consultés, c’était toujours la grande raison. Ils refusaient de suivre le président du conseil dans la voie où il paraissait s’engager avec les lois d’exception, surtout avec la loi des élections. Dès lors M. Decazes se sentait perdu au milieu des partis, entre les royalistes, qui poursuivaient à outrance sa chute, et les libéraux, qui l’abandonnaient en plein combat. Il ne pouvait plus rien, il reconnaissait qu’il n’était plus qu’un obstacle, et, après quatre jours d’orages intimes, de déchaînemens violens, ce drame étrange touchait à sa suprême péripétie. Le roi, vaincu par la nécessité, finissait par consentir à la retraite de son ministre favori ; il ne se séparait néanmoins de M. Decazes qu’avec une sorte de déchirement, en le comblant de faveurs nouvelles, en le faisant duc, ambassadeur à Londres. En même temps, sans toucher au reste du ministère, il rappelait pour la seconde fois à la présidence du conseil le plus modéré des royalistes, le duc de Richelieu que l’attrait du danger décidait encore plus que le goût du pouvoir. Louis XVIII, même en cédant, gardait la décence de la royauté, et c’est ainsi que se dénouait cette crise de 1820, provoquée par l’acte solitaire d’un meurtrier, aggravée et envenimée par les fureurs des « ultras, » précipitée par l’abandon des libéraux, caractérisée au dernier moment par la disparition subite et définitive du ministre tout-puissant de la veille. « Je plains profondément M. Decazes, écrivait Royer-Collard, — qui n’avait pourtant pas nui à sa chute ; — vous savez que j’ai toujours aimé l’homme… Il est parti, comptez qu’il ne reviendra pas. »


I

Était-ce un dénoûment ? L’éclipse de M. Decazes ne pouvait guère être considérée que comme le signe d’une transition encore indécise. Un homme avait disparu ; il n’avait pas glissé dans le sang, comme l’avait dit Chateaubriand avec la férocité du génie, il avait disparu dans une tempête de passions iniques, — la situation restait avec ses complications et ses troubles. Le ministère, il est vrai, n’avait subi d’autre changement que la réapparition de M. de Richelieu à la présidence du conseil et l’entrée de M. Siméon à l’intérieur. Il ne voulait pas ou il ne croyait pas dévier de la politique de modération. Le roi se plaisait toujours à répéter qu’il fallait « chercher une majorité en dehors des ultras. » Le ministère reconstitué cependant ne pouvait échapper à une certaine logique des choses ; il était peut-être plus engagé qu’il ne le pensait par les circonstances, par ces lois d’exception dont il avait accepté l’héritage et pour lesquelles il avait maintenant à combattre, par les inclinations ou les illusions de M. de Richelieu, qui n’avait pris les affaires qu’en se flattant de désarmer, de rallier la plus grande partie de la droite. C’était là justement le nœud de cette situation étrange où se trouvait un ministère bien intentionné, mais plein de perplexités entre des opinions impérieuses, entre les royalistes, dont il recherchait la dangereuse alliance sans vouloir la payer trop cher, et les libéraux, qui n’étaient pas encore des adversaires déclarés, qui essayaient de le retenir. La vérité est que dès le premier moment s’ouvrait une lutte des plus graves autour de ces lois sur la liberté individuelle, sur la censure des journaux, sur les élections, qui mettaient incessamment aux prises le cabinet et les partis, qui devenaient autant d’occasions de conflits passionnés, de scissions violentes. La crise qui avait emporté M. Decazes se survivait à elle-même, et la question n’était pas seulement dans ce qui se passait à Paris ; elle était au moins autant à Nice, où De Serre, bien que malade et absent, restait plus que jamais un personnage nécessaire, une sorte d’arbitre reconnu vers lequel se tournaient aussitôt tous les regards.

Comment De Serre jugerait-il de loin cette situation créée par le crime du 13 février et par la chute de M. Decazes ? à quoi se déciderait-il ? Allait-il rester dans le ministère pour faire sous un nouveau chef une campagne qui pouvait conduire à une réaction périlleuse, qui commençait par des lois d’exception ? quitterait-il le pouvoir pour reprendre sa place parmi les libéraux constitutionnels, les royalistes modérés avec qui il avait gardé des relations d’opinion et d’affection ? C’était là ce qui s’agitait, aux premiers mois de 1820, dans une vive et saisissante correspondance destinée à porter chaque jour aux bords de la Méditerranée, à Nice, les impressions, les excitations et les appels de tous ceux pour qui le garde des sceaux ne cessait d’être une force ou un espoir. L’écho de tout ce qui se passait à Paris allait retentir dans cette conscience ardente et sincère délibérant avec elle-même. D’un côté, les ministres anciens ou les ministres nouveaux comprenaient bien qu’ils ne pouvaient se passer de De Serre. Ils sentaient amèrement le contre-temps qui le tenait éloigné, et ils ne se rassuraient à demi que parce qu’ils pensaient qu’en gardant son nom ils le retrouveraient bientôt tout entier auprès d’eux. Ils ne cessaient de le lui dire : « Que n’êtes-vous avec nous pour nous aider ! .. Levez les mains au ciel pour nous et venez à notre secours le plus tôt que vous pourrez… Achille absent fait toute la force de Troie : revenez, et avec vous reviendra la force qui nous a manqué, et le succès sans lequel nous sommes condamnés aux plus grands malheurs. » Le duc de Richelieu lui-même n’avait pas perdu un jour pour lui écrire : « … M. Decazes, indignement calomnié, a dû céder à l’orage, et moi, quoique malade et bien résolu à ne jamais rentrer dans les affaires, je me suis décidé au plus pénible sacrifice. J’ai voulu que vous ne l’apprissiez que par moi, et vous témoigner en même temps combien j’attache de prix à vous avoir pour collègue… J’ai besoin de vous exprimer combien je fais de vœux pour votre parfait rétablissement et votre prompt retour. » Les royalistes les plus éclairés, qui se rattachaient à M. de Richelieu comme à une dernière chance d’échapper aux « ultras, » faisaient au garde des sceaux un devoir de loyauté et d’honneur de rester au pouvoir ; ils lui disaient avec M. de Mezy, directeur-général des postes et député : « Ce qui contribuera le plus à donner de la consistance à ce ministère, c’est qu’on sache bien que vous ne vous en séparez pas malgré la retraite forcée de M. Decazes. Votre caractère et votre valeur lui sont nécessaires, vous ne pouvez les lui refuser… » On s’adressait à ses sentimens les plus élevés ; on intéressait son âme généreuse au succès d’une politique qui, sans cesser d’être modérée avec M. de Richelieu, pourrait rallier une partie de la droite contre le danger du moment, la menace révolutionnaire.

C’était la voix du camp royaliste, du camp ministériel. D’un autre côté, les libéraux, les doctrinaires, avec qui De Serre restait encore d’intelligence, lui tenaient un langage différent. Ces hommes de talent et d’éloquence, qui avaient contribué à la chute de M. Decazes en l’abandonnant, ne tardaient pas à le regretter et commençaient à s’effrayer. Au milieu de leur trouble, ils avaient la vive préoccupation du rôle réservé au garde des sceaux, en qui ils ne cessaient de voir l’ami le plus cher, le guide le plus précieux. Avant de savoir ce qu’il ferait, ils s’efforçaient de l’éclairer, de l’avertir, de le mettre en garde, en lui exposant la gravité des choses. Ils étaient certainement sincères et souvent clairvoyans. M. de Barante, avec un esprit calme et une raison fine, lui décrivait la marche, le caractère de cette crise à peine ouverte, ajoutant aussitôt : « Que ferez-vous, mon cher ami ? Vous êtes important dans tout ceci. Je n’ai point de résolution à indiquer à un homme tel que vous. Si vous restez, vous pourrez soutenir le ministère, l’empêcher de verser à droite, le réconcilier avec le centre gauche. Vous ferez du bien ; mais vous serez dans une position incomplète. Vous aurez, comme on a eu jusqu’ici, à ramasser de côté et d’autre une majorité mobile qui, bon gré, mal gré, vous entraînera aussi à quelque mobilité. Si vous quittez, c’est à vous qu’on recourra tout d’abord lorsque ceci ne pourra plus marcher ; mais c’est une carrière plus hasardeuse… Choisissez pour vous et pour nous. »

Le duc de Broglie, qui était entré si avant dans l’intimité de De Serre, qui avait été son complice loyal, libéral, dans la préparation de la réforme constitutionnelle, le duc de Broglie, un des premiers, se tournait vers Nice. Il faisait, comme il le disait, « sa confession tout entière » au garde des sceaux absent ; il lui témoignait ses inquiétudes sur tous ces projets de suspension de la liberté individuelle, de la liberté de la presse, qu’on se hâtait de présenter. Ce n’est pas qu’il refusât au gouvernement les moyens d’action ou de répression nécessaires ; mais il ne voyait ni « probité politique » ni « habileté ministérielle » dans cette façon « d’exploiter la douleur publique » par une réaction à outrance. « Le ciel, qui en veut à ce malheureux pays, disait-il, vous a fait malade et a suscité un scélérat pour achever notre ruine à tous… Ne revenez pas, vous n’avez rien à faire ici. Rétablissez votre santé, conservez-nous votre talent et votre réputation., » Le duc de Broglie retraçait avec feu, avec tristesse, avec la netteté d’un politique, cette situation nouvelle où un crime avait tout changé. Huit jours après, le 13 février, il écrivait à De Serre :


« … Nous voici maintenant livrés à un ministère composé d’hommes modérés, mais sans énergie, sans esprit d’entreprise, et dont le désir ou l’illusion est de croire qu’ils vivoteront entre les deux partis, obéissant tout doucement aux ultras, en disant du mal tout haut, et préparant leur règne par des mesures d’exception. Je crois pour mon compte que la position est entièrement désespérée. Le règne du roi est fini, celui de son successeur va commencer, et, avant que nous ayons essuyé toutes les folies, toutes les persécutions des ultras, nous n’avons aucune chance de nous relever. Il n’est plus du tout question de liberté ni de gouvernement constitutionnel, il est question de se défendre, de se rallier et d’employer à parer les coups qui vont nous être portés le peu d’armes qui restent entre nos mains… Le nouveau ministère supplie instamment qu’on ait confiance en lui, qu’on lui donne les lois d’exception, qu’on ne précipite pas les choses jusqu’aux ultras, et proteste de ses bonnes intentions dont je suis bien convaincu ; mais que fait tout cela ? s’il marche avec le côté droit, il aura contre lui la majorité ; s’il incline vers la gauche, le côté droit va l’accabler… vous pouvez juger de ce qui va nous arriver. Dans ce sauve qui peut général, mon intention est de reprendre ma position parfaitement indépendante. Je n’ai nulle raison pour voir aucun des ministres actuels. Tout ce qu’ils demanderont de raisonnable, j’y consentirai avec plaisir ; mais je ne concéderai aucun pouvoir arbitraire à des hommes en qui je n’ai nulle confiance, qui gardent en ce moment la place de MM. de Chateaubriand, de Villèle et compagnie. Quand ces grands personnages hériteront du pouvoir, il faut au moins qu’ils prennent la peine de nous opprimer eux-mêmes…. »


La « confession » était complète. Le duc de Broglie parlait à cœur ouvert au généreux absent, et, comme si cela ne suffisait pas, la jeune, la brillante et vertueuse duchesse de Broglie se faisait la complice émue de son mari. Elle aussi, elle écrivait à De Serre avec effusion ; elle lui parlait des « circonstances affreuses » qu’on traversait, des « scènes déchirantes » qui venaient de se passer, des déchaînemens qui remplissaient Paris. « J’ai bien pensé à vous, disait-elle… Non, rien ne vous rendra jamais ce qu’ont été les ultras depuis huit jours, et les femmes et les salons et les journaux ! La vie de M. Decazes était menacée ; de tous les côtés, on entendait des personnes bien nées, bien élevées, se plaindre de ce qu’on ne l’assassinait pas… Quelle situation que la nôtre ! Des crimes de toutes parts, tous les bons sentimens souillés par ceux qui les exploitent ! .. Je ne sais pas ce que vous ferez dans cette circonstance, mais je sais bien que la conscience vous guidera. Vous ne vous laisserez pas aller au sentiment bien naturel de la première irritation. Vous ne vous dégoûterez pas de la liberté à cause des crimes dont on la déshonore. Hélas ! c’est aujourd’hui qu’elle a le plus besoin du secours des âmes consciencieuses, aujourd’hui où on lui reproche ce qui n’est pas elle, aujourd’hui où tout le monde l’abandonne et où ses défenseurs osent à peine lever la voix de peur d’être mal interprétés, aujourd’hui où les passions antinationales ont un si grand appui dans cette horrible mort. Jamais nous n’avons été plus tristes. Victor se tient en arrière, il attend, il a eu le cœur déchiré de tout ceci. Bénissez Dieu, croyez-moi, d’avoir été éloigné… Soignez-vous, nous aurons bien besoin de vous ! .. » À travers tout, il y avait l’appel au cœur libéral de De Serre, l’anxiété de ce qu’il ferait, et les idées, les sentimens que les lettres de M. de Barante, du duc où de la duchesse de Broglie allaient porter à Nice, n’étaient pas moins vivement exprimés par le premier des parlementaires, l’oracle du centre gauche, Royer-Collard. Plus que tout autre, malgré les froissemens de la crise ministérielle du mois de novembre 1819, Royer-Collard se sentait attaché à De Serre ; il lui en faisait la déclaration avec sa cordialité superbe : « J’ai plus besoin de votre amitié que je ne puis vous le dire ; vous êtes aujourd’hui pour moi tout le dehors, tout le non-moi ; je ne compte qu’avec vous… » Royer-Collard en réalité était un peu embarrassé. Après avoir laissé tomber M. Decazes, il l’avait entouré dans sa chute de témoignages de regret et d’intérêt ; en voyant arriver le duc de Richelieu, il hésitait ou du moins il ne se hâtait pas, retenu dans son hostilité par sa déférence pour l’homme élevé à la présidence du conseil et par ses liens d’amitié avec le garde des sceaux. Il attendait de voir se dessiner la politique ministérielle, mêlant à une humeur déjà grondante une modération qu’il avait de la peine à s’imposer, et à une lettre, toute de confiance affectueuse, qu’il avait reçue de Nice, il se hâtait de répondre :


«… J’ai été ramené un moment à des temps qui ne sont plus, à ces temps d’espérances et de discussions paisibles où l’avenir semblait être à nous… Tout est changé, mon cher ami. Vous devez bien le comprendre. Un grand crime est venu jeter sa lueur sur notre triste situation et nous a révélé la profondeur du mal. L’anarchie s’est déclarée au cœur même du gouvernement ; un parti s’est cru en état de faire la loi au roi, et il la lui a faite. Il a fallu inventer un ministère qui fût reconnu. Le problème est résolu aussi heureusement qu’il était possible. Tout considéré, je me réjouis que le ministère ne vous ait pas cru incompatible ; croyez vous-même que vous ne l’êtes pas aussi longtemps que le contraire ne vous sera pas démontré. Qui sait à quoi vous êtes destiné ? Gardez la place qu’on vous laisse. Vous savez ce que je pense de M. de Richelieu : il n’a jamais été aussi nécessaire ; c’est notre dernière digue… Voici maintenant ma disposition personnelle : je suis si éloigné de l’opposition et je la crois si dangereuse en ce moment, que je ne combattrai pas même, les lois d’exception, quoique je sois persuadé que la censure accablera le ministère, et que, s’il l’obtient, il doit se hâter de la déposer en présentant dans cette session même une loi de répression spéciale. Sur la loi des élections, je ne résisterai absolument qu’à la division en classes. Que ne donnerais-je pas pour causer de tout cela une heure par jour avec vous ! Cependant restez à Nice… Fortifiez votre poitrine, je ne dirai pas votre âme, elle est à toute épreuve ! .. »


Cette bonne volonté de réserve et de modération ne durait pas longtemps, il est vrai. Avant que quelques jours fussent écoulés, quand il voyait le ministère s’engager décidément par les lois d’exception, par la manière dont il les défendait, par les alliances qu’il poursuivait, Royer-Collard n’y tenait plus et, reprenant son dialogue avec De Serre, il se hâtait de lui écrire avec émotion : « C’est de vous surtout, cher ami, que je veux, vous parler. Votre situation devient étrange au sein de ce ministère ouvertement allié au côté droit. Ce n’est pas là ce qu’il y a de plus remarquable ; mais vous ne pouvez pas ne pas voir que vous êtes immolé dans cette alliance. Ainsi il est établi comme article de foi du nouveau symbole que tout le mal vient de la session dernière et particulièrement de la loi antisociale de la presse, des principes des organisateurs sur lesquels elle est appuyée. Si vous êtes convaincu que vous étiez l’année passée un jacobin, vous pouvez vous replacer au banc des ministres sous la protection de votre repentir ; mais, si vous n’êtes pas résolu de vous désavouer, vous ferez une étrange figure. C’est à quoi je vous demande de penser… J’ai fait un beau rêve : j’ai songé l’alliance de l’ordre et de la liberté, de la légitimité et de la révolution, je suis réveillé ! Je ne dis pas qu’on ne puisse traîner misérablement ; mais il n’y a pas de raison de s’en mêler… » Royer-Collard, en épanchant ses amertumes dans l’intimité, se flattait encore d’émouvoir l’absent, comme d’autres se flattaient aussi de gagner cet éloquent absent à une politique contraire.

Entre les deux camps, dans ce monde tourbillonnant et agité de Paris, le garde des sceaux avait un confident éprouvé et sûr qui n’est pas le personnage le moins curieux de ce drame par correspondance. C’était Froc de La Boulaye, homme d’une singulière vivacité d’esprit, indépendant par sa fortune, désintéressé de toute ambition, observateur par goût, et avant tout dévoué à De Serre, dont il se chargeait de garder la position et les intérêts. Froc de La Boulaye avait l’avantage d’être lié avec tout le monde, avec Royer-Collard et le duc de Broglie, comme avec M. Decazes et le duc de Richelieu. Son rôle était de tout voir, de tout entendre, de tout recueillir, et de transmettre jour par jour, heure par heure à Nice la gazette familière du parlement, des salons, du ministère et des partis. « Je vous écris tous les jours, disait-il, parce qu’il y a des impressions de tous les jours… Je suis une glace qui réfléchit les objets qu’on lui présente, beaux ou laids ; ne la cassez pas… » Et en effet, il disait tout librement, spirituellement, avec un mélange de bonne humeur et de raison hardie. Au fond, cet esprit honnête et distingué était un royaliste sincère, modéré de sentimens, effrayé des périls révolutionnaires, et mettant pour le moment toute sa politique dans l’alliance au pouvoir des deux hommes pour lesquels il avait un culte, le duc de Richelieu et De Serre. Pour lui, tout s’effaçait devant cela. Entre le nouveau président du conseil et le garde des sceaux, il. était l’intermédiaire le plus actif et le plus précieux. Il ne cessait d’écrire sur tous les tons et sous toutes les formes à Niée : « Le duc de Richelieu est plein de bons sentiment pour vous. Il vous aime et vous honore ; il me charge de vous le dire… Il compte sur votre appui et votre amitié… Il vous promet un compagnon digne d’un homme tel que vous… Vous nous sauverez peut-être ensemble ! .. » C’était toujours le dernier mot.

Le « bon et fidèle » Froc de La Boulaye, comme rappelait M. Pasquier, se faisait un devoir de ne rien déguiser aux exilés de Nice, de penser tout haut avec eux, de les tenir au courant des choses et des hommes. Au besoin, il n’épargnait pas de ses traits mordans les « ultras » et leurs violences, ces braves royalistes qui savaient si bien unir la « sottise » à l’honnêteté. Il sentait tout ce qu’il y avait de chanceux à trop compter sur cette droite aux passions surannées et incohérentes, qui en était presque à voir dans M. Lainé un jacobin ; mais en même temps, malgré ses liaisons avec les anciens modérés du centre gauche, surtout avec Royer-Collard, dont il était le collègue comme député de la Marne et le convive habituel aux dîners du dimanche, malgré son intimité avec ce monde de gens d’esprit, il se méfiait d’eux, et il les jugeait. Il ne pardonnait pas aux doctrinaires d’avoir laissé tomber M. Decazes, de harceler le nouveau ministère Richelieu d’une opposition impatiente, de s’exposer à être les dupes ou les complices des révolutionnaires et des bonapartistes déguisés en libéraux. Il se défendait de cette influence, et il ne négligeait rien pour mettre De Serre en garde contre les séductions éloquentes, contre les « grandes lettres » qu’on lui expédiait à Nice, non sans se les communiquer tout bas, en petit comité, à Paris. Il y avait de longues conversations dont le garde des sceaux était le sujet invariable, et dont Froc de La Boulaye se hâtait de rendre compte gaîment, avec une bonne grâce piquante. « Je vois régulièrement le duc et la duchesse de Broglie, écrivait ce galant homme ; ils me comblent de bontés. Vous parfumez l’air que nous respirons ensemble. ~ J’ai passé hier ma soirée chez Germain. Nos jeunes gens, — M. et Mme de Broglie, — avaient reçu de vos nouvelles. La duchesse m’a dit que son mari venait de vous écrire huit pages si éloquentes et tellement irrésistibles, qu’elle a voulu les copier de sa jolie main. Je me suis mis à genoux pour baiser cette jolie main ; mais je n’ai pas reçu l’absolution, car je mourrai dans l’impénitence finale. C’est à qui donnera les meilleures raisons du monde pour vous placer à la tête ou sous la férule d’un parti qui ne peut gouverner la France… »

Une fois lancé, Froc de La Boulaye ne s’arrêtait plus sur ce monde de la doctrine, sur Royer-Collard, sur le rôle qu’on réservait à De Serre. « Il me paraît évident, écrivait-il, qu’ils vous veulent pour chef de file. Ou je m’abuse étrangement, mon bon ami, ou ils perdraient mille royaumes les uns après les autres. Je n’ai jamais vu la folie mieux affublée d’esprit et de raison. Ils savent beaucoup, et de là un profond mépris pour tout ce qui n’est pas académique ; ce qu’ils ne savent pas, c’est gouverner, c’est mener les hommes, c’est observer les choses, c’est réussir. Habiles à détruire, incapables d’édifier, leur monde intellectuel n’a rien d’humain que leurs ambitions particulières. Mon cœur se montre à vous à découvert… » Et quelques jours plus tard : « Nos doctrinaires, comme les orientalistes, ne peuvent guère s’arracher à la politique de Babylone et de Palmyre. Leur livre de poste est d’une extrême exactitude, mais pour voyager dans les espaces imaginaires. Je suis trop peu versé dans cette géographie pour ne pas paraître médiocre aux professeurs. Je me sauve avec quelques plaisanteries, quelques boutades… Du reste nous nous maintenons en assez bonne harmonie. Je dîne aujourd’hui chez Royer. Elle est déplorable, la position de notre ami… Sa physionomie fait peine ; il vous aime. Il m’a dit qu’il vous parlait beaucoup de vous. Quel dommage ! .. » Un moment Froc de La Boulaye, dans une intention de paix, avait eu l’idée d’une entrevue de Royer-Collard avec le président du conseil, et il racontait gaîment l’aventure : « Royer, que j’en ai fort prié et qui ne demandait pas mieux, a eu une longue conversation avec M. le duc de Richelieu, mais l’un et l’autre s’entendraient mieux par signes que de toute autre manière. Les syncopes de notre ami, ses oracles confirment le duc dans ses vieilles idées sur l’inapplicabilité du savant. Il y a peu d’hommes qui sachent et parlent mieux diverses langues que le duc ; mais la langue de Royer, il ne la parle ni ne l’entend ni ne veut l’entendre… » Il était sans pitié, quoique sans fiel, aimant, vénérant même le « patriarche, » ayant au besoin pour lui des ménagemens délicats, — et le désignant, dans la liberté d’une confidence intime, avec une verve croissante, comme a le premier architecte du monde en démolition. »

Traits piquans, anecdotes, impressions de la politique et des salons, se succédaient ainsi dans ces lettres, — tout cela entremêlé de gracieuses nouvelles des deux petites filles que le garde des sceaux avait laissées à la chancellerie, de recommandations et d’avis qui en revenaient toujours à dire : « Tranquillisez-vous, rétablissez-vous. Où vous êtes, vous serez toujours maître de hâter ou de différer votre retour… Vous ne pouvez rien sur le cours des choses ; observez, réfléchissez, ne vous engagez pas, et à moins de consultation expresse, tenez-vous tranquille ; .. Vous savez que vous avez ici sur qui compter,… votre place est bien gardée ! .. » Cet homme d’esprit se plaisait à s’effacer et à se confondre dans la destinée du ministre dont il considérait l’amitié comme sa gloire. Que pensait réellement le personnage principal, celui à qui s’adressaient tant d’excitations et d’appels ? Il est certain qu’au premier moment, même dans l’émotion extraordinaire qu’il avait ressentie du sinistre événement de Paris, De Serre s’était montré peu favorable à des mesures d’exception. Sa première impression avait été qu’il ne fallait « rien précipiter, » qu’il n’y avait « rien à proposer aux chambres » avant qu’on sût si l’attentat du 13 février était « l’acte forcené d’un fanatique solitaire » ou une œuvre de conspiration. Il croyait peu utile, peu politique la suspension de la liberté individuelle. Le rétablissement de la censure moins d’un an après les lois de 1819 lui répugnait surtout visiblement. « Vous avez eu quatre ans la censure, écrivait-il, la voulez-vous reprendre ? Voulez-vous être aujourd’hui responsable de tout ce qui se dira et de tout ce qui ne se dira pas dans les feuilles périodiques, semi-périodiques et pamphlets ? .. Voulez-vous accepter cette responsabilité ? Moi je sens que je ne l’accepterais pas… » La chute de M. Decazes l’avait profondément remué en redoublant ses douloureuses perplexités, et à cette nouvelle il s’était hâté d’écrire à celui que l’iniquité des partis frappait : « Je vous regrette amèrement, cher ami, pour l’état, pour le roi, pour vous-même et pour moi. Ce n’est pas que je vous plaigne de quitter le pouvoir. Vous en avez senti les épines, et la triste connaissance qu’on y fait du cœur humain suffirait pour en inspirer le dégoût ; mais ce n’est pas comme cela, ce n’est pas sous les fureurs insensées de la calomnie que j’aurais voulu vous voir succomber… Ma position à moi est fort incertaine. Vous étiez mon lien moral avec le roi et le gouvernement. Je connais très peu M. de Richelieu. On m’a dit qu’il laissait ordinairement prendre possession de lui-même. Par qui le trouverai-je occupé ? Le faudra-t-il disputer ? Enfin je m’abandonne aux événemens… jusqu’à ce que, comme vous, je tombe sous le poignard de la calomnie… » Il ne se faisait point d’illusion, dans le sort de M. Decazes il lisait son propre sort, il l’écrivait à sa mère. Il s’était néanmoins décidé à rester parce qu’il lui semblait qu’en un pareil moment une retraite volontaire serait une désertion devant le péril, parce qu’il ne croyait pas pouvoir se refuser au duc de Richelieu, au « système de modération » qui ne cessait point d’être la politique du roi au milieu des « fureurs des partis. »

Ministre le lendemain comme la veille, retenu pour l’instant dans sa solitude des bords de la Méditerranée, De Serre recevait tout et écoutait tout. L’éloignement avait l’avantage de lui faire dans sa retraite une sorte de neutralité temporaire, où il pouvait « rafraîchir son sang, » reposer son imagination selon le mot de Froc de La Bou-laye, mûrir ses pensées et ses résolutions, en reprenant des forces sous le climat vivifiant du Midi. Au fond il ne se désintéressait de rien et il se méprenait encore moins sur la gravité de la situation, sur le trouble des esprits, dont il retrouvait l’expression dans toutes les lettres qui lui arrivaient chaque jour. Il ressentait vivement, il s’exagérait peut-être la part que ses amis les doctrinaires avaient eue au dernier moment dans la chute de M. Decazes, — en l’abandonnant « par orgueil, » disait-il, « en le mettant à la discrétion des ultras. » Il ne voyait pas sans un secret serrement de cœur ces hommes d’une intelligence supérieure s’engager dans une opposition qui allait en croissant. Il gardait cependant toujours avec eux ses habitudes de cordialité, et il ne désespérait pas de les retenir ou de les ramener. Ses lettres mettaient du baume sur les blessures de Royer-Collard, au dire de La Boulaye, et à la duchesse de Broglie il répondait avec la grâce émue et sérieuse d’une noble amitié :


« Que je vous sais gré d’avoir dans des momens aussi douloureux éprouvé le besoin de partager avec moi les impressions que vous en avez ressenties ! C’était une des consolations que je pouvais recevoir. Je vous sais plus de gré encore de la manière dont vous sentez nos malheurs ; une âme comme la vôtre a dû être déchirée, bouleversée de pareils événemens… À travers ces idées, lugubres, entouré d’un horizon si sombre, je ne puis cependant pas désespérer. C’est dans ce sens que j’ai écrit à votre cher Victor. De quelque côté que je retourne le grand problème qui nous occupe tous, j’arrive toujours au même résultat. Attaquons-le par la liberté : pour la fonder, il faut affermir les Bourbons, et pour affermir ceux-ci, il faut toujours en revenir à fonder la liberté. Ces deux causes me paraissent également saintes. Hors de là je ne vois que subversion et néant. Je comprends bien que nous ne sommes pas dignes encore de la liberté ; mais heureusement elle nous est nécessaire, heureusement aussi la royauté ne nous l’est pas moins… Que votre cher Victor se maintienne, comme il le dit, dans l’indépendance, mais dans une indépendance élevée qui plane sur les partis et ne relève que de la vérité et du devoir. Il est un des plus beaux espoirs de notre France. Qu’il se conserve pour elle dans cette pureté, cette chasteté d’âme que Dieu a mise en lui. Son nom se rattache aux deux causes que mon cœur et ma raison embrassent également comme indissolubles… »


Dans cette vie de retraite et de repos dont il subissait l’obligation cruelle, qui n’était agitée que par les bruits venus de Paris, De Serre avait le temps de se recueillir et de s’interroger, mêlant parfois à ses méditations la lecture d’un livre de De Maistre ou d’Ivanhoe, le dernier roman de Walter Scott. Sans avoir le fardeau des affaires, il en gardait l’inquiétude dans ses délassemens, dans ses promenades comme dans ses lectures, et souvent il se tourmentait de recouvrer si lentement la santé. L’intérêt dont il se sentait poursuivi jusqu’à Nice le touchait profondément en soutenant son courage ; il en éprouvait une sorte d’émotion religieuse qu’il laissait percer en écrivant à sa mère et en lui racontant avec une imagination attendrie sa modeste existence de solitaire :


« C’est aujourd’hui Pâques, disait-il le 2 avril, et nous avons un beau jour ; avec du soleil et point de vent, on est comme en plein été. Tout germe, et toutes les feuilles s’épanouissent. Il faut se lever matin pour se promener avant l’ardeur de midi. Aussi faisons-nous depuis quelques jours des courses à cheval avant déjeuner… ou bien, comme ce matin, je me promène entre deux rangs de jeunes cyprès sur la terrasse qui termine le jardin et borde la mer, un livre à la main que je quitte souvent pour mes rêveries. Je repasse dans ma mémoire mes promenades semblables sur cette terrasse de Pagny, où vous veniez souvent me rejoindre. Ne pensez pas que de tels souvenirs et les sentimens qui se sont produits s’affaiblissent. Des jours aussi heureux et aussi purs ne s’effacent pas de la mémoire. Ce qui était en germe s’est développé ; de grands objets, des pensées profondes et souvent douloureuses, des devoirs effrayans me réclament et m’absorbent. Je n’en suis pas moins toujours le même ; mais tous nous sommes ou trop blâmés ou trop loués. On m’écrase en ce moment par les espérances exagérées qu’on place en moi. Quel secours à de si grands maux que la faible voix d’un convalescent ! Toutefois, chère maman, adressez à Dieu vos bonnes prières : que pour quelque temps encore il prête un corps à mon âme, l’expression à mes pensées et le souffle à mes paroles ! Il m’est témoin que je n’en veux user que pour sa gloire, pour le salut du roi et de mon pays. »


A cet accent généreux et vibrant d’une émotion intérieure, on sent le combattant agité du noble tourment de l’action, subissant le repos comme une peine, impatient de retrouver des forces pour pouvoir suivre les inspirations de son courage, au premier appel du devoir. Ceux qui croyaient que, « moitié à cause de sa santé, moitié à cause de la difficulté des circonstances, » il songeait à abandonner les affaires, ne le connaissaient guère. Il attendait, il suivait de loin le drame où il était désigné comme un acteur nécessaire, il n’entendait se dérober ni au combat ni à la responsabilité du choix de sa place dans le combat, selon le mot de M. Guizot, qui avait, lui aussi, son rôle de conseiller.

II

C’est ainsi qu’entre quelques hommes d’élite, pendant les premiers mois de 1820, à côté ou en dehors des luttes publiques, se poursuivait un débat intime dont l’objet était la situation de la France, l’avenir même de la restauration, de la monarchie constitutionnelle. Cette crise de 1820, préparée depuis plus d’une année par une série d’incidens, surtout par un réveil sensible de passions hostiles, dévoilée ou précipitée par le crime du 13 février, était certainement des plus graves. Elle résumait sous une forme dramatique un problème qui s’est reproduit bien des fois depuis qu’il y a des parlemens et des constitutions. Il s’agissait de savoir si le règne des idées et des hommes du 5 septembre allait sombrer, si à la place d’un gouvernement du centre, d’une majorité de raison et de transaction, il n’y aurait plus que deux camps opposés et tranchés, l’un réunissant toutes les nuances de la droite, depuis les « ultras » jusqu’à M. Lainé, l’autre ralliant toutes les forces du libéralisme, depuis M. de Lafayette jusqu’à Royer-Collard. Il s’agissait en un mot de la fortune de la politique modérée, soumise en ce moment à l’épreuve la plus décisive.

Tout dépendait peut-être encore de ce que feraient le centre droit et le centre gauche, ces deux groupes modérateurs, alors comme toujours intéressés à s’unir et divisés, alors comme toujours, par des susceptibilités, par des ombrages encore plus que par des incompatibilités absolues. Le plus calme des doctrinaires, M. de Barante, le disait avec une tristesse clairvoyante, « on était en disposition de se blesser, » de ne pas s’entendre et de préparer la séparation en la redoutant. Assurément, lorsque des hommes comme Royer-Collard, Camille Jordan, M. Courvoisier, s’inquiétaient de voir le ministère et ses amis les plus intimes incliner vers la droite, lorsqu’ils combattaient des mesures d’exception ou de réforme constitutionnelle, ils étaient dans la logique de leurs idées, ils restaient des libéraux sans cesser d’être des royalistes ; mais ils ne voyaient pas qu’en multipliant les difficultés, en menaçant de se replier vers la gauche, en parlant de « tirer tout à fait l’épée hors du fourreau, » ils risquaient de tout perdre, ils affaiblissaient par leur défection le « dernier ministère modéré possible » pour le moment ; ils poussaient encore plus le duc de Richelieu vers la droite, et ils n’étaient plus eux-mêmes que les alliés éloquens, la décoration et la force d’une opposition dont ils ne partageaient pas les arrière-pensées hostiles. Et les hommes du centre droit, eux aussi, pouvaient avoir raison quand ils s’inquiétaient pour la monarchie de ce feu révolutionnaire dont l’élection de Grégoire, le crime du 13 février, étaient les symptômes ; mais ils ne voyaient pas à leur tour qu’en se laissant trop aller à leurs alarmes, en s’éloignant des libéraux modérés pour se tourner vers la droite, ils abdiquaient leur rôle, ils se remettaient à la merci des « ultras. » Les uns et les autres, en se séparant, n’arrivaient qu’à s’annuler, à porter un contingent de plus dans deux coalitions ennemies placées face à face avec leurs passions extrêmes, leurs divisions et leurs incohérences. « Si nous sommes divisés, écrivait Froc de La Boulaye à De Serre, nos adversaires le sont aussi : les républicains, les bonapartistes servent sous les mêmes drapeaux, et si Camille (Jordan) et Royer ne les désertent pas, pourquoi veulent-ils que nous en désertions d’autres ? .. » C’est l’histoire invariable. Le centre droit dit au centre gauche : Séparez-vous des révolutionnaires ! Le centre gauche dit au centre droit : Séparez-vous des ultras de réaction ! Pendant que le dialogue se poursuit, les incidens se succèdent, on s’irrite, on s’aigrit, les vieux fermens s’en mêlent. « On tient pour Marius ou pour Sylla parce qu’on a jadis servi sous leurs drapeaux. » Ce qui pouvait être la force modératrice se dissout, il ne reste plus que les deux camps ennemis, — et vainement alors un homme tel que Royer-Collard, invoquant « l’ancienne majorité, » la majorité de la politique bienfaisante des quatre ans, s’écrie : « Que cette majorité sorte de ses ruines ! qu’elle se montre à la France qui la cherche, qu’elle s’élève et qu’elle élève le gouvernement avec elle au-dessus des partis ! .. » L’appel, si éloquent qu’il soit, va se perdre dans les implacables divisions des partis.

C’était l’histoire de 1820, de cette crise de trois mois qui, une fois déchaînée, allait en se compliquant par degré d’émotions publiques, d’orages parlementaires, de scissions éclatantes et d’amitiés brisées. Qu’arrivait-il en effet ? Dès les premiers momens, la lutte s’engageait autour de ces lois sur la liberté individuelle, sur la censure des journaux, sur les élections, qui avaient le malheur de ressembler à une œuvre de colère, de réaction effarée, et qui devenaient fatalement comme les étapes successives d’une agitation grandissante. Chaque jour désormais amenait de nouvelles péripéties, des explications qui n’expliquaient rien et qui envenimaient tout. Le moindre incident passionnait et troublait une chambre profondément divisée où la majorité ne tenait qu’à un déplacement de quelques voix. C’était une campagne complète, une série de batailles rangées ou de vives escarmouches en plein parlement.

La loi sur la liberté individuelle offrait l’occasion du premier choc sérieux : aussitôt se dessinait cette violente et périlleuse situation. Il était bien clair qu’il s’agissait moins de ce que disait une loi médiocre que de l’esprit qui l’avait inspirée, de ce qu’elle cachait, de la politique dont elle semblait être le gage, de l’attitude et des alliances du ministère, de la révolution et de la contre-révolution qui se retrouvaient en présence. Tous les partis se jetaient dans la mêlée avec leurs drapeaux et leurs mots d’ordre, les uns s’armant de l’attentat du 13 février, des périls de la royauté, les autres invoquant les libertés menacées, la charte mise en interdit. Les orateurs se multipliaient, — d’un côté M. Pasquier au nom du ministère, M. de Villèle, M. Corbière, portant au cabinet le secours intéressé de la droite, — du côté opposé, Manuel, Benjamin Constant, Foy, disputant le terrain pied à pied. Première bataille gagnée laborieusement par le ministère à une modeste majorité de dix-neuf voix ! — A peine la loi sur la liberté individuelle avait-elle passé, la lutte renaissait plus ardente encore sur le rétablissement de la censure des journaux. Elle était d’autant plus vive, d’autant plus passionnée, que la tribune avait une retentissante complice dans la presse, qui se sentait à la veille d’être réduite au silence, et ce qu’il y avait de grave, c’est que les libéraux, qui passaient alors pour avancés, commençaient à n’être plus seuls au combat. Les doctrinaires, à leur tour, entraient en scène. Royer-Collard avait beau promettre de se contenir, il laissait échapper son humeur morose en appelant les lois d’exception « des emprunts usuraires qui ruinent le pouvoir, alors même qu’ils semblent l’enrichir. » Des hommes de l’intimité de Royer-Collard, et liés comme lui au gouvernement par des fonctions, ne déguisaient plus la vivacité de leurs défiances et de leur opposition. Camille Jordan, qui était conseiller d’état, et qui n’avait plus qu’un souffle de vie, se traînait à la tribune pour protester contre un système qu’il accusait « d’abuser des émotions publiques pour en imposer à la raison publique, » qu’il représentait comme « réunissant tous les traits qui pouvaient blesser le plus profondément l’instinct national. » Et Camille Jordan ajoutait d’un accent ému : « Pour moi du moins, j’aurai rempli mon devoir par cette expression publique de mon vote ; j’aurai donné à ma patrie et à mon prince le dernier témoignage de fidélité. Quels que soient les sacrifices qu’il puisse me coûter, il servira à répandre la consolation sur les derniers restes d’une existence affaiblie. » M. Pasquier avait de la peine à effacer l’impression de ce qu’il appelait dans ses lettres la « douce et lamentable éloquence » de Camille Jordan.

Cette seconde bataille pour la censure des journaux, le ministère la gagnait encore comme il avait gagné la première pour la suspension de la liberté individuelle ; mais il n’en avait pas fini, il n’en avait jamais fini ! une dernière bataille, la plus décisive de toutes, restait à livrer pour cette réforme du système électoral, qui avait fait l’objet des méditations approfondies de De Serre avant son départ, que M. Decazes avait présentée aux chambres avant de disparaître, et qui soulevait tous les orages. « La loi des élections, tout est là, disaient les ministres ;… tant qu’on n’aura pas de garanties de ce côté, il n’y aura rien de fait… » La difficulté était d’obtenir d’une chambre troublée le vote d’une loi qui avait près de cinquante articles, qui ravivait les questions les plus brûlantes, qu’on accusait d’être une violation de la charte, le couronnement du système de réaction, une revanche d’ancien régime. Au dernier moment, à la mi-avril, le ministère, ému des inextricables embarras dont il se voyait assiégé, croyait se tirer d’affaire en proposant un nouveau projet, simple et sommaire, par lequel il se flattait d’échapper tout au moins au reproche de toucher à la charte. Malheureusement la loi nouvelle ainsi simplifiée n’avait plus pour la relever ni l’augmentation du nombre des députés, ni le renouvellement intégral, ni le vote public, et elle gardait ce qui froissait le plus l’instinct libéral, l’inégalité de suffrage par la création de deux collèges, un collège d’arrondissement désignant des candidats et un collège de département choisissant les députés parmi ces candidats. De l’idée première d’une réforme, qui avait sa grandeur dans l’esprit de De Serre, même dans la loi de M. Decazes, il ne restait plus qu’un expédient assez médiocre, destiné, on l’avouait naïvement, à donner une chambre « malléable et monarchique. » C’est maintenant sur ce point extrême que se concentraient toutes les passions de combat allumées et entretenues depuis deux mois par les lois d’exception.

Je ne veux que montrer la manière dont se nouait et se compliquait cette crise, qui allait devenir un véritable drame. Le ministère Richelieu n’échappait aux premières épreuves de ses lois sur la liberté individuelle, sur les journaux, que pour se retrouver aussitôt en face de difficultés nouvelles ; il se débattait et s’épuisait dans des discussions toujours renaissantes, souvent délicates, semées d’incidens embarrassans, — interpellations au sujet de M. Decazes, pétition de M. Madier de Montjau sur le « gouvernement occulte » du comte d’Artois et de ses amis. C’était d’un autre côté, de la part des libéraux, une tactique évidente de multiplier et d’envenimer ces incidens, de prolonger ces discussions par des discours enflammés ou des amendemens sans nombre, en un mot, d’émouvoir le pays et de créer une agitation d’opinion. Pour les uns et les autres, la loi des élections apparaissait désormais comme le rendez-vous de la grande et décisive rencontre, et plus cette situation se dessinait dans sa gravité, plus on approchait du rendez-vous, plus aussi tous les regards allaient chercher De Serre au loin ; on sentait plus que jamais que le garde des sceaux devenait l’homme de la situation, que son absence laissait le ministère plus qu’à demi désarmé.

Jusque-là, le ministre des affaires étrangères, M. Pasquier, avait été à peu près l’unique porte-parole du gouvernement ; les autres ministres étaient peu faîte pour la tribune. M. Pasquier seul avait tenu tête aux orages en homme toujours prêt, toujours avisé, et non sans succès ; mais M. Pasquier, politique supérieur par la raison et par le conseil, avait plus de netteté judicieuse que d’éloquence entraînante, il sentait lui-même qu’il ne pourrait suffire jusqu’au bout, et il était le premier à écrire à De Serre. : « Si je vois arriver la loi d’élection sans espérance de votre puissant secours, je serai d’un malheur tout voisin du désespoir : tout est dans cette loi… Si vous êtes à la tête de notre phalange, je n’aurai aucun doute sur le succès. Arrivez donc, mon cher collègue, mais arrivez-nous fort et vaillant selon votre coutume. » D’autres se montraient bien plus pressans. Un homme, connu alors, qui était un des plus vieux amis de Royer-Collard, mais qui ne suivait plus le chef des doctrinaires dans sa campagne nouvelle, M. Becquey, écrivait au garde des sceaux[2] : « Vous nous manquez plus que vous ne pouvez le croire… Si vous aviez été au banc des ministres, les assaillans eussent été moins osés… » Et lui aussi, le fidèle Froc de La Boulaye, après avoir recommandé à De Serre d’attendre en repos, il hâtait maintenant le retour de ses vœux et de ses sollicitations. « Vous n’assisterez pas de loin à nos funérailles, disait-il…. Notre situation est périlleuse. Il nous faut, avec l’honorable M. de Richelieu, un homme qui sente ses forces, qui en use, qui plane sur les partis, qui les contienne, et dont la voix puissante inspire la confiance ; vous pouvez être cet homme… » Le duc de Richelieu lui-même enfin, comme président du conseil, n’hésitait plus à rappeler le puissant collègue sans lequel il osait à peine aborder la loi des élections. « Votre appui et votre coopération dans cette grande lutte seront décisifs, lui disait-il, et je n’aurai plus aucune crainte quand je vous verrai à Paris. Nos ennemis ne s’endorment pas. Ceci est une guerre à mort entre le génie du bien et celui du mal. Je suis heureux de vous avoir pour compagnon d’armes dans cette lutte, que je suis bien décidé à soutenir à outrance. J’espère qu’avec du courage et de la prudence nous terrasserons les méchans sans nous laisser dominer par les fous, et nous réunirons sous notre bannière tous les hommes de bonne foi qui veulent le maintien de ce qui existe. »

Ce qu’on voulait du garde des sceaux, c’était sa parole sans doute, et, s’il ne pouvait parler, ce qu’on voulait encore c’était sa présence ; tout se réunissait pour lui fixer le moment du retour. Les appels qu’il recevait de toutes parts répondaient à ses propres résolutions, à ses impatiences, et, tandis que dans tous les camps se préparait, le grand combat pour la loi des élections, De Serre regagnait à petites journées Paris, où il rentrait le 17 mai 1820, où il était attendu avec une sorte d’anxiété ! « À mesure que votre ombre se projette de nos côtés, lui écrivait Froc de La Boulaye, on vous met en scène plus souvent et de mille diverses manières. Chacun se fait un De Serre à sa guise… »


III

Chose étrange, jusqu’à la dernière heure les doctrinaires gardaient la secrète espérance de retenir De Serre ou de trouver avec lui une transaction, ou tout au moins de l’amener à réfléchir encore, à se réserver. Ils auraient voulu devancer tout le monde auprès de lui et être les premiers à lui expliquer une situation où sa présence pouvait tout changer.

À peine était-il rentré à la chancellerie, avant même qu’il fût arrivé, M. Guizot lui adressait lettres sur lettres. « Je vous conjure de me dire à quel moment je puis aller passer une demi-heure seul avec vous… Mon cher ami, j’ai un besoin profond, irrésistible, de vous dire quelques mots. Je ne sais, je crains que les uns et les autres, nous ne parvenions guère à causer à fond avec vous, et peut-être dans huit jours nous trouverons-nous séparés sans nous être dit ce qui l’eût empêché, ce qui eût sauvé tant de choses. Je ne me résigne pas à cela… » Le duc de Broglie essayait aussi de voir le garde des sceaux, et la gracieuse duchesse, avant même de recevoir le jour suivant la visite de De Serre, se hâtait de lui écrire : « Victor attend que vous lui fassiez dire quelque chose… J’ai un si grand désir que vous ayez causé avec lui avant de vous engager, que vous ayez entendu tout ce qu’il a à vous dire de noble, de sincère, de loyal, pour vous conserver parmi nous, j’ai tant d’espoir que sa conscience et la vôtre s’entendront, se réuniront pour ne plus se quitter que je hasarde cette demande… » Royer-Collard, à son tour, écrivait à De Serre cette lettre singulière, à la fois cordiale et inquiète : « Vous voilà arrivé. On m’a dit à votre porte que j’aurais pu vous voir dans la matinée, mais que mon laisser-passer était retiré. Je n’en conclus rien, si ce n’est que vous aviez besoin de repos. Il y a entre nous de l’ineffaçable. Nous nous sommes montré nos âmes. J’ai besoin de vous répéter ce que je vous écrivais à Nice : vous êtes pour moi le dehors ! Je vous aime avec tendresse, et plus d’une fois les larmes me sont venues aux yeux en pensant à vous… Je ne vous demande que de communiquer avec moi par vous-même, par vos impressions, non par celles des autres… » Et le lendemain, après avoir vu De Serre, Royer-Collard lui écrivait encore : « Si, pour votre malheur et pour le nôtre, vous êtes engagé, au moins distinguez-vous en lettres majuscules de ce misérable ministère. Je ne vous ai pas assez dit hier que, sans cela, vous êtes perdu pour la monarchie et pour la France, et il serait déplorable que vous fussiez perdu… Peut-être dépend-il encore de vous d’imposer une conciliation : pensez-y ! » Les adjurations patriotiques se succédaient, plus vives, plus pressantes, que lorsqu’on s’écrivait entre Paris et Nice, parce qu’on touchait de plus près à la crise décisive.

Assurément De Serre rentrant à la chancellerie avait ses combats intérieurs, et il aurait voulu croire à cette « conciliation » dont parlait Royer-Collard. Il ne se faisait que peu d’illusions sur la droite, dont il n’était pas l’homme : au fond, il n’avait pas une opinion très différente de celle de ses anciens amis sur la plupart des mesures qui avaient été adoptées depuis son départ. Cette nouvelle loi des élections, pour laquelle il revenait, prêt à suivre « le rapporteur, M. Lainé, sur la brèche, » comme il le disait, cette loi surtout était loin d’être pour lui un idéal. S’il n’y avait eu que des questions partielles dans une situation régulière, on aurait pu s’entendre encore ; mais ce que les doctrinaires ne voyaient pas, c’est que depuis trois mois, sous la pression des événemens, il s’était fait entre eux et le garde des sceaux une séparation profonde, plus morale peut-être que politique, plus instinctive que raisonnée. Il y avait du vrai dans ce que Froc de La Boulaye, un jour du mois d’avril, écrivait avec une certaine finesse à De Serre : « Entre vous et les fortes têtes, — les fortes têtes, c’étaient les doctrinaires, — il y a des atomes crochus. Vous vous tenez par certains côtés ; mais vous êtes destinés à vous aimer, à vous admirer de loin : en vous rapprochant, vous ne serez pas d’accord… Tiraillés dans des sens divers, ou la force des choses soumettra vos amis à votre drapeau, ou ils déserteront avec armes et bagages… » De Serre ne cessait point certes d’être un libéral. Il était profondément attaché aux garanties parlementaires les plus sérieuses, aux institutions libres ; mais, comme il l’écrivait au duc de Broglie, il ne les séparait pas de la monarchie. Il avait le sentiment, la fibre royaliste, et depuis trois mois, quand de loin il suivait avec une attention passionnée ces débats qui agitaient le parlement, il avait été frappé de la recrudescence de toutes les hostilités révolutionnaires, des appels retentissans à l’insurrection, à un drapeau de révolution. Ce qu’il reprochait à ses anciens amis, c’était d’avoir été depuis le commencement de cette crise moins des royalistes modérés, constitutionnels, que les alliés d’une opposition agitatrice, d’avoir contribué à créer une situation violente où, au risque d’avoir à subir quelques lois médiocres, il ne restait plus qu’à tenir tête à une attaque organisée, grandissante. C’est ce qui le séparait des doctrinaires.

C’est l’esprit tout ému de ces préoccupations et de ces pensées que De Serre faisait dès le 18 mai sa rentrée dans la chambre, où son apparition était une sorte d’événement. La discussion de la loi des élections était déjà ouverte depuis le 15. Il y avait quatre-vingt-quatre orateurs inscrits contre le projet, tel que le rapporteur, M. Lainé, l’avait exposé. Foy avait le premier engagé le feu ; Royer-Collard avait prononcé un de ses discours les plus éclatans pour la défense de l’égalité de suffrage ; M. de Labourdonnaye, M. de Castelbajac, M. de Bonald, avaient parlé pour la droite, — et chaque jour, depuis la première heure, une foule bruyante s’amassait autour du Palais-Bourbon, attirée par le grand débat. La passion de la rue répondait au signal des chefs de partis.

On se trouvait maintenant en pleine action. Les orateurs se succédaient, évoquant tour à tour ces éternelles images des factions démagogiques ou de l’ancien régime. De Serre, encore faible et visiblement éprouvé par la maladie, suivait la discussion sans dire un mot, laissant tout au plus voir ses impressions aux mouvemens nerveux de sa physionomie. Il se contenait et il attendait, lorsque le 27 mai M. de Lafayette reproduisait dans la chambre une de ces scènes à demi révolutionnaires qui avaient si vivement frappé le garde des sceaux quand il était loin de Paris. M. de Lafayette, du ton dégagé et hardi d’un gentilhomme radical, se plaisait à réveiller les souvenirs de la révolution, à parler des « folies » de l’émigration, du 10 août, du drapeau tricolore, et il signifiait à peu près à la restauration qu’elle avait rompu son pacte avec la nation en violant la charte, qu’on était désormais libre envers elle. Aussitôt De Serre s’élançait à la tribune, et d’un accent frémissant il relevait tous ces défis :

« Le préopinant, disait-il, nous a entretenus de deux époques, les premiers temps de la révolution et le moment actuel. La première époque appartient à l’histoire, et l’histoire qui la jugera jugera aussi l’honorable membre… L’honorable membre a été à la tête de ceux qui ont attaqué et renversé l’ancienne monarchie. Je sais convaincu que des sentimens exaltés, mais généreux, l’ont déterminé. Il devrait être assez juste pour ne pas imputer aux victimes de ces temps tous les maux d’une révolution qui a pesé si cruellement sur eux. Ces temps n’auraient-ils pas laissé à l’honorable membre de douloureuses expériences et d’utiles souvenirs ? Il a dû éprouver plus d’une fois, il a dû sentir, la mort dans l’âme et la rougeur sur le front, qu’après avoir ébranlé les masses populaires, non-seulement on ne peut pas toujours les arrêter quand elles courent au crime, on est souvent forcé de les suivre et presque de les conduire… Mais laissons nos anciens débats et songeons au présent. « L’honorable membre déclare que les actes de la législature, que vos actes ont violé la constitution et qu’il se croit délié de ses sermens. Il le déclare en son nom et en celui de ses collègues ; il le déclare à toute la nation ! Il ajoute à ces déclarations un éloge aussi affecté qu’inutile de ces couleurs qui ne peuvent plus être aujourd’hui que les couleurs de la rébellion. Et ce scandale est renouvelé pour la seconde fois à la tribune ! Je demande quel peut en être le but. Et si des insensés au dehors, séduits, excités par ces paroles criminellement imprudentes, se portaient à la sédition, sur la tête de qui devrait retomber le sang versé par le glaive de la révolte ou par le glaive de la loi ? .. »


À ces mots, un mouvement extraordinaire remplissait la chambre. Dès lors le gouvernement semblait s’éclipser ou se concentrer dans un seul homme reparaissant après quatre mois d’absence. L’opposition sentait qu’elle avait devant elle un athlète capable de la contenir et de la dominer. L’assemblée retrouvait un guide dans cette discussion laborieuse, où à chaque instant il y avait à faire face à l’imprévu. La situation était d’autant plus émouvante qu’on voyait parfois la force près de manquer à cet intrépide combattant de la parole. Un jour même on fut obligé de lui porter à la tribune un fauteuil pour lui permettre de reprendre haleine.

De Serre n’était entré d’abord qu’incidemment dans le débat par sa vive apostrophe à M. de Lafayette. Il y entrait bientôt à fond, avec toute la supériorité de son esprit, à propos d’un amendement d’opposition que Camille Jordan avait présenté et qui aurait établi dès lors ce qu’on appellerait aujourd’hui le vote par arrondissement. Le garde des sceaux saisissait cette occasion d’embrasser la question tout entière, en analysant avec feu les conditions politiques de la France, en montrant comment était née et s’était imposée la nécessité d’une réforme de la loi électorale du 5 février 1817. Il traçait ce tableau d’un trait rapide, et ferme, en homme qui pouvait se tromper et avoir lui aussi ses illusions, mais qui cherchait certainement avec une sincérité ardente le moyen d’obtenir ce qu’il appelait « un large et vigoureux système de représentation. »

Et, chemin faisant, il relevait les objections, les contradictions, les récriminations de ses adversaires. À ceux qui voyaient déjà la France nouvelle ramenée à l’ancien régime, il répliquait avec fierté et sans craindre de réveiller des souvenirs importuns pour la droite : « S’agit-il des intérêts nouveaux ? Avant l’ordonnance du 5 septembre, le gouvernement du roi les a crus menacés, et il est accouru à leur défense. Depuis le 5 septembre, le ministère, pressé d’une foule d’autres difficultés, n’en a pas moins multiplié autour de ces intérêts nouveaux tous les gages, toutes les garanties qu’ils pouvaient désirer. Quant à nous, quels que soient ceux qui se portent aujourd’hui défenseurs de ces intérêts, nous pouvons leur dire : Quoi que vous ayez fait pour eux, vous n’avez pas fait plus que nous. » Et c’était vrai. À ceux qui accusaient le gouvernement de subir le joug d’un parti, il répondait avec hauteur que le gouvernement avait la prétention de n’être asservi à aucun parti, qu’il entendait gouverner avec indépendance, « dans les bornes de la modération et de la justice, » sans partialité et sans exclusion, et il prononçait ces mots à l’adresse de tous les partis exclusifs : « On commence par exclure et l’on finit toujours par proscrire. » Enfin à ceux qui traitaient comme un misérable expédient le dernier projet électoral du ministère, il rappelait, non sans amertume, que leur opposition avait rendu impossible un système plus large, — qu’il regrettait, quant à lui, qu’il essayait de faire revivre par son langage. Vives répliques, traits saisissans, démonstrations animées, tout s’enchaînait dans ce discours avec une ardente logique. Le rejet de l’amendement de Camille Jordan était comme le premier gage d’une victoire encore incertaine et sûrement chère à conquérir.

Un moment, au milieu de ces débats qui ne faisaient que s’enflammer en se prolongeant, où la raison avait moins de place que les passions, une péripétie singuliers éclatait ; l’idée d’une transaction reparaissait à l’improviste. Un membre du centre gauche, un ami de Royer-Collard, M. Courvoisier, reprenait le premier projet de De Serre, et, avec l’augmentation du nombre des députés, avec le renouvellement intégral, il proposait les deux collèges tels que le garde des sceaux, les avait d’abord conçus. M. Courvoisier et ses amis cherchaient visiblement une conciliation. Les négociations intimes, qui ne cessaient pas, avaient sans doute préparé ce coup de théâtre. On le dirait d’après une lettre que M. Guizot écrivait à De Serre la veille de la présentation de l’amendement de M. Courvoisier, et où il disait : « Vous voyez la position : votre loi actuelle peut passer, mais vous savez à quel prix. Voici ce que Royer, qui est hors d’état de sortir ce soir, m’a chargé de vous dire… — Tout peut être perdu ou sauvé demain. » Le fait est que le lendemain, en pleine séance, De Serre paraissait accepter la proposition, et c’est là justement qu’était la péripétie. Cette évolution apparente du garde des sceaux déconcertait la droite, étonnait les autres ministres eux-mêmes, qui désavouaient presque leur collègue. La situation pouvait encore changer de face. Puis tout à coup M. Courvoisier élevait des restrictions : il n’avait pas entendu accorder le double vote aux plus imposés dans leur arrondissement et au collège de département ! Il avouait qu’il y avait eu équivoque, et De Serre, poussé à bout, s’écriait avec impatience : « On s’est mépris, dit-on. La méprise est incroyable ! J’en suis affligé, il n’y a rien de fait ; le gouvernement tient ferme dans la défense du projet de loi soumis à la discussion de la chambre.. » Et la bataille recommençait plus acharnée ; mais déjà la question ne s’agitait plus seulement dans la chambre, elle avait passé dans la rue.

Depuis quelques jours en effet tout s’aggravait étrangement dans Paris. Les rassemblemens n’avaient cessé de s’accroître et de s’animer autour du Palais-Bourbon. Aux démonstrations libérales qui escortaient la chaise à porteurs de M. de Chauvelin, se rendant malade à la chambre, répondaient les démonstrations royalistes. On échangeait les cris, les menaces, les insultes sur le passage des députés, selon leur opinion connue. Les rixes, les conflits n’avaient pas tardé à éclater. L’effervescence bruyante, mais assez inoffensive, des premiers instans était devenue une agitation préméditée, organisée qui gagnait bientôt le centre de la ville et allait même tourbillonner autour des Tuileries. Le gouvernement avait dû déployer l’appareil de la force publique, les moyens de police ; jusqu’à des charges de cavalerie, et il en était résulté des accidens douloureux, du sang versé, des victimes dont l’une était un étudiant, le jeune Lallemand. Les funérailles de ce jeune homme étaient une occasion de trouble habilement exploitée. Tout servait de prétexte à des excitations persistantes, à une sorte d’insurrection qui, sans éclater, s’essayait partout, frémissait sans cesse aux portes de la chambre. Du 1er au 10 juin la situation de Paris avait le caractère le plus critique, et chaque jour, à l’ouverture des séances, les députés venaient porter le bulletin des troubles de la ville, de ce qu’ils appelaient les violences de la soldatesque, les excès de la répression. Le « sensible et véhément » Camille Jordan lui-même remplissait la tribune de son émotion. Benjamm Constant, Manuel, Laffitte, Casimir Perier multipliaient les accusations contre le ministère, réclamaient la suspension des séances de la chambre, la réunion de la garde nationale. Menacé à chaque instant d’être vaincu par le mal, De Serré retrouvait une énergie nouvelle et un courage à la hauteur des circonstances.

Certes il éprouvait autant de chagrin que qui que ce soit de la situation de Paris. Il avait avec ses collègues la responsabilité de la paix à maintenir ou à rétablir dans la ville ; seul pendant quelques jours, il portait devant la chambre le poids de la défense du gouvernement, faisant face à tout le monde avec une intrépidité, une énergie, une puissance de parole, qui ont fait dire depuis au duc de Broglie, témoin de ces scènes, que c’était « une lutte homérique. » Il ne se bornait pas à se défendre, il marchait droit sur ses adversaires, qu’il accusait d’avoir allumé et d’entretenir l’agitation par leurs discours. « On vient de chercher à exciter votre douleur et votre indignation, disait-il. Ces sentimens sont justes, ils doivent être profonds ; mais l’indignation doit surtout remonter aux auteurs de cette rébellion, aux hommes qui l’ont depuis longtemps préparée et qui maintenant la dirigent… Que penserez-vous de tous les efforts faits à cette tribune pour enflammer les esprits, pour les pousser aux dernières extrémités, pour diriger toute l’animadversion contre le gouvernement, pour ajouter aux malheurs, au sang versé ? Nous la redoutions, cette effusion du sang, aux premières paroles incendiaires qu’à notre arrivée dans cette chambre nous entendîmes proférer. Nous nous élançâmes à la tribune et nous dîmes : Si la révolte éclate, le sang versé retombera sur vous. Que penserez-vous de ces attaques violentes dirigées contre des lois que vous avez vous-mêmes rendues dans cette session ? Je dirai qu’alors, loin de vous, je voyais avec douleur rendre ces lois, qui ne me paraissaient pas suffisamment nécessaires, mais dont les événemens d’aujourd’hui ne justifient que trop bien la nécessité… » Et lorsqu’on proposait de suspendre les séances de la chambre, comme si la voix du parlement devait se taire devant la sédition, De Serre se relevait avec fierté, et répliquait d’une parole dominatrice : « Je n’ai qu’un mot à dire de la proposition qui vous est faite de suspendre vos délibérations. Ce n’est qu’un prétexte sans doute, mais c’est un honteux prétexte. Ce qu’on vous propose serait une lâcheté. Si véritablement il y avait danger pour vous, il ne faudrait pas suspendre vos délibérations, il faudrait faire ce que font en tous pays les assemblées délibérantes dans les circonstances périlleuses : elles se déclarent en permanence. C’est alors que les grands conseils nationaux entourent le trône de leurs forces et de leurs secours… » Ce jour-là, il dominait fièrement ses adversaires, et, quelle que fut la valeur d’une loi débattue à travers tant de dramatiques péripéties, De Serre, dans cette discussion, restait le vrai et sérieux libéral en revendiquant, en maintenant jusqu’au bout devant la sédition la liberté et la dignité des institutions parlementaires. Chose curieuse pourtant, parmi les hommes qui, dans ces luttes ardentes, ne cessaient de harceler le ministère de 1820 et ce garde des sceaux intrépide toujours sur la brèche, quel était un des plus véhémens, un des plus impétueux ? C’était Casimir Perier !

Franchissez quelques années à peine, moins de douze ans : Casimir Perier est ministre à son tour, ministre d’une monarchie nouvelle qu’il veut faire vivre. Et, lui aussi, il tient le pouvoir au milieu des séditions, des complots, des orages populaires et parlementaires. Lui aussi, il voit l’émeute dans la rue, les manifestations autour du Palais-Bourbon, le trouble dans la chambre. Il rencontre sur son chemin les hostilités implacables, les imputations outrageantes ; il est accusé d’organiser les « assassinats » avec sa police, de soudoyer les émeutes pour se donner le plaisir de les réprimer, de violer les lois, la charte, de méditer des coups d’état ! Et lui aussi, non plus seulement pendant quelques jours, — pendant des mois il fait face à tout avec une égale intrépidité, par les moyens qu’a employés son prédécesseur, qui ne changent guère avec les gouvernemens. Lui aussi, il est au pouvoir comme au combat. Il est même plus exigeant avec ses amis, dont il supporte mal la dissidence, et c’est lui qui s’écrie : « Je me moque bien de mes amis quand j’ai raison ; c’est quand j’ai tort qu’il faut qu’ils me soutiennent. » Le chef d’opposition, devenu chef du gouvernement, était fait pour se mesurer avec l’anarchie ; il aurait pu faire un retour sur lui-même, et, si je ne me défends pas de ce rapprochement, ce n’est point pour offenser une grande mémoire, c’est pour montrer par le plus illustre exemple que les hommes, quand ils attaquent leurs émules ou leurs adversaires, devraient bien songer à ce qu’ils seront peut-être obligés de faire à leur tour. Casimir Perier a été le De Serre de 1831 ; De Serre était le Casimir Perier de 1820, recevant les assauts sans se laisser ébranler, recommençant chaque jour et poursuivant à travers tout la discussion de la loi qu’on lui disputait, dont il avait à cœur d’assurer le succès.

Cependant, au point où en étaient arrivés ces débats de 1820 après vingt-cinq jours orageux, on ne pouvait aller plus loin, il fallait un dénoûment. D’abord le garde des sceaux lui-même était à bout de forces, il ne se soutenait plus que par une sorte d’héroïsme de volonté. Il le disait le soir du 8 juin : « Pour mon compte, si ça ne finit, je finirai : je suis abîmé ! » Ses amis le sentaient encore plus pour lui. M. Decazes lui écrivait : « Vous m’avez fait frémir à la tribune, et je viens de vous lire presque sans respirer. Je tremble que vous n’ayez écouté votre courage plus que vos forces et que vous ne payiez cher votre dévoûment. » D’un autre côté, l’agitation des rues commençait à plier sous une répression énergique, et dans l’intérieur de la chambre l’opposition vigoureusement contenue se sentait impuissante. La passion s’épuisait. Les uns, les plus extrêmes, hésitaient avant de pousser plus loin une résistance dont ils devraient aller prendre la direction ostensible et la responsabilité : les autres, en bien plus grand nombre, voulaient bien combattre la loi des élections, harceler le gouvernement, mais ils ne voulaient pas paraître pactiser avec la sédition : ils se sentaient responsables de la continuation des troubles. L’inquiétude gagnait les esprits les plus fermes, — et tout finissait par un amendement d’un député assez obscur, M. Boin, qui reprenait la proposition de M. Courvoisier, telle que le garde des sceaux l’avait toujours comprise. Au bout de tout, la droite, sauf quelques ultras, le centre gauche et même une partie de la gauche réunissaient leurs voix sur cet amendement, qui consacrait, il est vrai, le double vote en faveur des plus imposés, mais qui avait sur le dernier projet ministériel l’avantage de maintenir le principe de l’élection directe. Le reste n’avait plus qu’une importance secondaire.

Elle était donc votée, cette loi qui a gardé le surnom de loi du « double vote, » qui a subi l’impopularité à sa naissance, et voilà la vanité des passions humaines, elle a déjoué toutes les prédictions. Elle n’a justifié ni les craintes ni les espérances qu’elle avait inspirées. Elle n’était pas aussi violemment tyrannique qu’on le disait, puisqu’au bout de peu d’années elle n’empêchait pas l’opinion libérale de triompher par le scrutin. Elle n’était pas une œuvre de salut pour la monarchie, comme le croyaient les royalistes, puisqu’elle n’a rien sauvé. C’est qu’en définitive elle n’était qu’un incident, une sorte de mot d’ordre de combat dans une situation dont la gravité se résumait dans le réveil des hostilités révolutionnaires et dans la scission éclatante des forces modératrices de la monarchie constitutionnelle.


IV

Et maintenant ce drame qui vient de passer par toutes ces phases de correspondances familières entre Paris et Nice, de conversations éloquentes, de discussions orageuses dans la chambre, ce drame a un épilogue. — Quelle que fût la victoire du ministère, en effet, elle était payée chèrement par ces divisions et ces scissions qui se mêlaient à la crise de 1820, qui devaient avoir des suites et qui vont rejoindre dans l’histoire politique d’autres grandes ruptures entre des hommes d’élite également doués du génie de la parole.

Qui ne se souvient de ces scènes pathétiques du parlement anglais de la fin du dernier siècle où Burke et Fox se séparaient publiquement après de longues années d’une alliance affectueuse et confiante ? Ces scènes se passaient devant Pitt, qui assistait impassible aux explications émouvantes de ses deux grands adversaires, dont la querelle devenait pour lui une force de plus. Il s’agissait en apparence du bill de Québec, de l’organisation du Canada ; en réalité, c’était la révolution française qui remplissait la discussion, qui divisait les deux amis. Il y avait eu déjà quelques signes de mésintelligence à propos des événemens de France, que Charles Fox exaltait avec sa généreuse nature, dont Burke redoutait les effets pour l’Angleterre ; ce jour-là, les dissentimens d’opinion allaient jusqu’à la violence, jusqu’à un échange de récriminations amères et blessantes. « Fallait-il, s’écriait Burke en montrant Fox, fallait-il donc qu’après une intimité de vingt-deux ans, sans la moindre provocation, il me blessât dans mes croyances les plus chères et jusque dans les confidences de mon amitié ? .. À l’époque de la vie où je suis arrivé, il est peu raisonnable de donner à ses amis une cause de rupture et d’abandon ; mais je suis si fortement, si invariablement attaché à la constitution anglaise que je ne puis hésiter. — Ce n’est pas une rupture d’amitié, disait Fox. — C’est une rupture d’amitié, reprenait Burke. Je sais ce qu’il m’en coûte ; j’ai fait mon devoir au prix de la perte d’un ami. Notre amitié est finie ! » Et plus ils s’expliquaient, plus ils s’offensaient. — La rupture de De Serre et des doctrinaires, en égalant par la valeur des hommes celle des deux grands Anglais, n’avait pas eu cet éclat public ; au fond, elle avait été, bien plus que les violences de la gauche ou de la droite, le profond intérêt moral de la discussion sur la loi des élections. Royer-Collard, dans le discours qu’il avait prononcé, avait De Serre devant la pensée ; De Serre, en répondant à Camille Jordan, semblait s’adresser à Royer-Collard. C’est le duc de Broglie qui l’a dit depuis : « Il y avait une amertume d’amitié que la chambre ne comprenait pas, mais qui était entendue par ceux qui les connaissaient… On oubliait tout en présence de cette lutte, à laquelle la maladie des adversaires donnait un caractère touchant. » Camille Jordan, rencontrant De Serre, lui disait : « Je pleure sur vous. — Et moi sur vous, » répondait le garde des sceaux.

Au dernier moment, il est vrai, les doctrinaires avaient fini par se retrouver avec le gouvernement dans le vote de cet amendement de M. Boin qui avait dénoué le conflit, et ils pouvaient croire que rien n’était irréparable, qu’un rapprochement serait encore possible ; mais on avait été trop divisé de sentimens et de pensées depuis quoique temps, on s’était trop blessé ! Camille Jordan surtout avait profondément froissé le ministère, le garde des sceaux, par son attitude presque violente à l’occasion des troubles de Paris. Il y avait des positions prises de part et d’autre, et de cette situation même, qui survivait à la crise aiguë des premiers jours de juin, naissait une question qui allait achever la rupture. Royer-Collard, Camille Jordan, M. Guizot, étaient conseillers d’état ; M. de Barante était directeur des contributions indirectes. Les uns et les autres avaient des fonctions de l’état, et restaient à des degrés divers des alliés de l’opposition. Le gouvernement devait-il accepter que les mêmes hommes fussent à la fois des fonctionnaires et des adversaires ? On était alors si novice, si chatouilleux sur ces actes de parti, que la question coûtait à résoudre !

Le duc de Richelieu, plus particulièrement irrité, insistait pour les mesures de rigueur à l’égard de ceux qu’il considérait désormais comme des ennemis. Quelques autres ministres hésitaient à la pensée de frapper de tels hommes, et en songeant que l’appui des doctrinaires ne leur serait pas inutile contre les exigences de la droite. De Serre, malgré les griefs qu’il croyait avoir, eût certainement voulu maintenir ses anciens amis dans leur position, et ce n’est qu’avec peine qu’il se résignait à annoncer, avec des nuances différentes, à Royer-Collard, à Camille Jordan et à M. Guizot qu’ils n’appartenaient plus au conseil d’état. « C’est avec douleur, disait-il à Royer-Collard, que cette main qui a si souvent serré la vôtre remplit le devoir de vous annoncer qu’il a été impossible de vous conserver sur le tableau du service ordinaire du conseil. Je n’ai admis cette impossibilité qu’après de longs combats intérieurs ; mais vous savez que je n’avais épargné ni soins ni prières pour que nous vissions des mêmes yeux les périls de la royauté… Vous avez vu le danger, vous avez obstinément et vivement contrarié tous les efforts du gouvernement pour y échapper… J’espère que plus tard l’énergie naturelle de votre esprit vous sortira d’erreur et que vous serez amené par la générosité de votre caractère à nos premières et meilleures déterminations… » Et en même temps il annonçait à Royer-Collard que le roi, qui n’oubliait pas « ses services et son dévoûment, » lui accordait le titre de conseiller d’état honoraire avec une pension de 10,000 francs sur le sceau. — Les lettres à Camille Jordan et à M. Guizot étaient plus officielles ou moins cordiales, quoiqu’il y eût un dernier témoignage d’égard et de regret. Quant à M. de Barante, le plus sage, le plus modéré des doctrinaires, il était mis à part : il avait une mission diplomatique en Danemark., — où il ne devait jamais allée, comme il l’a dit lui-même avec un spirituel et laconique sentiment de dignité.

Le coup était rude, plus rude qu’imprévu, et, partant d’une telle main, il frappait deux fois ceux qu’il atteignait, qui pouvaient voir dans cet acte de représaille ministérielle une grande amitié perdue, le dernier mot d’une longue crise intime. Les uns et les autres recevaient la disgrâce dans la mesure de leur caractère et de leur esprit. Je ne parle plus de M. de Barante, qui savait concilier avec autant de tact que de noblesse ce qu’il devait au garde des Sceaux et ce qu’il devait à ses autres amis. M. Guizot, à qui on attribuait une prétendue pension qu’il aurait été censé toucher sur le ministère des affaires étrangères, mais qu’il ne touchait pas réellement, M. Guizot rejetait toute pension et mettait un peu d’affectation à revendiquer une entière indépendance. Camille Jordan se vengeait par une lettre verbeuse, pointilleuse et irritée. Royer-Collard, en écrivant une dernière fois à De Serre, avait un accent profond d’amitié blessée et de dignité émue. « Je ne dois de réponse, disait-il, qu’au dernier paragraphe de votre lettre. J’adresse cette réponse, non au ministre, non à l’ancien ami dont je détourne ma pensée, mais à l’homme sincère et vrai qui, ayant connu mes sentimens les plus intimes, saura peut-être mieux que moi mettre ma conduite dans son véritable jour. Je sais quel respect est dû au nom du roi ; ses bienfaits obligent presque comme ses ordres. Je ne voudrais pas lui désobéir, et cependant je ne puis pas accepter une pension sur le sceau en considération de mes services. » Royer-Collard, en rappelant quels avaient été ces services, en refusant un « traitement secret qui les dégraderait, » ajoutait aussitôt : « Il n’y a point de faste dans ce refus ; il m’est dicté par une répugnance invincible et pour ma seule défense. Personne n’est plus en état que vous de le faire agréer au roi par une interprétation équitable ; je vous demande ce bon office. Vous me dites que sa majesté compte sur moi ; elle rend justice à mes sentimens. Une disgrâce honorable, encourue pour son service, est un attrait de plus pour ma fidélité. »

Le duc de Broglie de son côté avait vu De Serre une dernière fois, avant le coup qui frappait ses amis ; il avait rencontré le garde des sceaux se rendant au Luxembourg, et il avait échangé avec lui « quelques paroles tristes et solennelles : » depuis « tout rapport avait cessé. » Quelques mots écrits deux mois après de Coppet par la duchesse de Broglie révèlent une amitié survivante, mais résolue à se taire. La rupture était complète !

Lorsque De Serre avait écrit ses lettres de révocation, il partait pour le Mont-Dore, où il allait se remettre de tant de luttes, et c’est là qu’il recevait l’écho du bruit que la grande démonstration d’autorité faisait dans Paris. Naturellement les royalistes triomphaient ; les libéraux modérés s’attristaient. Les lettres que les victimes avaient adressées au garde des sceaux couraient la ville. Froc de La Boulaye, qui n’avait pas cessé ses rapports avec Royer-Collard, avait attendu quelques jours pour aller le voir ; il l’avait trouvé calme, maître de lui, se complaisant dans son attitude, et il se hâtait d’écrire à De Serre : « On m’a parlé de vous avec de grands égards, mais avec un peu de froideur. On reconnaît que l’on se trouvé placé dans une situation difficile… Chacun croit avoir pour soi la raison, le bon droit, c’est au temps à prouver les erreurs… On m’a répété qu’on était convaincu que vous aviez cru bien faire, et sous le plus grand secret, avec invitation même de ne vous en rien dire, on m’a confié que la seule chose qu’on eût trouvée poignante avait été cette association de disgrâce avec Guizot, que vous aviez beaucoup plus caressé et écouté qu’il ne vous convenait de le faire et qu’on ne vous y engageait. » La malignité survivait et perçait dans la disgrâce. De Serre, quant à lui, avait emporté l’émotion profonde et durable d’une rupture qu’il avait jugée nécessaire, puisqu’il l’avait acceptée, et qu’il n’appelait pas moins un « douloureux déchirement ; » il y trouvait une « vraie peine de cœur, » et il en souffrait peut-être aussi dans sa prévoyance de ministre.

Assurément l’acte qui venait de s’accomplir n’avait par lui-même rien d’exorbitant, et M. de Richelieu, dans l’illusion de son honnêteté, pouvait croire qu’il n’y avait rien de plus simple, rien de plus conforme au régime parlementaire, que de se séparer quand on n’avait plus les mêmes opinions ; mais, dans les conditions où se trouvait la France, au point où l’on arrivait, cette disgrâce de quelques hommes d’élite avait une bien autre portée. Elle devenait, par une sorte de force des choses, le signe frappant d’une évolution plus qu’à demi accomplie, la marque visible de la prépondérance croissante des royalistes, de la fin des idées de transaction libérale qui avaient plus ou moins régné depuis le 5 septembre 1816. Ce n’était plus même la crise de la politique modérée, c’était le commencement du déclin, précédant l’éclipse, et de la politique elle-même et des hommes, qui, à leur tour, se voyaient déjà menacés de n’être plus assez purs au gré d’une réaction grandissante. Le duc de Richelieu et De Serre venaient de sacrifier les doctrinaires ; qui allait sacrifier De Serre et le duc de Richelieu ?


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre et du 1er décembre 1877.
  2. M. Becquey avait été autrefois membre de la première assemblée législature de la révolution, et en 1799 il avait été, avec Royer-Collard, du fameux conseil secret ou comité royaliste en correspondance avec Louis XVIII. C’est dire l’ancienneté et l’intimité de leurs rapports. Dans sa lettre à De Serre, M. Becquey, en parlant de la ligne de conduite des doctrinaires à ce moment, ajoutait : « C’est une de mes afflictions à cause de Royer-Collard, avec lequel j’ai passé vingt-cinq ans dans une communion parfaite de principes et de conduite… »