La Politique du libre échange
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 311-346).
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LA POLITIQUE
DU LIBRE ÉCHANGE

III.

LE RÉGIME ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE DE 1816 À 1860.



I. — restauration.


Le roi Louis XVIII fit son entrée à Paris le 3 mai 1814. À peine était-il installé aux Tuileries qu’on lui soumettait un « mémoire, au nom de MM. les propriétaires de bois et maîtres de forges du royaume, » pour le prier d’établir des droits fortement protecteurs au profit de l’industrie métallurgique. Cette pièce, que j’ai sous les yeux, porte quarante-six noms, parmi lesquels on distingue un prince, deux ducs, cinq marquis, dix comtes ou barons, sans compter les adhésions aristocratiques qui vinrent à la suite. Le 27 mai, quatorze jours seulement après l’installation du premier ministère, la chambre de commerce de Rouen, donnant l’exemple aux autres corporations de même genre, adressait au roi une pétition dont l’esprit se résume dans cette phrase : « La prohibition est de droit politique et social. Depuis le fabricant jusqu’à l’ouvrier, tous réclament, et avec raison sans doute, le droit de fournir exclusivement à la consommation du pays qu’ils habitent. » Ces deux manifestations font pressentir le système commercial qui allait se constituer, et qui devait avoir sur les destinées de notre pays une influence dont on s’étonnera, quand on en aura constaté les effets.

La chute de l’empire, en mettant fin au prétendu système continental, déterminait dans le monde industriel une sorte de cataclysme. Nos fabriques s’étaient établies et avaient dirigé leurs opérations en vue d’une utopie qui leur promettait l’exploitation exclusive du continent, et tout à coup nos lignes de douane se trouvaient brisées : l’invasion des produits étrangers se pratiquait sans obstacle à la suite de l’invasion militaire. Il eût été presque ridicule de maintenir des droits excessifs sur des marchandises qu’on pouvait introduire sans opposition. Aussi, dès le 28 avril, le comte d’Artois, agissant comme lieutenant-général du royaume, avait supprimé, ou à peu près, les taxes sur les cotons et réduit des quatre cinquièmes au moins celles qui existaient nominalement sur les sucres et les cafés. Qu’on imagine les récriminations désespérées des négocians détenteurs de ces marchandises et condamnés à vendre 3 ou 4 fr. le kilo les articles pour lesquels ils avaient payé 6 ou 8 francs de droits ! Le pouvoir né la veille était assailli de réclamations, assourdi de doléances[1]. Les fabricans de cotonnades demandaient une indemnité de 30 millions de francs, avec l’espoir d’obtenir, à défaut d’argent, une législation favorable à leur industrie. Les raffineurs faisaient valoir que leurs ateliers avaient été désorganisés pendant la période où le sucre était proscrit, et qu’on les avait mis pour longtemps dans l’impossibilité de soutenir la concurrence étrangère. Les personnages intéressés dans l’industrie des fers comme propriétaires de forêts et métallurgistes avaient institué un comité à Paris et exposaient leurs griefs dans un déluge de pétitions et de brochures dont la collection est encore curieuse.

Sans mesurer bien exactement l’importance des problèmes économiques, les hommes d’état du nouveau régime désiraient les mettre à l’étude et se faire un système ; mais ils étaient absorbés par des difficultés plus impérieuses. Les anciens ressorts financiers avaient été brisés et n’étaient pas remplacés. Le gouvernement déchu laissait un arriéré exigible de 759 millions, résultant des anticipations fiscales et des fournitures non soldées. Il eût été impolitique autant qu’injuste de méconnaître ces dettes, contractées au profit des capitalistes les plus influens. Un vote des chambres leur avait laissé le choix entre des titres de rente perpétuelle à un cours très bas ou des obligations remboursables en trois ans, portant 8 pour 100 d’intérêt et garanties par la vente de 300,000 hectares de forêts domaniales ; mais ces forêts provenaient en grande partie de confiscations, et une autre loi avait prononcé déjà que tous les biens non vendus seraient restitués aux anciens propriétaires. Le genre de liquidation adopté contrariait surtout un plan de régénération sociale au moyen du clergé, à qui on aurait attribué un riche domaine forestier pour garantir son indépendance et le rémunérer des soins qu’il aurait donnés à l’éducation publique. Ces provocations imprudentes faisaient beau jeu aux ennemis du nouveau régime : la crainte et la colère grondaient au foyer des innombrables familles entre lesquelles la révolution avait émietté les biens nationaux.

Le gouvernement royal, moins embarrassé peut-être de ses adversaires que de ses fougueux défenseurs, considérait donc la session de 1814 comme perdue pour le progrès administratif. Peut-être même lui répugnait-il de confier l’étude des questions d’avenir à une assemblée élue sous le règne précédent. Lorsque les projets concernant les douanes furent mis en discussion dans les deux chambres, il ne s’agissait que de pourvoir aux souffrances du moment, et non pas d’introduire un système définitif. L’intention nettement énoncée était non pas de généraliser les prohibitions, mais de sauvegarder l’industrie française pendant la crise par des droits fortement protecteurs. La délibération relative aux fers, longue et animée, mit en lumière beaucoup de faits instructifs. Les maîtres de forges n’osaient pas demander qu’on donnât un caractère légal à cette espèce de monopole que la guerre avait institué en leur faveur. Ils obtinrent seulement une protection équivalant à 50 pour 100 de la valeur des marchandises avec des dispositions accessoires très favorables. Les fontes ne furent admissibles que sous la forme de blocs énormes ; les fers bruts furent exclus, et les fers déjà travaillés taxés à 16 fr. 50 cent, par 100 kilogrammes.

On prohiba les produits des raffineries qui avaient cessé d’être françaises. Les fils et tissus étaient soumis à un régime étrange. Le règlement de 1806, en leur accordant un tarif protecteur, avait laissé subsister les prohibitions absolues prononcées pendant la fièvre révolutionnaire contre les fabrications des pays en guerre contre la France. La loi funeste de l’an V, qui pendant dix-huit ans avait affranchi nos manufactures de la concurrence britannique, se trouvait abrogée de fait par la paix ; mais pendant cette période les industries anglaises, surtout celles de coton, avaient acquis une supériorité décisive. Il eût été cruel de livrer tout à coup nos manufacturiers aux périls d’une concurrence écrasante : on ne pouvait pas non plus laisser en dehors du droit commun l’Angleterre, dont le gouvernement de la restauration devait rechercher la bienveillance. Il y avait un moyen d’écarter les Anglais sans trop les blesser : c’était de généraliser les lois d’exclusion, d’appliquer à tous nos alliés en pleine paix le règlement qui n’avait été jusqu’alors qu’une arme de guerre contre les ennemis. « Quelques jours de prohibition seulement, disaient nos fabricans par la voix de M. Émeric David, rapporteur du projet de loi à la chambre des députés, quelques jours de répit pour nous laisser le temps de nous reconnaître et de nous mettre sur la défensive ! » Les quelques jours furent accordés, et c’est ainsi que la prohibition, qui n’avait été depuis 1790 qu’un accident, entra d’une manière avouée dans la législation douanière.

Si les cent-jours ont laissé trace dans notre histoire économique, c’est par contre-coup. Humiliés de la défection presque générale de ce peuple qu’ils connaissaient si peu, les royalistes étaient revenus animés d’une sourde colère, bien résolus à ne plus marchander avec l’opinion et à imposer d’autorité les institutions ou les expédiens de nature à protéger le trône. Le moyen le plus simple en apparence était de créer autour du monarque une phalange conservatrice, d’adosser le trône à une aristocratie, comme disait le général Foy avec son énergique concision. « Sans privilèges, la pairie est un mot vide de sens, écrivait Chateaubriand dans son célèbre ouvrage de la Monarchie selon la Charte ; il manque à la chambre des pairs des privilèges, des honneurs, de la fortune, » et la plus grande partie du livre semble être le commentaire de ce passage. Mais une aristocratie vigoureuse, apte à jouer un rôle politique, ne s’improvise pas. Il faut qu’elle ait ses racines dans une tradition respectée, et qu’elle puise sa sève dans un subtil agencement d’intérêts. Le public de 1815 était trop en garde contre le retour de l’ancien régime pour qu’il fût facile de reconstituer ostensiblement des privilèges ; d’ailleurs le principe de la nouvelle loi électorale, le cens à 300 francs d’impôts directs, était un germe de mort pour une noblesse politique telle que la concevait la monarchie restaurée.

Les hommes d’état du jour, bien qu’ils eussent les yeux incessamment tournés vers l’Angleterre, n’avaient pas vu ce qui faisait la force de l’aristocratie britannique. Celle-ci était forte, non pas parce qu’elle formait un corps spécial dans l’état, mais parce qu’elle était assez représentée dans la seconde chambre pour y défendre ses prérogatives. Les députés des comtés étaient en grande partie les siens, surtout à l’époque des bourgs pourris. L’industrie, le commerce, la science avaient plus particulièrement pour organes les députés des villes, des bourgs, des universités. Bien que cette combinaison ait été profondément altérée par l’effet des diverses réformes électorales, elle subsiste en principe, protégée par un respect traditionnel.

En France au contraire, où le cens de 300 francs était la seule condition de l’électorat, il n’y avait pas de place dans la seconde chambre pour une représentation spéciale de l’élément aristocratique. En raison de son origine, la députation devait tendre à représenter d’une manière exclusive un seul intérêt, celui des parvenus de la classe moyenne, de ce groupe qui s’est tiré de la foule et qui aspire à s’isoler encore. Une classe appelée par la force des choses à composer toujours la majorité dans la chambre élective est souveraine dans toute l’ampleur du mot, et quand elle fait des concessions politiques au pouvoir exécutif, c’est que celui-ci lui fait des concessions d’intérêt matériel. Le gouvernement des classes moyennes, comme on a dit longtemps, était en théorie une conception séduisante. Dans ces régions intermédiaires de la société se trouvent plus qu’ailleurs le savoir, l’expérience, la décence dans la vie privée, l’indépendance de fortune, la notion des choses politiques. Tout serait pour le mieux, si les assemblées délibérantes n’avaient à discuter que des problèmes de droit public. Malheureusement à côté de la politique proprement dite, où la conscience est éclairée et le patriotisme inflexible, il y a une large place pour les questions intéressant la production, le crédit, le négoce, et sur ce terrain le tribun de la veille redevient sans s’en douter agriculteur ou industriel, banquier ou notaire. Ce contraste est surtout frappant dans les annales parlementaires de la restauration. Rien de plus passionné, de plus émouvant qu’un débat politique où un grand principe est en cause, et à cet égard nos pères pouvaient être fiers de ce système électoral qui donnait à la liberté des théoriciens si éloquens, des lutteurs si énergiques. L’ordre du jour du lendemain appelait-il une question de douane ou de fiscalité industrielle, les deux camps se rapprochaient instinctivement et se trouvaient d’accord pour la régler. Manuel votait ce jour-là avec M. de La Bourdonnaye. Ainsi alternaient en s’emboîtant pour ainsi dire l’une dans l’autre deux catégories de séances, les unes retentissantes et qui seules ont laissé des souvenirs, les autres si calmes que les historiens les ont à peine mentionnées. Dans ces dernières séances cependant étaient en germes la plupart des gros événemens accomplis depuis une douzaine d’années sous nos yeux.

Un des plus curieux exemples de cette incurie en matière économique vient ici à sa place. À l’origine du consulat, on avait imaginé, sous prétexte de discipline, de soumettre à l’obligation du cautionnement les officiers ministériels en même temps que les agens financiers. Cette mesure n’était pas autre chose qu’un emprunt déguisé ; le gouvernement du moins n’avait pas aliéné sa liberté, et on aurait pu modifier les cadres de ces corporations sans violer aucun droit. En 1815, les embarras financiers n’étaient pas moins grands qu’au commencement du siècle. On avait à la vérité un embryon de budget, mais les charges extraordinaires étaient écrasantes. Outre l’ancien arriéré, grossi du déficit de 1814 et de 100 millions pour une nouvelle contribution de guerre remboursable, il fallait assouvir les armées ennemies qui devaient occuper notre territoire pendant cinq ans. Le ministre Corvetto, réduit à faire argent de tout, eut l’idée, en dressant le budget de 1816, d’ajouter 50 millions au chiffre ordinaire des cautionnemens. Les agens du trésor, dont les appointemens sont augmentés en conséquence, se résignent aisément ; mais les officiers ministériels rétribués par le public, les notaires, avoués, avocats aux conseils, greffiers, huissiers, agens de change, courtiers de toute nature, commissaires-priseurs, éclatent en lamentations. Comment pourront-ils compenser l’intérêt d’un cautionnement doublé ? Si du moins on leur permettait de présenter leurs successeurs ? — Qu’à cela ne tienne, répond la chambre introuvable, et on inscrit dans la loi des finances de 1816 le droit qu’auront les officiers ministériels de transmettre leurs charges aux gens de leur, choix. Ainsi se trouve rétablie la vénalité des offices, un des graves abus de l’ancien régime que l’assemblée constituante avait fait disparaître. D’un trait de plume et sans qu’on y songe, on écorne la liberté industrielle, on ferme au profit de vingt-cinq mille privilégiés des carrières qui devraient rester ouvertes à la concurrence ; on crée par le trafic des offices un capital fictif d’environ deux milliards, dont l’intérêt grèvera toutes les transactions à perpétuité.

Ne nous plaignons pas trop des introuvables ; ils auraient pu faire pis encore, rétablir « le droit royal travailler, » c’est-à-dire les jurandes et les maîtrises ; quelques fanatiques les y poussaient. Un député, M. de Rougé, avait pris l’initiative d’un projet en ce sens, et un avocat de Paris, nommé Le Vacher Duplessis, courait les boutiques pour recueillir des signatures. On s’autorisait d’un projet de loi élaboré en 1813 et oublié dans les cartons d’un ministère, d’après lequel les marchands auraient été invités à racheter l’impôt des patentes au prix de 100 millions, mais avec la clause d’un rétablissement des corporations industrielles comme moyen de discipline. Le projet ne prit pas de consistance ; la chambre de commerce de Paris, qui s’est toujours distinguée par ses tendances libérales, contribua beaucoup à le faire avorter. Elle eut aussi l’honneur de faire abandonner un projet d’impôts spéciaux sur les transports et la meunerie, sur la vente à l’intérieur des fers, des cuirs, des papiers, des huiles, des tissus.

À l’arriéré des anciens budgets, aux frais d’entretien des armées étrangères était venu s’ajouter le tribut de 700 millions exigé par les vainqueurs, faible indemnité des sommes qui avaient été prélevées sur eux pendant vingt ans. Le passif exigible vers 1816 atteignait 1,200 millions. La somme était effrayante pour l’époque. La chambre introuvable, engouée de son projet de dotation en faveur du clergé, avait inquiété les capitalistes en reprenant les forêts affectées à la garantie des créances arriérées. Toute sorte de colères enflammaient les esprits, et la disette était menaçante. L’avantage de la France était de n’avoir pour ainsi dire pas de dette publique : 63 millions de rentes seulement étaient inscrits à son grand-livre. Tout le monde invoquait le crédit, et personne n’y avait foi. Les financiers accrédités, le duc de Gaëte, le marquis Germain Garnier, ne croyaient pas qu’il fût possible d’exécuter un emprunt normal. Le ministre Corvetto ne trouvait pas à négocier raisonnablement 6 millions de rentes qu’on avait mis à sa disposition comme ressource extraordinaire. On se ralliait cependant à un plan de crédit proposé par Laffitte, mais sans y compter beaucoup. Un grand remueur d’affaires chez qui la dextérité dans le tour de main devenait parfois du génie, Ouvrard, rompit la glace et donna l’impulsion. Il imagina de payer les étrangers avec leur propre argent, c’est-à-dire de faire accepter aux puissances créancières de la France les rentes offertes par l’entremise des maisons Hope et Baring, qui se chargeraient de les négocier. Il connaissait assez bien son monde financier pour savoir que les capitalistes de Paris se précipiteraient sur la rente française dès qu’ils la sauraient prise par les grands banquiers de Londres et d’Amsterdam. Si la conscience d’Ouvrard est restée chargée de quelques peccadilles financières, il mérite l’absolution pour le grand service qu’il a rendu à la France en cette occasion. À part le succès politique, la rente française est devenue depuis cette époque une valeur des plus recherchées. Les diverses négociations en 5 pour 100 faites avant 1830 se sont élevées du chiffre de 57 francs 51 centimes, accepté par MM. Hope et Baring, jusqu’à 89 francs 55 centimes. Les bénéfices réalisés entre cette marge par les grands banquiers ont formé des accumulations de capitaux qui sont venus s’immobiliser dans l’industrie française et l’ont régénérée.

J’ai dit que le gouvernement royal, à son avènement, s’était défendu de s’engager en matière de douane, se réservant d’élaborer un système à loisir. À travers les luttes politiques de la seconde restauration, sa liberté d’action se trouva plus enchaînée que jamais. D’une part, il était dominé par l’idée fixe de constituer une noblesse conservatrice qui lui fournît un point d’appui, et de l’autre le mécanisme électoral le subordonnait de plus en plus à la domination des grands chefs d’industrie. Ces deux influences, quoique hostiles, le poussaient dans la voie du système prohibitif : il en connaissait vaguement les écueils, et il désirait les éviter ; mais il était faible, et le peuple, indifférent à ces problèmes, ne le soutenait pas plus sur le terrain de l’économie sociale que sur celui de la politique. Le pouvoir s’en tint donc à un système dont M. de Saint-Cricq, directeur-général des douanes, a fourni la brillante expression. On condamna la prohibition comme principe permanent, mais on reconnut la justice et l’opportunité d’une protection pour l’industrie nationale. La différence était dans les mots plus que dans les choses. Les industriels ne se croient suffisamment protégés que lorsqu’ils sont affranchis de l’effort et mis à l’abri de la concurrence.

On ne procéda pas d’abord en vertu d’un plan d’ensemble. Les projets soumis aux chambres jusqu’en 1820 semblent être des concessions faites à des importunités. Ainsi dès 1816 les fabricans de tissus se font autoriser à employer les agens de la douane pour rechercher et saisir jusque dans les ateliers des confectionneurs et des marchandes de modes les étoffes qui ne sont pas d’origine française. Cette rigueur exceptionnelle a perpétué et fortifié en leur faveur la prohibition, qu’ils n’avaient sollicitée que pour quelques jours. Les ports de mer obtiennent que les denrées coloniales ne soient pas introduites par voie de terre. Bien que nos tréfileries ne puissent pas fournir la quantité de fil métallique destiné à la confection des épingles, elles font élever à 1 franc par kilo le droit sur les laitons étrangers. Chaque localité, chaque industrie introduit à tour de rôle sa petite demande, et la majorité enchérit presque toujours sur les concessions du ministère.

Les agriculteurs n’étaient pas les derniers ni les moins ardens à réclamer la protection. Les doléances dont ils fatiguaient les deux chambres n’étaient pas désagréables à la monarchie restaurée : cela autorisait son espoir de trouver son point d’appui dans une espèce d’aristocratie territoriale. Lorsqu’en 1819 M. Decazes présenta le projet qui était la première ébauche de l’échelle mobile, il déclara franchement que « la disposition de la loi était essentiellement calculée dans l’intérêt de la propriété. » L’idéal du jour était d’assurer aux grains un prix « rémunérateur », c’est-à-dire assez élevé pour que le propriétaire pût être plus exigeant avec ses fermiers, ou vendre son fonds avec plus d’avantage. La mobilité des tarifs devait agir de manière que l’importation et l’exportation fussent alternativement favorisées ou empêchées à mesure que les cours des marchés publics s’éloigneraient plus ou moins du taux considéré comme normal. Il avait été constaté dans les ports de la Méditerranée que, sur cent quarante navires apportant les grains de la Mer-Noire, dix seulement étaient français. Que vont faire les armateurs de Marseille, de Toulon et de Cette ? Aviseront-ils aux moyens de naviguer aussi économiquement que les Grecs et les Génois ? Il est bien plus simple de demander à la chambre que la navigation étrangère soit surtaxée ? Les propriétaires accueillent d’autant mieux la demande des armateurs, qu’une surtaxe de 1 franc 25 centimes par hectolitre de grains ou de 2 francs 50 centimes par quintal de farine est un obstacle de plus à la concurrence étrangère.

C’était encore une pensée bien chimérique que celle d’établir une féodalité agricole, ayant pour base, comme en Angleterre, le monopole des grains. Le domaine cultivable est limité chez nos voisins et partagé entre un assez petit nombre de familles opulentes qui, avant la réforme, n’avaient pas de concurrence à craindre et restaient maîtresses des prix. En France au contraire, il y avait beaucoup de terrains disponibles, et il était naturel que la culture des céréales s’étendît sous l’illusion des prix séduisans que la loi assurait. Cette émulation, coïncidant avec des saisons favorables, amena une abondance décourageante. Les fermiers voyaient avec effroi les prix de vente baisser au milieu d’une tendance générale à l’augmentation des fermages. Stupéfaits d’un pareil phénomène, les inventeurs de l’échelle mobile se persuadèrent que la machine ne fonctionnait pas avec assez d’énergie, et qu’il fallait la fortifier. Le double vote venait d’être introduit dans la constitution. La grande propriété territoriale était devenue prépondérante dans les deux assemblées ; on prit à tâche de remanier l’échelle mobile, et elle sortit de cette seconde élaboration avec une force presque prohibitive. Il est juste de rappeler au surplus qu’à l’exception de Benjamin Constant et de Voyer d’Argenson, qui furent très énergiques, la gauche et la droite restèrent le plus souvent à l’unisson. C’est dans une de ces mémorables séances qu’un grand manufacturier membre de l’opposition, Humblot-Conté, émit ce principe, aussi faux qu’inhumain, que le bas prix des vivres engendre l’indolence chez les ouvriers, et qu’il est bon que la cherté les enchaîne au travail. En somme, on admit une forte élévation de l’échelle régulatrice des prix, pour réduire à presque rien la concurrence des grains étrangers. La loi fut votée à une grande majorité par les députés, à l’unanimité et sans discussion par les pairs.

La loi sur les céréales n’ayant pas les vertus qu’on en attendait, les grands propriétaires se retranchèrent sur un terrain où ils ne pouvaient plus être suivis par les cultivateurs nécessiteux, qui se comptent chez nous par millions. Ils réclamèrent la protection comme producteurs de viandes, de laines, de cuirs, de suifs. En 1822, le gouvernement ayant proposé un droit de 30 francs par tête sur les bêtes à cornes et les chevaux, la commission de la chambre l’éleva à 50 francs, en regrettant de ne pouvoir faire davantage. Le droit à l’entrée des suifs passa proportionnellement de 2 fr. 50 cent. et 5 francs par quintal, suivant le mode d’importation, à 15 et 18 francs. Les laines étaient restées jusqu’en 1820 sous l’empire d’une tradition remontant à Colbert, et que pour cette raison la restauration aurait voulu respecter : on empêchait la sortie des laines au profit des manufactures de draps. L’intérêt agricole, se sentant la consistance d’un parti politique, commença à réagir énergiquement contre cette combinaison. Il réclamait non-seulement le droit de vendre ses laines à l’extérieur, mais encore des entraves à l’introduction des laines étrangères, meilleures que les siennes. Là-dessus, grand débat entre les éleveurs de moutons et les fabricans de tissus. Imaginez les angoisses et les périls des ministères entre ces anciens seigneurs du sol, que la monarchie considère comme ses alliés naturels, et les nouveaux seigneurs de l’industrie, invoquant Colbert et Napoléon, montrant derrière eux leur clientèle d’électeurs à 300 francs ! Après six ans de luttes, de compromis, de remaniemens des tarifs, les producteurs réconciliés signèrent la paix sur le dos des consommateurs. On restreignit l’entrée des laines par un droit de 30 pour 100 sur la valeur ; en même temps on accorda aux fabricans de tissus des primes d’exportation proportionnelles à la plus-value factice des laines indigènes. Les primes, devant être acquittées sans justification préalable des droits perçus à l’entrée, étaient, non pas le drawback ordinaire, mais de véritables subventions. Ainsi l’industriel gagnait doublement, puisqu’il pouvait vendre sa marchandise cher à l’intérieur au moyen de la prohibition et bon marché à l’étranger au moyen de la prime payée par les contribuables français.

Je glisse sur plusieurs tarifs protecteurs obtenus par l’industrie agricole pour les fromages, le houblon, le chanvre et le lin. Ce que protection voulait dire, M. de Bourrienne l’a expliqué assez naïvement, parlant comme rapporteur d’une des lois que je viens de résumer : « Le législateur, en frappant d’un droit à l’importation certains objets, a pour but qu’il n’en entre point ou le moins possible. » On peut encore attribuer à l’influence du parti agricole, c’est-à-dire aux propriétaires de forêts, le remaniement de la législation concernant la métallurgie. La phalange des ducs, marquis ou comtes qui, dès 1814, avaient entouré le trône à peine relevé pour demander l’exclusion des fers étrangers s’était sans doute fortifiée vers 1822. À cette époque, la fabrication française était stationnaire depuis un quart de siècle : tout se faisait au bois et au marteau. Les gros fers de première qualité se cotaient 600 francs la tonne. En Angleterre, la fonte et l’affinage se faisaient à la houille, l’étirage au laminoir : les fers étaient cotés 230 francs au plus. Quand une industrie se montre inférieure à ce point, est-ce en l’isolant par la protection qu’on peut la relever ? Le problème est d’une solution moins difficile qu’il ne paraît au premier abord. Ou le pays a des ressources pour l’industrie négligée, ou il n’en a pas. Dans ce dernier cas, ce qu’il y a de mieux à faire est de ne pas se raidir contre la nature des choses. Si au contraire les circonstances sont favorables, les étrangers ne manquent pas de venir pour en tirer parti. Les Anglais avaient probablement bonne idée de nos ressources métallurgiques, puisqu’ils commençaient à venir pour les exploiter. Ils élevaient des usines à l’embouchure des grandes rivières, à Nantes, à Rouen, à Bordeaux. Nos maîtres de forges leur reprochaient avec un aveuglement jaloux de n’emprunter à la France que son sol, d’amener d’Angleterre les capitaux, les outils, les fontes, les ouvriers. Il aurait fallu les remercier : c’étaient des professeurs qui venaient nous instruire, et dont les leçons méritaient d’être payées.

La spéculation des étrangers qui venaient s’établir chez nous avait pour base la différence dans les prix de la fonte anglaise obtenue à la houille et de la fonte française au bois, ce qui, avec des procédés perfectionnés pour l’affinage et l’étirage, promettait de beaux bénéfices. La loi douanière de 1822 renversa cette combinaison. Le ministre, cédant aux sollicitations, avait consenti à présenter un projet augmentant le droit sur les fontes de 22 à 88 francs et le droit sur les gros fers de 165 francs à 246 francs la tonne. La commission, toujours poussée à enchérir sur le gouvernement, éleva les droits à 99 francs sur les fontes et à 275 francs pour les fers, ce qui frappait d’une augmentation d’environ 120 pour 100 la valeur naturelle des articles anglais. Les divers produits ayant le fer pour élément étaient surtaxés dans la même proportion. Un mémoire de Héron de Villefosse, un de ces vieux écrits qu’on aime à relire, parce que la science s’y présente avec les caractères d’une profonde honnêteté, nous permet d’apprécier les résultats de cette tarification nouvelle. Dans la supposition qu’une industrie vitale affranchie, ou à peu près, de la concurrence devait donner de gros bénéfices, les capitalistes s’y étaient précipités avec entraînement. On estime à 30 ou 40 millions les sommes aussitôt offertes pour fonder des usines. Comme les spéculateurs sont impatiens de jouir, on consacra presque tous ces capitaux à l’opération la plus facile : on multiplia les forges à la houille et au laminoir. L’essentiel aurait été le traitement de la fonte à la houille ; mais cette opération exige une installation longue et dispendieuse : elle ne devient avantageuse que lorsqu’on a la houille à très bas prix, soit qu’on la trouve sur place, soit qu’on dispose d’une bonne canalisation. En 1822, ces conditions n’étaient pas faciles à réaliser : il se forma très peu de hauts-fourneaux suivant la méthode anglaise. À défaut de fonte au charbon de terre, les nouvelles affineries se disputèrent les fontes au charbon de bois, qui atteignirent des prix excessifs. La multiplication des usines, au lieu d’abaisser les prix des fers, ne servit ainsi qu’à les exagérer. A. qui profita la hausse ? Aux propriétaires de forêts, qui tenaient toute la fabrication, puisque sans eux on ne pouvait pas faire de fonte. Le prix du bois doubla dans les deux ou trois années qui précédèrent 1826. Or, comme le revenu net des forêts, y compris celles de l’état et des communes, était évalué avant la hausse à 85 millions de francs, on peut se faire une idée de l’augmentation de revenus assurés à la propriété forestière par la loi destinée en apparence à développer l’industrie des fers.

On voit la tendance : il n’est pas nécessaire d’épuiser la série des mesures prises pour forcer le consommateur français à payer cher des articles qu’il aurait pu obtenir de l’étranger à bon marché. Un jour on repousse par des prohibitions ou des droits excessifs les cachemires, les soieries, les nankins, les tissus d’écorce venant de l’Asie, un autre jour les produits chimiques, les aciers, les machines, les menus outils. Ce serait encore une curieuse histoire que celle des prétentions contradictoires, des demandes qu’il n’a pas été possible d’accueillir. Les admirateurs fanatiques du passé, qui ne manquaient pas dans nos assemblées, regrettaient le système colonial de l’ancienne France : peu s’en fallut qu’ils n’obtinssent la prohibition absolue des sucres étrangers. On refoula ces sucres en 1822 par une surtaxe de 55 centimes par kilo, qui infligea aux consommateurs un surcroît de dépense annuelle évalué à 12 millions.

Un tel régime commercial, qui repoussait autant que possible les articles étrangers et tendait à caserner notre industrie à l’intérieur, avait des effets déplorables pour la navigation marchande. Les transports ne deviennent nombreux qu’en raison du bon marché, et comment naviguer à bon marché, si les élémens du fret sont insuffisans, s’il faut payer plus cher que les concurrens les objets nécessaires pour la construction et l’armement des navires. Comme il y avait un grand intérêt national à ne pas laisser dépérir la marine marchande, on lui accordait tous les dédommagemens qu’elle s’avisait de demander : le monopole du cabotage, le droit exclusif d’apporter les denrées coloniales, des prélèvemens sur le tonnage des vaisseaux étrangers, un agencement de tarifs différentiels, des primes en argent pour la pêche lointaine et l’interdiction d’importer les poissons de pêche étrangère. La chimie étant parvenue à dégager les matières colorantes des bois de teinture, les manufacturiers se contentaient d’introduire ces extraits, qui pesaient infiniment moins que la matière brute ; nos armateurs les firent prohiber, afin de conserver le fret que leur procurait le transport des bois. Ayant obtenu vers 1820 que les vaisseaux des Américains fussent surtaxés, ceux-ci suspendirent leur envoi de coton, et il fallut pendant quelque temps aller chercher cette matière indispensable à nos manufactures dans les entrepôts de l’Espagne et de l’Angleterre[2].

Après la loi du 17 mai 1826, le régime prohibitif se trouva complété chez nous. Il préexistait dans les instincts de notre population industrielle, et il avait été préparé par diverses mesures des gouvernemens antérieurs. Le gouvernement de la restauration le constitua à l’état de doctrine politique. Il serait peut-être bien rigoureux d’en faire un grief contre lui. Propriétaires, commerçans, manufacturiers, armateurs, compagnies financières, comités industriels, chambres de commerce, la droite et la gauche parlementaires, la publicité presque sans exception, exerçaient sur lui une pression incessante. À toutes les belles phrases sur la protection du travail national, sur l’affranchissement des tributs payés à l’étranger, la foule sans nom et sans voix ne savait qu’applaudir. D’ailleurs l’industrie prenait à vue d’œil un essor qui pouvait faire illusion. Elle accomplissait depuis 1820 un mouvement de transformation des plus curieux. Renonçant à ces bénéfices de 20 ou 30 pour 100, qui lui rapportaient peu en définitive, parce qu’on ne vendait pas beaucoup, elle adoptait les moteurs puissans, perfectionnait son outillage ; elle s’organisait, suivant la méthode anglaise, pour produire beaucoup et s’enrichir par de petits bénéfices sur des objets à bon marché vendus par grandes masses. Les usines de tout genre qu’on improvisait, les canaux à creuser, les compagnies financières, la nouveauté de grands emprunts réalisés facilement, l’amélioration des finances publiques, les progrès évidens du bien-être, entretenaient une animation séduisante. Pour se défier du système, il fallait être un de ces rêveurs qui poussent à bout leurs analyses impitoyables en dépit des préjugés et des apparences.

Cependant, à partir des deux dernières années de la restauration, le doute commençait à se glisser dans les conseils du gouvernement. On entrevoyait que si l’on continuait à surévaluer d’un côté les alimens, de l’autre les étoffes, ici les bois et là les fers, il résulterait de tout cela un enchérissement général qui ne serait peut-être point toujours compensé par de bons salaires. L’étranger entrait d’ailleurs dans la voie des représailles : l’Espagne, la Suisse, le Piémont, la Hollande, la Prusse, la Bavière, Bade, le Wurtemberg, la Suède, répondaient à nos prohibitions en repoussant nos vins et nos soieries. À un autre point de vue, il devenait évident que la bourgeoisie industrielle, imprégnée des idées libérales, ne tarderait pas à être prépondérante, même dans l’ordre politique. Malgré le double vote, chaque élection lui faisait une place plus large dans la chambre. Le producteur, opposé comme type au privilégié oisif, fournissait aux journaux un argument de polémique, et le beau rôle dans les vaudevilles était toujours pour le brave colonel devenu banquier ou maître de forges. Une inquiétude jalouse gagna donc le pouvoir. Il eut la velléité de réagir. M. de Saint-Cricq, appelé au ministère de l’intérieur par M. de Martignac, institua dès 1828 une commission d’enquête chargée de rechercher si l’on n’avait pas poussé jusqu’à l’excès le principe de la protection. Cela n’aboutit qu’à la présentation d’un projet de loi dont la discussion fut éludée par des ajournemens successifs. Il y avait en ce moment recrudescence de fièvre politique : les seuls problèmes capables de passionner la foule étaient ceux qui touchaient à l’existence de la dynastie, et les conflits industriels ne furent pour rien dans la révolution qui renversa les Bourbons de la branche aînée.


II — MONARCHIE PARLEMENTAIRE.

La révolution de 1830 allait transférer la puissance effective à la bourgeoisie constitutionnelle, qui était en possession de la popularité depuis dix ans. Cette souveraine apportait, comme don de joyeux avènement, la négation du droit divin, l’abolition de la pairie héréditaire, la suppression du double vote, l’abaissement du cens électoral à 200 francs et de la limite d’âge à vingt-cinq ans, une réduction de moitié dans le cens d’éligibilité, la responsabilité ministérielle, l’initiative des projets de loi rendue aux deux chambres en partage avec le roi, des garanties pour la liberté de conscience par l’abolition de la religion d’état et de la loi du sacrilège, l’application du jury aux délits de presse et aux délits politiques. À cette époque, le pays, pris dans son imposante majorité, ne voyait guère au-delà de ce programme. Quant à la portée économique de ces changemens, à leur influence sur les phénomènes commerciaux, on s’en inquiéta peu. Le monde politique n’avait pas pour habitude de se placer à ce point de vue pour envisager les faits. À part peut-être quelques rêveurs laissés à l’écart comme des sectaires, on ne remarqua pas tout d’abord que l’abaissement du cens à 200 francs, en amenant sur le terrain politique plus de cent mille électeurs recrutés dans la clientèle de la grande industrie, allait prêter une force irrésistible au régime commercial qui excitait déjà de nombreuses réclamations, quoiqu’il n’eût encore que peu d’années d’existence.

Le gouvernement de juillet ne tarda pas à éprouver les inconvéniens de cette prépondérance : loin de la favoriser, comme on l’en a accusé, il aurait bien voulu pouvoir la restreindre ; on va même voir que la résistance timide, abandonnée aussitôt qu’essayée, a été, au point de vue économique, le caractère distinctif du règne. Les tentatives pour relâcher les rigueurs du régime commercial et limiter autant que possible le terrain conquis par le monopole se renouvellent fréquemment pendant les premières sessions : elles sont à chaque fois paralysées ou faussées par des majorités compactes et résolues. Trois projets concernant les douanes sont introduits, en décembre 1831, par M. d’Argout, en décembre 1832 et février 1834, par M. Thiers. On les met à l’étude dans les bureaux, on leur consacre de volumineux rapports qui, par une sorte de fatalité, arrivent toujours trop tard pour être discutés utilement.

L’échelle mobile pour le commerce des grains avait donné des résultats tout contraires à ceux qu’on avait annoncés. Pendant la série des bonnes récoltes (1821-1826), elle n’avait pas empêché l’avilissement des prix ; dans les années médiocres ou mauvaises (1827-1830), le pouvoir avait remarqué qu’elle créait un danger en faisant obstacle aux importations devenues nécessaires. On avait dû la suspendre par ordonnance en 1830, avec promesse de soumettre la loi à la révision. En effet, le gouvernement proposa en 1832 des combinaisons nouvelles qui, sans supprimer les tarifications arbitraires, élargissaient beaucoup le champ de la concurrence. Quelques orateurs d’un libéralisme trop éclairé pour faire fausse route en pareille occasion, MM. le duc d’Harcourt, Duvergier de Hauranne, Alexandre de Laborde, firent entendre des paroles aussi sensées que généreuses. Il suffit pour les effacer de ces mots prononcés par M. de Saint-Cricq : « Le jour où la chambre et le gouvernement auront abandonné la protection de l’industrie agricole, ce jour-là sera la veille de celui où ils abandonneront la protection de tous les produits industriels. » Le rapporteur, M. Charles Dupin, rassura les consciences indécises en affirmant que le prix des salaires est toujours en rapport avec celui du pain, et que le prolétaire n’a qu’à perdre à l’abaissement du prix des blés, doctrine contraire à l’évidence, mais que les prohibitionistes ont trouvée bonne, et qui est restée dans l’arsenal de leurs armes défensives. La timide réforme essayée par le gouvernement fut donc repoussée, et on revint à l’ancienne échelle mobile, avec quelques modifications plus apparentes que réelles. On supprima par exemple la prohibition que le système antérieur admettait en certains cas, mais on modifia les chiffres régulateurs de manière à ce que les entrées et les sorties de grains ne fussent pas plus faciles que par le passé. Ainsi amendée pour un an seulement et à titre d’essai, la législation de 1832 n’en a pas moins été maintenue jusqu’au commencement de la présente année.

En 1834, M. Duchâtel étant ministre, le gouvernement prend à tâche de résoudre un problème qu’il a sans doute formulé ainsi : « chercher le point ou la prohibition pourrait être supprimée, tout en conservant à l’industrie une protection assez efficace pour ne pas jeter l’alarme et la désunion au sein des majorités parlementaires. » On se flatte d’éclairer doucement les esprits et de trouver un point d’appui dans l’opinion, en ouvrant une grande enquête à la manière anglaise. À cette annonce, une sorte de coalition s’ourdit instinctivement. Les chambres de commerce font entendre un concert de doléances. Les plus modérées sont celles qui veulent bien admettre une réforme lentement progressive ; mais à Rouen, Lille, Amiens, Saint-Quentin, Reims, Mulhouse, les chambres officielles et les comités particuliers protestent énergiquement contre toute modification au régime en vigueur. On intimide le pouvoir en affirmant que la réduction du travail national, amoindrissant le prix de la main-d’œuvre, aurait pour effet d’augmenter l’effervescence déjà trop redoutable de la classe ouvrière. La chambre de Roubaix ose terminer son manifeste par ces mots : « Souvenez-vous surtout qu’un salaire abaissé a deux fois soulevé Lyon ! » L’enquête est commencée sous cette impression de crainte. À propos des fers et des charbons, des tissus et des poteries, on interroge seulement des maîtres de forges et des propriétaires de mines, des filateurs et des faïenciers. Ceux-ci répondent presque généralement par des données statistiques présentées de manière à démontrer que l’industrie française s’exerce dans des conditions d’infériorité, et qu’elle doit rester sur la défensive, humblement repliée sur elle-même.

Un honorable ingénieur racontait, il y a peu de jours, qu’ayant été appelé par un filateur des environs de Rouen, décédé aujourd’hui, celui-ci le conduisit dans une chambre basse et dégradée où se trouvait un vieux métier hors de service. « C’est dans cette pièce, dit-il, que j’ai commencé mon établissement. Ce métier était le seul que j’eusse alors. Je le manœuvrais moi-même et je couchais à côté sur un matelas. Aujourd’hui j’ai quatorze fabriques, et il y en a dont l’installation m’a coûté plusieurs millions. » Tout en faisant une large part au mérite personnel de ce fabricant et aux circonstances qui l’ont pu favoriser, on avouera que notre système douanier a dû être pour quelque chose dans sa fortune. Il m’a semblé curieux de rechercher quelle avait été sa contenance dans l’enquête de 1834. Cette question lui est posée : « Pensez-vous que la prohibition puisse être remplacée par un droit calculé de manière à protéger notre industrie contre la concurrence étrangère ? » Voici la réponse : « Je ne pense pas que ce moyen soit bon, nous ne sommes pas en position d’établir nos produits à aussi bas prix que nos voisins. Le droit protecteur qu’on nous propose ne nous mettrait pas à l’abri de la fraude. D’ailleurs un grand nombre d’établissemens de filatures n’auraient pas été construits, si les propriétaires n’avaient compté sur la prohibition du système qui nous régit. » Cette réponse résume toutes celles qui ont été faites dans l’enquête de 1834 ; elle nous fait toucher du doigt le fait essentiel : les fabriques qui s’élèvent, non pas parce qu’elles sont dans des conditions naturelles d’existence, mais en vue des prix fictifs résultant de la législation.

Ainsi s’évanouit l’espoir de frapper la prohibition dans son principe, de procéder régulièrement aux réformes. L’art de grouper les intérêts industriels dans les chambres comme l’art de mettre en relief les misères de l’atelier entrent pour beaucoup dans la tactique des partis. Sur toutes ces questions, les hommes que la politique réunit dans les cabinets sont loin d’avoir des idées nettes et homogènes. L’urgence de remanier un règlement ou un tarif se fait-elle sentir, c’est la pression la plus forte qui l’emporte ; il en résulte une certaine incohérence dans les mesures économiques qui se succèdent. En 1836, au moment où l’établissement des voies ferrées est mis à l’ordre du jour, le gouvernement fait adopter une réduction d’un cinquième sur le tarif des fers à la houille ; mais la chambre maintient l’ancien tarif pour les fers au bois. La commission aurait même voulu qu’on abaissât à 5 francs par 100 kilos le droit sur les rails, que nos usines ne peuvent pas encore fournir. Pour faire avorter cette motion, M. Thiers n’a qu’à s’écrier avec une entière assurance que l’on aurait assez de rails chez nous, et qu’il trouverait beau que la France arrivât à construire cinq lieues de chemin de fer par année. Les manufacturiers de Lille et de Rouen protestent contre l’introduction des filés fins, autorisée par ordonnance ministérielle, mais ils obtiennent des facilités pour l’achat des charbons. Le gouvernement, constatant renchérissement de la viande, voudrait bien abaisser les droits et substituer la taxe au poids à la taxe par tête. Les protectionistes se rallient à la voix du maréchal Bugeaud, qui s’écrie qu’une invasion de bestiaux étrangers serait plus funeste qu’une invasion de Cosaques ! Bref, les conflits d’intérêts se renouvellent sans cesse ; mais au lieu d’amener des débats de principes, ils deviennent des batailles pleines de hasards.

Vers 1840, la prohibition existait chez nous de droit ou de fait par l’exagération calculée des taxes protectrices. Or quel est l’effet de la prohibition dans l’économie intérieure d’un pays ? C’est de déterminer une augmentation de prix égale à la plus-value de chaque article comparativement au prix que paierait le consommateur, s’il était libre de s’approvisionner en tous lieux et sans entraves. On a calculé par exemple que de 1815 à 1857 inclusivement la France a payé pour ses fers 2,499,600,000 francs au-delà de ce que les mêmes fers auraient coûté sur les marchés anglais. Ce serait une plus-value de 58 millions par année. Ce calcul n’est pas d’une exactitude rigoureuse. Dans l’hypothèse d’une liberté générale et absolue, si tous les peuples allaient demander le fer au pays qui le produit au meilleur marché, il est certain que le prix de vente se relèverait en ce pays, et atteindrait bientôt un niveau qui permettrait aux autres peuples d’entrer en concurrence. Il est donc exagéré d’évaluer à 58 millions par an la plus-value payée par la France à ses métallurgistes ; mais il n’en est pas moins vrai que la dépense pour l’usage du fer a excédé de beaucoup ce qu’elle aurait dû être, et on concevra sans peine qu’un sacrifice analogue, répété pour chaque objet de grande consommation, était de nature à porter le trouble dans l’économie nationale. Cette cherté relative et toujours croissante était trop évidente pour qu’on cherchât à nier le fait ; mais, sous l’illusion que le prix du salaire s’équilibre nécessairement avec celui des objets les plus essentiels, on n’entrevoyait pas qu’il y eût souffrance infligée à la classe ouvrière et péril pour la société. On attachait en général une certaine idée de patriotisme à la défense de ce « travail national, » qui assurait, pensait-on, les moyens d’existence à ceux qui n’ont d’autre ressource que leur labeur quotidien ; le plus souvent même les ouvriers avaient à cet égard les mêmes idées que leurs patrons.

Il faut en effet une grande habitude de l’analyse économique pour discerner le rapport qui unit le problème du libre échange à celui des misères du prolétariat. Les prix des marchandises échangeables sont réels ou factices : réels quand ils sont la résultante des transactions libres tant à l’intérieur qu’avec l’étranger, factices dès qu’ils sont faussés par quelque réglementation arbitraire. Or, dans toute installation industrielle, les calculs ont pour base le bénéfice probable, c’est-à-dire la différence existant entre le prix de revient et la valeur mercantile de l’article qu’on veut produire. S’il arrivait qu’un droit d’octroi à Paris ramenât le prix du sucre au taux où il fallait le payer sous le système continental, on verrait aussitôt les terrains de la nouvelle enceinte se couvrir de plantations de betteraves et de sucreries. Reportons-nous à l’époque où nos manufacturiers obtiennent de gros bénéfices en faisant jouer les ressorts de la douane : des établissemens rivaux se forment, non pas en vue des besoins, mais sous le mirage des prix de prohibition. Tant que les nouveau-venus trouvent à bénéficier, il y a surexcitation dans le travail et prospérité passagère. Bientôt les anciennes maisons s’aperçoivent qu’on empiète sur leur domaine : installées les premières, elles ont d’ordinaire l’avantage du site ; leur capital de création est depuis longtemps amorti ; les ressources ne leur manquent pas pour réaliser les améliorations technologiques : elles veulent regagner le terrain qu’on leur dispute, et la marge de leurs bénéfices est assez grande pour qu’elles puissent réduire leurs prix peu à peu en gagnant beaucoup encore. Alors s’évanouit pour les maisons nouvelles l’illusion des prix factices : installées généralement dans les conditions les moins avantageuses, la marge de leurs bénéfices est trop étroite pour qu’on puisse la réduire beaucoup ; si elles prolongent la lutte, c’est en pesant sur les ouvriers, en réduisant les salaires quand on travaille, ou en fermant les ateliers dès qu’il y a engorgement de marchandises dans les magasins. N’est-ce pas là le commentaire de ces clameurs désespérées que nous avons entendues contre les abominations de la concurrence, contre les excès de la production au moment où tant de malheureux manquaient des moyens d’acheter ? Je prévois cette objection. Si les maisons créées étourdiment sous l’illusion du système protecteur n’avaient pas existé, comment auraient vécu les ouvriers qui y ont été employés ? — Je répondrai : Les exploitations vraiment utiles et proportionnées aux forces de la population ne manqueront jamais dans un pays où les capitaux pourront se grouper et se répartir librement. Ceci nous amène à dire où en était l’opinion publique en matière de sociétés commerciales et de crédit.

En 1836, au moment où l’on considérait le pouvoir nouveau comme consolidé, il se manifesta une fièvre de spéculation qui atteignit vers 1830 son maximum d’intensité. La question des chemins de fer arrivait à l’ordre du jour, et il était difficile de l’étudier sans avoir le pressentiment de quelque grande rénovation industrielle. Les têtes en feu ne rêvaient plus qu’asphaltes, charbonnages, forges, bateaux, ou pour mieux dire primes à la Bourse. Comme on multipliait les sociétés avec une fougue étourdie, l’attention publique se porta sur la loi qui régit la matière. Les jurisconsultes qui ont rédigé notre code de commerce ont admis trois formes, la société en nom collectif, qu’ils définissaient une association de personnes, la société anonyme, qui était à leurs yeux une association de capitaux et une forme intermédiaire, la commandite, où les personnes et les capitaux se trouvaient réunis. Le mieux aurait été peut-être qu’on ne fît pas de loi, et qu’on laissât les citoyens associer leurs capitaux et sauvegarder leurs intérêts comme bon leur semble, pourvu que l’objet de la spéculation ne fût pas contraire à l’ordre public. Appel, ayant été fait à des jurisconsultes, il fallait s’attendre à une loi tournée plutôt du côté du passé que vers l’avenir. Sous l’ancien régime, lorsque les compagnies commerciales proprement dites n’existaient qu’à l’état d’exception, et par le bon plaisir du souverain, il y avait des seigneurs, des bourgeois enrichis, qui étaient bien aises de participer aux profits du commerce ; ils livraient quelque argent à un homme de leur confiance, et celui-ci, connu seul du public, avait la gérance absolue et la responsabilité vis-à-vis du tiers. C’était la commandite. L’émancipation démocratique de 1789 amena une autre forme, la plus simple et la plus rationnelle de toutes : en présence d’une opération dépassant les forces individuelles, on réunit de petites sommes pour former un capital suffisant, puis les intéressés pourvoient au bon emploi de leur argent en choisissant, suivant des formes convenues, les administrateurs les plus capables, en se réservant surtout le pouvoir de les contrôler, de les révoquer s’il y a lieu. Telle est la société anonyme dans son essence.

Il n’est pas dans les instincts des jurisconsultes de calculer les profits de la liberté. Leur préoccupation, quand ils rédigent une loi, est de prévoir les abus qu’on en peut faire. » Obligés d’admettre le nouveau type d’association dont la Banque de France offrait d’ailleurs un remarquable exemple, les rédacteurs du code de 1807 se demandèrent si l’existence des sociétés anonymes ne devait pas être subordonnée à l’autorisation de l’état. « Pourquoi cette condition indéfinie ? demanda Treilhard[3] ; ne suffirait-il pas de la limiter aux sociétés anonymes qui ont quelque rapport avec l’ordre public ou avec l’état, et ne pas l’étendre à celles qui sont d’un intérêt particulier ? » À cette observation d’un esprit judicieux et indépendant, Defermon opposa un argument irréfutable : l’empereur avait prévenu la décision. « Frappé de l’inconvénient d’abandonner aux particuliers les sociétés anonymes, il avait donné l’ordre à son ministre de l’intérieur de lui faire un rapport sur toutes les associations de cette nature, et de soumettre à son approbation les actes qui les constituaient[4]. » En effet, un décret du 16 janvier 1808 obligea, sous peine d’interdiction, les sociétés anonymes qui existaient alors à se faire autoriser. Ainsi entra dans notre législation un règlement qui devait comprimer plus tard la seule forme d’association qui soit féconde, la seule qui soit propre à émanciper la démocratie. On n’y fit sans doute pas beaucoup d’attention pour le moment, car notre code commercial fut rédigé à une époque où le commerce était peu de chose comparativement à ce qu’il est devenu depuis. Je ne trouve pour tout l’empire que six compagnies anonymes autorisées, y compris la Banque de France. Les cinq autres étaient l’entreprise des messageries, une forge, un pont et deux canaux. Moins de 25 millions en capital leur suffisait. Les affaires se traitaient alors, suivant le vieux type de la commandite, au moyen des avances faites personnellement par les bailleurs de fonds.

Sous la restauration, le négoce et l’industrie se firent sur une échelle infiniment plus vaste que sous l’empire, mais à peu près de même façon, c’est-à-dire au moyen de la commandite directe et personnelle des capitalistes : la multitude faisait fructifier elle-même ses économies dans la petite culture ou le petit commerce. Les seules entreprises pouvant donner lieu à de grandes associations de capitaux étaient les assurances, qui se multiplièrent rapidement, la confection des ponts et des canaux, les premiers tronçons de voies ferrées destinés aux exploitations des houillères. Le conseil d’état accorda en quinze ans cinquante et une autorisations pour des entreprises de ce genre, et il put le faire sans trop engager sa responsabilité ; car il s’agissait d’opérations simples, dont il est facile d’apprécier l’opportunité et les ressources. Avec la monarchie de juillet, l’industrie devint le fait essentiel et s’épanouit dans toutes les directions : on put remarquer dès cette époque la tendance qu’elle avait à se démocratiser par le groupement des petits capitaux. Les essais pour fonder des sociétés commerciales, applicables aux spéculations les plus diverses, se multiplièrent à l’infini, et il est probable qu’il y eut des demandes très nombreuses pour obtenir l’anonymat. Ce fut alors qu’apparut le côté faible de notre législation. En se réservant d’autoriser les sociétés anonymes, d’en étudier les moyens d’action et d’en surveiller les agens, le gouvernement prend à l’égard du public la responsabilité morale de ces entreprises. Or, s’il est difficile même aux gens qui ont vieilli dans l’industrie d’apprécier sur le papier la portée d’une opération, d’estimer le capital nécessaire, d’organiser le service, de prévoir les mécomptes, quel sera l’embarras d’un chef de bureau ou d’un conseiller d’état appelé à résoudre, sous sa responsabilité personnelle, des problèmes de ce genre ! Et puis l’autorisation de former une société anonyme, devant être refusée au plus grand nombre, devient une faveur pour ceux qui l’obtiennent, et les gouvernemens, quels qu’ils soient, n’ont pas coutume d’accorder des faveurs à ceux qu’ils considèrent comme leurs adversaires. À moins d’une impartialité surhumaine, tout administrateur est influencé à son insu par ses sympathies et ses répugnances politiques ; il est permis de croire que tel spéculateur dont la demande aurait été accueillie par le conseil d’état de 1848 aurait eu beaucoup moins de chance devant le conseil d’état de 1847. Dans la pratique, l’état ne peut conférer le prestige de son autorisation qu’à un très petit nombre d’entreprises formées suivant un type convenu, et patronnées par des gens dont la notabilité et la prépondérance financière offrent une sorte de caution au pouvoir. Cela enlève toute chance de réussite aux gens obscurs.

Pendant les trois ans de fièvre industrielle qui suivirent l’année 1836, le gouvernement autorisa deux fois plus de sociétés anonymes que pendant les quinze ans de la restauration, vingt fois plus que pendant tout l’empire. Les spéculateurs dont les sollicitations furent repoussées, ceux qui ne demandaient pas même l’anonymat, n’ayant aucun espoir de l’obtenir, furent sans doute en nombre incalculable. Était-il possible qu’ils renonçassent à leurs illusions, qu’ils éteignissent leur activité ? Non. Le code autorisait la commandite par actions : on prit la loi à la lettre pour en fausser l’esprit. On inaugura la commandite par petites actions au porteur, qui est une forme corrompue de la société anonyme. Constatons la différence. Dans l’anonymat, le capital choisit la direction, et son intérêt est de découvrir le mérite et la probité ; dans la commandite, c’est un gérant qui cherche le capital : ce sont des inconnus qui s’adressent à des inconnus pour leur demander leur argent, et, cela est triste à dire, les plus grandes chances de réussite sont pour ceux qui poussent le plus loin le charlatanisme de la réclame et l’impudence de leur habileté prétendue. Des commandites de ce genre, multipliées à l’infini vers 1838, donnèrent lieu à un scandaleux débordement d’agiotage : on s’en émut d’autant plus que le mal semblait être d’une espèce nouvelle. Le gouvernement fut mis en demeure d’intervenir : il le fit avec une franchise naïve. Considérant que l’interprétation donnée à l’article 38 du code de commerce faussait l’esprit de la loi, il proposa tout simplement de supprimer la commandite par actions négociables à la Bourse. Telle était la portée d’un projet de loi présenté dans la session de 1838.

Une pareille loi aurait été inexécutable, car il en serait résulté que toute société par actions au porteur devant nécessairement revêtir la forme anonyme, il n’y aurait plus eu d’opération collective qui ne fût subordonnée à l’autorisation préalable du gouvernement. Le haut commerce, représenté dans les chambres par des hommes très habiles, comprit que le projet ministériel était inadmissible. La commission, qui avait M. Legentil pour rapporteur, admit le droit de donner pour base à la commandite des actions au porteur et négociables ; mais elle entourait de tant de difficultés la formation des sociétés de ce genre, qu’elles auraient cessé d’être une concurrence importune pour les heureux promoteurs des compagnies anonymes. Il est probable que les débats auraient fait sentir l’impossibilité de supprimer la commandite sans émanciper quelque peu la société anonyme. La liberté y aurait sans doute gagné ; mais l’agiotage commençait à s’épuiser par ses propres excès. Le public, suivant sa coutume, entrait dans cette phase de réaction où il ne veut entendre parler d’affaires d’aucune sorte. À quoi bon alors soulever une discussion des plus épineuses et montrer le défaut de la cuirasse aux adversaires du privilège ? Le projet de loi de 1838 ne fut pas discuté, et on resta sous le régime de 1807, tempéré momentanément par le découragement des spéculateurs. Or, par les raisons indiquées plus haut, ce régime ne laisse à la disposition de la plèbe industrielle qu’une seule forme d’association, la commandite, forme insuffisante, pleine de périls pour le public et même pour ceux qui l’emploient, discréditée aussitôt qu’elle est largement appliquée en raison de l’abus qu’on en peut faire et des désastres qu’elle occasionne[5]. Par la force des choses, la seule forme qui soit féconde, la société anonyme, devient une sorte de privilège, car l’état ne peut pas prodiguer cette espèce de garantie attachée à son autorisation et à sa surveillance. Sans parler des entreprises utiles qui sont empêchées au détriment du pays, cela aboutit à conférer le monopole des opérations essentielles et lucratives à un petit groupe de personnages considérables par leur importance comme capitalistes ou par leurs affinités avec le pouvoir, quel qu’il soit.

Avec cette inclination au monopole, qui a toujours été le mauvais génie de l’industrie française, la haute banque devait avoir pour idéal de régenter d’une manière absolue la circulation et le crédit. La machine existait, mais elle avait été faussée par les circonstances. Les lois constitutives de la Banque de France avaient autorisé cette institution à rayonner sur tout l’empire au moyen des succursales qu’elle jugerait convenable d’installer. L’établissement des banques départementales n’était pas interdit, mais il était subordonné au bon vouloir du gouvernement, qui sans doute n’aurait pas été prodigue de ses autorisations, si on les avait sollicitées. « Pendant toute la durée de nos longues guerres, a dit M. Gautier, on ne vit, à une seule exception près (Rouen), se manifester nulle part le besoin d’établissemens de cette nature. » Toutefois, vers 1810, la Banque de France organisa, comme pour sonder le terrain, trois comptoirs, à Lyon, à Lille et à Rouen ; elle fit ainsi avorter dans cette dernière ville la seule banque locale qui existât, et qui était son aînée, car elle remontait à 1798. Ces essais ne réussirent que médiocrement. Les comptoirs de Rouen et de Lyon furent supprimés ; celui de Lille s’éteignit de lui-même. Cependant vers 1817, époque de renaissance pour le commerce, le besoin d’un crédit spécial et perfectionné se fit sentir dans plusieurs localités. Rouen, Nantes, Bordeaux sollicitèrent l’autorisation de fonder des banques avec privilège d’émettre des billets au porteur. Si les grands banquiers de Paris ne se mirent pas en travers, c’est que, sous l’impression de leur malheureuse expérience, ils ne supposaient pas qu’une banque de circulation eût chance de se soutenir dans une ville de province.

L’événement décida contre eux. Non-seulement les banques départementales créées avant 1820 vécurent et rendirent des services, mais après 1830 presque tous les centres commerciaux demandèrent à être pourvus d’établissemens analogues. Ce qu’on avait accordé à Nantes et à Bordeaux, pouvait-on le refuser à d’autres grandes villes ? Lyon, Marseille, Le Havre, Lille, Toulouse, Orléans, obtinrent successivement les autorisations nécessaires ; mais en même temps ce pouvoir occulte qui était souverain en matière de commerce trouva moyen de faire surgir les entraves réglementaires destinées à limiter l’expansion du crédit. Il fut décidé d’abord qu’avant de prononcer sur l’établissement d’une banque départementale, il fallait consulter sur son opportunité et son organisation le préfet et le receveur-général du département, la chambre et le tribunal de commerce de la ville, le ministère des finances, le ministère du commerce, le conseil d’état et enfin la Banque de France, juge et partie dans la cause. Vers la fin de 1837 intervint le ministre de la justice, qui déclara que toute autorisation devait être suspendue jusqu’à la discussion du projet de loi sur les sociétés par actions dont j’ai parlé précédemment. Du concours de ces autorités sortit une jurisprudence administrative dont l’effet devait être de rendre à peu près impossible l’établissement des banques de circulation ailleurs que dans les grandes cités déjà privilégiées. Une espèce d’odyssée poursuivie pendant deux ans par M. d’Esterno dans l’intérêt des villes secondaires a conservé un intérêt historique[6]. En 1840, la Banque de France parvint à faire transporter la question sur le terrain parlementaire, où elle était sûre de rencontrer des auxiliaires tout-puissans. Son privilège, accordé pour quarante ans en 1803, avait encore trois ans à subsister : on introduisit néanmoins la loi destinée à en consacrer la prolongation, pour trancher du même coup la controverse au sujet des banques départementales. La discussion de cette loi excite encore une curiosité malicieuse, en raison des belles choses débitées dogmatiquement par de grands banquiers et certains hommes d’état sur les dangers de la coexistence de plusieurs banques dans un pays, sur les inconvéniens de la faible coupure des billets ou de la publication d’un bulletin, non pas tous les mois, comme aujourd’hui, mais tous les trois mois seulement. Bref, en même temps qu’on prolongeait de vingt-cinq ans le privilège de la Banque de France, il fut décidé qu’aucune banque départementale ne serait plus établie à l’avenir qu’en vertu d’une loi spéciale, et qu’il faudrait aussi une loi pour renouveler les privilèges des banques existantes, comme pour les modifications à introduire dans leurs statuts. Cette complication d’une procédure déjà bien difficile découragea les compétiteurs. Les tentatives pour l’établissement des banques locales cessèrent. La Banque de France prit à tâche la multiplication de ses propres comptoirs. S’il y eut de la part de quelques compagnies des tentatives pour former des caisses d’escompte, non-seulement elles durent se passer d’un papier de circulation, mais elles n’obtinrent pas même la faveur de se constituer en sociétés anonymes : il ne leur fut permis de vivre qu’à l’état de commandite, ce qui a sans doute contribué au mauvais sort de la plupart d’entre elles.

Ainsi, vers 1842, — remarquons cette date, c’est précisément celle où le grand coup d’état frappé par Robert Peel supprimait en Angleterre la cause la plus immédiate des bouleversemens politiques, — le mouvement en sens contraire s’achève chez nous. Il y a dès lors un groupe de producteurs, bénéficiant « des erreurs économiques d’un demi-siècle, privilégiés sans le savoir, qui, affranchis de la concurrence étrangère, peuvent assigner aux choses les plus essentielles des prix à leur convenance, et qui peuvent en outre limiter la concurrence intérieure par les facilités exceptionnelles qu’ils ont pour diriger l’agglomération des capitaux et former des sociétés. Ne leur en faisons pas un crime : leur éducation, leurs idées étaient celles de leurs pères, celles de leur propre époque, celles qu’ils rencontraient même chez leurs adversaires politiques. N’était-ce pas un fait commun à tous les pays, pouvaient-ils dire, que des règlemens de faveur tendant à former une classe de grands commerçans ? Cela est vrai ; mais ce qu’on n’avait vu nulle part avant 1815, et ce à quoi les législateurs n’avaient pas songé, c’était un système électoral faisant des grands producteurs, des grands spéculateurs, une espèce de coalition instinctive, inévitable, prépondérante. Un des coryphées du parti protectioniste, qui a été député et ministre, le comte Jaubert, impatienté un jour d’entendre murmurer autour de la tribune les mots de féodalité nouvelle, s’avisa de dire : « Aucune société ne peut se passer absolument d’aristocratie ; il en faut une à tous les gouvernemens. Voulez-vous savoir quelle est celle du gouvernement de juillet ? C’est celle des grands industriels et des grands manufacturiers : ce sont là les fondateurs de la dynastie nouvelle. » Ces paroles étaient bien malheureuses. Ce qu’il y a de plus étrange, ce n’est pas qu’elles aient été prononcées par un orateur qui faisait excuser par des saillies spirituelles sa franchise étourdie et compromettante : c’est qu’elles n’aient pas donné à réfléchir dans ces hautes régions du pays légal, où tant d’esprits éminens étudiaient le mécanisme des sociétés. Dans la constitution britannique, l’aristocratie est une force existant par elle-même[7] ; une autre force qui grandit chaque jour est l’industrie. Jusqu’à présent, elles se sont assez bien équilibrées l’une par l’autre, et si la première doit un jour disparaître devant la seconde, sinon comme influence morale, au moins comme ressort politique, c’est qu’alors l’industrie sera elle-même dépouillée de toute espèce de privilège, et qu’en ce qui concerne l’exercice des facultés productrices, il y aura égalité dans la liberté. Mais de l’aristocratie et de l’industrie ne faire qu’une seule et même force, concentrer le pouvoir législatif dans une classe, parce qu’elle s’est enrichie, avec la faculté de s’enrichir encore au moyen des lois qu’elle fait, c’est charger le grand ressort constitutionnel au point de faire éclater la machine. Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour comprendre cela. A-t-on le temps de réfléchir sur la pente où l’on glisse ? Les majorités parlementaires subissaient des entraînemens dont elles n’avaient pas conscience.

M. Guizot avait rapporté de son ambassade d’Angleterre une estime théorique pour la liberté commerciale et des dispositions à conclure des traités de commerce. Depuis 1815, on n’avait jamais stipulé qu’en vue de la navigation, et on s’était plutôt appliqué à empêcher les échanges de marchandises qu’à les multiplier. Une convention avec la Belgique fut signée en 1842 : les avantages de la réciprocité étaient limités à quatre ans ; mais le ministère, où le portefeuille du commerce était tenu par un des vétérans de l’armée prohibitioniste, craignait d’être grondé par la majorité dont il émanait. On n’osa soumettre le traité à l’approbation des chambres qu’en 1845, c’est-à-dire un an seulement avant son expiration. Le président du conseil se crut même obligé de déclarer à la tribune que le traité n’avait pas répondu à l’attente du gouvernement, et qu’il ne serait pas renouvelé, si l’on n’obtenait pas de la Belgique une réciprocité plus efficace. En effet, dans la convention renouvelée en 1846, on limita la quantité de fil et de toile que la Belgique aurait le droit d’importer. Une autre négociation entamée avec le cabinet de Turin avait été menée à fin en 1844. Il s’agissait surtout d’échanger nos vins contre les bestiaux de la Sardaigne, combinaison avantageuse, puisque les vins étaient surabondans et qu’on se plaignait de la rareté de la viande. Il s’y rattachait aussi un intérêt politique, l’espoir de ressaisir, au moins par une confraternité commerciale, une partie de l’influence que la France doit toujours avoir en Italie. Les négociations préliminaires avaient assigné à la convention une durée de six ans. Pressentant les dispositions de la majorité, M, Guizot fit part de ses appréhensions à Turin, et obtint que le délai d’expérience fût réduit à quatre ans. Les intérêts ligués au sein de la chambre n’en voulaient concéder que trois. M. Guizot eut beau exposer que la viande de boucherie avait subi un enchérissement qui s’élevait, suivant les régions, de 17 à 50 pour 100, les bœufs maigres du Piémont, admis avec une taxe de 49 francs au lieu de 55, apparaissaient toujours à la chambre sous forme d’une invasion de Cosaques, et M. Guizot n’évita un échec parlementaire qu’en faisant de l’adoption du traité une question de cabinet.

Le ministère eut bientôt à expier cette velléité d’indépendance. Après avoir demandé la facile introduction des graines oléagineuses comme moyen de renouveler leurs semences, les agriculteurs du nord s’aperçurent un jour que de nouvelles espèces tirées d’Égypte et du Sénégal menaçaient d’une redoutable concurrence les graines cultivées chez nous. Le sésame et le touloucana donnaient beaucoup plus abondamment une huile de meilleure qualité. Mais que faire ? Fallait-il, pour complaire aux électeurs ruraux, enlever à notre marine, déjà si faible, un aliment dont elle avait besoin, et imposer un sacrifice de plus aux consommateurs en forçant les savonneries de Marseille à se procurer l’huile dans les départemens voisins de la Belgique ? Les départemens du midi résistaient énergiquement ; mais les députés du nord et de l’est, habiles à grouper les intérêts, formaient dans les chambres les gros bataillons. Le ministère, suivant son usage, cherchait un milieu prudent entre les prétentions extrêmes. D’accord avec la commission, il avait admis en faveur de l’œillette et du colza une protection équivalant à 18 pour 100, et il croyait avoir beaucoup fait, d’autant plus que les graines africaines chassées de France étaient reçues au simple droit de balance par l’Angleterre, la Belgique et l’Allemagne. Les intérêts coalisés n’étaient pas satisfaits : ils exigeaient impérieusement l’adoption d’un amendement formulé par M. Darblay, c’est-à-dire une protection d’environ 35 pour 100. Le ministère, représenté à la tribune par M. Cunin-Gridaine, donne à entendre que l’amendement Darblay est déraisonnable, et que cependant, à travers tant de conflits politiques, il ne peut pas prêter les mains au déchirement de la majorité. Courbé sous le joug qu’on lui impose, il porte le projet amendé au Luxembourg. Là le bon sens reprend ses droits pour un instant. Bien que le système protecteur soit une de ses utopies conservatrices, la chambre des pairs reconnaît que les partisans du colza vont trop loin, et qu’ils ont besoin d’une leçon. Elle manifeste l’intention de revenir au projet primitif du gouvernement, comme pour aider le pouvoir à se relever de l’humiliation qu’on lui a infligée ; mais cette force souveraine qui peut briser les ministères réside dans la seconde chambre, et c’est avec elle qu’il faut compter. À la tribune du Luxembourg, M. Duchâtel se résigne à prendre plusieurs fois la parole pour soutenir l’amendement Darblay, et il partage avec ses collègues le triste honneur de faire abandonner le système qui émanait du gouvernement.

Depuis l’emploi des nouvelles forces motrices et les essais de voies ferrées, la houille était devenue le grand ressort de l’industrie : l’exploitation des mines touchait d’ailleurs dans leurs moyens d’existence un nombre considérable d’individus. Parut en 1846 la grande compagnie des mines de la Loire, qui, sur soixante-cinq concessions que contenait le bassin, en acheta trente pour les réunir en une seule, contrairement à l’esprit de la loi. En réponse aux réclamations qui ne manquèrent pas d’éclater, la compagnie exposa dans un mémoire justificatif qu’on ne pouvait lui reprocher de créer le précédent, qu’elle bénéficiait de la tolérance accordée aux autres, et elle citait huit autres compagnies qui, au moyen des agglomérations dont on lui faisait un crime, possédaient paisiblement 124,000 hectares. Les meilleurs amis du gouvernement furent alarmés : ils sentaient qu’un aussi vaste monopole était fait pour inquiéter le monde industriel et semer des causes d’irritation parmi les populations locales. Le député de Saint-Étienne, quoique protectioniste fougueux, M. Lanyer, adressa des interpellations au ministère, et M. François Delessert prit l’initiative d’une proposition tendant à réprimer l’abus signalé. La commission nommée par la chambre fut tellement émue à l’examen des faits, qu’elle ne craignit pas de conclure à l’illégalité de toutes les réunions précédemment effectuées, et de déclarer qu’une révision de la législation concernant les mines était urgente. C’était une montagne à remuer, tant les intérêts à déplacer étaient considérables et groupés savamment. Le ministère laissa passer la session de 1847 sans donner suite à la proposition de M. François Delessert, et légua au régime suivant son embarras et son indécision[8].

Triomphant ainsi dans toutes leurs luttes, même contre le gouvernement qu’ils aimaient, les prohibitionistes tendaient à devenir pour la monarchie parlementaire des espèces de prétoriens connaissant leur force et faisant sentir à leurs chefs la pression de leur volonté. À la fin de 1846, au moment où la peur d’une famine commence à devenir un danger politique, ils consentent à ce que le gouvernement favorise l’introduction des blés étrangers par la suspension de l’échelle mobile ; mais c’est en constatant avec solennité qu’ils font une concession accidentelle, et que le principe de la législation sur les céréales doit rester « à l’abri de toute atteinte, même par voie de simple induction. » Heureux de trouver un point d’appui contre ses dangereux amis, le gouvernement autorise avec toute sorte de réserves les associations qui se proposent de propager les principes du libre échange ; la société de Paris organise des conférences publiques dans la salle Montesquieu. À ce petit groupe de théoriciens qui causent dans le public plus d’étonnement que d’agitation, les prohibitionistes ne se contentent pas d’opposer une affiliation riche, active, puissante, leur Société pour la défense du travail national, ils entament sournoisement le ministère par tous les côtés où il est faible, par la peur d’une désertion dans les rangs de la majorité, par la peur d’être dénoncé à l’opinion comme livrant l’industrie française à l’Angleterre, par la peur de l’agitation des ateliers, où l’inquiétude est semée à dessein. Le gouvernement se décide cependant à tenter quelque chose pendant la session, qui devait être la dernière de la monarchie. On dépose dans la séance du 31 mars 1847 un projet de réforme douanière atteignant deux cent quatre-vingt-dix-huit articles sur les six cent soixante-six dont se compose le tarif, mais avec une modération extrême, comme on touche les plaies du malade dont ont craint les cris. Les partisans du système restrictif avaient peu de choses à dire, si ce n’est qu’ils ne voulaient pas qu’on fît brèche à leur principe. Le rapporteur choisi par la majorité, M. Lanyer, déposa le 24 juillet, quinze jours avant la clôture, un travail si volumineux que les députés auraient eu à peine le temps de le lire. Le débat fut nécessairement renvoyé à la session suivante, et devait être repris, remarquez la date, au mois de février 1848 !

C’était dans les jours où il ressentait la fatigue de ces tiraillemens qu’on entendait le premier ministre déplorer avec amertume « l’abus des influences. » L’histoire blâmera-t-elle M. Guizot de n’avoir pas résisté avec plus de vigueur sur ce terrain aux entraînemens de ses amis politiques ? Ce serait, je crois, un reproche injuste. Eût-il eu personnellement une vue bien nette des périls qu’on suscitait et la ferme volonté de réagir, il n’aurait pas pu puiser dans l’opinion la force nécessaire pour imposer des mesures qui auraient retenti comme un coup d’état. Ces deux mots, sous lesquels il y a tant de choses, « liberté commerciale, » n’existaient pas alors à l’état de principe accepté. On n’avait pas encore comme élément de démonstration la grande expérience de l’Angleterre. Les économistes étaient peu nombreux, peu écoutés. Soit par une sorte de précaution semi-officielle, soit que l’élaboration de leurs idées ne fût pas complète, ils n’abordaient le problème de la libre activité humaine que timidement, par un de ses côtés, celui des échanges avec l’étranger. On ne voyait pas assez nettement le lien de leurs théories avec cet autre problème si violemment agité, celui de la misère, ni la subtile réciprocité qui unit la politique proprement dite avec les phénomènes de la production. Dans les régions du pouvoir, l’importance attribuée à toutes ces choses était si mince, que l’homme d’état appelé au jour de la crise pour succéder à M. Guizot était la négation personnifiée de l’économie politique. Dans les journaux, à deux ou trois exceptions près, l’opposition à cette liberté qui est l’aliment de toutes les autres devient plus vive à mesure que la nuance démocratique se prononce. Les feuilles écrites alors pour les ouvriers, et souvent par des ouvriers, sont curieuses à relire aujourd’hui. Quelle indignation contre ces perfides économistes qui, par « une atroce application du libre échange, » veulent ôter le pain aux travailleurs, cimenter la féodalité industrielle, livrer leur patrie « à la foi punique des Anglais ! » Si je copie des expressions de ce genre, c’est pour avoir occasion de dire qu’il y a aujourd’hui, à ma connaissance, des hommes sincères qui s’étonnent de les avoir écrites.

Était-il donc raisonnable d’entamer ces innovations hasardeuses, mal comprises, qui auraient eu pour effet de débander la phalange des amis et de fournir aux adversaires de nouveaux moyens d’attaque ? Voilà ce qu’on devait se dire dans les conseils du roi Louis-Philippe. Dans les réunions de la majorité, où le problème économique jetait vers les derniers temps des incertitudes pénibles, les défenseurs du système restrictif avaient un autre argument à faire valoir. Sous ce système contre lequel on élevait tant d’objections théoriques, disaient-ils, des progrès merveilleux avaient été accomplis : la France de 1845, comparée à celle de 1815, se présentait avec un éclat de supériorité qui justifiait la phrase annuelle sur « la prospérité toujours croissante. » La production en toutes choses avait notablement augmenté, et à part les vivres, dont les prix avaient tendance à s’élever, presque tous les autres genres de consommation étaient devenus plus faciles. On pouvait estimer à 50 pour 100 l’augmentation des récoltes en céréales depuis 1815, et la possibilité de manger du pain blanc s’était propagée dans la proportion de la moitié aux deux tiers des habitans. Le nombre des hectares plantés en vignes était augmenté de 400,000 sur 2 millions. La consommation du sucre, après être tombée jusqu’à 7 millions de kilogrammes, était remontée à 149 millions : cet aliment de luxe pénétrait jusque dans les hameaux. Il sautait aux yeux que le paysan était mieux logé et mieux vêtu que par le passé. La machinerie industrielle s’était développée largement. La fabrication du fer et de la fonte était littéralement décuplée, de 800,000 quintaux à 8 millions ; celle du coton sextuplée, de 6 millions de kilogrammes à 60 ; celle de la laine était au moins triplée ; bon nombre d’industries étaient des acquisitions nouvelles. Le progrès commercial à l’intérieur se mesurait par le nombre des patentes, qui, d’environ 800,000 vers 1815, s’était élevé à 1,440,000. L’esprit d’association se développait, à en juger par l’ardeur à fonder des sociétés commerciales, à lancer les grandes œuvres collectives. Les échanges avec l’étranger, entrées et sorties, se totalisaient par 1 milliard 500 millions, et en comparant par une espèce de sophisme commercial les exportations de 1815 à celles du moment, on était autorisé à dire qu’il y avait accroissement de 600 pour 100 sur les cotons, de 200 sur les lainages, de 60 dans les soieries. Enfin le progrès de la richesse publique se manifestait par un cachet de superfluité élégante, et les populations avaient l’avantage de fournir avec bonne grâce beaucoup plus d’impôts et beaucoup plus d’emprunts que par le passé.

Ainsi raisonnaient les chefs de la coalition prohibitioniste, et, à voir les choses terre à terre, leur exposé était vrai. Si l’on se plaçait au contraire à ces hauteurs où l’homme d’état devrait s’élever pour observer les intérêts sociaux dans leur ensemble, tout cela devenait illusoire. L’enrichissement des peuples est un phénomène complexe : il y faut faire la part de l’élan progressif qui entraîne toutes les sociétés contemporaines, et étudier surtout de quelle manière le bénéfice se répartit. Dans l’espèce, il y avait à discerner si le pays s’était enrichi par la vertu du système restrictif ou malgré ce système.

Il y a chez nous, depuis l’ébranlement de 1789, des causes de prospérité qui, bien que comprimées par les vices de notre régime économique, ont donné cependant une partie des résultats qu’on en pouvait attendre. Par exemple un des traits distinctifs de notre siècle, une des causes de sa splendeur, est l’application de la science à l’industrie. Quand un procédé nouveau accomplit pour 10 millions un service qui en coûtait 15 précédemment, le pays a littéralement ajouté 5 millions de rentes à son revenu. Sans parler des bénéfices de ce genre réalisés sur les transports au moyen des voies ferrées, sur les forces animées au moyen des moteurs mécaniques, une foule de procédés incessamment perfectionnés, et dont on ne parle pas, ajoute à la somme des richesses disponibles. Or la France est peut-être le pays où le génie inventif en ce genre est le plus surexcité, quoiqu’il n’y trouve guère d’encouragement.

Une autre cause d’enrichissement ne saurait être omise sans injustice. Les mêmes chambres, si rétives lorsqu’on leur soumettait des projets tendant à affaiblir les ressorts du système prohibitif, se prêtaient cordialement à l’élaboration des lois d’intérêt général qui n’entamaient pas leur idéal d’organisation industrielle. Ainsi, par exemple, avaient été édictées sous le gouvernement de juillet une série de lois qui avaient eu pour effet d’augmenter considérablement la somme des denrées consommables, et de procurer aux habitans des campagnes, non pas à tous malheureusement, un bien-être nouveau pour eux. Telles avaient été les lois de 1831 et 1837 sur le régime municipal, la loi de 1833 sur l’enseignement primaire, qui avait introduit les premiers essais d’écoles publiques dans des régions vouées précédemment à l’ignorance, la loi si féconde du 25 mai 1836, à laquelle nous devons l’établissement des chemins vicinaux, complétée par celle qui a aboli le décime rural ajouté au port des lettres pour les campagnes, la loi fort appréciée sur les justices de paix cantonales, celle qui concerne les irrigations, et d’autres que j’oublie sans doute. Le mouvement inusité des idées, la facilité des communications, combinés avec la diffusion d’une certaine aisance, ont rendu possibles les améliorations techniques, telles que la suppression de la jachère, et tout cela aide à comprendre comment le pays a pu s’enrichir beaucoup malgré les vices de son système économique.

Ce qui devait intéresser l’homme d’état, ce n’était donc pas de savoir si la France produisait plus que par le passé, mais si elle produisait dans la mesure des besoins nouveaux ; l’important pour la sécurité publique était non pas seulement que le pays fût enrichi collectivement, mais que la diffusion du bien-être ne laissât pas place aux animosités subversives. On déclamait beaucoup alors contre les grandes manufactures. Selon la théorie abstraite, c’était une erreur. La grande industrie, comme la petite, a sa raison d’être : c’est une des formes de la liberté ; mais c’est à la condition qu’elle ait la liberté pour correctif. Si, par la manière dont les capitaux se colligent et dont les sociétés industrielles se forment, la possibilité de fonder de grandes usines devient une sorte de privilège, l’inévitable nécessité de travailler toujours aux ordres d’autrui inflige au plus grand nombre une condition qui tient de la servitude. Si les manufacturiers et les grands agriculteurs, au moyen d’un système douanier qui les affranchit de la concurrence étrangère, peuvent exagérer le prix des choses, la servitude devient une gêne, et si les illusions du système protecteur suscitent à l’intérieur une concurrence désordonnée, la gêne devient misère pour un trop grand nombre. Tous ces cris de douleur et de détresse poussés à propos de l’insuffisance des salaires, des chômages, du régime malsain des ateliers, de la femme arrachée à la vie de famille, de l’exploitation précoce des enfans, des logemens insalubres et de toutes ces misères morales qu’engendre la misère physique, n’étaient donc pas, comme on le disait parfois, les lieux-communs de l’esprit séditieux. La plaie saignait réellement.

Oui, la société française était malade ; mais, dans l’accès de fièvre chaude qui la saisit, quelle frénésie de suicide. Comme elle se plaisait à montrer son mal et à l’aviver par toute sorte d’amertumes ! Le commentaire de la sinistre devise écrite par les ouvriers lyonnais sur leur drapeau ne se trouvait pas seulement dans les écrits démocratiques ou dans les prédications des écoles socialistes ; il retentissait à la tribune, dans les plus prudens journaux, dans les romans, sur la scène. La sympathie pour les classes souffrantes était un sentiment loyal et généreux ; plus ou moins tout le monde y a participé, et c’est un honneur pour notre génération. Mais quel aveuglement dans les moyens ! Comme chacun se plaisait à dépecer la liberté pour avoir un petit morceau de liberté à soi tout seul ! En résumé, un fait dominait tous les autres vers les derniers temps de la monarchie de juillet, fait aussi mal compris que vivement ressenti, c’était le malaise occasionné par la confiscation de la liberté économique au détriment de la généralité des citoyens, et surtout de la classe vouée au travail. Les convulsions politiques étaient, non pas le mal, mais le symptôme. Au-dessous de ce qu’on appelait le pays légal régnait une inquiétude sombre et voisine de la colère, parce qu’on rencontrait, dans chacun des sentiers où il fallait chercher sa vie, des obstacles à utiliser ce qu’on sentait en soi de bonne volonté et d’aptitude, parce que cette sorte d’asservissement semblait un démenti aux promesses de 1789. Toute la politique superficielle, ces savantes controverses sur la pondération des pouvoirs, ces chocs d’ambition, ces tournois d’éloquence, le caquetage des coteries, tant de bruit dans les chambres ou dans les rues, étaient comme ces bulles qui viennent clapoter à la surface des eaux par suite d’un travail de décomposition qui se fait dans les invisibles profondeurs.


III. — APRES 1848.

Si l’on pouvait conserver quelques doutes sur les causes de la révolution de février, il suffirait de se rappeler l’aspect des premiers jours. Il n’y avait plus qu’un seul personnage en vue, le travailleur ; qu’un seul ressort dans la société, la main-d’œuvre ; qu’un seul problème à résoudre, l’affranchissement du prolétaire. Tout ce qui s’essayait ou se disait venait aboutir à ce nœud, et, remarquons-le bien, cela n’était pas un sentiment de commande imposé par le parti victorieux : l’adhésion de toutes les classes était retentissante, sincère le plus souvent, et le travailleur n’avait plus qu’à s’épanouir dans son succès. Mais l’intention ne suffit pas pour vider un problème. Ceux à qui les circonstances avaient donné la parole pour fournir les solutions étaient des orateurs ou des écrivains d’opposition, subordonnant tout à des théories de droit constitutionnel, dévoués cordialement sans doute aux intérêts populaires, mais ne saisissant pas mieux que leurs devanciers l’action incessante de l’économie industrielle sur l’incident politique, et trop disposés à croire qu’une loi est vivante pour être écrite sur le papier ; ou bien encore c’étaient des socialistes, c’est-à-dire des réformateurs instinctifs, voués à la recherche du bien-être matériel au moyen d’une organisation du travail, comme on cherchait autrefois la pierre philosophale. Ceux-ci surtout avaient prise sur les masses, parce qu’ils avaient le mérite d’avoir signalé les premiers l’inévitable émancipation du prolétariat. Jamais n’était entrée dans leurs esprits cette idée si simple, que si on peut créer des privilèges pour un petit groupe, on ne peut pas privilégier le plus grand nombre, et qu’à la multitude on ne peut donner que la liberté. Leurs erreurs mêmes, leurs préventions contre la liberté, devenaient un puissant moyen de propagande, car, en présupposant toujours un état initiateur et régulateur, ils répondaient à une espèce d’infirmité endémique chez nous, et dont l’origine remonte sans doute aux temps de la subordination féodale.

Quant aux économistes, ces amans platoniques de la liberté, ils n’avaient pas la parole. Ils la prenaient néanmoins dans quelques clubs. Qu’ils me pardonnent de le dire : ils y étaient assez maladroits, comme pouvaient être des hommes de cabinet ou d’académie, sans contact jusqu’alors avec les populations ouvrières. Je me rappelle des discours pleins des meilleures choses, débités avec la voix tonnante et la vertueuse indignation d’un prédicateur. Les auditeurs comprenaient peu et sortaient avant la fin du sermon. Les disciples de Turgot et de Say n’étaient alors pour le public que des malthusiens, La prévention était telle partout que le gouvernement provisoire se fit un mérite de supprimer la chaire d’économie politique au Collège de France.

Si des idées on passe aux actes, on n’en trouve qu’un seul à noter ; mais il est énorme : c’est l’unification des banques, qui a légalisé chez nous le monopole du crédit. La panique avait rendu irrémédiable la crise qui existait déjà dans le commerce parisien. Il y eut nécessité d’attribuer le cours forcé aux billets de la Banque. Un décret du 15 mars 1848 y pourvut. Exposées aux mêmes embarras, les neuf banques départementales réclamèrent la même faveur, qu’il était impossible de leur refuser. Les divers papiers de banque étant devenus monnaies légales, on ne tarda pas à constater les inconvéniens qu’il y avait à laisser circuler simultanément plusieurs de ces monnaies, qui, égales aux yeux de la loi, puisqu’on les recevait pour argent comptant dans les caisses publiques, n’auraient conservé néanmoins dans le commerce qu’une valeur mesurée sur la solidité présumée des établissemens qui les avaient émises. Qu’y avait-il à faire ? Imiter ce qui avait été fait en Angleterre pendant le cours forcé de 1797 à 1821 : attribuer seulement le caractère de monnaie légale aux billets de la banque centrale, et conserver l’individualité des autres banques en leur procurant le moyen de rembourser leurs propres billets avec le. papier de l’établissement régulateur[9]. On trouva plus simple de réunir toutes les banques ayant droit d’émission en une seule, ce qui exclut toute idée de concurrence en matière de crédit, jusqu’au moment où les yeux seront suffisamment ouverts sur les dangers de ce système. Cette réunion, que la haute banque de Paris avait toujours ambitionnée sans oser la demander, même aux jours de sa plus grande influence, elle l’obtint d’une révolution démocratique sans peut-être avoir besoin d’y aider. Comme il se rattachait à cette unité en matière de banque quelque habitude de tutelle administrative ou quelque préoccupation d’organiser le crédit, ce fut la démocratie qui prit la peine, au lendemain de sa victoire, de bâtir le camp retranché du monopole ! Au point de vue de la vraie science, comme de la pratique éprouvée du crédit, c’était une faute. Au point de vue de la politique, c’était la plus fausse manœuvre que des hommes de parti pussent commettre.

Dans les deux assemblées républicaines où se trouvaient tant de lumières sur beaucoup de points et tant de bon vouloir, l’efficacité de la liberté économique, comme moyen de progrès au profit des classes souffrantes, n’était guère mieux comprise d’un côté que de l’autre : ce n’était pas encore une idée faite (l’est-elle beaucoup plus aujourd’hui ?). Un doute secret sur la possibilité d’accomplir le programme de la révolution jeta un vague découragement dans les rangs démocratiques. Le parti réactionnaire gagna en aplomb, et son initiative imprima au grand nombre de lois qui furent faites, et dont plusieurs sont très bonnes, un caractère de discipline et de patronage. Aucune de ces lois n’a touché à fond le régime économique de la société. En 1851 seulement, un honorable député, M. Sainte-Beuve, de Pontoise, vint agiter bravement le drapeau du libre échange. Il fut peu compris : M. Thiers doubla par la prestesse de son esprit un succès préparé d’avance au sein de la majorité. La proposition de M. Sainte-Beuve fut écartée par 428 voix contre 199. Ce dernier chiffre constatait déjà un certain progrès ; il n’aurait pas été obtenu au lendemain de la révolution.

Dans la période qui suivit immédiatement le rétablissement de l’empire, il y eut une veine d’activité commerciale des plus remarquables. Un sentiment de sécurité qui se répandit dans les classes riches et conservatrices, l’afflux subit de l’or californien agissant à son arrivée comme capital et commandant des travaux, les profits de plus en plus larges donnés par les voies ferrées, les mouvemens de fonds créés par la fusion des grandes compagnies ou par des privilèges financiers, le développement imprimé aux travaux publics, et puis cette loi du mouvement qui se multiplie par sa propre vitesse, telles sont les causes du phénomène. Que cette vive reprise ait contribué à élever le niveau des salaires, cela est incontestable. Cependant, aux termes de la saine économie, ce mouvement laissait à craindre une concentration de plus en plus forte des élémens producteurs dans un petit nombre de mains. Il était à prévoir aussi que cette ardeur de spéculation faiblirait à mesure que s’épuiseraient les circonstances qui l’avaient occasionnée. À un autre point de vue, les nécessités financières, ces dépenses toujours croissantes sans qu’on puisse toujours espérer de les compenser par des emprunts, ont dû conduire à la recherche des moyens propres à augmenter d’une manière durable la richesse publique. Tels sont probablement les motifs qui ont amené le gouvernement impérial dans une voie qui nous fera aboutir tôt ou tard à un régime de liberté économique. La nature et la portée des réformes en voie d’exécution aujourd’hui ressortiront des faits qu’il me reste à exposer.


ANDRE COCHUT.

  1. Le fondateur de la filature mécanique du coton en France, le célèbre Richard Lenoir, qui possédait sept grandes manufactures et employait onze mille ouvriers, fut ruiné radicalement par cette baisse foudroyante, et il est mort dans la misère.
  2. J’ai emprunté largement, pour ce qui concerne notre législation douanière, à un excellent livre intitulé Études économiques sur les Tarifs de douanes, par M. Amé, directeur des douanes à Paris. C’est un de ces rares écrits qui épuisent une matière et portent la conviction dans les esprits.
  3. Voir à ce sujet Locré, Esprit du Code de Commerce, 1807, t. Ier.
  4. Locré, ibid.
  5. C’est ce que nous avons encore vu en 1856. Un nouvel accès de fièvre industrielle et d’agiotage s’étant déclaré, l’indignation publique a réclamé, comme en 1838, une loi destinée a prévenir les abus de la commandite : on en a fait une qui rend les commandites à peu près impossibles, et l’on commence à s’apercevoir que le remède est pis que le mal.
  6. Voyez le piquant opuscule de M. d’Esterno, Des Banques départementales en France, 1838.
  7. Si la noblesse d’Angleterre a pu s’enrichir par le monopole des céréales, c’était accessoirement en vertu de son droit féodal. Il en serait bien autrement d’une aristocratie politique, dont l’unique raison d’être serait l’enrichissement par l’industrie.
  8. Les clameurs des populations ne cessèrent pas pendant huit ans : ce n’est pas ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point elles étaient fondées. On les apaisa en 1854 en subdivisant la compagnie des mines de la Loire en quatre groupes, constitués à l’état de sociétés distinctes avec des administrations spéciales.
  9. Par ce procédé, l’Angleterre a eu vers 1817 une émission de 750 millions de francs avec cours forcé, et de 400 millions émis par les autres banques, avec cours non forcé.