LA POLITIQUE
DU LIBRE ÉCHANGE

II.

LE RÉGIME ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE DEPUIS 1789.



La tâche à laquelle je suis amené par l’ordre de ces études[1] est difficile à tous égards. J’entreprends de caractériser le régime économique suivi chez nous depuis la fin du siècle précédent jusque l’expérience commencée l’année dernière. Il faut dire sous quelles influences, par quels entraînemens ce régime s’est développé, quels en ont été les effets, pourquoi il a fait son temps, et comment une transformation prudemment conduite deviendra profitable ; même à ceux qui résistent. Ce qui m’effraie dans ce programme, ce n’est pas la nécessité de recueillir, d’élucider une multitude de faits administratifs oubliés ou inaperçus : c’est qu’en montrant comment sous l’illusion du système protecteur, on en est venu à constituer des privilèges, des monopoles, une réglementation compressive, comment ont été commises tant d’erreurs ou de fautes contentait en germes, nos malheurs politiques, j’aurai l’air d’appeler la réprobation sur des hommes d’état de toute couleur, sur des citoyens de toute classe, dont le plus grand tort a été d’accepter sans examen les préjugés de leur temps en matière d’économie sociale, et qui ont souvent fait ou— toléré le mal avec la naïve conviction de bien faire.

Fallait-il s’arrêter devant cette considération et supprimer quelques vérités utiles par ménagement pour des amours-propres individuels ou pour des susceptibilités de partis qui peuvent se rattacher à des traditions respectables ? Les personnes consultées à cette occasion ont répondu par la négative, et voilà pourquoi l’on va exposer, sans amertume comme sans réticence, la série des faits économiques, en montrant la relation qui les unit avec la politique proprement dite, et l’influence qu’ils ont eue sur les destinées de notre pays.

I. — révolution.

Deux grands génies rayonnaient tour à tour sur l’assemblée qui immortalisa la date de 1789 : Rousseau pour la philosophie politique, et en matière d’économie industrielle Turgot. Ce ministre ami du peuple, comme l’appelait Louis XVI, était mort en 1781 : il n’avait laissé aucun écrit dogmatique ; mais la tradition de ses idées était vivante, et l’un des constituans les plus illustres, Condorcet, venait d’exposer sa vie et ses doctrines d’après des souvenirs personnels et sur le ton de l’admiration respectueuse. On y lisait (je copie en abrégeant) que « les règlemens combinés sous le prétexte d’encourager l’industrie nationale ne font qu’en déranger le cours naturel, que tout privilège pour acheter, pour vendre, pour manufacturer, loin d’animer l’industrie, la change en esprit d’intrigue dans les privilégiés, et l’étouffe dans les autres, en un mot que toutes ces précautions de la timidité et de l’ignorance, toutes ces lois nées d’un esprit de machiavélisme qui s’est introduit dans la législation du commerce comme dans les entreprises de la politique, produisent des gênes, des vexations, des dépenses inutiles, pour aboutir à des résultats opposés à ceux qui ont été annoncés. ». Les nouveaux législateurs partagèrent en général cette conviction, et ils étaient disposés à la faire prévaloir ; s’ils ne la poussèrent pas toujours jusqu’au radicalisme, c’est que leur ferveur pour les réformes fut plus d’une fois altérée, sans qu’ils s’en doutassent, par la subtile influence des intérêts individuels. Cette influence se fit particulièrement sentir en matière de douanes.

Les principes qui devaient présider à l’établissement des tarifs avaient d’abord été résumés ainsi : exemption totale à l’entrée des alimens ordinaires et des matières brutes à l’usage des manufactures, — droits modérés sur les matières utiles et toujours croissans à mesure que l’utilité des objets s’affaiblit et qu’on arrive au luxe, — franchise presque générale à la sortie, avec la réserve d’établir, selon l’opportunité, des taxes fiscales pour exploiter les besoins de l’étranger. Toutefois, sous la pression d’un comité très actif qui s’intitula députation des manufactures, il fut décidé qu’on n’affronterait pas les périls de la concurrence absolue, et qu’on maintiendrait en faveur des fabriques nationales certains droits protecteurs pouvant aller jusqu’à la prohibition. Les bons instincts de l’assemblée firent heureusement contre-poids aux efforts de l’intérêt particulier, et le tarif de 1791 resta en définitive beaucoup plus libéral que le programme d’où il découlait. À l’importation, il y avait affranchissement complet pour les grains de toute sorte, les bois, le bétail, les peaux, les filasses, la laine et le coton brut, la fonte de fer et le cuivre non ouvré. Les denrées coloniales, les vins et les liqueurs furent rangés dans la catégorie des objets de luxe. On ne reconnut pas sans doute le besoin de protéger notre métallurgie, très supérieure alors à celle des Anglais. Les fers en barres ne furent taxés qu’à raison de 2 francs les 100 kilogrammes, les aciers à 3 francs, les machines et outils à 36 francs. Quant aux tissus, les prix semblent avoir été évalués de manière à offrir une protection du quart de la valeur vénale. Les prohibitions prononcées furent en si petit nombre et de si faible importance qu’elles ne méritent pas d’être signalées. Les taxes et les entraves à la sortie trahissent la crainte de fournir aux étrangers des moyens de concurrence.

Quant au régime de l’industrie à l’intérieur, l’assemblée constituante comprenait largement le principe de liberté, et elle a fait peu de sacrifices aux préjugés. Je ne sais si l’on pourrait trouver dans l’histoire quelque autre exemple d’un changement aussi soudain, aussi radical dans la vie d’un peuple. Les provinces de l’ancienne France étaient isolées commercialement et séparées les unes des autres autant que de l’étranger. Une fiscalité complexe et oppressive pesait sur toutes les transactions. Chaque métier avait ses cadres qui ne s’élargissaient pas, ses règlemens qui ne fléchissaient jamais. Nul ne conservait le complet usage de son activité, de son intelligence. En moins de six mois (d’octobre 1790 à mars 1791) et en vertu de cinq ou six lois, chacun rentre en possession de soi-même. Les droits de traite à l’intérieur, les péages, les octrois sont abolis. Le remplacement des taxes et redevances de toute nature par la seule contribution foncière fait disparaître une foule d’impôts malfaisans. La suppression des privilèges industriels, des corporations d’artisans et de marchands est proclamée en des termes absolus qui font tomber toutes les entraves : à l’avenir, ni apprentissage forcé, ni maîtrise à acheter, ni obstacle dans le choix d’une profession, ni servitude réglementaire dans la pratique. Cette restitution de la liberté, remarquons-le bien, n’intéresse pas seulement les gens de boutique et d’atelier ; elle va bien au-delà : elle implique le droit de former à volonté des compagnies industrielles, d’ériger des banques, de négocier en grand sans l’intermédiaire des agens officiels, de faire sans entraves le commerce maritime, de pratiquer à volonté tous les genres de spéculation monopolisés autrefois.

Cet affranchissement presque absolu de l’industrie coïncidait avec l’abolition des servitudes rurales, avec cette vente des biens nationaux qui avait dans la pratique la portée d’une loi agraire. L’activité nationale se précipita par toutes les issues qu’on lui ouvrait avec une force, d’expansion extraordinaire. Les symptômes de la prospérité commerciale se manifestèrent instantanément. Le chiffre des échanges avec l’étranger dépassa en 1792 celui des années les plus favorables. Chacun voulait exercer ses aptitudes dans la profession de son choix. Plusieurs grandes banques commencèrent à émettre des papiers de crédit fort bien accueillis par le public. À la Bourse de Paris, il se faisait par jour pour plus de 40 millions d’affaires. Au commencement de 1793, je trouve 138 agens de change pour Paris, 117 commissaires-priseurs, 491 avoués auprès des divers tribunaux. La liberté de la presse, de l’enseignement et des théâtres donna un vif essor à toutes les professions qui se rattachent à la publicité, notamment à l’imprimerie. Nombre de gens autrefois déclassés cherchaient à travailler et trouvaient à vivre.

Malheureusement l’expérience de la liberté, à peine commencée, fut violemment suspendue. Le progrès économique exige du calme, et l’on entrait dans une période de convulsions et de déchiremens. Il n’y aura plus bientôt qu’une affaire pour la grande majorité des citoyens : la défense de la révolution contre les ennemis de l’intérieur et du dehors, à quelque prix que ce soit et par tous les moyens que peut suggérer l’énergie désespérée. On court au club, aux arsenaux patriotiques, dans les provinces insurgées, ; aux frontières, sans s’inquiéter si le champ va rester en friche, l’atelier désert, le professeur sans auditoire. La convention lance ses décrets comme on met le feu au canon, sans songer aux choses utiles qu’on risque d’abattre, mais en vue du mal qu’on peut faire à l’ennemi. En novembre 1792, elle interdit l’émission des billets payables à vue et au porteur, au risque de tuer les banques naissantes, parce qu’elle y voit une concurrence pour les assignats dont elle a besoin. Elle décrète les réquisitions et le maximum sans s’inquiéter de tuer le commerce, parce qu’elle ne veut pas que les armées soient paralysées, ni que le peuple, affamé systématiquement, maudisse la révolution. Si elle improvise un acte de navigation calqué sur celui de Cromwell, si elle empêche l’exportation des grains, si elle frappe de prohibition les produits anglais, ce n’est pas qu’elle méconnaisse le principe de la liberté des échanges les mesures qu’elle prend sont, à ce qu’il lui semble, des manœuvres de guerre, impérieusement commandées par les besoins de la défense. Après la victoire, s’il est possible, on reviendra à la saine économie de l’assemblée constituante.

Il y avait une autre arme de guerre bien plus dangereuse encore. On peut dire des assignats qu’ils ont en même temps sauvé et perdu la révolution ils ont sauvé le principe de 89 en lui fournissant le moyen de se défendre sur les champs de bataille ; ils ont perdu la république, en l’empêchant de se constituer d’une manière tolérable. Le comité, issu de la convention donna l’étrange spectacle d’un gouvernement qui, avec quatorze armées et plusieurs escadres à pourvoir, tous les services administratifs à créer, des bandes d’affamés à assouvir, était littéralement sans budget et sans finances. Sauf les douanes, qui donnaient environ 8 millions, il n’y avait plus de contributions indirectes. L’impôt direct, levé suivant les rôles de l’assemblée constituante, aurait dû fournir 378 millions ; mais la perception en était très irrégulière, et les contribuables étaient d’ailleurs admis à se libérer avec des assignats au pair. Or, en pleine terreur et malgré le péril qu’il y avait à être signalé comme dépréciateur de la monnaie nationale, ces papiers étaient déjà cotés, dans le commerce avec une perte qui variait de 50 à 75 pour 100. Bien des financiers qui se croyaient habiles conseillaient naïvement au comité de salut public de ne plus accepter les assignats qu’au cours du jour ; mais les Cambon et les Robert Lindet savaient bien que le papier républicain n’était préservé d’un avilissement complet que par la faculté qu’il conservait de, procurer un dégrèvement des trois quarts sur l’impôt. En précipitant la monétisation de l’assignat, ils se seraient privés de leur unique ressource. À chaque besoin d’argent, on faisait courir la planche sous la presse ; on augmentait seulement le tirage en proportion de la baisse, afin d’obtenir la somme voulue. Grâce à ce procédé, les émissions présentaient un total de 45 milliards 579 millions en mars 1796, époque où les assignats furent démonétisés et remplacés par les mandats territoriaux, qui ne valaient guère mieux. L’immensité de cette fabrication, qui n’était d’ailleurs un mystère pour personne, devient en quelque sorte l’excuse de ceux qui l’ont pratiquée. Il sautait aux yeux des plus ignorans qu’une dette de 46 milliards n’était pas garantie par les biens nationaux disponibles, et qu’elle ne serait plus que très incomplètement remboursée. On s’attendait, en s’y résignant, à un sauve-qui-peut financier dans lequel il y aurait nécessairement des victimes. La perte d’ailleurs était beaucoup moins forte qu’on aurait pu le supposer d’après de si gros chiffres elle s’était réduite et disséminée par parcelles sur toutes les têtes par l’effet des dépréciations successives, et tel qui aurait reçu dans les derniers mois 100 francs en papier n’aurait perdu en définitive que 4 ou 5 sous au jour de la démonétisation.

Cependant la circulation monétaire, comme celle du sang dans le corps humain, ne saurait être troublée impunément. Bien que le patriotisme eût amnistié l’usage et même l’abus des assignats, il n’en restait pas moins dans la pratique de chaque jour des embarras et des souffrances sans nombre. Lorsque fut établi le directoire, un papier complètement discrédité était l’unique ressort de l’administration, l’unique instrument des échanges. En 1795, le papier ne conservant même plus la centième partie de sa valeur nominale, on décréta qu’une certaine fraction de l’impôt foncier serait perçue en nature. Pour chaque franc d’impôt, on devait fournir dix livres de blé. Voilà donc le gouvernement devenu marchand de grains, et ayant à placer chaque année environ 16 millions d’hectolitres. Quant aux douanes, non moins utiles, disait-on, pour empêcher l’introduction des émigrés que celle des marchandises proscrites, on exigeait des espèces : la petite protection douanière assurée par le tarif de 1790 aurait été en effet bien dérisoire, si on avait reçu pour le paiement des taxes les assignats au pair. L’emprunt forcé auquel on avait eu recours pouvait être soldé, au choix du débiteur, en argent, en papiers au cours de la Bourse, en grains, en métaux, en marchandises utiles à l’armée. De temps en temps, on annonçait des ventes de biens confisqués, payables en mandats territoriaux, et le contrecoup des enchères imprimait aux divers papiers de brusques oscillations. Un moment vint où, l’assignat ne comptant plus, l’argent manqua tout à fait. La rente 5 pour 100 tomba à moins de 7 francs en espèces. Entre particuliers, 25 pour 100 était le taux ordinaire de l’intérêt : les engagemens du mont-de-piété se faisaient sur le taux de 3 pour 100 par mois. Dans le commerce, l’escompte du bon papier à courte échéance se faisait aussi par mois, et variait de 1 1/2 à 3 pour 100 : même à ce prix, les petits boutiquiers ne pouvaient escompter que sur nantissement de marchandises, ce qui avait donné lieu à un genre de banque usuraire dont on trouve les annonces dans les Petites Affiches.

Malgré tout ce désordre, on aurait tort de croire que la période comprise entre 1793 et 1799 ait été stérile et perdue pour le progrès industriel. Cette erreur a été celle des hommes d’état de l’étranger, et elle a faussé leurs appréciations politiques à notre égard. Ils voyaient un pays où toutes les sources de la finance semblaient taries, où étaient désorganisées les spéculations avec lesquelles le capital se forme en temps ordinaire ; ils en concluaient que ce pays courait à sa ruine, et qu’on allait avoir raison d’un peuple mourant d’inanition. Ils se trompaient. On ne faisait peut-être pas d’affaires en France dans le sens commercial du mot, on ne gagnait pas d’argent ; mais on travaillait, on produisait, on inventait. Le patriotisme, sans qu’il s’en doutât et sans que l’Europe s’en aperçût, faisait des prodiges industriels.

Toutes les usines métallurgiques de l’ancienne France, toutes les poudreries, toutes les tanneries auraient été bien insuffisantes quand retentit le cri de guerre. Le comité de salut public fait appel aux dévouemens, et chacun se met à l’œuvre, depuis l’académicien illustre jusqu’à l’homme de peine. Les uns donnent des leçons publiques, dressent des plans, agencent des machines ; les autres forgent le fer ou tournent la roue. Nos raffineries de salpêtre produisaient à peine 500,000 kilogrammes par année : on simplifie les procédés et on en fournit 6 millions de kilogrammes en neuf mois. La monarchie tombée n’avait que six fonderies pour les canons de fer ou de bronze ; on en improvise trente qui livrent annuellement 20,000 pièces. Il n’existait qu’une manufacture d’armes blanches, on en crée vingt de plus. La fabrication des carabines, inconnue chez nous, y est naturalisée. Des fabriques de fusils sont installées dans plusieurs départemens, et celle de Paris donne à elle seule 140,000 fusils par année, c’est-à-dire plus que toutes les anciennes fabriques à la fois. On invente pour le service des armées la télégraphie et les aérostats. Les arts qui ont pour objet la fabrication des fers, des aciers, des cuirs, du goudron, sont renouvelés par les théories les plus savantes et les plus fécondes. Le jet lumineux du génie tombe sur la foule comme le rayon du soleil qui éclaire tout le monde. Les cours révolutionnaires où l’on enseignait les procédés expéditifs pour la fabrication de la poudre, en invitant chacun à s’y exercer, contribuaient à vulgariser les notions de chimie, et quand le patriote, les manches retroussées, s’en allait donner le coup de main dans l’atelier civique, ne faisait-il donc pas pour l’avenir son apprentissage industriel ?

L’enthousiasme de la liberté était le grand ressort, mais non pas le seul. On croyait naïvement à une période de prospérité commerciale après la guerre, et on s’y préparait en multipliant les institutions utiles. Les ministères personnels avaient été supprimés, et ils étaient remplacés par des commissions spéciales. Celle qui présidait à l’agriculture et à l’industrie comprenait une réunion incomparable d’hommes illustres : Berthollet, Gaspard Monge, Guyton-Morveau, Périer, Vandermonde, Pierre Molard, Tessier, Parmentier, d’autres encore, tous dévoués et désintéressés jusqu’à l’héroïsme. C’est à cette époque, ne l’oublions pas, que furent créés coup sur coup le Conservatoire des Arts et Métiers, l’École polytechnique, le Bureau des longitudes, les expositions de l’industrie, et ce merveilleux système métrique qui est déjà presque devenu l’instrument du commerce universel. On avait mis à l’étude un système complet de navigation intérieure, et le plan, dressé sur la plus vaste échelle par l’ingénieur Maragon, député de l’Aude, admettait l’ouverture de cent canaux et la restitution de plusieurs rivières au commerce national.

L’importance des travaux et des études minéralogiques était profondément sentie. Attendre les gens désireux de s’instruire, cela aurait été trop long. On était pressé, on courut au-devant d’eux. Un corps d’officiers des mines fut créé, avec mission de parcourir les départemens, d’y répandre l’instruction, d’en signaler les ressources. Ils donnaient des leçons orales en hiver, dirigeaient des explorations pendant l’été, avisaient à fonder des cabinets d’échantillons, des laboratoires, de petites bibliothèques spéciales. On devait se concerter pour produire une description minéralogique de la France. Pour centraliser les renseignemens utiles, on fonda le Journal des Mines, qu’on envoyait gratuitement aux savans français, aux étrangers, aux exploiteurs des mines qui en faisaient la demande. Écoutez en quels termes le comité de salut public annonce cette publication : « La liberté prête de nouvelles forces comme de nouvelles vertus aux peuples qui combattent pour elle. À sa voix, le salpêtre est sorti de nos souterrains. Cette voix puissante va retentir jusque dans les entrailles de la terre. Les républicains y trouveront ce que la politique des autres peuples leur refuse : du fer et de la houille. Voilà surtout ce qu’exigent les circonstances. Laissons les peuples amollis par la servitude donner le nom de précieux aux métaux brillans et rares : ce qui est précieux pour nous, c’est ce qui sert à nous défendre. »

Les idées de spéculation, d’accaparement personnel, semblaient effacées des esprits, et quand le pouvoir signale une entreprise qui peut devenir lucrative, c’est au sentiment patriotique qu’il s’adresse. Par exemple, à l’occasion des mines d’Alais, qui valent tant de millions aujourd’hui, le gouvernement invite les hommes industrieux à ne pas négliger ce trésor ; il en facilitera autant que possible l’exploitation. Quand une compagnie se forme, ce n’est pas par l’amorce des gros dividendes qu’on attire l’actionnaire : on lui parle de ce qu’il doit à la patrie. Un charbonnage du Pas-de-Calais, exploité pendant plusieurs années avec profit, avait été fondé en 1794 par actions de 500 livres, subdivisées en très petites coupures. Suivant le Journal des Mines, « les citoyens qui n’avaient pas assez de fortune pour offrir à la patrie le montant d’une action se sont cotisés, et un plus grand nombre d’autres, n’ayant que leurs bras à offrir, s’empressent d’y contribuer par leur travail. »

Ainsi peut être expliqué ce phénomène sans pareil d’une époque où l’on produisait beaucoup, bien que le travail s’exécutât au rebours de toutes les lois économiques. C’était la force désordonnée du fiévreux : l’accès, en se prolongeant, aurait tué le malade. À mesure que le calme revint, les embarras se multiplièrent ; le gouvernement directorial en fut écrasé. Après le discrédit des divers papiers, il resta littéralement sans ressources pour les services les plus essentiels. Ses agens avaient à lutter contre des difficultés qui les jetaient bientôt dans le découragement, sinon dans une sorte d’exaspération. Les employés des ministères restèrent pendant dix mois sans toucher de traitement, Bernadotte, devenu roi de Suède, se plaisait à raconter qu’étant ministre de la guerre, et poussé à bout par les plaintes légitimes de ses compagnons d’armes, il était entré un jour le sabre à la main chez son collègue des finances pour lui demander de l’argent : il trouva celui-ci gémissant devant le bilan de ses caisses vides. Pour l’entretien des armées, il y eut nécessité absolue de recourir au système des fournitures générales, et cela fit surgir une caste d’agioteurs effrontés. Le commerce proprement dit n’était pas sans quelque activité : il la devait à un reste de liberté, précieux héritage de la grande assemblée constituante ; mais le trouble dans la circulation, le passage périlleux du papier-monnaie à la monnaie métallique, les fournitures d’armées, l’accaparement des biens confisqués, donnaient lieu à toute sorte d’opérations suspectes, où la rouerie avait beau jeu contre la faiblesse et l’ignorance. Ainsi, tandis qu’une classe d’hommes soudainement gorgés de richesses étalait ce luxe provocateur et cette démoralisation qui ont déshonoré l’époque, la détresse et l’irritation jalouse de la multitude ouvraient carrière aux factions politiques. Le directoire étant complètement discrédité, la conception qui se forma dans les esprits fut celle d’une dictature momentanée, non pas au profit de l’ancien régime, mais destinée au contraire à vivifier le régime issu de la révolution. Les fils de cinq ou six trames, quoique de couleurs bien différentes, se croisèrent à cet effet. On sait ce qui est arrivé.

II. — consulat.

Le 20 brumaire an VIII, au lendemain du jour où le général Bonaparte prit possession du pouvoir, il n’y avait dans les caisses du trésor public que 137,000 fr. en numéraire restant d’une somme de 300,000 fr. empruntés la veille. La première urgence était de raviver le nerf du gouvernement, d’improviser quelque moyen de recettes. Le premier consul s’empressa d’appeler à lui les hommes qui conservaient les traditions de l’ancienne fiscalité, Dufresne-Saint-Léon, Gaudin, Mollien, Barbé-Marbois : c’étaient des commis honnêtes et intelligens plutôt que des hommes politiques, et leurs sympathies appartenaient au régime sous lequel leur éducation administrative s’était faite. Renoncer aux papiers de circulation, qui étaient d’ailleurs complètement discrédités, et les remplacer par un papier d’état présentant la solidité d’un billet commercial et devenant par cela même susceptible d’un escompte en espèces, tel est le plan auquel on s’arrêta pour improviser des ressources. L’honneur principal en revient à Gaudin (depuis duc de Gaëte), et comme il était expert, en matière d’impôt foncier, il fit de la contribution directe le pivot de ses opérations.

Sous le directoire, on avait imaginé comme mesure d’économie de laisser aux communes le soin de confectionner les rôles et d’adjuger au rabais les fonctions de percepteur ; mais, comme correctif de ce système, on avait été conduit à créer une armée d’inspecteurs dont les services coûtaient plus cher au trésor que l’économie réalisée. Gaudin emprunta la main ferme du premier consul pour briser ces rouages imparfaits, et en peu de semaines il improvisa pour la perception de l’impôt direct le mécanisme dont le type s’est à peu près conservé jusqu’à nos jours. La hiérarchie des agens fiscaux relevant du pouvoir étant installée dans chaque département, on pourvut à l’escompte des produits de l’impôt en engageant la signature et la responsabilité personnelle des receveurs de diverses classes. Les receveurs-généraux, après avoir fait traite sur les receveurs d’arrondissement, et en calculant bien les échéances, devaient souscrire au profit du trésor, et pour le montant présumé de la recette annuelle, des obligations payables à jour fixe et en espèces métalliques. On établit une sorte de solidarité entre les receveurs-généraux en les groupant en syndicat. On avait exigé d’eux, à titre de cautionnement, une avance d’environ 10 millions : on en fit le fonds d’une caisse dite d’amortissement, bien moins destinée à soutenir les valeurs publiques qu’à consolider le crédit des obligations émanant des recettes générales. Tout effet de ce genre, en cas de non-paiement à l’échéance et après protêt, devait être aussitôt remboursé en principal et intérêts par la caisse d’amortissement. Grâce à ces précautions, le papier des receveurs-généraux acquit une valeur commerciale : il devint éminemment escomptable, et en effet l’escompte des produits de l’impôt foncier a constitué un des principaux ressorts financiers de l’empire. Je me représente le public, au lendemain du directoire, se demandant par quelle magie l’état trouve des écus pour payer ses créanciers, ses employés, ses fournisseurs, et j’imagine une sorte d’éblouissement non moins utile au prestige du premier consul que la victoire de Marengo.

Ce grand succès financier devait être payé assez chèrement, à mon avis du moins. Après avoir créé un papier de banque, on voulut avoir une banque pour le négocier à volonté. Il ne manquait pas d’établissemens de crédit faisant l’escompte des bonnes valeurs et émettant des billets à vue et au porteur très bien accueillis du public. La force du besoin les avait fait surgir naturellement pendant la pénible transition de l’assignat à l’écu. Dès l’an IV, Garat avait organisé, comme moyen d’action pour le haut négoce, une caisse des comptes courans, alimentée principalement par les dépôts volontaires et les encaissemens faits pour compte des associés. Une banque qui s’installa à Rouen eut pour spécialité la recherche des traites sur Paris. Le petit commerce parisien faisait aussi des efforts pour échapper à la fatalité des escomptes sur nantissement : il s’était formé dans son sein et à son usage des établissemens modestes tels que la caisse d’escompte du commerce, le comptoir commercial, connu vulgairement sous le nom de caisse Jabach, la factorerie et autres encore. La caisse d’escompte par exemple était vraiment digne d’intérêt. Elle avait pour base l’association solidaire de cinq ou six cents petits industriels et boutiquiers qui choisissaient dans leur sein un conseil de douze administrateurs, élus pour trois mois, mais rééligibles. On s’y préoccupait moins de procurer des dividendes aux actionnaires que de faciliter les transactions du commerce, et avec un faible capital de 6 millions en espèces et des garanties hypothécaires pour 20 millions on avait trouvé moyen de porter le chiffre des escomptes réels à 153 millions de francs, au taux de 9 pour 100, très modéré pour l’époque. La caisse des comptes courans, dont l’action était circonscrite, était loin de rendre les mêmes services.

On ne manqua pas d’insinuer au premier consul qu’il serait avantageux pour lui d’assurer l’escompte des valeurs de l’état au moyen d’un établissement spécial ; les principaux capitalistes, qui déjà étaient venus en aide au pouvoir nouveau par quelques avances, ne demandaient qu’à s’associer à quelque combinaison de ce genre. Un négociant de province qui avait siégé au conseil des anciens et qui fut plus tard ministre de l’intérieur, Crétet, improvisa un plan à cet effet et devint l’intermédiaire d’une alliance entre le jeune dictateur et la haute banque. Moins de trois mois après le 18 brumaire paraissait un décret consulaire décernant à la caisse des comptes courans le nom de Banque de France, mettant à sa disposition l’ancienne église des Oratoriens de la rue Saint-Honoré (transformée depuis en temple protestant), élevant le capital à 30 millions, et chargeant le nouvel établissement de plusieurs services publics. Pour appeler le capital, sur lequel on ne comptait guère de l’aveu de M. Mollien, le gouvernement prit pour 5 millions d’actions au nom de la caisse d’amortissement. Cependant, malgré la clientèle du pouvoir, les affaires ne prenaient pas le développement qu’on avait espéré ; la concurrence des autres banques était d’autant plus importune que, se retranchant dans leur humble rôle, elles se dérobaient au périlleux honneur d’escompter le papier de l’état. C’était aux yeux du pouvoir une sorte de félonie, et puis la réaction en matière de commerce comme en beaucoup d’autres choses, les idées d’unité et de monopole, étaient à l’ordre du jour. Il sembla aussi naturel aux grands capitalistes que légitime au pouvoir de monopoliser le crédit, sur lequel d’ailleurs on n’avait chez nous que de vagues notions.

On hésitait à supprimer brutalement la caisse du petit commerce, mais on se flattait de la prendre en faute. On se présenta un jour au guichet de la caisse d’escompte avec une liasse de billets payables à vue et en espèces ; il y en avait pour 3 millions, somme écrasante à cette époque ; au grand ébahissement des porteurs, les billets furent payés. Avertis par le péril auquel ils venaient d’échapper, les associés firent en secret de nouveaux appels de fonds et se tinrent sur leurs gardes. On revint en effet avec une somme de billets au porteur plus forte encore, et l’argent fut compté à bureau ouvert. Toutefois la solidité des établissemens libres ne pouvait plus les sauver ; trop de gens étaient intéressés à soutenir ou à croire que l’unité en matière de banque est une nécessité de salut public. Un décret du 24 germinal an XI (14 avril 1803) ordonna aux comptoirs particuliers qui émettaient des billets au porteur de retirer ceux qu’ils avaient en circulation et de s’abstenir d’en lancer à l’avenir. Par le même acte, le droit exclusif d’émettre des billets de cette nature devint la base du privilège de la Banque de France. Le petit commerce se sentit blessé et réclama ; nous avons à cet égard le témoignage d’un contemporain, auteur très accrédité en matière commerciale, et qui plus tard, en qualité de conseiller d’état, fut spécialement chargé d’étudier les statuts des banques nouvelles. « La caisse qui roulait sur le crédit marchand, dit Émile Vincens dans sa Législation commerciale, représentait vainement qu’elle avait un but spécial, que ses membres ne seraient pas assez connus des banquiers pour obtenir d’eux l’escompte, et que ceux-ci absorberaient tous les moyens de banque : il fallut subir la réunion. »

Ainsi ont été étouffés les essais instinctifs du crédit libre, et ceci se passait, remarquons-le bien, au moment où Pitt poussait dans son pays à la multiplication des banques, où il en faisait surgir jusqu’à sept cents ! Ce seul fait, en cas de guerre prolongée, allait faire tourner toutes les chances contre la France ; mais combien y avait-il d’hommes à cette époque capables de mesurer l’influence du crédit sur la production, et le rapport des forces productives d’un peuple avec sa vigueur politique et sa solidité militaire ? À part quelques-uns de ceux qu’on appelait alors des idéologues, la France de 1802, devenue fort ignorante en matière d’économie politique, n’était plus apte à discerner en quoi la réglementation qui supprime la liberté est contraire aux vrais principes de l’ordre. Comme contraste avec les années tumultueuses qu’on venait de traverser, le public applaudissait à toutes les tentatives de classement, de coordination apparente. La monopolisation du crédit au profit de la Banque de France avait affriandé les spéculateurs ; c’était à qui imaginerait une exploitation privilégiée. Suivant M. Vincens, « on proposait sans cesse au gouvernement de tout vendre, de tout mettre en monopole, jusqu’au roulage, jusqu’à la vente au dedans des denrées coloniales et au dehors de tous les produits de nos manufactures… » Peu s’en est fallu qu’on ne rétablît les jurandes et les maîtrises ; on recueillit des signatures à cet effet dans plusieurs métiers de Paris. Cette tendance ne déplaisait pas au premier consul, qui aurait voulu voir partout de beaux et solides régimens bien disciplinés. « Toujours sous prétexte d’ordre public, dit encore Vincens, on demanda aux individus des communautés les plus nombreuses de se faire inscrire ; on leur assigna des assemblées ou du moins des conseils de syndics sous le nom de délégués. On les engagea à dresser des statuts et des règlemens dont quelques-uns furent homologués en silence. » Heureusement pour notre pays que les corporations industrielles produisirent leurs fruits ordinaires avant même d’être développées ; on se disputa pour la limitation des travaux et la spécialité des produits : « les épiciers voulaient vendre l’indigo, le sucre, le café, sans renoncer au droit de vendre l’eau-de-vie[2], » et ainsi des autres. Le ridicule ou le scandale de ces contestations permit aux hommes sensés de réagir contre l’entraînement du jour. Un bon mémoire de Vital Roux, un des rédacteurs du code de commerce, fit sensation et mérite d’être rappelé. Toutefois, si on ne retomba pas en plein dans l’ancien régime par le rétablissement des jurandes et des maîtrises, on resta en prévention contre la liberté commerciale et sous l’influence de l’esprit réglementaire et restrictif. La tendance instinctive et persistante pendant tout l’empire fut de constituer en exploitations privilégiées, sinon tous les métiers, au moins ceux auxquels on peut attacher quelque intérêt de police publique. Les compagnies limitées d’agens de change, de courtiers en marchandises, de commissaires priseurs, d’avoués, d’huissiers, prirent naissance à cette époque. La boulangerie, la boucherie, l’imprimerie, la librairie, les journaux, les entreprises théâtrales, cessèrent d’être des industries libres. L’enseignement et les travaux publics furent attribués à des corporations dépendantes de l’état.

Vers 1803, le ministre Frochot commença à consulter les chambres de commerce en matière de douane. Les chambres des grandes villes industrielles, sans alléguer les périls de la concurrence, mais sous l’influence des idées du temps, répondaient toujours en demandant par patriotisme des droits élevés, sinon des prohibitions. Entre toutes ces industries qui s’agitaient pour ressaisir des monopoles, aucune ne déploya autant d’adresse et de ténacité que la filature du coton : c’est par elle surtout que les prohibitions sont parvenues à s’épanouir chez nous à l’état de système. On pourrait supposer qu’en privilégiant l’industrie cotonnière, on avait dessein de faire éclore et de garantir contre des rivaux plus avancés un genre de fabrication nécessaire au bien-être du peuple. Il n’en était pas ainsi au commencement du siècle. Les cotonnades étaient alors considérées chez nous comme des tissus destinés aux gens riches, et nos fabriques ne paraissaient pas menacées par la concurrence extérieure. Si j’en juge au contraire par des pièces du temps que j’ai sous les yeux, ce serait le régime exceptionnel qui aurait donné une direction fausse au génie de nos manufacturiers et les aurait autorisés plus tard à réclamer une protection devenue nécessaire à certains égards.

Il y a une heure pour chaque progrès, et, quand l’idée est venue, il est rare qu’elle se trouve emprisonnée dans une seule tête : elle est plutôt diffuse et flottante dans beaucoup d’esprits. Pendant que l’Angleterre créait cette merveilleuse industrie qui est devenue un des principaux ressorts de sa puissance, la France n’était pas inactive. La filature à la mécanique, dont les premiers essais remontent chez nous à l’année 1780, avait été encouragée par le gouvernement de Louis XVI comme par la plupart des pouvoirs révolutionnaires, et à travers tant d’événemens qui s’emparaient de l’attention, elle avait accompli des perfectionnemens, peu remarqués peut-être chez nous, mais dont on s’inquiétait en Angleterre. Distancée quant à la quantité produite, elle aurait pu soutenir la lutte à l’égard des prix. En 1801, Pitt, qui prévoyait la guerre, proposa de taxer l’entrée du coton en laine à raison d’un penny par livre. L’industrie cotonnière s’émut aussitôt : elle décida qu’un mémoire serait adressé au ministre, et elle en confia la rédaction à un de ses principaux représentais, le célèbre Robert Owen, qui venait de fonder les grands établissemens de Lanark. L’argument sur lequel on insiste dans cette pièce se rapporte précisément aux progrès de la filature française. On y cite avec une espèce de terreur un mécanicien des plus habiles, Périer[3], qui a combiné un métier de son invention avec une machine à vapeur, et qui obtient des cotons filés à raison de 3 shillings la livre, tandis que le prix moyen de l’Angleterre dépasse 5 shillings. La conclusion est que l’énorme bénéfice réalisé par Périer va faire surgir en grand nombre les filatures françaises, au grand péril des établissemens britanniques. — On sait bien qu’il ne faut pas prendre à la lettre les doléances des commerçans, quand ils se croient menacés par une innovation fiscale. Personne ne croira qu’en 1801 les fabriques de Glasgow et de Manchester aient été si près d’être vaincues par les nôtres ; mais il est au moins permis d’admettre, d’après les calculs de Robert Owen, que nos fabricans de fils et de tissus n’avaient pas un pressant besoin de protection. Il y a plus, au moment même où ceux-ci réclamaient comme un droit l’exploitation exclusive du marché national, ils se glorifiaient de n’avoir à redouter aucune rivalité. « Pour les filés, écrivait en 1802 la chambre de commerce de Rouen, nous sommes en possession des meilleurs procédés connus. Si la fabrication anglaise possède quelque supériorité pour les tissus de cotons fins, cet avantage ne s’étend pas aux toiles communes, aux mouchoirs, chemises, etc., dont la fabrication est très considérable, et pour laquelle nous ne craignons aucune concurrence. »

Une seule chose a manqué à la France pour élever tout d’abord son industrie au premier rang : l’emploi des machines à vapeur. Périer, malgré son ardent prosélytisme, n’a pu provoquer dans le vaste empire français que six établissemens d’après le type qu’il avait conçu. Nos capitalistes avaient-ils donc besoin de s’ingénier à perfectionner les machines et les moteurs, puisqu’ils allaient réaliser de gros bénéfices en se laissant glisser tout doucement sur la pente de la routine ? Le 28 avril 1803, une taxe de 4 à 6 francs le kilogramme fut frappée sur les cotons filés venant des pays avec lesquels la France n’était point en guerre. Les toiles devaient payer, en sus du droit sur les fils, autant de fois 5 centimes qu’il y avait de mètres carrés par kilogramme ; enfin, lorsque ces toiles étaient peintes ou imprimées, la taxe sur le blanc s’augmentait de 50 centimes par mètre carré pour une seule couleur, et de 1 franc lorsque plusieurs couleurs étaient combinées dans le dessin. Cette loi si ardemment désirée ne tarda pas à tromper toutes les prévisions. Les tisseurs, à qui l’on demandait des toiles fines pour l’impression, avaient besoin des numéros élevés que nos filateurs ne prenaient plus la peine de produire. Les imprimeurs, tout en conseillant l’exclusion des toiles peintes, se plaignaient des taxes qui repoussaient les beaux tissus blancs. Les articles dont on avait besoin étaient introduits comme par le passé ; seulement dans cette importation très considérable encore, puisqu’on l’évaluait à 120 millions, la contrebande jouait un grand rôle. Bref nos industriels n’étaient pas satisfaits. Leur idéal avait toujours été la prohibition absolue, et ils ne se lassaient pas de la solliciter. Une nouvelle concession leur fut faite en 1806 : on porta à 7 francs par kilogramme la taxe sur les fils de coton sans distinction pour le degré de finesse, et la prohibition fut prononcée à l’égard des tissus blancs ou imprimés, des mousselines, basins, piqués, couvertures et articles analogues.

Le gouvernement impérial, qui avait de grands besoins d’argent, comprit qu’il se privait d’une ressource par les exclusions qu’il venait de prononcer. Il lui sembla tout simple de se dédommager en imposant la matière première, qui avait été à peu près affranchie jusqu’alors. Les producteurs n’étaient pas autorisés à se plaindre puisqu’on les avait garantis contre la concurrence étrangère. Quant à la consommation intérieure, on ne croyait pas qu’elle dût être amoindrie par la taxe dont on allait faire l’essai. Ce genre de fabrication, j’en ai déjà fait la remarque, n’était pas considéré alors comme un moyen d’économie pour la multitude. Tandis que les Anglais s’appliquaient à généraliser l’usage des cotonnades en les appropriant aux besoins les plus vulgaires, les Français en faisaient un objet de fantaisie coquette. Dans un rapport destiné à résumer une espèce d’enquête commerciale faite par M. Beugnot, qui était alors préfet de Rouen, il est dit que « les toiles de coton sont un degré de luxe supérieur à celui des étoffes de soie, » et le poétique préfet ajoute, dans un style qui porte la date de l’époque : « La petite maîtresse chérit ce tissu pour la fidélité de la draperie, et parce qu’en recouvrant le nu autant que la décence l’exige, il ne le dissimule pas plus que le goût ne le permet. » Le coton en laine coûtait alors à peu près 5 francs le kilogramme, et recevait par la fabrication une valeur moyenne de 25 francs. Le gouvernement se crut sans doute modéré en imposant pour commencer 66 centimes par kilo cette matière considérée comme plus précieuse que la soie. On restituait d’ailleurs la somme perçue par le fisc en cas d’exportation, et c’est ainsi que le système des drawbacks fut introduit dans notre régime commercial.

À ce moment, il entrait sans doute dans les vues politiques de l’empereur de donner une haute importance à l’industrie cotonnière : c’était encore une manière de lutter contre la perfide Albion. Ne comprenant pas plus la résistance de la nature que celle des hommes, il entreprit de naturaliser en France la culture du coton : en vertu des instructions ministérielles envoyées aux préfets à la date du 27 mars 1807, une prime de 1 franc fut promise par kilogramme de coton nettoyé. Il y eut des agriculteurs qui se laissèrent prendre à cette amorce, et des plantations, furent faites dès la première année dans treize de nos départemens méridionaux. De ces essais on n’a plus entendu parler, et c’est fort heureux : autrement on n’aurait pas manqué de faire des lois pour protéger le coton national contre celui des pays chauds.

On voit sous quelle influence s’est développé chez nous le genre de fabrication qui a fourni le type d’après lequel s’est renouvelée la grande industrie manufacturière. Il y eut dans les premières années du siècle une veine de prospérité inouïe pour les filatures de coton, doublement protégées par le pouvoir, qui les affranchissait de la concurrence extérieure, et par l’engouement du public, qui ne marchandait pas leurs produits. Vers 1805, suivant M. Benjamin Delessert, on comptait déjà une cinquantaine de manufactures réputées grandes pour le temps et deux cents petites ; il était admis qu’on y devait gagner 30 pour 100. La mode, qui joue un si grand rôle dans le placement des capitaux, les poussa vers ce genre d’opérations. Beaucoup d’installations nouvelles surgirent. Les mécaniciens ne suffisaient pas aux commandes. « C’est un adage reçu entre les filateurs, dit M. Beugnot dans le document déjà cité, qu’il y a des fortunes à faire dans leur état d’ici à dix ans, après quoi une filature sera une manufacture comme une autre. — Mais, ajoute assez naïvement le préfet de Rouen, pourquoi dès à présent serait-elle plus qu’une autre ? » Le pressentiment de quelque crise devait exister en effet chez les hommes expérimentés de la profession. Les fabriques nouvelles n’auraient pas été trop nombreuses, si elles avaient été montées en vue d’une consommation permanente et avec le projet rationnel de primer les autres tissus par le bon marché. On se serait alors appliqué, comme en Angleterre, à bien choisir la situation des établissemens, à perfectionner l’outillage et surtout les moteurs, à réduire les frais de transport, à élargir incessamment le débouché par l’abaissement des prix. Malheureusement les manufactures s’improvisaient chez nous sous l’illusion de ces prix de fantaisie qui devaient donner 30 pour 100. Avec une telle marge, avec l’exploitation exclusive du marché intérieur, il semblait tout naturel de se laisser vivre, en se préservant de la fièvre des améliorations. On ne tarda point à s’apercevoir que le travail des filés, base de la vaste industrie cotonnière, coûtait chez nous de 60 à 80 pour 100 de plus qu’à l’étranger, et que l’Angleterre, dont on bravait fièrement la concurrence au commencement du siècle, avait pris sur nous une supériorité décisive. Nous étions toujours les pourvoyeurs du caprice élégant, Oberkampf faisait encore des indiennes préférées à la soie ; mais l’Angleterre avait créé une industrie solide, illimitée, parce qu’elle s’adressait à des besoins inépuisables.

Nos manufacturiers ont oublié ce vice d’origine. Surpris par la supériorité de l’industrie britannique, ils en sont venus à considérer nos voisins comme des rivaux privilégiés par la nature et contre lesquels il serait imprudent de lutter. Ils se représentent des usines bâties sur des blocs de fer ou de charbon, desservies par une race puissante par la conception et d’une incomparable solidité pour le travail. Il serait puéril de méconnaître que l’Angleterre possède des avantages naturels ; mais la France aussi a les siens. N’est-ce rien que cette fécondité du sol qui permettrait d’abaisser le prix de revient en raison du bas prix des alimens ? N’y a-t-il pas chez nous une vivacité d’invention et un goût instinctif qui seraient devenus de grandes forces productives, s’ils s’étaient exercés dans un bon milieu économique ?

J’ai sous les yeux beaucoup de documens et de témoignages qui remontent au commencement de notre siècle ; plus je les étudie, et plus je reste persuadé que l’industrie française a été engourdie et faussée vers cette époque par la malfaisante influence du régime protecteur. Si le fer, la houille, les moteurs et les transports à bon marché ont manqué aux manufactures, c’est que celles-ci, trop confiantes dans les monopoles de droit ou de fait dont elles jouissaient, ne sentaient pas l’urgence d’exonérer leurs fabrications. L’indolence se communiqua d’une spécialité à l’autre. L’Angleterre, après avoir épuisé ses bois, avait cherché pendant un demi-siècle le moyen de les remplacer par la houille dans le traitement du fer. Le problème dont dépendait peut-être la puissance britannique venait enfin d’être résolu. Malgré l’évidence, les maîtres de forges français s’obstinèrent pendant vingt ans à repousser cette innovation comme impraticable. Ils avaient à leur disposition du bois en abondance et des minerais dont l’Angleterre était jalouse : ces richesses étaient livrées au gaspillage. Dans plusieurs provinces, on exploitait les filons à tranchées ouvertes et rarement à plus d’un mètre de profondeur. Dès que la veine paraissait s’affaiblir, on allait plus loin et on bouleversait ainsi quatre fois plus de terrain qu’il n’eût été nécessaire. Il résultait de ces mauvaises méthodes que les fourneaux établis autrefois à proximité des minières ne tardaient pas à se trouver séparés des lieux d’extraction par des distances de plus en plus grandes, si bien qu’un habile administrateur[4] prévoyait déjà la ruine de plusieurs usines par suite des frais d’approvisionnemens. Les transports des minerais se faisaient à dos de mulets ou avec des attelages de bœufs, et ces moyens, très dispendieux pour les producteurs, devenaient un fléau pour les campagnes, en raison des dégâts commis par ces caravanes. Suivant les ingénieurs, on aurait pu ménager d’un tiers en moyenne le combustible employé. On négligeait aussi les indications de la science[5] dans la construction des fourneaux, dans l’emploi des souffleries. On ne voulait pas essayer l’étirage des fers au laminoir, et on s’en tenait à l’ancien martelage. Bref, on obtenait à des prix excessifs des produits de qualité misérable. Les mauvais fers étaient toujours assez bons pour être envoyés à l’ennemi sous forme de boulets. Quant aux fers marchands, on pouvait dicter la loi aux consommateurs, car bien que la protection accordée par le tarif de 1806 fût assez faible (4 francs par quintal métrique), il existait en faveur des maîtres de forges un monopole de fait. Tous ces peuples en guerre se faisaient scrupule de se vendre du fer les uns aux autres, et lorsqu’en 1810 le gouvernement impérial distribua des licences pour l’introduction des fers anglais, le gouvernement britannique défendit à ses nationaux de nous en vendre.

Il y a chez les chefs d’industrie une répugnance instinctive à renouveler leur matériel, et ils ne s’y résignent que lorsqu’ils y sont forcés par la nécessité de la lutte : c’est qu’à part la mise de fonds qu’il faut faire, tout perfectionnement qu’on adopte est bientôt imité par le concurrent, et il n’y a profit en définitive que pour le consommateur, c’est-à-dire pour la nation prise collectivement. La merveilleuse invention que Watt avait conduite à l’état pratique n’était pas absolument inconnue de nos grands industriels. Un homme dont on a trop oublié les services, Périer, s’était voué à une espèce d’apostolat pour vulgariser chez nous les avantages de la pompe à feu, comme on disait alors. Même avant la révolution, il avait introduit en France une des meilleures machines de Watt, utilisée dès lors sous les yeux des Parisiens pour la distribution des eaux de la Seine. Il avait fait à ses risques et périls cinq voyages en Angleterre, et bien qu’il eût été dénoncé deux fois à la chambre des communes comme une espèce de conspirateur envoyé pour surprendre le secret de la puissance britannique, il était parvenu à rapporter les plans et l’outillage nécessaires pour installer à Chaillot un grand atelier de constructions. Il y avait assez bien réussi, on l’a vu, pour donner quelque inquiétude aux Anglais. Il s’était en outre appliqué à répandre des notions, nouvelles alors, sur l’économie des manufactures, et l’un des premiers chez nous il a exposé que les machines équivalent à un accroissement de population et de richesse agricole égal au nombre des hommes et des chevaux qu’elles remplacent. Où devait aboutir tant de zèle ? Périer lui-même l’a dit avec tristesse dans un opuscule publié en 1810. L’Angleterre à cette époque possédait plus de cinq mille machines à vapeur ; la France n’en avait pas deux cents, y compris celles qui étaient établies dans certaines mines d’après les anciens modèles de Bélidor, et la France de cette époque comprenait la moitié du continent européen. Les machines perfectionnées n’étaient introduites que dans les usines du gouvernement ou dans de grands charbonnages : l’industrie particulière en était presque généralement dépourvue.

On ne s’était pas encore avisé de dire à cette même époque que le charbon fossile manquait à la France. On avait au contraire constaté des gisemens nombreux dont on se plaisait à vanter la richesse, et comme les charbonnages belges et rhénans faisaient concurrence à ceux de l’ancien territoire, comme la houille n’était protégée par aucun tarif, elle se vendait alors bien meilleur marché qu’aujourd’hui. Les procédés d’extraction étaient en général fort imparfaits ; mais à quoi aurait-il servi de les améliorer ? La métallurgie s’obstinait à repousser l’emploi de la houille dans le traitement du fer ; l’industrie manufacturière n’éprouvait pas le besoin des machines à vapeur : Fulton, mal compris en France, s’était éloigné avec un amer chagrin. Le trafic des charbons étant très faible, il n’y avait pas de raison pour ouvrir ces canaux navigables qui provoquent les affaires de tout genre par l’extrême bas prix des transports.

À part cette indolence, qui est naturelle aux privilégiés, il ne manquait pas d’autres causes pour paralyser l’esprit d’entreprise. Le crédit monopolisé venait fort peu en aide au commerce, et le spéculateur vivait dans l’appréhension de voir toutes ses combinaisons renversées par quelque coup de tête, non-seulement en politique, mais eu matière d’administration. Les métaux monétaires, expulsés par les assignats, ne rentraient que fort lentement, parce que les expéditions de marchandises à l’extérieur avaient peu d’importance. Ils étaient d’ailleurs réexportés en grande partie et semés sur les champs de bataille par la nécessité de payer en argent les achats qu’il faut faire sur place en temps de guerre. Avant la fameuse campagne de 1805, au moment même où la grande industrie cherchait à se constituer, le 5 pour 100 consolidé variait de 50 à 60. Le trésor battait monnaie pour ses divers services en négociant à 10 ou 12 pour 100 d’intérêt les obligations souscrites par les receveurs-généraux. Le meilleur papier de commerce s’escomptait rarement au-dessous de 8 pour 100. Le tarif officiel de la Banque de France était à la vérité fixé à 6 ; mais cela profitait peu à l’industrie privée, parce que les ressources de l’établissement étaient le plus souvent absorbées par les réquisitions du gouvernement, ou accaparées par les grands capitalistes qui régissaient alors le monde financier.

Un homme doué d’une rare capacité pour les affaires et peu embarrassé par les scrupules, Ouvrard, avait imaginé une combinaison gigantesque, dont le résultat définitif devait être de faire affluer en France les trésors amoncelés dans les possessions américaines de la couronne espagnole depuis que la guerre avait interrompu les communications maritimes. Ouvrard se faisait fort d’apporter 262 millions de francs en doublons et en piastres. C’était à éblouir le monde commercial, où la pénurie des espèces causait tant d’embarras. Le ministre du trésor, l’honnête et naïf Barbé-Marbois, s’y laissa prendre comme le vulgaire des spéculateurs. Il y avait à faire des avances pour obtenir de la cour de Madrid les autorisations nécessaires. Le ministre livra une somme considérable en obligations des receveurs-généraux qu’Ouvrard s’empressa d’escompter. Le désir de participer à l’affaire donna lieu, dans le haut commerce, à des échanges de billets qu’on parvint à faire entrer aussi dans les portefeuilles de la Banque. D’un autre côté, le gouvernement, qui se préparait à une guerre décisive, exigeait l’escompte des papiers qui représentaient les contributions de l’année suivante. « En décembre 1805, a dit un homme en position d’être bien informé[6], sur 97 millions de valeurs escomptées que renfermait le portefeuille, il y en avait pour 80 millions en obligations des receveurs-généraux prêtés à 6 pour 100, et que, si la Banque eût cherché à les escompter, personne n’aurait voulu prendre à 12 pour 100. » Ce n’est pas tout. À mesure que rentraient les impôts, le gouvernement prenait dans les mains des receveurs les fonds destinés à l’acquittement des billets qu’on leur avait fait souscrire, de sorte que la Banque était obligée d’accorder des renouvellemens à l’échéance. L’encaisse ne tarda pas à tomber au-dessous de 1,200,000 francs en présence d’une émission de billets très considérable. Les régens, pour faire face autant que possible aux remboursemens, ramassaient à tous prix les traites sur les provinces, et les faisaient toucher par des agens spéciaux qui avaient ordre de renvoyer les espèces. Les villes de commerce, ne pouvant se passer de leur numéraire, avisaient aussitôt aux moyens de le faire revenir. « Tout le temps que ce système de circulation fut suivi, a dit un des plus habiles ministres du temps, l’argent pouvait manquer souvent partout, excepté sur les grandes routes. »

Mollien raconte que, s’étant placé sur le passage de Napoléon au moment de son départ pour la grande armée, le 25 septembre 1805, l’empereur lui jeta ces mots en courant : « Les finances vont mal, la Banque éprouve des embarras ; ce n’est pas ici que je puis y mettre ordre. » Pour le mal, quel qu’il fût, il ne connaissait que le remède héroïque, la victoire. La Banque avait été réduite à limiter ses paiemens à 500,000 francs par jour : cela seul aurait suffi pour jeter la panique parmi les porteurs de billets. Les bureaux de remboursement étaient assaillis. Ceux qui ne pouvaient pas parvenir jusqu’aux guichets s’estimaient heureux de réaliser leurs billets chez les changeurs avec 10 ou 12 pour 100 de perte. Malgré la précaution prise par Fouché de faire distribuer dans les douze mairies de Paris des numéros d’ordre pour le remboursement des billets, les longues files de postulans qui rayonnaient dans les rues adjacentes présentaient par instant le caractère des attroupemens séditieux. Au conseil des ministres en permanence au Luxembourg sous la présidence du prince Joseph, l’anxiété était des plus vives. On était résolu, c’est encore Mollien qui nous l’apprend, à fermer les guichets de remboursement, sauf à faire distribuer quelque monnaie dans les mairies, à défendre au tribunal de commerce de statuer sur les contestations occasionnées par l’offre ou le refus des billets de banque, à dissiper au besoin par la force armée tous ces rassemblemens de créanciers criards.

Pendant ce temps, l’empereur faisait de la banque à sa manière, en tirant sur les Autrichiens et les Russes… à boulets rouges. Dans la soirée du 12 décembre, le canon retentit à Paris ; on suspend des drapeaux, des guirlandes de laurier à la façade des édifices publics et des théâtres ; les rues s’illuminent, des rassemblemens se forment, et cette fois c’est pour lire le bulletin de la grande armée. — Bataille et victoire à Austerlitz ! — Il s’agit bien pour les Parisiens de billets au porteur, d’encaisse et d’escompte ! Combien d’ennemis couchés à terre ou engloutis vivans dans l’étang glacé ? Combien d’Autrichiens amenés sans armes devant le vainqueur ? Qui s’est distingué et a reçu la croix ? Qui est devenu capitaine ou sergent ? Qui demain partira conscrit ? Voilà ce qu’il faut savoir avant tout, voilà ce qui fait bouillir votre sang, ô vieille race gauloise, ô Gaulois toujours jeunes !

Ces héroïques journées sont dans la vie des peuples comme ces extases qui épuisent : c’est par la continuité d’un bon régime qu’on fortifie sa constitution. Le vainqueur d’Austerlitz, suivant sa promesse, avait arrangé à Vienne les affaires de la Banque. Il fit déposer dans les caisses, comme restitution ou à titre de comptes courans, une forte partie de la contribution de guerre infligée à l’Autriche. Les avances directes au trésor, qui s’étaient élevées jusqu’à 86 millions, furent réduites à 27 dès le mois du mai et entièrement remboursées en octobre. Les obligations des receveurs-généraux cessèrent d’encombrer le portefeuille. L’encaisse remonta rapidement à 55 millions. Malheureusement pour Napoléon, le seul enseignement qu’il tira de cette crise fut que la direction de la Banque, confiée jusqu’alors à des régens choisis par les actionnaires, était trop indépendante de l’état, et que le capital n’était pas assez considérable pour venir en aide au trésor. Il confia le gouvernement suprême à trois grands fonctionnaires nommés par lui, quoique payés par les actionnaires, et il exigea que le capital fût élevé de 45 millions à 90, non compris la réserve, condition contre laquelle les actionnaires ont protesté pendant vingt-cinq ans, parce qu’elle obligeait la Banque à conserver un capital trois fois plus fort qu’elle n’en pouvait employer utilement. Le commerce n’eut guère le temps de réfléchir sur la meilleure organisation du crédit. Il allait être jeté dans de bien autres aventures.

III. — le système continental.

Il serait injuste de rejeter entièrement sur Napoléon la responsabilité du blocus continental. C’était une manœuvre de guerre conforme aux principes et aux instincts de l’époque. L’empereur ne l’a employée qu’à titre de représailles, mais avec cet emportement qui le poussait du premier bond jusqu’aux extrémités. En 1806, le gouvernement britannique met en interdit les ports du continent depuis Brest jusqu’à l’embouchure de l’Elbe, et quoiqu’il n’ait pas de forces suffisantes pour investir tous les points abordables sur une aussi vaste étendue, il déclare que ses croisières intercepteront autant que possible les communications, et exerceront à l’égard du commerce les rigueurs qu’autorise un blocus effectif. À cette provocation sauvage, Napoléon répond par les ordonnances de Berlin et de Milan, qui instituent ce qu’on appelle le système continental. Tout commerce, toute correspondance avec les îles britanniques sont défendus ; tout magasin, toute propriété appartenant à un Anglais, toute marchandise provenant de fabrique anglaise, sont déclarés de bonne prise. Les lettres adressées à un Anglais ou écrites en langue anglaise sont supprimées par les postes. Dès qu’un bâtiment, de quelque nation qu’il soit, a touché le sol britannique ou s’est mis en communication avec l’Angleterre en payant tribut ou en souffrant des visites en pleine mer, il perd la protection de son pavillon et tombe dans la catégorie des choses saisissables.

Applicables à tous les pays soumis à la domination française, soit par conquête, soit par alliance, les décrets de 1806 et de 1807 furent exécutés à la rigueur et avec une sorte d’ostentation. Des corps spéciaux de douaniers marchèrent à la suite de nos troupes victorieuses : ils flairaient les contraventions, fouillaient les maisons et les comptoirs, saisissaient sans contrôle et sans recours les marchandises proscrites. On donnait à la destruction de ces richesses la solennité d’un auto-da-fé, car la volonté du conquérant inspirait une sorte de superstition. Sur la place publique, où étaient amoncelés les articles saisis, on allumait un grand bûcher. Venaient les troupes pour former la haie circulaire, et les autorités civiles et militaires qui prenaient place sur une estrade. Au signal donné par les tambours, les douaniers s’abattaient sur les caisses et les ballots, montraient au peuple les articles condamnés, et les lançaient dans les flammes. Les objets incombustibles étaient brisés à coups de massues. Des scènes de ce genre eurent lieu pendant trois ou quatre ans, surtout dans les places maritimes du continent européen. La Hollande, restée sans protection après l’abdication du roi Louis, fut particulièrement maltraitée.

Ces procédés, si sauvages qu’ils nous paraissent invraisemblables, n’excitèrent point tout d’abord une réprobation marquée ; ils étaient conformes aux idées du temps, je le répète, parce qu’il est bon de constater les progrès de la raison publique. Au début du système continental, les grands manufacturiers des pays soumis à la France trouvaient assez juste que la perfide Angleterre fût mise dans l’impossibilité de leur faire concurrence, et quant au vulgaire, dans la foule des gens affamés et déguenillés pour la plupart qui faisaient cercle pour voir brûler des étoffes et des alimens, on répétait sans doute cette parole du maître : qu’on allait « conquérir les colonies par la terre. » Bientôt cependant on s’aperçoit que la vitalité européenne s’arrête. L’Angleterre, qui tient la mer, conserve encore la ressource des échanges lointains ; les peuples continentaux sentent la paralysie qui les envahit. Tout commerce extérieur devenant contrebande et ne s’effectuant plus qu’à travers des périls, le fret, les assurances, le change, subissent des oscillations violentes. Les produits indigènes, qu’on ne peut plus échanger, s’accumulent dans les ports et y sont offerts à vil prix, tandis que d’autres objets, qu’on ne reçoit plus de l’étranger, manquent à la consommation. Les industriels eux-mêmes, ne pouvant plus compter sur le renouvellement des matières premières, sentent que leurs spéculations n’ont plus de bases. Peu à peu le mécontentement se manifeste, surtout dans les pays alliés qui n’ont pas de manufactures, et qui éprouvent doublement le besoin d’échanger les produits naturels de leur sol contre des objets fabriqués économiquement ; mais le vainqueur d’Eylau et de Wagram s’est élevé si haut que les doléances n’arrivent plus jusqu’à lui, Les résistances que rencontre son système continental, il les attribue à l’audace des contrebandiers, aux habitudes routinières des populations. Il n’a pas coutume de dévier quand il rencontre un obstacle : il l’écrase du pied et poursuit sa route.

En effet, la contrebande ou pour mieux dire la légitime résistance s’était organisée sur une large échelle. Un décret impérial du 18 octobre 1810 institua des cours prévôtales appelées à connaître exclusivement des crimes de contrebande : elles avaient pouvoir de prononcer sommairement, sans appel ni recours en cassation, des peines afflictives et infamantes, non-seulement contre les fraudeurs, mais contre les assureurs et négocians considérés comme complices. Malheur aux condamnés ! Ils étaient envoyés aux galères pour dix ans et marqués avec un fer rouge de deux lettres destinées à perpétuer le souvenir de leur félonie, « le tout sans préjudice de dommages et intérêts proportionnés aux bénéfices qu’ils auraient pu réaliser. » Remarquons en passant cette formule, qui permettait de taxer arbitrairement les personnes impliquées dans les poursuites. Malgré tout, les délits se multipliaient, les primes de la fraude devenant plus fortes à mesure que s’élevaient les prix des marchandises prohibées. On tenait surtout à proscrire les produits exotiques, parce que l’Angleterre, au moyen de sa marine sans rivale, en avait alors le monopole presque exclusif. Pour en déshabituer les populations, on frappa de droits énormes ceux de ces produits qui, n’étant pas de provenance anglaise, pouvaient être achetés impunément. Les sucres bruts et les cafés furent taxés à 400 francs le quintal métrique, le poivre à 600 francs, le cacao à 1,000 francs, la cannelle à 2,000 francs, non compris les décimes de guerre. On en vint à vendre le sucre à peine blanchi plus de 6 francs le demi-kilo, les autres denrées coloniales à proportion, et pour comble de disgrâce la falsification de ces articles fut poussée jusqu’au dernier degré de l’impudence. Le même régime fut appliqué aux matières exotiques indispensables à nos manufactures. Les tarifs sur les cotons en laine furent élevés systématiquement à des chiffres impossibles, de 440 à 880 francs par quintal, suivant les provenances. On conseilla d’abord au public de remplacer le sucre par le miel ou des sirops de fruits, le café par la chicorée torréfiée, l’indigo par la fécule du pastel, le quinquina par l’écorce du marronnier ; les journaux avaient mission de démontrer qu’en tout cela le patriotisme était d’accord avec l’hygiène. On recommanda un sirop de raisin dont Parmentier était l’inventeur, et une somme de 200,000 francs fut promise aux douze fabriques qui livreraient ce produit en plus grande quantité. Puis on se rappela que des chimistes de Berlin avaient extrait du sucre de la betterave, et on établit en 1812 des écoles ayant pour programme la réalisation industrielle du procédé. Pour alimenter nos filatures, auxquelles le coton allait manquer, on offrit une récompense d’un million de francs à l’inventeur d’un procédé mécanique pour filer le lin et le chanvre, problème qui fut résolu avec plus de gloire que de profit par le malheureux Philippe de Gérard. Il y eut aussi vers 1811 un gigantesque projet pour augmenter la production de la laine qui aurait alimenté nos filatures. L’état devait entretenir dans ses bergeries assez de béliers pour les neuf millions de brebis qu’on supposait exister en France.

L’impossibilité de se passer des articles monopolisés par les Anglais devenait trop évidente. Le guerrier invincible jusqu’alors se sentit faiblir dans cette étrange bataille qu’il avait engagée contre la nature des choses et les instincts des peuples. Il consentit à l’introduction sur le continent des marchandises anglaises, mais en vertu de licences spéciales et sous la condition qu’elles seraient payées, non en argent, mais avec des produits français. Encore un sacrifice aux erreurs du temps sur la balance du commerce : on aurait cru appauvrir le pays et enrichir l’Angleterre en lui achetant contre écus ce dont on avait besoin. Napoléon espérait d’ailleurs battre monnaie au moyen de licences dont la vente devait figurer au budget parmi les droits de douane. Il s’était réservé personnellement de les accorder, et bien qu’il fallût les payer, on ne les obtenait que par une sorte de faveur. Les simples négocians ne pouvaient se les procurer qu’en ayant recours à des intermédiaires dont il fallait payer les services, et le trafic auquel les licences ont donné lieu a occasionné plus d’un scandale. Ajoutez à cela la difficulté de vendre pour une somme exactement égale à celle des achats. L’armateur qui voulait acheter en Angleterre pour 500,000 francs de denrées américaines devait justifier au départ qu’il emportait pour 500,000 francs de nos produits. Or, comme les articles d’échange faisaient défaut chez nous, on chargeait le vaisseau de marchandises qu’on n’espérait pas vendre, et qu’on détruisait dès que le vaisseau avait gagné le large. On fabriqua même à cet effet des articles de pacotille, mais apparens et de nature à être surévalués dans les bordereaux d’expédition : c’étaient des soieries, des meubles, des livres, des estampes. On a gardé souvenir dans la librairie d’éditions entières emballées à l’adresse des Anglais, mais jetées à la mer pendant le trajet. Quel bon temps pour les auteurs, toujours sûrs d’épuiser leurs livres jusqu’au dernier exemplaire ! Pour les gens qui aiment mieux le sucre que les livres, ce régime commercial était moins agréable. Si la cargaison jetée à la mer valait 100,000 francs, cela augmentait d’autant les denrées importées en retour. L’invention des licences était d’ailleurs un démenti donné au système continental par son auteur. Nous déclarions l’Angleterre en état de blocus et ses marchandises exclues du continent, et nous avions recours au procédé le plus bizarre pour les y introduire nous-mêmes. Les Anglais n’étaient pas beaucoup plus raisonnables que nous. Ils supposèrent que le commerce par licence allait enrichir le trésor impérial, et ils se refusèrent à vendre dès qu’ils nous virent si ardens pour acheter.

Il en est des désordres économiques comme de ces écarts de régime qui ne délabrent le tempérament qu’à la longue ; quelquefois même leur premier effet est une surexcitation maladive que l’on prend pour un surcroît de force. Il en fut ainsi du système continental. Les chefs de la grande industrie, du moins ceux de l’ancienne France, y trouvaient les avantages de la prohibition. Les subventions semées par le gouvernement et surtout les prix excessifs de certaines marchandises faisaient éclore toute sorte d’entreprises plus ou moins normales. La fabrication du sucre de betterave fut essayée dans plus de deux cents usines. Il y avait un grand consommateur dévorant des montagnes d’objets confectionnés à la hâte et qu’il fallait sans cesse renouveler : c’était l’armée ; ses besoins entretenaient un courant de spéculations où nombre de gens trouvaient à puiser des bénéfices. « La guerre nourrit la guerre, » disait-on. Le public ne se doutait pas alors que toute contribution de guerre levée le lendemain d’une victoire est un emprunt désastreux qu’il faudra rembourser tôt ou tard, au lendemain d’une défaite. Parmi les ouvriers, on entendait peu de plaintes. Ils restaient en trop petit nombre dans les ateliers pour n’y être pas convenablement rétribués ; on ne chicanait guère sur le taux des salaires quand tout homme de cœur pouvait se promettre à lui-même une large solde sous les drapeaux. Ajoutons à cela que la dextérité ingénieuse et l’esprit inventif de la race française ne se démentaient pas. Nos draps, nos soieries, nos impressions sur étoffes, nos papiers d’ornement, nos meubles, nos ciselures se recommandaient par un cachet d’élégance eu égard aux goûts de l’époque : on introduisait dans les fabriques des inventions de détail. Les Anglais avaient peut-être plus peur de nos chimistes que de nos grenadiers. À n’en juger que par les superficies brillantes, on pouvait dire que l’industrie était en progrès.

Mais ce qui constitue la prospérité d’un pays n’est pas la perfection de quelques-uns de ses produits : c’est sa puissance productive, c’est l’ensemble et l’harmonie de ses moyens pour augmenter ses forces. Bien qu’il y eût beaucoup de gens satisfaits dans le monde commercial, du moins jusqu’en 1810, la France était débilitée par les vices de son régime économique ; déjà, malgré sa fière attitude, elle n’avait plus assez de vigueur pour supporter des revers. Le système continental, après avoir renouvelé la guerre en soulevant tous les autres peuples contre nous, nous laissait à l’intérieur avec une industrie gonflée un instant, puis refoulée sur elle-même et désorientée par les plus étranges combinaisons. La somme qu’il aurait fallu pour réparer les pertes de la marine militaire pendant quinze ans et le matériel de terre perdu dans les campagnes de 1812 et de 1813 ne dépasse pas celle qu’un simple banquier de nos jours trouverait pour une ligne de chemin de fer. J’en parle d’après des états dressés sous la restauration, et qui ne sont pas suspects de flatterie : cette somme d’environ 250 millions, il eût été impossible de l’obtenir par un crédit normal. Dès que la victoire eut abandonné nos drapeaux et qu’il ne fut plus possible de compter sur la rançon des vaincus comme élément de recette, il y eut nécessité absolue de recourir aux surtaxes d’impôts, aux anticipations, aux ventes de domaines, expédiens qui sèment l’irritation et la défiance. Au commencement de 1814, la Banque avait dû prêter au gouvernement plus de 88 millions sur son capital, qui était de 90, et le portefeuille des effets de commerce se réduisait à presque rien… Mais il ne faut pas trop insister sur ces souvenirs pénibles ; il suffit de dire que, si Napoléon est tombé sur un champ de bataille, ce n’est pas là qu’il a été vaincu. Si l’on cherche à recueillir ses impressions, après avoir parcouru l’émouvante période qui comprend la révolution et l’empire, on reconnaît que l’assemblée constituante eut seule une doctrine en matière d’économie, celle de Turgot, et que par malheur le régime de liberté inauguré par elle eut à peine un commencement d’expérimentation. De 1792 à 1814 au contraire, le souffle de la science se fait à peine sentir. Le mouvement économique, déterminé par les nécessités de la politique ou de la guerre, est faussé par toute sorte d’expédiens. On est retombé sous le joug des vieux instincts ; on revient, sans y prendre garde, à une discipline industrielle opposée le plus souvent à l’esprit de 1789. L’étude de cette période n’en est pas moins très importante, parce que les pouvoirs successifs y ont semé à pleines mains les germes de monopoles qui ont été si habilement cultivés plus tard, ainsi que nous le verrons bientôt, et parce qu’on en a conservé cette fatale habitude de subordonner l’activité productrice à l’initiative de l’état.

  1. Voyez la Revue du 1er  avril 1861.
  2. Vincens, Législation commerciale, t. Ier, p. 241.
  3. C’est le membre de l’Académie des Sciences nommé plus haut.
  4. M. de Barral, préfet du Cher. Voyez son rapport dans le Journal des Mines, t. XXVI.
  5. Voyez le rapport de Berthollet à la chambre des pairs en 1814, et le discours de Lefèvre Gineau à la chambre des députés.
  6. M. Gautier, sous-directeur de la Banque de France et sénateur. Voyez son remarquable travail dans l’Encyclopédie du Droit.