Les éditions du Bien public ; Les Trois-Rivières (p. 14-21).

a — Les Godefroy de Tonnancour

La famille seigneuriale de la Pointe-du-Lac est d’un si beau type que nous devons en garder le souvenir, d’autant que le Manoir, le Moulin et le bocage de Pins subsistent encore, et pour longtemps, tout à côté de l’église, au beau milieu de la paroisse.

« J’ai eu raison d’écrire que les Godefroy étaient une famille typique des Canadiens de ce temps-là, car ils sont restés colons, payant toujours de leurs personnes et de leurs biens, sans recevoir d’autre compensation que ce titre de noblesse, assez envié nous le savons, mais sans bénéfice, et entraînant des dépenses et des nécessités de service par trop onéreuses. » (B. Sulte).

Les ancêtres étaient Normands, du pays de Caux, dont Le Play disait : « Ce furent ces familles fécondes et énergiques qui colonisèrent le Canada, où leurs descendants conservent religieusement les mœurs que nous avons perdues. »

Jean-Baptiste Godefroy[1], né à Linctot, en Normandie, vers 1607, arrive à Québec vers 1626, avec son frère Thomas, qui sera brûlé chez les Iroquois, à la suite de ce combat de la Banlieue, où périt le gouverneur Duplessis-Kerbodot. Interprète, commerçant et colon, Jean Godefroy, s’établit aux Trois-Rivières avec le groupe de Laviolette, et il rend de tels services à la colonie que Louis XIV l’anoblit en 1668, ainsi que le lui annonce l’intendant Talon : « Monsieur, Le Roy ayant reconnu le mérite des services que vous lui avez rendus en ce pays, Sa Majesté a bien voulu vous distinguer de ses autres sujets qui l’habitent par une marque d’honneur, en vous accordant des lettres de noblesse, que je puis vous assurer être conçues en bons termes, faisant vos fils gentilshommes et vos filles damoiselles, avec l’avantage de pouvoir parvenir à tous degrés de chevalerie et de gendarmerie, ainsi que les autres nobles de son royaume… »

Ces titres, faute d’être enregistrés à temps à Québec, ne seront reconnus qu’en 1685, par un jugement de l’intendant De Meulles, et signés définitivement qu’en 1718 par le Régent sur la recommandation de M. de Frontenac : « Le sieur Godefroy, qui est un des premiers qui soient venus en ce pays, y ayant quarante ans qu’il y est établi, qui se trouve chargé d’une très grande famille, ayant plusieurs filles et six garçons qui sont tous gens de cœur et les premiers prêts à aller à toutes les expéditions qu’on leur propose, n’y ayant point de meilleurs canoteurs dans tout le pays… » Curieuse citation à l’ordre du jour !

Des onze enfants nés de son mariage avec Marie Le Neuf du Hérisson surgirent, à la mode d’alors, les noms nouveaux ajoutés à celui de Godefroy, et l’on eut les Godefroy de Linctot, de Normanville, de Vieux-Pont, de Saint-Paul et de Roquetaillade.

Louis Godefroy de Normanville, qui hérite le nom de son feu oncle Thomas G. de Normanville, né aux Trois-Rivières en 1639, devient le créateur de notre seigneurie par son mariage avec une fillette de neuf ans, Marguerite Seigneuret, fille et arrière-petite-fille des deux premiers concessionnaires de 1656, Étienne Seigneuret et Jean Sauvaget, dont elle fut la légataire universelle. Aux trois-quarts de lieue de front qui vont de la Banlieue à la Pointe du lac St-Pierre, M. de Courcelles ajoute une concession d’une autre demi-lieue, qui le soude à la future seigneurie Gatineau, elle-même voisine du fief Grosbois, d’Yamachiche.

Cinquante ans plus tard, on y nettoie quelques défrichés, ce qui nous cote dans la bonne moyenne, puisqu’une vingtaine de ces fiefs concédés ailleurs par Louis XIV sont encore en bois debout, et plus fiefs que jamais, en Gaspésie par exemple.

M. de Normanville, demeure aux Trois-Rivières, seigneur honoraire, explorateur émérite et nommé procureur du Roi par des lettres de provision signées de la main de Louis XIV : « Savoir faisons que pour l’entière confiance que nous avons en la personne de notre cher et bien-aimé Me Louis-Godefroy de Normanville et de ses sens, suffisance, capacité, prud’hommie, fidélité et affection à notre service… »

Louis de Normanville meurt en 1679, à quarante ans, ne laissant qu’un fils, René, âgé de dix ans, qui prend le nom de Tonnancour, probablement parce qu’un fils de son oncle M. de Vieuxpont, avait pris le nom de Normanville, et à qui l’on réserve la juridiction de son père, jusqu’à ce qu’il ait atteint ses vingt-six ans. Il faut savoir que la population ne se chiffrait, en 1698, qu’à 358 âmes pour les Trois-Rivières, Labadie (la Banlieue), Tonnancour (la Pointe-du-Lac), la Baie St-Antoine, (Baie du Febvre), et la Rivière-du-Loup (Louiseville), et qu’il n’y avait, dans tout le gouvernement des Trois-Rivières que 211 maisons, 6 églises, 6 moulins et 4,378 arpents de terre en culture ou pâturages, l’équivalent de 44 fermes de cent arpents. C’est peu, après cinquante années de fondation, et voilà pour étonner les badauds qui croient qu’une ville a toujours été une ville, et qu’on devrait coloniser sans arracher des souches.

En 1713, René de Tonnancour est recommandé au Roi par MM. de Vaudreuil et Bégon pour la lieutenance-générale de Sa Majesté au siège de la prévôté des Trois-Rivières : il l’obtient. Cinq ans plus tard, il décroche enfin le fameux parchemin d’anoblissement, que des formalités avaient toujours bloqué en route. L’on confirme la noblesse, à partir de l’ancêtre Jean Godefroy, « annobli de nouveau en temps que besoin » et c’est signé d’un petit Louis XV de huit ans, du duc d’Orléans, régent présent, et de Phélypeaux. Charles d’Hozier, juge d’armes et garde de l’armorial général de France, règle les armoiries : « un écu d’azur, une épée d’argent posée en pal la pointe en haut, la garde et la poignée aussi d’argent, et ci côté de deux croissants de même, supportant chacun un épi de blé d’or tige et feuille de sinople (vert) ; cet écu timbré d’un casque de profil orné de ses lambrequins d’argent, d’azur, d’or et de sinople »…


Armoiries
des
de
Tonnancour

M. de Tonnancour porta bien les honneurs, si l’on en croit la chronique des Ursulines ; « il fut pour Trois-Rivières ce qu’est un bon roi par rapport à ses états ; le juge de toutes les causes, le conseiller, l’appui et le soutien de tous ceux qui avaient recours à sa protection. Tous trouvaient en lui, avec la bonté, noblesse de sentiment et courage énergique ». Il s’occupa évidemment de la Pointe-du-Lac, car, à sa mort, en 1738, le premier manoir et le premier moulin sont construits, l’église s’élève et le chemin du roi est ouvert depuis dix-sept ans, et un arrêt du Roi, du 3 mars 1722, rattache pour le culte, la Banlieue à la mission future de la Pointe-du-Lac.

De son mariage, en 1693, avec Marguerite Ameau, fille du notaire trifluvien, cinq fils et cinq filles naquirent, dont deux Ursulines, Mère de la Croix et Mère Ste-Hélène, et le chanoine Antoine-Charles, du chapitre de Québec, qui fut chargé, en 1736, de recevoir les drapeaux anglais pris à Chouaguen.

Trois enfants moururent jeunes ; Louise se maria en 1728 à ce M. de Ramezay qui signa la capitulation de Québec, le 18 décembre 1759, et qui alla mourir à Paris, sans avoir fait souche au Canada.

Le continuateur de la lignée, le dernier propriétaire de la Pointe-du-Lac, et probablement le plus homme d’affaires de ces Tonnancour, fut Louis-Joseph, né le 27 mars 1712, et décédé le 13 mai 1784, aux Trois-Rivières, après avoir connu les deux régimes, français et anglais. À dix-neuf ans, il est garde-magasin aux Trois-Rivières, et à vingt-huit, procureur du Roi. Il fait de son mieux la guerre de Sept-Ans et revient attendre le traité de Paris. Deux courants se dessinent chez les nobles : plusieurs des moins enracinés au sol, retournent en France, et quelques-uns le regrettent au point de revenir, tel Chaussegros de Léry. Les plus anciens, qui ne connaissent personne là-bas, refusent les offres du Roi et décident de demeurer ici « un caillou sous la botte de l’envahisseur », comme l’Oberlé de Bazin. Tonnancour fut de ce groupe. Il reste au pays, où le tiennent toutes ses fibres et toutes ses racines.

Fatigué des exactions de Bigot, des taquineries et de la guerre sans dentelles, il écoutera volontiers sir Guy Carleton, qui s’applique à utiliser nos meilleurs hommes et à orienter nos meilleurs chefs vers le roi d’Angleterre.

Les bons traitements et la promesse de n’inquiéter personne, apaise et gagne les Canadiens, qui ont bien souffert des Français aux quinze dernières années du régime.

M. de Tonnancour se rallie franchement et sera loyal, presque zélé. En 1679, Carleton le classe parmi les douze nobles éligibles au Conseil Législatif. En 1775-76, sa qualité de lieutenant-colonel des milices des Trois-Rivières et sa loyauté le lancent contre les troupes américaines et les Canadiens rebelles. Il boude l’insurrection triomphante, refuse seul de remettre aux Bostonnais sa commission d’officier de milice, plaide, fait des démarches, argumente avec le commandant et ne cède que sous la menace de « le faire passer au Congrès ». Cette résistance lui gagne les sympathies de tous, et l’amitié fidèle du gouverneur Haldimand.

Il avait eu seize enfants : quatre d’un premier mariage (1740) avec Mary-Ann Seaman, amenée toute jeune captive des Abénaquis, et convertie chez les Ursulines ; puis douze autres enfants du second mariage (1749) avec Louise Carrerot, fille du commissaire des troupes de l’île Royale (à Louisbourg, au Cap-Breton.)

De ces seize enfants six meurent jeunes ; trois repoussent l’invasion américaine, un seul fils continue la lignée jusqu’à nos jours, Marie-Joseph, né en 1750, étudiant au séminaire de Québec, au collège Louis-le-Grand à Paris, et à l’université d’Oxford. De retour d’Europe, il marche contre les troupes américaines en qualité de lieutenant ; il est pris et retenu deux ans prisonnier. Après la guerre, ses goûts l’inclinent à l’agriculture, et son père lui donne sa seigneurie de St-Michel d’Yamaska, où l’on vient le chercher pour l’élire à la Chambre en 1792, représentant du comté de Buckingham (Yamaska). Il votera du bon côté. De son mariage avec Catherine Pélissier-La Feuillade : quinze enfants continueront la famille, dont quelques rameaux ont pris racine à Montréal, aux États-Unis et jusqu’à Morinville, Alberta.

Un autre fils, Pierre-André, est le père de Pierre-Joseph, reçu avocat en 1809 et député des Trois-Rivières en 1820, pendant un mois et demi, aux jours troublés de Dalhousie, qui, sans même laisser siéger la Chambre, ordonne de nouvelles élections. M. de Tonnancour ne se présente plus : sa carrière politique est finie. Il meurt à 40 ans, sans enfants.

Deux des filles entrèrent ensemble au monastère des Ursulines, un peu malgré leurs frères, et elles reçurent les noms déjà portés par leurs tantes : Marie de la Croix et Ste-Hélène. Mais voilà bien qu’à la veille de la profession, au congé qu’on faisait prendre alors dans la famille, le seigneur de Tonnancour, ayant amené ses novices au manoir pour une joyeuse réunion de parenté, l’aînée, cédant aux instances des petits frères et du paysage, reprit « les livrées du siècle » et ne rentra pas. Sa sœur, Marie de la Croix, s’évanouit, retourna seule et fit profession ; elle mourut vingt-six ans plus tard, en 1810. L’autre se mariera à Nicolas St-Martin.

Marie épouse en 1770 Eustache-Gaspard-Michel Chartier de Lothinière, et meurt en 1799, sans enfants.

Josephte, mariée à Paul-Roch de Saint-Ours, meurt à l’Assomption en 1819.

Marguerite-Madeleine, Manette, de son petit nom, née en 1758, se marie en 1784 au docteur anglais Prendergast, chirurgien des troupes aux Trois-Rivières, et meurt à Québec en 1824, laissant plusieurs enfants. Son père, qui était patriote, eut beau s’opposer à ce mariage mixte, rien n’y fit. Voyons cela, c’est caractéristique du temps et du papa.

M. de Tonnancour qui était plus qu’estimé du gouverneur-général Haldimand, pour ses services rendus, sa haute position, ses richesses et sa personnalité, emploie son crédit à protéger les Canadiens, comme on peut le constater dans le peu de zèle qu’il met à pincer les Giasson, qui font la traite des fourrures dans le haut Saint-Maurice. Haldimand était protestant, mais Suisse de langue française. Il écrit en français les trois quarts de sa correspondance, même officielle, même avec les officiers allemands aux noms sonores de Knyphausen, Rauschenplat, Reichenstein, Schaffalisky, Tunderfelt, Kotencrultz, etc, qui étaient venus lutter contre les Américains, et même avec des subalternes anglais comme Gage, Campbell, qui savaient élégamment notre langue.

M. de Tonnancour lui écrit souvent pour des fonctions, missions et contrats dont il est chargé. Mais voici que, le 30 avril 1782, il lui demande sans ambages, que Thomas Prendergast, qui s’est fait aimer de sa fille, soit envoyé à un poste éloigné. Haldimand répond qu’il ne peut rien pour le moment, mais qu’il saisira la première occasion. Le 24 septembre, M. de Tonnancour revient à la charge, puis le 22 octobre, et l’affaire semble marcher, puisque, le 30, il remercie le gouverneur de sa bienveillance. Mais il comptait sans la demoiselle : voici bien que Manette décide de défendre son bien, son cœur, son chirurgien. Elle aussi est capable d’écrire : le 20 mai 1783, elle supplie ce brave général qui vient de bloquer une invasion américaine de ne pas bloquer un pauvre petit mariage ; elle lui confie son affection pour le Dr Prendergast et bat en brèche l’opposition faite par ses amis. La rusée ne parle pas de son père… Le 2 novembre, deuxième contre-attaque de Manette, toujours en français, pour renouveler sa demande à l’égard du cher docteur. Le 20 février 1 784, M. de Tonnancour, qui a sans doute capitulé, écrit au gouverneur pour une affaire de réparations de casernes, mais sans dire un mot du docteur ni de Manette, dont le mariage a lieu trois semaines après : les cœurs en train de crouler sont réparés eux aussi !… Pas de jugement de Salomon qui tienne dans un tel cas. La matière en litige est inséparable. Le pauvre père meurt deux mois plus tard, à 72 ans, ce qui supprime la résistance au deuxième mariage mixte, celui de Marie-Marguerite avec un loyaliste américain, Thomas-Craigie-Holmes Coffin, le 22 février 1786, devant un ministre protestant (Delisle), et ratifié, le 29, à l’église catholique de Vaudreuil. Madame Coffin meurt en 1839 ; son fils sera un excellent catholique et son mari se convertira avant de mourir, en 1841, aux Trois-Rivières.

La seigneurie de Tonnancour proprement dite, y compris le fief Gatineau, est cédée en dot à madame Coffin, et l’on ne voit plus de Tonnancour à la Pointe-du-Lac : la lignée se continue à St-Michel d’Yamaska, d’où elle rayonnera, jusqu’à la génération actuelle qui est la dixième. En voici le tableau plus facile à saisir :

1ère  génération : Jean — Baptiste Godefroy de Linctot ;
2e  : Louis Godefroy de Normanville ;
3e  : René Godefroy de Tonnancour ;

4e  : Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour ;
5e  : Marie-Josephte Godefroy de Tonnancour
(Mme Coffin) ;
6e  : Léonard Godefroy de Tonnancour
(à Yamaska ) ;
7e  : (1o) Léonard Godefroy de Tonnancour
(à Manchester, É.-U.) ;

(2o ) Benjamin-Lactance, dont un fils a fait souche à Morinville (Alberta) et un autre à Flambeau Farm (au Wisconsin) ;

(3o ) Louis-Chs-Frs, à Montréal, père de Louis-Léonard, marchand-tailleur, de Frédéric-Charles, de Louis-Joseph-Armand, et de Louis-René-Émile-Gustave nés entre 1868 et 1885.

Les Godefroy de Normanville de Tonnancour étaient la deuxième branche de la famille de l’ancêtre J.-B. Godefroy venu de Linctot, que la carte de France épèle aujourd’hui Lanquetot, commune de 1 170 habitants à 27 milles du Havre.

La première branche, les Linctot, se transplanta à Montréal vers 1705. Les troisième et quatrième, de Vieux-Pont et de St-Paul, semblent éteintes depuis assez longtemps, mais il existe encore des Normanville.


  1. Nom venu de l’allemand qui signifie BON AMI. Autres formes : Geoffry, Jouffroy, Geoffre…