LA
POÉSIE GRECQUE
EN GRÈCE.

SECONDE PARTIE.[1]

Il y a en Grèce d’autres débris que les débris des monumens. Les vieilles croyances et les anciens usages ont aussi laissé leurs ruines, ruines vivantes qu’on rencontre à chaque pas et qui rappellent au sein de la vie moderne les souvenirs de l’antique poésie. Les voyageurs sont unanimes sur ce point ; tous ont été frappés de ces ressemblances du passé et du présent, et en ont signalé quelques-unes. Ici, ma tâche se bornait à recueillir avec choix leurs témoignages et à les rassembler[2], en y joignant quelques observations personnelles.

V.
LA GRÈCE ANCIENNE DANS LES CHANTS ET LES TRADITIONS POPULAIRES DE LA GRÈCE MODERNE.

L’érudition s’est complu trop long-temps à placer les œuvres littéraires qu’elle étudiait en dehors de la vie commune et de la réalité. La poésie classique apparaissait comme quelque chose d’abstrait sans rapport avec les sentimens de la foule, comme le prodige d’un art savant destiné à charmer les littérateurs et à exercer les critiques. Maintenant on a reconnu que toute grande inspiration poétique a ses racines dans les sentimens et l’imagination des masses. Homère, sans cesser d’être un artiste naturellement sublime, est pour nous le chantre ou plutôt la voix de la tradition, on l’a enlevé à la société des poètes lettrés pour le placer à la tête de cette famille des poètes primitifs et spontanés à laquelle appartiennent les auteurs des épopées indiennes, de l’Edda, des Niebelungen, des ballades espagnoles, et des chants populaires de la Grèce moderne. Entre ces derniers et les chants immortels d’Homère, il y a, outre l’analogie qui rapproche toutes les poésies naïves, un rapport de parenté. Les mendians aveugles qui naguère parcouraient la Grèce soumise au joug des Turcs, chantant dans les banquets les exploits des héros de la montagne, des palicares indomptés, descendaient en droite ligne du mendiant, de l’aveugle dont les chansons héroïques furent dites aussi à la table où il était accueilli et en paiement de l’hospitalité.

Sans parler d’Homère, il est d’autres chants antiques que M. Fauriel a ingénieusement rapprochés des chants populaires de la Grèce moderne[3]. La chanson de l’Hirondelle, dont parlent les anciens, est encore aujourd’hui entonnée par les enfans grecs au premier jour de mars, et même ils ont conservé l’usage de porter avec eux l’image de l’oiseau dont le retour annonce le printemps. À Rhodes, les jeunes garçons chantent : « Elle est venue, elle est venue, l’hirondelle qui amène la belle saison ! Ouvrez, ouvrez la porte à l’hirondelle, car nous ne sommes pas des vieillards, mais des enfans. » Ailleurs, on célèbre le premier jour de mai en chantant : « Elle est venue, elle est venue heureusement, notre nymphe Maia[4] ! »

Il n’y a rien peut-être de plus pathétique dans l’Iliade que le discours adressé au divin Achille par ses coursiers. Dans plusieurs chants populaires publiés par M. Fauriel, des chevaux parlent aussi à leur maître. Le cheval de Liakos lui dit : « Allons, allons délivrer ma maîtresse. » Le cheval de Vevros s’adresse à ce brave gisant sur le champ de bataille et lui dit : « Lève-toi, mon maître, et cheminons, voilà notre compagnie qui s’en va. » Enfin, dans le plus extraordinaire de ces chants, celui qui s’appelle l’Enlèvement, le héros qui a une course longue et rapide à faire ayant demandé « qui peut, en un éclair qu’il fait du pied dans l’Orient arriver dans l’Occident, un vieux, un tout vieux cheval, qui avait une multitude de plaies, répondit : Je suis vieux, je suis laid, et les voyages ne me conviennent plus ; cependant encore un voyage, un grand voyage, je le ferai pour l’amour de ma belle maîtresse, qui me choyait, me donnant à manger dans son tablier, qui me choyait, me donnant à boire au creux de sa main. » Ce discours du vieux cheval fidèle n’a pas la grandeur triste des prophétiques paroles prononcées par les coursiers divins, mais il a aussi sa naïveté et son charme, et il est inspiré aussi bien qu’elles par le sentiment de la communauté d’existence et de l’association fraternelle qui lie le cheval à son maître comme un confident et un ami.

À l’occasion des chants funèbres, je reviendrai sur les rapports curieux qui unissent la poésie antique à sa sœur obscure la poésie moderne des Grecs. Je passe aux traces que les croyances païennes ont laissées dans les mœurs actuelles de la Grèce.

Les Grecs croient aux Parques et les appellent de leur ancien nom Moirai. Trois jours après la naissance d’un enfant, on prépare un festin pour elles ; les femmes grecques vont dans la grotte des Parques prononcer une invocation magique assez obscure, dans laquelle figure le nom de l’Olympe. Le peuple croit aussi aux Néréides, dont il n’a pas oublié le nom et auxquelles il attribue un singulier mélange de grace et de cruauté. Elles enlèvent les enfans qui s’approchent des fontaines, comme ces nymphes, déesses redoutables aux habitans de la campagne, dit Théocrite, qui entraînèrent le bel Hylas au fond des eaux. Personne n’oserait s’approcher de la source du Styx, qui passe pour avoir les qualités les plus funestes. La croyance à Charon est encore populaire. Dans un chant rapporté par M. Fauriel, un berger que Charon veut emporter lutte avec lui comme Hercule chez Euripide lutte avec le dieu de la mort (Thanatos) pour lui ravir Alceste. Les mots adès, tartaros, sont encore en usage parmi les Grecs. Il y a plus, le Crétois invoque son compatriote Jupiter. Un village de l’Ida s’appelle vallon de Jupiter[5]. Lors même qu’elles ont disparu devant le christianisme, les divinités païennes ont laissé leurs fantômes. Telle est certainement l’origine des esprits qui président aux fleuves, aux montagnes, aux forêts. Le soleil est un personnage divin qui s’entretient avec les mortels[6], et la nuit une femme qui s’appelle Nycteris.

Souvent il s’est fait un singulier amalgame entre les deux croyances. Ainsi dans quelques provinces ce sont les ames des enfans morts sans baptême qui habitent auprès des fontaines, et les femmes, en allant puiser de l’eau, ne manquent jamais de saluer ces innocens génies. Les saints du christianisme ont hérité des dieux du vieil Olympe. Saint George protége le labourage et la moisson, il a remplacé Cérès ; saint Démétrius, les troupeaux, il a succédé à Pan. Saint Spiridion se promène sur la mer et conduit les vaisseaux au port comme Neptune. D’autre part, Charon joue le rôle du diable ; de là cette malédiction fréquente : « que Charon te prenne ! » comme nous disons : que le diable t’emporte. De même le paysan danois s’écrie : Odin t’enlève ! En Danemark comme en Grèce, l’ancienne divinité a survécu à la religion abolie, et s’est confondue avec le mauvais esprit de la religion nouvelle.

Un respect superstitieux s’attache aussi aux images des divinités antiques et parfois les protége. Il n’y a pas beaucoup d’années, on voyait à Éleusis une statue de Cérès. Les habitans, sans avoir jamais entendu parler de Cérès, croyaient que la fertilité de leurs campagnes était attachée à la présence de cette statue. Ils voulaient empêcher les Anglais de l’enlever, et prophétisaient des malheurs au vaisseau qui l’emporterait. Par un singulier hasard, le vaisseau périt. Ainsi se plaignaient les habitans d’Enna quand Verrès leur ravissait une autre statue de Cérès. La crainte où étaient les paysans d’Éleusis que la fertilité fût enlevée à leurs champs avec l’image de Cérès rappelle un récit de Pausanias, qui raconte comment, la déesse s’étant cachée dans une grotte d’Arcadie, la faim moissonnait les mortels.

Les trois belles cariatides de l’Érechtéum ont été, dit-on, conservées à la Grèce par la superstition populaire. Déjà une d’elles avait été enlevée par lord Elgin. Le peuple, qui les nommait les vierges et les considérait comme des êtres surnaturels veillant sur Athènes, le peuple murmurait de leur enlèvement. On attendit la nuit pour l’achever. Comme les Turcs s’approchaient, prêts à consommer le sacrilége, une plainte se fit entendre parmi les ruines. Était-ce le vent qui sifflait à travers les débris ? Les soldats turcs, atteints eux-mêmes par une terreur qu’ils n’auraient pas dû ressentir, et redoutant les vierges, reculèrent ; on ne put les décider à porter la main sur elles, et ainsi un reste de l’ancienne religion qu’elles inspiraient les sauva[7].

Chaque jour, les Grecs font acte de dévotion païenne. Les mariniers, en passant devant les promontoires les plus dangereux, jettent des dons à la mer comme à une divinité qu’ils veulent apaiser. Le Grec répand des libations de vin ou d’huile sur un vaisseau qu’on met à flot ou sur les flammes du foyer. Les Athéniens, fidèles à leur nom et au souvenir d’Athéné (Minerve), considèrent comme un présage favorable que l’oiseau consacré à cette déesse, partout ailleurs oiseau funeste, vienne se poser sur leurs maisons[8]. On va encore dormir sous les chênes de Dodone afin d’avoir des idées lucides. Souvenir des songes fatidiques d’autrefois[9].

Dans les campagnes règnent des préjugés superstitieux mentionnés par Théophraste ou par Théocrite. Un lièvre[10] qui traverse le chemin est une cause d’effroi. Si l’on trouve un serpent dans une maison, au lieu de lui faire du mal, on le révère comme le bon génie du lieu, l’agathodemon. La fascination, qui est venue des Grecs aux Italiens, s’appelle encore en Grèce bascania (d’où fascinatio). Celui qui veut en prévenir les effets doit, comme au temps de Théocrite, cracher trois fois dans son sein. Le sens de cette singulière déprécation est révélé par ce que racontent plusieurs voyageurs : s’il leur était arrivé de se récrier sur la beauté d’un enfant, la mère tout éperdue les suppliait de cracher sur le charmant visage qu’ils avaient loué. On eût dit qu’elle voulait par là désarmer la jalouse colère des dieux, toujours prêts à punir les mortels de leur bonheur ou de leur beauté, et qu’elle craignait le sort de Niobé[11].

Le chevrier de Théocrite dit : Il ne faut pas jouer de la flûte à l’heure de midi ; à cette heure, nous craignons Pan, terrible lorsqu’il se repose après les fatigues de la chasse. On redoute encore l’heure de midi ; les enfans disent : Ne restons pas dehors à midi, ou malheur nous arrivera. La cause de cette crainte peut être l’ardeur du soleil, si dangereux en Grèce durant l’été.

La science menteuse des présages n’a point péri, et les amans disent chaque jour : « Mon œil a frémi, je vais voir celle que j’aime. » Les jeunes filles qui veulent savoir si elles sont aimées, frappent une feuille de rose placée sur leur main ; si elle fait du bruit, l’indice est favorable. Dans Théocrite, le chevrier fait la même expérience avec une feuille de pavot. L’inspection des entrailles des victimes, qui revient si souvent dans Homère, a quelque rapport avec l’usage moderne de lire l’avenir sur les os, et particulièrement sur l’omoplate d’un mouton rôti qui a été dépecé dans les festins homériques des klephtes[12].

J’ai vu près d’Athènes une colonne autour de laquelle sont enroulés chaque jour des fils auxquels les malades attachent l’espoir de leur guérison C’est que non loin de là s’élevait le tombeau du médecin scythe Toxaris, et ce tombeau était surmonté d’une colonne toujours ornée de couronnes qu’on y suspendait pour guérir de la fièvre. Près de l’endroit où était la statue de Diane, au pied de laquelle les femmes, après le premier accouchement, déposaient leurs ceintures, elles vont aujourd’hui glisser assises sur le rocher, pour devenir fécondes[13]. Mainte église chrétienne a hérité de quelque superstition païenne. L’église de Saint-André, à Patras, bâtie sur l’emplacement d’un temple de Cérès, voit accourir une foule de pèlerins empressés de boire l’eau d’une source tenue pour sacrée, avec une dévotion qui remonte certainement au paganisme. À l’ouest de l’Aréopage était un temple d’Hercule où l’on conduisait les enfans malades, et dans lequel un ancien usage voulait qu’on leur fît ôter et reprendre leurs vêtemens. Aujourd’hui, une église remplace le temple d’Hercule, et la coutume a subsisté d’y conduire les enfans et de les y dépouiller de leurs chemises[14].

Enfin, il y a telle croyance populaire, reste d’un mythe antique, dont l’origine est due à quelque accident bizarre du sol qu’on peut observer encore. Près d’Athènes, sur la route du Pnyx au Pyrée, est une roche appelée la Méchante Sorcière ; on croirait voir une vieille femme assise. M. Dodwell pense, avec beaucoup de vraisemblance, que cette forme singulière a donné naissance à l’histoire d’Aglaure ; la jeune fille, métamorphosée en rocher[15], est devenue la vieille sorcière ; le rocher à forme humaine du mont Sypile a fait inventer cette admirable histoire de Niobé, qui exprime si heureusement comment l’ame est endurcie et pétrifiée par une grande douleur. Après avoir décrit avec un grand bonheur d’expression les belles stalactites qu’on admire dans une grotte de l’île d’Ithaque, un spirituel touriste, M. d’Estourmel, dit ingénieusement : « Il me semblait reconnaître les prestiges décrits par le prince des poètes, et ces métiers taillés dans la pierre, où les belles nymphes travaillaient à tisser les étoffes de pourpre qui sont les merveilles des yeux. » Je cite avec plaisir le Journal d’un voyage en Orient, ce livre où des impressions fines et sincères sont reproduites avec tout le charme et toute la vivacité de la plus piquante causerie, et qui inspire tout à la fois le désir de faire le voyage et de connaître le voyageur.

Les légendes sont la poésie du peuple, et il est intéressant de les suivre en remontant jusqu’à leur origine. Hérodote parle du fantôme de Marathon. Pausanias rapporte qu’un personnage mystérieux parut dans la mêlée, abattant les barbares avec un soc de charrue ; il dit aussi que près des monumens de Miltiade et de Cimon, on entendait de son temps, pendant la nuit, un tumulte de chevaux et de combattans. Aujourd’hui, les bergers croient encore entendre dans les marais des bruits étranges, et voir un petit homme chevaucher sur le mont Vrana : ce petit homme est un diminutif du fantôme de Marathon. Ailleurs d’autres traditions se sont transmises avec une fidélité qui étonne. Le promontoire de Leucade s’appelle encore le promontoire des Femmes, dernier souvenir de l’histoire probablement fabuleuse de Sapho et de Phaon. Une grotte de Thessalie s’appelle l’Antre d’Achille.

Veut-on voir comment les traditions se conservent en s’altérant ? On lit dans Pausanias qu’Hercule boucha les ouvertures par où s’écoulait le trop plein des eaux du lac Copaïs. Voici ce qu’on raconte maintenant dans le pays : Les terres couvertes aujourd’hui par les eaux étaient autrefois une contrée florissante. Le roi de cette contrée avait un frère qui, par un sentiment de vengeance, ferma les ouvertures du lac ; plaines et villages furent inondés. En Arcadie, une fable inventée pour expliquer la formation de la fente par laquelle s’échappe le fleuve Aïonios a été métamorphosée en une légende plus bizarre. Les anciens Grecs croyaient que la montagne s’était ouverte en cet endroit pour donner passage à Pluton enlevant Proserpine. Naturellement les Grecs modernes ont mis le diable à la place de Pluton. Un jour, le diable se battait avec un roi du pays ; les armes du premier étaient des boules de graisse ; l’une d’elles prit feu ; le corps du roi, tout embrasé et lancé avec une force terrible, ouvrit passage aux eaux à travers la montagne. La parodie est évidente. Comme l’histoire originale, elle semble se rapporter à une action volcanique[16].

Partout en Grèce, on entend parler de fleuves qui semblent se perdre et qui reparaissent sous un autre nom, de communications entre des lacs et des cours d’eau très éloignés. Ainsi mon guide m’assurait que l’Alphée venait du lac Phonia, comme on racontait à Pausanias que des gâteaux jetés dans le Céphise de Béotie reparaissaient dans la fontaine de Castalie. Ces préjugés tiennent également à une croyance païenne d’après laquelle les fleuves habitaient sous la terre, et se rattachent à la fable charmante du fleuve Alphée et de la nymphe Aréthuse.

Un conte grec recueilli par M. Buchon[17], et dont l’origine est populaire, offre évidemment une version altérée de l’histoire de Psyché et de ses sœurs. Le conte moderne provient de l’île de Chios ; probablement la femme chiote qui l’a transmis disait sans le savoir l’ancienne fable milésienne qu’Apulée et La Fontaine ont reproduite avec tant de grace et qu’elle avait reçue de la tradition.

Comment ne pas retrouver, dans ce qu’on raconte à Delphes de la femme d’un papas qui se noya dans la fontaine de Castalie, l’histoire, de la nymphe aimée d’Apollon, qui se précipita dans ces eaux et leur donna son nom. Si M. Fauriel a vu avec beaucoup de probabilité dans les aventures du sire du Bousquet revenant de la croisade une transformation lointaine des aventures d’Ulysse revenant dans Ithaque, s’il y a reconnu comme une dernière édition des récits populaires qui ont servi de base à l’Odyssée, tels qu’ils s’étaient perpétués en Provence depuis l’arrivée des Phocéens jusqu’au XIIe siècle, pourquoi ne verrait-on pas un vague souvenir du retour d’Ulysse dans la gracieuse ballade grecque intitulée la Reconnaissance ?

Une jeune femme est assise devant son métier et travaille. Passe un marchand étranger. Le marchand arrête son cheval et parle à la jeune femme.

« Bonjour à toi, la belle. — Étranger, sois le bienvenu. — Ma belle, comment ne t’es-tu pas mariée, comment n’as-tu pas pris un brave pour mari ? — Puisse crever ton cheval plutôt que j’entende de telles paroles ! J’ai un mari qui est à l’étranger il y a maintenant douze années : je l’attendrai encore, je prendrai encore patience trois ans, et alors, s’il ne revient pas, s’il ne paraît pas, je me fais religieuse, j’entre dans la cellule, je prends le vêtement noir. — Ma belle, ton mari est mort ; ma belle, ton mari est perdu pour toi. Mes mains l’ont tenu, mes mains l’ont enseveli. — Si tu l’as tenu, si tu l’as enseveli, Dieu te le rende. — Je lui ai donné le pain et la cire pour que tu me les donnes. — Le pain, la cire que tu lui as donnés, je te les rendrai. — Je lui ai prêté un baiser, il m’a dit que tu me le rendrais. — Si tu lui as prêté un baiser, retourne vers lui et va vite le chercher. — Ma belle, je suis ton mari, je suis ton bien-aimé. — Si tu es mon mari, si tu es mon bien-aimé, indique les signes de la maison, et ensuite je t’ouvrirai. — Tu as un poirier à ta porte, dans ta cour une vigne qui produit de beaux raisins et un vin qui est comme le miel. Les janissaires le boivent et vont combattre, les pauvres le boivent et oublient leurs besoins. — Cela, les voisins le savent, tout le monde le sait. Indique des signes de mon corps, et tout de suite je t’ouvrirai. — Tu as un signe à la joue, un signe au menton, et sur le sein droit une petite morsure. — Servantes, allez ouvrir ; c’est lui-même, c’est mon bien-aimé. »

Quel charmant petit drame ! Peut-on ne pas se rappeler à la fois Ulysse indiquant à Pénélope les signes de la maison, lui décrivant le lit conjugal, et Ulysse reconnu à une cicatrice par la fidèle Euryclée ?

VI.
MŒURS, COUTUMES, LANGAGE ANTIQUES DE LA GRÈCE MODERNE.

Ce n’est pas seulement dans les superstitions et les légendes populaires de la Grèce que se retrouvent le souvenir et la continuation de son passé poétique. À tous égards, l’homme y est, à peu de chose près, tel que l’ont peint les anciens poètes. À travers tant de vicissitudes, le fond du Grec n’a pas changé ; il a les mêmes qualités et les mêmes défauts qu’autrefois. Aussi un homme qui poussait jusqu’au ridicule l’aversion pour les Grecs de nos jours n’avait pas trouvé de plus grande injure à leur dire que celle-ci : C’est toujours la même canaille qu’au temps de Thémistocle. — Il me semble que l’on peut accepter cette insulte. Un autre voyageur, qui est loin d’être enthousiaste, les a mieux jugés en disant d’eux, à l’époque où ils étaient encore esclaves, après avoir expliqué avec raison leurs défauts par l’influence fatale de l’oppression turque achevant l’œuvre de la domination byzantine : « Malgré cette fâcheuse enveloppe (unamiable covering), l’ancien caractère national se fait jour à tout moment[18]. » Les deux héros épiques de la Grèce sont encore aujourd’hui les deux types du caractère de ses habitans. Le Thessalien Achille, c’est l’homme du nord, l’homme de la montagne, le klephte, le palicare, prompt à la course, vaillant, colère. Ulysse, c’est le Grec des îles, brave aussi mais moins fougueux, plus patient, et parfois trop digne de l’admiration qu’inspiraient à Minerve les ruses de son favori.

La curiosité, l’envie d’entendre des récits, étaient grandes chez les anciens Grecs. L’Odyssée en fait foi, car elle a été composée pour satisfaire à ce besoin, et on sait avec quelle avidité sont toujours écoutés les récits d’Ulysse. Cet instinct de curiosité est bien puissant encore aujourd’hui chez les Grecs. Nos guides nous accablaient de questions. Que disent ces lettres ? demandaient des femmes grecques à un voyageur qui recueillait une inscription. Le meilleur résultat de cette ardente curiosité, c’est de produire dans la nation une sérieuse envie de s’instruire. Ce qui s’est fait en Grèce pour l’éducation en douze ans est très remarquable, le pays est couvert d’écoles[19] ; les parens les plus pauvres adressent à leurs enfans un proverbe dont le sens est celui-ci : « Apprenez, pour ne pas ressembler aux animaux ; » ils s’écrient, déplorant leur propre sort : « C’est pour nos péchés que Dieu nous a condamnés à être ignorans. » Un des exemples les plus frappans de ce désir universel d’apprendre a été donné par l’illustre Canaris, qui n’était, au commencement de la guerre, qu’un simple marinier d’Hydra ; après la victoire, après avoir inscrit son nom au premier rang parmi les noms des libérateurs de son pays, il s’est avisé qu’il ne savait pas lire, et, à plus de cinquante ans, le glorieux héros, devenu gouverneur d’une place forte, s’est mis à épeler comme un enfant. Telle est la soif d’instruction qui dévore ce noble peuple ; on voit bien que c’est lui qui a créé les lettres et les a ranimées dans l’Occident.

Oserai-je parler des défauts qu’on reproche aux Grecs modernes, et y retrouver encore un héritage de leurs pères ? Il me semble que cette association même ôte à mon rapprochement ce qui pourrait blesser. Du reste, tous les peuples en sont là, tous portent dans le sang le germe de quelque imperfection héréditaire, et ont, en général, la sagesse d’en convenir. Les Français se résignent de trop bonne grace à être les descendans de ces Gaulois vaillans, mais légers et indisciplinés, pour que les Grecs puissent se scandaliser beaucoup si quelques traits décochés contre leurs ancêtres viennent les effleurer. Ainsi l’Athénien est plaideur comme au temps de Lucien. Les Grecs, en général, aiment les procès comme au temps d’Hésiode, et on pourrait leur adresser le conseil que le poète d’Ascra donne à son frère, « que le goût de la chicane ne te détourne pas du travail ! »

Peut-être pour devenir la patrie de la fiction, pour créer les ingénieux mensonges qui charment encore tous les peuples civilisés, fallait-il que le peuple grec eût cette disposition innée à feindre et à mentir, qui fut proverbiale dans l’antiquité, et dont les voyageurs modernes sont encore aujourd’hui frappés. Je ne parle pas du mensonge intéressé, qui est de tous les pays, mais du mensonge gratuit, cultivé pour lui-même, pour la beauté de l’art de mentir, pour avoir, à ses propres yeux, la gloire d’un génie inventif et

.......... D’une imaginative
Qui ne le cède en rien à personne qui vive.

Quand M. Leake reprochait à ses guides un mensonge, ceux-ci répondaient : Il fallait bien dire quelque chose. Ulysse, le sage Ulysse, mentait aussi pour dire quelque chose ; il ment au fidèle Eumée, et adresse à Minerve un récit plein de menteries tout-à-fait inutiles qui obtient de la déesse cette louange singulière. Certes il serait un habile trompeur celui qui le surpasserait en artifice.

Les Athéniens passaient dans l’antiquité pour aimer la nouveauté et le changement. Depuis la révolution du 2 septembre, qui a fondé chez eux la vie politique, on doit reconnaître qu’ils n’ont pas encore trop laissé paraître ce défaut ; ils n’en ont guère eu le temps, il est vrai. Espérons qu’ils continueront sagement comme ils ont commencé, qu’après avoir voté leur constitution, ils s’y tiendront, et qu’on n’aura pas à dire d’eux ce qu’Aristophane disait de leurs ancêtres : « Ils sont prompts à rendre des décrets, puis, les décrets une fois rendus, ils ne veulent plus les exécuter. » Mais un point par lequel plusieurs d’entre eux se sont montrés déjà trop semblables aux Grecs d’autrefois, c’est la tendance à se diviser, à se fractionner, au lieu de se fondre et de s’unir, c’est cet esprit de jalousie étroite qui fit tant de mal à la Grèce antique en la morcelant, et, après l’avoir épuisée par des luttes et des déchiremens intérieurs, la livra sans défense aux tyrans étrangers. Ce patriotisme de canton, au lieu du grand patriotisme grec, n’a encore aujourd’hui que trop de puissance. On a vu, le lendemain de la dernière révolution, un parti nombreux refuser les droits politiques, l’isonomie à des citoyens que le hasard avait fait naître hors des limites de la Grèce actuelle ; et cependant l’avenir de la Grèce est dans l’union de ses enfans, de tous ceux qui ont l’honneur de parler le langage dans lequel ont été écrits les plus beaux livres qui existent. La Grèce n’a été unie que deux fois : la première, dans les temps héroïques, pour cette expédition qu’Homère a immortalisée ; la seconde, pour cette lutte contre l’Asie, d’où est sortie la civilisation du monde. Il faut qu’une troisième fois toutes les populations helléniques soient réunies en un corps de nation. Alors seulement la Grèce pourra quelque chose de grand. On ne doit pas sans doute compromettre cet avenir en le voulant précipiter, mais on doit y tendre ; et pour arriver plus sûrement au but, il n’est pas nécessaire de commencer par lui tourner le dos.

Non-seulement le peuple grec offre encore des traits généraux de son ancien caractère, mais on peut démêler jusqu’aux traits particuliers qui distinguaient la physionomie morale des différentes populations helléniques. « Athènes, dit M. Gell, est la ville la plus polie de la Grèce ; les eleuthero-lacones gardent encore leur indépendance et leur aversion pour les étrangers. Les hommes les plus vigoureux se trouvent encore à Daulis ; les Acarnaniens et les Épirotes sont encore les plus indisciplinés[20]. » La Laconie est célèbre par la beauté de ses femmes, de nos jours comme au temps d’Homère, qui appelle Sparte la ville aux belles femmes. La Béotie répudiera, je n’en doute pas, l’héritage proverbial de son passé. En attendant, on assure que les Béotiens, ce que je n’ai nullement éprouvé, ont gardé quelque chose de la rudesse de leurs aïeux, et qu’ils ont encore le caractère inhospitalier dont parle Dicæarque. Il est impossible de ne pas être frappé de ce qu’on lit chez un voyageur récent[21], que les habitans de Topolia, au bord du lac Copaïs, en pleine Béotie, n’ont pu trouver, après la révolution, personne qui sût lire ou écrire, pour organiser la commune.

Ce n’est pas seulement dans la Grèce proprement dite que les mœurs domestiques des anciens Grecs se sont conservées en partie jusqu’à nos jours. M. Leake dit expressément que dans l’Ionie elles lui semblent avoir peu changé depuis Homère[22]. À Alexandrie, les femmes portent leurs enfans sur une de leurs épaules ; c’est ainsi qu’Andromaque porte le petit Astyanax, sur un vase où sont représentés les adieux d’Hector. D’autre part, à Chalcis en Eubée, on apporte au voyageur l’eau destinée à laver ses mains dans un vase à long col, qui est le prochoos d’Homère, tel que le montrent les monumens. Quel pays que celui où une fille d’auberge, en vous donnant un pot à l’eau, vous fait songer à Homère !

Au reste, en Grèce, on est reporté sans cesse du sein de la vie journalière vers la vie poétique de l’antiquité. Le voyageur introduit dans une famille grecque est accueilli à peu près comme le fut Télémaque à Pylos par Nestor, ou à Sparte par Ménélas. Le maître de la maison va au-devant de son hôte, l’embrasse, le prend par la main et le conduit dans la salle de bain, où il trouve du linge et des vêtemens. L’usage homérique d’accueillir un étranger en l’invitant à manger et à boire avant de l’interroger, cet usage est évidemment l’origine de celui qui de nos jours prescrit de présenter à tout visiteur des confitures et du café. C’est comme un repas abrégé auquel les habitudes modernes ont joint la pipe ; mais le principe est toujours le même, s’occuper d’abord du bien-être de son hôte, et lui offrir une réfection quelconque avant de commencer à s’entretenir avec lui. On donne aujourd’hui le baiser sur les yeux dont parle Homère, et le baiser en tirant les oreilles dont parle Théocrite. Mille coutumes charmantes de l’antiquité subsistent encore. Ainsi, les jeunes filles de l’Hélicon portent une ceinture qu’elles déposent le lendemain de leurs noces.

La condition des femmes n’a pas beaucoup changé. La femme, fidèle aux habitudes du gynécée, sort rarement du logis. À Athènes, on voit peu de femmes dans les rues ; jamais elles ne s’y mêlent aux hommes, et n’y font pas, comme chez nous, partie de la foule ; elles semblent se souvenir de ce précepte que leur donne Euripide : ce qu’une femme peut faire de mieux, c’est de demeurer dans l’intérieur de sa maison. La femme grecque sert son mari, elle lui apporte la pipe et le café, et ne s’assied pas devant lui. On s’étonnerait peu de lui entendre dire comme Tecmesse à Ajax : Ô maître !

Les réjouissances qui accompagnent le mariage rappellent par plus d’un trait les noces antiques. Le flambeau de l’hymen est porté devant les nouveaux époux. On place sur leur tête la couronne de fleurs, suivant un usage dont parle Homère. Le beau-père offre à son gendre la coupe que remplit la rosée bouillonnante de la vigne, comme dit Pindare en parlant de cette cérémonie, déjà pratiquée de son temps. La nouvelle épouse, qui s’appelle comme autrefois la nymphé, s’avance au milieu des chants et des danses de ses compagnes. On croit les voir telles qu’elles sont représentées sur le bouclier d’Achille, conduisant l’épouse à travers la ville, à la clarté des flambeaux, tandis que la foule entonne le chant d’hymen, que les jeunes gens dansent et pirouettent, que les flûtes et les lyres retentissent. Les chants alternatifs des compagnons du marié et des jeunes filles qui entourent l’épouse, les efforts folâtres qu’elles font pour la retenir, rappellent plusieurs détails de l’épithalame grec tel que l’avait traité Sapho, imitée par Catulle[23].

Les jeunes filles qui ont ramené la mariée de l’église dans sa demeure vont, le soir, chanter à la porte de la chambre nuptiale, comme Théocrite nous peint les jeunes compagnes d’Hélène, les cheveux ornés de fleurs d’hyacinthe, les pieds entrelacés et se tenant par la main, adressant à l’épouse et à l’époux le chant gracieux et enjoué de l’hymen.

Plus d’un voyageur a remarqué la ressemblance des danses modernes de la Grèce avec celles dont l’antiquité nous a laissé la description poétique. La danse qui a lieu tous les ans le 1er avril autour du temple de Thésée paraît provenir en droite ligne de la danse que Dédale inventa pour la belle Ariane, dont le souvenir serait encore lié au souvenir de son ravisseur infidèle. Les voyageurs les plus récens remarquent que le jeune homme qui conduit le chœur se permet seul des bonds et des sauts périlleux que s’interdisent les autres danseurs. Il en est de même des cubistes, qui, dans la danse qu’Homère a dessinée sur le bouclier d’Achille, conduisent le chant et bondissent au milieu de la foule.

Nous devons à une Grecque aimable, mère du plus antique de nos poètes, à M. Chénier, quelques détails curieux sur la danse d’Ariane. Tantôt on l’exécute avec un fil qui rappelle celui du labyrinthe, tantôt avec un mouchoir. La personne qui tient le mouchoir dit ces paroles : « Navire qui es parti et qui m’enlèves mon bien-aimé, mes yeux, ma lumière, reviens pour me le rendre ou pour m’emmener aussi. » On voit que c’est Ariane qui parle, et le mouchoir est là pour essuyer ses larmes. Quand Ariane a chanté, le chœur lui répond sur le même air en s’unissant au sentiment qu’elle éprouve, à la manière du chœur antique : « Maître du navire, mon seigneur, et vous, nocher, ame de ma vie, revenez pour me la rendre ou pour m’emmener aussi[24]. » Les danses dans lesquelles les hommes figurent seuls sont moins gracieuses, mais bonnes à noter ici comme particulières à la Grèce, et offrant plus de ressemblance avec le chœur antique, où ne figuraient jamais ensemble des hommes et des femmes. Il y a un rapport frappant entre le chœur tragique qui se mouvait autour de l’autel de Bacchus et la ronde des Albanais que Leake appelle un chœur circulaire, et qui, d’après l’énergique peinture de Byron, semble avoir gardé le caractère orgiastique d’une danse consacrée à Bacchus.

L’expression de la douleur n’a pas été moins constante que l’expression de la joie ; plusieurs des anciens rites funèbres se sont fidèlement conservés. Tels sont les cris des femmes qui se font un devoir, et quelquefois font un métier, de leurs gémissemens. Telles sont les couronnes de fleurs placées encore aujourd’hui sur la tête des jeunes filles mortes. Pour les anciens, la couronne était un ornement funèbre. Il seyait bien à l’antiquité de couronner de fleurs la mort comme la vie, la tombe comme l’hyménée.

Souvent, sur les sépultures antiques, on a sculpté les instrumens de la profession du mort, et, dans l’Odyssée, Ulysse place une rame sur le tombeau d’Elpenor. Aujourd’hui, au cimetière des Arméniens, à Constantinople, on voit gravé, sur chaque tombe, l’emblème de la profession de celui qui l’occupe : des ciseaux pour le tailleur, un rasoir pour le barbier, des tenailles pour le forgeron. C’est un usage grec. Ce qu’il y a de particulier aux Arméniens, c’est de constater de la même manière le genre de supplice par lequel ils ont péri ; si c’est par la corde, on dessine sur la pierre funèbre un gibet ; si c’est par le glaive, on représente le mort le chef coupé, et placé entre ses jambes.

Dans les îles Ioniennes, un voyageur a vu les amis, les parens, s’approcher d’un ami expiré, se pencher sur lui, murmurer à son oreille l’adieu suprême, puis porter sur sa tombe les gâteaux, le vin et l’huile, en l’invitant à prendre ce repas[25]. On retrouve là l’offrande funèbre, les libations, la croyance aux mânes qui boivent le vin. M. Fauriel, dans son introduction aux Chants populaires de la Grèce moderne, qui est un vrai chef-d’œuvre, a parfaitement décrit les myriologues, effusions poétiques de la douleur d’une épouse, d’une sœur ou d’une mère, en présence des restes d’un époux, d’un frère ou d’un fils[26]. M. Fauriel n’a pu recueillir que de courts fragmens de myriologues, et ce que Guys, et Mme Chénier nous en ont fait connaître est traduit trop librement pour donner une idée exacte de ce poème qu’improvisent les femmes grecques à l’occasion d’une perte domestique ; mais M. Fauriel a très judicieusement remarqué que nous possédons un véritable myriologue dans un passage du XXIVe chant de l’Iliade. Priam a rapporté le cadavre d’Hector ; on l’a placé sur un lit dans l’intérieur du palais. Auprès du mort se tiennent les chanteurs qui doivent diriger le chant funèbre ; ils entonnent ce chant, et les femmes en gémissant leur répondent. Alors la veuve d’Hector, Andromaque, commence sa plainte, qui se compose d’une allocution simple adressée à son époux et à son fils ; toutes les femmes accompagnent par des gémissemens les paroles d’Andromaque. Après la veuve, la mère commence sa plainte ; les gémissemens s’élèvent de nouveau. Enfin Hélène commence sa plainte ; cette formule, répétée chaque fois qu’une des trois femmes prend la parole, pourrait se traduire : commence à chanter son myriologue. La scène touchante qu’Homère place ici dans le palais de Priam se passe chaque jour dans la demeure du plus humble enfant de la Grèce. Les chanteurs y sont, et les femmes qui appartiennent à la famille expriment les regrets de tous comme le font dans l’Iliade Hécube, Andromaque, Hélène.

L’idée du myriologue moderne se montre aussi dans la poésie dramatique des Grecs. Le premier chœur des Suppliantes d’Euripide se termine par des plaintes semblables à celles que les femmes grecques font retentir auprès d’un cadavre. Il en est de même du dernier chœur des Sept Chefs d’Eschyle. Antigone et Ismène adressent à leurs frères morts un véritable myriologue. Rien ne ressemble plus aux gémissemens entrecoupés de la muse tragique que ces plaintes simples et touchantes, prononcées par une mère en présence du corps de sa fille ; « Ma fille, ma joie, tu n’es plus, et j’ai des yeux, j’ai une voix, j’ai des pieds ; je vois, je parle, je marche ! » Je traduis mot à mot les paroles expressives que la version de Guys a singulièrement affaiblies Ainsi, on reconnaît dans Homère, dans Eschyle, dans Euripide, le simple myriologue existant déjà au temps de la guerre de Troie, et conservé jusqu’à nous par la constance des coutumes populaires.

Plusieurs traits des mœurs grecques rappellent les anciennes pratiques de l’agriculture et de la navigation Le grain est foulé sur l’aire par des chevaux, comme il l’est dans l’Iliade par des bœufs, comme il l’était chez les Égyptiens par des porcs, au dire d’Hérodote et par des troupeaux de chèvres, d’après les monumens.

En naviguant près des côtes de la Grèce, on se croit transporté au temps où les Grecs de l’Iliade montèrent sur leurs mille vaisseaux, vaisseaux qui ressemblaient beaucoup aux caïques d’aujourd’hui. Ces petits bâtimens goudronnés au dehors sont bien les navires noirs d’Homère. Le système de navigation est pareil : pendant le calme, on supprime le mât et les voiles, et on se sert de rames ; quand le vent se lève, on dresse le mât, on déroule la voile, on la déploie, et le navire court sur les flots. Quand la nuit vient, ou si la mer est trop mauvaise, on aborde et l’on tire le bâtiment à terre, j’ai vu souvent des caïques rangés ainsi sur le sable, comme les navires des Grecs sur les côtes de la Troade. Le cri du marinier de l’Archipel, rappelle celui des matelots dans la Paix d’Aristophane. Chaque rame est fixée à une cheville par un lien de cuir, comme le dit Eschyle dans les Perses, tant est complète et minutieuse la ressemblance des anciennes mœurs et des mœurs modernes. C’est que la tradition des usages antiques se conserve surtout dans les détails les plus familiers de l’existence, dans le cri du matelot, dans la chanson de la nourrice, dans les jeux de l’enfant.

Il ne faut pas, comme M. Guys, rapporter à une origine grecque des jeux qui se trouvent, ailleurs qu’en Grèce, comme la toupie ; mais il en est de particuliers aux enfans grecs. Tel est le jeu de la tortue, cité par le même voyageur, et le jeu des astragales, trouvé par M. Ulrichs dans le village phocéen d’Arachova. Ce fut en jouant à ce jeu que Patrocle, dans son enfance, tua le fils d’Amphidamas, ce qui le contraignit à se réfugier chez Pélée. Destinée des grandes choses ! influences des petites ! si Patrocle enfant n’eût pas joué aux astragales, comme font encore aujourd’hui les jeunes montagnards d’Arachova, Achille, qui n’eût jamais été son ami et son vengeur, serait resté sous sa tente, les Grecs seraient remontés sur leurs vaisseaux sans prendre Troie, et… nous n’aurions pas l’Iliade.

Le costume national des Grecs tient beaucoup du costume qu’ils portaient dans les temps héroïques. L’espèce de jambard de pourpre que portent les klephtes rappelle les knémides, chaussure caractéristique des Grecs dans Homère. L’expression Grecs aux belles knémides, employée souvent par le poète, et que Voltaire a rendue par Grecs bien bottés, n’était ni ridicule, ni insignifiante. La knémide était la chaussure des Grecs[27], tandis que les Troyens portaient des pantalons nommés anaxyrides. L’épithète qui chez Homère s’applique aux Grecs par opposition aux Asiatiques renfermait une désignation nationale, européenne ; c’est comme si on opposait le schako de nos soldats au turban des Kabyles.

La cuisine homérique est encore aujourd’hui celle des palicares de la Grèce moderne. On embroche un mouton et on l’expédie exactement, comme faisaient Achille ou Ajax. Seulement, dans l’Iliade, c’est un bœuf qui sert de pâture aux héros affamés. La différence du bœuf au mouton mesure la distance du chef antique des Dolopes au capitaine thessalien, son successeur, peut-être son descendant, et, la distance de la poésie homérique à la chanson populaire du klephte. C’est le même type et le même génie, mais les proportions de l’héroïsme et de l’inspiration ont changé comme celles de l’appétit. Les repas moins primitifs du Grec des villes ont aussi un fumet classique. Dans le dessein de retrouver en Grèce l’antiquité sous tous ses aspects, un archéologue zélé pourrait y faire une savante étude de gastronomie poétique en savourant les anguilles du lac Copaïs, vantées par Aristophane et aujourd’hui fort appréciées par les moines des couvens voisins, ou les anguilles du Strymon, célébrées par le poète Archesistrate, et dont le débit fait subsister presque à lui seul la ville de Mochori. Il aurait quelque plaisir à boire du vin de Lemnos, mentionné par Homère ; en goûtant, non sans faire la grimace, le vin que les Grecs gâtent à plaisir avec de la résine, il éprouverait une véritable satisfaction à penser que cet usage doit remonter à la plus haute antiquité, et qu’il est probablement l’origine de la pomme de pin placée à l’extrémité du thyrse bachique ; conjecture ingénieuse que je dois, comme tant d’autres choses, à M. de Châteaubriand.

La vie intérieure des Turcs tient elle-même, en beaucoup de points, à la vie des anciens. Les habitudes des musulmans sont en partie des habitudes grecques adoptées par leurs ancêtres. Souvent les Turcs ont fait pour la civilisation grecque ce qu’ils ont fait pour Sainte-Sophie : ils ont conservé l’édifice ; seulement ils ont placé le croissant au sommet. Sous ce rapport, habiter une ville turque, ce n’est pas tout-à-fait sortir du monde grec. Pour moi, quand j’errais dans les rues de Smyrne, sans cesse une porte entr’ouverte, qui laissait mon regard pénétrer dans une habitation turque, me donnait l’idée de l’existence domestique des anciens. La disposition des maisons turques, aussi bien que des maisons arabes, est calquée sur celle des maisons grecques et romaines. Point de fenêtres au dehors, une cour carrée entourée d’un portique, au centre de cette cour une fontaine, et dans la partie la plus reculée du bâtiment, le harem, qui s’appelait le gynécée. L’aspect d’un quartier de Smyrne brûlé récemment me rappelait les rues de Pompéï. À l’intérieur, même ressemblance ; les siéges placés le long des murs, dans la salle du palais des Phéaciens, sont déjà disposés comme des divans orientaux. Le mobilier d’une maison turque, composée surtout des tapis et des coussins, peut se résumer dans un vers d’Aristophane, qui montre, comme le remarque M. Leake, que les Grecs ont toujours meublé leurs appartemens de la même manière : observation qu’on doit étendre aux Turcs. Plusieurs usages de l’Orient, qui ne viennent pas des anciens Grecs, existaient du moins chez eux. Ainsi la coutume si générale de coucher sur les toits plats des maisons coûte la vie à Elpenor dans l’Odyssée. L’usage du voile a été grec avant d’être turc ; dans les temps héroïques, les femmes ne paraissent que voilées. Andromaque prend son voile quand elle sort pour aller au temple. Le voile thébain, tel que Dicæarque le décrit, ne laissant voir que les yeux, et cachant tout le reste du visage[28], est un voile turc, et l’on a retrouvé à Égine une figure en terre cuite de grandeur naturelle représentant une femme dont la bouche et l’extrémité du nez sont voilés[29], exactement comme s’il s’agissait d’une dame de Constantinople.

La clôture des femmes n’existait pas chez les Grecs, mais, quoi qu’on en ait pu dire, elle n’existe pas non plus en Turquie : les femmes de Constantinople sortent perpétuellement, les rues sont pleines de femmes, et surtout les bazars. Ce qui caractérise les mœurs orientales, c’est que jamais les hommes ne sont admis à pénétrer dans l’appartement intérieur, où vivent ensemble la mère, les sœurs, l’épouse[30] du maître de la maison et ses enfans. Or, il en était de même à peu de chose près des femmes grecques dans l’antiquité, et les hommes n’étaient pas plus admis dans les gynécées qu’ils ne le sont dans les harems. On ne voit pas dans l’Odyssée que les prétendans, malgré leur audace, entrent jamais dans l’appartement où Pénélope vit retirée, filant la laine, ou brodant la toile au milieu de ses servantes. D’autre part, les désordres reprochés au gynécée par les poètes grecs sont ceux dont on accuse le harem. Aristophane et Athénée reviennent à plusieurs reprises sur le goût des femmes grecques pour le vin ; il paraît que ce goût est partagé par les femmes turques : honteux passe-temps de la solitude, auquel entraîne la privation des plaisirs plus délicats de la société. Il faut attribuer à la même cause les conversations grossièrement licencieuses des dames turques entre elles, même de celles qui appartiennent à la classe la plus élevée. Simonide parle aussi de ces réunions où les femmes grecques tenaient des discours pleins d’aphrodite. L’honnête familiarité des deux sexes que repoussaient les préjugés de l’antiquité, et que réprouvent encore aujourd’hui les mœurs de l’Orient comme indécente et criminelle est aussi nécessaire à la moralité des entretiens qu’à leur agrément.

Rien ne saurait donner une idée des licences de l’ancienne comédie grecque aussi bien que les bouffonneries déhontées des ombres chinoises de Smyrne et de Constantinople. L’accoutrement impudique des satyres qui paraissaient dans les drames grotesques auxquels ils avaient donné leur nom a été fidèlement conservé par un personnage scandaleusement burlesque, nommé Karageuz, favori de la populace turque, qui se permet devant elle certaines gaietés dont les analogues ne peuvent se trouver que chez Aristophane, et qui font comprendre l’origine qu’Aristote donne à la comédie[31].

L’usage de recevoir des cadeaux sans qu’il en résulte aucun sentiment d’humiliation pour celui qui reçoit est encore un trait de ressemblance qu’offrent les mœurs antiques avec les mœurs actuelles de la Grèce et de l’Orient. Ulysse se fait faire des présens toutes les fois qu’il en trouve l’occasion, et Achille parle avec complaisance des beaux dons qu’il a reçus de Priam.

Il n’est pas jusqu’à des usages religieux ou superstitieux que les sectateurs de l’islamisme, malgré leur horreur de toute idolâtrie, ne semblent avoir empruntés au paganisme[32]. Un voyageur a vu avec étonnement des femmes turques offrir des alimens et des parfums aux Parques dans une grotte près de l’Illissus, et il a remarqué l’analogie de la danse des derviches tourneurs avec la danse des corybantes, telles que la décrit Apulée ; mais ici, je pense, avec M. Lenormant, qu’il faut remonter plus haut et voir dans les contorsions des derviches un reste des danses furieuses que d’anciens peuples de l’Asie avaient enseignées aux corybantes.

Je l’ai déjà dit, plusieurs de ces usages qu’on trouve chez les Turcs actuels et chez les anciens Grecs ne sont point dérivés les uns des autres, mais appartiennent également aux habitudes générales de l’Orient. Ainsi, Nestor, Achille, Hector, Priam, font des ablutions avant la prière comme le plus dévot musulman. D’autre part, l’esclavage sous des tyrans orientaux avait forcé les Grecs d’adopter certains usages de l’Orient. En approchant le pacha, il fallait se prosterner et baiser la terre, selon l’ancienne coutume orientale dont parle Oreste dans Euripide. Ces usages disparaissent chaque jour ; ils ont cessé d’être grecs, ou plutôt ils ne l’ont jamais été. Les Grecs, redevenus libres, les ont bannis comme ils ont banni les mots turcs qui s’étaient glissés dans leur idiome à la faveur de la servitude. Ces mots ont disparu de la langue le lendemain du jour où les Turcs ont disparu du territoire.

Le langage est ce qu’il y a en Grèce de plus antique. C’est un grand charme pour celui qui a voué un culte à l’antiquité grecque d’entendre parler grec autour de lui, de reconnaître dans les conversations d’un guide ou d’un marinier tel mot qu’il n’avait jusque-là rencontré que dans Homère. Il semble alors qu’on est réellement transporté dans la Grèce antique ; on est tenté de dire aux passans, comme Philoctète à ses compatriotes retrouvés dans Lemnos : je veux vous entendre, et de s’écrier comme lui, ô langage bien aimé ! Mais, pour se livrer à ce transport, il faudrait, dira-t-on, que ce langage fût celui des anciens Hellènes, et non pas un dérivé imparfait que défigure une prononciation bizarre. À cela on peut répondre : Quant à la prononciation, il n’y a pas de raison pour que les descendans de Périclès adoptent le système qu’un savant Hollandais a imaginé au XVIe siècle. Du reste la question est délicate et ne saurait être traitée ici. Qu’il suffise d’affirmer que plusieurs règles de prononciation, adoptées par les Grecs modernes, remontent à la plus haute antiquité, et que l’on trouve déjà dans le second siècle de notre ère des exemples de l’iotacisme, c’est-à-dire de é, ei, oi, prononcés i, bien que l’iotacisme ne paraisse avoir été définitivement et complètement constituée qu’au Xe ou XIe siècle.

L’iotacisme, d’ailleurs, n’est pas toute la prononciation grecque. Sous d’autres rapports, la prononciation du grec moderne est certainement conforme à la prononciation antique là où la nôtre ne peut se flatter d’avoir cet avantage. Les Grecs ont fidèlement conservé à l’accent sa place véritable dans des mots où nous reproduisons les déplacemens introduits dans l’accentuation grecque par la prononciation latine[33]. En somme, il y a profit à suivre une prononciation vivante, bien que les siècles aient pu altérer le type antique d’où elle provient. Cette méthode sera toujours préférable à un système purement arbitraire, et l’on sera toujours plus près d’Homère et de Sophocle en prononçant le grec comme un mendiant d’Athènes qu’en le prononçant comme un helléniste de Rotterdam. Le grec moderne n’est pas un idiome qui diffère du grec ancien, comme l’italien ou le français du latin. Le grec moderne est seulement un grec fort altéré ; le sens de plusieurs mots a changé, un certain nombre d’expressions ont péri, la grammaire s’est appauvrie, elle a perdu plusieurs de ses formes. Deux surtout sont regrettables : l’infinitif, que remplace aujourd’hui le subjonctif précédé de la conjonction que ; ex. : je veux que j’aime, pour je veux aimer ; et le datif, auquel on substitue l’accusatif précédé d’une préposition qui correspond à la préposition à en français. Telles sont les principales différences entre le grec ancien et le grec moderne. Malgré ces différences, le fond de la langue est encore le même, et elle peut éclairer l’étude du langage ancien de plusieurs manières.

Dans le langage populaire de certaines parties de la Grèce, on retrouve quelques vestiges des dialectes qui y furent parlés autrefois. En général, les anciens dialectes grecs ont péri par suite de la conquête, qui les a éteints avec la vie locale des pays subjugués. Cependant ils n’ont pas disparu entièrement ; on retrouve des traces assez nombreuses du dialecte œolien dans la Béotie et la Phocide, et dans un canton montagneux du Péloponèse, la Tzaconie, le dialecte dorien s’est merveilleusement conservé. Un certain nombre de mots grecs oubliés par le temps ont été remplacés dans l’usage par une autre expression : ainsi, trecho, courir, au lieu de dremo ; au lieu d’artos, pain, psómi. Eh bien ! il arrive que le vieux mot grec oublié se retrouve dans un coin de la Grèce, par exemple dremo dans les villages du Parnasse[34]. Pour artos, son histoire est plus singulière : après avoir complètement disparu de la langue grecque moderne, il ne se trouve plus que dans le patois de quelques villages des environs de Marseille, où du pain se dit arton, mot qui a été encore entendu en 1830, et qui certainement, ainsi que quelques autres mots grecs égarés dans les patois provençaux, remonte à l’arrivée des Phocéens sur les rives de la Gaule.

Quelquefois le mot antique a subsisté, mais avec un sens plus ou moins modifié. Il est curieux de rendre compte des causes de cette modification, et de voir pour ainsi dire le grec ancien s’avancer vers le grec moderne. Le mot psari, qui s’emploie exclusivement pour poisson, est dérivé d’opsarion, qui, dans le grec ancien, signifiait en outre bonne chère, bon morceau, parce que chez les anciens le poisson fut toujours regardé comme l’aliment le plus délicat, le plus recherché, témoin les murènes, de barbare mémoire, et le turbot de Domitien. Ou bien un usage antique rend raison de l’emploi d’un mot employé dans le langage moderne ; le vin s’appelle aujourd’hui krasi, c’est-à-dire boisson mêlée, en raison de l’usage où étaient les Grecs de mêler au vin du miel et d’autres ingrédiens. Voici un autre exemple du sens actuel d’un mot expliqué par une particularité de la vie antique dont le souvenir a péri, mais qui a laissé une trace dans le langage parlé de nos jours : tragoudin voudrait-il dire aujourd’hui chanter, si la tragédie n’avait pas été chantée ?

Très souvent le mot antique s’est conservé sous la forme du diminutif. Ce qui est arrivé là pour le grec a eu lieu également dans le passage du latin aux langues qui en proviennent, et particulièrement au français. Oreille vient d’auricula, oiseau (ancien français., oisel) d’avicellus, mots à forme diminutive qui, dans la basse latinité, paraissent avoir été d’un usage plus fréquent que le simple auris, avis. Parfois même une expression usitée dans la langue moderne ne se trouve à aucune époque connue dans le grec ancien, et cependant porte la marque d’une parenté évidente avec des mots qui firent de tout temps partie de la langue antique. Ainsi l’eau, en grec moderne, s’appelle nero, ce qui ne ressemble nullement au nom de l’eau en grec ancien, udôr ; mais nero rappelle Nereus et les Nereides, qui sont des divinités aquatiques. La racine de leur nom semble donc avoir péri à une époque très reculée dans l’ancienne langue, et, chose singulière, avoir subsisté jusqu’à nos jours dans nero, nom de l’eau en grec moderne[35].

Ces faits, quelque singuliers qu’ils soient, peuvent se comprendre à l’aide de faits analogues et s’expliquer par la nature des choses. Le langage que parle le peuple change beaucoup moins que le langage écrit par les savans ou les poètes. Telle signification anciennement perdue, tel mot même sorti de la langue littéraire depuis des siècles, peuvent avoir subsisté long-temps après dans l’usage populaire ; et comme le grec aujourd’hui parlé est né de cet usage, il a pu conserver et recueillir les sens et les mots négligés ou rejetés par les auteurs. Il en a été ainsi partout, partout le langage vulgaire a conservé des élémens très anciens qui ont disparu dans le langage cultivé. Le patois que parlent les paysans normands et picards est beaucoup plus semblable au français de Villehardoin ou de Joinville que le français de l’Académie ; bien des mots que la langue française a exclus en se polissant sont restés dans les dialectes provinciaux. Il serait curieux de chercher si, dans les cantons écartés de la Grèce, on ne trouverait pas des formes très anciennes du langage grec ; on pourrait presque l’affirmer d’avance[36].

Le grec moderne peut donc servir à faire connaître plus à fond le grec ancien ; quelquefois il peut offrir une explication inattendue de quelques passages obscurs[37], et même épargner à de savans traducteurs quelques contre-sens[38]. Enfin, en parlant le grec moderne et en l’entendant parler, on acquerra de la langue d’Homère et de Platon un sentiment pratique et, pour ainsi dire, une intelligence vivante que rien ne saurait remplacer. Du reste, le grec moderne tend chaque jour davantage à se rapprocher du grec ancien, et dans quelques années le voyageur jouira presque entièrement du plaisir d’entendre résonner à ses oreilles le langage qu’on parlait à Athènes il y a deux mille ans. Jamais, jusqu’à ce jour, un peuple n’a essayé de refaire sa langue, de remonter vers l’idiome antique de ses pères ; c’est un spectacle qu’il était réservé à la Grèce contemporaine de donner. Cette tentative inusitée est d’autant plus intéressante, qu’elle est dictée aux Grecs par le sentiment et l’orgueil bien permis de leur nationalité glorieuse. Pour eux, la patrie, c’est le passé et il est naturel qu’ils y cherchent les titres de leur indépendance et la garantie de leur avenir. On aime à les voir rendre à leurs villes affranchies les noms qu’elles portèrent autrefois ; ils veulent effacer les souvenirs de la servitude et ressaisir les traditions de la gloire et de la liberté. Ces noms officiels sont acceptés par le peuple. Il en est de même pour la langue ; non-seulement les savans s’empressent de suivre les pas de l’illustre Coray, qui, au temps de la captivité, préparait par la régénération de l’idiome populaire la régénération de l’esprit national ; non seulement les écrivains cultivés reviennent de plus en plus aux formes de la langue antique, à tel point qu’on peut lire quelquefois des pages entières écrites hier sans s’apercevoir qu’on lit du grec moderne ; mais chaque jour les habitudes du grec ancien rentrent insensiblement dans l’usage universel.

Chez un peuple aussi plaideur que le peuple grec, on est bien sûr que les lois sont comprises par tous, et les lois ont été rédigées dans un idiome fort différent de ce qu’était le grec vulgaire avant la révolution. Plusieurs expressions usuelles sont remplacées par les expressions antiques ; celles-ci, au moins, commencent à être entendues, et si j’ai eu le chagrin de trouver à Delphes un Grec qui ne comprenait pas le mot thura, porte, et n’entendait que le mot italien porta, en revanche j’ai eu le plaisir de voir affiché à Éleusis un avertissement au sujet de certains chevaux égarés qui s’adressait évidemment à toutes les classes de la population, et dans lequel, au lieu du mot vulgaire alogon (cheval), on lisait le mot classique hippos.

Avant d’avoir recouvré leur indépendance, les Grecs n’osaient porter leur vrai nom, leur nom élégant et harmonieux d’Hellènes, ils le réservaient pour leurs aïeux qu’ils croyaient avoir été des géans hauts comme les arbres des forêts, car le vague souvenir de la grandeur morale du peuple ancien s’était traduit grossièrement en une idée de grandeur matérielle. Eux-mêmes s’appelaient, non pas Hellènes, mais enfans des Hellènes. Depuis qu’ils sont libres, ils ont senti qu’ils avaient le droit de reprendre leur nom. Tout le monde connaît le début du chant de Riga : Allons, enfans des Hellènes… Riga lui-même ne donnait pas le nom d’Hellènes à ceux qu’il appelait à la liberté, mais qui n’étaient pas encore libres.

La guerre de l’indépendance a renouvelé le passé de la Grèce, les scènes de la vie homérique sont redevenues les scènes de la vie journalière. Les chefs sont descendus de la montagne la chevelure flottante, portant leurs belles knémides : on s’est trouvé en pleine Iliade. On n’a vu que combats singuliers précédés de défis et d’injures, querelles pour le butin, luttes terribles pour enlever le corps d’un brave ou dépouiller un ennemi de ses armes. Du reste, c’était le même genre de guerre. Les Grecs comme les Turcs combattaient toujours derrière un abri, et, quelle que fût leur bravoure, ne s’exposaient pas volontiers à découvert. Pâris aussi, quand il dirige sa flèche contre le fils de Tydée, se place derrière une stèle élevée sur un tombeau, comme un palicare aurait ajusté sa carabine derrière une pierre funèbre dans un cimetière turc. Cependant des chanteurs, des Homères inconnus, mais inspirés, célébraient ces faits héroïques dans la langue de leur vieil aïeul, tandis que les jeunes patriotes des villes répétaient le chant de Riga, dont le début célèbre : Allons, enfans des Hellènes ! est emprunté aux Perses d’Eschyle[39].

Les héros de la Grèce moderne ont souvent offert des traits d’une ressemblance glorieuse avec les héros de la poésie antique. Par un hasard singulier, c’est un Ulysse (Odysseus), qui, à beaucoup d’égards, rappelait Achille. L’Achille moderne aux passions terribles, à la colère fatale, blessé dans son orgueil, se sépara des autres chefs, et se tint long-temps à l’écart, non sous sa tente, au bord de la mer, mais dans une caverne du Parnasse. Le vaillant Odysseus était célèbre dès sa jeunesse par la rapidité de sa course, comme le fils de Pelée ; il courait devant une voiture dont les chevaux étaient lancés au galop. On dit la même chose de Nikitas, aujourd’hui relégué dans l’île d’Égine, où je n’ai pas vu sans émotion ce terrible capitaine, que ses exploits homériques avaient fait nommer le Turcophage, se lever de la simple natte sur laquelle il prenait son sommeil. En sortant, mon guide me disait : « Aujourd’hui encore, il défierait à la course le cheval le plus rapide. » Il me citait, pour m’en convaincre, deux vers d’un chant populaire sur le vieux Nikitas, dont les pieds sont des ailes.

Le jour où je visitai les ruines de Mycènes, le caractère des lieux et des monumens ne fut pas pour moi le seul commentaire de la forte poésie d’Eschyle et l’histoire contemporaine m’en offrit un moins frappant. Ce jour-là, on m’avait montré dans le mur de l’église de Nauplie l’empreinte de la balle qui frappa Capo-d’Istria, et qui partit d’une main armée comme celle d’Oreste, par le désir de venger un père. Le vieux bey du Magne, Pietro Mavromichali, dont je devais saluer quelques jours après la vénérable vieillesse ; Pietro-Bey, qu’il faut entendre raconter avec une simplicité sublime comment son grand-père, son père et lui-même ont battu les Turcs ; Pietro-Bey, qui n’avait peut-être pas assez oublié, sous un gouvernement jaloux d’effacer le passé récent de la Grèce, que les beys du Magne se contentaient d’offrir au sultan pour tout tribut vingt piastres à la pointe de leur sabre en lui disant : « Je te les donne, non que je te les doive, mais parce que telle est ma volonté ; » Pietro-Bey était en prison ; son frère Constantin et son fils George n’avaient pu obtenir sa grace de Capo d’Istria. À l’heure de la messe, Constantin et George attendent le président à la porte de l’église ; le frère du vieux Mavromichali tire sur l’ennemi des siens, qui tombe à ses pieds ; le fils, avec le sentiment d’Electre criant à son frère tandis qu’il frappe Clytemnestre : Redouble si tu peux ! donne un coup de poignard au cadavre. Condamné, il demanda la faveur de baiser la main de son père avant de mourir. Cette grace lui fut refusée ; mais, quand il marcha au lieu où il devait être fusillé, on vit le vieux bey, en vrai descendant des Spartiates, paraître à la fenêtre de sa prison, et, sans larmes, sans paroles, bénir son enfant.

Ce récit m’eût ému en toute circonstance ; il me frappa singulièrement dans ce jour, où j’étais plein d’Eschyle et poursuivi du souvenir d’Oreste. C’était, après tant de siècles, comme un écho de la voix d’airain de l’antique Melpomène qui retentissait à mes oreilles dans ce récit d’hier. La tragédie moderne était là près d’Argos en regard de la tragédie antique. Un même principe avait armé le fils d’Agamemnon et le fils de Mavromichali ; c’était le principe du talion qu’Eschyle exprime si énergiquement dans les Choéphores : Vie pour vie, sang pour sang.

Ainsi, dans ce pays, les évènemens de l’histoire comme les scènes de la nature, ramènent à cette vieille poésie grecque rajeunie par le spectacle des lieux et des mœurs qui l’ont inspirée. J’ai été surpris, je l’avouerai, de trouver en Grèce des vestiges si nombreux et si vivans de l’ancien caractère hellénique. Je les ai recueillis avec soin et avec respect, comme des monumens vénérables et des titres glorieux. En me livrant à ce travail avant tout littéraire, j’ai cru faire encore autre chose qu’illustrer la poésie antique : j’ai voulu en même temps montrer que les Hellènes d’aujourd’hui sont les descendans légitimes des Hellènes d’autrefois, et cela peut avoir quelque importance. Ils doivent leur liberté à leur nom. L’Europe s’est émue en leur faveur à cause de leur passé ; tout ce qui les rattache à ce brillant passé peut concourir à assurer leur avenir.

Je ne me flatte point que ces notes rapides d’un voyageur soient destinées à servir en rien cet avenir, je dis seulement dans quel sentiment j’ai écrit. Les Grecs, d’ailleurs, n’ont plus besoin que les encouragemens leur viennent du dehors ; ils ont maintenant une tribune nationale, cette tribune qui ne s’était pas relevée depuis Démosthène, et où un Grec aimé de la France, le patriote Jean Colletis, vient de faire entendre de si nobles paroles. Que les Grecs reprennent complètement la tradition de leur génie, et puissent-ils, c’est le vœu par lequel je termine ces rapprochemens entre l’antique poésie et la réalité contemporaine, puissent-ils avoir une histoire qui soit, non plus seulement le commentaire, mais la seconde édition de leur ancienne histoire !


J.-J. Ampère.
  1. Voyez la livraison du 15 juin.
  2. La Grèce ancienne se retrouve partout dans la Grèce moderne. — Œuvres de M. Pierre Lebrun, t. II, p. 319 ; voyez aussi Dodwell, Travels, t. I, p. 133 ; Gell, Itinerary of Greece, préf., p. II, et la 29e lettre de lady Montague.
  3. Chants populaires de la Grèce moderne, disc. préliminaire, p. XXVIII et CIV.
  4. Ces gracieux hommages à la déesse du printemps se sont perpétués au moins jusqu’à une date récente dans la ville phocéenne des Gaules ; à Marseille, le 1er de mai, on plaçait sur des autels garnis de fleurs des jeunes filles bien parées et leurs compagnes appelaient les passans pour offrir des fleurs à la Maia. (Guys, Voyage littéraire en Grèce.)
  5. Souzo, Hist. de la révolution grecque, p. 158.
  6. Fauriel, Chants populaires, t. II, p. 84.
  7. Buchon, la Grèce continentale et la Morée, p. 68.
  8. Dodwell, Travels, t. 2, p. 43-4.
  9. Pouqueville, t. I, introd., p. X.
  10. Voyez la traduction italienne des Caractères de Théophraste, par M. Léontaraki, p. 39. Les notes de cette traduction renferment plusieurs rapprochemens curieux entre les anciennes mœurs et les mœurs actuelles des Grecs.
  11. Il ne faut pas pousser la rage des rapprochemens aussi loin que l’a fait Guys, qui remarque à ce sujet que les femmes du peuple, à Marseille, ont conservé l’usage de cracher sur ce qu’elles méprisent et sur ce qu’elles veulent insulter. Je doute qu’il y ait dans cet usage des poissardes de Marseille rien d’antique ou d’attique.
  12. Dodwdell, Travels, t. I, 309.
  13. C’est ainsi qu’à Ténéh, en Égypte, une Isis, appelée dans une inscription accoucheuse, est le but d’un pèlerinage qu’accomplissent les femmes stériles. Letronne, Inscriptions de l’Égypte, p. 379-80.
  14. Ce fait, ainsi que plusieurs de ceux qui précèdent, m’a été communiqué par le zélé et savant antiquaire athénien M. Pittakis.
  15. Dod., Travels, I, 406.
  16. Dodwell, Travels, t. II, p. 440.
  17. La Grèce continentale de la Morée, p. 263.
  18. Leake, Northern Greece, t. I, p. 14.
  19. Voyez dans cette Revue un tableau de l’état de l’instruction publique en Grèce, t. II, 1er avril 1843.
  20. Gell, Itinerary of Greece, préf. II.
  21. Ulrichs, Reisen und Forschungen. (Voyages et Recherches), p. 201, 1840 ;
  22. Lake, Northern Greece t. IV, p. 146.
  23. Ot. Müller, Histoire de la littérature grecque, t. I, p. 322-4.
  24. Cette lettre se trouve dans le Voyage littéraire de Guys, t. I, 196. M. Labitte en a parlé dans sa spirituelle biographie de J. Chénier. — Revue du 15 janvier 1844.
  25. Grasset Saint-Sauveur, Voyage aux îles Ioniennes, t. II, 54-55.
  26. Fauriel, Chants pop., discours préliminaire, XXXIX et suiv.
  27. Les knémides étaient de métal, comme le prouvent un vers d’Hésiode et plusieurs vers d’Homère. La knémide moderne est en étoffe, mais l’ornement métallique que les Grecs appellent tsaprasia est un souvenir de cette origine. De plus, Dodwell dit que les bottes des Arnautes sont en argent. — Travels, t. I, 136.
  28. Édition Manzi, p. 36.
  29. Expédition de Morée, t. III, pl. 43. fig. 2.
  30. On a beaucoup exagéré la polygamie orientale ; elle diminue chaque jour, et l’on m’a assuré à Constantinople que, lorsqu’un homme a deux femmes, il les établit chacune dans une maison différente. Les frais de ces doubles ménages doivent les rendre assez rares.
  31. Poétique d’Aristote, cap. IV.
  32. Les tombeaux turcs sont pareils aux anciens tombeaux grecs ; la pierre verticale au sommet de laquelle on sculpte un turban est la stèle dont parle Homère : « Ses frères et ses amis l’honoreront par un tombeau et une stèle, honneur qu’on accorde aux morts. » (Iliad., XVI, 457).
  33. Leake, Researches, p. 205-220.
  34. Ulrichs, Reisen und Forschungen, p. 128.
  35. Ce qui achève de rendre vraisemblable l’existence d’un radical grec de Néréus, Néréides, perdu dès le temps d’Homère, et qui reparaît dans nero, c’est que le mot sanscrit nara veut dire eau.
  36. De la même cause dérive ce fait très curieux, que, de tous les dialectes de la Grèce antique, celui qui domine dans la prononciation actuelle, c’est le plus ancien de tous, le dialecte œolien.
  37. Le sens du mot nomades, dans Sophocle, Œdipe à Colonne, v. 719, est expliqué par le nom de nomai, que les paysans donnent encore aux conduites d’eau qui reçoivent l’eau du Céphise. Voyez le Voyage de Stephani, p. 101.
  38. M. Artaud, dans les Chevaliers, v. 120, a traduit potérion par du vin. S’il avait eu l’occasion de demander un verre dans une auberge de Grèce, il aurait appris qu’un verre s’appelait potiri. Potérion, dans Aristophane, veut dire une coupe.
  39. Ὧ παῖδες Ἑλλήνων, ἴτε, v. 402.