La Poésie grecque en Grèce/01
Souvent la critique a été trop casanière. Chacun peut, il est vrai, sans sortir de son cabinet, étudier et sentir les chefs-d’œuvre de la poésie ; mais il manquera toujours quelque chose à cette étude et à ce sentiment tant qu’on n’aura pas visité les pays où vécurent les grands écrivains, contemplé la nature qui les inspira, et retrouvé pour ainsi dire leur âme aux lieux où elle est encore empreinte. Comment comprendre leur coloris si on ne connaît pas leur soleil ?
Grâce à la facilité qu’on trouve aujourd’hui à voyager, j’ai parcouru sans peine le resplendissant théâtre de la poésie grecque depuis la Grèce gauloise, la phocéenne Marseille, Arles, qui s’appela Théliné, et notre Crau, déjà célébrée par Eschyle, jusqu’à Constantinople, qui touche à l’Euxin, cette autre extrémité du monde grec, où les poètes entrevoyaient dans un lointain fabuleux la mer des Argonautes, les Symplégades errantes et les autels sanglans de la Tauride. Entre ces deux pôles de la tradition poétique des anciens Hellènes, j’ai navigué sur la scène maritime de l’Odyssée et j’ai côtoyé la scène terrestre de l’Iliade ; j’ai vu le pays bucolique de Sicile et les montagnes tragiques de Mycène, j’ai pu comparer la triste Phocide pleine d’Œdipe et la douce Ionie remplie d’Homère, et partout j’ai cherché dans l’aspect des lieux, du ciel, de la lumière, des monumens, la révélation du génie des poètes. J’ai demandé aux traditions et aux coutumes populaires ce qu’elles gardaient de la vie antique, j’ai voulu retrouver ce qui fut dans ce qui est encore. Ne pouvant tout voir, j’ai puisé dans les voyageurs les plus dignes de foi ce qui devait rendre moins imparfait un travail que j’espère d’ailleurs compléter par un second voyage. Commentateur d’un genre nouveau, mon commentaire, c’est un pays et un peuple.
Avant de toucher la terre de Grèce, en relisant Homère sur ces flots témoins des erreurs d’Ulysse, en rasant le promontoire de Circé ou les rochers des Sirènes, je ne pouvais m’empêcher de trouver déjà dans ma navigation même un premier commentaire de la poésie homérique. Quand la mer était paisible, je songeais à l’Odyssée ; quand elle était furieuse, je pensais à l’Iliade. L’Odyssée ressemble à un voyage par un temps calme près des rivages de la Méditerranée. Tandis qu’on glisse sans effort sur l’onde unie pareille à une glace bleue, on voit se succéder, dans la nature comme dans le poème, des aspects toujours variés et toujours charmans, on change insensiblement de perspective et d’horizon ; on aime à se sentir avancer lentement, et à ce plaisir se mêle parfois quelque impatience d’arriver. L’Iliade est une tempête soudaine qui vous saisit et vous emporte à travers le tourbillon des vagues. Le vent se lève, la foudre brille et retentit ; éclair sur éclair, tonnerre sur tonnerre, flot sur flot ; on ne respire pas, on est haletant, bondissant, éperdu. Par moment, la nue se déchire, et l’on aperçoit un petit coin du ciel ; puis la nue se referme, l’orage vous reprend avec furie, vous pousse, vous entraîne, s’apaise enfin, et une grande tranquillité se répand dans le ciel et sur la mer. Oui, si l’on retrouve ordinairement le type de l’art dans la nature, il est des momens où la nature elle-même semble une image de l’art. Admirable grandeur du génie humain ! ouvrez Homère, et vous y verrez un reflet de l’œuvre de Dieu ; contemplez l’œuvre divine, et vous y pourrez lire comme une merveilleuse traduction de la poésie d’Homère.
Au moment de mettre le pied sur le sol hellénique, je dois avertir le voyageur qui cherche la Grèce antique dans la Grèce moderne, qu’il doit se résigner à quelques désappointemens ; Cythère, aux gracieux souvenirs, est un affreux rocher anglais. Quelquefois le hasard s’amuse à déjouer les ressemblances qu’on cherche par de malicieux contrastes. Ainsi, j’ai doublé à mon grand regret, par le plus beau temps du monde, le cap Malée, fameux par ses tempêtes, et je n’ai trouvé nulle part plus de vent qu’en Aulide.
Le premier aspect de la Grèce étonne. On arrive l’imagination toute remplie des plus fraîches peintures, des plus rians souvenirs, et l’on trouve un pays qui n’est, en général, ni frais ni riant. Malgré le charme infini de certains aspects, de certains détails, je crois qu’on ne se trompera pas en disant que, prise en masse, la Grèce est un pays pierreux[1], peu boisé, peu arrosé, coupé de montagnes toujours escarpées et souvent arides ; que, si les fonds sont beaux, les premiers plans manquent trop fréquemment au paysage ; qu’enfin, la Grèce rappelle plutôt la Provence et les Apennins que les montagnes volcaniques des environs de Rome et de Naples ou les côtes pittoresques de l’Asie mineure. Sans doute, il faut tenir compte des changemens que le temps a introduits ; on conçoit que la malheureuse Grèce, sous le joug des barbares goths, franks, turks, albanais, qui l’ont successivement envahie et asservie, a dû perdre une partie de ses beautés naturelles, comme elle a perdu le plus grand nombre de ses monumens. Les résultats de la dernière guerre, dans laquelle les Turcs arrachaient les oliviers et les vignes, et détruisaient systématiquement toute culture, ne doivent pas être mis sur le compte de la nature primitive du pays[2].
De nombreux passages des auteurs anciens nous font connaître la différence qui existe et qu’on devait naturellement s’attendre à trouver entre la Grèce, séjour florissant d’une civilisation admirable, et la Grèce telle que l’ont faite tant de siècles d’esclavage et d’abandon. Il faut nous rappeler toujours que la Grèce actuelle c’est le squelette de la Grèce ancienne, avec un manteau de souvenirs. En effet, si Thucydide nous apprend que l’Attique a toujours eu la réputation d’aridité que de nos jours elle justifie si pleinement, et si Pindare parle de l’aride Athènes, il suffit d’ouvrir Platon, au commencement du Phèdre, pour y trouver une peinture délicieuse des gazons qu’on chercherait vainement aujourd’hui sur les bords poudreux de l’Illissus. Je vais citer la belle traduction de M. Cousin : « Par Junon, le charmant lieu de repos ! Comme ce platane est large et élevé ! Et cet agnus-castus avec ses rameaux élancés et son bel ombrage, ne dirait-on pas qu’il est là tout en fleurs pour embaumer l’air ? Quoi de plus gracieux, je te prie, que cette source qui coule sous ce platane, et dont nos pieds attestent la fraîcheur !… J’aime surtout cette herbe touffue qui nous permet de nous étendre et de reposer mollement notre tête sur ce terrain légèrement incliné. »
Ce charmant morceau est à sa place dans un travail sur la poésie grecque, car Platon est de la famille des poètes. Strabon appelle la description qu’on vient de lire un hymne, et il a raison. On peut faire en beaucoup d’endroits une remarque analogue. La forêt de Némée, dont parle Euripide, n’existe plus[3]. Le temple de Jupiter néméen s’élève dans un vallon où il ne croît que des broussailles. Le Cithéron, maintenant aride, était couvert de pâturages au temps de Simonide et de Sophocle. Il faut donc, avant de comparer la Grèce, telle que nous la voyons, à la Grèce que peignirent les poètes, admettre que le temps a pu amener quelques différences dans l’aspect des lieux ; mais, ces réserves faites, on doit reconnaître que le caractère général du pays n’a pas changé. Les montagnes, les plaines, les vallées, qu’ont vues Homère, Pindare, les tragiques, existent encore, et nous pouvons confronter le portrait avec l’original. De cette étude d’après nature résulteront, je l’espère, quelques enseignemens sur l’art de peindre chez les poètes anciens, sur les procédés de leur imagination et les méthodes de leur style.
Ce qui frappe d’abord dans ce parallèle entre le modèle et l’image, c’est à quel point les poètes ont négligé dans leurs tableaux le côté sévère et quelquefois terrible de la nature grecque, et combien ils se sont complu, au contraire, dans la reproduction des aspects plus doux, plus rians, et aussi plus rares, qu’offre leur pays. Ceci tient à l’esprit même de l’antiquité. L’instinct qui faisait éviter aux Grecs de prononcer le nom des objets funestes, qui leur inspirait de représenter la mort sous des formes aimables, et un jeune homme qu’elle frappait comme une belle statue que la parque envoyait aux enfers, cet instinct détournait les poètes de tout ce qui pouvait assombrir l’imagination ou l’attrister ; et comment n’auraient-ils pas banni de l’art les images qui eussent éveillé des impressions pénibles, quand la vie entière était comme composée à plaisir des impressions les plus heureuses ? Ils ont donc laissé aux modernes l’admiration et la peinture des montagnes abruptes, des précipices, de ce qu’on appelle de belles horreurs, expression qu’ils n’auraient pu ni comprendre ni traduire. Les poètes grecs se gardent d’insister sur la physionomie sévère d’une grande partie de la Grèce, seulement ils l’indiquent en passant par l’épithète pierreuse, rocailleuse, qui revient si souvent dans Homère. À cela près, il n’est pas question des effets de rochers et de ravins, dont les poètes modernes auraient tiré si bon parti. Les Grecs, qui peignaient fidèlement ce qu’ils voulaient peindre, n’ont pas voulu peindre, n’ont pas voulu voir les rudesses de la nature : ils les ont bannies de la poésie, comme ils bannissaient de l’art les laideurs humaines. De là cette apparence d’infidélité dans la peinture générale de leur pays : non qu’ils falsifient, mais ils négligent ; ce n’est pas un mensonge, c’est un silence. Ainsi Homère ne parle jamais des difficultés du chemin, des aspérités de la route. Sa poésie vole sans obstacle et sans effort, comme les pieds des chevaux divins.
C’est encore le besoin de présenter la nature sous un jour vrai, mais embelli, qui a inspiré aux poètes grecs de donner à des fleuves, dont la couleur blanchâtre est due au limon que roulent leurs ondes, cette épithète gracieuse aux tourbillons argentés. Tels sont le Pénée et l’Achéloüs[4]. Du reste, il me semble que les fleuves ont été encore plus flattés que les montagnes. Le Céphise, tant vanté, ne m’a pas offert une goutte d’eau pendant tout mon séjour à Athènes ; je l’ai vu toujours à l’état de fleuve poudreux, énergique expression de l’Anthologie. Je puis affirmer qu’au lieu de couler entre des bords verdoyans, le Caïstre coule dans un lit d’argile blanchâtre, et l’on voit bien que Sophocle n’a jamais visité le Pactole, car il l’appelle grand.
Les écrivains modernes formés à l’école des anciens ont suivi souvent la même méthode de peindre. Voyez Pétrarque, le premier des poètes chrétiens qui se soit fait disciple de l’antiquité, dont il a commencé la renaissance ; à Vaucluse, c’est-à-dire dans l’endroit le plus triste qui se puisse imaginer, dans cette gorge étroite serrée entre deux montagnes pelées, Pétrarque n’a pu trouver un vers pour peindre l’horreur du lieu qu’il habitait. Grace à l’euphémisme et aux omissions tout antiques de sa poésie, il a fait illusion à ceux qui après lui ont visité ou chanté Vaucluse. Vaucluse est resté pour tout le monde tel que Pétrarque l’avait fait. Qu’un poète du Nord, que Schiller ou Byron eussent porté dans cette retraite le tourment d’une passion sans espoir, quelle peinture nous aurions de roches sauvages, d’affreuses solitudes ! Pétrarque a fermé les yeux à la désolation et à l’aridité du sol, il n’a voulu voir que les belles eaux limpides. Le poète italien a fait exactement ce qu’un poète grec eût fait à sa place.
Les poètes grecs ont donc embelli la nature qu’ils peignaient, non que la beauté manque à la Grèce, il faut s’entendre : ce qui est beau en ce pays, ce sont plutôt les lignes que les formes, c’est plutôt la mer que la terre, c’est plutôt le ciel que le paysage, c’est par-dessus tout la lumière. La vraie parure de la Grèce est cette mer admirable qui l’entoure comme une ceinture nouée derrière elle, et dont les plis azurés ondoient avec tant de grace sur ses flancs. La Grèce est presque une île, presque partout elle est cernée par les flots, et l’on conçoit que ses anciens habitans, qui retrouvaient toujours la mer, se soient représenté l’océan comme un grand fleuve entourant toute la terre. C’est ainsi qu’Homère le peint sur le bouclier d’Achille, et Hésiode sur le bouclier d’Hercule.
Je ne crois pas qu’il y ait dans le monde un pays aussi insulaire que la Grèce ; elle se compose en partie d’un archipel et d’une péninsule, le reste est entamé, pénétré par une foule de golfes sinueux. À chaque pas qu’on fait dans l’intérieur du pays, on rencontre la mer ; avec une coquetterie gracieuse, elle vient partout chercher le voyageur, et semble à chaque instant lui dire : Me voici, arrête-toi, regarde comme je suis belle. On pourrait étendre à toute la Grèce le nom de l’Attique, qui veut dire rivage[5].
Aussi la mer est partout présente dans les œuvres des poètes grecs ; tous ont traité avec une complaisance particulière et un charme infini ce qu’on pourrait appeler la poésie de la mer. Les aventures de l’Odyssée se passent presque entièrement sur les flots ; la scène de l’Iliade est constamment sur une plage. La mer fournit aux poètes grecs des comparaisons fréquentes. On sent partout, en lisant les auteurs, comme en parcourant le pays ou son histoire, que la Grèce est essentiellement navigatrice, que de grandes destinées maritimes attendent ce peuple, à qui Thémistocle révéla son génie, son empire et sa patrie véritables, en lui conseillant de s’enfermer dans des murailles de bois, ce peuple, qui de nos jours a triomphé des Turcs à l’aide des vaisseaux de Psara et d’Hydra, comme il battit autrefois les Perses avec la flotte de Salamine. En voguant sur la mer de Grèce, chaque coup de rame fait jaillir de la mémoire un vers empreint du charme infini de cette mer ; en la voyant blanchir, on se souvient de la gracieuse expression d’Alcman qui appelle l’écume fleur des vagues. Si le vent s’élève, on murmure avec le chœur des Troyennes captives : « Ô brises, brises de la mer, où me conduisez-vous ? » Si le vent est tombé, on dit avec Agamemnon : « Les oiseaux et la mer se taisent, les silences des vents tiennent l’onde immobile. » Que de fois j’ai répété ces vers d’Euripide ! Je ne concevais rien d’aussi charmant que d’être surpris par un calme dans le golfe de Corinthe ou sur la mer des alcyons,
J’ai eu plusieurs fois ce bienheureux contre-temps, et j’étais loin de m’en plaindre ; je ne comprenais rien à l’impatience des autres voyageurs. « Et où voulez-vous arriver ? leur disais-je, que cherchez-vous ? Espérez-vous que vos yeux verront quelque chose de plus ravissant que ce qu’ils voient à cette heure ? » Il m’était agréable d’entendre les mariniers annoncer le calme, qu’ils appellent encore de son doux nom homérique galini, de sentir notre caïque s’arrêter, tandis que le vent qui défaillait laissait tomber la voile désenflée. Dans ce calme des flots, je retrouvais la sérénité qui domine l’art et la poésie des Grecs, car ce n’était point un calme plat. La mer de Grèce n’est jamais unie ainsi qu’une eau morte ; toujours quelque vie y palpite, mais c’est une vie contenue, comme la vie qui anime les produits de l’art hellénique. À ces légères ondulations de la vague presque insensible, on dirait les battemens d’un très jeune sein. La douce haleine qui caresse cette Thétis endormie, c’est la respiration de la muse grecque, le souffle léger qui enfle à peine les chalumeaux de Théocrite, et qu’on sent errer sur toutes les belles œuvres de l’antiquité.
Ce qui est incomparable en Grèce, c’est le ciel et la lumière ; je n’essaierai pas de rendre le charme ineffable de cette lumière de l’Attique ou de l’Ionie ; je ne dirai pas l’azur lacté, le rose vif, le tendre améthyste, dont se colorent le soir les marbres de l’Hymette ou du Pentélique, la pourpre qui embrase les rochers et les flots, l’or transparent dans lequel se noient les îles et les promontoires, le liquide argent qui frange les crêtes des montagnes. — Non, Dieu a donné la parole aux hommes pour exprimer les idées et décrire les formes, mais il s’est réservé cette admirable langue des couleurs qui n’a d’écho dans aucun idiome de la terre. Cela est si vrai, que les Grecs, ces grands peintres, n’ont pas essayé de décrire les prodigieux effets de lumière qu’ils avaient sans cesse devant les yeux ; Homère, tout Homère qu’il était, n’a jamais osé peindre un lever ou un coucher de soleil. Il a remplacé par des métaphores charmantes les tableaux détaillés que son pinceau même n’eût pu tracer. Il nous parle des doigts de rose de l’Aurore pour nous distraire et nous faire oublier qu’il ne nous décrit pas l’Aurore.
Ni lui ni aucun Grec n’ont tenté de traduire par la poésie de la parole cette merveilleuse poésie de la lumière. Jamais vous ne verrez chez eux des sommets roses, une mer couleur d’or. Ils n’ont pas cherché à rendre les mille accidens qui diversifient la face de l’Océan, les anneaux mobiles qui s’y enlacent, les réseaux étincelans qui s’y traînent, les méandres lumineux qui s’y déroulent, les courans de feu qui s’y jouent. La prudence du génie antique, toujours attentif à se limiter dans le choix des moyens, toujours en garde contre la tentation d’exprimer l’inexprimable, a fait négliger aux plus grands poètes grecs ces mille caprices de la lumière, ces mille jeux du soleil sur leurs flots. Mais si les accidens particuliers que produit la lumière sur les horizons et les mers de la Grèce ne se retrouvent pas dans les poètes grecs, ce qu’on trouve partout, c’est le sentiment de la nature telle que cette lumière la fait aux regards. L’impression pleine de suavité qu’on éprouve en contemplant ce ciel brillant et doux, ces nuages étincelans, cette mer radieuse, c’est précisément l’impression que produisent un vers d’Homère, un chœur de Sophocle, une olympique de Pindare ; quand on lit cette poésie en présence du ciel dont elle émane, il semble que l’atmosphère transparente qui enveloppe et dessine les objets, la lumière fine et chaude qui les colore, pénètrent jusqu’à votre ame, et qu’elle aussi nage dans une atmosphère sereine, dans une clarté harmonieuse. Bientôt l’impression extérieure et l’émotion interne s’unissent, comme la couleur et le parfum d’une fleur, comme une mélodie et un tableau, comme le battement du cœur et le son d’une voix aimée ; la nature et la poésie se confondent, le ciel et l’ame se touchent, et l’on ressent au plus profond de soi-même l’harmonie de la beauté dans l’œuvre de Dieu et de la beauté dans l’œuvre de l’homme.
Cette lumière merveilleuse de la Grèce embellit tout ; on pourrait dire qu’elle crée le paysage : telle montagne qui ne vous a pas frappé par sa forme devient admirable quand les teintes violettes du soir commencent à se répandre sur ses sommets. Les cimes les plus ingrates, formées du calcaire le moins pittoresque, se transforment comme par enchantement sous les doigts dorés de Vesper. Cette transformation, dont on a chaque jour en Grèce le divin spectacle, est analogue à celle que la poésie a fait subir aux mêmes lieux ; elle n’a point changé leur forme, mais, en les éclairant, elle les a embellis, elle les a revêtus d’une éclatante splendeur.
Lumine vestit
Purpureo.
Le secret de l’art a été le même que celui de la nature ; l’un et l’autre montrent le paysage grec à travers un prisme qui l’idéalise. Le prisme de l’art s’appelle l’imagination, le prisme de la nature s’appelle la lumière.
Les poètes grecs trouvent, pour peindre l’éclat de leur soleil, des expressions étincelantes. Sophocle l’appelle celui qui embrase le ciel de resplendissans éclairs. En Grèce, la nuit a aussi sa lumière. Ailleurs, les étoiles répandent une obscure clarté. Il y a des clairs de lune, et dans le nord des apparences de lune (mondschein) ; toutes ces expressions sont pâles comme les astres qui les inspirent. Ici, le ciel se couronne d’étoiles resplendissantes ; la lune resplendit dans les vers des poètes comme dans l’azur du ciel. Ici, à Phébé, aussi bien qu’à son frère, les poètes donnent une couronne d’or. Pour les comprendre, il faut avoir vu, par une belle nuit de Grèce, l’or de ces rayons qui partout ailleurs sont des rayons d’argent. Il n’y a que la lune des poètes italiens qui ressemble à celle des poètes grecs, cette lune d’Italie plus brillante que le soleil du Nord, comme a dit Goethe après Caraccioli, et qui a inspiré à Dante ces vers d’un si grand éclat et d’une si magnifique sérénité :
Tra i pleniluni sereni
Come Trivia ride fra le nimphe eterne.
Encore un rapport entre la nature de la Grèce et la poésie qu’elle a inspirée. Les anciens ne s’élèvent jamais à cette abstraction pittoresque, si je puis ainsi parler, qui caractérise à grands traits la physionomie d’un pays tout entier ; rien chez eux qui ressemble à la description des régions tropicales par Bernardin de Saint-Pierre, des savanes par Buffon, et à la sublime peinture de la campagne romaine par M. de Châteaubriand. Ce sont là des beautés, il faut en convenir, que les anciens n’ont pas connues. En fait de descriptions, ils se bornent en général à une indication précise, rapide, résumée dans une épithète expressive. Du reste, ils préfèrent les détails à l’ensemble ; c’est sur un détail qu’ils s’arrêtent avec complaisance, et qu’ils épuisent la magie de leur pinceau. Ils sont à mille lieues du panorama ; ils ne traitent pas même le grand paysage historique ; leurs descriptions partielles sont comme ces études que les peintres font d’après nature, seulement ces études sont des modèles achevés. Ils aiment à représenter un rocher, une grotte, un arbre auprès d’une fontaine. Quelques vers leur suffisent pour donner un sentiment complet de tout ce qui fait le charme de leur pays : la beauté de la solitude, des arbres, des eaux, la douceur de l’ombre sous un ciel brûlant ; tout cela peut se trouver exprimé et comme concentré dans un vers de l’Iliade ou dans une petite pièce de l’Anthologie. La nature procède encore ici comme l’art a procédé, elle vise plus au détail qu’à l’ensemble. Telle chaîne aride renferme des vallées et surtout des parties de vallées délicieuses. Qu’un filet d’eau coule entre les âpres sommets de l’Argolide, et ce filet d’eau qui s’appelle l’Inachus (son nom ne gâte rien à ses bords) fera naître un oasis de myrtes et de lauriers-roses. Au milieu des campagnes stériles de l’Attique, au sein des gorges de la Phocide, il suffira de quelques oliviers, de quelques pins, de quelques lentisques, d’un beau platane pour créer dans un coin du paysage un petit tableau qui sera complet comme une comparaison d’Homère. En somme, ce qu’il y a de plus beau dans la nature de la Grèce, ce sont les accidens et ce qu’on pourrait appeler les épisodes. Ne sont-ce pas les accidens que les poètes grecs excellent à peindre ? Quel charme ont les épisodes dans l’Iliade et l’Odyssée !
En employant des moyens si simples et un procédé si peu ambitieux, les poètes grecs sont parvenus à caractériser les diverses parties du pays qu’ils habitaient, avec une fidélité dont le voyageur est encore aujourd’hui frappé. C’est surtout chez Homère qu’on admire cette fidélité merveilleuse. Strabon invoque sans cesse l’autorité du chantre d’Achille et d’Ulysse ; pour lui, le grand poète est aussi un excellent topographe. Il est curieux de suivre cette vérification de la poésie homérique depuis le géographe ancien jusqu’aux voyageurs les plus récens. Homère, par exemple, appelle la ville de Thisbé abondante en colombes ; Strabon avait déjà relevé l’exactitude de cette désignation. N’est-il pas intéressant de voir le colonel Leake reconnaître encore au même indice la ville de Thisbé dans le village de Kakolia ? « Avant que j’eusse pris des informations sur ce sujet, dit-il, mon janissaire athénien, que je ne soupçonne pas d’avoir jamais lu l’Iliade, m’apporta en présent une paire de pigeons qu’il venait de tuer dans les rochers qui avoisinent le village. On dit que ces oiseaux, encore aujourd’hui, y sont plus nombreux que dans les environs. » Wood, après un mûr examen des lieux chantés par Homère, proclame le poète le plus fidèle des peintres. M. Leake, l’homme qui a certainement le mieux déterminé les situations des anciennes villes grecques, revient sans cesse sur cette exactitude de la poésie homérique et ne la trouve jamais en défaut ; son voyage est un perpétuel hommage à la propriété des épithètes par lesquelles Homère caractérise toutes les localités dont il fait mention dans ses poèmes.
Si le mont Olympe reçoit d’Homère les épithètes de long et d’abondant en neige, c’est que cette montagne offre en effet un sommet remarquablement étendu et plus chargé de neige que ne l’est aucune autre cime. La Phthie, patrie d’Achille, est dite par Homère une terre féconde et nourricière des hommes ; or, la Phthie, c’est-à-dire le pays situé aux environs de Pharsale, est aujourd’hui la portion la plus fertile de la Thessalie, qui elle-même, quand elle sera de nouveau grecque, sera la plus riche contrée de la Grèce. La grasse Béotie mérite encore ce nom qu’elle porte déjà dans l’Iliade. Souvent la moisson est abondante aux environs de Thèbes, quand le manque d’eau frappe de stérilité le reste de la Grèce. La plaine de Thèbes était surtout renommée, de toute antiquité, pour ses récoltes de blé ; l’auteur de l’hymne à Apollon l’appelle porte-froment. Les Thébains de nos jours, comme pour attester la vérité de l’épithète homérique, ne semblent penser qu’à semer du blé, bien que leur sol soit favorable à la culture de la vigne, ainsi qu’on doit s’y attendre dans le pays témoin de la punition de Panthée, et où est la scène des Bacchantes d’Euripide. Scyros est toujours l’escarpée, Aulis la rocailleuse, Lacédémone la creuse[6], c’est-à-dire située dans un enfoncement dominé par le Taygète, et l’aimable ; il n’y a qu’une voix sur la beauté de la plaine de Sparte. Dodone se reconnaît à ses rigoureux hivers[7], Pyrasos à ses prés fleuris, Épidaure à ses vignes. Homère parle des murailles de Tyrinthe, les murailles sont encore là gigantesques et inébranlables, et il faut croire que Mycène était, comme dit l’Iliade, une ville bien bâtie, puisque le temps n’a pu entièrement la démolir. Ces localités et une foule d’autres offrent encore au voyageur l’empreinte ineffaçable dont les a marquées le burin descriptif d’Homère.
Il y a tel détail dans les récits d’Homère dont on ne peut bien se rendre compte que par le spectacle des lieux. Le poète représente Neptune assis sur les hauteurs de la Samothrace, et de là contemplant ce qui se passe dans la plaine d’Ilion ; si on se borne à consulter une carte, on pourra croire qu’Homère a manqué une fois aux lois de la vraisemblance poétique, lois dont il est en général si rigoureux observateur, et qu’il a oublié, ce qu’il ne fait jamais, de tenir compte dans ses récits de la disposition relative des lieux ; car l’île d’Imbros est placée tout juste entre la Samothrace et la plaine de Troie, et il semble qu’elle a dû intercepter le regard du dieu. Mais je sentis combien la fiction d’Homère était naturelle, quand, du milieu du détroit des Dardanelles, je vis la Samothrace élever ses montagnes escarpées bien au dessus de l’île d’Imbros et pyramider derrière elle. Plaçant alors en imagination Neptune sur ces sommets, je compris parfaitement comment il avait pu voir de là ce qui se faisait dans la plaine de Troie. En reconnaissant que tout était inventé suivant la loi du possible, la fiction me parut vraisemblable, je crus à Homère et presque à Neptune.
Souvent on parvient à expliquer d’une manière satisfaisante une apparente inexactitude qui avait étonné d’abord. Ainsi, la colline qui portait la ville de Thrium ne semble pas au premier aspect assez élevée pour justifier l’épithète d’escarpée qu’elle porte chez Homère ; cependant, remarque M. Leake, étant entourée à une distance considérable par un terrain beaucoup plus bas, cette ville est très en vue, et l’effet qu’elle produit s’accorde suffisamment avec les expressions du poète. Une remarque analogue m’avait frappé en vue de l’île d’Imbros. Homère appelle Imbros île escarpée, bien que ses bords ne s’élèvent pas considérablement au-dessus des flots ; mais il faut remarquer que dans le même vers Homère parle de l’île de Lesbos, qui est plus basse, et que sa forme allongée fait paraître moins élevée encore qu’elle ne l’est véritablement. Dans ce vers, l’épithète donnée à l’île d’Imbros semble plutôt relative qu’absolue. La vérité poétique n’est pas la vérité mathématique, elle peut être une vérité de comparaison ou de contraste.
Là même où l’exactitude topographique d’Homère a été mise en doute, après un plus mûr examen, elle paraît avoir triomphé. On avait contesté une connaissance précise de l’île d’Ithaque à l’auteur de l’Odyssée, à celui qu’une tradition, mensongère il est vrai, a fait fils de Télémaque ; mais on paraît être revenu de cette opinion, et M. Leake, dont l’autorité en ces matières ne le cède à nulle autre, reconnaît que l’Ithaque d’aujourd’hui ressemble fort à l’Ithaque de l’Odyssée, sauf en un point, savoir : que les montagnes ne sont plus aussi couvertes de forêts, ce qui a fait disparaître le genre de troupeaux que paissait Eumée. De son côté, M. Dodwell s’exprime ainsi : « Rien ne peut être plus exact que la description des abords d’Ithaque et de son grand port, chaque mot peint ; » et il cite le passage de l’Odyssée tout entier. Le témoignage des yeux doit l’emporter sur les plus ingénieuses combinaisons de la science, et ici encore, comme partout, ce témoignage est favorable à l’exactitude d’Homère.
Cette constante exactitude des peintures homériques me semble avoir une importance qu’on ne lui a pas attribuée, et donner lieu à une conséquence qu’on n’en a point tirée. J’y vois contre l’existence d’Homère une objection qu’il faut lever. En effet, si l’on trouve, dans les poèmes qui portent son nom, ces lieux, si divers et si éloignés les uns des autres, caractérisés avec une surprenante fidélité, comment concevoir qu’un seul homme les a tous connus ? Un même poète n’a pu voir tout ce qu’a peint Homère. Chaque épithète attachée aux montagnes, aux fleuves, aux villes, semble inspirée par l’habitude de les contempler. La vérité des peintures locales paraît accuser en chaque pays l’existence d’une poésie locale, et l’on est tenté de voir dans les poèmes homériques un recueil de chants nés dans les diverses contrées qu’ils célèbrent, et portant le cachet de leur origine variée. On serait ramené par là à l’opinion de Vico, reprise par Wolf, et d’après laquelle Homère n’est qu’un nom collectif. Le poète qui a composé l’Iliade ou l’Odyssée ne serait pas un homme, mais un peuple. Cependant l’érudition abandonne aujourd’hui cette thèse ingénieuse et téméraire. Elle a été obligée de reconnaître l’unité primitive de ces grandes compositions, sauf à y reconnaître aussi la présence d’interpolations nombreuses. Mais alors comment se rendre compte de cette incroyable exactitude dans les descriptions de tant de localités diverses qu’un seul homme n’a pu visiter, et qui, dans tous les cas, n’auraient pas laissé dans son ame une empreinte si minutieusement fidèle ? Pour expliquer ce fait singulier, il faut, ce me semble, admettre que l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée a travaillé non-seulement sur des traditions nationales, mais sur des chants antérieurs, œuvre de poètes qui appartenaient aux différentes parties de la Grèce. Chacun d’eux avait dû naturellement décrire la contrée où il était né, avec la fidélité que donne seule une contemplation habituelle et cet intérêt particulier qui s’attache à la patrie. Les traits descriptifs inspirés à ces poètes locaux par une nature bien connue ont dû être recueillis dans la grande épopée homérique. Homère a donc vu par les yeux de ses obscurs devanciers ce qu’il n’a pu voir par les siens.
Du reste, Homère n’est pas le seul poète grec dont l’exactitude pittoresque soit remarquable ; d’autres partagent avec lui l’honneur de cette fidélité, qui est l’essence de la belle poésie antique. M. Leake a pu déterminer la place de la ville de Lelantum en Eubée, d’après un vers de Théognis. Le témoignage de Sophocle et d’Euripide est invoqué par Strabon, aussi bien que le témoignage d’Homère. Strabon loue avec raison ce qu’il y a de caractéristique dans les vers par lesquels Euripide exprime la différence de la Laconie et de la Messénie : la première, remplie de vallées, entourée d’âpres montagnes, de difficile accès pour l’ennemi ; la seconde, fertile, arrosée de mille fontaines, pleine de pâturages chers aux troupeaux et aux bergers, ne souffrant ni des souffles rigoureux de l’hiver, ni des ardeurs excessives de l’été. Pour la douceur du ciel de la Messénie, je m’en rapporte aux belles peintures de l’Itinéraire et des Martyrs. Quant à la Laconie, sans y avoir voyagé, j’en ai vu assez pour avoir reconnu la vérité de ce que dit Euripide sur l’âpreté des montagnes qui l’entourent. Je la trouvai difficile à pénétrer, non-seulement pour des ennemis, mais pour les voyageurs qui n’auraient ni le temps ni la santé nécessaires, le soir où, de Nauplie, je vis la muraille à pic qui défend l’intérieur du Péloponèse dresser devant moi ses bastions de rochers, rendus plus formidables encore par les nuages, dont les masses noires, qu’enflammait un couchant sinistre, lançaient des jets d’une lumière rougeâtre, et semblaient d’autres montagnes placées au-dessus des premières, dardant des torrens de lave dans le ciel.
Quelque temps après, j’étais dans l’Asie mineure, contemplant, avec mon ami Mérimée, des hauteurs de Tireh, le mont Tmolus, qui nous séparait de Sardes, et qui s’élevait devant nous comme un mur sans porte ; tandis que nous nous demandions avec inquiétude par où et comment nous franchirions cette magnifique montagne, je ne trouvais que trop juste l’expression d’Eschyle : le Tmolus, rempart de la Lydie, et j’eus le loisir d’en apprécier toute la vérité pendant la journée pénible qui fut employée à gravir ce boulevard de la cité de Crésus.
Le pays où sont les Thermopyles, entre l’Eubée et la chaîne de l’Œta, est une des plus belles parties de la Grèce. Le charme de cette contrée m’est soudain rendu présent quand je lis dans Sophocle l’allocution de Philoctète, que Fénelon a traduite avec tant de grace, bien qu’en l’affaiblissant : « Mène-moi dans ta patrie ou dans l’Eubée, qui n’est pas loin du mont Œta, de Trachine et des bords agréables du fleuve Sperchius. »
Pour la Sicile, et la Sicile c’est encore la Grèce, elle est dans Théocrite et dans Pindare ; Pindare célèbre le sol fertile de la grasse Sicile, dont l’intérieur est en effet rempli de champs de blé, qui donnent un peu trop l’apparence de la Beauce au poétique pays d’Enna. Théocrite qui, sous les Ptolémée, traite avec une naïveté savante l’idylle inventée par les bergers dans les montagnes de l’Arcadie, Théocrite est le peintre en miniature de la Sicile. Ses idylles se composent d’une foule de petits tableaux champêtres peints d’après nature. Dans cette poésie insulaire, on aperçoit sans cesse la mer à l’horizon. Tantôt c’est un berger qui, appuyé contre un pin, joue de la flûte, tandis que les belles vagues à peine murmurantes réfléchissent l’image mobile de son chien qui court en jappant sur le rivage ; tantôt ce sont de vieux pêcheurs conversant la nuit sur une couche d’algues, pendant que la mer vient battre mollement leur cabane de feuillée. Évidemment, au temps de Théocrite, on avait oublié les éruptions de l’Etna. L’Etna n’est pour lui qu’une belle montagne aux cimes neigeuses, aux flancs couverts de forêts, dont les fameux chênes de l’Etna présentent de nos jours un assez triste débris.
Écoutez le cyclope amoureux disant à Galatée :
Laisse briser la mer écumante et terrible,
Ta nuit sera plus douce en ma grotte paisible.
Là sont de verts lauriers, là sont de hauts cyprès,
Et le lierre et la vigne aux bras souples et frais.
Et de l’Etna qui ceint de bois son flanc sauvage,
La neige en flots glacés coule, divin breuvage.
Mais Pindare connaît la puissance volcanique de l’Etna. L’Etna n’est pas pour lui seulement la montagne au sommet feuillu, à la cime élevée, telle qu’elle se montre au navigateur qui aperçoit de loin sa majestueuse pyramide ; l’Etna est la colonne céleste qui presse la poitrine velue du géant Typhée, sur lequel pèse la Sicile entière. Puis, laissant les symboles de la mythologie, Pindare décrit dans un langage magnifique et vrai une éruption de volcan. « Des profondeurs de la montagne jaillissent des sources très pures d’un feu inaccessible. Le jour, ces fleuves répandent un torrent de fumée ardente ; mais la nuit une flamme rouge et tourbillonnante roule des pierres sur la plaine de la mer profonde avec un grand bruit. » Pindare, dans son voyage de Sicile, avait vu sans doute ce qu’il peignait dans cette poésie, qui semble enflammée des reflets et retentissante des bruits du volcan.
Les îles de la mer Égée ont été bien caractérisées par les poètes grecs. En apercevant le soir leur contour lointain bleuir au-dessus de la mer, on retrouve les roches bleues dont parle Euripide. En les voyant étinceler sur les flots aux rayons du soleil, on les compare, avec Denis le Périégète, aux étoiles semées dans l’azur du ciel. Leur forme souvent arrondie rappelle l’expression hardie d’Homère parlant de la terre des Phéaciens : « Elle était comme un bouclier sur la face de la mer. » Leur abandon et leur nudité actuelle, et le souvenir de leur ancienne splendeur, font dire aujourd’hui au voyageur ce que disait déjà le poète Antipater : « Îles tristes et solitaires qu’entoure la mer Egée de sa ceinture retentissante…, pour vous l’éclat des temps passés s’est évanoui ; Délos autrefois si brillante est maintenant délaissée. »
Je ne puis dire et ego in Arcadiâ : je n’ai pas vu l’Arcadie, et je le regrette, bien que lord Byron témoigne peu d’admiration pour ce pays pastoral, et l’appelle assez dédaigneusement une Suisse médiocre ; mais mon ami M. Lenormant, qui connaît très bien la poésie grecque et la Grèce, m’apprend que dans l’hymne à Pan la nature de l’Arcadie est admirablement peinte avec tous ses contrastes, ses cimes pierreuses, ses prairies humides remplies d’arbres et de fleurs, ses neigeuses collines qui nourrissent mille fontaines, et ses rochers sur lesquels marche le soleil. Cette dernière expression est la plus belle épithète que je connaisse. Elle montre comment les Grecs employaient la mythologie dans la description. Où nous voyons des rochers brûlés par le soleil, ils voyaient le divin Hélios marcher silencieusement sur les sommets solitaires. De même, sur la mer azurée, ils voyaient se dresser Neptune secouant sa chevelure bleuâtre ; dans la vague blanchissante, ils voyaient les pieds d’argent de Thétis ; l’aube, c’était pour eux la blancheur du visage de l’Aurore. Nous nous bornons à décrire les objets dans leur réalité ; l’imagination des Grecs, accoutumée à tout personnifier pour tout animer, traduisait les différens aspects de la nature dans un langage descriptif et figuré à la fois très exact et souverainement poétique. C’est ainsi que les nombreuses filles de Nérée, les gracieuses Néréides, semblent exprimer par le nom qu’elles ont chez Hésiode les divers caractères et les divers accidens que présente la mer. Galéné, c’est le calme ; Glaucé, l’azur des flots ; Cymopolia, la blancheur de l’écume ; Cymothoé, la fuite des vagues qui semblent courir ; Nesæé, c’est la mer semée d’îles qui l’embellissent ; Actæé, la mer avec les rivages qui la couronnent ; Euliméné, la mer avec les ports où elle vient dormir. Tandis que les modernes s’efforcent de rendre par des descriptions détaillées les aspects de l’Océan, les Grecs les exprimaient d’une manière à la fois plus brève et plus vive ; ils créaient pour chacun de ces aspects une divinité, et le nom de cette divinité était un tableau.
Je reviens à l’exactitude des poètes grecs dans la peinture des lieux. Il ne faut pas se hâter de soupçonner la vérité d’une désignation qui reparaît souvent dans la poésie antique, et les contradictions qu’on croit trouver dans le langage des poètes grecs peuvent tenir à des malentendus. Argos est appelée l’aride, l’altérée, et la ville d’Argos est bâtie dans une plaine fertile. Quand on voit d’une hauteur ses maisons semées au milieu des vergers, on se demande où est l’aride Argos. Il y a plus, Homère et d’autres poètes appellent souvent Argos celle qui élève des chevaux. Cette industrie ancienne, et qui dure encore, ne s’accorde point avec l’idée de stérilité. Comment concilier ici la poésie grecque avec la nature et avec elle-même ?
Le secret de l’énigme, que j’aurais probablement cherché long-temps dans les livres, et qui a embarrassé Strabon[8], me fut révélé le jour où, par un ardent soleil, je gravis la montagne qui domine la ville moderne. Je sentis que l’Argos altérée devait avoir existé là où je me trouvais, méritant fort moi-même l’épithète qu’Homère applique à cette ville, tandis que l’Argos qui était à mes pieds était l’Argos fertile, l’Argos aux mille sources, et la contradiction fut levée en admettant, avec Otfried Müller, que tantôt le nom d’Argos désignait la colline où était l’acropole, tantôt la plaine où était la ville. Quand on trouve en défaut cette exactitude topographique à laquelle les poètes grecs se montrent constamment fidèles, il faut, avant de douter de leur sincérité, se demander si les lieux n’ont pas changé. Aujourd’hui, Phèdre ne pourrait voir Trézène du sommet du temple qu’elle avait élevé à Vénus dans Athènes ; mais elle le pouvait au temps d’Euripide : le promontoire de Methana, qu’une convulsion géologique a soulevé plusieurs siècles après, ne dérobait pas alors à l’épouse de Thésée le séjour d’Hippolyte.
Les plus minutieuses observations faites sur les lieux ont leur prix quand elles font disparaître d’apparentes contradictions entre les témoignages des poètes anciens et nous confirment dans notre foi à la véracité de leurs peintures. En voici un exemple. J’avais toujours été frappé d’un dissentiment remarquable entre les poètes latins et les poètes grecs au sujet de la cigale. Suivant les premiers, ce chant est rauque et importun ; les seconds le représentent comme plein de douceur. Homère et Hésiode parlent de la cigale, qui répand dans les airs sa mélodieuse chanson ; Anacréon, dans une ode charmante, célèbre sa voix harmonieuse ; dans Théocrite, le chant du berger vainqueur est trouvé semblable à celui de la cigale, et le poète comique Eupolis lui comparait le langage de Platon ; enfin, l’Anthologie est pleine de petites pièces de vers qui célèbrent la grace de ce chant. Ce contraste entre les expressions de Virgile et celles d’Hésiode, d’Anacréon, de Théocrite, des poètes de l’Anthologie, m’a été expliqué quand j’ai pu comparer le chant de la cigale en Italie et en Grèce ; je l’ai trouvé, est-ce une illusion ? criard dans le premier de ces deux pays, et agréable dans le second.
Chose remarquable ! avec l’exactitude des peintures diminue chez les Grecs l’essor de la poésie[9] ; la puissante imagination d’Homère, d’Eschyle, de Pindare, s’assujétissait à faire de la nature un portrait ressemblant ; les poètes de la décadence semblent trouver au-dessous d’eux cet esclavage du vrai ; dans leur liberté stérile, ils ne tracent que des descriptions vagues. Presque jamais, par exemple, vous ne trouverez chez Quintus de Smyrne ces épithètes caractéristiques si fréquentes chez son vieux compatriote Homère. Apollonius de Rhodes brouille tout dans son énumération des villes de la côte de Magnésie, tandis que dans l’Iliade le catalogue des vaisseaux, qui faisait autorité en justice dans l’antiquité, est aujourd’hui pour la science un recueil de documens aussi clairs que précieux. Ainsi ce sont les plus éminens des poètes grecs qui ont le plus fidèlement reproduit les traits de la nature offerte à leurs regards ; chez eux, jamais rien de faux ou de confus. La poésie la plus divinement inspirée a une exactitude et une précision géographiques. Les grands écrivains des temps modernes n’ont pas procédé autrement. Chez eux, la vérité sévère du contour s’allie à toute la puissance de la conception, à toute la richesse du coloris ; j’en citerai deux qui, à cet égard, sont de l’école antique et de la famille d’Homère, Dante et Châteaubriand.
Il ne faut pas, comme on l’a fait trop souvent, s’exagérer l’influence des lieux sur la poésie, et vouloir retrouver à toute force le caractère d’un poète dans le caractère du pays qui l’a vu naître. La nature humaine a en elle de quoi résister à l’action des objets extérieurs, et les circonstances sociales et politiques exercent plus d’empire sur les ames que la transparence de l’air ou les lignes du paysage. Mais il ne faut pas oublier que l’existence politique des états de la Grèce a dépendu elle-même en grande partie de la configuration du sol et de la nature du pays. Quand on a vu la Grèce, on comprend mieux les différences de génie, de mœurs, de constitution, de langage, qui séparaient dans l’antiquité les différentes fractions du peuple hellénique. Nulle part peut-être le voyageur ne passe plus brusquement d’un climat à un autre climat, et pour ainsi dire d’une saison à une autre saison ; à quelques milles de distance, l’époque de la moisson varie considérablement. En outre, nul pays n’est coupé de plus de montagnes, et de montagnes plus abruptes. Chaque journée d’un voyage en Grèce est consacrée à gravir une ou plusieurs de ces montagnes et à en redescendre. Ce sont des murs derrière des murs. Rarement ces remparts à pic sont fendus par un cours d’eau ; pas un fleuve qui puisse établir des communications entre les diverses parties de la Grèce, pas un qui soit long-temps navigable et qui se prolonge à une grande distance. À peine descendus des sommités escarpées où ils ont pris naissance, les fleuves rencontrent la mer, qui, pour ainsi dire, s’avance au-devant d’eux de tous côtés. On ne peut donc s’étonner qu’un pays, dont les différentes portions sont ainsi séparées, ait offert de grandes diversités de civilisation et de culture, et on doit s’attendre que ces diversités qui ont passé dans le génie des peuples modifieront le génie des poètes.
Dans cette Grèce toute pleine d’Homère, on cherche partout son berceau. Maintenant que la science a retrouvé la grande figure qu’elle avait perdue, on demande à la nature de révéler le secret de la naissance du poète ; car les lieux qui lui ont donné le jour doivent lui ressembler, et ici le spectacle du pays est d’accord avec les résultats de l’étude. Ce n’est pas la Grèce européenne qui a produit Homère. En admirant cette magnifique rade de Smyrne dont les contours ont à la fois tant de grace et tant de grandeur, ces rivages majestueux et charmans, cette beauté si grave et si douce, on est conduit invinciblement à juger d’instinct le procès fameux des sept villes, et à s’écrier : J’atteste ces montagnes, ce ciel, ces flots, c’est ici qu’a dû naître Homère. Cette opinion, d’ailleurs, s’appuie sur des autorités considérables. Si Wood hésite entre Smyrne et Chios, le savant et ingénieux Welcker se prononce pour Smyrne. Otfried Müller arrive à la même conclusion. Hélas ! lui aussi, fait partie de mes souvenirs de voyage. Après l’avoir vu à Gœttingue, en 1827, dans toute la puissance de la jeunesse, je devais entendre raconter à Delphes sa mort prématurée, et trouver son tombeau près d’Athènes, sur la colline de l’Académie !
Non loin de Smyrne coule le Mélès, père d’Homère ; près de son embouchure, les vagues apportèrent la tête murmurante d’Orphée, suivant un récit ingénieux qui rattache ainsi la poésie homérique à cette poésie plus ancienne encore et plus sacrée dont il n’est resté qu’un nom merveilleux. Heureusement le fangeux ruisseau qui, après avoir parcouru la belle plaine qui s’étend au pied du Sipyle, vient se salir dans les rues étroites de Smyrne, n’est pas le Mélès. Le véritable Mélès passe à quelque distance de la ville. La grotte appelée encore aujourd’hui grotte d’Homère, et qui ne peut guère abriter qu’un chevrier et deux ou trois chèvres, est peu digne de son nom. Ce n’est pas là que fut composée l’Iliade, mais elle a pu l’être sur cette colline où l’ancienne Smyrne, dont on reconnaît encore les vestiges, s’élevait entre la plaine verdoyante et la mer azurée, dans une des plus admirables situations de l’univers.
Tout porte à voir chez Homère un Grec d’Asie ; le dialecte ionien domine dans son langage. Sa poésie se teint des premières lueurs de l’Orient. Homère connaît les manufactures de Sidon ; mais à l’ouest et au nord d’Ithaque commence pour lui un monde merveilleux. Corfou, si voisine, est le séjour d’un peuple idéal et presque mythologique, de ces Phéaciens qui passent leurs jours dans la joie comme les immortels, et ne connaissent pas la guerre, qui était alors la condition de toute société réelle[10]. La Sicile est habitée par les cyclopes et les troupeaux du soleil ; plus loin encore, sont les rochers des sirènes, l’île de Calypso près de Malte, et l’île de Circé sur la côte d’Italie. À mesure que la Grèce se rapproche de nous, elle semble s’éloigner d’Homère. De même qu’Hésiode désigne confusément par la vague indication d’îles lointaines le Latium et le pays qui devait être le centre de notre monde, Homère place dans le détroit de Messine les roches errantes que les chantres anciens de l’expédition des Argonautes avaient placées dans la mer Noire, parce que le merveilleux suit toujours l’inconnu. C’est au sujet d’Ithaque et des côtes occidentales de la Grèce qu’a été le plus contestée l’exactitude topographique d’Homère, si frappante dans la plaine de Troie. La poésie homérique semble donc un produit de cette civilisation grecque qui a devancé sur les côtes de l’Asie mineure la civilisation de la Grèce européenne, et d’où sont venues la philosophie et l’histoire comme l’épopée. En présence du ciel le plus beau et le plus doux sous lequel puissent vivre les hommes, le génie humain a dû porter ses premières fleurs. Les Homérides, cette tribu poétique au sein de laquelle se conserva le dépôt des œuvres du grand homme dont elle portait le nom, les Homérides habitaient Chios. Chios, qui touche presque à la côte d’Asie, fut long-temps l’asile de la poésie dont l’Ionie avait été le berceau. Au temps des poètes cycliques, continuateurs sans génie de l’épopée grecque, c’est encore des mêmes contrées que s’élève le prolongement affaibli des chants homériques. Arctinos est de Milet, Leschès de Lesbos, Stasinos de Chypre : la muse épique a peine à s’éloigner de l’Asie.
Transportons-nous du brillant rivage ionien dans le fond de la Béotie, de la radieuse cité de Smyrne dans la petite ville de Pyrgaki. Nous sommes à Ascra ; de la patrie d’Homère nous avons passé à la patrie d’Hésiode ; le ciel a changé ; nous respirons un air plus lourd, l’air béotien, qui appesantissait les esprits, et passe pour les appesantir encore. Le climat est plus rude ; ce lieu a les inconvéniens des pays situés au pied des montagnes. Les sommets de l’Hélicon rendent les hivers longs et rigoureux ; l’été, ils réfléchissent cruellement les rayons du soleil à l’orient, et interceptent les brises rafraîchissantes de l’ouest. Hésiode a exprimé les inconvéniens de la situation d’Ascra dans ce vers plein d’humeur : « Ascra, lieu mauvais en hiver, déplaisant en été, toujours fâcheux. » Le père d’Hésiode était né sur la côte de l’Asie mineure, dans la ville éolienne de Cymé, dont l’histoire se mêle à celle de Smyrne, sa voisine ; des entreprises de commerce, le besoin de fuir la pauvreté mauvaise, l’avaient amené au fond de la Béotie. On croit, dans les tristes accens d’Hésiode, entendre gémir la poésie exilée de son brillant berceau d’Ionie, et l’on comprend pourquoi, sur cette terre moins heureuse, elle aura un caractère plus sombre.
Si Homère sait à peine ce que c’est que l’hiver, Hésiode en décrit longuement les rigueurs. Il trouve, pour les exprimer, des couleurs qui semblent étrangères à l’antiquité grecque. Il peint les glaces s’étendant sur la terre au souffle de Borée, qui déracine les chênes et les sapins, tandis que les animaux s’enfuient tout transis devant la neige, et que le froid fait clapoter leurs dents. On frissonne en lisant cette peinture, on dirait presque un poète du Nord. Il n’y a donc pas lieu d’être surpris si la narration sereine d’Homère fera place, chez Hésiode, à la réflexion mélancolique. En présence de la dure réalité qui l’environne, il laissera sans cesse échapper des sentences lugubres et des plaintes amères. « Nés à peine, dira-t-il, les hommes vieillissent dans la douleur. Une multitude de maux errent parmi eux ; la terre est pleine de maux, et pleine de maux est la mer. » Après avoir raconté les âges du genre humain qui l’ont précédé, Hésiode s’écrie : « Pourquoi suis-je venu au monde dans ce cinquième âge ? Que ne suis-je mort plus tôt ou né plus tard, car maintenant c’est l’âge de fer ! Ni le jour ni la nuit les hommes n’ont de relâche, dévorés par les peines, les travaux, et les soucis que les dieux leur ont envoyés. » Cette tristesse va jusqu’à la plus sombre misanthropie, quand Hésiode déclare la justice tellement persécutée sur la terre, qu’il regarderait comme un grand malheur pour lui et pour son fils d’être justes, lorsqu’il se plaît, dans deux de ses poèmes, à raconter de deux manières différentes comment la femme est la source de tous les maux, et à lancer contre elle des traits grossiers. Homère a un autre génie lorsqu’il nous montre les vieillards troyens pardonnant à Hélène à cause de sa beauté.
Habitant une contrée célèbre autrefois, et encore aujourd’hui remarquable par sa fertilité, Hésiode a été un poète agricole. En Grèce, ses préceptes sur le labourage et la moisson sont observés par les descendans de ceux auxquels il adressait ses enseignemens, parce que ces préceptes étaient fondés sur l’expérience locale et sur la nature du pays, qui n’a point changé. Encore aujourd’hui le paysan est averti que le moment des semailles est venu par ce cri de la grue, qui retentissait si tristement aux oreilles du poète Théognis lui rappelant que d’autres avaient un champ à labourer, et que lui-même avait été dépouillé des champs paternels.
Comme l’épopée, la poésie lyrique des Grecs a son origine du côté de l’Asie. Aleman est de Sardes, Callinos d’Éphèse, Mimnerme est de Smyrne. Des rivages de l’Asie mineure, cette poésie s’avance d’île en île, semant ses chants mélodieux sur les flots. Presque tous les précurseurs de Pindare sont nés dans quelqu’une de ces îles de la mer Egée, brillans anneaux d’une chaîne qui semble flotter entre l’Asie et la Grèce. Lesbos se glorifie de Terpandre, de Sapho et d’Alcée, Téos d’Anacréon, Paros d’Archiloque, Céos de Simonide. À mesure que le voyageur voit ces îles dorées par le soleil surgir comme des Néréides élevant au-dessus des flots leur chevelure blonde, chacune d’elles semble lui jeter en passant le nom d’un poète. En vue de Mitylène ou de Téos, il croit presque entendre les accens passionnés de la muse éolienne ou les doux sons de la cithare d’Ionie ; tout lui rappelle une poésie ardente comme ce soleil ou fraîche comme ces vagues.
Cependant le Thébain Pindare nous enlève à cette atmosphère lumineuse et nous reporte de nouveau sous le ciel moins serein de la Béotie. Comment Pindare est-il Béotien ? On pourrait répondre : La Fontaine est bien Champenois, et repousser comme un préjugé populaire sans fondement l’anathème intellectuel jeté par l’antiquité sur les Béotiens. Peut-être vaut-il mieux le restreindre en l’expliquant. La contrée qui a produit Hésiode, Pindare et Épaminondas, n’est pas une contrée déshéritée du génie poétique et du génie militaire ; mais ce qui peut être vrai, c’est que la fraîche Béotie, avec ses lacs, ses prairies, ses plaines fertiles, son sol humide, la Béotie dans laquelle un Allemand de nos jours, M. Ulrichs, a cru retrouver l’Allemagne, donnait le jour à des esprits moins prompts et moins faciles que l’Attique, dont l’air était plus sec, plus léger, plus vif, par cela même que le sol était plus aride. Ceci semble une loi générale, et la Grèce nous en offre d’autres exemples[11]. Sur ce qui n’était qu’une différence de génie, les beaux-esprits et les poètes comiques d’Athènes prononcèrent une condamnation dédaigneuse et sans appel. Les pauvres Béotiens furent traités par leurs rivaux politiques à peu près comme, dans le siècle dernier, l’esprit allemand, avec ses allures lentes et posées, fut traité par la vivacité française. Pourtant ce qu’on appelait la pesanteur germanique n’a pas empêché les Allemands de produire une poésie lyrique digne d’admiration, et d’avoir leur Pindare chrétien dans Klopstock. Il en a été de la Béotie comme de l’Allemagne, et cette intelligence plus lente dont on la raillait, après s’être long-temps repliée sur elle-même comme dans une élaboration patiente, quand elle s’est manifestée au dehors, a enfanté l’inspiration la plus grave, la plus élevée, la plus profonde qui ait animé la poésie lyrique chez les Grecs. Les chantres brillans de l’Asie mineure et de l’Archipel ont dû céder le premier rang au chantre de Thèbes. Le Béotien Pindare a vaincu par l’énergie concentrée de sa poésie religieuse, comme le Béotien Épaminondas par l’organisation compacte de sa légion sacrée.
Si l’on voulait, on pourrait bien trouver quelque rapport entre les plaines de la Béotie, bordées de montagnes parmi lesquelles s’élèvent à l’ouest l’Hélicon et au nord le Parnasse, entre ces vastes plaines qui au soleil couchant rappellent un peu la majesté de la campagne romaine et la grandeur imposante de la poésie de Pindare : je parle ici de la véritable, de celle qu’ont retrouvée les travaux de Bœckh et de Dissen, et non du faux pindarisme des modernes, cette froide extravagance par laquelle on a voulu singer un original qui n’avait jamais existé ; mais le véritable pindarisme, celui qu’Horace compare si bien à un fleuve puissant qui, accru par les pluies des montagnes, bouillonne immense et profond, ce pindarisme pourrait trouver son symbole dans les vastes campagnes de Thèbes, sillonnées l’hiver par les torrens débordés et battues par les ouragans qui viennent de l’Hélicon. Je ne veux pas abuser de ces rapprochemens. Ailleurs, ils m’ont semblé fondés sur la nature, et je les ai admis ; ici, je les trouve artificiels, et je me hâte de les écarter. Ce n’est point la nature de la Béotie qui a fait le génie de Pindare. Tout ce qu’on doit conclure de ce qui précède, c’est que cette nature n’était pas avec lui dans un désaccord aussi grand qu’on le pourrait supposer. Du reste, Pindare n’est point un poète local, il appartient à toute la Grèce. Ce n’est pas Thèbes ou la Béotie qu’il célèbre, c’est Olympie ou Némée, et ces jeux héroïques, au sein desquels tous les Grecs réunis oublient dans une solennité commune les divisions de race et de patrie, ou plutôt sentent qu’ils ne forment qu’une race et n’ont qu’une patrie. Pindare a le sentiment de l’hellénisme collectif, ou, pour parler comme les anciens, du panhellénisme ; chez lui, ce sentiment qui était l’ame des jeux où ont triomphé ceux dont ils chantent la gloire, ne se renferme pas dans les bornes de la Grèce proprement dite, car le poète a des louanges et des conseils pour Théron d’Agrigente et pour Arcésilas de Cyrène. Il serait donc puéril de demander à des influences locales l’origine ou les caractères d’une poésie dont l’essence est de n’offrir rien de local et d’avoir le monde grec tout entier pour théâtre et pour objet.
La Grèce offre d’autres harmonies plus réelles entre la nature et la poésie. Chez les Grecs, il y avait un rapport étroit entre les vers et la musique ; or, l’usage de la flûte en Béotie s’explique par l’abondance des roseaux qui croissent dans cette humide contrée, et l’Arcadie est la patrie de la lyre, parce qu’elle est la patrie de la tortue de terre, qu’Hermès, ce malicieux enfant, fit servir à former la première cithare. Des observations d’histoire naturelle ne sont donc pas indifférentes à l’histoire de la poésie grecque. Enfin je ne crois pas qu’il soit tout-à-fait inutile à l’intelligence de la muse antique d’avoir visité le Parnasse. Les Grecs avaient placé la demeure des muses, c’est-à-dire la source de l’inspiration poétique, aussi bien que la demeure des dieux, sur les hauts sommets, là où la terre semble toucher au ciel. Les muses habitaient l’Olympe, le mont Pierus, l’Hélicon, et surtout le Parnasse. Le Parnasse est une des plus belles montagnes de la Grèce ; sur ses cimes, couvertes de neige, marchaient dans leur pureté les muses chastes. Les sommets du Parnasse sont souvent enveloppés de nuages. Qui a vu Liakoura[12] sans voile ? dit lord Byron. Cette particularité convenait à la destination que la mythologie antique avait attribuée à la sainte montagne. La création poétique est un mystère, il lui sied de s’envelopper de mystérieux nuages.
Chez les Grecs, toutes les inspirations étaient sœurs ; le Parnasse consacrait l’alliance de l’enthousiasme poétique et de l’enthousiasme religieux. Tandis que les thyades y célébraient leurs danses qu’animaient les fureurs de Bacchus, la pythie, assise sur le trépied, aspirait les émanations fatidiques de la montagne. Apollon y avait son temple et son laurier, à la place duquel existe à cette heure un laurier, image de l’inspiration qui ne meurt pas. Les muses s’y baignaient dans la source de Castalie, qui coule encore, et dont l’eau remarquablement pure et légère est un charmant symbole de la limpide poésie des Grecs. Ingénieux à saisir les convenances naturelles des lieux avec les idées que devaient exprimer les fables attachées à ces lieux, les anciens avaient placé le temple d’Apollon au pied des roches à pic appelées les brillantes (phédriades), qui réfléchissent encore aujourd’hui avec tant de puissance les flèches du dieu. Pour eux le dieu de la lumière et de la chaleur, était le dieu des vers ; ils lui avaient consacré une cime escarpée et presque inaccessible. La perfection de l’art est un sommet lumineux et ardent que nul sentier ne gravit, et auquel on ne s’élève que par l’essor d’un vol divin.
Au-dessus de l’emplacement de l’ancienne Delphes s’élève le double sommet si souvent invoqué par les poètes. Il domine la grotte très pittoresque d’où s’échappe la fontaine de Castalie, que j’ai vue transformée en lavoir aussi bien qu’Aréthuse. M. Ulrichs fait observer que certains poètes latins, tels qu’Ovide et Lucain, qui n’étaient pas venus à Delphes, semblent croire que les deux sommets au pied desquels la ville était bâtie forment le point culminant du Parnasse, tandis que le Parnasse n’a réellement qu’une cime, et cela est vrai dans tous les sens, au moins du Parnasse antique.
Ce qui n’est pas moins inexact que les expressions d’Ovide et de Stace, c’est la double colline de Jean-Baptiste Rousseau. Quelle colline ! La distance de la poésie de Pindare à la poésie de Jean-Baptiste, de la grande lyre antique à la lyre diminuée du XVIIIe siècle, est tout entière dans cet abaissement du Parnasse, devenu, pour le poète qui n’avait vu que les environs de Paris ou de Vienne, une colline ! Un soir, à Drachmani, me trouvant au pied du Parnasse et suivant de l’œil les vautours qui planaient sur ses flancs, je vins à me rappeler ce vers fameux :
Il me fallut un effort inoui de réflexion pour me convaincre que cette fière montagne qui se dressait là devant moi, baignant dans les teintes violettes du soir ses rochers, ses sapins, ses abîmes, c’était le Parnasse de Boileau. En revanche, le Parnasse tel qu’il était devant mes yeux, je le trouvais dans les poètes anciens, et surtout chez Euripide. En contemplant les rochers qui resplendissaient si vivement au soleil du midi, je n’estimais pas trop forte l’expression du poète dans les Phéniciennes : « roche étincelante de feu ! ô splendeur à double sommet ! » Il faut lire à Delphes l’Ion d’Euripide, drame touchant où paraît ce bel enfant, Joas de la tradition grecque, qui cache la royauté de son sang divin sous l’humble vêtement d’un desservant du temple d’Apollon ; on le voit, dans le zèle enfantin de sa piété naïve, lançant ses flèches aux oiseaux qui peuvent souiller dans leur vol le temple du dieu, et qui aujourd’hui volent en foule au-dessus du lieu qu’Eschyle appelle déjà Philornis, cher aux oiseaux. Il y a un grand charme à ranimer ainsi la tragédie antique en la relisant aux lieux qui furent la scène des évènemens qu’elle retrace ; souvent on reconnaît combien les poètes grecs ont marié habilement les catastrophes de leur drame avec les décorations naturelles que lui avait données la tradition. Certes la scène de la destinée d’Œdipe est appropriée à cette tragique destinée. Enfant, il est exposé sur le Cithéron, qui, à voir son air sauvage et morne, semble encore aujourd’hui frappé de malédiction. C’est bien le mont scélérat d’Euripide, le mont aux croupes arides qu’a deviné le chantre moderne d’Antigone. On a remarqué que l’Hélicon et le Cithéron, très voisins l’un de l’autre, ont un aspect entièrement opposé ; le premier est frais et boisé, le second est âpre et nu. Ils diffèrent comme la Muse et la Furie.
La fameuse Schiste, le lieu où Œdipe frappa Laïus, est aisée à reconnaître à la bifurcation du chemin de Delphes, qui va d’un côté vers Thèbes, de l’autre vers Corinthe. Œdipe revenait de consulter l’oracle, que Laïus allait interroger, quand ils se rencontrèrent dans cette voie étroite, encaissée entre deux montagnes sauvages dont les flancs sont semés de pierres noirâtres, ravin perdu, gorge sinistre, où l’imagination des poètes grecs a bien placé l’accomplissement du parricide. Enfin, cette vie tragique d’Œdipe, commencée sur les tristes cimes du Cithéron, traverse les sombres gorges de la Phocide pour venir se purifier et se transfigurer sous le ciel serein d’Athènes.
Rien ne sied mieux aux sombres fureurs de la tragédie d’Eschyle, à tous les souvenirs sanglans des Pélopides, que les montagnes arides, grisâtres, farouches, qui dominent Mycènes, la ville d’Atrée. J’ai vu ailleurs des lieux auxquels est attachée encore aujourd’hui la mémoire des premières horreurs qui ouvrent cette série d’horreurs. Près de Smyrne, sur une cime peu élevée qui forme le premier contrefort du mont Sipyle, on montre à l’étranger le tombeau de Tantale et le trône de Pélops. Cette cime, visitée par les panthères, hérissée de roches noirâtres, rappelle sous le ciel de l’Ionie, et au sein d’une nature gracieuse, les sommets menaçans de l’Argolide ; la tradition a donné au prologue un théâtre digne de celui qu’elle a choisi pour le terrible drame de la mort d’Agamemnon et de la parricide vengeance qui punit cette mort. Enfin, le rocher de l’Aréopage, au pied duquel le patriotique orgueil du tragique de Marathon se plaisait à faire prononcer un jury athénien sur la cause d’Oreste, débattue par les dieux ; ce rocher, par sa majesté sévère, convient au dénouement grave et religieux de l’imposante trilogie. En contemplant, des sombres hauteurs auxquelles s’appuient les murs cyclopéens de Mycènes, ces deux lions, semblables à ceux de Persépolis ou de Philé, qui, debout après tant de siècles, se tiennent là comme pour garder la porte d’une ville qui n’existe plus ; en pénétrant dans ce monument d’une architecture si simple et si grande, qu’on appelle le Trésor d’Atrée, en mesurant de l’œil cette voûte antique et si prodigieusement conservée, les pierres gigantesques et inébranlables de cette maçonnerie anté-historique, je me sentais transporté au temps des primitives productions du génie tragique des Grecs. Eschyle a bâti sa tragédie dans ce goût simple, hardi, colossal ; comme les énormes pierres du trésor d’Atrée, les pièces de son édifice sont soudées seulement par l’effort de sa main puissante et tiennent sans ciment.
Si vous cherchez un lieu qui vous puisse donner une complète révélation du génie grec, allez à Athènes. Ce paysage n’a rien qui étonne, cette plaine est poudreuse, ces montagnes sont nues ; mais contemplez ces lignes si nettement dessinées et qui s’abaissent avec tant de mollesse, laissez-vous pénétrer par le sentiment tranquille de la beauté simple, par la douceur de l’air et son élasticité, par la suavité infinie de la lumière ; asseyez-vous sur une des marches du Pnyx, désert aujourd’hui comme il l’était lorsque le bonhomme Dicœpolis d’Aristophane attendait à midi les Prytanes. À votre gauche est le temple de Thésée presque intact ; en face est le Parthénon. Regardez, voilà ce qui s’est fait de plus achevé parmi les hommes. Peu à peu votre œil saisira cette perfection trop grande pour frapper d’abord ; le beau atteindra votre ame par tous vos sens. Le beau, c’est ce que vous voyez, ces montagnes, cette mer, ce ciel, cet horizon, ces monumens. Étranger, ou, comme auraient dit les anciens, barbare, quand vous vous serez éloigné d’ici, vous ne rencontrerez jamais rien de semblable sur la terre.
L’impression que ces lieux font éprouver au voyageur qui peut comparer plusieurs pays est semblable à celle que produit l’étude de la poésie grecque sur l’homme qui a connu et comparé plusieurs littératures. En fermant Homère ou Sophocle, il se dit : Voilà la beauté véritable et souveraine ; jamais il ne s’est écrit rien de pareil chez les hommes. Et en vue d’Athènes, on demande à la poésie athénienne de traduire une admiration qu’elle seule peut exprimer. En gravissant le petit tertre qui s’appelle encore Colone, au milieu d’une plaine qui s’appelle encore Acadimia, et du haut duquel l’acropole fait un si bel effet, on dit avec le poète de Colone : « Ce sont les murs de la ville qui s’élèvent devant nous. — Ce lieu est sacré, je pense. Le laurier, l’olivier, la vigne, y croissent en abondance ; les rossignols y chantent. » Les lauriers n’y sont plus, et les rossignols y chantent à peine ; mais pour le voyageur ami des lettres, ce lieu est toujours saint.
Il l’est aussi pour les Grecs de nos jours. Une petite chapelle a remplacé le temple des Furies ; au lieu des Euménides avec leurs flambeaux et leurs serpens, on voit, parmi quelques saints du pays grossièrement peints sur les murailles, Dieu tenant un enfant dans ses bras, avec ces mots : Dieu gardien des petits enfans. Voilà le changement des temps et des religions. Ce Dieu qui porte les petits enfans dans ses bras vaut bien les implacables divinités d’Eschyle. Mais ici l’on revient vite à l’antiquité ; l’on s’écrie avec le chœur de Médée : « Ô fils fortunés d’Érechtée, bienheureux enfans des immortels, vous qui marchez dans un air pur, plein de mollesse et de clarté ! » On salue les Propylées célébrés par Aristophane, quand ils brillaient dans leur nouveauté et qui, après tant de siècles, viennent de reparaître au jour ; puis on continue à regarder. Regarder est ici un bonheur vif, une volupté ; et plus on regarde, plus on comprend que ce lieu ait été celui où le genre humain devait atteindre le point de perfection que les Grecs nommaient Acmé, La plupart des arts et divers genres de poésie sont nés ailleurs : les plus anciens sculpteurs sont de Sicyone, de Sparte, d’Argos ou d’Égine, et non d’Athènes ; la poésie vient de Thrace ou d’Asie, mais chaque art, chaque genre de littérature a reçu son complément dans ce lieu favorisé. Jamais ville ne sembla comme Athènes prédestinée à être la patrie de la plus parfaite poésie qui soit née parmi les hommes, car ici le caractère de perfection est partout ; ici, rien n’est démesuré, ni les montagnes, ni les monumens ; ici, un horizon admirable, mais limité ; des contours pleins de fermeté et de douceur ; des plans qui fuient avec grace les uns derrière les autres, qui tour à tour reviennent à la lumière ou rentrent dans l’ombre, selon les besoins de la perspective et pour l’effet du tableau, comme si dans ce pays, où l’art est si naturel, il y avait de l’art dans la nature.
La poésie des Grecs n’était pas dans une harmonie moins intime avec les monumens de l’art qu’avec les scènes de la nature. Il y a peu d’études à faire sur la statuaire grecque dans les lieux où elle a fleuri ; c’est dans les musées de l’Europe, c’est surtout dans sa brumeuse prison de Londres qu’il faut l’aller chercher. On n’en salue qu’avec plus d’amour les débris peu nombreux qui ont échappé à la barbarie des conquérans ou à la rapacité des connaisseurs. On contemple quelques bas-reliefs oubliés au Parthénon comme on recueillerait des pages déchirées d’Homère ; ils suffisent pour faire pénétrer l’ame plus avant dans les mystères de la poésie grecque, car ils sont beaux de la même beauté, de cette beauté tranquille et sereine qui n’éblouit pas d’abord, mais qui, s’insinuant dans l’ame sans la troubler, finit par la remplir et la posséder.
La matière de la poésie grecque ressemble à la matière de la sculpture antique, la langue ressemble au marbre ; c’est de même une substance fine, ferme et pure, qui se prête aux contours à la fois faciles et précis, qui tout ensemble enchante le regard et le repose. Les sculptures de l’Acropole ont la perfection exquise de l’art athénien ; elles sont sœurs de la poésie du grand siècle d’Athènes et lui ressemblent. Les canéphores du Pandrosium ont la chaste beauté de Sophocle : une Victoire qui s’incline pour rattacher son brodequin est adorable encore ; mais on sent déjà poindre cette grace moins naïve qui sera la grace d’Euripide.
Rapprochant la poésie antique de la poésie du moyen-âge, je comparais dans ma pensée les gracieuses canéphores du temple d’Érechthée aux cariatides accroupies qui soutiennent à Florence les arceaux de la loge d’Orcagna. Les figures d’Orcagna semblent supporter tout le poids de l’édifice, et la fatigue de leur attitude gênée, ainsi que Dante l’a exprimé admirablement, se communique au spectateur. À voir les vierges du Pandrosium, on éprouve, au contraire, comme un sentiment d’aisance et de légèreté ; c’est que l’artiste grec a eu soin que l’architrave ne pesât pas uniquement sur leurs têtes. De même, tandis que la poésie moderne, comme écrasée par un laborieux effort vers l’infini, courbe le front et plie sous le poids qu’elle aspire à soulever, la poésie antique, debout après tant de siècles, le front haut et serein, porte légèrement sur la tête sa corbeille de fleurs.
Il ne nous reste de peinture athénienne que sur les vases. Les vases peints d’Athènes ont une grace et une délicatesse particulières ; en général, le tracé est rose sur un fond blanc, la pâte fine et légère, les formes sont sveltes, les dimensions peu considérables, les proportions parfaites ; en regardant ces vases attiques, on sent mieux ce qu’était cette élégance que les anciens appelaient l’atticisme.
L’architecture offre plus d’un enseignement à celui qui étudie en Grèce le génie de la poésie grecque ; qu’on me permette de renvoyer les lecteurs de cette Revue à ce que j’y ai dit sur ce sujet[13]. À ces remarques, je joindrai quelques-unes des réflexions qui naissaient dans mon esprit pendant les longues et douces heures que je passais presque chaque jour, un poète grec à la main, parmi les débris de l’Acropole, à l’ombre des colonnes du Parthénon.
Un des caractères de la poésie grecque, c’est de se mettre admirablement en harmonie avec la nature, sans se subordonner à elle ; c’est de ne se servir du paysage que comme d’un fond sur lequel se dessine le sentiment et la pensée. Couché sous le péristyle du Parthénon, je regardais à travers les colonnes les montagnes, les îles, la mer et le ciel, et admirant combien cet encadrement ajoutait à leur beauté, je me disais : Ainsi, dans la poésie grecque, c’est pour ainsi dire à travers les interstices de l’art qu’on aperçoit la nature.
Un dernier rapprochement entre la poésie des Grecs et leur architecture. On a reconnu que les colonnes du temple de Thésée n’étaient pas verticales, mais un peu inclinées. Tout récemment, en mesurant avec soin le Parthénon, on s’est assuré que des lignes qu’on croyait horizontales étaient des courbes très légèrement fléchies. N’y a-t-il point chez les Grecs, dans l’expression poétique, quelque chose de semblable à cette pente ou à cette courbure à peine sensible qui paraît être la ligne droite, la ligne géométrique, et qui ne l’est point ? On croyait copier l’architecture grecque, et l’on s’étonnait de n’en jamais reproduire l’effet ; c’est qu’on ne tenait pas compte de la courbe imperceptible du Parthénon. De même on croit traduire les anciens, on croit avoir exprimé leur pensée tout entière, et on s’étonne de n’en pas reproduire l’effet merveilleux : c’est qu’on remplace par la ligne droite la ligne idéale qui périt sous l’équerre de la traduction.
Il est à peu près impossible de comprendre à fond l’art dramatique des Grecs sans avoir vu ce qui subsiste de leurs théâtres. D’abord on est disposé à croire que la voix devait se perdre dans une enceinte sans toit[14] ; mais quand on a essayé de lire des vers sur la scène, presque entièrement conservée, de Taormine, ou en se plaçant au sommet des nombreux gradins du théâtre de Syracuse, on ne peut plus nourrir aucun doute à cet égard. Les restes des théâtres de Taormine, d’Arles[15], de Pompeï[16], d’Herculanum, ces colonnes, ces niches, ces piédestaux de statues, composaient une scène et des décorations monumentales, au lieu de notre scène en planches et de nos décorations de toile peinte. Quelques débris d’un théâtre antique suffiraient pour nous donner l’idée d’un art dramatique plus sérieux, plus solennel que le nôtre. On sent que cet art faisait partie de la religion publique, quand on voit les théâtres ressembler à des temples.
Assis par un beau jour sur les gradins de marbre blanc du plus beau théâtre de la Grèce, celui d’Épidaure, on s’étonne moins de ce masque immobile qui cachait la figure des acteurs, on comprend comment l’usage du masque était lié à l’usage des représentations en plein jour. Dans nos représentations nocturnes, la rampe a surtout pour objet de projeter la lumière sur la personne, et principalement sur le visage de l’acteur, parce que, pour nous, tout l’effet dramatique réside dans le jeu des physionomies, et, s’il faut le dire, la lorgnette est une condition presque indispensable de notre plaisir et de notre admiration. Les anciens n’employaient point ces moyens artificiels pour produire l’impression tragique ; ils ne la faisaient point dépendre des accidens mobiles et fugitifs de la physionomie. De même que dans leurs statues l’expression ne tourmentait point les muscles de la face, mais se manifestait dans l’attitude et le mouvement de la figure tout entière, sur la scène, elle se produisait par des gestes mesurés, par une pantomime grave, dont le rhythme accompagnait la mélopée cadencée des paroles.
Pour ce genre de déclamation et d’action, il n’était pas besoin d’offrir à l’œil du spectateur les diverses contractions que la passion imprime au visage humain, et qui paraissaient aux Grecs aussi indignes de la majesté du théâtre que de la dignité de la statuaire ; la beauté idéale d’un type immobile semblait mieux convenir aux demi-dieux et aux héros, auxquels la scène était exclusivement consacrée. Par l’emploi du masque, l’art dramatique se rapprochait de la statuaire, comme, par la portion immobile et permanente des décorations, il se rapprochait de l’architecture. Mais tout cela n’était possible qu’à la condition d’une représentation diurne. Le masque idéal des acteurs tragiques pouvait être d’un bel effet là où la lumière du jour se répandait également partout ; la clarté d’une rampe, en se concentrant sur des traits immobiles, les eût rendus hideux. Par une raison inverse, rien n’est plus déplaisant qu’un mélodrame joué en plein jour, comme on fait en Italie, par exemple à Florence. Notre drame agité, haletant, un peu factice, est fait pour la lumière excitante des bougies ou pour les éblouissantes clartés du gaz. À l’art tranquille, à la fois plus naturel et plus idéal, des anciens convenait mieux la clarté sereine, égale, harmonieuse du soleil.
Les Grecs attachaient, comme on l’a remarqué souvent, une grande importance à la situation de leurs théâtres ; ils faisaient presque toujours en sorte que les spectateurs eussent en perspective un bel horizon[17], la mer comme à Athènes, ou de magnifiques montagnes comme à Corinthe, à Éphèse, à Magnésie, à Sardes. En Sicile, l’Etna offrait un fond de tableau qu’on se gardait de négliger ; l’intention de faire servir ce majestueux sommet à l’embellissement de la scène est bien évidente. À Taormine, la porte royale, située au milieu de la scène, est tout juste dans la direction de la cime du volcan. Qu’on aille à trente lieues de là, à Lentini (Leontium), on verra le théâtre orienté de même, et le cône de l’Etna fumer également au-dessus et au milieu de la scène.
En contemplant les points de vue, toujours admirablement choisis, qui s’offraient aux spectateurs assis dans les théâtres, il m’est venu souvent à l’esprit que l’on pouvait, par la situation de ces monumens, s’expliquer un des caractères dominans du drame antique. Pour nous, ce drame a de singulières lenteurs. L’auteur ne se presse point d’arriver au dénouement, et l’on ne peut dire de lui ce qu’Horace a dit d’Homère : Semper ad eventum festinat, ce qui du reste ne me paraît pas très vrai pour Homère ; mais, outre tous les autres motifs que peuvent avoir les longueurs de la tragédie antique, je ne puis m’empêcher de croire que des spectateurs assis à l’aise en plein air et jouissant d’un magnifique coup d’œil devaient être moins impatiens que nous ne le sommes, serrés dans ces boîtes qu’on appelle des loges ou entassés sur les bancs d’un parterre. Il était commode d’attendre que le sort du héros de la pièce fût décidé en regardant l’horizon de l’Attique, l’Etna ou les imposans sommets du Tmolus. Si l’intérêt languissait un peu, la patience était plus facile, tandis qu’on laissait errer sa vue sur une admirable décoration naturelle merveilleusement éclairée, qu’elle ne l’est aujourd’hui, quand on a au-dessus de sa tête le lustre en guise de soleil, et pour toute perspective les coulisses et le trou du souffleur.
Quelquefois la situation du théâtre se trouvait dans une heureuse harmonie avec le sujet du drame. Quand on jouait Œdipe sur le théâtre de Corinthe, le spectateur pouvait voir à la fois le Cithéron et le Parnasse, et embrasser ainsi d’un coup d’œil toute la destinée d’Œdipe depuis son exposition sur la montagne maudite jusqu’à son parricide involontaire sur la route de Delphes. Combien l’impression que produisirent les Perses d’Eschyle dut être augmentée par la position du théâtre d’Athènes ! La patriotique tragédie fut jouée en vue de Salamine. Du sommet des gradins du théâtre, on jouit mieux peut-être que partout ailleurs du spectacle de la mer. Là on imagine sans peine ce que devaient éprouver les compagnons de Thémistocle, assis sur ces gradins, quand le soleil s’inclinant sur ce magnifique horizon, et Salamine apparaissant enveloppée de la lumière d’or de l’Attique, on voyait fuir sur la mer peinte de rose et d’azur quelques-uns des vaisseaux qui avaient troué de leur éperon de fer les vaisseaux des Perses, cependant que le messager venait raconter à la mère de Xercès et aux vieillards éperdus comment toute la flotte avait péri devant l’île de Salamine, comment la rive de Salamine était remplie de morts, et qu’on entendait la malheureuse reine maudire ce nom funeste ; alors quels transports, quels applaudissemens devaient saluer à la fois le récit et le théâtre du glorieux combat !
- ↑ En Grèce, on évalue les terres labourables à 20, les montagnes et rochers à 16, c’est-à-dire au 4/5 du pays. — Strong, Greece as a kingdom. — Voyez Quarterly Review, vol. CXXXIX, p. 15.
- ↑ Du reste, ces dévastations ne sont pas nouvelles ; les vignes de l’Attique, coupées par les Lacédémoniens, fournissent aux partisans de la guerre un des principaux motifs de représailles dans les Acharniens d’Aristophane.
- ↑ Dans la forêt qui fournit à Hercule sa massue, on ne trouverait pas aujourd’hui un bâton, dit Dodwell. (Travels in Greece, t. II, p. 211.)
- ↑ Le nom de l’Achéloüs est aujourd’hui Aspropotamos, qui veut dire également fleuve blanc, fleuve d’argent.
- ↑ L’ancien nom de l’Attique était Actê, qui veut dire rivage ou presqu’île.
- ↑ La Laconie s’offre de loin sous l’aspect d’un bassin de montagnes fort élevées. — Paw, Recherches philosophiques sur les Grecs, t. II, p. 242.
- ↑ Cette épithète donnée par Homère aux deux Dodones convient à toutes deux.
- ↑ Il dit que cette aridité d’Argos est une fiction des poètes. C’est la seule fois qu’il admette ce genre de fiction, et il n’y avait pas lieu à l’admettre ; mais on peut expliquer aussi l’épithète aride, altérée par le lit toujours à sec de l’Inachus.
- ↑ Déjà Euripide est moins exact ; il dit que le Cithéron est toujours couvert de neige, ce qui est faux. (Bacch., 660.)
- ↑ On peut admettre avec l’illustre auteur des Phéaciens, M. Welcker, que les Phéaciens sont un peuple imaginaire, et penser cependant que la croyance
- ↑ Les habitans de l’Acarnanie, l’une des plus fertiles contrées de la Grèce, passaient, comme les Béotiens, pour avoir l’esprit pesant.
- ↑ Nom moderne d’une des cimes du Parnasse.
- ↑ Une Excursion dans l’Asie mineure, 15 janvier 1842, t. XXIX, p. 184-5.
- ↑ On ne peut douter que les théâtres grecs ne fussent découverts. Vitruve nous apprend que des portiques étaient placés derrière la scène pour qu’une pluie survenant, le peuple y pût trouver un abri. Pline parle d’un théâtre couvert, à Ostie, comme de quelque chose d’extraordinaire. On se servait d’ombrelles, σϰιαδεια. (Dod., Trav., t. II, p. 259.)
- ↑ Arles a été grecque jusqu’au IVe siècle de notre ère.
- ↑ Pompeï et Herculanum étaient tout imprégnés des mœurs grecques de la Campanie.
- ↑ Je sais qu’on a objecté que le fond de la scène masquait la vue ; mais des gradins supérieurs le regard pouvait passer par-dessus cet obstacle, principalement quand il s’agit d’un horizon de montagne. Les trois portes et les entrecolonnemens de la scène devaient offrir aux regards des échappées sur la mer ou la campagne. Tous les voyageurs ont eu la même impression que Denon, lequel, à propos du théâtre de Taormine tourné vers l’Etna, s’écrie ; « Voilà ce qui servait de toile de fond pour ceux qui étaient placés sur les gradins supérieurs. »
populaire leur avait donné une habitation réelle dans l’île de Corfou. Je ne saurais regarder le pays des Phéaciens comme purement mythique, car M. Dodwell (Travels in Greece, t. I, p. 38) affirme qu’Homère décrit la situation de la ville de Corfou entre deux ports avec une grande exactitude, et ce témoignage balance suffisamment l’opinion de Munther, citée par M. Welcker (die Phœaken, p. 48), d’après laquelle ce que dit Homère de cette île et du naufrage d’Ulysse serait opposé à la nature de nos jours.