La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre III/I

Gallimard (p. 385-392).

LIVRE III

QUATRE TYPES DE SA POÉSIE

CHAPITRE PREMIER

HERODIADE

Si Mallarmé renonça à tout art facile, spontané, de plain-pied, il n’en distinguait pas moins, dans la gloire qu’il imaginait, des degrés, et, dans le public autour d’elle formé, des zones. Pour s’assurer un petit coin de l’anthologie commune, il comptait, je crois, sur Hérodiade. Il ne la considéra que comme fragment, et lui rêva toujours une suite. L’édition complète est, à la première page de Divagations, annoncée « sous presse ». Les notes des Poésies nous apprennent qu’elle « comporte outre le cantique de Saint Jean et sa conclusion en un dernier monologue, des Prélude et Finale qui seront ultérieurement publiés, et s’arrange en poème ». Et, cette année 1926, en même temps que cette seconde édition de mon livre, en paraît une version ancienne.

Hérodiade est probablement le seul poème de Mallarmé qui ait passé dans la circulation poétique et qui ait exercé une influence[1]. Elle forme un des liens les plus authentiques entre le Parnasse et le symbolisme.

Elle fut écrite, paraît-il, postérieurement à L’Après-Midi d’un Faune. Mais il semble que cet ordre du 388 LA POÉSIE DE STEPHANE MALLARME

temps, pour Mallarmé, ne soit pas entre les deux poèmes un ordre rationnel, puisque, dans l’édition des Poésies, llérodiade vient en premier.

Elle marque en effet comme la limite et la conclusion du Parnasse. Chef-d’œuvre un peu froid et vain de vir- tuosité technique. Comme Racine dans la première scène de Phèdre, comme Victor Hugo dans les Sept Merveilles du Monde ou les Trônes d’Orient, Mallarmé y file avec une joie orgueilleuse et dans une pure liberté de poète, le beau vers pour lui-même. On y reconnaît tout du Parnasse avec ses antécédents précis, ceux de Gautier, de Baudelaire, de Banville, la préoccupation de réaliser un « chef-d’œuvre » de métier au sens des vieilles cor- porations. Ainsi Verlaine, dans les Poèmes Saturniens, écrit la si curieuse Mort de Philippe II. C’est, en une école poétique, le morceau de concours. Et certes tous les Parnassiens qui avaient en eux quelque sens de poésie ont dépassé cette formule de pure technique. Mallarmé n’est pas resté, lui non plus, enchanté en elle. Mais il en a gardé l’idée de ce que j’appellerai l’absolu de mé- tier, l’œuvre définitive enfermée dans le Livre. Celte œuvre ii la concevra de deux manières alternatives, peut- être opposées : celle, close, de froide, de métallique, d’inutile perfection, puis celle, radiante, qui émane en puissance de suggestion. Comme deux signes dans un carrefour, Hérodiade marque la première, VAprès-Midi la seconde.

Son Hérodiade est la Muse même de la poésie qui l’évoque. Poésie de mots ainsi que l’héroïne est une idole de joyaux, poésie que dans le dédain de la vie et l’exal- tation du verbe métallisé un bain d’or éternel.

Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs A répandre l’oubli des humaines douleurs, Mais de l’or, à jamais vierge des aromates, Dans leurs éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates, Observent la froideur stérile du métal, Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal, Armes, vases, depuis ma solitaire enfance. QUATRE TYPES DE SA POÉSIE 389

Ce de^ré d’or unit un désert parnassien à une lande symboliste. A propos de Mallarmé, on a parlé souvent de byzantinisme, et ce mot exprime vaille que vaille la part do conscience artificielle, de détail et de manie qui put se communiquer de l’une à l’autre des deux écoles qu’il parait réunir. Mais Hérodiade vraiment prend un aspect de mosaïque byzantine, nous rappelle la Théodora de Ravenne. L’éclat des couleurs est incorporé au froid des pierres. Les mots, selon l’image qu’aime Mallarmé, sont juxtaposés, comme des gemmes qui s’éclairent de leurs feux. Pour fond d’or cette grande, omniprésente, che- velure dont le froid trésor toujours hallucina Mallarmé.

Et que cette Muse de glace et de perfection stérile ait fourni à l’art le plus haut du xix* siècle un de ses lieux communs, cela est caractéristique. La "Salammbô de Flaubert l’érigé dans une atmosphère lunaire, raide et sèche. Et cette même beauté fut la hantise constante de Baudelaire, le pic de diamant de son art contracté. Toute l’armature d’Hérodiade se trouve dans ces vers qui peut- être inspirèrent directement le poème de Mallarmé :

Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants El dans cette nature étrange et symbolique Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,

Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants, Resplendit à jamais comme un astre inutile; La froide majesté de la femme stérile.

Faut-il évoquer l’Hadaly de Villiers ?

Comme une œuvre byzantine, Hérodiade raidit dans une incapacité et une gaucherie naïves tout mouvement de corps vivant. La forme dialoguée du poème ne sert qu’à interrompre ces plaques d’or ciselé et de gemmes, que sont les paroles d’Hérodiade, par les questions et les réflexions, en vers détestables, de la Nourrice l Ce

1. Il y a peut-être là sinon un effet cherché, du moins une loi naturelle du genre. Euripide, dans la scène de l’aveu entre Phèdre et la Nourrice, a mis aveo intention, dans la bouche de 300 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

poète qui médita de façon si sublilo et si originale sur le théâtre était incapable du moindre coup de crayon dramatique, comme le mosaïsto byzantin est incapable d’anatomie.

D’Hérodiade en partie sont nées ces princesses légen- daires qui formèrent un des lieux communs du symbo- lisme. D’Hérodiade aussi procède un peu cet attrait que sur le symbolisme exerça le mythe de Narcisse. La poésio qui s’isole dans la pureté do son chant, la conscience qui annule toute existence autre qu’elle sur son miroir do lucidité, se sont connues au contact de cette orfèvrerie. Et sur les mêmes limites du Parnasse et du symbolisme, ou plutôt entre les influences plus anciennes et plus vastes de Flaubert et de Wagner, il faut placer VAxël de Villiers, attitude pareille de l’esprit qui dit non à la iVie, parce que son rêve l’a épuisée toute.

Mais le poème inachevé appelle par ses derniers vers la suite que nous n’avons pas. Cette pureté orgueilleuse d’Hérodiade, cette vision de glace, de métaux et de pierres précieuses, Mallarmé les présente comme un dé- cor, ou comme, devant quelque forme glorieuse, mys- térieuse encore de la vie, un rideau qu’un moment au- guste ya écarter.

Vous mentez, 6 fleur nue De mes lèvres t

J’attends une chose inconnue, Ou peut-être, ignorant le, mystère et Vos cris, Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris D’une enfance sentant parmi les rêveries Se séparer enfin les froides pierreries.

S’il hésita si longtemps à écrire la suite annoncée, tentée, ne serait-ce pas qu’après cette porte d’or, après cet excès unique de splendeur verbale (qui défaille un peu dans ces derniers vers) rien ne pouvait satisfaire son

celle-ci, un langage naïf qui pût prêter à sourire, et qui témoigne chez lui d’autant d’esprit qu’il y a de naïveté maladroite dans le dialogue de Mallarmé. QUATRE TYPES DE SA POÉSIE SOI

exigence d’une plus haute beauté : cetto effigie du néant’, quelle image do la vie eût su l’effacer ?

Probablement Hérodiade achevée comportait les deux motifs opposés, qui se balancent chez Mallarmé : celui de la perfection — réalisé dans l’ancien fragment par- nassien — celui de la fuite, esquissé dans les derniers fragments inconnus. Un fidèle ami du poète, qui eut connaissance de plusieurs papiers laissés, me dit que « lo cantique de Saint-Jean, en sept strophes, est le chant do la tête coupée, volant du coup vers la lumière divine. Une trentaine d’alexandrins précèdent, qui proclament le plat dans lequel paraîtra le chef du Décollé, et une trentaine suit, bien moins achevés ». D’où il paraît ré- sulter que Mallarmé avait en effet conçu le motif de son œuvre sur ce rythme à deux temps*. Le plat précieux est-il matérialisé dans quelque orfèvrerie parnassienne ? Non, sans doute. A l’époque où Mallarmé se préoccupait de cette œuvre, plus que jamais il concevait la poésie non comme une description somptueuse, mais comme vn moyen de créer l’objet dans un cercle de mots allu- sifs, et par un mouvement de suggestion.

De VHérodiade publiée à VHérodiade inédite, « l’in- tervalle, me dit-on 3 est sensible.Beaucoup plus abstraits sont les derniers fragments. Le Cantique même est sin- gulier dans l’œuvre de Mallarmé, ne fût-ce que par le rythme qui nulle part ailleurs ne se retrouve ».

Hérodiade était ainsi, dans la pensée de Mallarmé, comme le microcosme d’une œuvre cyclique, comme, l’Idée harmonieuse non seulement de sa poésie, mais do la poésie. Et cela n’est pas particulier à ce poème en fragments. Dans les trois œuvres capitales et typiques

1. Je conserve ici le texte de la première édition. Depuis, les sept strophes du Cantique ont été publiées dans les Poésies (Nou- velle Revue Française). Cette strophe 6-6-C-A a été élue pour pro- duire un effet de légèreté et de fuite, en contraste avec les alexandrins massifs. Très heau d’épuro et de pensée, le bref Cantique est d’une forme un peu malaisée. Mallarmé n’a pas fait d’autre cs do strophe lyrique : ce n’était pas sa partie.

2- On : Valéry. 392 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

qui vont suivre ici, L’Après-Midi, La Prose, Un Coup de Dés, le sujet du poème est encore le poème lui-même, la matière du poème est le fait poétique. Hormis quel- ques sonnets d’amour qui furent écrits pour une per- sonne ou à une occasion déterminée, hormis d’autres sonnets qui appliquent, par essai et par curiosité, « études en vue de mieux comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l’œuvre », sa méthode ailusive à tels meubles de sa maison, ’Mallarmé n’a guère conçu l’écrit que comme la conscience angoissée, ironique, lucide ou orgueilleuse de l’écriture. Et l’on peut bien, si l’on veut, faire dériver du Parnasse et de la doctrine de l’art pour l’art cette conséquence paradoxale. Héro- diade nous y aide. Mais on conçoit qu’une telle poésie, en même temps qu’elle s’exalte vers un purisme déses- péré, soit balancée entre une image de stérilité dans l’achèvement, une image de vain désir dans la fuite. Je ne conclus pas, car je passe à trois autres chants discon- tinus du même poème. Que seulement, plus tard, le lo- gicien excentrique d’Un Coup de Dés nous rappelle, comme principe auquel le rattache une route très droite, le poète d’Hérodiade.


  1. C’était vrai en 1911, quand j’écrivais ce livre. Mais la jeune littérature d’aujourd’hui subit fortement l’influence du dernier ouvrage de Mallarmé, Un Coup de Dés.