La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre II/III

Gallimard (p. 211-217).

CHAPITRE III

LES FIGURES

J’entendrai par figure, faute d’autre mot, en un sens plastique, en un sens de ballet aussi, les agencements d’images et de métaphores qui se groupent pour former un tout, pour évoquer, plus ou moins fugitif, un spectacle mental. Peut-être trouvera-t-on artificiel de séparer la figure du Poème qui la réalise, mais je tiens, entre les éléments de la poésie de Mallarmé et ses formes techniques, à étudier dans leur ensemble les jeux et la vie de l’imagination qui la nourrit.

Il me paraît — et cette conclusion était impliquée dans les deux chapitres précédents — qu’il existe chez lui deux types de ces figures, l’un qui se relie à son imagination visuelle et à son idéalisme, l’autre qui procède de son imagination motrice et de son inquiétude. Le premier tend vers une esthétique plastique, le second vers une esthétique de ballet. Le premier est artificiel, le second spontané, et l’artificiel, si l’on veut, est un cas du spontané : il arrête un mouvement en le rendant sensible encore par cet arrêt même.

Dans la forêt de Fontainebleau « il est, cet an, d’amers et lumineux sanglots, mainte indécise flottaison d’idée désertant les hasards comme des branches, tel frisson et ce qui fait penser à un automne sous les cieux[1] ». Voilà le groupe d’images au moment où, se disposant dans une figure, il passe du mouvement au repos. La rêverie, dans la solitude, s’épure en idée, le sanglot en lumière, le hasard, l’accident, l’instant sont désertés par la présence suspendue d’un Automne éternel.

Le Tombeau de Gautier, les Sonnets sur Baudelaire, Poe, Wagner, Verlaine, résument et symbolisent l’œuvre de chaque poète en un « paysage emblématique ». Le morceau de Divagations : Autrefois, en marge d’un Baudelaire, montre curieusement comment des images, après la lecture, se groupent pour former ce paysage, peut-être suggéré par quelque page analogue de Gautier dans la Préface des Fleurs du Mal.

« Un paysage hante intense comme l’opium : là-haut et à l’horizon, la nue livide, avec une trouée bleue de la Prière — pour végétation, souffrent des arbres dont l’écorce douloureuse enchevêtre des nerfs dénudés, leur croissance visible s’accompagne malgré l’air immobile, d’une plainte de violon qui, à l’extrémité frissonne en feuilles : leur ombre étale de taciturnes miroirs en des plates-bandes d’absent jardin, au granit noir du bord enchâssant l’oubli avec tout le futur[2]. »

Le dernier tercet du sonnet sur Poe,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du blasphème épars dans le futur !

tout en dessinant ce geste, familier à la poésie de Mallarmé, d’autorité inflexible et douce qui l’unit par un fil invisible à sa conversation, esquisse comme un pressentiment du Balzac de Rodin. Il est curieux de retrouver la même figure dans une page de Schopenhauer que sans doute Mallarmé ne connaissait pas : « En tout genre l’excellent est réduit à l’état d’exception, de cas isolé, perdu dans des millions d’autres ; et si parfois il arrive à se révéler dans quelque œuvre de durée, plus tard, quand cette œuvre a survécu aux rancunes des contemporains, elle reste solitaire, pareille à une pierre du ciel, que l’on conserve à part, comme un fragment détaché d’un monde soumis à un ordre différent du nôtre[3]. »

C’est aussi pour Mallarmé une figure, que, dans un espace, la rareté rendue plus précieuse par l’absence du reste. La Page ainsi se précisait et s’idéalisait à la fois dans sa vive imagination. À cette esthétique de la Page, que réalisera paradoxalement Un coup de Dés, on peut, par une correspondance exacte, ramener, ou inversement, cette image d’un salon, celui de Madame Manet : « Un salon, surtout, impose, avec quelques habitués, par l’absence d’autres, la pièce, alors, explique son élévation, et confère, de plafonds altiers, la supériorité à la gardienne, là, de l’espace si, comme c’était, énigmatique de paraître cordiale et railleuse ou accueillant selon le regard scrutateur levé de l’attente, distinguée, sur quelque meuble bas, la ferveur. Prudence aux quelques-uns d’apporter une bonhomie, sans éclat, un peu en comparses, sachant parmi ce séjour, raréfié dans l’amitié et le beau, quelque chose d’étrange, planer, qu’ils sont venus pour indiquer de leur petit nombre, la luxueuse, sans même y penser, exclusion de tout le dehors[4]. » Remplacez le salon par la page, les plafonds alters par l’ampleur de blancs, les habitués par les mots, la gardienne par l’Idée. Les deux groupes d’images ont visiblement suivi les mêmes sillons d’habitude.

Et peut-être un troisième groupe s’y rattacherait-il, celui du ciel d’étoiles dispersées, fréquent chez Mallarmé comme un fond qui pose le mystère. (Valéry a publié là-dessus, dans une lettre aux Marges, une page admirable.) Figure encore du salon ou de la page que, dans la glace de sa chambre, ce reflet d’étoiles qui donne au sonnet Ses purs ongles l’indéfini de son recul :

encor
Que dans l’oubli formé par le cadre se fixe
De scintillations sitôt le septuor.

Les sept lettres mêmes du mot, la sonorité d’or de la rime masculine, la pointe de diamant que darde pour les fixer le monosyllabe de la rime féminine, nous mettent aux yeux la gerbe sans tiges des sept étoiles apparues.

Mais généralement la grande figure, où les images autour d’une dominante s’enlacent et s’organisent, prend un aspect non plastique, souple au contraire, mouvant. On en aura une idée nette en rapprochant en une idéale figure composite les trois qui suivent.

Celle de Londres : « Son brouillard monumental, il ne faudra le séparer de la ville, en esprit ; pas plus que !a lumière et le vent ne le roulent et le lèvent des assises de matériaux bruts jusque par-dessus les édifices, sauf pour le laisser retomber closement, superbement, immensément ; la vapeur semble, liquéfiée, couler peu loin avec la Tamise[5]. »

Celle de l’orgue : « L’orgue, relégué aux portes, il exprime le dehors, un balbutiement de ténèbres énorme, ou leur exclusion du refuge, avant de s’y déverser extasiées et pacifiées, l’approfondissant ainsi de l’univers entier et causant aux hôtes une plénitude de fierté et de sécurité[6]. »

Celle-ci d’Hérodiade :

J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Inviolé, sentir en la chair inutile
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,
Le froid scintillement de ta pâle clarté,
Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !

Ces figures, dans leurs synthèses, ne disposent pas des tableaux en un ordre simultané, mais unissent des moments en une succession vivante. Elles sont prises de l’intérieur, elles ont, comme une toile de Carrière, leur centre dans un regard, dans une méditation. Et, sous une figure pareille, il esquisse de lui-même le portrait qu’il lui plairait de laisser

En le vierge héros de l’attente posthume.

À Gautier, au maître du Parnasse, il a donné, dans son Toast Funèbre, un tombeau, massif et dur, de porphyre. Mais, pour lui, telle il n’évoque point la gloire souhaitée ; bien au contraire une gloire comme tournante, interrompue, avec des ombres et des silences séparant de brefs moments de lumière, « un laps, au commencement tout à fait de la jeunesse, par chaque génération — quand l’enfant prêt de finir jette un éblouissement et s’institue le vierge de l’un ou l’autre sexe. Hors les collèges, les murs, les formulaires, et tout ce qui de parfait, officiellement servira : dans un cloître mental, aux arceaux d’âge en âge, qu’illumine l’instant fugitif d’élus[7]. »

Des figures arrêtées, comme telles visions plastiques d’Hérodiade, aux figures intérieures, flottantes et qui vivent, il y a pour lui à la fois comme une hiérarchie et comme un mouvement. Ici, il faut garder présent à l’esprit l’intérêt de plus en plus avisé et méditatif qu’il portait à la musique et surtout au ballet. Si, par delà la splendide porte d’or publiée, Hérodiade avait été achevée, le passage du plastique au mouvant eût été visible, et les « pierreries froides » se fussent séparées pour couler en une eau phosphorescente. Le poème qui dans le plan de Mallarmé suivait la partie dialoguée d’Hérodiade, le cantique de Saint-Jean est l’hymne de la tête coupée volant, du tranchant du glaive, vers la lumière.

Comme point d’intersection de ces deux sortes de figures, qui nous rend très sensible leur rapport, voyez le sonnet Le Vierge, le Vivace ; — le Cygne. Le motif initial en est peut-être une harmonie en blanc majeur suggérée par quelque spectacle d’hiver. Peut-être aussi Mallarmé a-t-il songé à une transposition en blanc du Corbeau qu’il traduisit :

« Et le Corbeau, sans voleter, siège encore — siège encore sur le buste pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve, et la lumière de la lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera — jamais plus. »

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,

— et le Never more, en sourdine, sous le motif mallarméen de la déchéance. Rappelons-nous aussi, dans le Cygne de Baudelaire, la même figure d’exil.

Un Cygne qui s’était évadé de sa cage
Et de ses pieds palmés flottait le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.

Je pense à mon grand Cygne avec ses gestes fous,
Comme les exilés ridicule et sublime
Et rongé d’un désir sans trêve! et puis à vous

Andromaque, des bras d’un grand époux tombé !

Je pense à la négresse amaigrie et phtisique
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard,

Aux captifs, aux vaincus, à bien d’autres encor.

La négresse — voyez l’Olympia — est là par contraste, peut-être, comme le Cygne de Mallarmé avec le Corbeau. Mais si le thème de Mallarmé a le même point de départ que celui de Baudelaire, il dispose ses images, ou, si l’on veut, ses images se disposent, de façon que tout ce qu’il y a de plastique, d’immobile, une accumulation rigide, dure et froide, serve précisément à exprimer la déchéance.

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce dur lac oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ?

Je prendrai ailleurs dans la main le marbre menu et pur de cet idéal sonnet. Mais ce premier quatrain, isolé, ici, suffit, je crois, à nous montrer juxtaposés, un peu hostiles, les deux ordres d’images et de figures qui en se distinguant se mettent l’un l’autre en valeur dans la poésie de Mallarmé. D’un côté une ampleur de passé à forme d’espace, de l’autre une pointe d’instant, un visage vivant de durée. Et le premier paraît plus fort, le second nous devient plus cher, de cette captivité même. L’instant, l’état de grâce, va-t-il se libérer de la prison de glace, pareille à la prison de pierreries où son orgueil enferme d’abord Hérodiade ? Les esprits de la musique et du ballet vont-ils s’épanouir au-dessus d’un envieux décor déserté ? Mais, des figures calmes et sculpturales aux figures de la flexion et du vol, des racines de la forêt à l’ « instrument des fuites, » le même genre subsiste, et la transition ne s’interrompt point. Le passé et l’aujourd’hui, le dur lac et le coup d’aile ivre qui s’apprête vainement à le fuir, sont faits de la même blancheur, comme la même eau compose et la glace et les vapeurs qu’élève une haleine de soleil. Pour revenir enfin aux termes que j’essayais d’éclaircir, l’image motrice, dans ce sonnet, est poétiquement éprouvée parce que pèse sous elle l’image arrêtée, visuelle, et que la dureté de l’eau gelée suscite l’aile immatérielle. Ainsi les formes de l’imagination, chez Mallarmé, autour des divergences apparentes que je n’ai pas essayé de dissimuler, ordonnent d’elles-mêmes une figure que, symbolisée par ces quatre vers, nous pouvons inscrire dans une conception harmonieuse et claire de l’esprit.


  1. Divagations, p. 46.
  2. Divagations, p. 59.
  3. Le monde comme Volonté et Représentation, traduction Burdeau I, p. 338.
  4. Divagations, p. 130.
  5. La Musique et les Lettres, p. 2.
  6. Divagations, p. 310.
  7. Divagations, p. 338.