La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre II/II

Gallimard (p. 203-210).

CHAPITRE II

LES MÉTAPHORES

La métaphore était un des tropes de l’ancienne rhétorique, et son nom a participé à leur discrédit. Pour qu’elle soit bonne il faut en effet qu’elle contredise ce nom, que le « transport » n’y soit pas apparent, et que la figure paraisse née spontanément, par une nécessité et une préformation, de l’objet qui la comporte : l’unité remplace la dualité, il y a image seule et non métaphore. L’image ainsi entendue est pourtant à la métaphore ce que l’enthymème est au syllogisme, une simplification rapide qui n’en laisse pas moins voir la trame.

Pensant par analogie, Mallarmé appartient à la classe des esprits pour qui les comparaisons sont des raisons. Il les comprend comme des explications, précisément parce qu’elles impliquent en elles-mêmes des raisons. Si on y voit une association, c’est qu’à tort on les a précédemment dissociées. Entre le signe et ce qu’il signifie, l’image et ce qu’elle figure, existe une harmonie préétablie, l’accord d’une logique intime. Le théâtre, rouge, vide, c’est — rempli par quelles médiocrités ! — « le trou magnifique ou l’attente, qui, comme une faim, se creuse chaque soir, au moment où brille l’horizon, dans l’humanité — ouverture de gueule de la Chimère méconnue et frustrée à grand soin par l’arrangement social »[1]. Mais la même vision, en nous suivant au coin du feu, nous installe, ouvreuse, dans une autre vérité, « vu que si le vieux secret d’ardeurs et splendeurs qui s’y tord, sous notre fixité, évoque, par la forme éclairée de l’âtre, l’obsession d’un théâtre encore réduit et minuscule au lointain, c’est ici gala intime[2] ». Pareillement, à chacune de ses vues subtiles sur le théâtre, le lustre fournit une métaphore, et je crois bien qu’il en est chez lui, pendeloques de cristal, une dizaine.

Mallarmé est un artiste en métaphores rares, jolies, délicatement filées. Il faut étudier leur jeu spontané dans sa prose d’abord : le vers ne lui paraît admettre, en général, la métaphore qu’à l’état d’essence. Précisément à cause du caractère didactique que la prose revêt pour lui, vis-à-vis du vers, la métaphore brève, à forme d’images, y cède souvent la place à cette métaphore allongée, voire méthodique, à forme de comparaison. La comparaison suivie peut charpenter d’ailleurs, comme sa plus naturelle solive, une exposition : la métaphore développée des membres et de l’estomac a fourni assez de bois à toute une bibliothèque sociologique ; celle de la maison, reprise de Descartes, se poursuit d’un bout à l’autre des Origines de la France contemporaine, où elle en croise tant d’autres laborieusement équarries. Au contraire de cette comparaison, la métaphore des poètes demeure volontiers inachevée, illogique, admet à collaborer par ses hiatus l’imagination du lecteur. Lorsque Gautier se vante d’amener je ne sais combien aux machines de foire qui évaluent un coup de poing et de faire des métaphores qui se suivent, il puise aux sources les plus naïves son double orgueil de mâle et d’écrivain. Les métaphores qui se suivent rigidement se ramènent à une comparaison dont un des termes reste perpétuellement tracé sous un décalque minutieux ; son chef-d’œuvre est la tirade connue de Trissotin. Mais un Chateaubriand, un Victor Hugo font des métaphores qui ne se suivent pas, en tout cas des métaphores courtes; passant hardiment de l’une à l’autre, rayant celle d’un vers par le vers qui le suit

Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous excepté de sa mère,
Et que son cou, ployé comme un frêle roseau,
Fit faire en même temps sa bière et son berceau
Cet enfant que la vie effaçait de son livre…

Ceux qui se moquent du vers de Malherbe

Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion…

ou du vers de Barbier

Centaure impétueux tu pris sa chevelure

ignorent ce qu’est le mouvement poétique[3].

La métaphore prosaïque, patiemment allongée, touche à la préciosité, et il est naturel que Mallarmé ait eu pour elle quelque goût. Je cueille celle-ci dans la Dernière Mode. Il s’agit de théâtre.

« Il y a ceux qui s’aventurent d’un pas certain, un feu pur aux pommettes et du blanc à la semelle, sur un câble tendu (et Scribe n’en est point) ; mais que dire de ces autres qui s’amusent d’abord à l’effiler, ce câble, en mille brins subtils, rêts tout au plus propres à ne pas prendre des idées, puis, cette tâche accomplie, ne font plus rien de tant de ficelles ?...

« Cependant je ne lâche point les métaphores quand elles sont mauvaises ! on a eu la corde et on aura le reste ; je veux l’étoupe, chère aux pîtres qui dans leurs joues héroïques l’enflamment et du vent de l’inspiration la rejettent en fumée : sachant que ce n’est là que les ficelles elles-mêmes, défaites et vaines[4]. »

Cette autre fait songer, d’abord, à la définition que l’on a donnée du sonnet de Soulary, Rêves ambitieux : une noix de coco sculptée par un forçat. Mais si je la relis, elle me paraît émerveillante d’une plus haute beauté, et, dans la multiplicité de fragments unis par une même armature, consubstantielle au vitrail même : une bombe, on sait, avait féru le poète de Vitraux, M. Laurent Tailhade.

« Rien, malgré l’accident politique intrus en la pure verrière, je sais celle qui vous occupe, Tailhade, n’y périclita : cuirassée de fragilité à l’épreuve par le préalable bris plombant sa diaprure, dont pas un enflammé morceau d’avance comme la passion le colore, gemme, manteau, sourire, lys, ne manque à votre éblouissante Rosace, attendu et par cela qu’elle-même d’abord simule dans un suspens ou défi, l’éclat, unique, en quoi par profession irradie l’indemne esprit du Poète[5]. »

Du même fonds, il a cultivé avec un goût amusé cette forme de la métaphore qu’est la périphrase. Voici le chapeau : « la si noire plate forme égalitaire chue sur les calvities, qui y séjourne ». — La bicyclette « la monotonie d’enrouler entre les jarrets, sur la chaussée, selon l’instrument en faveur, la fiction d’un éblouissant rail continu[6] ». En général la périphrase du xviiie siècle donne au mot, pour substitut, une description, peint et ne nomme pas. Différente, la périphrase de Mallarmé est une explication, une interprétation idéale, un appel et une interférence d’analogies d’où seulement est banni le mot à commenter, non comme vulgaire, mais comme rendu inutile par l’évocation de son Idée. « Au gré de détours, une porte par sa main poussée sur quelque lieu féerique et vain où se condense plus énervante l’apothéose de la rue[7] » signifie : Villiers finissait par entrer au café. Construction ingénieuse, qui n’est périphrase que par une cause déficiente — et c’est assez mallarméen — simplement parce que manque, par sobriété ou distinction, le mot. Je renvoie à ce que j’ai dit de l’allusion.

Aussi, comme la périphrase descriptive s’accorde avec le style oratoire, la périphrase explicative, par allusions, précautions, restrictions, minuties, tient naturellement en suspension dans le style désarticulé ou liquide de Mallarmé. Métaphores, périphrases, tous les détours complexes d’une écriture tourmentée, collaborent dans la phrase du Vitrail. Essayez de traduire en le meilleur français usuel cet agencement patient de détails menus qui s’appellent et s’impliquent : vous aurez, moins qu’un carton de vitrail, du carton. Telle qu’elle est, elle fait un enchantement d’artiste. En dix lignes dix images qui se tiennent, se dérobent. La figure verbale, d’une fidèle harmonie, est déterminée par l’objet même, par la manière de la métaphore, par la technique du vitrail. Avec sa forme brisée, rebelle à la majesté périodique, la phrase mallarméenne reproduit ces morceaux de verre irréguliers, éclatants, puis pris dans une armature de plomb et de pierre (enveloppante et à laquelle je voudrais réserver le sens original de périphrase) collaborent entre eux dans le tableau, collaborent avec la lumière pour transfigurer la clarté (calvinistes, chanoines du xviiie siècle ou jacobins, dont une critique maintient la race, disaient barbouiller ou obscurcir). De sorte que le point de la fin ne termine pas l’image, et qu’il nous appartient, en la vivant à notre tour, de la reprendre aux mains qui l’effeuillent et d’en renouveler la rose.

Mais plus souvent, dans la prose comme dans les vers de Mallarmé, aux images de mouvement qui lui sont familières, répondent les métaphores mobiles, rapides, souplement piquées. Piquées, jamais plaquées. Autant que le cliché, lui répugne l’image plaquée, bien que personnelle, l’image amenée du dehors, pour une comparaison, non digérée par l’idée, non assimilée.

Parfois il la dérive comme un biais de l’usage commun, ne fait que souligner d’un trait l’image fournie par la langue. Ainsi le « sifflet » de la phrase sur Whistler.

Miroir
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée

sollicite pour lui donner une raison nouvelle la métaphore commune qui nomme le miroir une glace, — la sollicite et la dépasse : si Pascal eût trouvé — et pourquoi pas ? — ce vers chez quelque précieux de son temps, peut-être l’eût-il médité et noté : miroir, création de l’ennui, fantôme du faux divertissement où se reconnaît la vanité… Nous sommes encore sur les confins de la périphrase explicative.

Mais son goût de l’image raccourcie et rapide fait parfois revenir Mallarmé à des tropes d’apparence surannée, au vieil hypallage, qui est à la métaphore ce que le troc est au commerce, et qui est fréquent dans ses premiers poèmes.

… Le ciel errant de ton œil angélique
… La fauve agonie
Des feuilles

(Soupir.)

De grandes fleurs avec la balsamique Mort

(Les Fleurs.)

… Le parfum désert de ces anciens rois
… La lourde prison de pierres et de fer
Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves

(Hérodiade.)

Ce dernier est saisissant, personnifiant la durée brute d’un siècle dans les bêtes monstrueuses. À partir de la Prose pour des Esseintes une concentration excessive réduit la métaphore à son minimum de place, parfois à un mot (le goût de l’hypallage formait la transition). Chaque vers des sonnets, même chaque mot, est la tranche d’une image sous-jacente ; par horreur précisément du plaqué, Mallarmé ramène à un empilement selon la profondeur ce que le discours métaphorique ordinaire étend en le sens de la longueur

Victorieusement fui le suicide beau,
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête
À ne tendre royal que mon absent tombeau

(Victorieusement.)

Quel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire

Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son Ombre même un poison tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons

(Le Tombeau de Charles Baudelaire.)

Nous touchons ici l’hyperbole de l’image poétique, discontinue, rompue, et qui se renouvelle en ses sautes d’arabesques. Rien de cette ambiance, de ces harmoniques littéraires, de toute cette buée de cliché diffus qui, condensée autour d’une image, l’enveloppe, l’accorde au discours suivi, de la même manière que le discours suivi au commun sens. Nous revenons par des voies nouvelles dans le même cercle d’idées : le mot de Théophile Gautier nous permet de mesurer par un jalon visible la distance à laquelle l’art de Mallarmé s’est transporté de l’art logique, plastique, matériel et prosaïque qui était aux origines du Parnasse. Une image de Mallarmé n’est pas résoluble toute, point par point, en éléments visuels. D’ailleurs plus une poésie est pure, plus elle est rebelle à toute forme de traduction. Ses métaphores sont prises dans un mouvement musical,

dans une succession de tournants, dans un labyrinthe.

Le sceptre des rivages roses
Stagnant sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.

Voyez, dans l’Après-Midi, ces métaphores serpentantes, en méandres, qui font semblant de se perdre pour reparaître plus fraîches, et qui épousent comme leur élément naturel un alexandrin féminin, flexueux, à courbes et à rejets. Il semble qu’à la métaphore, Mallarmé ait rendu son plein sens étymologique et originel, non un aspect transporté, mais un transport d’aspect, non un fait, mais un acte, non des points, mais la trajectoire qui touche ces points. Ici comme ailleurs il creuse en bon sourcier pour atteindre la nappe vierge, pour trouver, sous l’épaisseur des conventions accumulées, l’eau fluide.


  1. Divagations, p. 154.
  2. Divagations, p. 157.
  3. Comparer aux observations que fait Rodin dans l’Art sur la statue de Noy par Rude.
  4. Dernière Mode, n° 3.
  5. Divagations, p. 93.
  6. Divagations, p. 255.
  7. Villiers, p. 18.