La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/XVII

Gallimard (p. 159-166).

CHAPITRE XVII

LA RECHERCHE DE L’ABSOLU

« Je l’exhibe avec dandysme, mon incompétence sur autre chose que l’absolu », dit-il, oubliant que le brummelisme orthodoxe n’exhibe rien, mais se souvenant peut-être que l’incompétence sur autre chose que l’absolu ne signifie pas la compétence sur l’absolu. Il est de fait pourtant que cette apparence de quêteur d’absolu frappa premièrement, comme un signe très visible, les contemporains sympathiques, plus ou moins ironiquement, à Mallarmé. « M. Stéphane Mallarmé est un platonicien. Il croit à des séries de rapports nécessaires et uniques entre le visible et l’invisible », dit Jules Lemaître. « Je ne comprends pas la philosophie de l’absolu, et je suis de la sorte trop mal fait pour expliquer M. Mallarmé », dit Anatole France. Avec cette recherche de l’absolu concordent et se mêlent les pentes que j’ai essayé de discerner jusqu’ici.

Écrire, déjà, n’est-ce point s’ériger en absolu, et, pour légitimer son existence, construire un monde autour de soi, comme s’hypostasie un Dieu alexandrin, « s’arroger, en vertu d’un doute, quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où on doit être[1] » ?

Si l’écriture tente l’absolu, de quel religieux respect doit s’environner son acte ! Mais tandis que l’écriture est une « preuve », au sens mallarméen, de la pensée, la vie est au contraire une défense de la pensée, une retraite vers elle. De là chez Mallarmé un contraste — d’ailleurs naturel et nécessaire — entre le fanatisme de l’intelligence éprise d’absolu et la timidité courtoise de l’existence, entre l’orgueil de songer à écrire et l’hésitation à écrire.

Son culte à l’absolu, il le rendait sous la forme de ses scrupules. Poète il s’ingénie à exprimer l’insaisissable, — prosateur, à noter, comme le chapeau-chinois de Villiers, des silences, des réticences, des ironies ; — impressionniste, il se défie de l’impression instantanée en songeant à l’éternité du Livre ; — logicien il se défie de la logique qui dénature l’impression en la continuant ; — reconnu comme le causeur le plus délicieux de son temps, il savait que « deux hommes ne se sont, peut-être, malgré la grimace à le faire, entretenus, plusieurs mots durant, du même objet exactement[2] ».

Ainsi toutes ses tentatives, comme un tremplin, le font rebondir vers la recherche de l’essence. Un disciple de Malebranche, le Père André, dans son Traité du Beau, distinguait le Beau essentiel, le Beau naturel, le Beau humain. Hors des deux derniers, qui se partagent tout le monde de l’art, l’effort de Mallarmé fut de discerner et de caractériser le beau essentiel

Gloire du long désir, Idées ;
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.

Ils tâchent de saisir quelque chose de nu,

dit des poètes Victor Hugo. Et vraiment, plus qu’aucun, Mallarmé vécut, comme son Faune, dans la poursuite de cette nudité lointaine que, par l’éclair de quelques vers, comme de rapides échappées d’éther, il nous fit entrevoir. La nudité d’Hérodiade paraît le symbole de sa poésie, nudité mystique qui supporte les draperies de poème, et qui, en se dévoilant, mourrait à la fois de sa splendeur excessive et du sursaut de sa pudeur. Il garda cette vision intérieure de la poésie pure, de la poésie nue, par delà tout décor et tout épanouissement extérieur, vision qu’il n’a point matérialisée — et c’eût été contradictoire — mais indiquée par des allusions, par un jeu mouvant et des courbes légères. Il nous apparaît de là comme un poète hyperbolique, celui de l’Hyperbole qu’il suscite dans la Prose pour des Esseintes, vainement, et qui existe moins pour l’intelligence qui l’a conçue que pour la volonté qu’elle a déçue. Ainsi le cartésianisme immodéré de Spinoza retire en un monde de glace géométrique une vivante philosophie française.

Un poète hyperbolique, qui va loin sur le chemin où s’arrêta, pour construire son monument, Flaubert. Dans son étude sur Beckford, il regrette que le luxe évocatoire et verbal d’un conte d’Orient, tant au xviiie siècle qu’au suivant, n’ait jamais servi à une « visée sublime » de signification raffinée et profonde. Aux marges des bouquins hors de mode, « flotte la nuée de parfums qui n’a pas tonné ». Mais il ajoute avec le remords d’avoir paru sacrifier à la matière de l’œuvre son essence poétique, sa « pudeur grelottante d’étoile » : « Peut-être qu’un songe serein, et par notre fantaisie fait en vue d’elle-seule, atteint aux poèmes : leur rythme le transportera au delà des jardins, des royaumes, des salles ; là où l’aile de péris et de djinns fondue en le climat ne laisse de tout évanouissement voir que pureté éparse et diamant, comme les étoiles à midi[3]. »

Il tenta donc incertainement en essais d’art, il indiqua plus précisément en spéculations techniques, une poésie pure. Toujours, pense-t-il, la poésie est trop demeurée au service du discours, est trop apparue comme une éloquence rythmée d’ordre supérieur, et pourtant son aile, la rime, était là, dont le battement mal compris l’appelait à un élément tout fluide.

« Narrer, enseigner, décrire, cela va, et encore qu’à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains... Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité[4] »,

Tout le symbolisme suivit Mallarmé dans son effort pour se déprendre de la prose. « Une ode de Victor Hugo, dit M. Robert de Souza, est encore un « discours » en trois points ; un poème de Musset un « plaidoyer » ; un autre de Leconte de Lisle une « narration » précise, documentée. On s’est efforcé de donner à la poésie sa valeur d’art particulière, indépendante de toute autre forme d’expression. Là est la découverte certaine, absolue, du symbolisme ». Du symbolisme en tant qu’il descend de Verlaine et de Mallarmé, en tant que par delà le Parnasse il rejoint certaines directions romantiques. Lamartine déjà ne figurait-il pas une tendance vers une poésie pure ? L’Isolement, le Lac, Ischia, ne me paraissent pas si loin de Verlaine, et les Préludes, bien qu’avec un peu de gaucherie, n’expriment-ils pas le besoin moitié poétique et moitié musical du chant pour lui-même ? Jules Lemaître s’étonnait que les symbolistes n’eussent jamais revendiqué comme précurseurs de leur poésie le vers et les images lamartiniens.

Ce qui importe, ce n’est point, sous la forme d’une composition préméditée et balancée, la persistance du plan oratoire ; c’est la nature et la qualité du vers, du mot, comme dit Mallarmé, incantatoire, vierge, ou des unités rythmiques quelles qu’elles soient. Victor Hugo, de qui relève, par un côté, tout poète, alla plus loin, dans le sens du vers pur, dans l’élimination de la pensée discursive et de l’élément élocutoire, que les plus hardis et les plus raillés des symbolistes : c’est, en effet, la direction de cet absolu que jalonnent les vers faits aux trois quarts de noms propres éblouissants, parfois inventés, traités comme une matière poétique pure. « L’œuvre pure, dit Mallarmé, implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots… Chimère, y avoir pensé atteste, au reflet de ses squames, combien le cycle présent, ou quart dernier de siècle, subit quelque éclair absolu[5] ».

Peut-être la poésie forme-t-elle un moyen terme entre la prose et la musique, comme la morale entre la nature et la volonté. S’évader à l’excès de l’une, c’est rompre les liens de la synthèse et une harmonie de la vie. Aussi la préoccupation de l’absolu poétique pose vite chez Mallarmé le problème de la musique.

Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore
Au creux néant musicien

Telle que vers quelque fenêtre
Selon nul ventre que le sien,
Filial on aurait pu naître.

À moins que la recherche du définitif et de l’absolu ne le séduisît précisément par la valeur musicale d’un rêve en marche, et non par la beauté plastique d’un idéal réalisé. Immobiliser une forme d’art, même parfaite, serait la proposer en modèle, risquer de créer pour soi et pour autrui un lieu commun. C’est là, pour Mallarmé, un péché originel de l’art, et il s’ingénie à découvrir le

1. Divagations, p. 246-247. baptême qui l’en lavera. Flaubert rêvait et commença un Dictionnaire des Idées reçues, dont il disait : « Il faudrait qu’une fois qu’on l’aurait lu, on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve[6]. » Il semble que toujours Mallarmé sur sa table ait, pour le glacer, la place de ce Dictionnaire : « On ne doit s’attarder même à l’éternel plus que l’occasion d’y puiser ; mais, je précise, atteindre tel style propre autant qu’il faut pour illustrer un des aspects et ce filon de la langue : sitôt recommencer, autrement, en écolier, quand le risque gagnait d’un pédant, — ainsi déconcertant au haussement d’épaules la génuflexion par certains essayée[7]. »

Certes, ce renouvellement perpétuel n’a rien d’humain. Mallarmé néanmoins en donne un équivalent par la force de création continuée qui soutient sa prose et ses vers. S’il écrivit peu il se renouvela très souvent. Les poèmes du Premier Parnasse, Hérodiade, l’Après-Midi d’un Faune, les Sonnets, le Phénomène futur, le Mystère dans les Lettres, Un coup de Dés, attestent un effort inquiet pour échapper, sitôt réalisé, à tout mode d’art qui risquerait de l’emprisonner, et, en s’imitant, d’autoriser autrui à l’imiter. La personnalité de l’art, l’horreur de l’inspiration reçue aussi bien que de celle communiquée, il les a poussées, elles aussi, à leur extrémité absolue, à leur hyperbole de poésie pure.

Il voulait que chaque mot naquît, non d’une langue où des milliers d’emplois l’avaient usé, mais, repris avec un sens neuf, de l’Idée même du poème. Il prétendit, à une époque de raffinement et d’érudition, rendre au poète son nom et sa fonction de créateur[8].

De là, chez lui, cette attitude tendue de fuite, que signale fort bien Remy de Gourmont. « Fuir, là-bas fuir », fuir, tourmenté d’absolu, en une flèche où la matière s’allège à ne plus être, presque, qu’une direction, un sens vers la hauteur.

Cette fuite hors le relatif, Mallarmé l’imaginerait volontiers, presque, hors la langue. Dans le fait que Beckford, pour son Vathek, a employé une autre langue que la sienne, il reconnaît, croirait-on, une sympathie secrète à sa propre manière, à lui qui alla se chercher et s’inventer une syntaxe non à vrai dire étrangère, mais propre. Et il allègue, pour en justifier Beckford, la raison dont il appuie ailleurs la forme sibylline de ses vers « l’espèce de solennité avec quoi il fallut s’asseoir à une tâche de caractère unique, différente, elle, de tout ce qui allait être la vie[9] ». Cet alibi qui était, pour Beckford, le français, pour un peu Mallarmé l’eût demandé à la musique, ou, comme dans Un Coup de Dés, à telle architecture du papier imprimé.

Ces pressentiments tourmentés d’absolu se mêlent bien dans une certaine mesure à sa poésie, mais surtout ils lui font des entours, une atmosphère, un rêve. Le jardin qu’il cultive diffère du Paradis qu’il évoque. « Un poète français contemporain, exclu de toute participation aux déploiements de beauté officiels, en raison de divers motifs, aime ce qu’il garde de sa tâche pratiqué ou raffinement mystérieux du vers pour de solitaires Fêtes, à réfléchir aux pompes souveraines de la Poésie,


1. Divagations, p. 09. comme elles ne sauraient exister concurremment au flux de banalité charrié par les arts dans le faux semblant de civilisation... À son aise et c’est le moins, qu’il accepte pour exploit de considérer, seul, dans l’orgueilleux repli des conséquences, le Monstre — Qui ne peut Être ».

Dans cet équilibre de conscience se termine, aux heures lucides, toute spéculation sur l’absolu. Pour l’idéaliste, l’existence n’est point nécessaire à la vérité qu’il conçoit. Comme Antée reprenait ses forces en touchant la terre, le poète rajeunit les siennes en contemplant un ciel, un absolu, le ciel qui n’est tel, qui n’est bleu, que parce qu’il ne peut être touché. Des rêveries de Mallarmé sur la poésie, par delà tout, inexistante et pure, de la ferveur, de l’orgueil qui l’y conduisent, on ne saurait, je crois, donner une plus juste idée qu’en rappelant telle page de Kant où se respire aussi l’air d’un sommet, et qu’en la transposant intacte, de la morale à la parole : « Lors même qu’il n’y aurait jamais eu d’actions qui fussent dérivées de ces sources pures, il ne s’agit néanmoins ici en aucune façon de savoir si ceci ou cela a lieu, mais que la raison commande par elle-même et indépendamment de tous les faits donnés ce qui doit avoir lieu[10]


  1. Villiers, p. 10.
  2. Divagations, p. 342
  3. Divagations, p. 75
  4. Divagations, p. 250-251
  5. Divagations, p. 246-247
  6. Correspondance, t. II, p. 158.
  7. Divagations, p. 339.
  8. Il faut être ignorant comme un maître d’école
    Pour se flatter de dire une seule parole
    Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.

    Ce qu’écrit Musset est un point de vue qui balance, après tout, celui de Mallarmé. Cette originalité pure, Mallarmé n’a pu

    l’atteindre.. L’influence baudelairienne dans ses premiers vers touche au pastiche. Les deux vers délicieux qui terminent Apparition.
    

    Passait laissant toujours de ses mains mal fermées
    Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées,

    les voici dans la Xe pièce des Chants du Crépuscule : À l’Homme qui a livré une femme

    Marche avec l’or qu’on voit
    Luire à travers les doigts de tes mains mal fermées
    Tous les biens de ce monde en grappes parfumées
    Pendent sur ton chemin.

  9. Divagations, p. 99.
  10. Fondements de la Métaphysique des Mœurs, trad. Delbos, p. 114.