La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/XVI

Gallimard (p. 153-158).

CHAPITRE XVI

LA FIGURE DE LA MORT

Lorsqu’en septembre 1898 mourut Mallarmé, les journaux jetèrent sur son cercueil une pelletée de lazzi, et un plaisantin du boulevard, Emmanuel Arène, écrivit dans le Figaro : « La mort de Stéphane Mallarmé n’a pas changé grand’chose à sa situation : elle l’a même, en quelque sorte, régularisée. Il parlait à travers les nuages, en des mots imprécis, en une forme de rêve. La mort n’est pas pour interrompre ce genre de conversation[1]. »

Une vue familière à Ernest Hello, et que Léon Bloy, dans son Exégèse des Lieux communs, a pittoresquement développée, nous indique dans toute sottise la parodie inconsciente et comme satanique d’une vérité. L’intention dérisoire de ces lignes n’eût pas empêché Mallarmé, s’il avait assisté à sa nécrologie, d’y reconnaître à peu près exactement sa vision propre de la mort et l’idée même que pieusement, à propos de tous les disparus qu’il admira ou qu’il aima, il se plut, dans sa prose ou dans ses vers, à sculpter en hommage sur la porte de leur tombeau.

« Un homme au rêve habitué vient ici parler d’un autre qui est mort », dit-il en commençant une conférence sur Villiers de l’Isle Adam, et il évoque le « pays prestigieux toujours par lui (Villiers) habité et maintenant surtout, car ce pays n’est pas[2] ». On reconnaît presque les termes du bouffon. Vivre dans le rêve, c’est s’habituer à la mort, c’est en anticiper noblement la pureté. « Tu es ton futur créateur, dit à Axël maître Janus. Tu es un Dieu qui ne feint d’oublier sa toute essence qu’afin d’en réaliser le rayonnement. Ce que tu nommes l’univers n’est que le résultat de cette feintise dont tu contiens le secret. Reconnais-toi ! Profère-toi dans l’Être ! Extrais-toi de la geôle du monde, enfant des prisonniers. Évade-toi du Devenir ! »

Voyez là un platonisme spontané repensé par les artistes. Toute vie philosophique, dit le Socrate du Phédon, n’est qu’une préparation à la mort. Et la pensée grecque aimait à se jouer autour de cette question que le christianisme embrassa d’une si sérieuse et logique passion : Qui sait si la vie n’est pas une mort et si ce n’est pas la mort qui est la vie ?

Ce que Socrate affirme du philosophe, ce que la religion affirme du chrétien, Mallarmé à chaque occasion l’affirme du poète. Toujours ses hommages funéraires sont construits sur le même thème, lieu commun si l’on veut, mais lieu commun senti, transfiguré et lyrique ; le poète, du moment où il est mort, a commencé à vivre la vraie vie, celle de son œuvre. La vie qu’il vivait a fait place à la vie pour laquelle il vivait. C’est ce que le positivisme a rendu par son beau sacrement de l’incorporation. Le Tombeau frêle de Poe figure une variante réduite du sarcophage sévère et massif, du porphyre où le Toast Funèbre enferme Théophile Gautier.

Le rite est pour les mains d’éteindre le flambeau
Contre le fer épais des portes du tombeau,
Et l’on ignore mal, élu pour notre fête
Très simple de chanter l’absence du poète,
Que ce beau monument l’enferme tout entier.

Chanter l’absence du poète ? Certes ! Son absence c’est son essence. C’est la place faite par lui, derrière lui, au grand tombeau de matière dure qui le contient entier ; sauf ce qui, pour un temps, demeure encore vivant et actif dans l’art hérité et inspiré de lui

Si ce n’est que la gloire ardente du métier,
Jusqu’à l’heure commune et vile de la cendre,
Par le carreau qu’allume un soir fier d’y descendre,
Retourne vers les feux du pur soleil mortel.

À l’anniversaire de Verlaine il l’a montré de même, Verlaine, cependant que sa pure gloire perce comme un rayon inflexible d’étoile toutes les nuées du mauvais sort,

À ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Ce peu profond ruisseau calomnié la mort.

« Son beau nom, dit Rodenbach, semblait déjà sonore et aérien comme d’une circulation à travers les siècles[3]. » Je ne crois pas que son goût ait envisagé cette circulation sans une ironie craintive et pudique. Il lui avait plu de se former pour public seulement la jeunesse littéraire dont il environnait son foyer comme d’une couronne un peu distante. Toute la visée très pure que la mort allait couper de son regard, à défaut de l’œuvre où elle ne s’épanouirait pas, il aimait, lui conscient et résigné, à la sentir qui refleurissait fraîche sur des pages blanches d’ambitions belles et d’espérances fragiles. « Qui scrute, dit-il, le mirage de l’Immortalité, sait bien qu’elle consiste, outre le salut indifférent de la foule future, dans le culte renouvelé par quelques jeunes gens, au début de la vie[4]. » Quelle vérité profonde, et comme toute autre immortalité s’évapore ! « Je ne lis plus, monsieur, je relis », disait Royer-Collard à Alfred de Vigny. Œuvres relues, longs rayons sans chaleur d’un été polaire avant l’interminable nuit !

Je serai sous la terre et fantôme sans os
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos
Vous serez au foyer une vieille accroupie…

Mais celles qui, rafraîchies à la jeunesse, y redeviennent les « roses de la vie », celles à qui ne manque pas ce culte renouvelé que leur veut Mallarmé, sont-elles celles-là seules, celles-là surtout qui avec telles pages de théâtre, de roman et de lyrisme, de Racine, de Rousseau ou de Lamartine, vont prêter aux désirs soulevés du cœur la clarté de leur conscience et le battement de leur musique ? ou celles-là qui plus loin encore éveillent sur nos fibres profondes les basses les plus graves du sentiment humain ? Peut-être non... Lorsqu’autour d’Ulysse affluent les ombres, altérées du sang tiède, celle que, toutes les autres et celle même de sa mère écartées, il y convie la première, est l’ombre de Tiresias, le devin et le sage, aux énigmes ambiguës. Et je ne sais si aux yeux d’élite qui éclosent à la lumière sacrée du livre, rien, même la plus ardente page de tendresse, prend une vie aussi intense, aussi purifiée que certaines pages d’altitude mystérieuse. Une, deux, trois générations de jeunesse se sont émues de Saint-Preux, de Werther ou de Rolla ; mais je doute que rien égale en ferveur et en culte délicat, rien, pas même la science que l’étude en obtient plus tard, les premiers déchiffrements, par une intelligence bien née, du Parménide ou de l’Éthique, la boucle de cheveux coupée par le blond Novalis « sur la tombe du saint et méconnu Spinoza ». Mieux, bien mieux que la clarté immédiate, une telle jeunesse aime, au moyen de quelque belle obscurité, une clarté future dont la conquête est pour elle une action, une page de vie. Et ce culte elle ne le rend — c’est sa pierre de touche — qu’à ceux qui prouvèrent leur œuvre par leur vie, qui de leur propre foi donnent une raison à la foi d’autrui. La vie qui fut sacrifiée à une œuvre lui fait une nourriture qui ne s’épuise pas. Le culte que Mallarmé crut entrevoir dans la jeunesse qui le fréquentait, naïf parfois et prêtant à sourire, frêle souvent et prompt à revirer, le poète pouvait-il, encore et longtemps, en espérer, de quelques pensées qui s’éveillent, la libation première ? Doit-on sculpter son tombeau selon la forme exacte qu’il donnait lui-même, s’y figurant peut-être, à ceux de Gautier, de Verlaine ou de Poe ? S’il s’est enchanté d’une belle espérance elle fait corps avec son œuvre toute orientée vers elle. Ce que je considère ici c’est qu’elle explique et légitime l’œuvre : à l’avenir de connaître si l’œuvre la légitime et la consacre...

Le goût de la mort, pour un artiste, c’est le goût des grandes lignes définitives, du passé, du révolu. Les deux sens du mot achèvement au fond ne diffèrent pas, et la mort, ou ses figures avant-courrières, donnent à toute perfection le sceau qui, la délimitant, nous défend de la chercher plus loin. Ce qui subsiste de personnel, de lyrisme lointain comme une eau sous la glace, dans cette Mort du Poète, qu’à des occasions funéraires refait, sur des stèles successives, Mallarmé, c’est peut-être le désir impuissant de la mort parfaite qui chez d’autres plus favorisés arrête en une figure éternelle l’œuvre accomplie. Le grand metteur en scène, le Napoléon du xixe siècle littéraire, Chateaubriand, a donné une triple et identique image de la Mort du Poète : dans son Génie du Passé qui forme tout son monument et dont celui du Christianisme n’est qu’un épisode ; — dans sa vie refaite et sculptée sous le titre symbolique de Mémoires d’outre-tombe ; — dans l’île solitaire, où il a voulu son tombeau. Si au point de vue du bonheur il estima que mieux lui eût valu ne pas naître, sa vie de poète, retenue par toutes ses racines dans la mort comme un chêne breton dans le granit, est certainement la plus parfaite que sur la royale route d’avoir vécu il ait été donné à un homme de vivre. De ne point couler comme un métal sur l’agitation des eaux un tombeau de roche définitive et dure, Alfred de Vigny, poète au contraire déçu et brisé, se console par la Bouteille à la Mer. Et Stéphane Mallarmé qui fit, lui aussi, dans Un Coup de Dés, une mystérieuse Bouteille à la Mer, n’a dans toute son œuvre fragmentaire, image d’un naufrage idéal, lancé aux flots que des essais, des espoirs, un testament : « Un livre comme je ne les aime pas, écrit-il de ses Divagations, ceux épars et privés d’architecture ». Il ne fut l’architecte ni d’un livre, ni d’un tombeau. Il aima, il rêva seulement cette perfection de la mort que son œuvre ne connut pas. Si d’autres nous la rendent sensible par une présence magnifique, le détour habituel à son génie nous la fait imaginer autrement, par un vide, un regret, une absence. Ainsi que Shelley chanta l’hymne de feu à la Vie de la Vie, Mallarmé sur lui-même cherche un thème pour la Mort de la Mort.


  1. Figaro, 24 octobre 1898.
  2. Villiers, p. 77.
  3. Figaro, 13 septembre 1898.
  4. La Musique et les Lettres, p. 20.