La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/XIV

Gallimard (p. 135-142).

CHAPITRE XIV

LES ORDRES NÉGATIFS

Les données un peu disparates que j’ai dû juxtaposer sur la logique de Mallarmé s’éclairciront peut-être quand j’aurai pris un exemple précis, et relevé le profil de la pente logique la plus constante qu’ait creusée et où coule son génie : son idée de ce que j’appellerais les ordres négatifs.

J’ai dû faire allusion déjà à ce mouvement tournant patient et subtil par lequel, ce qu’il y avait en lui d’incapacité un peu volontaire à s’épanouir, il sut l’investir d’un signe positif, et, par le courage de son idéalisme, faire passer à l’être un défaut d’être. Son œuvre correspond, dans l’art poétique, à ce que sont, à l’autre pôle, les mathématiques des quantités négatives.

Observons d’ailleurs que l’idée d’être, la vérité de nos hallucinations, ne constituent qu’un accent mis sur nos perceptions communes, sur les perceptions communes aux hommes, non en tant que perceptions, mais en tant que communes. La croyance au monde extérieur est, d’un certain point de vue qui ne se suffit d’ailleurs pas à lui-même, un acte de foi en la société, et son existence ce sont les perceptions des autres. Idéaliste, Mallarmé place comme un Vigny ou un Villiers cet accent sur le monde intérieur, mais il l’y place en poussant son idéalisme jusqu’à sa pointe extrême de finesse paradoxale : non sur le monde intérieur lui-même, sur sa matière de sentiments et d’idées, mais sur le caractère formel, sur le schème indicateur par lequel, relativement aux perceptions communes, il est dit ne pas être. Il voit dans l’absence la somme des présences idéales, évoquées, pensées grâce au fait même qu’extérieurement elles ne sont pas. Le mot de Tacite sur les images de Brutus et de Cassius aux funérailles de Germanicus : præfulgebant eo ipso... lui servirait presque d’épigraphe.

Mallarmé, dit Remy de Gourmont, « est capable, et lui seul, d’imaginer une phrase représentative d’une absence d’images[1] ». Et il cite celle-ci, du Nénuphar blanc « Résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude ». C’est une des tournures favorites de Mallarmé dans son langage, parce que c’est le pli profond de son esprit. « Dans la stalle vacante à mes côtés, une absence d’ami... témoignait du goût général à esquiver ce naïf spectacle[2] ». « L’absence d’aucun souffle unie à l’espace, dans quel lieu absolu vivais-je ?[3] ». La nullité du théâtre actuel, devant le monument d’un théâtre idéal, peut-être futur, c’est « les blocs d’abstention laissés par quelques âges qui ne purent que charger le sol d’un vestige négatif considérable[4] ». Indiquant avec réticence et précaution quelque espoir d’une cérémonie d’art futur qui serait une idéale Messe, il tâche seulement « que le desservant enguirlande d’encens, pour la masquer, une nudité de lieu[5] ».

À n’entr’ouvrir comme un blasphème
Qu’absence éternelle de lit

(Une dentelle s’abolit).

(La poésie de Mallarmé ferait songer quelque Scarron à une absence de cocher qui avec l’idée d’une brosse nettoierait une vacance de carrosse...)

De cela, plus lointainement, je trouve la racine dans les vers exquis d’Apparition.

C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie, aimant à me martyriser,
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli.

Hâtons-nous de lire dans cette fleur transparente qui se compliquera et s’assombrira. Réaliser un rêve, même le réaliser pleinement, cela dégage une mélancolie invincible. Sans heurt, silencieusement, par l’acte même de sa nature, le rêve, en passant à la vie, se dépose en tristesse, comme une nuit froide et pure en rosée. Du sentiment que cette musique immobilise, seront faits, devant la vie l’arrêt craintif de Mallarmé, devant une œuvre enfin créée l’indéfini de ses scrupules.

II a écrit dans le Nénuphar Blanc le poème de ses journées d’été, de la rivière lumineuse qui porte la yole comme le rêve qui l’effleure. Journées de nonchaloir qui suscitent autour de lui son paysage intérieur, visible, docile et souriant, aux flancs d’un verre haleine fraîche de l’eau : la page blanche, non plus blanche dans son vide, mais blanche dans sa plénitude et sa perfection de mystère non écrit, de pureté non déchue. L’inconnue, amie d’une amie, qu’il allait saluer dans son parc et qu’il ne vit pas, il l’a imaginée, par un même symbolisme spontané que celui de la Déclaration Foraine, l’image et comme la Muse du poème qui sur l’eau simplement se rêve : « Sûr, elle avait fait de ce cristal son miroir intérieur à l’abri de l’indiscrétion éclatante des après-midi ; elle y venait, et la buée d’argent glaçant des saules ne fut bientôt que la limpidité de son regard habitué à chaque feuille. »

Tapi heureusement dans sa yole, parmi les plantes d’eau, contre le rivage du jardin enchanté où un bruit est peut-être le pas de la dame, peut-être la musique de son rêve, il demeure dans le délice de l’heure transparente, dans l’hésitation à débarquer, dans le refus d’admettre une présence qui appuierait en le brisant sur ce charme à ras de terre posé, « ce charme instinctif d’en dessous que ne défend pas contre l’explorateur la plus authentiquement nouée, avec une boucle en diamants, des ceintures. Si vague concept se suffit : et ne transgressera le délice empreint de généralité qui permet et ordonne d’exclure tous visages, au point que la révélation d’un (n’allez point le pencher, avéré, sur le furtif seuil où je règne) chasserait mon trouble avec lequel il n’a que faire. »

Il ne la verra pas, il partira, ayant en main la fleur ici cueillie, le nénuphar blanc du rêve pur, qui, selon sa nature, devrait demeurer sans se dire, mais qui, pour notre émerveillement, éclot sur la page d’un livre dans le miracle de ces phrases : « Résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude, et, comme on cueille, en mémoire d’un site, l’un de ces magiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n’aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition, partir avec : tacitement, on déramant peu à peu sans du heurt briser l’illusion ni que le clapotis de la bulle visible d’écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur. »

Le silence pour lui n’est pas un vide, mais une corde tendue, une capacité indéfinie de musique, prise dans le gel ainsi que le Cygne, et qui ne peut bruire.

Le dernier sonnet des Poésies condense avec une admirable pureté ce sentiment qui fait que Mallarmé considère un objet, traite un sujet, en se transportant à la limite où ils cessent d’exister, où ils deviennent absence, nostalgie, où de leur défaillance ils acquièrent une valeur supérieure de songe.

Ma faim qui d’aucun fruit ici ne se régale
Trouve en leur docte manque une saveur égale ;
Qu’un éclate de chair humain et parfumant.

Le pied sur quelque guivre ou noire amour tisonne,
Je pense plus longtemps peut-être éperdûment
À l’autre, au sein brûlé d’une antique Amazone.

Toujours monte à l’esprit de Mallarmé le problème qui hanta la maturité de Platon : N’y a-t-il pas un être du non-être ? Mais cet être, dans la formule de qui la pensée vivante cherche à triompher de ses conditions logiques, il ne le place point, d’une manière platonicienne, comme une assise ; il le suscite comme un couronnement : il est le mystique du non-être.

D’un tel état, l’intelligence de la rareté, qui y est comprise, ne fait en somme que le plus bas degré. Mallarmé a été reconnaître les dernières limites de l’expression, et son œuvre fragmentaire me fait penser à ces autels que les Grecs d’Alexandre érigèrent, lorsqu’ils ne purent aller plus loin, aux frontières de leur monde.

De ces ordres négatifs impliqués dans sa construction poétique, il a donné, après les Sonnets, une synthèse didactique qu’il faut citer entièrement.

« Autre chose... ce semble que l’épars frémissement d’une page ne veuille sinon surseoir ou palpite d’impatience, à la possibilité d’autre chose.

« Nous savons, captifs d’une formule absolue, que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que nous voulons prendre : car cet au-delà en est l’agent, et le moteur dirais-je si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou rien. Mais, je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre ! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate.

« À quoi sert cela ?

« À un jeu.

« En vue qu’une attirance supérieure comme d’un vide, nous avons droit, le tirant de nous par de l’ennui à l’égard des choses si elles s’établissaient solides et prépondérantes — éperdûment les détache jusqu’à s’en remplir et aussi les douer de resplendissement, à travers l’espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires[6] ».

Expressions même pareilles à celles de Mes bouquins refermés : le conscient manquedocte manque ; ce qui là-haut éclatequ’un éclate de chair ; éperdûment les détache jusqu’à s’en remplirje songe plus longtemps peut-être éperdûment.

On retrouvera les rapports de cet ordre d’idées avec la spéculation idéaliste. Mais il est aussi essentiel à la poésie. Si Mallarmé, dans un fanatisme de pureté, l’a poussé à une outrance absolue, sous divers visages s’en aperçoivent les formes approchées.

Le sentiment baudelairien de l’artificiel s’y relierait, dans la mesure où la poésie, sous lui, devient chose créée, transfigurée, volontaire, où il remplace la présence par l’absence et peuple l’absence par l’évocation.

... Quand viendra l’hiver aux neiges monotones
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais...

...Je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon cœur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Les deux derniers vers pourraient presque servir d’épigraphe à l’Après-Midi d’un Faune.

Plus profondément, on reconnaîtra là une oscillation autour de quelque centre pressenti de gravité poétique. Centre vers lequel penchent des ordres de beauté aussi différents que la nostalgie de Chateaubriand, la poésie des ruines, le Magnitudo parvi de Victor Hugo, la grande ode de Lamartine Éternité de la nature, brièveté de l’homme.

Mais dans tous ces ordres existe une antithèse entre le sentiment poétique et l’ampleur oratoire de la forme, qui prend sur la nature le modèle de son déversement extérieur. Des antécédents, ou plutôt des concordances, à la forme mallarméenne vue sous cet angle, nous les demanderons mieux à la poésie classique.

La tragédie, dans ses témoins essentiels, ne se préoccupe pas du décor extérieur. Chez Racine le décor parfait, un décor non en carton romantique, ni même en marbre vrai, mais mieux en pur verbe français, est incorporé au vers lui-même ; il se tait aux yeux de chair afin de mieux être pour la pensée. « Oh ! qu’il a éclaté aux esprits ! »

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

Et plus loin, sur des confins d’où point déjà à nos yeux le paradoxe mallarméen, le même décor atteint sa beauté de second degré lorsqu’il figure, lui aussi, une absence.

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

La matière profuse, l’éblouissement d’Orient ne nous servent ici qu’en s’évanouissant pour situer aux limites silencieuses de l’art la réticence infinie.

Ce sens des valeurs négatives dont se construisent la poésie et la pensée de Mallarmé, il se dévoile enfin comme une défense inquiète, exclusive, jalouse de l’Esprit. L’œuvre de Mallarmé occupe des positions où passa l’Esprit Pur d’Alfred de Vigny. « Un homme au rêve habitué vient ici parler d’un autre qui est mort », déclare-t-il en commençant une conférence sur Villiers de l’Isle Adam. Il vit dans ce qui figurait la mort la ressource et l’inépuisable possibilité du rêve. Il donna, sous son regard et sous sa plume de poète, à la blancheur de la page, son degré le plus haut, sa plus grande saturation de sens et de lumière. Il n’accusa sa différence que par un détour, en s’excusant de sa conformité. À qui estime son art inexistant, il répond en acceptant le reproche et en souriant. Il n’a, dit-il, « que faire de rien, outre la musicalité de tout ». Mais celle-ci se prolonge et s’enrichit plus subtilement par la musicalité même de rien. Se reconnut-il dans l’ironie du Conte cruel que Villiers — sans songer à lui d’ailleurs — intitule le Secret de l’Ancienne Musique ? Le dernier des chapeaux-chinois y joue, dans un orchestre, avec une idéale virtuosité, un morceau où sa partie est composée tout entière de silences.


  1. Phalange, 15 novembre 1907.
  2. Divagations, p. 21.
  3. Id., p. 23.
  4. Id., p. 163.
  5. Id., p. 367.
  6. La musique et les lettres, p. 44.