La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre I/XIII

Gallimard (p. 127-134).

CHAPITRE XIII

LA LOGIQUE

De cette vie intérieure, des tendances poétiques auxquelles elle donne et dont elle reçoit naissance, doit procéder l’habitude systématisée de l’esprit que l’on appelle une logique. Habitude systématisée, et non système enregistré par l’esprit. Ne voyons pas dans l’art de Mallarmé une entreprise et un dessein délibérés, mais dans cette conception délibérée le couronnement de son art. Action et réaction d’ailleurs s’impliquent, et de la cause à l’effet la différence est surtout d’accent.

Quand on observe qu’impressionniste il fut épris de logique, on doit, pour ne pas s’en étonner, se souvenir que les impressionnistes eux aussi furent des peintres logiciens. Plus l’effort s’accentue pour retrouver directe, originelle, l’impression momentanée, plus devient nécessaire l’invention qui par des moyens logiques mettra dans les impressions un ordre. La finesse des sens, qui rend vaines les conventions d’une logique ancienne, ne peut faire œuvre créatrice que si, pour harmoniser des impressions fraîches, apparaît, inspirée d’elles et comme déposée par elles, une logique nouvelle.

Dans toute succession d’états internes, il y a logique. Le hasard pur — au sens où Mallarmé prenait ce mot et concevait le problème qui l’hallucine, — n’existe pas. Le monde stellaire, lointain, du hasard nu qu’imagine Stuart Mill est une contradiction, ce cosmos acosmique est un fer en bois. Or la logique de Mallarmé consiste à respecter la suite des sensations, à réfléchir longuement et ingénieusement sur elle, à se demander si ce hasard ne serait pas l’ordre unique. Tendance obscure que l’on comprendra mieux en la référant à la conscience claire qu’elle prend chez les philosophes. Lorsque Spinoza identifie le possible et le réel, Hegel le rationnel et le réel, nous comprenons assez que, chez ces deux intellectualistes, l’accent est sur le possible et le rationnel, qui absorbent le réel. Mais ces mêmes propositions seront vraies pour un pragmatiste conséquent, à cette différence près que pour lui l’accent portera sur le réel, dont le possible ou le rationnel ne développent que l’ombre, courte sous l’action de midi, et qui s’allonge loin sous le rêve ou la méditation du soir. Et c’est à cette dernière forme mentale que je rattacherais, malgré ses allures platoniciennes, la logique de Mallarmé.

Pour rendre sa vision poétique, sa notion de la poésie, il expose, semblable à celle du réel et du possible, du réel et du rationnel, une synthèse du hasard et de l’Idée. Je dois citer cette page intense et pleine, de la Musique et les Lettres.

« La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées, et plusieurs inventions formant notre matériel.

« Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde.

« À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut.

« Semblable occupation suffit, comparer les aspects et leur nombre tel qu’il frôle notre négligence : y éveillant, pour décor, l’ambiguïté de quelques figures belles, aux intersections. La totale arabesque, qui les relie, a de vertigineuses sautes en un effroi que reconnue ; et d’anxieux accords. Avertissant par tel écart, au lieu de déconcerter, ou que sa similitude avec elle-même, la soustraie en la confondant. Chiffration mélodique tue, de ces motifs qui composent une logique, avec nos fibres. Quelle agonie aussi, qu’agite la Chimère versant par ses blessures d’or l’évidence de tout l’être pareil, nulle torsion vaincue ne fausse ni ne transgresse l’omniprésente Ligne espacée de tout point à tout autre pour instituer l’Idée : sinon sous le visage humain, en tant qu’une Harmonie est pure[1] ». En des termes et à un propos analogue, il évoque ailleurs les « sirènes confondues par la croupe avec le feuillage et les rinceaux d’une arabesque » et qui représentent, par là, la figure que demeure l’idée. » Le hasard « ne doit et pour sous-entendre le parti-pris, jamais qu’être simulé[2] ».

La pensée de l’homme ne consiste pas à créer des êtres, mais à découvrir des rapports ou des intersections d’aspects. À ces intersections se placent les moments du poème, ou plutôt ils sont ces intersections mêmes, dans leur ambiguïté, leur défaut d’être.

De sorte que toute poésie est au fond métaphore ou symbole : ce qui revient au même, puisque le symbole naît d’une métaphore invétérée. Cette « ambiguïté de quelques figures belles » forme les images glorieuses de la poésie romantique ou même parnassienne.

Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare,
               Comme la meute au cor.

Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.

Les rapports, voilà le domaine du poète, comme la nature, perçue communément et, en gros, identiquement, forme le domaine du sens vulgaire. Mais que le domaine du poète devienne, en ce sens, une Nature, aux formes usuelles, prévues, répétées, voilà le danger. Tout génie, disait Baudelaire, n’aboutit qu’à créer un poncif. Poncif, lieu commun, cliché, retour de visages attendus, revanche de la nature sur l’homme audacieux, tel est le péril qui menace incessamment le poète, celui contre lequel s’est raidi Mallarmé. Ce sont les « tropes effarés » qu’au xviiie siècle cachait le jupon de l’Académie, et qui, dans le romantisme et le Parnasse, rassurés et rafraîchis, bruissent ironiquement sous la pourpre tendue des images. La ligne qui relie ces intersections, ah ! qu’elle soit l’arabesque la plus fuyante, la plus imprévisible, et que de la moindre de ses parties elle défende à la raison géométrique de déduire la suivante ! « Vertigineuses sautes en un effroi que reconnue ; anxieux accord. » Sans cesse sont présentes l’idée et la défiance de l’ennemie, de la Nature dont les grandes lignes droites et nues fusent et se répètent indéfiniment. Contre elle, que le poète redise avec Vigny :

Aimons ce que jamais on ne verra deux fois !

Telle est, chez Mallarmé, la raison théorique de ce discontinu, de cette fulguration incessamment nouvelle, de ces mots et de ces vers dont chacun, en un mouvement de hanche qui fuit, se détourne de l’autre, de cette arabesque enfin, car il nous livre en ce mot avec son fil conducteur l’ordre qui dispose l’Après-Midi ou la Prose pour des Esseintes.

Et cette phrase d’apparence sibylline sur les blessures d’or de la Chimère, elle rappelle, en lui donnant de subtiles racines, ou elle comporte comme une de ses significations, le mot de Boileau, — un beau désordre, effet de l’art. Cause de l’art, plutôt. L’idée poétique sort de la succession brusque entre les analogies, des sautes d’arabesques dont aucune, si lointaine, si nouvelle, si fille apparente du hasard, ne fausse ni ne transgresse la logique faite de la totalité même, « l’omniprésente ligne espacée de tout point à tout autre » et telle que la comprend sous le visage humain la pensée de l’Harmonie. Voilà ces « sinueuses et mobiles variations de l’Idée que l’écrit revendique de fixer[3] » le « pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante des relations entre tout[4] ».

Mon crime c’est d’avoir gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée.

Dans l’ordre ordinaire (et l’étymologie ici rapproche fort bien les deux mots) paraît, avec la logique artificielle du prévu, la grande impossibilité de Mallarmé, le génie oratoire. Et le génie oratoire consiste à créer une nature au lieu de saisir des rapports, à développer une matière (comme l’évolution même selon les matérialistes obtus) au lieu d’avancer, à la façon de l’esprit ailé, par ces mouvements de plume que sont les allusions.

La logique usuelle figurait à Mallarmé la banalité, le prévu, le fait d’être pensé au lieu de penser. Dans l’élan droit d’un raisonnement, d’un argument, il flairait le prestige, l’erreur, la grossièreté oratoires. Il sentait que l’on ne peut avoir raison que par intuitions brèves, que la raison de l’une de ces intuitions ne se continue pas dans sa voisine, pas plus que le moule d’une phrase ne peut servir exactement à une autre, mais que chacune selon son moment ou la figure de son hasard en requiert une nouvelle. Descartes, dans un état d’esprit peut-être pas très différent appliqué aux objets mathématiques, estimait que la véracité perpétuelle des intuitions, la valeur stable du raisonnement, ne pouvaient se fonder que sur un miracle, par un acte de foi en la véracité divine. Chaque idée claire et distincte emporte sa vérité du moment où elle est conçue, mais elle n’en transporte rien par la mémoire. Ainsi Mallarmé rejette le développement, mémoire extériorisée. Développer une pensée c’est l’allonger jusqu’au point où la vérité que nous avons aperçue devient un monstre que nous ne reconnaissons plus. « Quand un parleur affirme, en un sens plutôt qu’à l’opposé, une opinion esthétique, généralement, outre l’éloquence, qui séduit, s’en défalque une sottise parce que l’idée aux coups de croupe sinueux et contradictoires, ne se déplaît, du tout, à finir en queue de poisson ; seulement refuse qu’on déroule celle-ci et l’étale jusqu’au bout comme un phénomène public[5] ».

Parlant du théâtre d’aujourd’hui, il écrit : « Je crois qu’en évitant de traiter l’ennemi de face vu sa feinte candeur et même de lui apprendre par quoi ce devient plausible de le remplacer (car la vision neuve de l’idée, il la vêtirait pour la nier, comme le tour perce déjà dans le Ballet), véritablement on peut harceler la sottise de tout cela ! avec rien qu’un limpide coup d’œil sur tel point hasardeux ou sur un autre. À plus vouloir, on perd sa force qui gît dans l’obscur de considérants tus sitôt que divulgués à demi, où la pensée se réfugie »[6]Il ne s’agit pas de convaincre autrui, mais de penser, de faire éprouver à autrui que l’on a pensé, et de l’inviter à penser.

La logique anti-oratoire de Mallarmé ne relie pas elle-même ses termes. Ni syllogisme ni déduction : des images successives. La logique ordinaire, dirait Nietzsche, est une forme du vouloir-dominer ; elle a une fin pratique qui est d’obtenir l’assentiment, et penser c’est se consoler, à part soi, de ne pas avoir autrui à convaincre, comme un joueur sans partenaire emploie son temps à des patiences. Mais le poète qui se retire dans son existence intérieure pour se soustraire à tout vouloir de dominer, et dont l’art d’exception n’est point fait pour conquérir l’assentiment, mais bien plutôt pour le raréfier autour de lui, ce poète s’éloignera, par le même écart, de la logique courante, et les seuls faits, tout nus dans leur apparent hasard, de sa conscience qui s’éprouve, de sa durée qui s’écoule, de ses idées qui s’associent, lui paraîtront, indépendamment de toute liaison artificielle puiser à une source haute une logique pure. De là le Démon de l’Analogie, le Nénuphar Blanc, ces essais qui déroutent le lecteur en le plaçant à l’intérieur d’une pensée, dans un rythme d’analogies successives. Insister, développer, enchaîner, surchargerait le papier, empâterait sa substance ténue et spirituelle. Le goût de Mallarmé laisse au lecteur ami le soin et le plaisir de cette besogne, et à l’autre lecteur il épargne même lu peine de la tenter.

Il est curieux de voir deux génies aussi fraternels que Villiers et Mallarmé couler ici sur des pentes contraires. Villiers accumule des pages fortes, un peu pénibles, des concaténations forgées maille par maille, anneau par anneau, où des raisons, des considérants, des déductions jusqu’à épuisement déroulent cette verve logique dont le Monde Tragique dans Axël offre un exemple à la fois colossal et fastidieux. Verve logique, que peut-être Mallarmé enviait et admirait, ainsi qu’il faisait de la verve lyrique de Banville. Peut-être lui paraissaient-elles deux trésors illimités, des écroulements d’or comme celui d’Axël. Mais pour lui, dans chacune de ses mains, de ses mains presque vides, la destinée avait mis la même valeur en deux gemmes non classées, et sans prix courant.

Cependant cette logique d’images fondée sur l’analogie paraît aboutir quelquefois aux mêmes fins que la logique d’idées organisée par le raisonnement. La passion idéaliste de Mallarmé l’amène à des images-types, celles du mot, du vers, du Livre, non à des idées, mais à ces Idées, qui se balancent solitairement sur sa plus haute pensée. La recherche fanatique de l’absolu ne paraît chez lui concorder que par un biais très détourné avec sa logique du hasard et du discontinu. Cette antinomie est d’ailleurs le thème de Un coup de Dès jamais n’abolira le Hasard.

Et la difficulté que nous éprouvons à prendre de la logique de Mallarmé une vue harmonieuse, ces raisons qui lui font, comme la sirène d’un coup de queue, écarter toute nappe d’unité vulgaire, ne nous permettent plus de nous étonner si ceux-là qui voulaient rédiger les conversations de ce merveilleux causeur ne trouvaient rien sous leur plume qu’une pincée de cendre refroidie. Une logique abstraite, une continuité forment le sel conservateur de toute parole humaine. Mallarmé les demande, pour ses images discontinues, pour ses analogies et ses allusions, à la pensée d’autrui, et lire sur la logique étrangère une lettre de change qui lui revient généralement protestée.


  1. La Musique et les Lettres, p. 46-47.
  2. Divagations, p. 218.
  3. La Musique et les Lettres, p. 49.
  4. Divagations, p. 273.
  5. Divagations, p. 342.
  6. Id, p. 190.