La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 16


Alexandre Maloine, éditeur (p. 113-118).
chapitre xvi



L’amour exagéré des bêtes.



L’amour exagéré des bêtes n’est pas un phénomène rare chez les individus frappés de dégénérescence, particulièrement chez cette sorte de faibles d’esprit que les aliénistes et les psychologues ont appelé les débiles. C’est, chez eux, l’hypertrophie d’un sentiment naturel à tous les hommes de bon cœur : l’amour et la pitié pour nos frères inférieurs, les animaux. Si l’homme est le roi des animaux, il ne doit pas en être le tyran, a dit avec juste raison un philosophe dont j’ai oublié le nom. Mais, chez certains individus mal pondérés, les sentiments s’hypertrophient ou dévient. On note alors ces cas pathologiques d’êtres dont toute l’affection se reporte sur un animal, souvent immonde. Leur vie toute entière gire autour de cette bête qu’ils soignent et dorlottent comme un enfant, pour laquelle ils travaillent et feraient les plus grands sacrifices. Ce sont généralement des vieilles filles qui n’ont jamais trouvé à placer leur affection, des prostituées qui se consolent ainsi des dédains et de la brutalité des hommes qui les prennent en passant et les rejettent ensuite avec dédain dans la rue. A. Daudet a décrit dans son roman Sapho la passion d’une vieille prostituée pour un caméléon qu’elle élevait dans de la ouate et qu’elle soignait plus attentivement qu’une mère soigne son petit enfant.

D’autres s’attachent à des singes, à des cochons d’inde, à des chats, à des chiens.

Je connais une hystérique un peu détraquée qui préfère sûrement son petit chien à ses enfants. Quand elle leur distribue des bonbons, le chien passe toujours avant eux. Je connais une famille où l’on élève un petit singe puant et malfaisant qui casse tout et salit tout. Il n’en est pas moins choyé et dorlotté. Par contre, les enfants sont tenus avec un rigorisme exagéré. On pardonne au singe les plus vilaines farces et on le gronde en lui donnant des noisettes ou des morceaux de sucre, alors que les enfants sont sévèrement réprimandés pour la moindre maladresse et la moindre peccadille.

M. A. Ruffin qui a écrit un poème sur Les Chats, le dédie, dans une « dédicace à prendre au sérieux », dit-il, « à Nini, la belle chatte blanche et gris-perle qui venait le réveiller tous les matins dans son petit lit d’enfant en lui apportant sa jolie tête à caresser ; à Nini la grande, la douce, l’intelligente, dont la figure, aujourd’hui lointaine, est encore dans son souvenir aussi vivante et radieuse qu’aux jours où sa mère en provoquant ses aimables coups de griffes, ne se lassait point de la lui faire admirer ». Il espère que « du haut de l’astre où maintenant elle réside (la lune sans doute) », elle ne désapprouvera pas trop ses modestes essais poétiques sur les chats.

Il est vrai qu’il reconnaît une foule de qualités à cet égoïste et hypocrite animal pour lequel il a une adoration morbide. Écoutez plutôt :

Le plus gras des matous fait sa digestion
Couché sur ses poignets comme un taureau dans l’herbe.

Son œil est demi-clos et jamais un lion
N’eut le sourcil chargé d’un ennui plus superbe.

On sent bien qu’un sultan si formidable à voir
N’a jamais à ses vœux rencontré de rebelles,
Et qu’il n’eut qu’à choisir pour jeter le mouchoir
Dans le troupeau soumis des chattes les plus belles.

Quels bâtards de ce tigre ont été reconnus ?
Aucun. Le hasard seul leur fournit la gamelle ;
Pourtant ces vagabonds, courant les toits pieds nus,
Doivent encore bénir la bonté paternelle.


Nous dévorons nos fils de baisers seulement ;
Mais le matou, cruel quand la faim l’exaspère,
Pouvant prouver aux siens qu’il les aime autrement,
En ne les croquant point se montre assez bon père.

Cet amour des chats n’est pas rare chez les poètes un peu détraqués. Je connais un poète de talent qui, malheureusement pour lui, a conservé à l’âge d’homme les naïvetés et les faiblesses d’un enfant. Il a une passion morbide pour les chats et en entretient trois sur ses modestes revenus. En été ils empoisonnent et rendent presque irrespirable l’air de l’unique pièce qu’il habite. Il les dorlotte, les caresse, ne sort ni ne rentre jamais sans les avoir embrassés longuement. Il est prêt pour eux à tous les sacrifices et fait plus pour eux qu’un bon père de famille ne ferait pour ses enfants. Le jour de leur anniversaire, il leur achète des alouettes, leur donne des balles et des poupées pour les amuser. Il dut un jour se résigner à faire subir à l’un d’eux cette cruelle opération qu’un chanoine fit subir à l’infortuné Abeilard. Il s’y résigna en pleurant et acheta au matou, pour le consoler, une boîte de sardines. Un soir il recueillit une chatte errante qu’il n’eut pas le courage de laisser dans la rue. La nuit, pour éviter qu’elle jette le désordre et la zizanie parmi ses matous, il la mit coucher avec lui et l’attacha avec une ficelle au col de sa chemise. D’ailleurs ses chats mangent à sa table, mettant le nez ou les pattes dans les plats, partageant tous ses mets, cassant ses verres et ses bibelots. Toute son attention, toutes ses facultés sont concentrées sur ses chats qui semblent être le pivot de son existence. Il travaille à une anthologie sur les chats et caresse le rêve de voir se fonder à Paris un cat-club comme à Londres. Il a même été jusqu’à dresser un état civil des chats dont il s’est fait le domestique et voici un de ces curieux documents.


RÉPUBLIQUE DES CHATS
1019e Arrondissement.

Bureaux de l’État civil.

Par devant nous, officier de l’État civil des mitous, ce 24 décembre 1891, ont comparu M. Paul Minon et Mme La Mine, qui nous ont déclaré la naissance d’un chat taral[1], du sexe masculin, fils de Baptiste le Coureur, sans profession, et Pauvrette, chatte du journal La Paix, demeurant tous deux rue Saint-Joseph, lequel chat taral a reçu les noms et prénoms de :

Tom Gorenflot Bouboul N…

En foi de quoi nous avons signé et paraphé le présent acte.

Paris, le 24 décembre 1891.
L’Officier de l’état civil des mitous :
Patapon.

Cette passion est chez ce sujet, j’allais dire ce malade, tellement absorbante qu’il a réussi à la communiquer à sa femme. Le mot chat et tout ce qui touche aux chats revient sans cesse dans leur conversation ; avec des mignardises de petits vieux ils s’appellent mine, minon, minette. Le chat domine leur existence et les a mués en deux mères Michel. Un aliéniste dirait que c’est du délire à deux.

  1. Chat non coupé.