La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 15


Alexandre Maloine, éditeur (p. 107-111).
chapitre xv



La soif des poisons.



On sait combien les dégénérés, si souvent issus d’alcooliques, héritent d’une propension puissante à boire et deviennent eux-mêmes alcooliques, le poison achevant la déchéance morale de l’individu déjà taré de par son hérédité. Je n’ai pas besoin de citer des noms pour rappeler combien souvent les poëtes et les artistes ont cédé à cette funeste passion qui souvent les a tués. Je ne serais pas embarrassé pour trouver des exemples, malheureusement trop nombreux, parmi les fabricants de rimes de l’école décadente. On comprendra que je ne cite aucun nom, même parmi les trépassés, n’écrivant que pour constater un fait et nullement pour moraliser ou molester qui que ce soit.

Il me semble également inutile de rappeler que l’alcool atteint l’homme dans ses fonctions les plus nobles et les plus élevées. En même temps que la faiblesse et la débilité des fonctions physiques, il amène une insuffisance croissante des facultés morales. Il détruit les facultés éthiques et esthétiques. Lisez le passage suivant de R. von Krafft-Ebing et vous y retrouverez le portrait de plus d’un décadent alcoolique. J’ai des noms sur le bout des lèvres. « L’individu qui s’adonne à la boisson a des idées relatives sur tout ce qui concerne l’honneur, les mœurs, les convenances ; il est indifférent aux conflits moraux, à la ruine de sa famille, au mépris de ses concitoyens ; il devient un égoïste et un cynique (inhumanitas ebriosa). Une irritabilité d’humeur croissante et une véritable disposition à la colère violente, vont de pair avec les phénomènes moraux. Les moindres causes provoquent des émotions de rage qui, étant donné la faiblesse éthique très avancée, sont indomptables et revêtent le caractère d’émotions pathologiques (ferocitas ebriosa) ».

Cette appétence morbide pour les poisons qu’on observe chez les dégénérés, n’existe pas seulement pour l’alcool ; elle se manifeste aussi pour tous les autres poisons qui amènent une euphorie : chloral, ether, cocaïne et surtout morphine. C’est parmi eux que se recrutent presque tous les morphiniques passionnels, les ivrognes de la morphine, ceux qui y sont venus par simple dérèglement d’esprit et par recherche d’une sensation nouvelle. Ici encore, il ne m’est pas permis de citer des noms. Mais j’affirme qu’il existe parmi les poètes décadents un nombre très sérieux de morphiniques passionnels, et il en est parmi eux trois au moins qui jouissent d’une certaine notoriété. Ces trois malheureux ne sont point venus à la morphine pour y trouver l’oubli de souffrances physiques réelles. Ils y sont venus par vanité, par forfanterie peut-être, mais peut-être aussi attirés par ce poison mystérieux qui leur procure, assurent-ils, la plus suraigüe et la plus douloureuse des voluptés, en même temps qu’il les détraque tous les jours un peu plus, désagrégeant leur individualité morale en même temps qu’il désagrège lentement leur individualité physique. En cela ils se comportent absolument comme des héréditaires dégénérés.

Comme l’alcool et la morphine, le tabac procure une sorte d’euphorie, plus légère et plus fugace, il est vrai, mais réelle néanmoins. Il est certain que, pour nombre d’individus, la fumée du tabac, à dose modérée, produit une excitation cérébrale ; mais il est non moins certain qu’à dose plus élevée elle ne tarde pas à faire naître la paresse et l’improductivité. L’esprit ne s’adonne plus qu’à la rêverie et ne sait plus travailler réellement. Je n’ai pas besoin de dire combien l’usage et plus encore l’abus du tabac se rencontre parmi les individus que j’étudie.

Ne voulant pas sortir de ma réserve, je n’ai pas la prétention de rechercher si le tabac entrave le génie et nuit à son évolution. La question est trop complexe et trop difficile. Mais je me contenterai d’emprunter quelques faits au beau travail de M. de Fleury.

Pour cet auteur, les grands génies ne fument guère ; il semble même, dit-il, que, logiquement, il ne puissent pas fumer.

Balzac avait le tabac en horreur et il s’est souvent élevé contre ce vice ; Henri Heine, le délicieux poëte allemand, ne fumait pas ; Goethe ne fumait pas ; Victor Hugo ne fumait pas ; Dumas père ne fumait pas ; Michelet ne fumait pas.

Par contre, Byron, un détraqué de génie, un issu d’alcoolique, presque dépourvu de sens moral, fumait.

Musset fumait : mais quelle vie et quelle mort ! et puis quelles chutes après quels coups d’aile ! quelle inégalité ! que de choses indignes de son talent !

Eugène Sue, un imitateur, déjà presque un inconnu maintenant, fumait.

George Sand, une mécontente et une hypocondriaque, fumait.

Paul de Saint Victor, un critique habile mais un impersonnel, fumait.

Ponsard, un médiocre, fumait.

Théophile Gautier, un indolent et un découragé, qui ne fut qu’un homme de talent très artiste et qui eut pu être un homme de génie, fumait.

Flaubert, presque un impuissant, qui passait six ou huit ans à ciseler un livre, fumait.

Baudelaire, un grand artiste au désespoir effrayant, fumait.

Gérard de Nerval, qui fut un désolé et un vaincu de la vie, fumait.

Villiers de l’Isle-Adam, un incohérent qui eut pu être quelqu’un peut-être, fumait.

Les frères de Goncourt, dont on connaît la subtibilité nerveuse et maladive, fumaient.

« Beaucoup de grands fumeurs sont pessimistes, dit encore M. de Fleury, et non point de cette hautaine et noble tristesse qui fait les chefs-d’œuvre, mais d’une tristesse aiguë, irritable, sans dignité. Les calmes, les forts, les impassibles, et, comme on dit, les olympiens, ne sont pas des fumeurs ».