La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 13


Alexandre Maloine, éditeur (p. 89-98).
chapitre xiii



La cécité morale



Si on trouve quelques exemples de poètes aimants et dévoués jusqu’à l’abnégation et au sacrifice d’eux-mêmes, on en trouve un bien plus grand nombre qui ne furent que des égoïstes féroces, des êtres cruels sans raison, voire même des criminels.

Salluste, Senèque, Bacon furent accusés, non sans motif, de péculat. Villon qui appartenait pourtant à une famille honorable, se jeta dans la ribauderie et son nom fut longtemps synonyme de fripon. Entraîné par l’amour immodéré du jeu et des femmes, il dérobe d’abord des objets de peu de valeur pour offrir de bons dîners à ses maîtresses et à ses compagnons d’oisiveté ; souvent il vole du vin pour satisfaire son goût prononcé pour l’alcool. Selon la coutume des filous, il vit aux dépens d’une ribaude qui, une nuit d’hiver, le jette à la porte. C’est cette femme que, dans son petit testament, il fait héritière de son cœur. Il s’unit ensuite à une bande de détrousseurs et commet des vols à main armée, principalement sur la route de Rueil, si bien qu’enfin, arrêté pour la seconde fois, il a grande peine à éviter la corde.

Tout le monde connaît sa Ballade de la grosse Margot. Je ne sais s’il faut y voir une forfanterie de poète ou l’expression de la vérité, — cette dernière hypothèse me paraissant la plus vraisemblable. Dans tous les cas, elle montre que les mœurs des souteneurs et des marmites de ce temps-là ne différaient guère de celles de ce temps-ci.

Quoi qu’il en soit, voici cette pièce remarquable par la chaleur de l’inspiration et le haut relief du coloris.

Si j’ayme et sers la belle de bon haict,
M’en devez-vous tenir à vil ne sot ?
Elle a en soy des biens à fin souhaict.
Pour son amour ceings bouclier et passot.
Quand viennent gens, je cours et happe un pot
Au vin m’en voys, sans démener grand bruyt.
Je leur tendz eau, fromage, pain et fruict,
S’ils payent bien, je leur dy que bien stat :
Retournez-cy, quand vous serez en ruyt,
En ce bourdel où tenons nostre estat.

Mais, tout après, il y a grand deshait,
Quand, sans argent, s’en vient coucher Margot ;
Mais ne le puis ; mon cueur à mort la hait.
Sa robe prends, demy-ceinct et surcot :
Si luy prometz qu’ils tiendront pour l’escot.
Par les costez si se prend, l’Antechrist
Crie, et jure par la mort Jésu-Christ
Que non fera. Lors j’enponge ung esclat,
Dessus le nez lui en fais ung escript,
En ce bourdel où tenons nostre estat.

Puis paix se faict, et me lasche une gros pet
Plus enflée qu’ung venimeux scarbot.
Riant m’assiet le poing sur mon sommet,
Gogo me dit et me fiert le jambot.
Tous les deux yvres, dormons comme ung sabot
Et au réveil, quand le ventre luy bruyt.
Monte sur moy, qu’il ne gaste son fruit
Soubz elle geins ; plus qu’ung aiz me faict plat ;
De paillarder tant elle me destruict,
En ce bourdel où tenons nostre estat.

ENVOI


Vente, gresle, gelle, j’ay mon pain cuict !
Je suis paillard, la paillarde me suit.
Lequel vault mieux, chascun bien s’entrerait.
L’ung l’autre vault : c’est à mon chat mon rat.
Ordure amons, ordure nous affuyt.
Nous deffuyons honneur, il nous deffuyt,
En ce bourdel où tenons nostre estat.

Mathurin Régnier avait des mœurs guère plus avouables ; de son temps on le qualifiait de coureur de bourdeaux. Il déclare lui-même qu’il n’a pas

Le jugement de conduire barque en ce ravissement ;
Au gouffre du plaisir la courante m’emporte ;
Vaux ainsi qu’un cheval qui a la bouche forte,
J’obéis au caprice.

C’est à lui que nous devons l’Ode à une vieille maquerelle que voici :

Esprit errant, âme idolastre,
Corps vérole, couvert d’emplastre,
Aveuglé d’un lascif bandeau ;
Grande nymphe à la harlequine,
Qui s’est brisé toute l’eschine
Dessus le pavé d’un bordeau !

Je veux que partout on t’appelle
Louve, chienne et ourse cruelle,
Tant deçà que delà les monts ;
Je veux que de plus on ajoute :
Voilà le grand diable qui joute
Contre l’enfer et les démons.

Je veux qu’on crie emmy la rue :
Peuple, gardez-vous de la grue,
Qui destruit tous les esguillons,
Demandant si c’est aventure
Ou bien un effet de nature,
Que d’accoucher des ardillons.

De cent dont elle fut ormée,
Et puis, pour en estre animée,

On la frotta de vif-argent :
Le fer fut première matière,
Mais meilleure en fut la dernière
Qui fit son cul si diligent.

Depuis, honorant son lignage,
Elle fit voir un beau ménage
D’ardeur et d’impudicitez ;
Et puis, par l’excès de ses flammes,
Elle a produit filles et femmes
Au champ de ses lubricitez.

Vieille sans dent, grande hallebarde,
Vieux baril à mettre moutarde,
Grand moriau, vieux pot cassé,
Plaque de lit, corne à lanterne,
Manche de lut, corps de guiterne,
Que n’es-tu déjà in pace ?

Vous tous qui, malins de nature,
En désirez voir la peinture,
Allez-vous-en chez le bourreau ;
Car, s’il n’est touché d’inconstance,
Il la fait voir à la potence
Ou dans la salle du bordeau.

Autre temps autres mœurs, dira-t-on sans doute. Cependant il y a de nos jours des individus de mœurs presque aussi inavouables et qui se piquent de poésie, avec le talent en moins, il est vrai. Villon et Mathurin Régnier ont laissé des disciples. Tous les soirs on peut voir et entendre dans le sous-sol de certains cafés des boulevards et ce, au su et au vu de la police, un poète au nez de travers, glabre et pale, à la face asymétrique, fendue d’une large bouche ricanante et qui ne vomit que l’ordure. Entre onze heures et deux heures du matin, il dit devant des putains pâmées et des bourgeoises vicieuses venues là pour l’entendre, des poésies dans le genre de celle-ci qui s’intitule : Le maquereau amoureux.

J’viens d’taper sur ma gonzesse ;
J’te viens d’lui r’filer un tabac !
Faut que je la mette un peu à la redresse !
Faut pas qu’elle se foute de son mac !
Puis, c’te femme-là, elle m’dégoûte ;
Faut toujours qu’elle m’cause du turbin.
Nom de Dieu ! qu’est-ce qu’elle veut que ça m’foute,
Pourvu que les miches soient rupins !
Lorsqu’elle m’aboule d’la galette,
Faut toujours qu’elle m’dise d’où qu’ça vient.
C’est pas pour rien que j’porte un’ casquette.
Pourquoi qu’elle me l’dit ? Je l’sais bien.
De ce dégoût, j’vas vous dire la cause.
Si nous nous cognons tous les deux,
Ah ! faut pas chercher autre chose,
Rigolez pas ! J’suis amoureux.
Oh ! mais, pincé de la belle manière !
Il y a d’ça environ un mois.
Et c’est la fille d’ma portière.
Je deviens pâle chaque fois que j’la vois.
Elle est si bath avec ses mirettes
Grand’ comme ça ! On peut s’voir dedans.
Avec ça, de jolies risettes
Montrant tout l’éclat de ses dents.
Mais ce qui m’turlupine, c’qui m’agace,
C’est voir rentrer mon veau de rapport

Qui turbine sur l’ trottoir d’en face.
Oh ! c’te rosse-là, j’y en veux à mort !
Chaque fois que j’descends chez la p’tite
Afin d’lui faire un brin la cour.
V’la l’autre qui ranquille au plus vite :
On ne peut pas travailler dans l’jour.
Tandis que l’autre est si gentille
Que je m’suis fendu d’un cadeau ;
Je lui ai payé une mantille
Pour mettre par dessus son manteau.
Ah ! il a fallu qu’elle casque, ma salope ;
Pour l’acheter fallait du pognon.
Le soir elle tombait en syncope.
— Eh ! feignante, au turbin ou des gnons.
— Pitié, Alphonse, j’sens que j’crève :
— Crève donc, outil de besoin !
Te reposer ? Ça, c’est un rêve !
Veux-tu te patiner, eh ! sagouin !
Ah ! ça, tu te figures donc que je t’aime ?
Mais je n’peux pas t’voir en tableau.
Si je reste avec toi quand même,
C’est parce que tu casques, eh ! chameau !
Moi, t’aimer ! Oui, j’aime ta galette !
Adorer ta gueule ! Ah ! non ! mon œil !
D’abord je r’luque une môme plus chouette,
Pour qui j’casquerais avec orgueil,
La fille du portier. Ah ! la gosse !
La blague pas, ou j’te crève, vois-tu.
Fous-moi le camp, bougre de rosse !
Ma femme jalouse ! Ah ! Elle est bonne !
J’te défends d’chiner la vertu.
Mais c’que j’gobe l’autre, je vous dis que ça
Chaque fois que j’l’a touche, je frissonne.
Qui sait, j’ai peut-être quéque chose là.
Mais v’la qu’en descendant mes étages,
J’vois dans la loge, nom de Dieu !

Mon béguin, sur l’pieu, sans corsage,
Qui s’faisait peloter par un vieux.
Ah ! le cochon ! Et c’te momaque
Qui s’fait troncher sans souci !
Mais je vois bien : l’vieux y casque
Y a donc que des putains ici ?
A c’t’âge-là, faut déjà qu’ça s’vende !
Avec des yeux si bleus, si doux,
Faut encore que ça prête sa viande !
Sans doute pour acheter quéque bijoux.
Ah ! C’est du propre ! C’est ça la vie !
Y a qu’des salopes, partout, partout.
Moi qui me sentais l’âme ravie,
J’ai plus à c’t'heure que du dégoût.
J’rentrai alors dans ma cambuse,
Presque pleurant. Oui, j’ai pleuré
Comme un crétin, comme une buse,
En r’voyant son visage adoré.
Et l’soir, quand ma bergère
A rappliqué, ah ! j’y en ai foutu
Sur la gueule, sur l’ventre, dans le derrière !
Nom de Dieu !, c’que j’ai cogné dessus !

En voici une autre du même genre, presque sur le même sujet, et que récite un poète du même acabit. Ça s’appelle : Lamentations d’un saltimbanque. Je la reproduis telle qu’elle m’a été remise par l’auteur et j’en respecte scrupuleusement l’ortographe.

Ma femme as sa cassée la pomme
En esseyant eul’l’grand écart ;
Ça m’a fait beaucoup d’peine, car
Elle turbinait tout comm’un homme.

Ma sœur, Olimphe la disloquée,
All’sa fait ramassée l’aut’soir
Qu’ell’faisait l’truc ed’sus l’trotoir.
J’la r’grette pas, c’était une toquée.

Et sa p’tit’momme à St-Lazare ;
All’a pas pu s’tirer des pieds
Du bois d’Vincennes où, choses bizarres,
Ell'taillait des barbes aux troupiers.

Mon frère, l’hercule de la montagne,
Qu’avait un passé plein d’honneur,
D’puis l’an dernier il est au bagne
Pour détournement ed’ mineur.

Eh son p’tit gosse, el’clown, Émile,
Un agent d’mœurs l’arquepinça
Entrain ed joué a j’tape dans l’mille
Avec un vieux qu’aime ce jeu là.

Mais tout ça j’m’en fous : c’est pleuré ;
Y a plus qu’une chose qui m’navre :
C’est qu’mon fils, l’ainé, Gustave,
C’te vache là, y s’est fait curé.

Je laisse de côté dans cette étude la question morale, me plaçant simplement au point de vue psychiatrique. Pourtant on me permettra au moins de m’étonner que de pareilles productions soient dites dans des établissements publics, mal fréquentés, il est vrai, succursales de bordels, refuges des filles et des souteneurs, il est vrai encore ; mais ces établissements n’en sont pas moins publics, tout le monde peut y entrer et bien des bourgeois et des bourgeoises viennent y chercher des sensations nouvelles. On laisse même vendre ces productions dans la salle par les auteurs. On y entend tous les soirs le poète glapir d’une voix de rogôme : « Cinquante centimes le maquereau amoureux. Achetez-le, mesdames ! c’est un joli cadeau à faire à un enfant pour sa première communion ! » (sic).

Je remarque seulement. Je n’apprécie pas. J’espère que d’autres apprécieront. C’est pour cela que je me suis résigné à reproduire ces poésies ordurières qui n’ont rien de commun avec l’art même le plus réaliste.